Salomé

 

Salomé avec sa mère, illustration d'Aubrey Beardsley (1894) pour Salomé, pièce d'Oscar Wilde (1891)

 

Tragédie lyrique en un acte, livret d'Oscar FINGALL O'FLAHERTIE WILLS WILDE dit Oscar WILDE (Dublin, 16 octobre 1854 – 75006.Paris, 30 novembre 1900), musique d'Antoine MARIOTTE. La pièce s'inspire du fait historique : la princesse juive SALOMÉ († v. 72 apr. J.-C.), fille d'Hérode Philippe et d'HÉRODIADE ou HÉRODIAS (7 av. J.-C. 39 apr. J.-C.), poussée par sa mère, obtint de son oncle, le tétrarque de Galilée et de Pérée HÉRODE ANTIPAS (v. 20 av. J.-C. 39 apr. J.-C.), pour prix d'avoir dansé devant lui, la tête de saint JEAN-BAPTISTE [Iokanaan] († Macheronte, Palestine, 28 apr. J.-C.).

 

   partition

 

 

Oscar Wilde par Henri de Toulouse-Lautrec (1895)

 

 

 

Création au Grand Théâtre de Lyon le 30 octobre 1908. Mise en scène de Fernand Almanz. Chorégraphie de M. Soyer de Tondeur.

 

Première fois à Paris, au Théâtre Municipal de la Gaîté, le 22 avril 1910. Mise en scène d'Octave Labis. Chorégraphie de Mariquita. Décor de MM. Lemonnier frères. Fond lumineux d'Eugène Frey. Costumes de M. Sirois.

=> Première à la Gaîté

 

Première au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier) le 02 juillet 1919. Mise en scène d'Emile Merle-Forest.

S. de Wailly y a débuté le 22 décembre 1919 en interprétant le rôle de Salomé.

9 représentations à l'Opéra au 31 décembre 1961.

 

 

 

personnages Lyon, 30 octobre 1908 (création) Gaîté, 22 avril 1910 Opéra, 02 juillet 1919 (1re) Opéra, 26 janvier 1920 (9e)
Salomé, fille d'Hérodias Mmes S. de WAILLY Lucienne BRÉVAL Lucienne BRÉVAL Lucy ISNARDON
Hérodias, femme du Tétrarque SOÏNI COMÈS Ketty LAPEYRETTE Yvonne COURSO
le Page d'Hérodias GERVAL CLÉMENT Léonie COURBIÈRES Léonie COURBIÈRES
Hérode, Tétrarque de Judée MM. Edouard COTREUIL Jean PÉRIER André GRESSE André GRESSE
Iokanaan, le Prophète AUBER SÉVEILHAC Joachim CERDAN Léonce TEISSIÉ
Narraboth, le Jeune Syrien, capitaine des Gardes GRILLÈRES André GILLY Louis MARIE Louis MARIE
Premier Soldat VAN LAER AUDOIN Armand-Emile NARÇON Armand-Emile NARÇON
Deuxième Soldat VERHEYDEN GERMAT Michel EZANNO Michel EZANNO
le Bourreau (personnage muet) MEYER WAGNER BOURDEL BOURDEL
Soldats, Gardes romains, Nazaréens, Juifs, Esclaves        
Danse des Sept Voiles   Mlle TROUHANOVA Mlle DELSAUX Mlle DELSAUX
Chef d'orchestre Antoine MARIOTTE Auguste AMALOU François RÜHLMANN François RÜHLMANN

 

 

 

 

Mlle de Wailly, créatrice du rôle de la Salomé lyonnaise

 

 

 

L'histoire de cette Salomé de M. Mariotte que représenta, ces jours derniers, le Grand-Théâtre de Lyon, est assez savoureuse pour valoir la peine d'être résumée ici. M. Mariotte (qui tout comme le maître russe Rimski-Korsakov, fut officier de marine avant que d'être compositeur) avait entrepris de mettre en musique la tragédie d'Oscar Wilde. Dûment muni de l'autorisation nécessaire que lui signa « Qui de droit » (en l'espèce le liquidateur de la succession Wilde), il acheva sa partition et s'adressa de nouveau à « Qui de droit » pour s'assurer définitivement la propriété de son texte. Hélas ! Dans l'intervalle, un procès avant, changé l'attribution de la propriété de la Salomé de Wilde, et les nouveaux titulaires avaient transmis cette propriété à M. Richard Strauss, sans réserves. Tout ce que put faire M. Mariotte fut de s'adresser à son éminent confrère, qui s'empressa de lui répondre : « Cher monsieur, je vous donne avec plaisir la permission, que vous désirez, de faire jouer votre œuvre où il vous plaira. Dr Richard Strauss, 30 mai 1907. » Le geste était beau : d'autres suivirent, qui le furent moins. La Salomé de M. Mariotte, reçue au Grand-Théâtre de Lyon, fut annoncée dans la presse. Dès les premiers articles où il en fut parlé, M. Mariotte reçut l'avis que M. Richard Strauss interdisait la représentation de « Salomé ». Stupéfait comme bien on le pense, fort de l'autorisation régulière sur quoi M. Strauss revenait avec une si parfaite désinvolture, M. Mariotte se défendit de son mieux, et finit par voir l'autorisation confirmée, aux incroyables conditions que voici : « Sa Salomé ne serait jouée qu'à Lyon, et pendant une seule saison. M. Richard Strauss toucherait quarante pour cent des droits de M. Mariotte, et l'éditeur de la Salomé allemande, dix pour cent. Une fois la saison finie, toutes les partitions et parties d'orchestre de l'œuvre de M. Mariotte seraient anéanties par les soins de M. Richard Strauss lui-même. »

 

Je ne sais ce qu'il faut le plus admirer, de cette intelligence commerciale qui ne recule même pas devant une telle occasion d'un bénéfice à encaisser, ou de cet instinct de Vandale. Un artiste qui ose recevoir des sommes qu'un autre a méritées et envisage la possibilité de détruire une œuvre d'art, fût-elle d'un rival, manifeste une force d'âme si peu commune, qu'on regrette presque qu'il n'ait pas été conséquent avec lui-même jusqu'au bout, en réclamant la totalité des droits sur les représentations de Lyon.

 

M. Mariotte accepta la situation, et donna même à M. Richard Strauss une leçon de convenances en priant la presse lyonnaise de ne point attaquer la conduite de M. Strauss. La Salomé française se joue à Lyon ; elle se joue même avec succès. Il ne vaut pas la peine d'en résumer le livret, bien connu, et il est difficile de commenter la partition, qui n'est point accessible. Je me contenterai donc d'énumérer les interprètes. Salomé, c'est Mlle de Wailly, une jeune artiste qui fit preuve, dans son interprétation, d'une intelligence et d'un tact que tous s'accordent à louer, et qui, non contente de chanter avec art, exécute elle-même la fameuse danse des sept voiles. Mme Soïni tient le rôle d'Hérodias ; M. Cotreuil, celui d'Hérode ; M. Auber, celui de Iokanaan ; Mlle Gerval, MM. Grillières, Van Laer et Verheyden complètent une interprétation des plus satisfaisantes dans l'ensemble. C'est M. Mariotte lui-même qui conduit l'orchestre, et il s'acquitte de sa tâche de remarquable manière.

 

Terminons par quelques notes sur la personnalité de celui qui a tous les honneurs de cette histoire plutôt désobligeante, M. Antoine Mariotte est né à Avignon en 1875. A seize ans, il fut reçu second au Borda. Après avoir été enseigne de vaisseau pendant quelques années, il démissionna pour ne plus s'occuper que de musique, travailla à la Schola Cantorum avec M. Vincent d'Indy, devint en 1900 organiste et chef d'orchestre à Saint-Etienne, en 1902, professeur de piano au Conservatoire de Lyon et directeur de la société orchestrale la Symphonie Lyonnaise.

 

(Michel-Dimitri Calvocoressi, Comœdia illustré, 15 décembre 1908)

 

 

 

 

 

Le poème de l'auteur anglais Oscar Wilde, inspiré de l'Hérodiade de Flaubert, a séduit deux compositeurs, dont les partitions similaires ont donné lieu à de longs débats relatifs à leur priorité et à leur propriété littéraire. De cette polémique ardente, sont résultées deux Salomé irréductiblement rivales : l'une, allemande, celle de Richard Strauss, et l'autre, française, par A. Mariotte, avec peu de variantes dans le texte, mais comportant de grandes différences au point de vue musical. Les querelles qui surgirent entre les intéressés au sujet de la propriété du livret piquèrent plus la curiosité du public que la valeur intrinsèque des œuvres elles-mêmes. Par autorisation spéciale, l'opéra de Mariotte a pu être représenté à Lyon, sous cette dure condition d'être suivi d'une destruction immédiate du « matériel ». Grâce à l'intervention de personnalités influentes du monde musical, R. Strauss consentit à ce que son confrère français rentrât enfin dans la jouissance de tous ses droits, et c'est grâce à cette heureuse transaction qu'il nous a été permis d'entendre à Paris cette litigieuse Salomé.

 

L'action, violente et brutale, d'une sensualité perverse et outrancière jusqu'au plus répugnant sadisme, ne saurait nous être sympathique : mais, dans ce drame tout frémissant d'horreur, il faut avouer cependant qu'il existe des situations dramatiques d'une angoisse troublante, capables d'attirer l'attention, par ailleurs justement rebutée.

 

La princesse Salomé, fille d'Hérodias, s'est échappée du festin que donne, dans son palais, Hérode, tétrarque de Judée. Lasse de l'atmosphère lourde d'ivresse de la salle du banquet, elle vient respirer l'air frais du jardin, près de la citerne où le prophète Iokanaan a été enfermé à cause de ses prédictions. Salomé entend le prisonnier, qui lance l'anathème sur le monde, livré aux infâmes débauches ; mais cette voix la captive et l'attire : elle veut voir la face de Iokanaan, et, malgré la défense du tétrarque, Salomé, par ses doux regards enjôleurs, obtient de Narraboth, capitaine assyrien épris d'elle, qu'il fasse sortir le prophète, fût-ce même au prix de sa vie ; car le jeune officier se tue de désespoir lorsqu'il comprend que Salomé ne l'aime pas.

 

A la vue de Iokanaan, la passion s'empare de la princesse et, avec une frénésie poussée jusqu'à hystérie, elle dit au prophète toute la fureur de son amour, tandis que Iokanaan la repousse avec mépris et redescend dans sa prison. Le tétrarque Hérode, nerveux, à demi fou et superstitieux, accourt pour retrouver Salomé, qu'il aime violemment. Il lui accordera tout ce qu'elle désire, si elle consent à danser devant lui. Salomé lui fait jurer auparavant de ne rien refuser de ce qu'elle pourra lui demander. Alors, elle rythme la danse voluptueuse des « Sept voiles » et réclame ensuite la tête de Iokanaan, au grand effroi du tétrarque. Celui-ci propose de donner la moitié de son royaume, toutes ses richesses même, pourvu qu'on ne lui impose point le supplice odieux du prophète. Mais Salomé insiste et finalement arrache la sentence de mort. Le bourreau descend dans la citerne et remonte lentement portant sur un plateau la tête pâle de Iokanaan. Ici commence une scène de folie intense : Salomé se pâme et baise la bouche ensanglantée qui, vivante, s'était énergiquement refusée à l'impudique héroïne, grisée maintenant par l'âcre saveur du sang, de l'amour et de la mort. Cette scène répugnante, d'un sadisme maladif, beaucoup trop longue, soulève véritablement le cœur. A la vue de ce spectacle terrifiant, le tétrarque ordonne à ses soldats de massacrer la princesse.

 

Le compositeur de la Salomé française, œuvre de début avec laquelle il abordait le grand public, est un jeune musicien, officier de marine démissionnaire. Sa partition, qui décèle évidemment un réel tempérament musical, livre une guerre acharnée au chant mélodique confié à la voix. Les parties sont tellement confuses, les thèmes tellement amalgamés que rien ne sort en évidence ; de plus il s'en dégage une monotonie fatigante par le retour continuel du procédé de déclamation monodique, tant usité de nos jours.

 

On peut signaler le Prélude du début, qui traduit vigoureusement les sentiments du drame ; la scène dans laquelle la princesse se joue avec une coupable coquetterie de la tendresse sincère du jeune officier ; toutes les scènes entre Salomé et Iokanaan, malgré leur longueur fastidieuse ; la mort du jeune Syrien ; le passage où le tétrarque supplie : « Salomé, dansez pour moi » ; la « Danse des Sept Voiles », pleine de caractère ; enfin, la dernière scène dans laquelle Salomé reçoit entre ses mains la tête du prophète, tandis que les chœurs invisibles, chantant à « bouches fermées », donnent une saisissante impression d'horreur et d'effroi.

 

(Stan Golestan, Larousse mensuel illustré, août 1910)

 

 

 

 

 

Deux musiciens se sont emparés en même temps de la pièce d'Oscar Wilde et ont conçu le projet de mettre en musique le texte même du poème, sans y rien changer. Le livret français est la traduction fidèle du chef-d'œuvre anglais, tableau somptueux et terrifiant, d'une beauté saisissante et malsaine, drame de luxure et de sang, d'où se dégagent des senteurs vénéneuses et mortelles, mais d'une séduction irrésistible.

La pièce est en un acte, mais dure près de deux heures. On peut du reste la couper en deux en baissant un instant le rideau après l'entrevue entre Salomé et Iokanaan.

Le décor représente une terrasse du palais d'Hérode donnant sur les jardins du palais. A droite, une salle de festin brillamment éclairée ; à gauche, l'ouverture d'une ancienne citerne qui sert de prison au prophète.

On festoie chez Hérode. Seuls des gardes occupent la scène au lever du rideau. De temps en temps retentit la voix de Iokanaan, venant du fond de la citerne. Le prophète vaticine et lance l'anathème. Hors de la salle du festin, une ombre se glisse : c'est Salomé, la fille d'Hérodias, femme du tétrarque. Un jeune capitaine Syrien qui en est amoureux la contemple avec des yeux ardents. Salomé a eu un caprice : elle veut voir le prophète, cet homme dont son beau-père le tétrarque a peur et qui dit des choses étranges et terribles. Le tétrarque a défendu qu'on laisse sortir Iokanaan, mais Salomé use auprès du jeune Syrien de son pouvoir de séduction, et le malheureux donne l'ordre d'amener le prisonnier.

Iokanaan paraît. Il est horrible et beau, il parle comme un homme inspiré et prononce des jugements terribles contre Hérodias et sa fille. Mais celle-ci n'entend rien : un désir morbide s'est emparé d'elle. Elle fait au prophète des déclarations brûlantes et lascives. Le jeune Syrien en est désespéré au point qu'il se tue sous les yeux de Salomé. Elle n'y prend pas garde, toute à son désir maladif. Et tandis qu'Iokanaan, toujours maudissant, rentre dans sa citerne, Salomé lui crie encore : « Je baiserai ta bouche, Iokanaan ! »

Ici peut se placer la coupure mentionnée plus haut. Au bout d'un instant, Hérode, en qui Salomé excite des désirs incestueux, inquiet de ne plus la voir dans la salle du festin, vient la chercher sur la terrasse. En sortant il glisse dans le sang du jeune Syrien, ce qui redouble ses terreurs. Hérodias suit bientôt son mari : elle est jalouse de sa fille, que le tétrarque ne quitte plus des veux. Hérode voit Salomé et décide d'achever la soirée sur la terrasse ; la salle du festin se vide et la scène est en peu d'instants pleine de monde et brillamment éclairée.

Pendant tout ce temps, Salomé est restée comme hypnotisée devant l'ouverture de la citerne. A tout ce que lui propose Hérode, elle répond par des refus. Elle refuse également de danser, mais le tétrarque, follement excité, insiste. Il commet enfin la fatale imprudence : pour décider la jeune fille, il jure de lui donner tout ce qu'elle demandera, fût-ce la moitié de son royaume. Salomé a dressé l'oreille : elle prend le tétrarque au mot et danse devant lui la danse des sept voiles. Et tout le temps que cela dure, les imprécations du prophète sortent par bouffées de la citerne, faisant à chaque fois frissonner Hérode.

Le moment est venu pour celui-ci de s'acquitter de sa promesse. Et Salomé lui demande... la tête d'Iokanaan dans un bassin d'argent ! Hérodias applaudit ; le tétrarque tremble convulsivement. Il essaie en vain d'obtenir que Salomé demande autre chose : à chaque supplication du tétrarque, la jeune fille, en proie à son désir mauvais, répète d'une voix têtue : « Je demande la tête d'Iokanaan ! » Hérode doit céder : Hérodias lui prend du doigt la « bague de la mort » et la tend au bourreau, qui descend dans la citerne, tandis que Salomé l'excite de la voix. Un bruit sinistre à l'orchestre annonce que l'œuvre de mort est accomplie. Bientôt le bourreau reparaît, portant la tête du prophète sur un bouclier d'argent.

Complètement affolée, hystérique, Salomé se précipite sur le sanglant trophée : « Je baiserai ta bouche, Iokanaan ! » Elle triomphe, adresse au mort des déclarations folles d'impudeur et colle ses lèvres à celles du cadavre. Cette scène frappe toute l'assistance d'épouvante et de stupeur. Hérode ne peut supporter cette vue et crie : « Tuez cette femme ! »

Aussitôt les soldats se précipitent sur Salomé et l'étouffent sous leurs boucliers. E finita la comedia.

 

(Edouard Combe, les Chefs-d’œuvre du répertoire, 1914)

 

 

 

 

 

Catalogue des morceaux

 

Prélude
Scène I. Ah ! comme la princesse Salomé est belle ce soir ! le Page d'Hérodias, la Voix d'Iokanaan, le Jeune Syrien, 1er Soldat, 2e Soldat
Scène II. Je ne resterai pas Salomé, le Page d'Hérodias, la Voix d'Iokanaan, le Jeune Syrien, 1er Soldat, la Voix d'Iokanaan
   Salomé et le Syrien Ah ! vous ferez cela pour moi
Scène III. Où est celui dont la coupe d'abomination est déjà pleine ? Salomé, le Page d'Hérodias, Iokanaan, le Jeune Syrien, 1er Soldat, 2e Soldat
   Scène : Salomé et Iokanaan Arrière ! Arrière !
   Mort du Syrien Princesse ! Le jeune capitaine vient de se tuer !
Scène IV. Apparition d'Hérode, puis Hérodias et toute la cour Où est Salomé ?... Salomé, Hérodias, la Voix d'Iokanaan, Hérode, 1er Soldat, Chœurs
   Hérode Salomé, dansez pour moi !...
Scène V. Danse des Sept Voiles   la Voix d'Iokanaan
Scène VI. Hérode et Salomé Ah ! c'est magnifique ! Salomé, Hérodias, Hérode, Chœurs
Scène VII. Salomé et les Chœurs Ah ! Je baiserai ta bouche ! Iokanaan ! Salomé, Hérode, Chœurs

 

L'acte unique peut se diviser en deux parties, par un baisser de rideau facultatif entre les scènes III et IV.

 

 

La scène se passe à Jérusalem, sur une terrasse du palais d'Hérode.

 

 

 

LIVRET

 

 

 

(édition de 1910)

 

 

ACTE UNIQUE

 

 

SCÈNE I

 

Le décor représente une terrasse du palais d'Hérode, bordée au fond par une balustrade et donnant sur les jardins du palais.

A droite de la scène, une salle de festin brillamment éclairée communique avec la terrasse par un grand escalier praticable.

A gauche, au fond de la scène, s'ouvre une ancienne citerne, qui sert de cachot au Prophète.

 

LE JEUNE SYRIEN, LE PAGE, SOLDATS ET GARDES

 

Au lever du rideau, il fait nuit, la lune éclaire la scène, et fait briller les armures blanches des gardes.

Les soldats se promènent de long en large, les uns sur la terrasse, les autres sur la galerie, qui entoure le palais.

Le Syrien et le Page, appuyés à la rampe de l'escalier regardent fixement dans la salle du festin, d'où l'on entend sortir des bruits de voix et de musique.

 

LE JEUNE SYRIEN

Ah ! comme la princesse Salomé est belle ce soir !

 

LE PAGE

Ne la regardez pas ainsi. Vous la regardez toujours. Vous la regardez trop…

 

LA VOIX D’IOKANAAN

Après moi en viendra un autre encor plus puissant que moi ! Quand il viendra, la terre déserte se réjouira ; elle fleurira comme le lys ; les yeux des aveugles verront le jour, et les oreilles des sourds seront ouvertes.

 

2ème SOLDAT

Faites le taire ! il dit toujours des choses insensées…

 

1er SOLDAT

Mais non ! c'est un saint homme ; il est très doux aussi.

 

2ème SOLDAT

Qui est-ce ?

 

1er SOLDAT

Un prophète.

 

2ème SOLDAT

Quel est son nom ?

 

1er SOLDAT

Iokanaan.

 

2ème SOLDAT

D'où vient-il ?

 

1er SOLDAT

Du désert, où il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Il portait une ceinture de cuir. Son aspect était très farouche. — Une grande foule le suivait… Il avait même des disciples.

 

2ème SOLDAT

De quoi parle-t-il ?

 

1er SOLDAT

Nous ne savons jamais. Quelquefois il dit des choses épouvantables, mais il est impossible de les comprendre.

 

2ème SOLDAT

Peut-on le voir ?

 

1er SOLDAT

Non ! le Tétrarque ne le permet pas.

 

LE PAGE (s'efforçant d'arracher le Jeune Syrien à sa contemplation)

Oh ! regardez ; comme la lune a l'air étrange, ce soir. On dirait une morte qui sort d'un tombeau… On dirait qu'elle cherche des morts…

 

LE JEUNE SYRIEN

Oui, elle a l'air étrange. Elle ressemble à une petite princesse, qui porte un voile jaune et a des pieds d'argent… on dirait qu'elle danse.

(Tumulte dans la salle de festin. Au milieu du bruit, on entend les cris de "César ! César !")

 

1er SOLDAT

Quel bruit !!

 

2ème SOLDAT

Les hôtes du Tétrarque portent la santé de César.

 

LE PAGE

Elle est comme une femme morte… elle va très lentement…

 

2ème SOLDAT (revenant à la citerne)

Quelle étrange prison !...

 

1er SOLDAT

C'est une ancienne citerne. Le frère du Tétrarque, le premier mari de la reine Hérodias, est resté enfermé là-dedans pendant douze années. Il n'en est pas mort. A la fin, il a fallu l'étrangler.

 

2ème SOLDAT

L'étrangler ! qui donc osa faire cela ?

 

1er SOLDAT (montrant un grand esclave noir, immobile au fond de la scène, à gauche)

Celui-là, Naaman.

 

2ème SOLDAT

Il n'a pas eu peur ?

 

1er SOLDAT

Mais non. Le Tétrarque lui avait donné la bague…

 

2ème SOLDAT

Quelle bague ?

 

1er SOLDAT

La bague de la mort... Ainsi, il n'a pas eu peur.

 

LE JEUNE SYRIEN

Mais la princesse se lève… elle quitte la table… Ah ! elle vient par ici ! Oui ! elle vient vers nous ! Comme elle est pâle ! jamais je ne l'ai vue si pâle !

Elle est comme une colombe qui s'est égarée ; elle est comme un narcisse agité du vent ; elle ressemble à une fleur d'argent !...

 

 

SCÈNE II

 

SALOMÉ (sortant de la salle du festin, paraît en haut de l'escalier. Elle s'évente nerveusement)

Je ne resterai pas. Je ne peux pas rester. Pourquoi le Tétrarque me regarde-t-il avec ses yeux de taupe, sous ses paupières tremblantes ?...

(Elle descend lentement l'escalier.)

Ah ! comme l'air est frais ici… enfin, ici l'on respire !...

 

LE JEUNE SYRIEN

Vous venez de quitter le festin, princesse ?

 

LE PAGE

Pourquoi lui parler ? Pourquoi la regarder ?... oh ! il va arriver un malheur !...

 

LA VOIX D'IOKANAAN

Il est venu, le Seigneur, il est venu, le fils de l'Homme ! Les centaures se sont cachés dans les rivières. Les sirènes ont quitté les rivières et couchent sur les feuilles, dans les forêts !

 

SALOMÉ

Qui a crié cela ?

 

1er SOLDAT

C'est le prophète, princesse !

 

SALOMÉ

Ah ! le prophète ? Celui dont le Tétrarque a peur ?

 

1er SOLDAT

Nous ne savons rien de cela, princesse, C'est le prophète Iokanaan.

(Un esclave vient de la salle du festin, et dit quelques mots au Jeune Syrien.)

 

LE JEUNE SYRIEN

Princesse, le Tétrarque vous prie de retourner au festin…

 

SALOMÉ

Je n'y retournerai pas.

 

LE JEUNE SYRIEN

Pardon… princesse…

 

SALOMÉ (aux soldats)

Est-ce un vieillard, le prophète ?

 

1er SOLDAT

Non, princesse, c'est un jeune homme.

 

LA VOIX D'IOKANAAN

Ne te réjouis pas, terre de Palestine, si la verge de celui qui te frappait, a été brisée !... Car de la race du serpent, il sortira un basilic, et ce qui en naîtra dévorera les oiseaux.

 

SALOMÉ

Quelle étrange voix ! Je voudrais bien lui parler…

 

1er SOLDAT

J'ai peur que ce soit impossible, princesse. Le Tétrarque l'a formellement défendu. Il a même interdit au Grand-Prêtre (montrant la citerne) de s'approcher.

 

SALOMÉ

Je veux lui parler.

 

1er SOLDAT

C'est impossible, princesse.

 

SALOMÉ

Je le veux.

 

LE JEUNE SYRIEN

Princesse, il vaudrait mieux retourner au festin.

 

SALOMÉ

Faites sortir le prophète.

 

1er SOLDAT

Nous n'osons pas, princesse…

 

SALOMÉ (s'approchant de la citerne — et se penchant)

Comme il fait sombre, là-dedans ! Cela doit être terrible d'être dans un trou si noir !... Cela ressemble à une tombe... (se relevant, aux soldats). Eh bien ? n'avez-vous pas entendu ? Je veux le voir !

 

1er SOLDAT

Princesse, princesse ! nos vies vous appartiennent, — mais, nous ne pouvons faire ce que vous nous demandez. Enfin, ce n'est pas à nous qu'il faut vous adresser…

 

SALOMÉ (regardant le jeune Capitaine)

Ah !

 

LE PAGE

Oh, quel malheur va-t-il arriver ?...

 

SALOMÉ (s'approchant du Jeune Syrien)

Ah ! vous ferez cela pour moi, Narraboth. N'est-ce pas ? J'ai toujours été douce pour vous. N'est-ce pas que vous ferez cela pour moi ? Je veux seulement le regarder, cet étrange prophète. J'ai si souvent entendu le Tétrarque parler de lui. Je pense qu'il en a peur, le Tétrarque. Je suis sûre qu'il a peur de lui.

Est-ce que vous aussi, Narraboth, est-ce que vous aussi vous en avez peur ?

 

LE JEUNE SYRIEN

Je n'ai pas peur de lui, princesse, ni de personne... Mais le Tétrarque a formellement défendu qu'on laisse sortir le prophète !

 

SALOMÉ (plus pressante)

Ah ! vous ferez cela pour moi, Narraboth. Et demain, quand je passerai dans ma litière, sous la porte des vendeurs d'idoles, je laisserai tomber une petite fleur, pour vous, une petite fleur verte…

 

LE JEUNE SYRIEN

Princesse, princesse ! Je ne peux pas — Je ne peux pas !

 

SALOMÉ

Ah !... Vous savez bien que vous ferez cela pour moi !... Et demain, quand je passerai dans ma litière, sur le pont des acheteurs d'idoles, je vous regarderai à travers les voiles de mousseline ; je vous regarderai, Narraboth. (souriante) Je vous sourirai, peut-être... Regardez-moi, Narraboth ; Regardez-moi ! Ah ! vous savez bien que vous allez faire ce que je vous demande (souriant encore). Moi, je le sais bien.

 

LE JEUNE SYRIEN (le Jeune Syrien, enfin vaincu, fait un signe aux soldats)

Faites sortir le prophète ! La princesse Salomé veut le voir.

 

SALOMÉ

Ah !

(Et sans plus s'occuper du jeune Syrien, elle regarde les soldats descendre dans la citerne.)

 

LE PAGE

Comme la lune a l'air étrange, ce soir… On dirait une morte qui sort d'un tombeau…

 

LE JEUNE SYRIEN

Elle a l'air très étrange... A travers les nuages de mousseline, elle sourit, comme une petite princesse.

 

 

SCÈNE III

 

Cependant Salomé frémissante attend la sortie d'Iokanaan et tourne avec impatience autour de la citerne.

Iokanaan apparaît enfin hors du puits et descend lentement en scène, l'air inspiré et prophétique. Les soldats s'écartent sur son passage, Salomé elle-même recule vers le Jeune Syrien.

 

IOKANAAN

Où est celui dont la coupe d'abomination est déjà pleine ? Où est celui qui mourra un jour en robe d'argent, devant le peuple ? Dites-lui de venir — afin qu'il puisse entendre la voix de celui qui a crié dans les déserts et dans les palais des Rois !

 

SALOMÉ

De qui parle-t-il ?

 

LE JEUNE SYRIEN

On ne sait jamais, princesse.

 

IOKANAAN

Où est celle qui pour avoir vu des hommes peints sur les murailles — des images de Chaldéens tracées avec des couleurs — s'est laissée emporter à la concupiscence de ses yeux, et dépêcha des ambassadeurs en Chaldée ?

 

SALOMÉ

C'est de ma mère qu'il parle ?

 

LE JEUNE SYRIEN

Mais non, princesse…

 

SALOMÉ

Si ! c'est de ma mère.

 

IOKANAAN

Dites-lui de venir ! afin qu'elle puisse entendre les paroles de celui qui prépare la voie du Seigneur.

Dites-lui de venir, car le Seigneur a son fléau dans la main !

 

SALOMÉ

Mais il est terrible, il est terrible !

 

LE JEUNE SYRIEN

Ne restez pas ici, princesse, je vous en prie !

 

SALOMÉ

Ce sont les yeux surtout, qui sont terribles. On dirait des trous noirs laissés par des flambeaux sur une tapisserie de Tyr. On dirait des lacs noirs troublés par des lunes fantastiques… (au Syrien) Pensez-vous qu'il parle encore ?

 

LE JEUNE SYRIEN

Ne restez pas ici, princesse ! Je vous prie de ne pas rester ici !

 

SALOMÉ (reprenant sa contemplation)

Comme il est maigre, aussi !... Il ressemble à une mince image d'ivoire. On dirait une image d'argent !... Je suis sûre qu'il est chaste ; sa chair doit être froide, comme de l'ivoire. Je veux le regarder de près.

 

LE JEUNE SYRIEN (avec angoisse — voulant retenir Salomé, mais n'osant la toucher)

Non, non, princesse !

 

SALOMÉ (écartant d'un geste le Syrien et s'approchant du Prophète avec une curiosité ardente et passionnée)

Il le faut !

 

LE JEUNE SYRIEN

Princesse ! Princesse !

 

IOKANAAN

Quelle est cette femme qui me regarde ? Pourquoi me regarde-t-elle, avec ses yeux d'or sous ses paupières dorées ? Je ne sais pas qui c'est. Je ne veux pas le savoir. Dites-lui de s'en aller ; ce n'est pas à elle que je veux parler !

 

SALOMÉ

Je suis Salomé, fille d'Hérodias, princesse de Judée.

 

IOKANAAN

Arrière ! fille de Babylone. N'approchez pas de l'Élu du Seigneur ! Ta mère a rempli la terre du vin de ses iniquités et le cri de ses péchés est arrivé aux oreilles de Dieu !

 

SALOMÉ

Parle encore, Iokanaan ! Ta voix m'enivre !

 

LE JEUNE SYRIEN

Princesse, Princesse, Princesse !!...

 

SALOMÉ

Mais parle encore, Iokanaan, parle encore ! et dis-moi ce qu'il faut que je fasse…

 

IOKANAAN

Ne m'approchez pas, fille de Sodome ! — Mais couvrez votre visage avec un voile, — et mettez des cendres sur votre tête ; puis, allez dans le désert chercher le fils de l'Homme.

 

SALOMÉ

Qui est-ce ? le fils de l'Homme ? — Est-il aussi beau que toi, Iokanaan ?

 

IOKANAAN

Arrière ! Arrière ! J'entends dans ce palais le battement des ailes de l'Ange de la mort. — Ange du Seigneur Dieu, que fais-tu par ici, avec ton glaive ? Qui cherches-tu dans cet immonde palais ?

 

SALOMÉ

Iokanaan…

 

IOKANAAN

Qui parle ?

 

SALOMÉ (plus pressante)

Iokanaan !... Iokanaan !... Je suis amoureuse de ton corps ! Ton corps est blanc, comme le lys d'un pré que le faucheur n'a jamais fauché. — Ton corps est blanc, comme les neiges qui couchent sur les montagnes de Judée. — Il est plus blanc que le sein de la lune quand elle couche sur le sein de la mer… Il n'y a rien au monde d'aussi blanc que ton corps !!

Laisse-moi toucher ton corps !

 

IOKANAAN

Arrière, fille de Babylone ! C'est par la femme que le mal est entré dans le monde. Ne me touchez pas ; je ne veux pas t'écouter ! je n'écoute que les paroles du Seigneur Dieu !!

 

SALOMÉ

Ton corps est hideux ! il est rongé par la lèpre !... il est horrible, il est horrible, ton corps ! ‑

C'est de tes cheveux que je suis amoureuse, Iokanaan ! — Tes cheveux sont noirs comme les grappes de raisins qui pendent des vignes d'Idumée. — Ils sont noirs comme la nuit, comme les longues nuits où la lune ne se montre pas, où les étoiles ont peur... Le silence qui demeure dans les forêts n'est pas aussi noir. — Il n'y a rien au monde d'aussi noir que tes cheveux !!

Laisse-moi toucher tes cheveux !

 

IOKANAAN

Arrière ! Ne me touchez pas ! Il ne faut pas profaner le temple du Seigneur Dieu !

 

SALOMÉ

Tes cheveux sont horribles ! ils sont couverts de boue et de poussière ! On dirait une couronne d'épines autour de ton front. On dirait un nœud de serpents noirs autour de ton cou ! — Je n'aime pas tes cheveux ! — C'est de ta bouche que je suis amoureuse, Iokanaan !...

Ta bouche est une raie de pourpre sur une tour d'ivoire ; on dirait un fruit de grenade coupé par un couteau d'ivoire ! Les fleurs de grenade, qui fleurissent les jardins de Tyr et sont plus rouges que les roses, ne sont pas aussi rouges ! ni les cris rouges des trompettes qui clament l'arrivée des rois !

Ta bouche est une branche de corail que des pêcheurs ont trouvée dans le crépuscule de la mer et qu'ils réservent pour les rois... Il n'y a rien au monde d'aussi rouge que ta bouche.

Laisse-moi baiser ta bouche !! Iokanaan ! —

 

IOKANAAN

Jamais ! Fille de Babylone, fille de Sodome. Jamais !

 

SALOMÉ

Je baiserai ta bouche, Iokanaan ! Je baiserai ta bouche !

 

LE JEUNE SYRIEN

Princesse, Princesse. (Suppliant.) Toi qui es comme un bouquet de myrrhe ; toi qui es la colombe des colombes ; ne regarde pas cet homme ; ne lui dis pas de telles choses. Je ne puis les souffrir ! (plus angoissé) Princesse, Princesse ! ne dis pas de ces choses !!

(Salomé indifférente aux supplications du Syrien tourne autour du prophète avec une agitation croissante, tandis que celui-ci, immobile et comme en prière, garde un silence farouche.)

 

SALOMÉ

Je baiserai ta bouche, Iokanaan !! —

 

LE JEUNE SYRIEN

Ah !!

(Il se tue et tombe entre Salomé et Iokanaan.)

 

1er et 2ème SOLDATS

Princesse ! le jeune capitaine vient de se tuer !

 

SALOMÉ (sans regarder le cadavre, elle le franchit et s'approche encore du prophète)

Ah ! — Laisse-moi baiser ta bouche, Iokanaan !

 

IOKANAAN

N'avez-vous pas peur, fille d'Hérodias ? Ne vous ai-je pas dit que j'avais entendu dans le palais le battement des ailes de l'ange de la mort, et l'ange n'est-il pas venu ?

 

SALOMÉ (avec emportement)

Je veux baiser ta bouche !

 

IOKANAAN

Fille d'adultère, il n'y a qu'un Homme qui puisse te sauver.

(Comme illuminé par la grâce d'une vision intérieure.)

C'est Celui dont je vous ai parlé. — Allez le chercher !

Il est dans une barque, sur la mer de Galilée. Il parle à ses disciples. — Agenouillez-vous au bord de la mer. Appelez-le par son Nom. Quand il viendra vers vous, car Il vient vers tous ceux qui l'appellent, prosternez-vous à ses pieds, et demandez-lui la rémission de vos péchés.

 

SALOMÉ

Laisse-moi baiser ta bouche !

 

IOKANAAN

Soyez maudite, fille d'une mère incestueuse, soyez maudite !!

 

SALOMÉ

Je baiserai ta bouche, Iokanaan !

 

IOKANAAN

Je ne veux pas te regarder ! — Je ne te regarderai pas ! — Tu es maudite, Salomé ! Tu es maudite !!

(Iokanaan redescend dans la citerne. Salomé s'attache à ses pas et demeure penchée sur la citerne pendant que le prophète disparaît.)

 

SALOMÉ (avec une résolution farouche)

Je baiserai ta bouche ! Iokanaan, je baiserai ta bouche !! —

(Les soldats et le Page redescendent peu à peu sur le devant de la scène, avec une timidité craintive. Le Page se jette sur le corps de son ami, qu'il embrasse, puis appuyant la tête du mort sur ses genoux, il pleure.)

 

LE PAGE

Le Jeune Syrien s'est tué ! le jeune capitaine s'est tué ! Il s'est tué celui qui était mon ami !

 

2ême SOLDAT

Il faut cacher le cadavre. Il ne faut pas que le Tétrarque le voie !

 

1er SOLDAT

Le Tétrarque ne viendra pas ici : il a trop peur du prophète.

 

LE PAGE

Il est mort, celui qui était mon ami !...

(Rideau, ad libitum.)

 

 

SCÈNE IV
(Les mêmes, puis HÉRODE, HÉRODIAS, et toute la Cour.)

 

LA VOIX D'HÉRODE (à la porte de la salle de festin)

Où est Salomé ?... Où est la princesse ? Pourquoi n'est-elle pas retournée au festin, selon mon ordre ? (Il apparaît au haut de l'escalier.)

(En entendant la voix d'Hérode, les soldats effrayés se retournent brusquement. Le Page se relève ; tous demeurent immobiles, inquiets, n'osant laisser voir le cadavre. — Salomé toujours plongée dans sa silencieuse méditation, ne fait pas un mouvement.)

 

HÉRODE (il aperçoit Salomé et la regarde fixement)

Ah !! la voilà !

 

HÉRODIAS (de la porte)

Pourquoi la regarder toujours ? Rentrons, nous n'avons rien à faire ici.

 

HÉRODE

Je resterai ! Manassé ! Issachar ! Osias ! Étendez des tapis ; allumez des flambeaux ; apportez les tables d'ivoire et les tables de jaspe ! — (regardant Salomé) L'air est délicieux ici… (à Hérodias) Je veux boire encore du vin avec mes hôtes…

 

HÉRODIAS (ironique)

Ce n'est pas pour eux que vous restez !...

 

HÉRODE (avec emphase)

Aux ambassadeurs de César, il faut faire tout honneur !

(La Scène se remplit rapidement. Des serviteurs sortent de tous côtés, apportant des tapis, des flambeaux, et des sièges. Un trône est installé, à droite, pour Hérode et Hérodias. — Les soldats ont formé la haie au pied du grand escalier. — Toute la Cour défile devant le Tétrarque, qui descend le dernier. A chaque pas, il jette un regard furtif du côté de Salomé.

Hérode et Hérodias sont arrivés aux dernières marches, la foule s'écarte, formant un large cercle (au centre duquel apparaît le corps du jeune Syrien). Hérode redresse son attitude un peu chancelante pour franchir les derniers degrés.)

Ah ! J'ai glissé ! j'ai glissé dans le sang !! Pourquoi du sang, ici ? — Et ce cadavre ?... que fait ici ce cadavre ?

 

1er SOLDAT

C'est notre capitaine, Seigneur.

 

HÉRODE

Je n'ai pas donné l'ordre de le tuer.

 

1er SOLDAT

Il s'est tué lui-même, Seigneur !

 

HÉRODE (regardant les soldats, puis Salomé, d'un air soupçonneux)

C'est étrange. — C'est étrange qu'il se soit tué, le jeune Syrien... Il était beau ; il avait des yeux très langoureux ; je me souviens qu'il regardait souvent Salomé…

 

HÉRODIAS

Il y en a d'autres qui la regardent trop.

 

HÉRODE

Enfin, pourquoi laisser le cadavre ici ? Je ne veux pas le voir. Emportez-le !

(Les soldats obéissent. Hérode fait quelques pas vers son trône, mais il s'arrête brusquement.)

Ah ! il fait froid, il y a du vent, ici ! Et j'entends dans l'air comme un battement d'ailes… comme un battement d'ailes gigantesques... Ne l'entendez-vous pas ?

 

HÉRODIAS

Non. Je n'entends rien.

 

HÉRODE

Je ne l'entends plus moi-même. C'est passé... C'était le vent, sans doute.

 

HÉRODIAS

Mais non, il n'y a pas de vent ; qu'avez-vous ?... rentrons !

 

HÉRODE

Viens, Hérodias ! Nos hôtes nous attendent.

(Il s'assied sur son trône et après lui toute la Cour.)

Versez du vin.

Salomé ! Venez boire du vin avec moi. Trempez là-dedans vos lèvres rouges... Et puis, je viderai la coupe.

 

SALOMÉ (se redressant, mais demeurant près de la citerne).

Je n'ai pas soif, Tétrarque !

 

HÉRODE

Apportez des fruits ! ‑

Salomé, venez manger du fruit avec moi.

Mordez un morceau de ce fruit ;… et puis, je mangerai le reste.

 

SALOMÉ

Je n'ai pas faim, Tétrarque.

 

HÉRODE

Apportez !... Ah ! qu'est-ce que je veux ?

 

LA VOIX D'IOKANAAN

Voici le temps ! Ce que j'ai prédit est arrivé, a dit le Seigneur Dieu ! Voici le jour dont j'avais parlé !

 

HÉRODIAS

Faites-le taire ! je ne veux pas entendre sa voix !

 

LA VOIX D'IOKANAAN

En ce jour-là, le soleil deviendra noir comme l'ouverture d'un tombeau — la lune deviendra comme du sang ; et les étoiles du ciel tomberont sur la terre, comme les figues vertes tombent du figuier, et les rois de la terre auront peur !

 

HÉRODIAS

Ah ! ce prophète parle comme un homme ivre ! Ordonnez qu'il se taise !

 

HÉRODE (tremblant)

Mais non… cela peut être un présage…

 

HÉRODIAS

Je ne crois pas aux présages, mais je pense que vous avez peur de lui.

 

HÉRODE

Je n'ai pas peur de lui, ni de personne !

 

HÉRODIAS

Ah ! si vous n'en aviez peur, pourquoi ne pas le livrer aux Juifs, qui depuis six mois vous le demandent ? (Mouvement dans la foule.)

 

CHŒUR DES JUIFS

Oui ! Oui !

 

HÉRODE (d'un geste, impose le silence, et retrouve peu à peu son assurance, et aussi son emphase)

Assez sur ce point ! — Noble Hérodias, nous oublions nos convives. — Emplissez de vin les coupes d'argent et les grandes coupes de verre : je veux boire à la santé de César.

 

LA FOULE

César ! César !

(Hérode se rassied et cause quelques instants avec les envoyés de César, mais il ne cesse de regarder Salomé.)

 

HÉRODE

Salomé, dansez pour moi !...

 

SALOMÉ

Je n'ai point envie de danser, Tétrarque.

 

HÉRODE

Salomé, fille d'Hérodias, dansez pour moi !...

 

SALOMÉ

Je ne danserai pas, Tétrarque !

 

HÉRODE

Salomé, Salomé ! dansez pour moi ; je vous en supplie ! Je suis très triste, ce soir. Quand je suis venu sur la terrasse, j'ai glissé dans le sang. C'est un terrible présage. — Je suis très triste, ce soir.

Aussi, vous m'obéirez, Salomé ! Si vous dansez pour moi, tout ce que vous voudrez, je vous le donnerai !

 

SALOMÉ (s'avançant brusquement)

Vous me donnerez tout ce que je voudrai, Tétrarque ?

 

HÉRODE

Je le jure !

 

SALOMÉ

Sur quoi jurez-vous ?

 

HÉRODE

Sur ma vie, sur ma couronne, sur mes dieux ! Ah ! Salomé, Salomé, dansez pour moi !

 

SALOMÉ (plus près d'Hérode)

Vous avez juré ! Tétrarque !

 

HÉRODE

Oui, j'ai juré. — Tout ce que tu voudras, fût-ce la moitié de mon royaume ! Comme reine, tu serais très belle, Salomé !...

— (Avec une terreur soudaine). Ah ! il fait froid ici ! et j'entends… J'entends comme un battement d'ailes. On dirait qu'un grand oiseau noir plane sur la terrasse. Le battement de ses ailes est terrible ; le vent qui vient de ses ailes est glacé ! — Non ! il fait chaud… j'étouffe ! Versez-moi de l'eau, sur les mains ; dégrafez mon manteau !... vite ! vite !! — Non, c'est ma couronne, — ces fleurs sont faites de feu !

(Il arrache sa couronne de roses et la jette sur la table.)

Ah ! enfin ! je respire ! — Ne pensons plus à cela. Maintenant, je suis heureux, car vous allez danser pour moi, Salomé, n'est-ce pas ?

 

SALOMÉ

J'attends que mes esclaves m'apportent des parfums et les sept voiles et m'ôtent mes sandales…

 

HÉRODE

Ah ! vous allez danser pieds nus ? C'est bien, c'est bien. — Oh non ! il y a du sang par terre, elle va danser dans le sang !

 

HÉRODIAS

Que vous importe ? vous avez bien marché vous-même dans le sang !

 

HÉRODE (Un nuage a voilé la lune. Hérode est pris de nouveau d'une terreur superstitieuse)

Oh ! regardez ! La lune est devenue rouge ! elle est devenue rouge comme le sang ! — Ah ! le prophète l'a bien prédit… ne le voyez-vous pas ?...

 

HÉRODIAS

Et les rois de la terre ont peur ! Cela du moins on le voit. Pour une fois dans sa vie, le prophète a bien prédit !! Les Rois de la terre ont peur !! (Hérode boit.)

 

LA VOIX D'IOKANAAN

Il siégera sur son trône en robe de pourpre ! Il portera dans sa main un vase d'or plein de ses blasphèmes, et l'ange du Seigneur le frappera !! Pourquoi vos vêtements sont-ils teints d'écarlate ?

(La foule semble frappée de stupeur, Hérode surtout demeure atterré. Son désir pour Salomé est cependant plus fort et il ne cesse de la regarder.)

 

HÉRODIAS

Rentrons ! la voix de cet homme m'exaspère ! je ne veux pas que ma fille danse pendant qu'il crie comme cela ! je ne veux pas qu'elle danse, pendant que vous la regardez comme cela !! Je ne veux pas qu'elle danse !!!

 

HÉRODE

Dansez, Salomé, dansez pour moi !

 

SALOMÉ

Je suis prête — Tétrarque !

 

 

SCÈNE V

 

DANSE DES SEPT VOILES

(Pendant la danse, des parfums sont brûlés dans les brûle-parfums, les flambeaux et les torches jettent des reflets rouges. Toutes ces lueurs combinées avec l’intermittente lumière de la lune, que voilent par instants de gros nuages, répandent sur la scène et sur les voiles des danseuses un éclat changeant et fantastique.

La danse commence calme et hiératique, pour s'animer peu à peu et devenir de plus en plus fougueuse, surtout après les cris prophétiques d'Iokanaan.)

 

LA VOIX D'IOKANAAN (pendant la danse)

Oh ! l'impudique ! la prostituée ! la fille de Babylone avec ses yeux d'or sous ses paupières dorées !!

Voici ce que dit le Seigneur-Dieu ! Faites venir contre elle la multitude ! que le peuple prenne des pierres et la lapide ! Que les guerriers la percent de leurs épées ! qu'ils l'écrasent sous leurs boucliers !! —

 

 

SCÈNE VI

 

(La danse s'achève avec une lassitude voluptueusement langoureuse. Les esclaves restent quelques instants groupées autour de Salomé, dont elles rajustent les vêtements, puis disparaissent dans le palais.)

 

HÉRODE (se levant, avec agitation).

Ah ! c'est magnifique ! c'est magnifique ! Approchez, ma chère et belle Salomé, vous qui êtes la plus belle des filles de Judée !! Approchez, que je puisse vous donner votre salaire.

(Salomé s'est avancée vers le trône d'Hérode. Les rangs pressés de la cour se resserrent autour d'elle — Elle s'agenouille.)

Parlez ! que voulez-vous ?

 

SALOMÉ (sans élever la voix)

Je veux que l'on m'apporte présentement, dans un bassin d'argent, — (se relevant) la tête d'Iokanaan ! (Mouvement dans la foule.)

 

HÉRODIAS

Ah ! c'est bien dit, ma fille !

 

HÉRODE

Non ! non ! Vous ne demandez pas cela !!

 

SALOMÉ

Je demande la tête d'Iokanaan.

 

HÉRODE

Non, non ! je ne veux pas !

 

SALOMÉ

Vous avez juré, Tétrarque !

 

HÉRODE

Je le sais… j'ai juré par mes dieux. Demandez-moi la moitié de mon royaume et je vous la donnerai ! Mais ne me demandez pas cela !! —

Je n'ai jamais été dur envers vous, Salomé !... je vous ai toujours aimée. — Peut-être vous ai-je trop aimée, et vous me dites cela seulement pour me faire de la peine ?? — Eh ! bien, oui ! Salomé… Votre beauté m'a troublé ! votre beauté m'a terriblement troublé, et je vous ai trop regardée !... Je ne le ferai plus, Salomé, mais il faut me délier de ma parole, et ne pas demander ce que vous demandez.

 

SALOMÉ

Je demande la tête d'Iokanaan !

 

HÉRODE

Oh ! du vin !... j'ai soif !... Salomé, Salomé !... Pensez à ce que vous faites ! Cet homme vient peut-être de Dieu. C'est un saint homme. Dieu a mis dans sa bouche des mots terribles. Dans le palais comme dans le désert, Dieu est toujours avec lui ! Aussi, peut-être, — s'il mourait, il arriverait un malheur…

Eh ! bien, Salomé, vous ne voulez pas qu'un malheur m'arrive ?... vous ne voulez pas cela ?... (il vide sa coupe).

 

SALOMÉ

Je veux la tête d'Iokanaan.

 

HÉRODE

Salomé, Salomé !... venez plus prés de moi ; écoutez-moi. J'ai des bijoux cachés que même votre mère ne connaît pas ! Ce sont des bijoux merveilleux… Ce sont des trésors sans prix !!... Eh ! bien, je vous les donnerai tous, tous ! et plus encore !!

Enfin, que veux-tu ? Salomé ! Je te donnerai tout ce que tu voudras — sauf une chose ! Je te donnerai tout ce que je possède — sauf une vie ! Je te donnerai le manteau du Grand-Prêtre, — le voile du sanctuaire !...

 

CHŒUR DES JUIFS

Oh ! Oh !

 

SALOMÉ

Donne-moi la tête d'Iokanaan !

 

HÉRODE (s'affaissant sur son siège)

Qu'on lui donne ce qu'elle demande…

(Hérodias prend au doigt d'Hérode la "bague de la Mort" et la donne à son page, qui la porte au bourreau.

Hérode tressaille et, d'un air égaré, cherche la bague à son doigt… le Bourreau lui-même semble frappé d'épouvante, et demeure hésitant et tremblant. Enfin, sur un nouveau signe d'Hérodias, il saisit le bouclier d'un des gardes et descend dans la citerne.

Salomé s'élance à sa suite et se penche sur le puits ténébreux, écoutant avec une impatience frémissante.)

(Mais aucun bruit ne sort de la citerne. Long silence.)

 

SALOMÉ

Mais frappe ! frappe ! Naaman ! frappe ! je te dis. — Ah ! j'ai entendu quelque chose tomber !! — C'est un lâche, cet esclave ! il n'ose pas le tuer ! il a laissé tomber son épée !!

(Elle se tourne vers le page d'Hérodias.)

Toi, Page ! viens ! ici ! (Le Page recule. Salomé s'adresse aux soldats.) Venez ici, soldats ! Descendez me chercher la tête de cet homme !! (Les soldats reculent aussi, le cercle s'élargit autour de Salomé.) Tétrarque, Tétrarque !! commandez à vos soldats qu'ils m'apportent ce que vous m'avez promis ! Ce qui m'appartient !!!

(Hérode détourne la tête avec terreur).

(Soudain un grand bras noir, le bras du bourreau, sort de la citerne, portant sur un bouclier d'argent la tête du prophète.)

(Les Nazaréens s'agenouillent et commencent à prier.)

 

LA FOULE

Ah ! — (Le cri de la foule s'adoucit en un long murmure très doux, comme d'un chuchotement de prières.)

(Hérode se cache le visage dans son manteau, Hérodias sourit et s'évente.)

 

 

SCÈNE VII

 

(Pendant toute la première partie de cette scène, de grands nuages passent dans le ciel, voilant par instants la lune, mais sans la cacher complètement.)

 

SALOMÉ (s'élançant vers la citerne)

Ah !!

Je baiserai ta bouche, Iokanaan !

Je te l'ai dit, n'est-ce pas ? Je te l'ai dit !

Eh bien, je la baiserai, maintenant !

Je la mordrai avec mes dents comme on mord un fruit mûr…

Tu n'as pas voulu de moi, Iokanaan. Tu m'as dit des choses infâmes ; tu m'as traitée comme une courtisane, comme une prostituée. Moi ! Salomé, fille d'Hérodias, princesse de Judée !

Eh bien, Iokanaan (farouche), moi je vis encore ! mais toi, tu es mort, et ta tête m'appartient ! je puis en faire ce que je veux. Je puis la jeter aux chiens et aux oiseaux de l'air !! Ah ! —

(Salomé saisit le bouclier et se penche sur la dépouille sanglante, mais elle semble défaillir, et, déposant son fardeau sur le rebord de la citerne, elle s'agenouille devant la tête du prophète, reprenant avec une fièvre croissante son ardente imprécation.)

Tu as été le seul Homme que j'aie aimé ! Tous les autres hommes m'inspirent du dégoût… Mais toi ! tu étais beau !

Ton corps était une tour d'argent ornée de boucliers d'ivoire ! Il n'y avait rien au monde d'aussi noir que tes cheveux ! Dans le monde tout entier, il n'y avait rien d'aussi rouge que ta bouche !!

Ta voix était un encensoir qui répandait d'étranges parfums ; et quand je te regardais, j'entendais une musique étrange !!

Ah ! pourquoi ne m'as-tu pas regardée, Iokanaan ? Derrière tes mains et tes blasphèmes, tu as caché ton visage. Tu as mis sur tes yeux le bandeau de celui qui veut voir son Dieu !...

Eh bien, tu l'as vu, ton Dieu, Iokanaan ! Mais moi ! moi ! tu ne m'as pas vue !

Si tu m'avais vue, tu m'aurais aimée !!

Moi, je t'ai vu, Iokanaan, et je t'ai aimé !

(Salomé se relève et s'empare du bouclier avec une passion sauvage. Elle le presse contre elle et soulève la tête sanglante en la saisissant par les cheveux. La lune s'est voilée de nouveau, mais les flambeaux et les torches jettent de sinistres lueurs rouges.)

Je t'aime encore, Iokanaan ! Je n'aime que toi ! et plus rien ne saurait apaiser mon désir !!

Que ferai-je, maintenant ?

(Avec une expression de douloureux abattement.)

Iokanaan.

(Mais de nouveau avec une fièvre grandissante.)

J'étais une princesse et tu m'as dédaignée. J'étais une vierge et tu m'as déflorée. J'étais chaste et tu as rempli mes veines de feu ! Ah ! pourquoi ne m'as-tu pas regardée, Iokanaan ? Si tu m'avais regardée, tu m'aurais aimée. — Je sais bien que tu m'aurais aimée. — Et le mystère de l'Amour est plus grand que le mystère de la Mort.

Il ne faut regarder que l'Amour…

(Le ciel se dégage de nouveau — La lune éclaire Salomé tenant la tête sanglante dans ses bras.)

 

HÉRODE (Hérode se lève, en proie à la plus folle terreur. Il jette sur sa tète un pan de son manteau et n'ose plus regarder Salomé.)

Manassé ! Issachar ! Osias ! Eteignez les flambeaux ; cachez la lune ; cachez les étoiles ; cachons-nous dans notre palais !... Les rois de la terre commencent à avoir peur…

(Des serviteurs traversent la scène dans toutes les directions. On éteint les flambeaux. Les invités et la Cour disparaissent. Un grand nuage noir passe sur la lune.

La scène est complètement noire.

Hérode commence à monter l'escalier.)

 

LA VOIX DE SALOMÉ (du fond de l'obscurité)

Ah ! j'ai baisé ta bouche, Iokanaan ! J'ai baisé ta bouche… Il y avait une âcre saveur sur tes lèvres. Etait-ce la saveur du sang ? Mais, peut-être, est-ce la saveur de l'Amour… On dit que l'Amour a une âcre saveur !...

Mais qu'importe, qu'importe !! J'ai baisé ta bouche, Iokanaan… J'ai baisé ta bouche…

(Un rayon de lune vient éclairer Salomé, penchée sur la tête d'Iokanaan.

Hérode s'est arrêté au haut de l'escalier. Il se retourne en un geste tragique, et, voyant Salomé.)

 

HÉRODE

Tuez cette femme !

(Les soldats se précipitent et écrasent sous leurs boucliers Salomé fille d' Hérodias, princesse de Judée.)

 

(Rideau.) 

 

 

 

 

 

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