Lucienne BRÉVAL
Lucienne Bréval (Eva) et Francisque Delmas (Hans Sachs) dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg à l'Opéra de Paris, 1897
Berthe Agnès Lisette BRENNWALD dite Lucienne BRÉVAL
soprano suisse naturalisé français le 17 juin 1914
(Männedorf, canton de Zurich, Suisse, 04 novembre 1869 – Neuilly-sur-Seine, Seine [auj. Hauts-de-Seine], 14 août 1935*)
Fille d'Arnold Rudolf BRENNWALD (Bienne, canton de Berne, Suisse, 26 juillet 1838 – Paris 17e, 16 octobre 1911*), représentant de commerce [fils de Jean BRENNWALD, meunier], et de Bertha Mathilde SCHILLING (Woldenberg, Prusse, 17 septembre 1849 – av. 1911), propriétaire, mariés à Châlons-sur-Marne [auj. Châlons-en-Champagne], Marne, le 10 juin 1876*.
D'abord élève du Conservatoire de Genève, où elle obtint un premier prix de piano, elle entra au Conservatoire de Paris, elle y obtint en 1889 un premier accessit de chant et un premier accessit d'opéra, et, en 1890 le second prix de chant et le premier prix d'opéra. Joignant à une belle voix de soprano un heureux physique et une physionomie expressive, elle ne tarda pas à être engagée à l'Opéra de Paris, où elle débuta, le 20 janvier 1892, dans le rôle de Sélika, de l'Africaine. Elle chanta d'abord sous le nom de Lucienne Brennwald. Elle fit partie de la troupe pendant près de trente ans. On la vit successivement aborder avec succès tous les grands rôles et jouer tour à tour avec distinction Salammbô, Tannhäuser, Aïda, les Huguenots, Sigurd, le Cid, Patrie !, Guillaume Tell (rôle de Jemmy, pour le centenaire de Rossini), etc. En même temps, elle faisait de nombreuses créations dans : la Walkyrie (Brunnhilde) ; la Montagne noire (Yamina) ; les Maîtres chanteurs de Nuremberg (Eva) ; la Burgonde (Ilda). En 1901, Lucienne Bréval quittait l'Opéra et était engagée à l'Opéra-Comique pour y créer le rôle de Grisélidis dans Grisélidis, de Massenet, et ce rôle lui valait un grand succès. Elle chanta également de 1900 à 1902 au Metropolitan Opera de New York. Elle reprit ensuite à l'Opéra la place qu'elle y avait occupée d'une façon si brillante ; elle y faisait de nouvelles créations importantes dans l'Etranger et dans le Fils de l'étoile, et enfin elle personnifiait majestueusement Armide dans la belle reprise du chef-d’œuvre de Gluck. Lucienne Bréval a chanté en 1894 aux fêtes d'Orange la Pallas-Athèné, écrite pour elle par Saint-Saëns, et elle s'est produite à l'Opéra de Monte-Carlo, où elle a créé Pénélope (Pénélope) de Gabriel Fauré le 04 mars 1913, et au théâtre du Covent Garden de Londres, avec autant de succès qu'à Paris. C’est elle également qui chanta pour la première fois au concert les Proses lyriques de Claude Debussy. Officier d'Académie depuis 1895, elle s’est consacrée à l’enseignement à partir de 1921 et a été nommée chevalier de la Légion d'honneur le 09 avril 1925. Avec une voix généreuse, un physique sculptural et un tempérament ardent, cette tragédienne lyrique a subjugué tous ses contemporains. Elle n'a pas enregistré de disques commerciaux ; cependant, elle figure parmi les artistes enregistrés par Mapleson au cours de représentations au Metropolitan Opera de New York, sur cylindres au son malheureusement très défectueux.
En 1895, elle habitait 31 rue Ballu à Paris 9e ; en 1910, 6 rue Murillo à Paris 8e. Elle est décédée en 1935 à soixante-cinq ans, célibataire, en son domicile, 58 rue de Courcelles à Paris 8e, où elle habitait depuis 1919 (une plaque commémorative est apposée sur cet immeuble). Elle est enterrée au cimetière des Batignolles (2e division).
Sa carrière à l'Opéra de Paris
Elle y débuta le 20 janvier 1892 dans l'Africaine (Sélika).
Elle y chanta de 1892 à 1919 : Salammbô (Salammbô, 1892) ; Guillaume Tell (Jemmy, 29 février 1892 pour le Centenaire de Rossini) ; Tannhäuser (Vénus) ; Aïda (Aïda, septembre 1895) ; les Huguenots (Valentine, juin 1897) ; Sigurd (Brunehilde) ; Patrie ! (Dolorès) ; le Cid (Chimène) ; Henry VIII (Catherine d'Aragon) ; Armide de Gluck (Armide) ; Hippolyte et Aricie (Phèdre) ; l'Apothéose de Beethoven (troisième symphonie) ; Siegfried (Brunehilde) ; le Crépuscule des dieux (Brunehilde) ; Mademoiselle de Nantes (Hermione) ; le 21 février 1897 dans la première au Palais Garnier de la Damnation de Faust (Marguerite), le 18 mars 1899 dans celle du Bourgeois gentilhomme.
Elle y participa aux premières à l'Opéra : le 12 mai 1893 de la Walkyrie (Brunnhilde) de Richard Wagner [version française de Victor Wilder] ; le 10 novembre 1897 des Maîtres chanteurs de Nuremberg (Eva) de Richard Wagner [version française d'Alfred Ernst] ; le 01 décembre 1903 de l'Etranger (Vita) de Vincent d'Indy ; le 31 décembre 1912 de Fervaal (Guilhen) de Vincent d'Indy ; le 04 janvier 1914 de Parsifal (Kundry) de Richard Wagner [version française d'Alfred Ernst] ; le 02 juillet 1919 de Salomé (Salomé) d'Antoine Mariotte.
Elle y créa le 08 février 1895 la Montagne noire (Yamina) d'Augusta Holmès ; le 14 décembre 1895 Frédégonde (Brunhilda, à la générale seulement) d'Ernest Guiraud et Saint-Saëns ; le 23 décembre 1898 la Burgonde (Ilda) de Paul Vidal ; le 17 avril 1904 le Fils de l'Etoile (Séphora) de Camille Erlanger ; le 31 octobre 1906 Ariane (Ariane) de Jules Massenet ; le 02 mai 1909 Bacchus (Ariane) de Massenet. |
Sa carrière à l'Opéra-Comique
Elle y débuta le 20 novembre 1901 en représentation en créant Grisélidis (Grisélidis) de Jules Massenet.
Elle y participa à la première le 18 décembre 1907 d'Iphigénie en Aulide (Iphigénie) de Gluck.
Elle y créa également le 30 novembre 1910 Macbeth (Lady Macbeth) d'Ernest Bloch.
Elle y chanta Carmen (Carmen) ; Pénélope (Pénélope). |
Lucienne Bréval dans la Walkyrie (Brunnhilde)
Lucienne Bréval (Brunnhilde) et Francisque Delmas (Wotan) dans la Walkyrie (1893)
Grand succès pour Mlle Lucienne Bréval, dans la Prise de Troie, au Conservatoire ; il est évident que l'Académie Nationale de musique, après cette concluante épreuve, n'ira pas choisir un contralto pour ce rôle de soprano. Il y a vraiment, à Paris, des aberrations et des engouements dont l'obstination absurde passe le dire !... Où a-t-on pris que Cassandre fut un rôle grave ?... Mlle Bréval a été dans cette création, qui lui assure peut-être celle de l'Opéra, au-dessus de tout éloge. (Pierre-Barthélemy Gheusi, la Nouvelle Revue, 15 avril 1899)
Prix de 1890, débuta cette même année dans Selika, de l'Africaine et chanta Jemmy, de Guillaume Tell, au centenaire de Rossini. Cette jeune cantatrice, douée d'une magnifique voix et d'un tempérament très dramatique, tient avec talent plusieurs rôles du répertoire ; elle a créé avec distinction Yamina, de la Montagne noire, et repris non moins brillamment le rôle d'Aïda ; dans la Walkyrie, le rôle de Brunehilde, et dans les Huguenots, le rôle de Valentine. (Adrien Laroque, Acteurs et actrices de Paris, juillet 1899)
Premier soprano-dramatique du Théâtre National de l’Opéra. Elle commença ses études musicales au Conservatoire de Genève où elle a remporté un premier prix de piano. Elle vint à Paris en 1887 et entra au Conservatoire dans la classe de M. Warot pour le chant et dans celle de M. Giraudet pour la déclamation lyrique. Elle remporta en 1890 un second prix de chant et un premier prix d'opéra a la majorité du jury et à l'unanimité du public. Engagée d'office à l'Opéra, elle n'y débuta que le 20 janvier 1892 dans Sélika de l’Africaine, son succès fut prodigieux ; on acclama sa voix superbe, son jeu intelligent, son tempérament dramatique et sa « résistance » dans ce rôle écrasant de Sélika ; elle apparut, en outre, aux yeux charmés : grande, fine, distinguée et radieusement jeune et belle. Dès ce jour, on put lui prédire la grande situation qu'elle occupe dans l'art lyrique et sur notre première scène musicale. Après ce début sensationnel, la jeune et jolie « triomphante » fut choisie, un mois après, pour interpréter le rôle de Jemmy de Guillaume Tell, dans une représentation de gala, organisée à l'Opéra, pour célébrer le centenaire de Rossini (29 février 1892). Mlle Lucienne Bréval a chanté tous les rôles de son emploi notamment : Salammbô, qui fut pour elle un immense succès (13 août 1892), Vénus du Tannhäuser ; Aïda (1895) ; Lohengrin ; Marguerite, de la Damnation de Faust (1897) ; Valentine des Huguenots (1897) ; Sigurd (1898). Parmi ses créations : Brunehilde de la Walkyrie (12 mai 1893) ; Yamina de la Montagne noire (février 1895) ; Frédégonde (1896) ; Amy Robsart (première au théâtre de Monte-Carlo, 1896) ; Eva des Maîtres Chanteurs de Nuremberg (1897) et enfin le 23 décembre 1898, la Burgonde, où elle fut si touchante et si idéalement belle dans le rôle d’Ilda ; un des auteurs du livret de ce dernier opéra, Emile Bergerat, envoya le soir de la première représentation à son adorable interprète le tour de force poétique suivant :
Pour Mlle Lucienne Bréval
L’âme moderne en vous, Femme et Musicienne, Unissant de vos dons le double festival, Chante au pays des Franks, qu'un soleil estival Illumine, les grands hymnes de l’âme ancienne.
Epouse de tout Dieu qui vous voudra pour sienne, Nulle amante du Christ, possesseur sans rival, Ne se nimberait mieux du vitrail ogival Et l'on vous rêve encor Catherine de Sienne.
Brune Niebelungen, dont le front minerval, Resplendit des reflets d'argent du mont nival Et que l'or des torrents a pour magicienne,
Valkyrie emportée aux ailes du cheval, Artiste a qui l'Amour dit tout bas : Lucienne, Langoureuse beauté que l'Art signe : Bréval.
Mlle Lucienne Bréval a chanté, en outre, en 1894, aux fêtes d'Orange, Pallas-Athèné composé pour elle par Camille Saint-Saëns. Engagée au mois de juin dernier, au théâtre Covent-Garden à Londres elle fit sa première apparition devant le public anglais dans le rôle de Valentine des Huguenots, pendant ce mois de congé elle fut couverte d'applaudissements et souleva l'enthousiasme. Les journaux anglais l'appelèrent la grande étoile nationale de la France ! Au mois d'octobre 1899 elle a repris sa place à l'Opéra, est rentrée dans Salammbô où l'accueil qu'elle a reçu du public lui a prouvé qu'elle était toujours la première sur notre première scène lyrique. Engagée en 1900, par Maurice Grau, pour cinq mois, en Amérique, elle y obtint les plus grands triomphes à côté de Jean de Reszké. Lucienne Bréval (en représentations) à l'Opéra-Comique, y créé le 20 novembre 1901, Grisélidis, de Massenet. (Annuaire des Artistes, 1902)
Vient de remporter un triomphe dans la création nouvelle de Carmen. (Annuaire des Artistes, 1910)
Mlle Lucienne Bréval vient de jouer l'Armide de Gluck à l'Opéra. La merveilleuse artiste doit beaucoup au vieux maître : n'est-ce pas dans un air d'Iphigénie en Aulide qu'elle remporta au Conservatoire son premier succès ? Elle vient de s'acquitter par cette création où elle est à la fois magicienne implacable, femme passionnée et violente, amoureuse vaincue par la faiblesse d'un cœur attendri. Sa physionomie, impérieuse, ardente quand elle aspire à la vengeance, plus tard tragique et douloureuse, accablée devant l'implacable destin, sa voix, son geste trahissent l'âme vibrante de l'artiste qui sut jadis introduire la tendresse de la pitié humaine dans le rôle de Brunehilde où ses devancières n'avaient vu que la fille insensible des dieux. (la Vie heureuse, juin 1905)
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Lucienne Bréval par Leonetto Cappiello, 1908
Lucienne Bréval dans Sigurd (Brunehilde)
Lucienne Bréval dans Salammbô (Salammbô) en 1898
Lucienne Bréval dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg (Eva)
Lucienne Bréval dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg (Eva) à l'Opéra de Paris en 1897
Lucienne Bréval (Eva) et Francisque Delmas (Hans Sachs) dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg à l'Opéra de Paris en 1897
Lucienne Bréval (Eva) et Francisque Delmas (Hans Sachs) dans les Maîtres chanteurs de Nuremberg à l'Opéra de Paris en 1897
Par ses créations de Brunehilde et de Salammbô, Mlle Lucienne Bréval s'est désignée comme la prêtresse idéale du culte voué, en notre Académie Nationale de Musique, à l'illustre maître E. Reyer. M. Nozière, Parisien averti et écrivain délicat, a bien voulu nous dire en quelques mots la carrière de cette grande artiste, l'une des plus belles, des plus tendres et des plus tragiques de nos cantatrices.
C’est à l'ancien hippodrome de la rue Caulaincourt. L'orchestre hurle des marches populaires et des chevaux parcourent la piste en levant les pattes en cadence. A l'extrémité de la salle, tout en haut des gradins, une spectatrice apparaît et descend les marches, lentement. Son allure est si noble, ses mouvements si grands que je veux voir de près l’être admirable qui déplace tant de beauté. Je me hâte vers la loge où elle vient d'entrer et je reconnais Mlle Bréval. Ce souvenir m'obsède ce soir. C'est ainsi qu'elle se montre en ce moment même, à l'Opéra, aux mercenaires extasiés et qui contemplent avec émoi la vision divine de Salammbô. Elle a des dons de statuaire : elle sculpte dans une matière vivante les grandes figures qu'elle doit évoquer. Salammbô ! Brunehilde ! Imaginer les personnages que rêvèrent les poètes et les musiciens, les voir peu à peu se préciser, fixer des visages qui émergent à peine de l'ombre et qui s'évanouissent aussitôt, retrouver les âmes mélodieuses qui inspirèrent des génies, matérialiser ces arcs impalpables et les livrer à la vénération des foules : voilà l'œuvre d'un créateur, d'un véritable artiste et c'est la tâche que s'est toujours imposée Lucienne Bréval. J'imagine qu'elle aime le crépuscule. Sa lumière mystérieuse est favorable aux évocations. Dans les dernières lueurs du jour volent les fées et les magiciennes. Invisibles, elles nous frôlent et nous devinons leur présence bienfaisante. Voici la vierge de Carthage qui frissonne sous le voile sacré de Tanit et voici la Walkyrie qui s'est endormie parmi les flammes et qui attend le baiser de Siegfried. Sous les rayons atténués du soleil couchant elle a vu passer la farouche chevauchée des filles de Wotan, dans les nuages empourprés elle aperçoit le sommeil de celle que le Dieu aimait entre toutes et la lune lui a révélé l'amante qui s'enfuit vers la tente de Matho. Elle a vécu les vies de ces héroïnes. Ses yeux profonds se sont ouverts à leurs extases et ont contemplé avec effroi l'immensité de leurs malheurs. Son visage s'éclaire de leurs joies et pâlit de leurs agonies. Elle n'est plus une artiste de notre temps : elle est la protectrice de Siegmund et de Sieglinde. Le casque ailé, la cuirasse étincelante, la pique victorieuse lui sont devenus familiers. Elle s'alanguit sans efforts sous le ciel fiévreux et sa nonchalance se plaît au vol enamouré des colombes. Elle se défie cependant de son inspiration, elle craint la possibilité d'un détail malheureux. Elle feuillette des volumes, elle interroge des historiens, mais surtout elle demande des conseils aux peintres et aux sculpteurs dont les chefs-d'œuvre rayonnent en nos musées. Elle s'attarde devant des groupes antiques et étudie longuement l'expression d'une draperie et la valeur d’une attitude. Si elle s'enveloppe toujours d'une courbe idéale, c'est qu'elle a médité dans les salles du Louvre. Elle ne se contente pas de nous séduire par la pureté des lignes. Ses yeux sont ardents de vie et se voilent de douces larmes. Ses lèvres souriantes se crispent de douleur. Son teint chaleureux se glace de frissons. Ses cheveux se rebellent et s'apaisent, caressants. Les sentiments les plus contradictoires semblent pouvoir l'animer. Elle a remporté ses plus grands triomphes en incarnant des créatures d'idéal et de devoir qui se sentent envahies par un amour irrésistible et qui s'y abandonnent désespérément. Elle a chanté l'effroi des innocences qui ne sauraient résister aux appels de la passion et l'ivresse des âmes virginales en proie aux appels fougueux de la jeunesse. Mais, dans Grisélidis, elle a murmuré les calmes tendresses de la maternité. Elle n'est pas une cantatrice, mais une tragédienne lyrique, — comme Mme Rose Caron, pour qui elle ressent une profonde admiration : l'essentiel est de donner sur le théâtre une vision de beauté et d'émouvoir par l'expression du visage, par la signification des gestes, par la valeur de la déclamation. La chanteuse ignore tout, si elle ne sait que conduire sa voix. Il faut qu'elle comprenne le sens profond de la partition qui lui est confiée et qu'elle ait fait, comme Mlle Bréval, de sérieuses études musicales. Le Conservatoire couronne chaque année des femmes qui ont un bel organe, mais qui sont incapables d'émotion, qui ne peuvent pénétrer la beauté d'un ouvrage ni en goûter la poésie : celles-là ne méritent pas d'exciter notre intérêt ; ce sont des instruments souvent utiles, parfois précieux. Elles ne vibrent pas, elles ne vivent pas : elles n'ont pas d'âme. L’âme de Mlle Bréval est délicate et riche. Elle se plaît aux nuances amorties et aux couleurs chatoyantes. Elle aime la vie puissante et les pensées subtiles. Son poète préféré est Charles Baudelaire. Elle en possède des éditions rares. Elle se récite ses vers lourds de parfums et de rêveries. Elle contemple non sans mélancolie son portrait, son front génial, sa mâchoire volontaire, ses regards intenses, ses lèvres mystérieuses. Elle ne songeait pas qu'elle goûterait un jour des joies si rares quand elle étudiait sagement, en Suisse, dans la maison paternelle. Cependant l'amour de la musique l'absorbait. Elle remportait à l'école nationale, le prix de piano. Resterait-elle un professeur obscur ou serait-elle la virtuose qui exécute des concertos devant des foules ennuyées ? Une force irrésistible la poussait à chanter. Elle chantait des airs populaires et des morceaux d'opéra ; elle chantait tout ce qu'elle pouvait chanter, éperdument, et sa joie fut extrême quand on lui permit d'aller étudier à Paris l'art qui la séduisait. Elle entra au Conservatoire, n'obtint pas le premier prix de chant, mais elle triompha au concours d'Opéra. Puis c'est l'apparition devant le public, c'est le succès en France, à Londres, en Amérique, partout où elle veut bien jouer : elle est devenue rapidement une des grandes artistes qu'admire l'univers. Les acclamations ne l'ont pas étourdie. Elle apprécie la douceur des applaudissements : pourtant la plus chère récompense qui soit donnée à ses efforts et à son talent, c'est d'être l'héroïne qu'elle représente, d'oublier le théâtre et les spectateurs, de vivre dans un monde divin et légendaire. Elle ne connut cette belle illusion qu'en de rares soirées. Mais elle s'est élevée pendant quelques heures au-dessus de notre existence, elle a forcé les portes du Walhalla et versé l'hydromel dans la coupe de Wotan ! (Nozière, Musica n°7, avril 1903)
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Lucienne Bréval dans Patrie ! (Dolorès) à l'Opéra en 1900
Lucienne Bréval dans Grisélidis (Grisélidis)
Lucienne Bréval dans Grisélidis (Grisélidis) en 1901
Lucienne Bréval dans la Burgonde (Ilda)
Lucienne Bréval dans les Huguenots (Valentine) à l'Opéra en 1904
Née de parents suisses, originaire de Maennedorf, près Zurich, naturalisée Française, elle passe toute son enfance à Genève, où, au Conservatoire de cette ville, elle obtient un 1er prix de piano. Très remarquée pour sa belle voix, on lui donne le conseil de venir à Paris, où elle se présente au Conservatoire, est reçue dans la classe d'Obin et obtient en 1890 un 2e prix de chant et un 1er prix d'opéra dans Armide. Engagée à l'Opéra, elle y débute le 20 janvier 1892 dans l'Africaine (Selika) ; elle succède ensuite Mme Rose Caron dans Salammbô et le 12 mai 1893, elle crée la Walkyrie. Elle chante Guillaume Tell pour la 1000e représentation, et en 1895, elle fait deux créations : la Montagne Noire et Tannhäuser (Vénus). Elle ajoute ensuite à son répertoire Aïda, les Huguenots (Valentine) (1897), Sigurd (1898), tandis qu'elle crée les Maîtres Chanteurs et la Burgonde (1898). En 1900, elle chante le Cid (Chimène), Patrie ! (Dolorès), et fait une fugue à l'Opéra-Comique pour créer Grisélidis (1901). Revenue à l'Opéra, elle y fait d'importantes créations dans l'Etranger (1903), le Fils de l'Etoile (1904), Armide (1905), Ariane (1906), Hippolyte et Aricie (1908), Monna Vanna et Bacchus (1909). Elle reprend Fervaal et inscrit à son répertoire le Cid, Henri VIII, la Damnation de Faust, l'Africaine et Siegfried, Parsifal, Frédégonde, le Crépuscule des Dieux. Entre temps, à l'Opéra-Comique elle fait les créations d’Iphigénie en Aulide (1908), Macbeth (1910), interprète Carmen, et au cours de la saison 1909-1910, elle passe à la Gaîté pour chanter la Salomé de Mariotte. En 1913, au théâtre des Champs-Elysées, elle crée Pénélope. (Nos vedettes, 1922)
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Lucienne Bréval dans Ariane (Ariane) de Massenet
Lucienne Bréval dans Armide (Armide) de Gluck (photo Boissonnas)
Lucienne Bréval dans Armide (Armide) de Gluck à l'Opéra en 1905
Lucienne Bréval dans le Fils de l'Etoile (Séphora) à l'Opéra en 1904
Lucienne Bréval dans Monna Vanna (Monna Vanna) à l'Opéra en 1909
C'est une des plus belles artistes lyriques qui aient illustré la scène française. Elle semblait née pour y incarner les héroïnes, leur ligne harmonieuse et fière, leur noblesse suprême, leur accent émouvant et pénétrant. Dès ses premiers pas dans la carrière, elle avait fait prévoir l'évolution, lente et sûre, de sa personnalité artistique. Elle venait du Conservatoire de Genève, avec un prix de piano, lorsqu'elle se présenta et fut reçue aux classes lyriques du Conservatoire de Paris. Warot, pour le chant, Obin, puis Giraudet, pour la déclamation, furent ses maîtres. Le choix des œuvres qu'elle interpréta aux concours où elle remporta le prix est déjà significatif : l'air du Freischütz et une scène de Clytemnestre dans Iphigénie en Aulide, presque une audace ici. A l'Opéra, où elle fut aussitôt engagée, elle débuta d'abord dans le répertoire : elle fut Sélika de l'Africaine, le 20 janvier 1892, et il n'est pas trop dire qu'un vrai triomphe l'accueillit. Elle suppléa ensuite Rose Caron dans Salammbô. Enfin arriva le soir de la création, à Paris, de la Walkyrie, 12 mai 1893, et ce fut comme un éblouissement. Lucienne Bréval avait tout pour elle, dans cette évocation de la vierge guerrière : grande, brune, le regard profond, le geste sobre, une pureté de visage et d'attitudes de toute beauté, elle épanouissait comme un rayonnement la voix la plus vibrante et la plus moelleuse, expressive, étendue, guidée par une passion audacieuse et pénétrante. Les élans, les cris de l'héroïne avaient un enthousiasme irrésistible ; ses phrases si graves, au contraire, lorsqu'elle apparaît à Siegmund, touchaient au cœur ; ses supplications aux pieds de Wotan avaient une simplicité résignée, admirable de noblesse. Et comme elle était entourée ! Rose Caron, Sieglinde si touchante, si douloureuse... Van Dyck, Siegmund vibrant ; Delmas, magnifique Wotan... Lucienne Bréval était la dernière survivante de ce groupe incomparable (auquel se joignait Renaud) à qui nous devons nos plus grandes jouissances wagnériennes de l'Opéra. Rose Caron était l'aînée ; puis venaient, à peu près du même âge, Delmas, Van Dyck et Renaud ; Lucienne Bréval avait huit ans de moins. Elle n'aborda cependant, dans le répertoire wagnérien qui, peu à peu, était intronisé sur notre scène, que les personnages qui convenaient spécialement à sa nature. Elle ne fut ni Elsa ni Elisabeth. Elle ne fut même pas Isolde. Dans Tannhäuser, c'est Vénus qu'elle incarna, et Brunhilde, bien entendu, reparut sous ses traits dans Siegfried et dans le Crépuscule des dieux. Mais une figure bien différente la tenta encore, qu'on n'attendait peut-être pas et qui laisse d'elle l'une des images les plus inoubliables : celle d'Eva dans les Maîtres chanteurs. Quelle beauté harmonieuse et quelle « discrétion » dans ces scènes où elle interrogeait anxieusement Hans Sachs, et celle du soulier essayé, pendant laquelle apparaît Walter : tout un tableau !... Enfin, c'est elle qui fut la première Kundry, somptueuse et ensorcelante, humble et dévouée, quand Parsifal put enfin monter en scène. Reprenons cependant, avec quelques dates, les étapes qui menèrent Lucienne Bréval de ses débuts si vibrants à cette « composition » si complexe et si pénétrée qui est comme son chant du cygne. Sa première création, à l'Opéra, fut dans la Montagne noire, d'Augusta Holmès (1895) : Yamina, une figure séduisante et perverse, dont sa voix colorée accentuait la magie. La seconde fut seulement dans la Burgonde, de Paul Vidal (1898) : Ilda, un rôle qui valait surtout par les attitudes et la pantomime. Mais, entre deux, on n'a oublié ni la touchante et passionnée Aïda (1895), ni surtout la Valentine des Huguenots (1897), qu'elle a beaucoup chanté et à laquelle son émouvante sensibilité donnait un grand caractère. Puis une autre Brunehilde, moins mythique, plus chevaleresque, celle de Sigurd (1898), où elle prenait encore, avec bonheur, la succession de Rose Caron. La reprise de Salammbô qui suivit (1899) fut aussi intéressante à noter, comme exemple du travail intérieur de l'artiste, qui donnait alors à son interprétation une toute autre valeur qu'en 1890. D'autres reprises, l'année suivante, ne lui furent pas moins favorables : Patrie, c'est-à-dire l'odieuse, mais ardente Dolorès, que Mme Krauss avait imprimée d'un tel relief, et le Cid, où sa Chimène, comme celle de Rose Caron, fut délicieuse de délicatesse et de pureté. A cette date, on voit Lucienne Bréval quitter Paris pour quelques années. Déjà, en 1896, elle avait été créer, à Monte-Carlo, l'Amy Robsart d'Isidore de Lara, et, à Londres, en 1899, se faire applaudir dans l'Africaine et les Huguenots. En 1901, elle porte ces deux dernières œuvres en Amérique, et leur joint le Cid, la Walkyrie et Salammbô, dont ce fut la création aux Etats-Unis. Mais elle revient la même année pour évoquer une exquise silhouette, celle de la pure et noble Grisélidis, qu'elle crée sur la scène de l'Opéra-Comique. Revenue à l'Opéra, voici maintenant une reprise d'Henry VIII (1903), c'est-à-dire la malheureuse reine Catherine, si tragique au dernier acte, et une nouvelle création : l'énigmatique Vita, dans l'Etranger, de Vincent d'Indy, avec Delmas (1903). Aussi bien, les nouveaux rôles se succèdent maintenant sans arrêt. Voici la vaillante Séphora, dans le Fils de l'Etoile, de Camille Erlanger, qu'elle joue en vraie tragédienne (1904), et bientôt l'amoureuse et sublime Ariane de Massenet (1906), figure inoubliable, qu'on ne pourrait concevoir sans elle. Ces belles héroïnes de l'antiquité mythique semblaient l'apanage exclusif de Lucienne Bréval, tant elle leur donnait de vie séduisante. Elle fut Armide en 1905, l'admirable enchanteresse, où elle déploya une énergie extraordinaire. Elle fut Iphigénie (à l'Opéra-Comique), en 1907, dans Iphigénie en Aulide. On regretta, à vrai dire, qu'elle n'eût pas préféré cette vibrante Clytemnestre qui lui avait valu, jadis, son premier, prix d'opéra. Elle fut enfin Phèdre, dans Hippolyte et Aricie, de Rameau, reconstitué à l'Opéra (1908). Mais nous revenons dans les silhouettes toutes modernes et les types en contraste, avec Monna Vanna, d'Henry Février (1909), qui fut le début de Vanni-Marcoux près d'elle ; avec Macbeth, de Bloch, à l'Opéra-Comique (1910), où sa lady Macbeth avait une grandeur comme frémissante ; avec Salomé, celle de Mariotte, à la Gaîté (1910), fatale et de race jusque dans sa fantaisie... Et comment oublier la très curieuse, très « racée » aussi, très savoureuse Carmen qu'elle fut à Monte-Carlo d'abord, puis à l'Opéra-Comique (1911) ? Chose curieuse, ce n'est qu'à cette époque (1912) que l'inoubliable walkyrie fut admise à reparaître à son réveil dans Siegfried, à sa vie ardente et vengeresse dans le Crépuscule des dieux. Mais quelle revanche de cette attente avec Parsifal et Kundry (1914) ! Et quels beaux souvenirs encore dans deux rôles nouveaux : la radieuse Guilhen, de Fervaal, quand l'œuvre de d'Indy fut montée à l'Opéra (1913), et surtout, à Monte-Carlo d'abord, puis au nouveau théâtre des Champs-Elysées (1913), la noble, la chaste Pénélope, de Gabriel Fauré, émouvante de grandeur simple, de constante pensée... Lucienne Bréval, à y regarder de près dans le souvenir de tous ces rôles, n'avait plus, et depuis longtemps, sa voix d'autrefois. Mais sa pensée, sa vibration d'artiste, semblait ne s'en exprimer que plus éloquemment. On ne s'étonne pas que Fauré l'ait choisie pour sa Pénélope, quand on lit les lignes qu'il écrivait sur elle dès 1908 : « Avec Lucienne Bréval, nous avons eu toujours cette impression, la plus belle assurément, de la dévotion et du respect pour les Maîtres qu'elle interprétait. Sobre dans les moyens qu'elle emploie, elle sait dominer tout ce que la nature a mis en elle de puissance et d'autorité. Elle apporte à l'étude de ses rôles le soin le plus réfléchi : elle les médite, les approfondit. Mais combien de fois n'a-t-elle pas trouvé soudain, devant le public, elle, l'inspirée entre toutes, des effets, des accents, des attitudes qui sont autant de coups de génie ? » Dans Pénélope, quelle harmonieuse image, quelle mélancolique poésie, dans son travail sous la lampe ou dans son attente devant la mer nocturne ! Avec quelle émotion, quand Ulysse lui parlait, cet Ulysse qu'elle ne reconnaissait pas encore : « Comme tu dis cela !... Comme tu dis cela ! » Elle voulut encore paraître un soir dans ce personnage si cher, pour une reprise, à l'Opéra-Comique, en 1923. Elle n'avait plus du tout de voix, pour le coup, mais encore et toujours, qu'elle était belle ! Ce n'est pas, au surplus sur ce souvenir-là qu'il faut la laisser, mais sur sa première et unique interprétation du premier acte de Tristan et Isolde, aux Concerts du Conservatoire, en 1920. Vraiment, qu'aurait-elle fait de plus sur la scène ? Sa belle figure était si expressive, ses regards si éloquents, sa diction si émouvante et sincère, qu'à l'écouter on voyait surgir le personnage même, et, à travers lui, tout ce qu'avait été Lucienne Bréval, de Brunehilde jusqu'à Kundry ! Depuis quelques années, elle se faisait entendre encore, en effet, dans quelques concerts. Elle avait dès longtemps chanté ainsi la Damnation de Faust et des scènes de Wagner. Mais elle s'attacha aussi aux mélodies, de Schubert à Debussy, et c'est toujours un écho de vie intérieure qui leur donnait surtout du prix. La dernière grande joie artistique de Lucienne Bréval fut sa nomination au Conseil supérieur du Conservatoire, en succession de Rose Caron. Son absence au jury des derniers concours lyriques de cette année ne fit que trop craindre la maladie qui l'emporta, en effet, quelques semaines plus tard (14 août 1935). (Henri de Curzon, Larousse mensuel n°348, février 1936).
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Lucienne Bréval en 1913 [photo H. Manuel]
Lucienne Bréval dans le Cid (Chimène)
Lucienne Bréval dans le rôle de Carmen, par Ignacio Zuloaga y Zabaleta, huile sur toile, 1908
Lucienne Bréval dans Carmen (Carmen) par Ignacio Zuloaga y Zabaleta [à dr., détail]
Portrait de Lucienne Bréval par Eugène Carrière [à g. Etude, vers 1904, Musée de la Chartreuse, Douai ; à dr. Portrait, 1904, Musée d'Art et d'Histoire, Genève, Legs Lucienne Bréval 1936]
plaque apposée sur l'immeuble du 58 rue de Courcelles à Paris 8e [photo ALF, 2020]
tombe de Lucienne Bréval au cimetière des Batignolles [photo ALF, 2022]
Trois extraits du duo de l'acte IV de l'Africaine de Meyerbeer Lucienne Bréval (Sélika), Jean de Reszké (Vasco de Gama) et Orchestre du Metropolitan Opera de New York dir Philippe Flon enregistré en public dans ce théâtre le 15 mars 1901 sur un cylindre par Lionel Mapleson (son très défectueux)
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