la Marchande d'allumettes
Projet d'affiche pour la Marchande d'allumettes, par Jean Veber (1864-1928)
Conte lyrique en trois actes, livret de Rosemonde GÉRARD [Louise Rose Etiennette GÉRARD, Mme Edmond ROSTAND] (Paris, 05 avril 1871 – Paris, 08 juillet 1953) et son fils Maurice ROSTAND (Paris 17e, 26 mai 1891 – Ville-d'Avray, Hauts-de-Seine, 21 février 1968), d'après le conte d'Hans Christian Andersen, musique de Tiarko RICHEPIN.
Rosemonde Gérard vers 1920
Maurice Rostand, photo H. Manuel, en 1924
Création à l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le mercredi 25 février 1914. Mise en scène de Pierre Chereau. Décors de Lucien Jusseaume. Costumes de Marcel Multzer (1866 – 1937). Au 2e acte, "Farandole" réglée par Mariquita.
7 représentations à l'Opéra-Comique au 31 décembre 1950.
la Petite Marchande d'allumettes, conte d'Andersen, illustration d'Hans Tigner
personnages | créateurs |
Daisy | Mmes Julia GUIRAUDON |
la Duchesse | Suzanne BROHLY |
Jessamine | VAULTIER |
Rosalinde | Germaine CARRIÈRE |
Gwendoline | HEMMERLÉ |
Violet | Renée CAMIA |
Marjorie | JOUTEL |
Annabella | MATHON |
Jane | DESSOYER |
Florine | Jeanne CALAS |
Cendrillon | ALAVOINE |
la Belle aux cheveux d'or | Marie TISSIER |
la Belle au Bois dormant | Jeanne BOREL |
la Fleuriste | DARVÈZE |
la Marchande des quatre-saisons | Jeanne BILLA-AZÉMA |
la Marchande de nouveautés | Madeleine MÉNARD |
une Institutrice | Marguerite JULLIOT |
la Maman de deux petites filles | MARINI |
une Grisette | Germaine GALLOT |
une Vieille Dame | Marguerite VILLETTE |
une Jeune Fille ; Première petite Fille ; Deuxième petite Fille ; Troisième petite Fille ; Une voix dans le lointain | |
Gréham | MM. Fernand FRANCELL |
le Vieux Mendiant | Jean PÉRIER |
le Suisse | Daniel VIGNEAU |
le Pâtissier | Jean REYMOND |
le Libraire | Pierre DELOGER |
le Marchand de marrons | DONVAL |
le Marchand de jouets | Louis MESMAECKER |
Premier Apache | Maurice CAZENEUVE |
Deuxième Apache | Louis VAURS |
le Lieutenant | Eugène DE CREUS |
le Docteur | Paul PAYAN |
le Sonneur | Hippolyte BELHOMME |
un Dandy | SONELLY |
un Matelot | |
un Etudiant | THIBAULT |
un Garçon pâtissier ; Premier petit Garçon ; Deuxième petit Garçon ; Troisième petit Garçon |
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Marchands, Marchandes, Promeneurs, Promeneuses, Enfants, Matelots, Voix de rêve. Un Caniche : Pompon. |
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Chef d'orchestre | Albert WOLFF |
La scène se passe dans une petite ville anglaise, près de la mer.
Julia Guiraudon (Daisy) lors de la création
Rosemonde Gérard, habile à ciseler les vers jolis, créatrice de charmantes images et compagne très digne du grand poète Edmond Rostand, puis Maurice, son fils, qui naît à peine à la vie théâtrale, sans attendre le nombre des années pour signaler sa valeur, enfin Tiarko Richepin, fils de Jean lui-même et frère de Jacques, qui s'essaya déjà, non sans succès, à broder quelques fines mélodies, quel joli trio voilà de jeunesses souriantes et triomphantes, bien faites pour conquérir le succès et s'assurer la faveur des foules, à condition pourtant que ces foules soient laissées à leurs franches impressions et ne s'en laissent pas détourner par les ratiocineurs qu'on trouve toujours embusqués dans quelques coins des salles de spectacle, prêts au dénigrement amer et aux sarcasmes meurtriers contre tout ce qui est jeune et prétend s'élever ! C'est une chose bien légère que cette historiette lyrique qui prend ses origines dans un conte d'Andersen, mais pour s'en écarter bientôt et se perdre dans tous les sentiers fleuris du rêve et des imaginations irréelles. C'est comme un bibelot fragile, qu'il faut avoir soin de manier avec délicatesse, une porcelaine de Chine, impondérable, qui s'évanouit presque au toucher. De là, la difficulté d'exposer tant de grâce subtile aux nécessités parfois brutales d'une scène de théâtre. Un accroc, un rien, une lumière qui s'éteint trop vite, un truc qui manque, et voilà le fil rompu. De quoi s'agit-il donc ? D'une petite marchande d'allumettes, toute grelottante, qui, dans une ville des côtes anglaises, un soir de Noël où il neige, offre en vain sa marchandise aux rares passants pressés de rentrer chez eux pour célébrer en famille la fête du pudding. Elle est repoussée de toutes parts. Le marchand de marrons l'éloigne de son fourneau où elle voudrait se réchauffer ; le pâtissier lui refuse, non pas ses gâteaux, ce qui serait trop, mais même un morceau de pain ; la fleuriste ne daigne lui donner une rose fanée, qui va s'effeuiller et qui pourtant pourrait un instant parfumer sa douleur ; le suisse du bel hôtel de la Duchesse la repousse avec hauteur (« car ils ont l'électricité ! ») et la Duchesse elle-même ne peut l'entendre, car son balcon est trop élevé. Daisy a cependant deux amis, un vieux mendiant qui joue de l'orgue de barbarie et son chien. Le mendiant veut partager ses sous avec elle, ce qui lui permettra de rejoindre sa masure sans crainte d'y être battue. Mais deux apaches surviennent qui lui arrachent sa pauvre monnaie ! Alors, c'est la désolation :
Les hommes sont méchants et le ciel est tout noir !
Elle s'endort, désespérée, au coin d'une borne, dans la nuit et sous la neige qui la couvre peu à peu, mais non sans qu'elle ait allumé quelques-unes de ses allumettes pour se réchauffer les doigts, et il faut croire qu'elles sont magiques puisqu'aussitôt le rêve commence. Toutes les boutiques resplendissent de nouveau et tous les marchands, cette fois, sont accueillants. C'est pour elle les marrons et les pâtisseries dorées : elle aura des fleurs et le libraire lui offre des contes de fées. Les apaches lui rapportent ses sous ! Bien mieux, la Duchesse majestueuse s'avance et la convie au bal de Noël qu'elle donne le soir même pour fêter le retour d'un neveu très aimé qui trop longtemps s'est attardé sur les mers lointaines :
Comme il doit être beau, fendant la mer profonde, Sur son bateau si blanc qu'il semble aérien, Ce jeune homme qui s'en revient du tour du monde,
s'écrie Daisy extasiée ! Et nous voici dans la salle des fêtes de la bonne Duchesse. Autour d'un arbre de Noël radieusement illuminé et chargé de cadeaux précieux, toute une théorie de blanches jeunes filles s'agite et se démène, froufroutante, virevoltante et caqueteuse. Daisy est parmi elles plus timide et plus rêveuse, assurément. Elle attend le beau jeune homme qui désormais occupe si délicieusement son cœur. Qui aimera-t-il ? Elle ou l'une de ses compagnes si séduisantes ? Et le voilà, qui vient, si beau, si svelte, si fringant dans son uniforme d'officier de marine ! Ah ! ces petites poupées si vaines, si futiles, si bavardes, qui tournent autour de lui, comme ils les dédaigne ! C'est Daisy qu'il élit, elle dont il a reconnu « l’âme profonde ». Et c'est le bel amour, et c'est l'enchantement divin ... jusqu'au moment où s'éteint la dernière lumière de l'arbre de Noël ! Car sa vie, dans le rêve, est attachée à l'éclat même de ces lumières. Ah ! les voir ainsi disparaître une à une, quelle angoisse ! Mais qu'importe !
C'est en mourant un peu qu'il faut donner son cœur !
Et le rêve finit dans le drame, et nous voici de nouveau, à l'aube, sur la place du bourg où la neige s'est amoncelée de plus en plus. La pauvre Daisy, toute glacée, semble expirer peu à peu, tout près du vieux mendiant et du bon chien, qui l'ont retrouvée et tentent de la ramener vers la vie :
Daisy, Daisy, petite fille, Il fait bon vivre encor pour vous. La vie a parfois les yeux doux. Petite fille, réveillez-vous.
Peine et soins inutiles. La mort est proche. Et soudain sort de l'hôtel de la Duchesse le beau jeune homme qui va rejoindre son bateau. Il s'arrête apitoyé devant le groupe misérable. Quelle est cette pauvre petite qui se meurt ? Il ne la connaît pas, mais il reste attendri quand même et veut la secourir. Daisy, elle, reste comme illuminée devant l'apparition. Est-ce son rêve qui va revivre ? Et comme il vient de lui donner une fleur, elle entend la lui laisser avec sa vie : « Quand je serai morte, dit-elle au vieux mendiant qui sanglote, lu diras à mon bien-aimé :
Elle n'a rien, pas même une photographie, Étant, vous le savez, plus pauvre qu'un oiseau ; Mais elle a possédé cette fleur et sa vie, Et vous fait en mourant ces deux humbles cadeaux.
Et c'est la fin.
Comme vous serez beau, fendant la mer profonde, Sur ce bateau si blanc où je n’irai jamais !
On comprend de reste qu'un jeune musicien se soit attaché à une fable aussi charmante, d'une fantaisie si diverse et se prêtant si bien à toutes les gammes de lyrisme, allant de l'amusement le plus délicat à l'émotion la plus poignante, passant des illusions de la féerie aux drames de la vie réelle, se prêtant enfin au déploiement d'un beau spectacle pour les yeux comme à l'enchantement des oreilles, le tout exprimé dans un verbe coloré où les trouvailles heureuses de l'expression et de l'image se rencontrent si fréquemment. Assurément, on ne pouvait attendre du premier coup d'un jeune artiste à ses débuts une œuvre qui fût absolument complète. Mais un devra constater, si on veut rester dans la justice, qu'il y a déjà dans cette partition bien des dons de nature que le temps me manquera pas de mûrir, en apportant à l'artiste une fougue plus réglée et cette pondération qui ne s'acquiert que par l'expérience. Ce qu'il faut constater dès à présent avec joie, c'est l'abondance des idées mélodiques qui courent d'un bout à l'autre de l'œuvre, claires, nettes, peu banales, sans jamais s'embroussailler de ces recherches prétentieuses pénibles dont nous affligent tant de nos compositeurs trop modernes, qui pensent masquer ainsi l'indigence de leur cerveau anémié. M. Tiarko Richepin ne s'embarrasse d'aucun système, il écrit avec sa foi et sa sincérité, et aussi avec une belle ardeur, un feu juvénile qui souvent emportent tout. Même dans son instrumentation, il y a déjà des sonorités nouvelles et des accouplements de timbres curieux et très personnels. C’est donc un début heureux entre tous et qu'on doit marquer d'une pierre blanche. On peut dans l'avenir s'attendre à beaucoup de M. Tiarko Richepin, s'il consent à pénétrer plus avant encore dans la science et dans les secrets d'un art, dont on ne verra jamais le fond. L'interprétation fut excellente. Mme Julia Guiraudon est une admirable chanteuse, comme, hélas ! on n'en voit plus guère aujourd'hui. Non seulement elle possède une voix d'une pureté extraordinaire, avec des limpidités de cristal, mais elle sait l'appuyer sur une méthode rare et certaine, avec de véritables qualités d'école et de style, comme au beau temps de l'art du chant. Et, par bonheur, il est dans son rôle nombre de phrases inspirées et très heureusement venues qui prennent par sa bouche des teintes délicieuses. C'est une joie d'entendre chanter ainsi. M. Jean Périer est, de son côté, un artiste de haute valeur, qui sait communiquer les émotions qu'il ressent, peut-être même, à force de talent, celles qu'il ne ressent pas. Il fut remarquable dans le rôle du vieux mendiant où sa voix brisée a des accents touchants qui souvent ont remué l'assistance. M. Francell, chaleureux, ardent, est l'interprète rêvé de cette musique qui répond si bien à son propre tempérament. Il a partagé les honneurs de l'interprétation avec Mme Guiraudon et M. Périer. La voix généreuse de Mlle Brohly a sonné merveilleusement dans le rôle de la Duchesse et M. Vigneau fut un suisse imposant, à l'organe vibrant et dominateur. Tous les petits personnages, qui gravitent autour de ces vedettes, furent représentées à souhait. Pour leurs débuts de metteurs en scène, du moins à l'Opéra-Comique, MM. Gheusi et Isola, les nouveaux directeurs, se sont trouvés en face d'une besogne assez difficultueuse, puisqu'il ne s'agissait rien moins que d'établir une sorte de féerie sur une scène terriblement minuscule et qui s'y prête fort peu. Très bien secondés par M. Chereau, dont ils ont su s'assurer le concours, ils s'en sont tirés vraiment à leur honneur. Sans doute, il n'y a plus là partout l'ingéniosité de leur prédécesseur, M. Albert Carré, si précieuse en ces sortes d'actions scéniques et qui savait trouver et trancher le nœud de bien des difficultés. Mais, à défaut parfois de suffisante ingéniosité, les nouveaux directeurs apportent une ingénuité qui ne messied pas absolument à un conte de ce genre. Nous n'aimons pas beaucoup la dualité du personnage de Daisy qu'ils ont imaginée, d'accord d'ailleurs avec les auteurs, à la fin du premier acte, sous prétexte d'éclaircir davantage le passage de la réalité au rêve. Il nous semble qu'il en résulte, au contraire, plus d'obscurité, et on reste un peu agacé de voir toujours, entre soi et l'ensemble du spectacle, le sosie de Daisy qui vous tourne le dos, tandis qu'une autre Daisy, la vraie, se meut en scène dans le rêve. Ce sont là des idées de littérateur. Mais il ne faut pas croire que le public, toujours très simpliste, soit assez intelligent pour en saisir la subtilité. Pour lui, il voit devant ses yeux une forme qui l’inquiète et l'offusque, sans se rendre compte exactement de l'idée poursuivie. Il attend au moins de ce personnage imprévu quelque chose d'inattendu, un coup de théâtre, qui, naturellement, ne se produit pas, et il en reste déçu. Ce qu'on avait établi tout d'abord, sans être parfait, il s'en faut, était mieux cependant, parce que le public n'en était pas induit en erreur. A cela, les directeurs et les auteurs vous répondaient : Mais c'est ainsi qu'on a procédé, il y a quelques années, dans la Cigale et la Fourmi ; — fâcheux exemple à invoquer puisque cette opérette ne réussit nullement. A signaler également aux directeurs quelques éclairages fâcheux : il y a là, par instant, des couleurs disparates qui hurlent de se trouver ainsi rapprochées. L'art des couleurs a ses lois, comme tous les autres, et l'on a même écrit des livres sur la matière. Mais enfin l'ensemble de la mise en œuvre mérite des éloges, et c’est déjà beaucoup pour un coup d'essai. Les décors de M. Jusseaume sont très réussis, ils sont d'un maître sûr de son métier. Les costumes de M. Multzer méritent aussi une approbation unanime, sauf cependant celui de l'officier de marine, au second acte, tout à fait déplaisant dans ses trop pâles couleurs. Mais les autres, dans la manière de Greenaway, sont d'une fantaisie vraiment amusante et originale. Orchestre très précis sous la baguette minutieuse de M. Albert Wolff. Les chœurs, sous la direction de M. Archainbaud, viennent à bout d'une tâche qu'il faut bien, en la circonstance, reconnaître ardue en quelques endroits. (H. Moreno, le Ménestrel, 28 février 1914)
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[la création de l'œuvre à l'Opéra-Comique] Le Président de la République et Mme Raymond Poincaré ont assisté hier soir à la première représentation de la Marchande d'allumettes, le délicieux conte lyrique de Mme Rosemonde Gérard, de M. Maurice Rostand et de M. Tiarko Richepin. Après le premier acte, M. Poincaré a fait appeler dans sa loge les auteurs et le compositeur et les a vivement félicités. Au deuxième entr'acte, le Président a vu Mme Julia Guiraudon à qui il a dit toute son admiration et à qui il a, en même temps, exprimé ses condoléances. On sait, en effet, que la charmante artiste vient d'avoir la douleur de perdre son père. Elle a, cependant, vaillamment tenu à conserver son rôle. La soirée a été des plus brillantes. M. et Mme Poincaré ont donné à plusieurs reprises le signal des applaudissements. (le Figaro, 26 février 1914)
Voilà une pièce qui, certainement, plaira à tous ceux qui ont le goût des œuvres d'art. Parmi toutes les qualités qu'elle possède, il en est une qui me séduit tout particulièrement : c'est la grâce élégante avec laquelle est présentée l'idée directrice. Les auteurs ont exprimé de façon pénétrante l'attrait spécial, le réel intérêt, et, parfois même, l'utilité, pour des artistes, du refuge dans le rêve. Pour toute une catégorie d'individus, en effet, l'existence avec ses luttes incessantes offre de tels inconvénients que, seul, le rêve — j'entends par là la poésie, l'art, en un mot l'idéal — est capable de les aider à vivre. Or, cette gentille petite marchande d'allumettes évoque l'image de tous ces malheureux que blesse continuellement la vie usuelle, parce qu'ils sont impuissants à s'y adapter.
Nous la voyons d'abord, cette pauvre petite Daisy, dans tout le tumulte d'une sorte de marché en plein vent, où chaque trafiquant s'efforce, par ses cris, d'attirer l'acheteur. Ils le tentent, le circonviennent, l'accaparent, captent sa confiance, et, parfois, doivent le mystifier et l'abuser. Daisy, elle, incapable de se livrer à ces simagrées et de faire des dupes, ne parvient à attirer personne et ne trouve aucun acquéreur pour ses petites boîtes d'allumettes. Les deux seuls êtres avec qui elle se sente en communauté de sentiments sont un vieux mendiant et son chien. Tous deux sont bons, compatissants, fidèles. Eux partis, elle demeure isolée, car chacun s'occupe uniquement de son affaire et ne peut songer à elle. Alors, se sentant envahie par le froid, par l'indifférence glacée de tous ceux qui l'environnent, elle allume pour elle-même les petites allumettes qu'elle tient en ses mains raidies, et, aussitôt, leur flamme échauffe son imagination ; une sorte de lumière surnaturelle se répand en elle, puis autour d'elle, et les auteurs nous font assister à son joli rêve. Il prend consistance et se déroule au second acte, qui nous introduit dans la fête que donne, en son palais, une duchesse pour célébrer le retour de son neveu. Nous voyons ce jeune homme surgir de son vaisseau en costume d'apparat. Il revient de loin, et a presque constamment vécu sur l'Océan. Aussi, son âme n'est-elle pas gâtée par les vicissitudes de l'existence urbaine. Toutes les frivolités, dont on est si volontiers prodigue autour de lui, lui paraissent insipides et insupportables. il cherche également à s'échapper de la réalité et préfère les vapeurs de l'illusion mensongère. Il va pour allumer une cigarette à l'arbre de Noel où se tient blottie la petite Daisy, et la flamme opère en lui cet agréable effet de mirage qu'il a produit chez Daisy. Lui aussi s'envole au pays de la chimère et les voilà tous deux qui s'élancent vers les sommets extatiques de l'amour partagé... Mais ce bonheur si grand ne pouvait être durable. Ce n'était, hélas ! qu'un rêve, et, au dernier acte, nous retrouvons la pauvre Daisy, à la place où elle s'était posée au moment où commençait son sommeil libérateur. Cependant, la neige l'a surprise, elle est tout engourdie. Son frêle organisme ne saurait résister aux éléments contraires. Elle s'éteint donc. La pauvre petite flamme, n'étant soutenue, alimentée par aucune aide, n'a pu luire qu'un instant.
Ce conte est vraiment délicieux ; il a ce rare mérite d'être clair et de contenir un sens profond. Mme Rosemonde Gérard, M. Maurice Rostand, l'ont paré de la grâce de leur langue, colorée et souple, de leur sensibilité délicate.
Quant à la musique, elle m'apparaît comme le début excellent d'un compositeur essentiellement doué pour le théâtre. Tiarko Richepin diffère de la plupart des musiciens qui écrivent pour la scène en ce que, dès sa première œuvre, il se signale par une vision très nette des nécessités dramatiques. Il sait, déjà, admirablement adapter sa musique aux situations, et cela, sans effort. On sent très bien que c'est, chez lui, un don naturel. Puis, il a d'heureux rappels de motifs, comme celui de la valse que joue l'orgue de Barbarie du vieux mendiant et qui accompagne les touchants adieux à la vie de Daisy... Tout le dernier acte est, du reste, d'une poignante émotion. Tiarko Richepin a su en exprimer avec intensité l'angoisse et la tristesse. Si je ne craignais d'excéder les limites requises pour ce compte rendu, et si je ne redoutais de fatiguer le lecteur par des explications techniques, je montrerais avec quelle sûreté Tiarko Richepin sait envelopper une situation de l'atmosphère qui lui convient, et avec quelle élégante ingéniosité il fait surgir de son orchestration les instruments appropriés pour obtenir l'ambiance désirée.
De plus, il a le sens du pittoresque, et, à cet égard, cette partition est surprenante par la variété, l'inattendu, l'abondance et la fertilité de l'invention. J'ajouterai, enfin, que la vie circule dans cette orchestration, qu'on y sera un esprit perpétuellement en mouvement, et toujours avide de recherches...
Nos lecteurs pourront se rendre compte des jolies qualités musicales de Tiarko Richepin par les deux mélodies insérées ci-après et dont il avait été question dans le précédent numéro. On se souvient que c'est grâce à elles que la Marchande d'Allumettes a vu le jour, puisque c'est par elles que Mme Rosemonde Gérard et M. Maurice Rostand ont pu juger de l'intérêt que pourrait offrir une collaboration en vue d'une œuvre de plus longue haleine. Un très beau succès a couronné leur première tentative. On ne peut que souhaiter qu'une collaboration qui se présente sous de si favorables auspices se poursuive aussi brillamment qu'elle a commencé.
Les auteurs furent fort bien inspirés en confiant le rôle de la marchande d'allumettes à Mme Julia Guiraudon. La pureté de sa voix, ses sons qui ont la limpidité du cristal, évoquent à merveille l'ingénuité d'âme de la pure et touchante enfant. M. Francell est l'interprète rêvé pour personnifier l'élégant jeune homme qui trouble les cœurs de jeune fille. Mme Brohly a tenu avec beaucoup d'autorité le rôle de l'altière duchesse. M. Perier a incarné avec son sûr talent et sa louable sobriété le vieux mendiant, et M. Vigneau a déclamé avec largeur la belle phrase : « Pour que parmi tant de jeunes filles, l'incorrigible voyageur... » Quant à ce gracieux essaim de charmantes fillettes qui caquettent au second acte, cc fut un enchantement. Elles chantèrent avec un ensemble miraculeux. (Albert Dayrolles)
La mise en scène et les décors. Il n'y a pas de lieu d'action déterminé dans le joli conte d'Andersen, dont se sont inspirés les auteurs de la pièce. Pas d'époque précise non plus. Quoique les personnages évoluent dans un milieu moderne, c'est principalement de Gainsborough, Reynolds, Hogarth, Cecil Ardin et Kate Greenaway, que s'est inspiré M. Mültzer pour ses compositions diverses. M. Jusseaume a peint le tableau d'une petite ville anglaise de la fin du dix-huitième siècle, qui est d'un effet charmant. On revoit sous la neige, au troisième acte, l'aspect qu'on avait vu, riant, au crépuscule du premier acte, et le contraste est saisissant. (R. B.)
(les Annales politiques et littéraires, 01 mars 1914)
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