le Miracle

 

Georges Hüe, P.-B. Gheusi, Joseph Pinchon, Lucien Muratore et Marthe Chenal (de g. à dr.), préparant la création du Miracle (photo Manuel)

 

 

Drame lyrique en cinq actes, livret Pierre-Barthélemy GHEUSI et André MÉRANE, musique de Georges HÜE.

 

   partition

 

Dédicacé par les auteurs à MM. Messager et Broussan, directeurs de l'Opéra.

 

 

Création au Théâtre de l'Opéra (Palais Garnier) le 30 décembre 1910 (répétition générale le 27 décembre). Mise en scène de Paul Stuart. Divertissement réglé par Mme Stichel. Décors de Marcel Jambon et Alexandre Bailly (sauf le 2e acte de Rochette et Landrin). Costumes de Joseph Pinchon. => Maquettes des costumes

 

Reprise le 18 novembre 1927 (générale le 15 avec les mêmes interprètes) ; mise en scène de Pierre Chereau ; chorégraphie de Nicola Guerra.

 

Autres interprètes des principaux rôles à l'Opéra :

Alix-la-Courtisane : Mme Andrée VALLY (1914).

Bérangère : Mme Yvonne COURSO (1927).

Maître Loÿs : M. William MARTIN (1927).

l'Evêque : M. Joachim CERDAN (1911).

Gaucher d'Arcourt : MM. CARRIE (1911), Robert COUZINOU (1913).

Pibrac-le-Bancal : M. Louis NANSEN (1911).

Tirso : M. TRIADOU (1913).

 

30 représentations à l’Opéra au 31.12.1961.

 

 

=> Critiques     => Livret et enregistrements

 

 

 

personnages

emploi

Opéra

30 décembre 1910

(création)

et 07 janvier 1911

Opéra

05 avril 1911

 

Opéra

20 janvier 1916

[2e acte seul, pour 4 représentations]

Opéra

18 novembre 1927

(25e)

Opéra

08 janvier 1928

(30e)

Alix-la-Courtisane soprano Mmes Marthe CHENAL Mmes Lucile PANIS Mmes Jeanne HATTO Mmes Jeanne BOURDON Mmes Marcelle MAHIEU
Bérengère, amie d'Alix mezzo-soprano Germaine BAILAC   Marie BONNET-BARON Laure TESSANDRA Laure TESSANDRA
un Escholier (travesti) soprano Léonie COURBIÈRES Léonie COURBIÈRES   Louise BARTHE Marguerite LLOBERES
une Religieuse de la Mercy mezzo-soprano Jeanne GOULANCOURT     CASTELAIN CASTELAIN
2e Religieuse la Mercy mezzo-soprano Marie LACOMBE-OLIVIER     Tina DUBOIS-LAUGER Tina DUBOIS-LAUGER
une Femme du Peuple soprano Gabrielle NOTICK        
Maître Loÿs, imagier statuaire ténor MM. Lucien MURATORE MM. Lucien MURATORE MM. Léon LAFFITTE MM. Georges THILL MM. Georges THILL
l'Evêque basse chantante André GRESSE André GRESSE   Albert HUBERTY GROMMEN
Gaucher d'Arcourt, capitaine d'armes baryton Henri DANGÈS Henri DANGÈS   Marcelin DUCLOS Marcelin DUCLOS
Pibrac-le-Bancal, crieur de ville ténor Henri FABERT Henri FABERT   Henri FABERT Henri FABERT
Tirso, chef des reîtres baryton Léonce TEISSIÉ Léonce TEISSIÉ   DALERANT Charles CAMBON
le Syndic baryton Joachim CERDAN     Charles CAMBON Charles GUYARD
un Marchand d'eau ténor GONGUET   GONGUET Edouard MADLEN Edouard MADLEN
un Archer baryton REY        
Danse : l'Egyptienne   Mlles Aïda BONI Mlle Aïda BONI   Mlles Camille BOS Mlles Camille BOS
la Montreuse d'ours   Léa PIRON     Olga SOUTZO Olga SOUTZO
le Dompteur   MM. Albert AVELINE     MM. DENIZART MM. DENIZART
Chef d'orchestre   Paul VIDAL   Camille CHEVILLARD Philippe GAUBERT Henri BÜSSER

 

Danse (création)

l'Egyptienne. — Mlle Aïda Boni.

la Montreuse d'ours. — Mlle Léa Piron.

Egyptiennes. — Mlles Meunier, Johnsson, Urban, de Moreira, H. Laugier, Cochin, Schwarz, B. Marie.

Bohémiens. — MM. Aveline, G. Ricaux, Cleret, Thomas.

Ribaudes. — Mlles B. Mante, S. Mante, J. Laugier, J. Kats, Emonnet, Delamare, E. Roger, C. Bos.

4 Etudiants. — Mlles Dockès, Guillemin, M. Lequien, G. Franck.

4 Paysans. — Mlles Mallet, Sauvageot, Maupoix, Martelucci.

4 Jeunes Filles. — Mlles J. Aveline, Dupré, H. Dauwe, L. Noinville.

Truands. — MM. Ch. Javon, Ferouelle, P. Baron, Leblanc, Even, Maurial, M. Bergé, E. Ricaux.

le Dresseur d'ours. — M. Bourdel.

l'Ours. — M. Prêcheur.

 

Figuration : Femmes, Soldats et Mercenaires, Clergé, Sœurs de la Mercy, Echevins, Habitants, Escholiers, Jongleurs, Egyptiennes et Danseuses des rues, etc.

 

 

 

 

Marthe Chenal (Alix-la-Courtisane) lors de la création

 

 

 

 

Lucien Muratore (Maître Loÿs) lors de la création

 

 

 

 

 

Léonie Courbières (un Escholier) lors de la création

 

 

 

 

 

Germaine Bailac (Bérengère) lors de la création

 

 

 

 

 

André Gresse (l'Evêque) lors de la création

 

 

 

 

 

Henri Fabert (Pibrac-le-Bancal) lors de la création

 

 

 

Joachim Cerdan (le Syndic) lors de la création

 

Henri Dangès (Gaucher d'Arcourt) lors de la création

 

 

Léonce Teissié (Tirso) lors de la création

 

Aïda Boni (l'Egyptienne) lors de la création

 

 

 

 

Léa Piron (la Montreuse d'ours) et M. Prêcheur (l'Ours) lors de la création

 

 

 

 

Argument.

 

L'action se passe en Bourgogne, à la fin du XVe siècle.

 

Décors : Acte I : une Place féodale. Acte II : l'Atelier de Maître Loÿs. Actes III et V : le Parvis de la Cathédrale. Acte IV : une Cellule au Couvent des Sœurs de la Mercy.

 

Acte I. Une place publique.

Au déclin du XVe siècle, les bandes du Condottière, aventurier italien qui saccage la Bourgogne, assiègent une ville forte. Rien ne la sauverait d'un suprême assaut, ni les prouesses de son capitaine d'armes, Gaucher d'Arcourt, ni la protection de sainte Agnès, patronne de la cité, si la courtisane Alix, dont l'aventurier est épris, ne s'était secrètement donnée à lui sous la condition qu'il lèverait le siège.

Le Condottière, au petit matin, a disparu avec ses bandits. Délivrée, la ville ne peut attribuer sa retraite qu'à l'intercession de sa patronne ; l'évêque et le syndic réaliseront le vœu d'un peuple reconnaissant : la statue de sainte Agnès, œuvre de l'imagier Loys, le plus réputé des statuaires bourguignons, se dressera sur le parvis de l'église pour commémorer la libération miraculeuse.

Alix, en qui revit l’âme des courtisanes d'autrefois, — Alix, qui hait son siècle brutal, poursuit un rêve d'orgueil, un dessein périlleux et sacrilège. Elle a sauvé la ville : c'est elle, c'est donc sa resplendissante image qui doit être érigée sur le parvis, perpétuant ainsi la gloire de sa beauté. Aucun danger ne la détournera de son désir, pas même la jalousie de Gaucher d'Arcourt, son amant ombrageux et rude, ni le mépris d'un peuple asservi seulement à des idolâtries et à des superstitions.

Alix n'a plus qu'une pensée : inspirer maître Loys, dont la douceur l'émeut déjà d'un obscur éveil de tendresse, incarner pour lui la sainte qu'il veut sculpter, lui servir de modèle, dominer son âme de tout l'ascendant de son amour.

Et quand le regard songeur de l'imagier rencontre ses yeux, Loys, ébloui, subit déjà le charme de la troublante, de la superbe courtisane.

 

Acte II. L'atelier de Loys.

Dans le cloître où il se recueille, maître Loys poursuit un stérile labeur ; son inspiration le trahit ; la statue recommencée vingt fois n'ébauche toujours qu'une décevante image.

Obsédé de la vision qui l'émerveilla naguère, l'artiste évoque la radieuse idole ; et quand, pénétrant jusqu'à lui, Alix s'offre de nouveau à ses regards dans toute sa beauté, il ne sépare plus de sa réalité l'image immatérielle qui hante son âme : c'est elle qu'il sculptera dans la pierre sacrée.

Mais la courtisane ne veut point laisser figer sa beauté vivante dans une image, rigide et froide comme un spectre. Éprise de Loys et de son génie, elle lui inspirera une œuvre de flamme, immortalisant la perfection païenne de son corps.

Eperdu de passion, cédant enfin au vertige qui les emporte tous les deux, l'imagier s'abandonne à l'amour de la courtisane : il oublie le ciel et la terre dans le paradis sensuel où la réalisation de son rêve ne s'inspirera que de la volupté.

 

Acte III. Le parvis de l'église.

Le jour est venu qui doit ériger la statue de sainte Agnès sur le parvis de son église. Au milieu de la joie populaire qui, dans sa cruauté, n'épargne guère les disgraciés de la nature et les harcèle de sa gaîté rude, parmi les divertissements, les danses et les jeux bruyants de la ville en liesse, la pompe des grandes fêtes environne la mystérieuse image, drapée encore devant le porche.

Seul, Loys est admis à faire tomber les voiles qui cachent la statue, afin de la livrer pour toujours à la vénération des fidèles.

Mais une clameur d'épouvante s'élève contre l'imagier dès qu'il a dévoilé son œuvre : elle ose, sur le seuil sacré, dresser la nudité hardie d'une femme et, sous le nom profané de sainte Agnès, proposer à la ferveur de la foule sauvée par elle la beauté sacrilège d'Alix-la-Courtisane !

Sous l'anathème de l'évêque et les outrages d'un peuple offensé, Loys courbe le front, terrifié enfin de son inconscience ; mais Alix, éperdue d'orgueil, défie les foudres de l'Eglise et brave les fureurs de la ville ameutée : libératrice de la cité, c'est elle qui mérite ses hommages et ses idolâtries ; c'est devant son corps triomphant, vainqueur du Condottière et de ses bandits, que doit se prosterner la foule !

Gaucher d'Arcourt, que la jalousie et l'indignation arment contre la pierre maudite, se jette sur la statue d'Alix et va la détruire. La courtisane, exaspérée, pour défendre l'image qui divinise sa beauté, frappe et tue le capitaine sur le seuil souillé d'un double crime.

 

Acte IV. La cellule de la condamnée.

Dans le couvent des sœurs de la Mercy, Alix, brisée par les tortures, attend le cortège qui doit l'emmener au bûcher. L'évêque, une dernière fois, l'adjure de sauver son âme, ainsi que la vie de Loys, excommunié pour son crime et voué au plus affreux trépas. La malheureuse, depuis qu'elle a versé le sang, ne défend plus son rêve d'orgueil avec la même énergie : à bout de force, d'ailleurs, elle consent à détruire de ses mains, devant tous, la statue scandaleuse, pour racheter la vie de l'amant perdu par elle.

Quand Loys pénètre enfin dans sa cellule afin de délivrer Alix, la suppliciée, incapable de le suivre, ne songe qu'a le sauver et tente de le gagner à son extase, qui n'appartient déjà plus à la terre.

L'imagier, insurgé contre le destin d'Alix, frappera les juges et les bourreaux ; mais, lorsque la porte s'ouvre, ce sont, blanches et bleues, les religieuses de la Mercy qui s'offrent à sa fureur désarmée.

Et il s'enfuit, résolu à sauver la malheureuse, fût-ce au milieu de la foule hostile, tandis que le cortège de la condamnée l'entraîne lentement vers la mort.

 

Acte V. Le miracle.

Loys, reconnu dans la foule, va périr sur le seuil de l'église où l'on attend la sacrilège ; mais la clémence de l'évêque et la funeste statue dont nul n'ose approcher le sauvent des haines populaires. D'ailleurs, un spectacle tragique détourne de lui la colère des meurtriers.

Dolente, glacée, devant un peuple féroce, Alix fait amende honorable et marche sur la statue enveloppée d'un voile de deuil, pour la mettre en pièces. Mais toute sa vie est passée dans la pierre fatale ; celle qui n'a vécu que pour l'amour mourra de sa beauté détruite, de son âme brisée avec son orgueil.

Loys se révolte à son tour contre la ruine de son œuvre. Toute la jeunesse, toute la passion de son cœur vont-elles donc périr avec elle ?...

Mais il intervient trop tard : Alix a frappé la statue et, comme atteinte du même coup, est tombée mourante sur le sol. Loys alors, invectivant la foule fanatique, égaré de douleur et de désespoir, veut revoir, dressée encore en toute sa splendeur, celle dont il immortalisa la beauté : il dévoile de nouveau l'image maudite....

O miracle ! Ce n'est plus la nudité païenne d'Alix qui s'érige sous le porche ; c'est, hiératique et chaste, la statue long-voilée de sainte Agnès, substituée à l'idole impure par une volonté bien au-dessus des passions humaines et des rêves mêmes du génie.

 

 

 

 

 

Nous devons à l'obligeance des auteurs du Miracle les articles qu'ils ont bien voulu écrire pour nos lecteurs. Rappelons, en quelques mots, le sujet de cet « opéra » français et moderne, qui vient de réussir si brillamment à l'Opéra et dont notre confrère Bertelin rendra compte dans le numéro du 15 janvier.

En 1483, dans une cité franche de Bourgogne, vit une courtisane venue d'Italie, Alix, dont un capitaine d'aventures est épris. Elle consent à subir son amour s'il quitte le siège de la ville, menacée par ses bandits. Sauvée, la cité attribue sa délivrance à sa patronne sainte Agnès : l'évêque et le syndic, pour commémorer cette grâce, commandent à l'imagier Loys la statue de la sainte et la feront dresser sous le porche de l'église. Mais la perverse Alix, devenue l'amante et le modèle du naïf statuaire, lui inspire une œuvre sensuelle, immortalisant la beauté païenne de son corps. Une émeute va briser l'idole impure ; Alix la défend, le poignard à la main, et répand le sang sur le seuil profané de l'église. Conduite au bûcher pour expier ce forfait sacrilège, elle va périr sous les yeux de Loys exaspéré, quand un miracle se produit, désarmant la foule et rachetant le crime religieux des deux amants : la pure et chaste statue de sainte Agnès, substituée mystérieusement à l'image sensuelle de la courtisane, resplendit soudain au seuil purifié de l'église devant le peuple qui tombe à genoux.

 

La pièce du « Miracle » par Georges Hüe

 

L’œuvre de mes amis, Gheusi et Mérane n'est pas un livret, ni un poème, ni des « paroles ». C'est une pièce lyrique, un drame et même un opéra, qui pourrait être joué sans musique ; telle est, selon moi, la caractéristique des bons sujets d'ouvrages musicaux. Je n'ai pas demandé à mes amis des stances de pure littérature ni du lyrisme sans action ; j'ai reçu d 'eux une pièce de théâtre capable d'admettre tous les commentaires musicaux et de les soutenir d'une série de situations de théâtre.

Sans aller jusqu'à affirmer, comme Meyerbeer, que « c'est la pièce qui fait le succès des cent premières représentations et la musique celui des autres », je crois, après expériences et longues observations, qu'un drame lyrique n'est pas viable au théâtre si le sujet n'en est pas théâtral.

Mérane avait une idée de pièce qui me plaisait ; Gheusi accepta son point de départ et sa collaboration, à la condition que nous destinerions l'ouvrage à l'Opéra et que nous utiliserions toutes les ressources d'une maison qu'il connaît mieux que personne.

Nous avons travaillé sans hâte, mais aussi sans interruption, pendant quatre ans environ. J'aurais préféré que M. Paul Stuart vous parlât de la pièce, qu'il a mise en scène admirablement, sous notre amicale et confiante approbation ; mais je vous dirai sommairement, puisque vous y tenez, ce que je pense de la pièce de Gheusi et Mérane.

Il est bien évident, d'abord, qu'elle me plaît ; je commence à avoir l'âge où l'on n'accepte plus des livrets dont on n'est pas satisfait totalement. Nous voici à la veille de la première : je suis toujours enchanté de mon poème et de l'action intense et moyenâgeuse qu'il m'a fournie. Tout y est, de cette époque haute en couleur que j'ai traitée avec foi : la rue turbulente, la populace, le clergé souverain, l'art enfiévré, l'amour hardi, si souvent victime, toujours exalté et vainqueur.

Chacune des syllabes du texte, je l'ai traduite en musique en suivant rigoureusement la situation, les sentiments et les variations des âmes. Nous avons, tous les trois, pour nos interprètes, un enthousiasme que le public doit partager. Il faudrait nommer tout le monde, énumérer toute notre affiche pour dire à chacun notre gratitude, notre émerveillement aussi de voir palpiter et vivre une telle « machine » sur l'énorme scène de l'Opéra.

Je ne sais plus très bien si nous sommes contents de nous ; mais je vous affirme que nous demeurons enchantés des autres.

Nos cinq actes ne sont pas longs ; nous les avons, çà et là, allégés encore par quelques coupures scéniques, qui serrent notre mouvement et lui donneront plus de vue et de vérité. Il n'y a pas d'œuvre qui arrive à la première sans coupures ; certaines réalisations ne sont possibles qu'aux feux de la rampe, et on ne les éprouve vraiment que là.

Il me semble que notre œuvre n'est ni triste, ni truquée, ni prétentieuse. Mes collaborateurs, qui sont très gentils, disent que s'il y a des « loups » dans le Miracle, c'est de leur faute. Leur affectueuse amitié se complaît à ce propos désintéressé ; mais il faut bien que je dise, à mon tour, que leur excellente pièce m'a inspiré, servi et soutenu d'un bout à l'autre. Et il y a des jours où je me demande, tant nos parts respectives se sont amalgamées ensemble, si la musique n'est pas d'eux et la pièce de moi ?... C'est la meilleure preuve que j'en suis content !

Georges Hüe.

 

La Musique du « Miracle », par P.-B. Gheusi

 

Je connais Georges Hüe depuis dix-sept ans. Dans la « tour d'ivoire » de l'avenue Hoche où il cache la délicatesse, distante un peu, de ses rêves musiciens, je l'ai surpris, parfois, très en colère contre les systèmes, les chapelles et le battage dont s'embroussaillent trop souvent les manifestations publiques de l'art contemporain. Toutes les entreprises de puffisme et de bluff, au nom de la Musique, ont le don de l'exaspérer et il ne l'envoie pas dire à certains.

Son indépendance de langage, — toujours exagérée d'ailleurs, — a fait à mon Georges Hüe une solide réputation de mauvais caractère qui est bien la chose la plus mensongère que je sache ! L'auteur du Roi de Paris et de Titania est, au fond, un discret, un timide et un tendre, d'une sensibilité de grand artiste, d'une « naïveté » surtout de très grand musicien.

—  « Il est antidebussyste ! » ont juré des critiques et des informateurs. L'un d'eux ajoutait même, naguère : « Et c'est d'autant plus bizarre que la mélodie précieuse qu'il vient d'éditer sous le titre de Soir païen est de la plus pure école de Claude Debussy ! »

Il n'y a qu'une erreur dans ce tissu de légendes ; mais elle est de belle taille : Hüe admire très sincèrement Debussy ; il est bien trop « artiste » pour demeurer réfractaire à sa séduction. Et il y a près de vingt ans que Soir païen a été écrit et édité par le musicien du Miracle. Quand il est venu me trouver, il y a cinq ou six ans, pour me demander un poème, une pièce pour l'Opéra, il m'a indiqué ses préférences, fixées enfin après le Roi de Paris et Titania. A ses amis, — qui sont demeurés fiers de l'appeler « l'auteur de Titania », avec tous les musiciens de l'Opéra-Comique et les admirateurs des mélodies si personnelles de Georges Hüe, — il a dit résolument :

—  « Je veux maintenant écrire un opéra moderne, de source et d'inspiration française, aussi vivant, aussi mouvementé qu'il peut l'être dans notre théâtre actuel. »

Sur ce programme, nous avons, Georges Hüe, Mérane et moi, travaillé près de quatre ans avec méthode. Le Miracle est le produit de cette collaboration.

 

***

 

La partition du Miracle, personne encore ne la connaît comme moi, pas même mon cher Paul Vidal, qui vient d'en diriger les études avec le soin érudit, compréhensif et magistral qui résulte de sa prodigieuse aptitude à aimer de bonne foi et exprimer toutes les musiques du monde ; — non plus que le parfait chef de chant Catherine, l'un de nos meilleurs collaborateurs.

Si je reprenais ici mon ancienne plume de critique musical, je crois bien que j'écrirais une notice assez exacte sur la « musique » du Miracle. Et, ma foi ! je ne vois pas pourquoi je me priverais de ce plaisir, puisque ces lignes ne verront le jour qu'au lendemain de notre première...

La partition du Miracle est vivante ; elle se plie à toutes les situations avec la flexibilité d'un métal finement trempé. C'est une cotte de mailles de luxe, mais d'une solidité à toute épreuve sur un corps animé d'une existence nerveuse, dolente et brutale tour à tour. Complexe, certes, comme les sentiments mêmes qu'elle réalise devant la rampe, cette musique est tramée avec tant de délicatesse que, même clans ses passages les plus difficiles, elle nous apparaît avec une cohésion qui la revêt d'apparente facilité. Quand elle extériorise en harmonies l'âme violente ou pieuse de la Foule, personnage capital, lui aussi, de notre œuvre, — la musique de Georges Hüe épouse la diversité ou l'unité essentielle du sentiment populaire : divisée comme les groupes tumultueux de la rue féodale, ou fondue en masse concertante quand la foi mystique l'incline devant sainte Agnès, cette âme s'exprime en scène selon la situation qu'elle subit. De là ces admirables chœurs, qui font tant d'honneur aux artistes de l'Opéra et à leur chef prestigieux, M. Gallon, secondé par M. Leroux.

Il en est de même des autres personnages principaux du Miracle. Quand le thème en mi bémol de la courtisane, rayonnante d'orgueil et de beauté, fait sa première apparition, à l'orchestre on pressent, à l'ondoiement chaleureux et vif de son dessin qu'il va traverser toute la partition avec la souplesse tiède de la vie : déformé par la douleur, exalté par la vanité démente de la voluptueuse idole, affiné de coquetterie ou meurtri de deuil et de désespérance, le thème d'Alix éclate, à l'orchestre et dans les voix, partout où circule sa flamme et le sang généreux de sa vivante réalité. Toute la femme surgit ainsi, théâtrale et psychologique, de la musique qu'elle inspire, comme elle inspire, dans notre trame lyrique, une œuvre de chair et de beauté à l'imagier féodal, initié soudain par l'amour à tout le paganisme de la passion.

Tout cela, il faut l'exprimer aussi du motif de sainte Agnès libératrice, d'une ampleur mystique qui courbe les fronts et les cœurs ; — et de celui de Loys, épris d'abord de beauté pure, qu'il confond, en son ingéniosité, avec la sérénité des anges jusqu'au moment où, dans les yeux d'Alix, rayonne la flamme sensuelle qui va muer en volupté l'émotion religieuse de sa foi.

Ce que nous n'avons pu mettre, Mérane et moi, dans les mots limités, à peine indicateurs d'idées fondamentales, éparses dans un texte toujours sacrifié, la musique de Hüe l'exprime avec une subtile éloquence, souvent même en pleine liesse populaire, avec une verve rustique, jamais déchue jusqu'à la grossièreté.

Tout se tient, tout se déduit logiquement dans ce torrent de musique, sans fureurs brisées, sans clameurs pesantes ; on sent toujours une âme, même quand elle est barbare, palpiter dans le commentaire musical de la pièce. Le thème d'amour, dès qu'énoncé, contient déjà en germe l'épanouissement du deuxième acte, dans la sensuelle extase de ce Paradou féodal ; et l'anathème de l'évêque, dans son impressionnante exposition en fa mineur, suspend réellement sur les amants sacrilèges toute la terreur mystique des époques superstitieuses, asservies à des rites cruels.

 

***

 

Jetées ainsi, en toute hâte, sur le carnet, pédant peut-être, mais sincère, — du critique que je ne suis plus, ces notes voudraient éclairer un peu les assises de notre ouvrage. Je ne me flatte pas d'y avoir réussi.

Mais, pour obéir, en terminant, aux préoccupations habituelles du public, je voudrais dire à quelles parentés lointaines se rattache en musique, le très original et très personnel compositeur du Miracle.

Sincèrement, dût mon affirmation le stupéfier lui-même, — ça ne serait pas la première fois que nous ne serions pas, d'emblée, du même avis ! — j'avoue que s'il me fallait absolument lui donner un patronage, plus moral que matériel, plus « coloré » que musical, c'est à César Franck que je dédierais l'âme harmonieuse de son œuvre. Georges Hüe, français d'inspiration, de mélodie, d'écriture même, a la clarté, l'élévation, la beauté rythmique du génie franckiste bien plutôt que la polyphonie théâtrale de Wagner, dont on lui fait honneur et grief dans les anthologies musiciennes de notre temps. Sa musique ne ressemble à aucune autre ; on m'a dit, l'autre soir, entre deux portants : — « Le duo d'amour évoque un peu celui de Tristan ! »

C'est une erreur criante : il n'a de Tristan que le banc de pierre, le clair de lune, la mise en scène traditionnelle d'un nocturne enivré d'amour, peut-être même des mots inévitablement pareils pour une situation semblable. Ses harmonies, son  mode de développement, sa délicatesse d'inspiration et d'écriture, comme toutes les pages du Miracle, sont signés d'un seul nom et d'un nom bien français : Georges Hüe.

P.-B. Gheusi.

 

(Comœdia illustré, 01 janvier 1911)

 

 

 

 

 

Depuis qu'ils occupent le fauteuil directorial de l'Opéra, MM. Messager et Broussan ne nous ont offert comme œuvres inédites de compositeurs français que des partitions d'importance moyenne : Monna Vanna ne comporte en effet que trois actes assez courts et la Forêt deux actes seulement. Le Miracle est beaucoup plus développé ; la pièce de MM. Gheusi et Mérane comprend cinq actes très remplis d'épisodes nombreux et variés qui viennent se grouper autour de l'action principale. Des divertissements et des danses, des chœurs de grande envergure l'agrémentent encore : c'est une œuvre de longue haleine. M. Georges Hüe, qui en a écrit la musique, est loin d'être un inconnu pour le public parisien ; outre de nombreux fragments exécutés dans les concerts, l'Opéra a déjà représenté un drame lyrique de lui : le Roi de Paris, et quelque temps après l'Opéra-Comique exécutait une Titania en trois actes dont les deux derniers surtout décelaient une véritable nature de musicien, très fin, très distingué, maniant l'orchestre en maître. Ajoutons enfin qu'au début de sa carrière M. Georges Hüe avait obtenu le prix de Rome et que quelques années plus tard sa partition de Rubezahl était couronnée par la ville de Paris. Il était donc tout désigné pour que l'Opéra lui ouvrit toutes grandes ses portes.

Voyons rapidement quelle est la donnée du poème de MM. Mérane et Gheusi ; je vais m'efforcer, en résumant l'argument qui figure en tête de la partition, de l'exposer aussi clairement que possible.

 

ACTE I

 

A fin du XVe siècle, les bandes d'un condottiere italien assiègent une place forte en Bourgogne ; les prouesses de son capitaine d'armes Gaucher d'Arcourt n'arriveraient pas à la sauver d'un suprême assaut, non plus que la protection de sainte Agnès, patronne de la cité, si la courtisane Alix dont l'aventurier est épris ne se donnait secrètement à lui à la condition qu'il lèverait le siège.

Le clergé et le peuple, voyant au petit matin la ville délivrée, ne peuvent attribuer la retraite de l'ennemi qu'à la protection de sainte Agnès.

L'évêque et le syndic réaliseront le vœu du peuple reconnaissant en élevant sur le parvis de l'église la statue de la sainte. Celle-ci sera l'œuvre de Loys, le plus réputé des sculpteurs bourguignons.

Mais Alix poursuit un rêve d'orgueil : elle a sauvé la ville, c'est elle dont la resplendissante image doit s'élever sur le parvis. Aucun danger ne la détournera de son projet, pas même la jalousie de son amant ombrageux et brutal, Gaucher d'Arcourt ; elle n'a plus qu'une pensée : inspirer maître Loys et quand le regard songeur de l'imagier rencontre les yeux d'Alix, ébloui, il subit déjà le charme de la courtisane.

 

ACTE II

 

Dans le cloître où il se recueille c'est en vain que Loys a commencé vingt ébauches, aucune ne le satisfait. Obsédé par la vision qui le charma naguère, il évoque la radieuse idole et quand Alix pénètre auprès de lui, c'est elle dont il désire fixer les traits. Mais elle ne veut pas laisser figer sa beauté vivante dans une image rigide et froide, elle affole Loys d'amour ; la réalisation de son rêve ne s'inspirera que de la volupté.

 

ACTE III

 

Sur le parvis de l'église le peuple est réuni : c'est le jour où la statue achevée doit se dresser, dévoilée. Le peuple en liesse, danse et chante.

L'artiste doit lui-même faire tomber les draperies qui cachent son œuvre. Mais une clameur d'épouvante s'élève : au lieu des traits de la sainte offerts à la vénération du peuple, c'est une femme nue qui apparaît, c'est l'image de la courtisane ! Sous l'anathème de l'évêque et les outrages du peuple, Loys, terrifié de son inconscience, courbe le front, mais Alix se révolte ; c'est elle qui a sauvé la cité ; c'est elle qui mérite ses hommages et ses idolâtries ; et quand Gaucher d'Arcourt, poussé par l'indignation et la jalousie, s'avance vers la statue pour la détruire, Alix exaspérée le frappe et le tue.

 

ACTE IV

 

Alix a subi la torture ; dans le couvent des sœurs de la Mercy, elle attend le cortège qui doit la conduire au bûcher. L'évêque une dernière fois l'adjure de sauver son âme, de sauver Loys excommunié pour son crime. A bout de force et d'énergie, elle consent à détruire de ses mains l'œuvre maudite pour sauver la vie de l'amant perdu par elle. Quand Loys pénètre dans sa cellule afin de la délivrer, elle est incapable de le suivre et ne songe qu'à le gagner à son extase qui n'appartient plus à la terre, et il s'enfuit, résolu à la sauver même au milieu de la foule hostile tandis que, funèbre, se déroule le cortège qui conduit la condamnée au supplice.

 

ACTE V

 

Sur le parvis de l'église Loys, reconnu par la foule, va succomber, mais la clémence de l'évêque le sauve. Alix, blême et glacée, marche vers la statue couverte d'un voile de deuil pour la mettre en pièces, mais sa vie est passée dans la pierre, elle tombe morte en la brisant. Loys, fou de douleur, invectivant la foule fanatique, veut revoir encore dans sa splendeur celle dont il immortalisa la beauté : il dévoile la statue... O miracle ! ce n'est plus la nudité d'Alix qui apparaît aux yeux du peuple ébloui, mais c'est sainte Agnès hiératique et chaste qui se dresse sur le parvis.

Voici dans ses grandes lignes le sujet du Miracle. Les auteurs ne me paraissent pas avoir très bien établi le scénario de leur poème, ils lui ont donné trop d'envergure en groupant autour du fait principal trop d'épisodes accessoires qui ne se rattachent que de plus ou moins près au drame lui-même. Et puis, ils se sont embarrassés de personnages démodés, contemporains des ouvrages de Meyerbeer et qui ne sont plus de mise au théâtre. Même dans un drame lyrique leur présence ne saurait se justifier ; il en résulte que leur pièce paraît longue, monotone, qu'elle piétine souvent sans avancer. Ce sont bien eux qui sont fautifs, et non pas le musicien qui lui, a fait des prodiges pour arriver à masquer les défauts du poème. C'est vraiment dommage que MM. Gheusi et Mérane aient commis une semblable erreur : des amours d'Alix et de Loys ils auraient pu tirer une œuvre charmante, poétique, intéressante, proche parente de celle que nous a si joliment conté M. Maurice Léna dans le Jongleur de Notre-Dame ; ils se sont trompés, de bonne foi sans doute. Notez bien que, cette critique générale une fois faite, il n'y a qu'à louer l'ingéniosité, l'heureuse invention du détail, le pittoresque très réussi de certaines scènes, les mouvements de foule heureusement combinés ; mais ces qualités très réelles n'arrivent pas à rendre leur poème captivant ; l'intérêt languit.

 

Arrivons à la musique et disons de suite que la nouvelle partition de M. Georges Hüe est non seulement digne de ses devancières, mais qu'elle leur est même supérieure par bien des côtés. Le musicien, qui jusqu'ici s'était révélé le peintre délicat des crépuscules, qui préférait les clairs obscurs aux couleurs vibrantes, a enrichi sa palette de tons nouveaux. Son œuvre, burinée avec soin, où l'on sent chaque détail voulu, est éminemment musicale ce qui ne l'empêche nullement d'être très moderne ; on y rencontre à chaque pas des harmonies, des combinaisons sonores très neuves mais toujours disposées avec élégance, avec un souci constant de faire œuvre d'artiste. Contrairement à tant d'autres productions récentes, la partition du Miracle peut se lire au piano sans perdre rien de son intérêt. Constatons aussi l'excellente disposition vocale des chœurs toujours bien sonnants et la maîtrise toute particulière avec laquelle le musicien a su faire évoluer les foules ; quiconque s'est occupé de près ou de loin de composition dramatique sait combien il est difficile d'animer les masses, de leur donner l'apparence de la vie.

Ces remarques générales une fois faites, analysons rapidement la partition en citant les principaux thèmes.

Voici celui de l'introduction, d'un caractère sombre et mystérieux.

 

 

 

Puis le thème de Pibrac, sautillant, boitillant comme le Bancal, hué par la foule.

 

 

 

Celui de la statue.

 

 

 

Celui d’Alix, onduleux et souple.

 

 

 

Le thème de la beauté, d’allure orgueilleuse et fière.

 

 

 

Enfin, celui de sainte Agnès, mystique et calme.

 

 

 

A côté de ces thèmes principaux on peut encore citer celui du premier air de ballet au 3e acte.

 

 

 

La danse de l’ours et sa 3e variation.

 

 

 

Le début du prélude du 4e acte.

 

 

 

Les pages capitales de l'ouvrage sont : au premier acte, le grand choral entonné par le peuple en l'honneur de sainte Agnès ; au deuxième acte, le duo entre Loys et Alix admirablement conduit, adorable de poésie et de charme ; la phrase : « Quel est ce parfum inconnu » accompagné de chatoyantes harmonies est tout à fait exquise ainsi que la péroraison. L'auteur a fort habilement évité l'écueil d'un rapprochement avec la seconde partie du duo de Tristan malgré une disposition vocale analogue. Le début du troisième acte est extrêmement vivant ; les curieux airs de ballets qui suivent si colorés et joyeusement animés font contraste avec les pages précédentes ; le prélude du quatrième acte, d'une expression très intense, est suivi d'un beau dialogue entre l'évêque et Alix et d'un poignant duo entre celle-ci et Loys. Enfin les scènes violentes du début du cinquième acte et la péroraison de celui-ci ne sont nullement inférieures au reste de la partition.

Si j'ajoute que celle-ci est admirablement orchestrée, que les effets de force y voisinent avec de délicieuses sonorités douces et voilées qui révèlent la main d'un maître en la matière. J'aurai, je crois, suffisamment prouvé que la partition du Miracle fait le plus grand honneur et à son auteur et à l'école française.

L'exécution est excellente. Mlle Chenal est une fort belle Alix, douée d'une voix sonore, mais un peu froide ; M. Muratore est un Loys fort élégant et bien chantant ; M. Gresse, un évêque plein d'onction et d'autorité ; il n'y a également à décerner que des éloges à Mlle Bailac, à MM. Fabert, Cerdan, ainsi qu'à tous leurs camarades. Mlle Aïda Boni, danseuse-étoile du ballet, pleine de grâce et de talent, a obtenu un vif succès personnel. A ses côtés, Mlle Piron, avec son ours, s'est fait chaudement applaudir.

L'orchestre, sous l'habile direction de M. Paul Vidal, son très distingué chef, a fort bien interprété la partition de M. Georges Hüe que la direction a encadrée dans de somptueux décors.

 

(Albert Bertelin, Comœdia illustré, 15 janvier 1911)

 

 

 

 

 

La Légende française demeure une mine inépuisable pour le drame lyrique tel que nous le concevons aujourd'hui, se déroulant dans un cadre stylisé à souhait et disposant de chœurs puissants. Plus particulièrement, le XVe siècle, qui marque la fin des temps féodaux et prépare l'avènement de la Renaissance, offre des sujets typiques, propices aux mille combinaisons théâtrales et dignes d'inspirer un musicien dont les tendances le portent à exprimer les sentiments de la Foule, cette grande Voix aux multiples accents.

M. P.-B. Gheusi, un poète doublé d’un historien et d'un savant héraldiste, était plus autorisé que quiconque à devenir le collaborateur de M. Mérane qui avait narré naguère à M. Georges Hüe une légende fort séduisante de cette époque superstitieuse où la Bourgogne devenait le trait d'union entre l'Italie et la France. Mais, dans l'esprit de l'auteur de tant d'œuvres remarquables, la simple légende devait prendre des proportions qui fissent d'elle une grande fresque des mœurs du passé, avec, pour élément principal, la masse aveugle obéissant à la superstition ancestrale et capable de toutes les fureurs en face d'un sacrilège. C'est dire que M. Gheusi écrivit un drame pour l'Opéra, dans le but d'employer toutes les ressources que lui offrait l'Académie de Musique et préparant ainsi, pour le compositeur, matière à mettre en opposition un roman d'amour libre et la révolte de toute une ville fanatique avec son Evêque, sa populace, ses pénitents de la Mort, ses sœurs de la Mercy, ses mercenaires, représentatifs de la féodalité.

De ce conflit entre la rudesse des croyants et la passion païenne de deux êtres qui, dans leur désir de réaliser un idéal de Beauté, perdent la notion des dangers courus, est sortie une œuvre pleine d'unité, faisant revivre des personnages vrais, divers, se mouvant dans une atmosphère où, de par des idées et des aspirations spéciales, la violence coudoie la tendresse éloquente, la joie légère se mêle aux menaces, la passion s'achemine vers la douleur et la mort.

Les auteurs du Miracle ont voulu aussi faire une tentative nouvelle, semée d'écueils, puisqu'il s'agissait de remonter le courant des habitudes, en ce qui concerne le décor et les costumes. Au lieu de sacrifier aux traditions scéniques, d'accepter les couleurs neutres si chères à l'ancienne école et de fausser ainsi la vérité historique, ils ont, avec le concours de l'habile costumier Pinchon et de deux jeunes et remarquables décorateurs, Rochette et Bailly, reconstitué la polychromie véritable du XVe siècle, aux tons violents, heurtés, mais toujours francs, et qui sont la peinture des caractères tranchants de cette époque.

La réalisation des efforts communs prouvera que le vérisme bien entendu apporte à l'action des personnages un adjuvant précieux. Les grands seigneurs du Moyen-âge, les soldats et les prêtres d'alors, les artisans, les ribauds et les ribaudes, autant que la foule anonyme, n'ont jamais vécu leur vie sur le théâtre, même aux plus beaux jours du Romantisme.

De concession en concession, le costumier arriva, depuis longtemps, à déformer les styles et, sauf Henry Irving, en Angleterre, aucun metteur en scène n'alla jusqu'au bout de sa pensée ou ne comprit la nécessité de créer pour chaque personnage une physionomie propre à son milieu, à son état, à sa mentalité. Il faut donc rendre hommage à l'attention bienveillante d'une direction soucieuse de progrès constants et qui laissa les auteurs libres de vêtir et de colorier leur œuvre selon leur entendement. Telle quelle, la voici, harmonieuse malgré les disparates, et offrant, dans les scènes où la foule évolue, le spectacle d'une poignante réalité.

Loys, fils d'artisans, n'a point le ridicule de paraître à nos yeux sous un costume somptueux ; Alix, la courtisane, malgré son luxe tout byzantin, ne saurait l'effacer, car lui, c'est l'âme et l'esprit ; elle, seulement le modèle et l'apparence.

Le compositeur, ancien prix de Rome, à qui nous devons le Roi de Paris, Titania et tant de belles œuvres symphoniques, a voulu, logiquement, assigner aux masses chorales une place prépondérante dans son œuvre, parce que l'action du drame repose toute sur le mysticisme de la foule, par quoi celle-ci était capable de grands zèles ou de sourdes cruautés.

Par une intéressante affabulation, par un mouvement extraordinaire, par une mise en scène pleine d'inattendu, le Miracle, dont la partition représente un labeur acharné de deux années, vient au-devant de l'opinion publique dans un cadre merveilleux.

(Martial Ténéo, programme de l’Opéra de Paris, 07 janvier 1911)

 

 

 

 

 

Au déclin du XVe siècle, les bandes du Condottiere, aventurier italien qui saccage la Bourgogne, assiègent une ville forte ; mais un matin, le Condottiere a disparu avec ses bandits. Ce véritable miracle ne peut être attribué qu'à l'intervention de la patronne de la ville, sainte Agnès. L'évêque et le syndic dresseront sur le parvis de l'église pour commémorer cet événement miraculeux la statue de la libératrice, œuvre de l'imagier Loys.

C'est en réalité la courtisane Alix qui a sauvé la ville, en se donnant secrètement au chef aventurier, épris de ses charmes. C'est donc sa resplendissante image qui doit être érigée sur le parvis, perpétuant ainsi sa beauté plastique. Aucun danger ne la détournera de son désir, pas même la jalousie de Gaucher d'Arcourt, son amant ombrageux et rude, ni le mépris d'un peuple asservi à sa foi. Alix n'a plus qu'une pensée : inspirer maître Loys, dont la douceur éveille déjà en elle une vive tendresse, incarner pour lui la sainte qu'il doit sculpter, lui servir de modèle, dominer son âme de tout l'ascendant de son amour.

Maître Loys poursuit un stérile labeur dans la solitude du cloître. Son inspiration le trahit ; la statue recommencée vingt fois n'ébauche toujours qu'une décevante image, quand Alix surgit et s'offre à ses regards dans toute sa beauté. Dès lors, il ne séparera plus de sa réalité l'image immatérielle qui hante son âme : c'est elle qu'il sculptera dans la pierre sacrée.

Mais la courtisane ne veut point laisser figer sa beauté vivante dans une image, rigide et froide comme un spectre. Eprise de Loys et de son génie, elle lui inspirera une œuvre de flamme, immortalisant la perfection païenne de son corps.

Eperdu de passion, cédant enfin au vertige qui les emporte tous les deux, l'imagier s'abandonne à l'amour de la courtisane : il oublie le ciel et la terre dans le paradis sensuel, où, pour réaliser son rêve, il ne s'inspirera que de la volupté.

Le jour est venu où l'on doit ériger la statue de sainte Agnès sur le parvis de son église. Au milieu de la joie populaire, parmi les divertissements, les danses et les jeux bruyants de la ville en liesse, la pompe des grandes fêtes environne la mystérieuse image, drapée encore devant le porche.

Seul, Loys est admis à faire tomber les voiles qui cachent la statue, afin de la livrer pour toujours à la vénération des fidèles.

Mais une clameur d'épouvante s'élève contre l'imagier dès qu'il a dévoilé son œuvre : il ose, sur le seuil sacré, dresser la nudité hardie d'une femme et, sous le nom profané de sainte Agnès, proposer à la ferveur de la foule sauvée par elle, la beauté sacrilège d'Alix la Courtisane !

Sous l'anathème de l'évêque et les outrages d'un peuple offensé, Loys courbe le front, terrifié enfin de son inconscience ; mais Alix, éperdue d'orgueil, défie les foudres de l'Église et brave les fureurs de la ville ameutée : libératrice de la cité, c'est elle qui mérite ses hommages et ses idolâtries ; c'est devant sou corps triomphant, vainqueur du Condottiere et de ses bandits, que doit se prosterner la foule !

Gaucher d'Arcourt, que la jalousie et l'indignation révoltent contre la pierre maudite, se jette sur la statue d'Alix et va la détruire. La courtisane, exaspérée, pour défendre l'image qui divinise sa beauté, poignarde le capitaine sur le seuil de l'église.

Alix est condamnée à mort. Dans le couvent des sœurs de la Mercy, brisée par les tortures, elle attend le cortège qui doit l'emmener au bûcher. L'évêque, une dernière fois, l'adjure de sauver son âme, ainsi que la vie de Loys, excommunié pour son crime et voué au plus affreux trépas. La malheureuse, depuis qu'elle a versé le sang, ne défend plus son rêve d'orgueil avec la même énergie ; à bout de forces, d'ailleurs, elle consent à détruire de ses mains, devant tous, la statue scandaleuse, pour racheter la vie de l'amant perdu par elle.

Dolente, glacée, devant un peuple féroce, Alix vient faire amende honorable et marche vers la statue enveloppée d'un voile de deuil, pour la mettre en pièces. Loys, qui se trouve mêlé à la foule, se révolte contre la ruine de son œuvre. Toute la jeunesse, toute la passion de son cœur vont-elles donc périr avec elle ?

Mais il intervient trop tard : Alix va frapper la statue avec la croix qu'elle tient à la main, un éclair brille et elle tombe morte sur le sol. Loys, alors, invective la foule fanatique ; égaré par la douleur et le désespoir, il veut revoir, dressée encore en toute sa splendeur, celle dont il immortalisa la beauté : il dévoile de nouveau l'image maudite... O miracle ! Ce n'est plus la nudité païenne d'Alix qui s'érige sous le porche ; c'est, hiératique et chaste, la statue long-voilée de sainte Agnès, substituée à l'idole impure par une volonté bien au-dessus des passions humaines et des rêves mêmes du génie.

La musique de Georges Hüe suit d'assez près le texte et le complète par son commentaire,

d'une façon peut-être un peu trop extérieure par moment, en s'attachant plus souvent au pittoresque qu'à la profondeur des pensées. Tout est brossé en des fresques musicales dans le genre des opéras anciens, avec les épisodes conventionnels de l'époque : des processions et des cérémonies tumultueuses, des chants guerriers, des évêques lançant l'anathème, des ballets somptueux, des duos d'amour pathétiques, des masses chorales et ces dernières sont les mieux réussies. Cependant la manière dont les scènes sont traitées, en forme de grands morceaux symphoniques, où le modernisme est appliqué avec recherche et souvent avec d'heureuses trouvailles, dénote un musicien sincère et très habile.

Le début comporte un prélude en mi mineur, sur la pédale de la tonique ; des harmonies mystiques entrecoupent l'exposition de l'idée. Les scènes chorales, très polyphoniquement écrites, souvent à doubles et même à triples chœurs, produisent de très larges effets. Le dialogue d'Alix : Je lui dois, malgré tant de honte, avec les chœurs sur la psalmodie de Agnes virgo sanctissima, sont réalisés d'une manière simple mais théâtrale; la scène entre Alix et Loys a beaucoup d'ampleur et de charme.

Le second acte est un perpétuel dialogue d'amour, plutôt qu'un duo ; il forme les meilleures pages de l'opéra. Un sentiment exquis, d'une sonorité orchestrale enveloppante, se retrouve délicatement exprimé. Dans O nuit d'ivresse, la voix du ténor et celle du soprano s'entrelacent en imitation du chant soutenu très discrètement par l'accompagnement, pour aboutir à une ascension graduelle et s'épanouir ensuite sur des notes élevées d'un effet puissant.

Le troisième acte, coloré et pittoresque, se déroule en grande partie sur les Divertissements de toutes sortes avec des variations instrumentales, motifs propres à faire valoir le talent des danseuses. Nous aurions peut-être voulu rencontrer un peu plus d'imprévu dans ces variations, pour rompre avec le conventionnel et le connu dans l'ordre du Thème varié, genre ballet.

Le quatrième acte, sombre, manque un peu d'action ; il est néanmoins dramatique par l'intervention du Salvum me fac Domine sur des harmonies curieuses et toutes les scènes qui se succèdent dans cet acte sont traitées d'une manière heureuse pour les voix.

Au 5e acte, l'intervention des masses qui jouent un rôle important, apporte le tumulte ; les clameurs, les vociférations de la foule et, plus tard, quand le vrai miracle se produira, ce seront encore les voix qui apaiseront leur courroux et feront triompher, au final, la conclusion de l'œuvre dans un épanouissement harmonique très bien venu.

(Stan Golestan, Larousse Mensuel Illustré, mars 1911)

 

 

 

 

 

A l'Académie nationale, la première du nouvel opéra de MM. Gheusi et Mérane, musique de M. Georges Hüe, est reculée par suite d'une indisposition de M. Muratore. Notre rédacteur en chef, M. Xavier Leroux, pare aux nécessités de la mise en pages, ayant eu le bonheur d'entendre les dernières répétitions.

 

Ecrite d'une main à la fois ferme et souple, la partition de M. Georges Hüe témoigne des qualités propres à notre race latine. Nettement dépouillée d'inutiles artifices, claire et spontanée, elle apparaît comme une manifestation très volontaire aussi, à sa manière.

Les préoccupations dominantes de M. Georges Hüe ont été, on le sent, la recherche de l'expression juste ; le souci d'exiger de la musique qu'elle ajoutât seulement aux mots sa flamme, son intensité expressive, sa poésie ; le rejet de ces formules passe-partout chères aujourd'hui à trop de musiciens. En un mot, il s'agit en l'espèce plutôt de l'œuvre d'un sensitif que de l'œuvre d'un cérébral.

La technique cependant en est parfaite. Le métier, puisqu'il faut écrire ce mot, est élégant ; la forme est particulièrement distinguée. Qu'il s'agisse de la ligne mélodique, aux contours précis mais fins, de l'instrumentation admirablement pondérée, riche sans affectation, on reconnaît partout dans le Miracle la touche d'un des artistes les plus délicats de notre école musicale française.

En écrivant le poème du Miracle, MM. P-B. Gheusi et Mérane n'ont certes pas innové une forme du drame musical. Ils ont écrit un opéra, c'est donc comme tel qu'il nous faut le juger. Qu'ont-ils voulu ?

Offrir au musicien un prétexte à une musique nombreuse, colorée, pittoresque, passionnée... Ces agréments en valent beaucoup d'autres, il me semble !...

Ils ont pris une jolie légende ; ils l'ont située à une époque et dans un milieu propres à faire surgir en abondance les prétextes à somptueuses décorations. Leur mise en œuvre leur a permis de tirer parti de toutes les ressources dont on peut disposer à l'Opéra : artistes, orchestre, ballet, chœurs, orgue, cloches, etc. Ils ont peint un tableau pour un cadre. Ils me paraissent y avoir réussi avec bonheur.

Le musicien a fait avec ses librettistes œuvre homogène. Je ne veux point dire par là qu'il s'en soit tenu à la forme éminemment conventionnelle du genre opéra. Les chœurs, par exemple, qui sont nombreux dans le Miracle, n’y sont pas présentés avec cette inopportunité qui les rend, dans certaines œuvres, si lourdement odieux. Ils représentent ici un personnage : la Foule. Ils sont le Peuple tout entier qui glorifie sainte Agnès ou se rue sur Loys et Alix, la complice du sacrilège. Ils font à ce point partie inhérente du drame qu'on ne pourrait les supprimer, les réduire même, sans nuire à l'équilibre de l'ouvrage. Ecrits avec une grande maîtrise, ils sonnent en beauté. Le ballet lui-même, l'inévitable mais charmant ballet cette fois, ne m'a pas paru non plus ralentir l'action. L'instrumentation en est une merveille. Il consiste surtout en une bourrée variée, divertissement musical tout particulièrement réussi.

Le livret de MM. P.-B. Gheusi et Mérane laissait aussi au musicien la faculté de traiter certaines parties en « morceaux ».

Il n'en a point abusé. Certes, il y a bien telle ou telle prière, tel ou tel ensemble, qu'on peut être tenté d'envisager comme des concessions à une vieille habitude. Je me garderai bien d'en faire un grief à G. Hüe. Et je suis tout prêt à admirer et à applaudir des morceaux, s'ils sont des chefs-d’œuvre, comme les airs d'Euryanthe, de Fidelio, de Freischütz, comme les prières d'Elisabeth, d’Elsa, comme la mort d’Yseult. Un ensemble dans un duo ne m'effraie pas non plus. Pourquoi refuser à deux êtres dont les sentiments s'élèvent à l'unisson, jusqu'à l'exaltation suprême, d'unir leurs voix ? Et pourquoi cela ne pourrait-il pas être sublime ? Le très beau duo qui constitue en somme le deuxième acte du Miracle suffit à nous prouver que Georges Hüe pense ainsi.

Peut-être aurez-vous déjà lu, quand paraîtront ces lignes, que ce duo est écrit dans sa forme canonique ; j'aime mieux vous dire qu'il me semble qu'une âme y répond à une autre âme. La fin de ce duo, fin de l'acte, est délicieuse. Elle est douce et bleue comme une jolie nuit. Et c'est une idée de poète d'avoir fait succéder à la voix des deux amants le chant si pénétrant, si émouvant, de l'oiseau de l'amour... Mieux que des mots, il dit, ce chant, le mystère charmant qui s'accomplit, et de cette fin d'acte se dégage une émotion profonde.

Cette œuvre de pittoresque, de foi, de tendresse, de passion, a trouvé à l'Opéra une interprétation remarquable. Il faut mettre hors de pair Mlle Chenal et M. Muratore. Mlle Chenal était faite pour ce rôle d'Alix ; elle l'a chanté avec une voix aux ardeurs irrésistibles, et joué en mettant au service de son art la magie de sa triomphante beauté. L'interprétation de M. Muratore est émouvante ; son chant parfois caressant a des envolées de fougue d'une incomparable puissance.

A côté de ces deux artistes ont brillé d'un grand éclat aussi la charmante Mlle Bailac, dont le jeune talent est si séduisant ; M. Fabert, le si compréhensif artiste, et M. Gresse, dont la voix ample et moelleuse donne au rôle de l'évêque un grand caractère.

La pièce est fort bien montée. Parmi les décors, celui du deuxième acte, de MM. Rochette et Landrin, nous a paru le plus heureux. Les costumes de M. Pinchon sont pittoresques à souhait. Le ballet est exquisement dansé ; Mme Léa Piron y fait remarquer la grâce de ses attitudes, et tout cela constitue un très beau spectacle.

L'orchestre, sous la direction de mon cher camarade Paul Vidal, a été étonnant de souplesse et de virtuosité ; et le personnel choral, si artistiquement stylé par MM. Gallon et Félix Leroux, si souvent à la peine, mérite cette fois d'être à l'honneur. Il a droit à la grande part du succès général dont je me réjouis pour Georges Hüe, pour tous ses interprètes, pour la musique française.

(Xavier Leroux, Musica, juin 1911)

 

 

 

 

 

LIVRET

 

 

 

 

décor de l'Acte I lors de la création

 

 

(édition de 1910)

 

 

ACTE PREMIER

 

 

La nuit. Une place féodale où débouchent des ruelles.

A droite, le chevet d'une église (Sainte-Agnès). Partout épars, les débris, les traces d'un campement de guerre : mangonneaux, catapultes et balistes hors d'usage, tout le vieil arsenal, déjà très vétuste et démodé, d'une cité franche.

A l'entrée de deux rues, des barricades ferment l'accès de la place, devenue une sorte de réduit central, où les armes et les machines devaient, la veille encore, être réparées.

Au fond, un pan de haut rempart, avec des poutres incendiées, — vestiges d'un assaut qui n'a pu franchir la brèche réparée en toute hâte.

A gauche, au premier plan, une opulente demeure à pilastres en colonnettes surchargées de sculptures gothiques ; sa terrasse à balustrade et son perron l'isolent de la place qu'elle domine d'une hauteur d'homme.

A droite, dans un pan d'ombre, autour d'un bûcher qui s'éteint, un poste d'arbalétriers est endormi ; chacun des soldats est enveloppé dans son manteau de guerre, les armes sous la main.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Pibrac, le crieur de ville, bancroche et bossu, la clochette au genou, la hallebarde au poing, survient, à droite, et contemple le bivouac. Au fond, une ligne blafarde, sur le ciel, annonce l'aurore. Un gros bourdon, très éloigné, laisse tomber lentement quatre coups dans le silence.

 

PIBRAC, d'une voix glapissante.

Quatre heures sonnées ! Le jour se lève.

 

TIRSO, chef du poste endormi, se réveille en sursaut.

Aux armes !... l'ennemi !

 

PIBRAC, narquois, éclatant de rire.

La paix, Tirso ! Rassure-toi !

 

TIRSO, avec humeur.

C'est toi, Bancal ! Ah ! le diable t'emporte ! Je rêvais qu'on donnait l'assaut.

 

PIBRAC.

Bah ! désormais tu dormiras à l'aise : le Condottière et ses brigands sont partis sans retour.

 

TIRSO, méfiant.

Quelque ruse de guerre !...

 

PIBRAC.

Non ; dans les ombres de la nuit, ils ont passé le fleuve, incendié le pont.

 

TIRSO.

Alors, c'est un miracle : Sainte-Agnès nous a protégés.

 

PIBRAC, incrédule.

Oh ! la sainte !...

 

TIRSO, railleur.

Tu doutes, mécréant ?... Serait-ce toi, Bancal, avec ta clarine fêlée, qui mets les bandits en déroute ?

 

PIBRAC, dédaigneux.

Je sais... ce que je sais. C'est un secret mortel.

 

TIRSO, avec brutalité, l'empoigne à la ceinture.

Trêve de mystères ! Dis-moi tout !... Sinon...

 

PIBRAC, avec effroi, montrant la maison d'Alix.

Parlons bas !... Ici, c'est la maison...

 

TIRSO.

...d'Alix-la-Courtisane. Si monseigneur Gaucher d'Arcourt, notre capitaine, n'était ensorcelé par elle, nous l'eussions pendue haut et court !

 

PIBRAC, avec mystère.

Tu maudis celle qui nous sauve.

 

TIRSO.

Par Sainte-Agnès !... Quel est donc ce blasphème ? Elle nous a perdus, cette Alix ! — Sa beauté, son or impur, ses amours scandaleuses ont attiré chez nous l'aventurier et ses pillards. — Il l'a dit !

 

PIBRAC.

Alix a contraint ce brigand d'abandonner le siège. (Geste étonné de Tirso). Oui, sache-le : la nuit dernière, il est venu, le Condottière !

 

TIRSO.

Impossible !

 

PIBRAC.

Je l'ai rencontré, reconnu à la balafre en croix de son front, à ses yeux de loup. Il sortait de chez cette femme. Elle l'accompagnait jusqu'au seuil ; il a dit : — « Mon serment, Alix, je le tiendrai ; j'abandonne le siège ainsi que tu le veux. Toi seule auras sauvé la ville !... » Puis, il a regagné son camp.

 

TIRSO.

Par quel chemin ?

 

PIBRAC, avec terreur, désignant une poterne basse sous le chevet de l'église.

Là !

 

TIRSO, se signant avec effroi.

Les caveaux !... les cryptes funéraires de Sainte-Agnès ! — Le Condottière est donc le démon ! — un vampire ?...

 

PIBRAC.

Je ne sais... Mais, une heure après, ses troupes ont levé le siège.

Le jour, cependant, s'est levé ; une rumeur joyeuse grandit au loin. Des fanfares brèves réveillent les soldats.

 

TIRSO, menaçant, à Pibrac.

Un conseil, Bancal ! Ton secret doit mourir entre nous !

 

PIBRAC.

Sans doute : le bûcher du Saint Office ou le poignard du capitaine nous puniraient d'en avoir tant appris !

 

TIRSO.

Silence ! (Aux archers). Holà ! marauds ! Debout !... Voici Monseigneur !

 

 

SCÈNE II

 

Gaucher d'Arcourt sort de chez Alix. Il descend vers le poste, équipé et rangé en hôte par le reître.

 

GAUCHER, préoccupé.

Tirso !

 

TIRSO.

Monseigneur ?

 

GAUCHER.

L'ennemi ?

 

TIRSO.

Parti sans retour.

 

GAUCHER.

Qui nous l'assure ?

 

TIRSO désigne le Bancal qui se confond en révérences serviles.

Pibrac-le-Bancal, crieur de ville.

 

GAUCHER, avec défiance, à part.

Le suppôt de l'Evêque !

 

PIBRAC.

Du haut des tours j'ai vu s'enfuir les malandrins du Condottière.

 

GAUCHER, pensif.

Panique sans raison ! Mais la ville est sauvée.

(Affluence et animation croissantes sur la place. Groupes joyeux d'enfants et de jeunes filles).

 

PIBRAC.

Déjà par la cité se répand la nouvelle ; et, partout, le peuple est fou d'allégresse.

 

TIRSO.

Vos ordres, Monseigneur ?

 

GAUCHER, montrant la maison d'Alix.

Veille bien sur cette demeure ; et si l'on injurie encore dame Alix, charge rudement la canaille !

 

TIRSO, entre ses dents.

Sotte corvée ! — indigne d'un soldat !

(Il s'établit, maussade, devant le perron d'Alix avec ses hommes. La foule envahit la place ; bourgeois et femmes, clercs et soldats sont joyeusement confondus).

 

 

SCÈNE III

 

LA FOULE : dialogues dans les groupes.

— Jour d'allégresse ! L'ennemi s'enfuit ! — Il est déjà loin ! Dansons ! Chantons ! — Noël ! Alleluia ! Los aux vainqueurs ! — Et los à Sainte-Agnès, patronne de la ville et sa libératrice !

(Vacarme, confusion, tumulte croissant. Soudain, le fausset glapissant de Pibrac impose silence).

 

PIBRAC.

Silence !... Monseigneur l'Evêque ! Messire le Syndic avec nos échevins !

 

LA FOULE (Algarade entre les femmes et les mercenaires).

— Holà ! maîtres soudards ! bas les mains ! — Quoi !... farouches ?... L'ennemi, dans un assaut victorieux, vous harcèlerait davantage !... — Noël ! Noël !

(Mais le désordre cesse peu à peu. Une procession lente, où des vierges chantent des proses latines, s'achemine vers l'église).

 

LA PROCESSION.

Virgo singularis inter omnes mites nos culpis solutos mites fac et castos. Lauda, Jerusalem, Dominum. Lauda, Deum tuum, Sion !

(Au centre, sur la plate-forme à degrés où, les jours de liesse et de marché, les hérauts haranguent la foule, sont montés l'Evêque, le Syndic et leur suite).

 

L'ÉVÊQUE.

Louange à Dieu ! — Louange à Sainte-Agnès qui vient de délivrer la ville ! Nous avons, par vœu solennel, promis d'ériger, sous le porche de notre église, une statue à Sainte Agnès. Elle nous a sauvés. Tenons notre serment !

 

LA FOULE.

Oui !... Nous l'avons juré : la statue à la Sainte ! Echevins et syndic, ouvrez notre trésor !

 

LE SYNDIC.

Pour Sainte Agnès libératrice, au plus célèbre imagier du pays, au maître ciseleur des pierres saintes, nous donnerons le marbre et l'or sans marchander.

 

LA FOULE, unanime.

Maître Loys ! Maître Loys !

 

LE SYNDIC, vers le groupe où il reconnaît Loys.

Approche, Loys, dont la main experte fait revivre au front vénéré des tombeaux et des cathédrales les saints et les héros de l'histoire sacrée.

 

LA FOULE, tandis que Loys, modeste, gravit les degrés devant l'Evêque et le Syndic.

— Quoi ! si jeune et si beau ! — Il a l'air d'un trouvère. — D'un martyr de vitrail ! — Modeste et fier, il saura bien tirer de la pierre un chef-d'œuvre !

 

L'ÉVÊQUE, à Loys, debout devant lui.

Mon fils, veux-tu réaliser le vœu de ta ville natale ?

 

LOYS.

Si le ciel me secourt, je compte y réussir.

 

LE SYNDIC.

De ton travail fixe-nous le salaire.

 

LOYS.

Je ne veux ni de l'or, ni des honneurs nouveaux. Assurez-moi, durant ma tache, un logis de lumière et mon pain chaque jour. Donnez-moi l'argile et la pierre : si l'œuvre est digne de la Sainte, je ne veux, ici bas, que la gloire pour prix.

 

LA FOULE, en dialogues épars.

La gloire ! — C'est un poète ! — L'or vaut mieux, enfant ! — C'est un fou !

 

L'ÉVÊQUE, gravement.

C'est un sage : il méprise les biens terrestres ; le Ciel l'en récompensera.

 

LE SYNDIC.

Selon tes vœux, Loys, tu vivras solitaire, dans un asile où rien ne distraira tes yeux, jusqu'au jour que tu fixeras pour dévoiler, à tous les regards, ton chef-d'œuvre.

 

LOYS, ému, soucieux déjà.

Priez pour moi !... Que Dieu m'assiste ! Je dois — et je ne suis qu'un homme ! — d'un marbre inanimé faire un ange du ciel !

 

LA FOULE : Voix étonnées.

Que dit-il ? — Il a peur ! — Il doute de lui-même !...

 

L'ÉVÊQUE, impérieux.

Présage de succès ! (à Loys) Mon fils, ta foi très humble aux plus fameux t'égalera.

 

LE SYNDIC.

Suis-nous à la maison de ville. Il sera fait selon tes vœux.

(Le cortège, emmenant maître Loys, déjà fiévreux et absorbé, traverse la place. Les vitraux de l'église s'éclairent. La foule acclame la Sainte, toute irradiée dans la rosace du chevet. Cloches et sonneries de trompettes).

 

LA FOULE.

Gloire à celle qui nous protège ! Honneur à Sainte Agnès, qui nous a délivrés ! Louange à toi, libératrice de la cité !

 

 

SCÈNE IV

 

Alix, souriante, parée comme une idole, s'est avancée sur la terrasse de sa demeure. Elle écoute avec transport les ovations de la Foule à la libératrice de la ville. Bérengère la suit.

 

ALIX, dans un élan d'orgueil.

Ces cris de joie ont fait bondir mon cœur. Peuple reconnaissant, merci de tes transports ! Merci, vous tous ! C'est moi que l'on acclame !

(Les derniers rangs de la foule, stupéfaits, se sont retournés. Peu à peu, leurs imprécations ameutent les assistants contre la courtisane, impassible et hautaine, qui brave la fureur des groupes demeurés en scène.)

 

LA FOULE, voix indignées.

— Honte ! — Blasphème et sacrilège ! — Oser répondre au nom de Sainte Agnès ! — Courtisane impudente ! — A la hart ! — Au fagot ! — A mort ! à mort ! la vile courtisane !

(Au moment où les habitants vont se ruer sur l'imprudente que Bérengère essayait en vain d'entraîner, Gaucher et ses archers accourent à la rescousse des arbalétriers de Tirso. Une charge furieuse balaie la place).

 

GAUCHER.

A moi, les miens ! — Sus à cette canaille ! Au large !

(Fuite éperdue des assaillants. Tirso et ses hommes restent maîtres du terrain. Le capitaine, galant et ému, s'avance vers Alix).

 

 

SCÈNE V

 

GAUCHER.

Belle Alix, j'ai tremblé pour vous ! N'exposez plus vos jours, à mon cœur précieux ! Tirso !... ces truands ?...

 

TIRSO, avant de s'éloigner.

Monseigneur, ils ne reviendront pas : nous avons rudement étrillé leurs échines !

 

GAUCHER, à Tirso.

Veille là-bas. (vers Alix) Et vous, ne bravez plus la sotte fureur de ces brutes !

 

ALIX, railleuse un peu.

Je n'ai point peur : vous me gardez si bien !...

 

GAUCHER.

Oui, je vous défendrais...

 

ALIX, vivement.

Fût-ce contre moi-même !

 

GAUCHER.

Ah ! je vous aime tant ! Si j'écoutais mon cœur, à vos pieds, sous vos yeux, je passerais ma vie.

 

ALIX.

On vous attend à la maison de ville. Maître Loys est le héros du jour.

 

GAUCHER, ombrageux.

Quoi ! vous le connaissez ?...

 

ALIX.

Jaloux ! toujours !... A travers ce guichet, tantôt j'observais son air grave. Il me plait, — et, ce soir, nous parlerons de lui.

 

GAUCHER, timidement.

Si je restais, pourtant, auprès de vous ?...

 

ALIX.

Y pensez-vous ?... Non : j'aime mieux demeurer seule.

 

GAUCHER, rembruni.

Seule ! Etrange caprice !

 

ALIX.

Loys le comprendrait. A ce soir, cher seigneur !

(Gaucher s'éloigne à regret. La place est déserte).

 

 

SCÈNE VI

 

BÉRENGÈRE, à Alix.

Pourquoi le renvoyer ainsi ? Son amour, pourtant, est sincère.

 

ALIX, avec aversion.

Que m'importe un amour qui méconnaît le rêve !

 

BÉRENGÈRE.

Le rêve, hélas ! Quelle chimère !

 

ALIX.

Je suis lasse de tout. Mon âme est sans espoir. Ma vie ardente et folle n'est que tourments sans fin. O décevant mirage ! Mornes sont nos fêtes aux réveils maudits. Menteurs sont les baisers où se brûlent nos lèvres, sans jamais s'apaiser. Ah ! je voudrais mourir ! (Avec effroi) Mais j'ai peur de la mort brutale, celle qui défigure et ternit la beauté. Je voudrais m'endormir, jeune, resplendissante, et ne jamais me réveiller !

 

BÉRENGÈRE.

Mourir, Alix ! Toi, dont la grâce prosterne à tes genoux les plus rudes vainqueurs !

 

ALIX.

Leur fauve désir n'a jamais compris le cœur dolent et meurtri d'une femme.

 

BÉRENGÈRE.

(A demi-voix, épiant les alentours, avec mystère).

Alors, ce Condottière, épris de toi, disait-on, jusqu'au meurtre ?...

 

ALIX, haineuse, avec une sorte de terreur.

Ah ! je le hais comme les autres : le sang me fait horreur. Il en a tant versé !

 

BÉRENGERE.

Pourtant, il a tenu parole : il est parti.

 

ALIX, fière.

Je lui dois, malgré tant de honte, un moment de gloire et d'orgueil. Tout un peuple acclamait celle qui l'a sauvé, et j'ai senti mon cœur tressaillir de fierté. J'aurais voulu crier à la foule en délire : — C'est moi que tu bénis ; tu me dois ton salut !

 

CHANTS DANS L'ÉGLISE.

Agnes, virgo sacratissima, Causa nostræ Consolatrix afflictorum, Ora pro nobis, Alleluia !

 

ALIX, s'exaltant.

Leur Sainte Agnès !... Sait-on seulement si sa vie n'est pas une légende ? C'est moi qui te délivre, ô peuple, moi, vivante, et tes hymnes de joie exaltent ma beauté !

(A mesure qu'elle s'abandonne à son lyrisme, l'orgue et les chants dans l'église croissent).

 

CHANTS DANS L'ÉGLISE.

Agnes, virgo mystica, Sedes sapientiæ, Ora pro nobis, Amen !

 

ALIX.

Etre belle, être jeune, ô puissance divine ! et ne régner, hélas ! que sur des loups !... Qu'il vienne à moi, celui qu'attend mon âme, l'élu qui me devra sa gloire, son génie, poète errant, artiste ému, dominateur ! — Et c'est moi qui serai la Sainte qu'on implore, et c'est moi qui serai l'idole qu'un peuple salue à genoux !

 

BÉRENGÈRE, terrifiée.

Alix ! prends garde ! Tes blasphèmes te conduiront au bûcher !

(Elle rentre, épouvantée, dans la maison).

 

 

SCÈNE VII

 

LOYS, songeur, surgit sur la place.

Cruel et fier tourment ! o tâche redoutable ! Un chef-d'œuvre ?... Où trouver l'âme à fixer, divine, dans la pierre, et le corps sans défaut, digne des anges purs ?

 

ALIX, haletante, penchée au-dessus de lui.

C'est Loys !... Son esprit n'a plus rien de la terre. Il doute. Il rêve de beauté. Oh ! l'inspirer ! — et passer, palpitante, dans l'œuvre auguste de ses mains !...

 

LOYS, avec ferveur.

Sainte Agnès ! Secourez le serviteur indigne par qui vous fleurirez pour les regards humains ! Offrez à mes yeux le miracle de votre céleste beauté !

Dans la lueur des vitraux irradiés, filtrant jusqu'au perron de la demeure impure, Alix, immobile, resplendit, hiératique.

Les regards de Loys se lèvent sur elle. Dans son exaltation, il croit, halluciné, voir la Sainte ineffable et il tombe à genoux, les bras tendus vers elle :

Sainte Agnès !

 

CHŒUR DANS L'ÉGLISE.

Alleluia ! Alleluia !

 

LOYS.

Sainte Agnès !...

 

Rideau.

 

 

 

 

 

Acte II. Décor de la création.

 

 

 

 

ACTE DEUXIÈME

 

 

L'atelier de maître Loys. Dans le préau d'un cloître envahi par la verdure, l'angle d'un promenoir, converti en atelier de statuaire. A droite et au fond s'ajourent largement sur un jardin presque impénétrable, tant les arbustes et les fleurs y sont entrelacés, les ouvertures gothiques par où pénètrent à flots, le jour, l'air et la vie.

Au-dessus, très délié sur le ciel, le clocher de Sainte-Agnès. A gauche, au fond, petite porte bâtarde du jardin. Au premier plan, porte de l'atelier.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

Au lever du rideau, c'est déjà le soir ; le ciel, derrière la flèche de l'église, commence à se nuancer de tons crépusculaires.

Loys, dans une fièvre ardente, termine une maquette, l'ébauche fruste d'une idée nouvelle, encore mal réalisée.

Puis il recule, embrasse d'un coup d'œil l'ensemble de l'esquisse et, découragé, se détourne d'elle.

 

LOYS.

Eh ! quoi !... Si loin du songe est la réalité ! (Il brise l'ébauche, renverse à demi la selle vide). Vaine image ! forme terrestre d'un rêve que j'ai cru divin ! Fatale impuissance d'un homme qui voulut faire, en son orgueil, rayonner dans la boue une clarté d'étoile ! (Accablé, il retombe sur un banc de pierre). Honte sur moi ! je renonce à l'impossible tâche ! Je m'ensevelirai dans la nuit et jamais mes mains, de la pierre sans âme, ne feront jaillir la beauté ! (Il cache son visage dans ses mains ; mais le soir est si doux, où tinte l'angélus, qu'il relève peu à peu la tête ; un nouvel espoir luit dans ses yeux). La voix céleste appelle à la prière les cœurs ingénus, les espoirs meurtris... Sainte Agnès, si mon doute prie une dernière fois dans ton église calme, verras-tu ma détresse avec plus de pitié ?... (Il tressaille et semble écouter en lui-même une voix mystérieuse). Quel espoir refleurit, ô Sainte, en mon âme, soudain vibrante de ton nom ? Je vais prier : sois clémente à ma plainte. (Il s'apprête à sortir).

 

 

SCÈNE II

 

LOYS.

Pibrac !

 

PIBRAC, accourant, maussade.

Messire ?

 

LOYS.

Veille mieux qu'hier sur mon logis ; je veux que ma retraite soit fermée à tous les regards.

 

PIBRAC, avec un étonnement simulé.

Hier, Messire ?...

 

LOYS

Au seuil de ce jardin, une femme voilée épiait mon retour. Tu lui parlais.

 

PIBRAC.

Moi !... Dieu m'en garde ! Je n'ai, Messire, pour les femmes que haine, mépris et courroux !... (Loys s'est éloigné ; le Bancal s'assure qu'il est bien seul). A moins que l'or de leurs cheveux, les rayons ardents de leurs yeux ne soient, selon mon gré, changés en doublons d'or !

(On frappe doucement à la porte de l'atelier. Pibrac prête l'oreille. On frappe plus fort, avec impatience).

 

PIBRAC (derrière la porte qu'il entrebaille à peine).

C'est vous ?... Entrez ! (Bérengère, voilée, se hâte de le suivre en scène). Le maître est sorti pour l'instant ; mais il va revenir. Parlez vite !

 

BÉRENGÈRE.

As-tu bien réfléchi ?

 

PIBRAC.

Que je gagnais l'Enfer à votre service ?... Sans doute !

 

BÉRENGÈRE.

J'apporte les doublons.

(Pibrac, après une hésitation courte, s'empare de la bourse que lui tend Bérengère).

 

PIBRAC.

Fort bien !... Voici la clef. Mais prenez garde ! Notre sire est d'humeur revêche ; s'il vous surprend, fuyez !

 

BÉRENGÈRE.

Que t'importe ? Va-t-en !... Tu l'as promis.

(Il disparaît. Bérengère court à la poterne du fond, l'ouvre et introduit Alix dans le jardin).

 

 

SCÈNE III

 

BÉRENGÈRE.

Nous sommes seules ; le Bancal a gagné la rue. Il est temps encore : Alix, soustrais ton cœur au vertige fatal. L'amour de cet enfant te sera plus funeste que le chagrin passager de le perdre et le regret de t'arracher à lui !

 

ALIX, émue.

Laisse-moi !... C'est ici que, pauvre, abandonné de tous, mais plus grand et plus beau, mon poète élu prie et rêve. Mon âme a, près de lui, devancé ma venue. Et je l'aime !

 

BÉRENGÈRE.

Loys te chassera !

 

ALIX, examinant la maquette brisée.

Comment le pourrait-il, lui qui m'aime déjà ?

 

BÉRENGÈRE.

Qui te l'a dit ?

 

ALIX

Tout ici me l'assure : ses vains tourments, son stérile désir, la voix qui me parle dans l'ombre, où ses regards cherchent en vain à retrouver mon image et moi-même... Mais c'est mon cœur tumultueux, qui me jure surtout ici que Loys m'aime !

 

BÉRENGÈRE.

Et si Gaucher d'Arcourt apprend, demain, ta folle fantaisie ?

 

ALIX.

Maudit soit-il !... Lorsque Loys m'attend, quand son génie appelle à son secours mon âme, lorsque sa détresse réclame mon fier amour et ma beauté, veux-tu d'un nom brutal offenser notre rêve !...

 

BÉRENGÈRE, alarmée.

Quel sortilège a pu l'égarer à ce point ? Alix ! Alix ! Voici Loys. Prends garde !

 

 

SCÈNE IV

 

ALIX.

Laisse lui deviner ma présence et m'ouvrir sans me voir son cœur fidèle et tendre.

(Elles se cachent dans le jardin. Loys rentre, en effet, accablé de désespérance).

 

LOYS.

Vainement j'ai prié ! Hélas ! ma main rebelle ne donnera jamais une forme terrestre à la beauté du ciel !

(Il demeure absorbé, la tête dans ses mains).

 

ALIX, à Bérengère, qui tentait en vain de l'emmener.

Éloigne-toi... Veille au-dehors ; puis regagne notre demeure, où tu diras qu'Alix-la-Courtisane ne rentrera plus désormais.

(Bérengère, obéissant au geste qui la congédie, disparaît par la poterne du jardin qu'elle referme derrière elle. Alix se glisse lentement près de Loys).

 

LOYS.

J'ai, pourtant, de mes yeux contemplé la Très Sainte ! Elle m'est apparue, à l'heure où j'osai l'invoquer... (L'ombre commence à gagner l'atelier). Ne surgiras-tu pas, messagère céleste, du soir mystérieux ? Ne te reverrai-je plus, beauté surnaturelle, vivante sous mes yeux ?

(Dans un oblique rayon du couchant, Loys se retourne et demeure immobile, extasié, les mains suppliantes. La courtisane lui sourit).

 

ALIX.

Me voici, Loys. Tu m'appelles ; je viens inspirer ton génie.

 

LOYS, éperdu, prêt à s'agenouiller.

Grand Dieu !... Quel lumineux prestige !...

 

ALIX, le relevant, lui prend les deux mains.

Reviens à toi : je ne suis qu'une femme !

 

LOYS, ébloui.

Tant de beauté ! Tant de candeur ! Je t'en conjure, dis-moi ton nom... Mais je te reconnais ; ton clair sourire a déjà fait bondir mon cœur ; tes yeux ont, l'autre soir, resplendi sur mon front.

 

ALIX, avec tristesse, puis exaltée.

Qui je suis ?... Hélas ! tu le sauras trop tôt ! Ma beauté seule est digne de ton âme ; elle vient se donner à toi. Dans la pierre, fixée en traits impérissables, fais-la revivre pour toujours !

 

LOYS.

Je te revois, splendeur, lumière dont tout mon être est ébloui ! Blancheur des lis, fraîcheur des sources, ange fier de la pureté, je ferai jaillir ta beauté de l'argile vierge et rebelle. Dans ta robe à long plis érigeant ton image, Sainte Agnès sur notre parvis dominera le chœur des lents pèlerinages.

 

ALIX, avec un dédain véhément.

Quelle froide et vaine statue hante donc ton âme endormie ?... A ton éternité je préfère un seul jour dans les voluptés de la terre. Mon rêve est la beauté ; mon paradis, l'amour. Je ne veux pas être implorée comme une sainte ! Ce que je veux, entends-tu, c'est moi ! c'est ma beauté hautaine et frémissante ! Je veux qu'à jamais, devant mon image, murmure le désir des hommes à genoux. Réalise mon vœu, Loys : je suis à toi.

 

LOYS, dans un élan de joie.

Oui, c'est la vie ardente et forte qui va palpiter sur mon cœur. Beauté, rayon de la splendeur des cieux, femme, je te veux et je t'aime ! De mon désir surgira, sous ma main, l'image de ton corps superbe et surhumain. (Il l'étreint avec emportement). Je ne distingue plus de toi mon rêve immense ; comme un torrent de feu mon sang bouillonne en moi.

 

ALIX, avec orgueil.

Pour animer la pierre et pétrir un chef-d’œuvre, l'amour seul, l'amour de la femme peut inspirer l'art triomphant... Ainsi, tu dresseras ma statue immortelle au seuil du parvis vénéré,

et ma beauté sera, durant le cours des âges, adorée !

 

LOYS.

Ton corps, sur les fronts prosternés érigera ses lignes pures. Je veux te fixer à jamais dans tout l'éclat de ta jeunesse ; et les saints de pierre, sculptés sous le porche de notre église, tourneront vers tes yeux des yeux extasiés ! (Tous deux se dirigent lentement vers le fond où le jardin, rempli d'arbres et de fleurs, s'argente de la clarté naissante de la lune).

 

ALIX.

De quels frissons s'animent dans la nuit les fleurs et l'effluve des brises ! Quel est le parfum inconnu, ô mon Loys, dont tu me grises ? D'où vient que mon âme se fond dans la douceur de tes caresses, et qu'un désir impérieux répond au vertige émané de tes yeux en détresse ?

 

LOYS, exalté jusqu'au délire.

Laisse dans tes cheveux sombrer mon front qui ploie sous le fardeau divin de mon extase, et que mon cœur, dans le délire qui l'embrase, éclate d'amour et de joie !

 

ALIX.

Ta voix éveille en moi des songes dont j'ignorais encor l'enivrante fierté. Dans tes bras, mon Loys, j'entends l'appel grave et mystérieux de l'amour. Je vais naître, ingénue et vierge, aux délices neuves du ciel !

 

LOYS, l'étreignant, hors de lui.

Abandonne ton corps, que je rendrai divin, abandonne tes sens à mes lèvres ardentes ! Avant de jaillir sous mes mains tremblantes, c'est de mes baisers que tant de beauté surgira, vivante ! — C'est de mon étreinte, où mon désir mord, que je veux pétrir, argile mouvante, la chair de ton corps ! — Et c'est enlacée à ton bras farouche, soumis et vainqueur, que mon âme en feu boira sur ta bouche ta vie et ton cœur !

 

ALIX, défaillante.

Loys ! Loys !... ta voix berce et dissipe mes alarmes. Je suis heureuse et je verse des larmes, comme si j'allais mourir dans tes bras.

 

ENSEMBLE.

O nuit d'ivresse et d'harmonie, emporte-nous dans ta félicité ! Amour sublime, amour terrestre, ô flamme, qui fais épanouir les roses et les âmes, Amour humain ! céleste amour ! Eternité !

 

Rideau.

 

 

 

 

 

Acte III. Décor de la création.

 

 

 

 

ACTE TROISIÈME

 

 

Une grande place devant le porche de Sainte-Agnès. A droite, sur le perron de l'église, la statue de la Sainte, enveloppée de voiles gris.

Kermesse populaire et grouillement pittoresque de la foule.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

LES CHŒURS.

Le soleil flambe et l'ombre bouge. Il fera chaud sur le parvis. — Venez boire, avec les amis, chez Mahiette-la-Belle-Gouge !

 

UN MARCHAND D'EAU, d'une voix glapissante.

Puise chacun à mon tonneau de l'eau fraiche, de l'eau de source !

 

MERCENAIRES ET ECOLIERS, bousculant le marchand d'eau, l'étourdissent de bourrades.

Holà ! funeste marchand d'eau ! Homme-grenouille, vil crapaud, larron, malandrin, coupe-bourse !... Le seul breuvage du chrétien, c'est le vin, maraud !

 

LA FOULE, le huant dans une énorme clameur.

C'est le vin !

(A travers la cohue tumultueuse, des archers et des ribaudes se frayent brutalement un passage).

 

LES ARCHERS.

Place aux guerriers ! et place aux belles filles ! Amour et guerre sont parents. A toi, lansquenet !... Tue et pille ! Mais, bas les armes ! si tu prends jeune ribaude aux yeux mourants, haquenée au galop fringant qu'à coups de baisers l'on étrille !

 

LA FOULE.

Vivent l'amour et les amants !

 

 

SCÈNE II

 

PIBRAC, survenant, est bousculé ; il se dégage avec humeur.

Male peste et feu-Saint-Antoine consument ces brutes !

 

LES ARCHERS ET LES RIBAUDES, autour du Bancal exaspéré.

Pibrac, le Bancal ! Le Veilleur de nuit ! Trogne vermeille ! vieux hibou ! De quel muid sors-tu ? — De quel trou ?

 

TIRSO, survenant avec quelques hommes du guet.

Holà ! mes fils !... Pibrac est un ami. Qu'on le laisse en paix ! — Je l'ordonne...

 

UNE FEMME.

On dit qu'il a fort bien soigné l'imagier de notre madone dont nous allons, enfin, découvrir la statue.

 

LA FOULE, tandis que Tirso s'éloigne.

Alors, los à Pibrac ! — Et gloire au vieux hibou ! Los au Bancal ! Veilleur de nuit ! Pape des fous !

(Avec un malicieux respect, la foule entoure Pibrac. Toute la jeunesse de la ville, en groupements qui se renvoient gaiement les lazzis populaires, célèbre les mérites du Bancal, furieux, mais prisonnier des rondes joyeuses. — Débordement de gaîté railleuse autour de Pibrac).

 

UN ÉCOLIER, puis la foule.
I

Gloire au Bancal, qui, la nuit, veille et cloche, — si mal ! si mal ! — et par les toits chevauche — si laid ! si laid ! — sur un manche à balai !

II

On dit qu'un soir comme lui tors et louche, — si noir ! si noir ! — une servante en couches, — marmot nouveau ! — a mis au monde un veau !

III

Guetteur couard vers qui la nuit le pousse, — soudard pendard ! — voit muer à ses trousses — truand puant ! — le diable en chat-huant !

(Ronde générale autour de Pibrac qui parvient enfin à s'esquiver et disparaît derrière l'église).

 

 

DIVERTISSEMENT

 

Du fond de la place accourent alors les enfants et les jeunes filles qui précèdent une troupe de jongleurs et de jugleresses en costumes étincelants. Bateleurs et funambules organisent les danses et les divertissements auxquels se mêlera presque aussitôt le populaire jusqu'à ce que la porte de l'église s'ouvre lentement en haut du perron de l'église.

 

BALLET
I — Jongleurs, écoliers et ribaudes.

II — Bourrée avec variations, paysans et charmeuse d'ours.

III — Égyptiennes et filles de Bohême.

IV — Ronde populaire.

  

 

    

 

Escholiers et ribaudes - Danse de l'ours

Orchestre Symphonique dir Georges Hüe

Pathé X 8773, mat. 300.878, enr. en 1930

 

 

         

 

Variations - Final - autographe vocal de Georges Hüe

Orchestre Symphonique dir Georges Hüe

Pathé X 8773, mat. 300.879, enr. en 1930

 

 

 

SCÈNE III

 

LA FOULE.

Ah ! voyez, Monseigneur !... Le cortège s'avance...

 

PIBRAC, puis les chœurs.

Silence !

Sur le seuil de l'église apparaissent le clergé, les échevins, et, parmi l'encens et les cierges, l'évêque précédé du syndic ; ils entourent, sous le porche, la statue de Loys drapée et voilée. Au moment où paraît le prélat, tenant en main une relique de Sainte-Agnès, les premiers rangs de la foule s'agenouillent. Sonneries de trompettes, après lesquelles tous se relèvent, attendant la harangue du prélat.

 

L'ÉVÊQUE, solennel.

Le jour paraît enfin qui tiendra le serment de la ville sauvée à la Sainte très pure. Son image va rayonner au seuil de l'église votive. Mais une seule main a le droit glorieux de la dévoiler à nos yeux...

 

LE SYNDIC, cherchant des yeux l'imagier dans la foule.

Maître Loys !... Maître Loys ! C'est toi que l'on appelle !

 

VOIX DIVERSES, dans la foule.

Loys !... Maître Loys... l'imagier ! — Maître Loys ! Le voici ! Le voilà ! — Non !... ce n'est pas lui !

 

PIBRAC, glapissant au milieu du tumulte.

Silence !... Monseigneur l'ordonne !

 

LE SYNDIC.

Messire Gaucher d'Arcourt, envoyez un sergent quérir chez lui le trop modeste artiste. Qu'il soit présent à son triomphe ; c'est son meilleur salaire, — après la grâce du Seigneur !

 

PIBRAC, bas, à Tirso, que le capitaine a mandé du geste.

Reste ici... Tu pourrais troubler le maudit gâcheur de terre ! Il est très absorbé — par ses pieux devoirs ! (Il éclate de rire).

 

GAUCHER, impatient, à Tirso.

Eh bien ! Tirso, le Syndic a parlé. Va quérir l'artiste inspiré.

 

PIBRAC, à part.

Tout à l'heure, l'on trouvera son inspiration fâcheuse !

(Loys paraît).

 

LA FOULE, s'écartant devant lui.

Place, place à maître Loys ! (Tirso lui fait faire place. Il s'avance, pâle, indécis. Alix, sous un voile, le suit, puis, se confondant avec la foule, gagnera peu à peu le porche près de la statue). — Pourquoi son front est-il soucieux ?... — Son ardent labeur consuma ses forces. — Il est pâle. — Il est beau comme un ange...

 

PIBRAC, à Tirso.

Comme l'ange du mal !... Il a vécu dans le péché ; quelle œuvre du démon pouvait-il en attendre ?...

 

L'ÉVÊQUE.

Approche, Loys... De ta main détache les voiles dont tu dissimulas cette image sacrée. Et sois, selon ton fier mérite, acclamé par le peuple entier.

 

LE SYNDIC et LA FOULE, observent anxieusement Loys qui monte les degrés d'un pas mal assuré.

Il chancelle... Il paraît troublé.

 

GAUCHER.

— Ses regards semblent implorer le pardon d'une faute.

 

LA FOULE.

— Silence ! — Silence !

(Au moment où Loys touche à la statue, un silence pesant s'établit. L'imagier hésite ; mais Alix lui fait un signe impérieux. Il s'approche alors de la statue drapée, tire sa dague, tranche les liens qui retenaient le voile. La statue apparaît, blanche, sous le porche sombre. Un immense cri de stupeur indignée jaillit de la foule : ce n'est pas l'image de Sainte Agnès : c'est, dans une attitude provocante et sans pudeur, la statue païenne d'Alix, dans toute la splendeur de sa nudité.)

 

L'ÉVÊQUE, se voilant les yeux.

Sacrilège ! Anathème !

 

LA FOULE.

Sacrilège ! Il est fou !

 

L'ÉVÊQUE, à Loys éperdu.

Quel impur démon t'a chargé de ce forfait infâme ? Quand par ton art devait renaître la Sainte vénérée, ton œuvre, à nos regards souillés, étale, en son péché, la honte d'une femme !

 

LOYS, comme égaré, se rappelant.

Une femme ! le poème divin de la pure beauté !

 

LA FOULE, exaspérée, rompt les rangs des archers.

Mort au dément ! Mort à l'impie !... Oser souiller ainsi notre Libératrice !...

 

ALIX, se jetant devant Loys, se dévoile tout à coup.

Peuple insensé ! voici celle qui t'a sauvé ! C'est moi qui suis votre libératrice !

 

LE SYNDIC, TIRSO, LA FOULE, stupéfaite, puis indignée.

Alix ! Alix la Courtisane !... Que dit-elle ?... c'est la complice de l'imagier sacrilège et maudit !

(Tous, menaçants, entourent Alix et Loys. Ils reculent sous le porche auprès de la statue dont les assistants n'osent encore s'approcher.)

 

GAUCHER, humilié, hésite à défendre Alix.

Alix !... ma douce Alix !... capable d'un tel crime ! Cet infâme artisan l'a perdue.

 

ALIX, hautaine, bravant les plus hardis.

Peuple vil, malheur à celui qui touche au marbre, où pour toujours rayonne ma beauté !... C'est elle, c'est mon corps qui vous a délivrés. Votre serment à la Libératrice, c'est Loys, mon amant, qui l'a réalisé.

 

L'ÉVÊQUE, PIBRAC, GAUCHER, LE SYNDIC, puis LA FOULE.

Quel démon d'orgueil parle par sa bouche ? Arrière ! Arrière ! Satan ! tentateur maudit de la femme !

 

ALIX.

Voici l'anneau du Condottière. — Gage de ma victoire et de votre rachat, je n'ai pour lui que de l'horreur ! (Elle le jette avec violence. Stupeur de la foule et des assistants). Et maintenant, selon votre vœu même, à genou ; tous, devant celle qui vous sauva ! — Non pas moi, périssable argile, mais mon image érigée à jamais sur le seuil d'où montent vers les cieux les prières mystiques !

 

L'ÉVÊQUE, brutal.

Assez de honte et de blasphèmes ! Ecartez-vous du couple impur ! (Solennel, terrible, dans le silence oppressé de la foule.) Anathème sur vous, suppôts infâmes de l'Enfer ! Au nom de la Vierge sans tache, au nom du Dieu vengeur, au nom des saints martyrs, je te maudis, courtisane démente ! Pour toi, Loys, son complice damné, sois comme elle maudit et banni des foyers que souillerait ta présence funeste ! Anathème ! anathème ! anathème ! (Un large cercle se forme autour des deux excommuniés. L'Evêque, impérieux, ordonne à Tirso :) Et vous, archers de la cité, renversez et brisez l'idole que Satan sur le seuil de l'église a dressée.

 

GAUCHER D'ARCOURT, bondit sur le perron.

Nul autre que moi, Tirso, je l'ordonne, ne brisera l'impudique statue !

(Il saisit une masse d'armes et s'élance vers l'image.)

 

ALIX, lui barrant le passage, et à lui seul.

Toi, Gaucher !... Misérable amant ! Tu détruirais la beauté qui fut tienne !...

 

GAUCHER, exaspéré de jalousie.

Tant de regards l'ont souillée à mes yeux que j'anéantirai mes péchés avec elle. Arrière !

 

ALIX, menaçante.

Prends garde ! — la frapper, c'est me frapper moi-même. Redoute ma vengeance !

 

LE SYNDIC, au milieu des murmures de la foule.

Gaucher, parler à la maudite, c'est braver le courroux du ciel.

 

GAUCHER, écartant Alix, marche, le bras levé, sur la statue.

Périsse donc l'image impie et périsse avec elle un amour égaré !

(Il menace la statue ; mais Alix ramasse la dague de Loys tombée sur le perron ; Gaucher, détourné d'elle, lève sa massue, va briser l'idole païenne, quand la courtisane le frappe avec violence et le jette, mort, sur le sol.)

 

ALIX.

Meurs donc ! lâche !...

(Puis, comme réveillée en sursaut, elle regarde, égarée, le corps du capitaine, jette un cri strident, et défaille dans les bras de Loys. La foule, épouvantée, se disperse, hurlante et saisie d'une superstitieuse panique ; les archers de Tirso se jettent sur Alix. L'Évêque, se voilant la face, est emmené dans l'église qui se referme brutalement devant Loys suppliant et comme frappé de terreur.)

 

PIBRAC, LE SYNDIC, TIRSO et LA FOULE, en déroute.

Malheur sur nous ! Le sang du meurtre a profané l'église. Malheur !... Malheur !...

 

Rideau.

 

 

 

 

 

 

Marthe Chenal (Alix-la-Courtisane) lors de la création

 

 

 

 

ACTE QUATRIÈME

 

 

Au couvent des Sœurs de la Mercy, dans une cellule blanche, Alix attend le cortège qui viendra la prendre pour la mener au bûcher. Elle est étendue sur un grabat, épuisée par la torture, les yeux perdus dans le vide. Deux cierges sont allumés à son chevet.

Au fond, devant une fenêtre grillée en croix, passe par intervalles l'archer qui veille au dehors. A droite, une porte de sortie. A gauche, dans la muraille, une porte plus petite communiquant avec l'intérieur du couvent.

Deux religieuses assistent Alix. Au lever du rideau, l'une d'elles est assise à son chevet, égrenant un rosaire. L'autre, près de la fenêtre grillée, semble suivre ce qui se passe à l'extérieur.

A travers la lucarne du fond filtrent, très distincts, les chants d'un service funèbre.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

(Les deux religieuses écoutent un instant le décroissant De Profundis. Alix s'agite faiblement.)

 

LE CHŒUR.

Salvum me fac Domine, Propter misericordiam tuam. Beati quorum remissœ sunt iniquitates.

 

PREMIÈRE RELIGIEUSE, auprès d'Alix.

Ce chant lugubre agite son sommeil.

 

DEUXIÈME RELIGIEUSE.

Dans le cloître voisin on ensevelit sa victime.

 

LE CHŒUR.

Et quorum tecta sunt peccata, Quoniam in te speravi, Tu exaudie me, Deus meus, Domine.

 

PREMIÈRE RELIGIEUSE.

Infortuné Gaucher d'Arcourt ! Il est mort ; mais il a renié son péché.

 

DEUXIÈME RELIGIEUSE.

Son âme échappe aux flammes éternelles.

(Le chœur va s'éloignant).

 

LES DEUX RELIGIEUSES, ensemble.

Requiescat in pace.

 

ALIX, comme dans un songe.

Loys ! ô mon Loys !

 

DEUXIÈME RELIGIEUSE, qui s'est approchée.

Maudit, Loys a fui dans la foule qui l'évitait comme un pestiféré.

 

PREMIÈRE RELIGIEUSE.

Frappé de l'irrémissible anathème, en proie à ses ardents remords, il doit errer jusqu'à la mort.

 

ALIX, dans son délire.

Aux blondes lueurs de l'aurore, je me dévêtirai devant tes yeux d'enfant. Tu pétriras l'argile, où, divinement nue, déjà rayonne ma statue.

 

PREMIÈRE RELIGIEUSE.

Dans son délire impur elle s'abuse encore.

 

DEUXIÈME RELIGIEUSE.

Au point du jour, relapse et meurtrière, Alix sera brûlée.

 

ALIX, se soulève sur son grabat et promène ses regards autour d’elle.

Où suis-je ? Autour de moi est-ce la foule encor qui hurle, menaçante ? ...Ah ! leurs juges cruels ! Comme ils m'ont torturée ! Hélas ! je suis en leur pouvoir, et c'est la mort hideuse qui m'attend.

(On entend heurter à la porte du couvent. Les religieuses écoutent, puis vont ouvrir la porte. C'est l'Evêque qui paraît ; les religieuses s'inclinent et sortent sous son geste de bénédiction.)

 

 

SCÈNE II

 

(Alix, en apercevant l'Evêque, s'est redressée. Elle le regarde avec un air de défi. L'Evêque marche lentement vers elle.)

 

L'ÉVÊQUE.

Pour la dernière fois, je viens te dire, ô femme, les paroles de paix et de miséricorde. Repens-toi ! Repens-toi ! Abjure ton erreur, chasse le démon de ton âme ; sauve-la de l'Enfer prêt à la consumer !

 

ALIX, avec passion.

Mon paradis, je l'ai vécu sur cette terre. Brûle mon corps durant l'éternité ! Sa flamme n'aura pas l'ardeur victorieuse de l'amour que j'ai partagé.

 

L'ÉVÊQUE.

Toujours les mêmes cris ! Toujours le même orgueil impur ! Déjà par le mensonge et par la volupté tu détournas Loys de son art radieux. Veux-tu donc avec toi qu'il tombe dans l'abîme ? Songe au salut de Loys, si tu l'aimes.

 

ALIX, inquiète.

Le salut de Loys ?...

 

L'ÉVÊQUE.

Seul, à l'écart, maudit et misérable, il doit mourir de faim. Après sa mort, l'Enfer l'attend.

 

ALIX, exaltée.

L'Enfer l'attend qui nous réunira ! Et malgré les flammes funèbres, malgré les hurlements des anges réprouvés, j'entendrai mon Loys me murmurer : « Je t'aime ! » comme aux soirs de naguère.

 

L'ÉVÊQUE.

O décevant blasphème ! Alix, Alix, reviens à toi. Songe à la vengeance divine. Par toi Loys errant et proscrit, s'il veut vivre, doit tuer pour passer, tuer pour se défendre, et tuer pour voler son pain sur les chemins !

 

ALIX, éperdue de terreur.

Non, je ne veux pas ! Plus de sang ! plus de meurtre ! Loys, mon Loys ! Si tu verses le sang, c'est sur moi qu'il retombe. Pitié !... Je ne veux pas ! Grâce ! Sauvez Loys !

 

L'ÉVÊQUE.

Je sauverai Loys ; mais tu m'écouteras ?

 

ALIX, vaincue.

Que faut-il faire ?

 

L'ÉVÊQUE.

Scandale de la ville et terreur du pays, la statue impure et fatale se dresse encor sur le parvis. Elle outrage et brave la Sainte. Pour si grand que soit ton forfait, la pénitence est efficace encore. Alix, toi seule dois briser l'infâme idole. Viens l'anéantir de tes mains.

 

ALIX, plaintive.

Ah ! pourquoi tant de haine contre ma terrestre beauté ?

 

L'ÉVÊQUE, avec force.

Tu détruiras le fruit impur de ton péché, souillé de sang.

 

ALIX, dans un cri d'effroi.

De sang !...

 

L'ÉVÊQUE.

Par ton crime effroyable. Viens. Tout est prêt. Rachète enfin ton âme. Confesse devant tous ton erreur, ton remords. D'un fléau maudit sauve notre ville, et je te soustrais à la mort.

 

ALIX.

Que m'importe la vie !

 

L'ÉVÊQUE.

Dans ce couvent tu pourras expier la faute de Loys absous par ton courage.

 

ALIX, avec égarement.

Moi ! briser la statue amoureuse !... (Violemment) Jamais !

 

L'ÉVÊQUE, s'éloignant d'elle.

Subis donc ton sort : au bûcher tu marcheras sans pardon, malheureuse !

 

ALIX, se précipitant vers lui.

Attends !... De grâce !... Attends !... Je suis prête à briser la statue altière et funeste. (Elle s'agenouille à demi, tendant vers l'évêque ses bras suppliants). Loys sera sauvé ?... Jure !

 

L'ÉVÊQUE, avec un geste solennel.

Par Sainte Agnès !

(Il disparaît lentement. Derrière lui la porte se referme.)

 

 

SCÈNE III

 

ALIX, se redressant.

Loys, mon Loys, pardonne-moi. Mon amour me défend d'exposer ta douceur et ton âme d'enfant au sanglant sacrilège, aux flammes de l'Enfer.

(Elle couvre sa figure de ses mains et sanglote. La porte extérieure s'est ouverte. Loys apparaît et, furtif, se glisse entre les deux battants, derrière le pilier double de l'entrée. Rassuré par le silence, il appelle à demi-voix).

 

LOYS.

Alix ! Alix ! (Absorbée dans sa douleur, elle ne l'entend point. Il s'élance vers elle.) Comprends et reconnais ma voix ! Je t'apporte la vie, Alix, la liberté. Nous allons fuir tous deux.

 

ALIX, s'éveillant comme d'un songe et lui tendant les bras.

Mon Loys ! Parle-moi... J'ai rêvé sans doute. J'ai cru mourir de détresse et d'horreur. Mais non, je te vois, Loys. Je suis tienne, et rien du passé, rien des songes noirs ne peut empêcher que je t'appartienne. Emmène-moi, Loys, emporte-moi ! Ah ! j'ai peur de ces murs, de ces lumières tristes !

 

LOYS, s'efforçant de l'entraîner.

Viens ! Fuyons. Hâtons-nous. Les archers, les bourreaux, les vils pourvoyeurs du bûcher vont venir te chercher... Suis-moi !

 

ALIX.

Hélas ! Je me souviens, je me souviens !... A leur supplice infâme je ne puis échapper ; mais avant de mourir j'aurai sauvé tes jours : l'Evêque l'a juré... Si l'impure statue, de mes propres mains abattue, jonche de ses débris le seuil qu'elle profane, je mourrai pardonnée, et tu me survivras.

 

LOYS, avec stupeur.

Toi !... tu détruirais la statue, cette image céleste où revit notre amour ! Quel délire imposteur ! Alix, reviens à toi !

 

ALIX.

Ah ! je hais mon péché d'orgueil et de folie depuis que cette main a répandu le sang.

 

LOYS, avec une douleur indignée qui s'exaspère peu à peu jusqu'à la fureur.

Toi ! si fière et si forte ! Et-ce toi que j'entends ? Ah ! les maudits tourmenteurs, les infâmes ! Ils ont brisé ta volonté. Mais je veux te rendre à la vie. Ton cœur renaîtra sur mon cœur ; et si les archers de l'Evêque osent nous barrer le chemin, je mettrai le feu de mes mains aux carrefours de la cité démente. Et dans le tourbillon de ses cendres ardentes périront avec nous tes féroces bourreaux !

 

ALIX.

Loys ! ô mon aimé, l'éclat de ta furie épuise ma force meurtrie. N'abrège pas en vain l'heure plaintive qui nous unit aux portes de la mort. Laisse-moi sur ton cœur verser enfin des larmes de pardon et d'apaisement. Sois, Loys, le mystique amant d'une Alix plus pure et plus belle que celle dont l'image est une offense à Dieu.

 

LOYS.

Ah ! tu ne m'aimes plus ! Dans le ciel égarée, ton âme oublie, hélas ! nos bonheurs de la terre.

 

ALIX.

L'amour impur a sombré dans la nuit. Fleurisse enfin l'amour sans reproche et sans tache !

(On entend au dehors le tocsin des morts, un bruit de foule).

 

LOYS.

Alix, les entends-tu ? Ce sont eux, les bourreaux !

 

ALIX, souriante et calme.

Tu viendras, au parvis sacré, voir mourir ton ancienne amante et naître la nouvelle à la gloire des cieux.

 

LOYS, révolté.

Ah ! je veux mériter le même sort funeste ! Je frapperai les juges, les soldats.

 

ALIX.

Non ! Tu viendras, pour que je meure mes derniers regards sur tes yeux.

 

LOYS, hors de lui.

Malheur au valet du bourreau qui le premier franchira cette porte !

 

ALIX.

Loys ! Loys ! Malheureux !

(La porte du cloître s'ouvre : Loys s'élance, mais recule aussitôt devant les blanches religieuses de la Mercy).

 

LOYS, avant de s'enfuir par la porte extérieure.

Oui, tu me reverras sur le parvis fatal, et je te sauverai, malgré toi, malgré Dieu !

(Il disparaît, tandis que les Sœurs de la Mercy entourent Alix et la mènent lentement vers la porte derrière laquelle apparaissent confusément les pénitents en cagoules sombres, le cierge en mains, et, au-delà, les armes hautes des soldats qui sont chargés de protéger Alix contre les fureurs populaires).

Rideau.

 

 

 

 

 

Acte V. La mort d'Alix lors de la création.

 

 

 

 

ACTE CINQUIÈME

 

 

Décor du troisième acte.

Le parvis devant l'église. La statue est invisible sous les draperies dont on l'a couverte. Un large sautoir de soie violette est cloué sur la porte close de l'église.

Avant le lever du rideau, clameurs et tumulte de poursuite. Puis, lorsqu'apparaît la scène, on voit Loys traverser la place. Une foule furieuse le poursuit.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

LA FOULE.

Renégat ! Sacrilège ! A mort ! A mort ! l'impie !

 

TIRSO, qui commençait à disposer les arbalétriers autour de la place, pour la cérémonie expiatoire, tente de s'interposer entre Loys et les persécuteurs. Mais ses hommes, trop peu nombreux, vont être débordés.

Défense de toucher au traître ! Je le livrerai vivant au bourreau, comme son infâme complice !

 

LOYS, résolu, bravant la foule.

Frappez-moi donc ! J'attends la mort. Et que mon sang retombe sur vos têtes !

 

BÉRENGÈRE, apitoyée, à Loys.

Malheureux ! Tu peux fuir encor. Gagne la nef, asile salutaire des pires criminels... Hâte-toi !... Passe et fuis !

(Elle a voulu protéger Loys. Mais les arbalétriers et la foule vont le saisir. Il parvient, pourtant, à gagner le porche, où il est suivi, frappé. Il va périr. Ses yeux rencontrent la statue drapée).

 

LOYS.

Je mourrai donc aux pieds de mon Alix !

(Il se réfugie contre le socle même de l'image voilée qu'il étreint à pleins bras).

 

TIRSO, à ses soldats.

Et vous, prenez cet homme. Arrachez-le du seuil sacré.

 

LES ARCHERS, hésitants.

La statue infernale protège ce démon.

 

LOYS, dans un défi.

Eh quoi !... Pas un de vous n'ose approcher de moi ! Oui, cette image me protège, talisman de vie et d'espoir !

 

TIRSO, à ses hommes.

Lâches, si vous n'osez marcher sur lui, clouez, à coups de flèches, cet homme à son œuvre d'Enfer !

 

LA FOULE.

Non ! Non !

 

UN ARCHER.

Les traits mortels, détournés par un charme, reviendraient nous frapper au cœur !

(Terreur superstitieuse des soldats.)

 

LOYS, les bras autour de la statue.

O mon Alix !... Toujours vivante et belle, dans la pierre où tu resplendis, je sens la caresse très douce de ton amour rayonner jusqu'à moi !

 

LA FOULE ET LES ARCHERS.

Voyez !... voyez ! — Il lui parle !... Elle entend ! O sacrilège !... Au seuil de notre église, Satan ricane sous nos yeux !

(Tirso arrache une arbalète des mains d'un de ses archers.)

 

TIRSO.

C'est donc moi qui te vengerai, Gaucher d'Arcourt, dans le sang de cet homme !

(Il va décocher le trait sur Loys ; mais, près de lui, l'Evêque, surgi de la foule, s'interpose, impérieux et calme.)

 

 

SCÈNE II

 

L'ÉVÊQUE.

Tirso !... Sur le seuil profané tu verserais le sang une seconde fois ?... Veux-tu donc à jamais perdre ton âme ?...

(Tirso courbe le front, vaincu. Mais la foule gronde et murmure).

 

LA FOULE.

Mort à l'impie !... A mort, le vil blasphémateur !

 

L'ÉVÊQUE, violemment.

C'est à moi seul qu'appartient le coupable ! Je puis, si Dieu le veut, le soustraire à la mort.

 

LOYS, imposant silence à la foule.

Je survivrai toujours, peuple dément, au trépas que tu me prépares. L'éclat immortel de ma gloire resplendira jusque dans l'avenir. Et nos amours, Alix, de mémoire en mémoire, gagneront le renom que rien ne peut ternir.

 

L'ÉVÊQUE, avec pitié.

Pauvre enfant égaré ! Le Ciel, que tu blasphèmes, t'a pardonné ! — La martyre le veut, qui t'aime mieux que tu ne l'aimes et fléchit jusqu'à toi la clémence de Dieu.

 

LOYS, éperdu.

La martyre !... Alix ?...

 

L'ÉVÊQUE, à Loys.

A genoux ! (A tous) A genoux !

(Loys s'abandonne, sanglotant, derrière le socle qui le soustrait aux regards de la foule).

 

 

SCÈNE III

 

(Au fond de la place paraît le cortège de la condamnée, parmi le déchaînement furieux et les cris de la multitude.)

 

BÉRENGÈRE

Grâce !

 

LA FOULE.

Non ! point de grâce !... Au feu, la sacrilège ! Brûle vive la meurtrière !

 

L'ÉVÊQUE, près du Syndic, sous le porche, de l'autre côté de la statue.

Au nom du Dieu clément, peuple, j'ai pardonné.

 

LA FOULE.

Jamais ! — Au bûcher, la sorcière ! A mort, Alix !

 

LE SYNDIC, après avoir consulté l'Evêque.

Eh bien ! qui d'entre vous, sans frémir de terreur, osera donc porter la main sur cette statue infernale ? S'il en est un, qu'il approche !...

(Stupeur. Silence de la foule épouvantée. Pas un assistant ne bouge. Les femmes et les enfants se signent en tremblant.)

 

L'ÉVÊQUE.

Celle qui l'inspira peut seule la détruire. Elle y consent : le sortilège impur, par son orgueil tramé, sera brisé par elle. Peuple, veux-tu donc qu'elle reste éternellement sous tes yeux, cette statue infâme, au front luxurieux ?

 

LA FOULE.

Non ! non ! Qu'Alix-la-Courtisane soit remise entre tes mains !

 

L'ÉVÊQUE.

Approche donc, pécheresse dolente ! Et le symbole affreux, quand tu le frapperas, de sa chute à jamais affranchira ton âme !

 

ALIX, à l'Evêque.

Et Loys ?... Souviens-toi !

 

L'ÉVÊQUE.

Loys est pardonné.

 

ALIX.

Ma mort le sauvera des atroces tortures du meurtre et de la faim.

 

LE SYNDIC.

Ta mort ?... Mais tu vivras !

 

L'ÉVÊQUE.

Dans le cloître voisin, tu prieras sur toi-même et, durant de long jours...

 

ALIX, révoltée, avec douleur.

Hélas ! je vais mourir !... Vous ne savez donc pas que ma vie est enclose au cœur de cette pierre ?... que ma jeunesse et ma beauté, mon souffle et mon âme elle-même, je les ai fait passer dans l'œuvre de Loys !... Vous ne comprenez pas qu'elle vit, cette idole où ma chair est pétrie en toute sa splendeur, et qu'en la détruisant à jamais, moi, j'en meurs !

 

L'ÉVÊQUE, rudement, au milieu des rumeurs hostiles.

Quoi ! ton orgueil maudit, ta fierté sacrilège osent encor, femme, parler ici ! Courbe ton front. — Fais amende honorable, le cierge en main. Sois absoute. Arme-toi du céleste pardon, avant d'anéantir l’œuvre d'Enfer, rougie au sang de ta victime.

(Frissonnante à l'évocation de son meurtre, Alix accepte le cierge et, docile, procède aux rites de l'expiation).

 

L'ÉVÊQUE, puis la foule psalmodient les litanies sacrées.

Intercède pour nous, Sainte Agnès ! Sainte Agnès ! Pitié pour nos malheurs ! — Pitié pour nos détresses ! —   Vierge de pureté, rends notre cœur plus pur que la neige des monts et la fraîcheur des sources. — O Seigneur, sur nos fronts penchés, lave la boue affreuse du péché.

(Tous se relèvent).

 

L'ÉVÊQUE, à Alix, que l'on arme d'une lourde croix de fer.

Et maintenant, ô femme, approche-toi sans crainte : frappe et renverse la statue !

(Alix, comme inconsciente marche sur l'image drapée, hésite encore, repart, s'approche peu à peu de la statue fatale, derrière laquelle Loys s'est dressé et l'épie ; mais, avant qu'il ait pu s'interposer, Alix s'élance vers l'image, la frappe d'un violent coup de sa croix de fer. Une lueur interne éclaire subitement la draperie, dardant ses rayons par les plis du voile. Alix, comme foudroyée, recule, et tombe, morte, dans les bras de Loys.)

 

LOYS, avec désespoir.

Alix est morte !

 

LA FOULE, frémissante, et montrant la statue.

O terreur ! quel éclair a jailli du bloc invisible !

 

 

SCÈNE IV

 

LOYS, se redresse, fou de douleur et de désespoir.

Peuple maudit ! Le ciel m'avait donné le génie et la force de réaliser sa beauté. Alix, Alix est morte, morte de remords et d'effroi. Mais sa splendeur rayonnera pour moi ! Détournez vos regards : je veux la voir encor vivre dans mon œuvre éternelle, victorieuse de la mort !

(Il dénoue les liens de la draperie ; le voile tombe. Clameur immense.)

 

LA FOULE.

Miracle ! Sainte Agnès !

 

L'ÉVÊQUE.

O miracle ! A genoux !

(Et c'est, en effet, un miracle ; car ce n'est plus la beauté nue d'Alix qui resplendit dans le marbre. C'est la chaste et mystique statue de Sainte Agnès, long-voilée et les mains jointes, que Loys, éperdu, contemple avec un religieux effroi. Une lueur surnaturelle, émanant d'elle, vient nimber le front d'Alix, étendue, morte, sur le sol.)

 

L'ÉVÊQUE, entre les deux groupes.

Le remords purifie. Alix est pardonnée !

(Loys est agenouillé auprès du corps d'Alix. L'Évêque prie.)

 

LA FOULE.

Gloire à celle qui nous protège ! Louange à sainte Agnès ! Priez pour nous !

(Et, très lent, le rideau retombe, tandis que la Foule se rapproche, avec un respect religieux et se groupe, sous le geste sacré de l'Évêque debout auprès de la martyre, parmi les Sœurs agenouillées autour d'elle, et les soldats, dont les armes et les pennons se dressent, étincelants, au milieu des bannières et des croix religieuses, penchées sur la multitude qui prie.)

 

 

 

 

 

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