Marion

 

Marion. scène VII. - Je suis milady Lachmère. [de g. à dr. : Francine, Marion, Berthe, la Marquise]

 

 

Opéra-comique en un acte, livret de Louis Alexandre BEAUME dit Alexandre BEAUMONT (Paris 1er, 01 août 1827* – Paris 8e, 11 mars 1909*), musique d'Ernest BOULANGER.

 

Non représenté, écrit pour le Magasin des Demoiselles (1877).

 

   partition

 

 

 

personnages
Marion
Berthe
la Marquise
Francine, suivante de Berthe
Vendangeuses

 

 

 

Catalogue des morceaux

 

01 Introduction et Chœur Allons, vendangeuses
02 Couplets J'aime à parler
03 Couplets Je suis milady Lachmère
04 Quatuor Je suis la Bourguignotte
05 Finale Marion nous invite

 

 

 

LIVRET

 

 

 

 

ACTE UNIQUE

 

 

Une place de village aux environs de Bordeaux. Au fond, des vignes ; à droite, une maisonnette couverte de lierre ; à gauche, une tonnelle.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

VENDANGEUSES, MARION. — Au lever du rideau, toutes les jeunes filles sont occupées à cueillir le raisin, les unes au fond dans les vignes, les autres sous la tonnelle de gauche.

 

CHŒUR.

Allons, vendangeuses,

Lestes et joyeuses,

Travaillons encor.

Dévastons les treilles,

Chargeons nos corbeilles

De leurs grappes d'or.

 

DEUX JEUNES FILLES.

Le char à bœufs dans la plaine
Nous attend.

 

MARION.

Le travail se fait sans peine
En chantant.

 

PREMIERE JEUNE FILLE.

Mais qui vient là ?

 

UNE AUTRE.

Notre jeune maîtresse.

 

TOUTES.

Saluons-la par nos cris d'allégresse !

 

 

SCÈNE II

LES MÊMES, BERTHE, FRANCINE (1).

 

(1) Pendant le duo, les vendangeuses se répandent à droite et à gauche, et continuent à cueillir le raisin. Elles disparaissent une à une, et, vers la fin du duo, elles rentrent en scène avec leurs corbeilles pleines.

 

BERTHE, courant à Marion.

Ah ! Marion... je te revoi...

Grandie et forte comme moi.

 

BERTHE ET MARION, ensemble.
 

Duetto.

 

De nos jeunes années

Tendre et doux souvenir !

Les mêmes destinées

Doivent nous réunir.

Oui, mon cœur se rappelle

Nos plaisirs et nos jeux.

Une amitié fidèle

Nous unit toutes deux.

 

MARION.

Du couvent vous voilà sortie ?

 

BERTHE.

A tout jamais, ma chère amie.

Il se peut que bientôt ma mère me marie.

 

MARION.

Recevez notre compliment.

 

BERTHE.

Ah ! rien n'est fait encor… Je dois auparavant

M'occuper de ton sort et t'établir toi-même.

 

MARION.

Que de bonté !

 

BERTHE.

Je t'aime.

Te faire un avenir est un plaisir pour moi,

Sois digne au moins de ce qu'on fait pour toi.

 

Reprise de l'ensemble.

 

De nos jeunes années,

Tendre et doux souvenir !

Les mêmes destinées

Doivent nous réunir.

Oui, mon cœur se rappelle

Nos jeux sous les grands bois,

Notre amitié fidèle

Survit comme autrefois.

 

MARION.

Mme la marquise est ici ?

 

BERTHE.

Oui, pour toute la journée...

 

MARION.

Oh ! quel bonheur ! je vais la saluer, et ce soir nous danserons...

 

BERTHE.

Peut-être... mais observe-toi... sois sage.

 

MARION.

Oh ! certainement !

 

Reprise du premier chœur et sortie.

 

Allons, vendangeuses,

Lestes et joyeuses,

Travaillons encor.

Dévastons les treilles,

Chargeons nos corbeilles

De leurs grappes d'or.

 

 

SCÈNE III
BERTHE, FRANCINE.

 

FRANCINE.

Elle est charmante... cette petite Marion, votre sieur de lait, et quand elle aura épousé Jean Poinsot, que Mme la marquise lui destine, ils feront à eux deux le plus joli couple.

 

BERTHE.

Ah ! la pauvre fille... cela n'est pas encore décidé, et rien n'est moins sûr.

 

FRANCINE.

Mme la marquise n'a-t-elle pas dit qu'elle leur donnerait à ferme le vignoble du Grand-Pré ?... et une dot que vous devez lui compter.

 

BERTHE, montrant un portefeuille.

Je l'ai là... dix mille livres... en billets de caisse sur le receveur de la province... Mais ma mère ne m'a pas encore permis de les donner à Marion... Elle lui en veut un peu depuis quelque temps... pour certain défaut qu'elle a...

 

FRANCINE.

Oh ! je devine... trop d'imagination.

 

BERTHE.

C'est une excellente fille, pleine de cœur et de dévouement... mais soit distraction, soit vanité, elle a l'habitude d'amplifier... d'amplifier si bien, qu'elle ne dit plus un mot de vrai.

 

FRANCINE.

Que voulez-vous... elle est de la Gascogne !... et l'influence du sol natal…

 

BERTHE.

C'est ce que j'ai dit pour excuser cette pauvre Marion... mais ma mère a horreur du mensonge, quel qu’il soit, et le dernier qu'elle a fait a failli causer un malheur.

 

FRANCINE.

Ah ! j'ignorais.

 

BERTHE.

Tu connais la petite passerelle du ru de Saillagouse, au bout du parc.

 

FRANCINE.

Je l'ai franchie assez souvent... en tremblant, car elle est bien vermoulue, et l'on n'y passe plus.

 

BERTHE.

Il y a quinze jours, ma mère avait donné des ordres pour qu'elle fût réparée. Marion, qui était venue au château, s'était chargée de faire exécuter le travail par le charpentier... Trois jours après, elle revient, et comme on lui demande si la réparation est faite, elle répond qu'on y a travaillé jour et nuit, que tous les bois ont été remplacés, que la passerelle est devenue un pont superbe... Sur la foi de son récit, Jean, notre cocher, a cru pouvoir traverser le ru hier soir, en revenant à nuit noire... Le pont n'avait pas été touché, il s'est effondré, et Jean a failli se noyer dans six pieds de vase.

 

FRANCINE.

S'il n'a fait que manquer, le grand mal !

 

BERTHE.

Toujours est-il que ma mère va gronder Marion ; et elle m'a déclaré qu'au premier mensonge bien avéré, elle lui retirait sa protection... et la mienne, puisque je ne puis rien faire sans son aveu... Alors, tu comprends, adieu la dot, l'épouseur et la ferme... Moi, j'en serais désolée, car, malgré son singulier travers, je l'aime plus que jamais, ma pauvre Marion.

 

FRANCINE.

Ce n'est pas sa faute, après tout... Elle a été élevée par un père veuf, qui était bien le gascon le plus renforcé...

 

BERTHE.

Oui, mais ce qui n'était que drôle dans un garde-chasse, dans un homme, devient blâmable...

 

FRANCINE.

Dans une jeune fille, même de la...

 

BERTHE.

Aussi… je ne veux pas que ma mère la prenne sur le fait... et il faut que tu m'aides à empêcher Marion de mentir...

 

FRANCINE.

C'est difficile.

 

BERTHE, continuant.

Pendant toute cette journée.

 

FRANCINE.

C'est impossible !

 

BERTHE.

Oh ! oui… ce serait trop lui demander.

 

FRANCINE.

Mais on peut... cacher... atténuer... expliquer... (Réfléchissant.) Attendez donc... j'ai un moyen.

 

BERTHE.

A la bonne heure… je compte sur toi... tu as de l'esprit...

 

FRANCINE.

Ou du zèle… pour vous servir, mademoiselle... Je voudrais, sans être vue, entendre tout ce qu'elle dira à Mme la marquise.

 

BERTHE.

Au fond de cette tonnelle, tu seras à merveille... et si tu as besoin d'aide...

 

FRANCINE.

Oui, sans doute...

 

BERTHE.

Jean est posté dans les environs, tout prêt à exécuter nos ordres.

 

FRANCINE.

Fort bien... j'en aurai probablement beaucoup à lui donner... (Revenant.) Ah ! confiez-moi ce portefeuille.

 

BERTHE.

Qu'en veux-tu faire ?

 

FRANCINE.

On ne sait pas ce qu'elle peut inventer, et il faut tout prévoir.

 

BERTHE.

Tu as raison, le voici.

 

FRANCINE.

Mme la marquise revient avec Marion... je me cache... (Elle sort par la gauche.)

 

 

SCÈNE IV
LA MARQUISE, BERTHE, MARION.

 

LA MARQUISE, à Marion, en entrant.

Pour cette fois, Marion, j'accepte vos excuses... mais n'y revenez plus.

 

MARION, gasconnant.

Mon Dieu ! madame la marquise, ce n'est pas ma faute... J'avais bien averti le charpentier... il m'avait assuré qu'il viendrait dès le lendemain... Quand je vous ai revue, je croyais que le travail était fait et bien fait... et alors je me suis permis une description.

 

LA MARQUISE.

Inexacte.

 

MARION.

Non, madame la marquise... Seulement... elle avançait de huit jours.

 

LA MARQUISE.

Laissons ce sujet... (Regardant la maisonnette à droite.) Eh ! c'est là ta maison ! Je ne la reconnaissais pas... Tu as du goût, petite, et ce lierre qui la tapisse est d'un effet..

 

MARION.

Tout à fait charmant, n'est-il pas vrai, madame la marquise... C'est ce que tout le monde dit dans le pays : la maisonnette à Marion, elle est devenue un petit château.

 

LA MARQUISE.

Pas tout à fait... mais elle est bien située... de l'ombre et de la vue...

 

MARION, se lançant.

C'est justement ce que disaient hier des Anglais de passage sur cette place.

 

LA MARQUISE.

Des Anglais ? et qu'y venaient-ils faire ?

 

MARION.

Admirer ma maison, donc ! et le point de vue ici près...

 

LA MARQUISE.

Oh ! c'est bien... mais, cependant, tu me permettras de douter...

 

MARION.

C'est la pure vérité... et même il y avait parmi eux une vieille milady qui s'est enthousiasmée de ma propriété, et qui m'a proposé de la lui vendre.

 

BERTHE, la tirant par sa jupe, bas.

Prends garde, Marion, ne parle pas tant.

 

MARION.

Oh ! ne craignez rien, mademoiselle… (A la Marquise.) Et croiriez-vous que j'ai eu l'effronterie de lui en demander vingt mille livres ?

 

LA MARQUISE.

Tu es capable de tout, je le sais bien... Seulement, on t'aura ri au nez sans nul doute.

 

MARION, tout à fait lancée.

Eh bien ! c'est ce qui vous trompe... sandis !

 

BERTHE, à part.

C'est fini... la voilà partie...

 

MARION.

L'English a accepté, à ma grande surprise... elle a tiré des bank-notes de son portefeuille... et elle m'a remis un à-compte de moitié...

 

LA MARQUISE.

Oh ! pour celle-là, Marion...

 

MARION.

La pure vérité ! elle s'appelle d'un drôle de nom, comme tous ces milords de là-bas... lady Lechmère de Brokinbloke... quelque chose comme cela, je crois.

 

LA MARQUISE.

Ah ! tu n'es pas sûre ?

 

BERTHE, la tirant encore par sa jupe.

Je t'en supplie, Marion, assez.

 

MARION, continuant.

C'est deux fois plus qu'elle ne vaut, cette bicoque ; aussi, pour célébrer cette bonne aubaine, j'ai invité toutes mes amies pour tantôt... Je traite toutes les jeunes filles du village, j'ai déjà arrêté le menu... Il y aura trois chapons gras... un pâté superbe... et un quartier de chevreuil.

 

LA MARQUISE.

Ah ! voici qui est plus fort que tout le reste... Il y a dix ans qu'il n'y a plus de chevreuils dans nos bois.

 

MARION.

C'est le dernier alors.

 

LA MARQUISE.

Nécessairement... mais comment as-tu pu te le procurer ?...

 

MARION.

Oh ! un hasard incroyable !...

 

LA MARQUISE.

Comme le reste.

 

MARION.

Encore plus.

 

BERTHE.

Mais, ma mère, nous n'avons pas besoin de savoir...

 

LA MARQUISE.

Si vraiment... J'y tiens beaucoup.

 

MARION.

Je rentrais chez moi hier au soir, en revenant de la veillée... Je vois reluire deux yeux dans l'ombre, au fond de ma grande salle... Je ne suis pas poltronne ; cependant je me dis : Il y a là quelqu'un qui a de mauvais desseins... Je saisis une fourche qui était contre la porte... Le chevreuil... car les deux yeux... c'était lui... le chevreuil se précipite pour sortir, et il s'embroche lui-même.

 

LA MARQUISE, riant malgré elle.

Décidément, Marion, tu as rêvé cela.

 

MARION.

Non, certainement, je ne dormais pas... et la preuve... c'est que je le servirai à mes amies... pour le plat du milieu... Après cela, nous aurons les ménétriers.

 

LA MARQUISE.

Et un bal naturellement..... Eh bien ! mais ton menu me paraît fort tentant et je m'invite...

 

MARION, interdite.

Comment, madame la marquise voudrait... Je n'oserai jamais...

 

LA MARQUISE.

Nous te ferons cet honneur... (A part.) Je suis curieuse de savoir comment elle s'en tirera... (Haut.) A bientôt, petite, je vais voir un de mes fermiers, qui est malade, et je reviens de suite...

 

 

SCÈNE V
BERTHE, MARION.

 

BERTHE.

Ah ! Marion... Marion ! tu es incorrigible.

 

MARION, très étonnée.

Moi, mademoiselle, comment cela ?

 

BERTHE.

Tu nous as dit autant de mensonges que de paroles.

 

MARION.

Oh ! non, mademoiselle, pas autant ; deux ou trois tout au plus.

 

BERTHE.

Alors, tout ce que tu nous as conté...

 

MARION.

Est vrai dans le fond... Seulement, dans la chaleur du récit, j'ai peut-être ajouté quelques détails... qui pourraient l'être, mais qui ne le seront que plus tard.

 

BERTHE.

Comme l'histoire de la passerelle.

 

MARION.

Eh bien, oui... je l'avoue... mais que voulez-vous ? La vérité toute simple, c'est si monotone, et puis, on aurait si peu de chose à dire !

 

BERTHE.

Tu as donc la fureur de parler quand même ?

 

MARION, avec enthousiasme.

Oh ! ça, c'est vrai.

 

Couplets.

 

J'aime à parler, et c'est étrange,

Lorsque par hasard je me tais,

La langue aussitôt me démange,

Et je repars. Je vais... je vais...

Je dis tout c' qui m' pass' par la tête,

C'est un moulin qui ne s'arrête...

 

BERTHE, riant.

Jamais.

 

MARION.

C'est vrai, mam'zell', presque jamais.

 

I

On m'écoute, on m' trouve amusante,

Quand je bavarde, on rit d' bon cœur.

Ma manie est bien innocente,

Et si tout en causant j'invente,

C'est sans l' vouloir, parol' d'honneur.

J'aime à parler, et c'est étrange, etc.

 

II

Si j' brode un peu, qui s'en étonne ?

On n' croit jamais à tout c' que j' dis.

J' suis née au bord de la Garonne,

Et j' pens' qu'une sage personne

Doit toujours êtr' de son pays.

J'aime à parler, et c'est étrange, etc.

 

BERTHE.

Alors, lorsqu'on te prend en flagrant délit de...

 

MARION.

Je suis la première à avouer et à en rire.

 

BERTHE, apercevant sa mère qui revient.

A la bonne heure... mais aujourd'hui n'avoue rien... Chut !

 

 

SCÈNE VI

LES MÊMES, LA MARQUISE.

 

LA MARQUISE.

Eh bien ! Marion, je n'ai pas été longtemps absente... Tu le vois... Ah ! mais tu es encore là... Et ton repas !... Est-ce que tu ne songes pas aux préparatifs nécessaires ?

 

MARION.

Madame... je vais...

 

LA MARQUISE, un peu sévèrement.

Faire semblant de t'en occuper... Tu n'as invité personne, Marion... Je viens de voir tes bonnes amies... Tu ne leur as parlé de rien.

 

MARION.

Ah ! madame la marquise... pardon... je...

 

BERTHE, l'interrompant.

Un oubli. que Marion va réparer.

 

LA MARQUISE.

Je suis sûre que le prétendu chevreuil... comme la prétendue Anglaise...

 

BERTHE, bas, à Marion.

Tais-toi. (Haut.) Mensonges peut-être, mais ils ne sont pas encore avérés...

 

LA MARQUISE.

C'est juste... Attendons avant de condamner ; mais je crains bien...

 

MARION, à part.

Je suis au supplice.

 

 

SCÈNE VII

LES MÊMES, UNE VILLAGEOISE, puis FRANCINE.

 

LA VILLAGEOISE, annonçant.

Milady Lechmère de Brokinbloke.

 

MARION, stupéfaite.

Milady !... (A part.) Qu'est-ce que cela veut dire ?

 

FRANCINE, déguisée en Anglaise ; voile vert et cheveux jaunes.

 

Couplets.

 

Je suis milady Lechmère,

J'aime à voyager partout.

J'avais quitté l'Angleterre,

Où je m'amusais pas du tout,

Du tout,

Du tout.

Oh ! yes indeed, no, pas du tout.

 

I

London était le plus grand ville

Et le plus beau de l'univers ;

Mais ma santé faible et débile

Souffrait de ses trop longs hivers.

J'avais toujours le table mise,

Je mangeais beaucoup et souvent ;

Mais les brouillards de la Tamise

Détruisaient mon tempérament.

 

C'est pourquoi lady Lechmère

Aime à voyager partout.

J'ai quitté le Angleterre,

Où je m'amusais pas du tout,

Du tout,

Du tout.

Oh ! yes indeed, no, pas du tout.

 

II

Sans hésiter j'ai pris ma course

Sur le premier steam-boat anglais.

J'ai mis beaucoup d'or dans mon bourse

Et parcours le pays français.

Oh ! beautiful ! très admirable !

Le soleil luit, le ciel est bleu.

Partout bon gîte et bonne table,

Et du brouillard très peu... très peu.

 

C'est moi, milady Lechmère,

Moi qui voyage partout.

J'abandonnais l'Angleterre,

Où je vivais pas bien du tout,

Du tout,

Du tout,

Oh ! yes indeed, pas bien du tout.

 

LA MARQUISE.

Eh bien ! Marion, tu ne dis rien à milady ?

 

MARION.

Si, madame... Je... (A part.) Je suis confondue...

 

FRANCINE.

Miss Marion, je étais venue pour terminer l'affaire de la petite maisonnette...

 

MARION.

L'affaire...

 

FRANCINE.

Yes... Vô savez bien... Je avais acheté elle hier en passant, et je vôlais maintenant prévenir vous que je allais pas prendre possession tout de suite.

 

MARION.

Vraiment !

 

FRANCINE.

No... Je allais faire encore un petit voyage... de six cents lieues... Mais je payais tout de même.

 

MARION, à part.

Si l’on croit me mystifier... Nous allons bien voir. (Haut.) Eh bien ! puisque votre argent est prêt... (Elle tend la main.)

 

FRANCINE.

Certainement, il est prêt... Mais je avais déjà donné un à-compte...

 

MARION, à part.

Elle n'en manquera pas d'un mot...

 

FRANCINE, continuant.

De dix mille livres... Et je avais déposé le surplus chez un tabellion de Bordeaux, pour le dressement du petit acte.

 

LA MARQUISE.

C'est juste, Marion ; d'ailleurs, il est plus prudent que tu ne gardes pas tout cet argent chez toi.

 

FRANCINE.

Yes, comme vô dites... ce était plus prudent... En attendant, vous pouvez rester dans le maisonnette cet hiver... Je reviendrai au printemps... Adieu, miss Marion... Elle est très gentille cette enfant... Votre servante, madame.

 

LA MARQUISE.

Milady...

 

FRANCINE.

Very respectfully servant... Ah ! pardon, je vôlais aller voir le beautiful point de vue... Il y en a un dans le voisinage.

 

BERTHE.

Oui, en effet ; un panorama superbe... Je vais vous y conduire.

 

FRANCINE.

Oh ! very gracious !... miss... Je vous suis. (Elle sort en saluant. Berthe la suit.)

 

 

SCÈNE VIII
MARION, LA MARQUISE.

 

LA MARQUISE.

Allons, Marion, je te fais réparation d'honneur.

 

MARION, confuse.

Je ne sais si je dois...

 

LA MARQUISE.

Tout cela me surprend fort.

 

MARION, à part.

Eh bien ! et moi, donc ?

 

LA MARQUISE.

Mais, s'il plaît à cette Anglaise de faire un cadeau... je suis bien aise que ce soit à toi... Maintenant, tu n'as plus besoin de te faire ma fermière... Je donnerai le Grand-Pré à un autre.

 

MARION, à part.

Ah ! mais, pourtant...

 

LA MARQUISE.

Avec tes vingt mille livres... tu seras propriétaire, ce qui vaudra encore mieux. Justement, il y a un bien à vendre ici près... Et si tu veux, je vais conclure l'affaire pour toi.

 

MARION.

Oui, madame... Mais il faudrait avoir d'abord touché le prix... fantastique, qu'on m'a promis.

 

LA MARQUISE.

Puisque tu en as déjà la moitié. Donne-moi tes dix mille livres... Avec de l'argent comptant j'éblouirai le vendeur, et nous aurons le bien à meilleur compte.

 

MARION.

Oh ! madame... Je le voudrais... mais... (A part.) Comment me tirer de là ?

 

LA MARQUISE.

Eh bien ! voyons, cet argent... Est-ce que tu te défies de moi ?
 

MARION.

Non certainement... Mais je ne l'ai plus...

 

LA MARQUISE, soupçonneuse.

Ah !... Tu l'as dépensé, prêté ?

 

MARION.

Oui... madame ; je l'ai prêté.

 

LA MARQUISE.

Déjà !

 

MARION.

Oh ! madame la marquise, je n'ai pas pu faire autrement... (A part.) Je verrai bien si je dirai encore vrai malgré moi. (Haut.) Une pauvre vieille dont la maison allait être saisie.

 

LA MARQUISE.

Ah !... Et je la connais ?

 

MARION.

Non... Elle n'est pas de ce pays... Elle est... de Saint-Florent... à une lieue d'ici... Une veuve avec six enfants en bas âge…

 

LA MARQUISE.

Tu m'avais dit une vieille...

 

MARION.

Oui... Pas tout à fait vieille... mais pas tout à fait jeune non plus... Enfin, elle pleurait ; elle m'a fait de la peine, et je n'ai pas résisté.

 

LA MARQUISE, à part. — Elle ment encore, j'en suis sûre... mais moins bien... (Haut.) Et tu as donné comme cela une si grosse somme, sans réflexion, sans garantie ?

 

MARION.

Oh ! pour ça oui... Elle est honnête, elle me la rendra... (S'animant.) Du reste, c'est une drôle de femme, allez...

 

LA MARQUISE.

Vraiment ! Et elle se nomme ?

 

MARION.

Ah ! elle se nomme... la Bourguignotte. Elle a de grandes dents... des yeux gris et des mèches noires sous son foulard rouge... Une rude travailleuse, d'ailleurs... Elle s'appuie sur un gros bâton de coudrier, et elle a toujours sur les épaules un gros fagot de broussailles. Vous ririez bien en la voyant trottiner comme cela... (Elle marche en vieille.)

 

LA MARQUISE.

Ah ! Ah !

 

 

SCÈNE IX

LES MÊMES, BERTHE.

 

BERTHE.

Marion, j'ai rencontré dans le village une petite femme qui te cherche... et qui veut te parler.

 

MARION.

A moi, mademoiselle ; et qui donc ?

 

BERTHE.

Je ne sais pas... mais elle a un gros fagot de broussailles sur le dos, et elle s'appuie d'un bâton.

 

LA MARQUISE, à part.

Ah ! j'y suis... ma fille et Francine... Laissons-les faire jusqu'au bout. (Haut.) Eh bien ? c'est ton emprunteuse sans doute.

 

MARION, suffoquée.

Oh ! pour le coup c'est trop fort... Et son nom ?

 

BERTHE.

Elle m'a dit s'appeler la Bourguignotte.

 

MARION, se laissant tomber sur un banc.

La Bour...

 

 

SCÈNE X

LES MÊMES, FRANCINE, en vieille femme de campagne, un fagot sur le dos.

 

Quatuor.

 

FRANCINE.

Je suis la Bourguignotte,

J'ai bon pied et bon dos.

Par les chemins je trotte

Avec mes grands sabots.

Ma famille est nombreuse :

Six p’tits, ni plus ni moins ;

Mais comme j' suis travailleuse,

J' suffis à leurs besoins.

 

BERTHE, LA MARQUISE ET MARION.

Voilà la Bourguignotte,

Bon pied, bon œil, bon dos.

Elle va, court et trotte

Avec ses gros sabots.

Sa famille est nombreuse :

Six p'tits, ni plus ni moins ;

L'habile travailleuse

Suffit à leurs besoins.

 

MARION, à part.

Je renonce à comprendre.

 

LA MARQUISE.

D'où vient cet embarras ?

Ne la connais-tu pas ?

 

MARION, de même.

Pouvais-je donc m'attendre ?...

 

LA MARQUISE.

Causez donc, ne vous gênez pas.

 

MARION, qui ne sait plus ce qu'elle dit.
Vous êtes donc... la Bourguignotte ?

 

FRANCINE.

Plaisante question !

Vous me connaissez bien, mam'zelle Marion.

Me prenez-vous pour une sotte ?

Je viens vous rendre votre argent.

 

MARION, sautant de surprise.

Mon argent ?

 

FRANCINE.

Oui, vraiment.

 

Ensemble.

 

MARION, à part.

Ah ! c'est fort, sur ma parole !

Malgré moi je me sens rougir.

Je vais bientôt devenir folle :

Je dis vrai quand je crois mentir.

 

BERTHE, FRANCINE ET LA MARQUISE.

Ah ! pour elle la bonne école !

Le bon moyen de la punir.

La pauvre fille en devient folle,

Elle n'osera plus mentir.

 

FRANCINE.

Le bon curé de not' village,

Qu'était l'oncle de mon défunt,

Vient d' me laisser son héritage,

J' n'ai plus besoin d' faire un emprunt.

V’là votre argent... je vous l'rapporte.

Dix mill' livres... il n'y manque rien.

 

MARION, parlé.

Dix mille !...

 

FRANCINE.

D' m'avoir obligée de la sorte,

Mam'zelle, je vous r'mercions bien.

 

Reprise de l'ensemble.

 

MARION.

Ah ! c'est trop fort, sur ma parole ! etc.

 

FRANCINE, BERTHE ET LA MARQUISE.

Ah ! pour elle la bonne école ; etc.

 

LA MARQUISE.

Allons, Marion, prends vite ce portefeuille...

 

MARION.

Mais, madame la marquise, je ne puis accepter.

 

LA MARQUISE, prenant le portefeuille des mains de Francine, qui s'en défend vainement.

Soit ; c'est moi qui me charge de régler cela... Restez, la Bourguignotte, on vous donnera une quittance... Viens, Marion, viens vite. (Elle l'entraîne.)

 

 

SCÈNE XI
BERTHE, FRANCINE.

 

FRANCINE, se débarrassant de sa cape et de son fagot.

La pauvre Marion !... Elle n'en revient pas !... Elle n'est pas habituée à un pareil régime.

 

BERTHE.

Condamnée à la vérité...

 

FRANCINE.

A perpétuité !... Mais nous n'avons pas de temps à perdre... Je viens de prévenir toutes les jeunes filles du village... Elles vont arriver dans un instant... car Marion me donne un mal ; elle a une variété dans ses histoires... Il faut que je prépare le dîner... C'est le menu qui était difficile à réaliser.

 

BERTHE.

Je crois bien... Le chevreuil surtout.

 

FRANCINE.

Heureusement, Bordeaux est une ville de ressources... Jean a enfourché le cheval bai, et il est parti au galop avec ma commande.

 

BERTHE.

Et tu crois qu'il reviendra à temps ?...

 

FRANCINE.

Il le faut bien... J'entends nos invitées. Je cours surveiller les apprêts du dîner. (Elle sort.)

 

 

SCÈNE XII

BERTHE, LES VENDANGEUSES, dans leurs habits de fête et apportant des bouquets ; d'autres dressant une table sous le bosquet.

 

Finale.

 

CHŒUR.

Marion nous invite,

Toutes accourons vite

A ce gai rendez-vous.

Venez, mesdemoiselles,

Sous les vertes tonnelles,

Qu'un tel repas est doux !

On dit qu' la belle brune

Vient de faire fortune

Sans qu'on sache comment.

Ell' n'en est pas plus fière.

J' veux ce soir la première

Lui fair' mon compliment.

 

UNE DES JEUNES FILLES, s'approchant de la maison.

Marion ! Marion !

 

BERTHE.

Marion, l'on t'appelle.

 

TOUTES.

Viens donc, Marion la belle ;

De ton dîner voici l'instant ;

La table est prête, et l'on t'attend.

 

 

SCÈNE XIII

LES MÊMES, MARION, puis LA MARQUISE.

 

MARION.

Que voulez-vous ?

 

LA MARQUISE.

Ce sont tes invitées.

Les avais-tu donc oubliées ?

 

LE CHŒUR.

A dîner tu nous as priées.

 

MARION.

Qui, moi ?...vous vous trompez, je croi.

 

BERTHE.

Eh ! si vraiment, rappelle-toi ;

Tu nous l'as dit toi-même.

 

MARION, à part.

O surprise extrême !

Je n'en reviens pas.

Comment faire, hélas !

Haut.

A table, de grâce,

Toutes prenez place.

A part.

Vraiment je ne me sens pas bien.

Que leur offrir, quand je n'ai rien ?

 

 

SCÈNE XIV

LES MÊMES, D'AUTRES JEUNES FILLES, apportant divers plats ; FRANCINE, portant solennellement un cuissot de chevreuil et le bois, qu'elle place devant Marion.

 

FRANCINE, en paysanne bordelaise, foulard sur les cheveux, mais sans se laisser voir par la marquise.

J'ai rempli ma tâche avec zèle,

On peut le voir, et c'est certain,

V'là bien l' dîner que mad'moiselle

M'avait commandé dès c' matin.

Trois chapons gras... plat confortable...

Ce pâté qui vous fait de l’œil…

Et puis au milieu de la table

Un cuissot de votre chevreuil.

 

Ensemble.

 

LE CHŒUR, BERTHE, FRANCINE ET LA MARQUISE.

Du chevreuil ! du chevreuil ! Ah ! vraiment, mes amies,

Marion a fait des folies.

Elle a trouvé, je ne sais où,

Tous les trésors du Pérou.

 

MARION, à part.

Le chevreuil, le voilà ! Vrai, j'en perdrai la tête...

Non, non, rien ne manque à la fête.

J'ai donc trouvé, je ne sais où,

Tous les trésors du Pérou.

 

LA MARQUISE, se levant. (Parlé.)

Pour le coup, Marion, tu as encore dit vrai ; voilà bien ton chevreuil ; il ne me reste plus qu'à tenir mes promesses...

 

MARION.

Eh bien ! non, madame, car je ne suis pas digne de vos bontés... J'ai menti encore cette fois... J'ai menti toute la journée ; mais je ne sais par quel sortilège tout ce que j'ai inventé se réalise à l'instant... Et tenez, faut-il vous l'avouer, je n'ose plus parler, j'ai peur...

 

LA MARQUISE.

Vraiment !... Mais je crois que le sortilège n'est pas loin, et Francine, que j'aperçois là, pourrait t'expliquer...

 

FRANCINE.

Comment, madame la marquise...

 

LA MARQUISE.

T'avait reconnue sous les mèches de lady Lechmère et le fagot de la Bourguignotte... Et, d'ailleurs, ce portefeuille aurait suffi pour vous trahir... (Le donnant à sa fille.) Tiens, Berthe, reprends-le, et puisque Marion a eu au moins le mérite de confesser son tort...

 

BERTHE.

Eh bien ! ma mère...

 

LA MARQUISE.

Je te permets de lui donner sa dot.

 

MARION, confuse.

Madame la marquise me comble.

 

LA MARQUISE.

Mais que cette leçon te profite !

 

MARION.

Oh ! je suis corrigée, je vous l'assure.

 

Reprise du motif des couplets de la scène V.

 

Quand j' bavarde on m' trouve amusante,

On fait cercle et l'on rit bien fort.

Ma manie est bien innocente.

Mais si je brode et si j'invente,

J'ai tort, je le vois, j'ai grand tort.

J' parlerai moins, car, c'est étrange,

Je ne mens plus quand je me tais.

Avec cett' langue qui m' démange

Trop souvent je me compromets.

Dir' tout c' qui vous pass' par la tête,

C'est imprudent pour un' fillette,

Et l'on n' m'y prendra plus jamais.

 

LE CHŒUR.

Jamais ?

 

MARION.

Non, non... du moins presque jamais.

 

LE CHŒUR.

Dir' tout c' qui vous pass' par la tête,

C'est imprudent pour un' fillette,

Qu'on ne t'y prenne plus jamais.

(Toutes se remettent à table. La toile tombe.)

 

 

 

 

 

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