Gargantua

 

 

Gargantua de François Rabelais, édition de 1537

 

 

Scènes rabelaisiennes en quatre actes, livret de Charles Lionel Alexandre Rémy DAURIAC dit ARMORY (Brest, Finistère, 01 juillet 1877 – Paris 16e, 17 octobre 1946*) et Antoine MARIOTTE, musique d'Antoine MARIOTTE.

 

Création au Théâtre National de l'Opéra-Comique (3e salle Favart) le 17 février 1935 (répétition générale le 13 février à 14h.). Mise en scène de Joseph Ancelin. Décors de Raymond Deshays. Costumes de Ranson.

Au 3e acte, « les Corbeaux », divertissement réglé par Constantin Tcherkas, dansé par le Corps de Ballet.

 

En 1936, le premier acte fut représenté seul à l'Opéra-Comique, en lever de rideau, sous le titre de « la Naissance de Gargantua ».

 

Reprise à l'Opéra-Comique en décembre 1938.

 

17 représentations à l'Opéra-Comique au 31 décembre 1950.

 

 

 

personnages emplois Opéra-Comique, 17 février 1935 (création) Opéra-Comique, 01 décembre 1938 (12e)
Magdeleine, nourrice de Gargantua soprano dramatique Mmes Rose POCIDALO Mmes Renée GILLY
Brinqueballe, sage-femme mezzo-soprano Jeanne GALDEMAS  
la Sorcière mezzo-soprano Jeanne GALDEMAS Jeanne MATTIO
Bougette soprano Christiane GAUDEL  
Babette soprano Odette ERTAUD  
Gudule mezzo-soprano Marguerite LEGOUHY  
Badebec mezzo-soprano Marguerite LEGOUHY  
la Vieille sage-femme   Andrée BERNADET Marguerite LEGOUHY
Haquerelle   Andrée BERNADET  
Dame Tyravant   Jeanne GALDEMAS  
le Page   Jeanne MATTIO Christiane GAUDEL
Bobeline   Suzanne VIDAL  
Dame Fracassous   Odette DOUSSET  
Commère Bigogne   Madeleine DROUOT  
Nourrices     Marguerite LEGOUHY, Christiane GAUDEL, DROUOT, CHELLET, LIANY, FENOYER
Gargantua ténor MM. René VERDIÈRE MM. Louis ARNOULT
Grandgousier, son père basse chantante   Louis GUÉNOT
Frère Jean des Entommeures baryton Jean VIEUILLE Louis MUSY
Jobelin baryton Emile ROUSSEAU Georges BOUVIER
Gargamelle ténor comique Alban DERROJA René HÉRENT
Picrochole ténor comique Alban DERROJA René HÉRENT
Humevesne trial Frédéric LE PRIN GIRIAT
Toucquedillon baryton Robert JEANTET Georges BOUVIER
Baizeluc basse Louis MORTURIER André BALBON
Marquet basse Louis MORTURIER André BALBON
Tyravant ténor Raymond GILLES BARBERO
Gymnaste ténor Paul DUREL SEGUY
Tailleboudin baryton Marcel ÉNOT  
le Prieur   Georges BOUVIER BARBERO
Ponocratès   Georges BOUVIER POUJOLS
Eudémon   Paul PAYEN  
Fracassous   Léon NIEL  
Machepain   Jean GIVAUDAN  
le Vieux Médecin   Paul DUREL POUJOLS
l'Apothicaire   Gabriel JULLIA  
le Héraut   Gabriel JULLIA POUJOLS
1er Ennemi   GAILLARD Gabriel JULLIA
2e Ennemi   GÉNIO Raymond MALVASIO
3e Ennemi   Louis DUFONT  
1er Buveur   Jean GIVAUDAN SEGUY
2e Buveur   GÉNIO Victor PUJOL
3e Buveur   Georges BOUVIER Georges BOUVIER
4e Buveur   Louis MORTURIER André BALBON
1er Chicanier   Paul MAQUAIRE Victor PUJOL
2e Chicanier   Louis DUFONT  
Capitaines grandgousiens     Henry BUCK, Louis DUFONT, Alban DERROJA, Raymond GILLES
Petits rôles - Chœurs : peuple, soldats, moines, médecins, nourrices, apothicaires, commères, etc.      
Chef d'orchestre   Paul BASTIDE Eugène BIGOT

 

 

 

 

Gargantua est composé d'une suite de scènes prises çà et là dans le « premier livre » de Rabelais et dans « Pantagruel » : au premier acte, la naissance et l'enfance de Gargantua ; au deuxième, son éducation et ses fredaines ; au troisième et au quatrième qui s'enchaînent, la fameuse « guerre picrocholine » et le triomphe de Gargantua.

 

 

Analyse

 

 

 

le premier acte lors de la création

 

 

ACTE I. — PATERNITÉ OU LA NAISSANCE MERVEILLEUSE. — Une grande salle dans le palais de Grandgousier.

Scène 1. — Les propos des buveurs. — Les buveurs, servis par Magdeleine et deux pages, se groupent autour du lit où Gargamelle va accoucher.

Scène 2. — Les premières douleurs.

Scène 3. — Paternité. — Grandgousier s'approche et interroge sa femme.

Scène 4. — Naissance. — Une vieille sage-femme arrive encore, puis les médecins, des nourrices et des apothicaires. La sorcière survient la dernière. Gargamelle accouche bientôt (par l'oreille !) de Gargantua, un gros poupon.

Scène 5. — Baptême. — Gargantua réclame immédiatement à boire. Grandgousier accourt et on baptise l'énorme bébé avec du vin. Pendant ce temps, Gargamelle expire.

Scène 6. — Rires et larmes. — Resté seul avec l'enfant, Grandgousier tour à tour se lamente de la mort de sa femme et se réjouit de la venue de son fils. Il fait mine de suivre l'enterrement ; mais, voyant que Gargantua s'est endormi, s'en va rejoindre les buveurs...

Scène 7. — Premiers pas ou hérédité. — Gargantua se réveille, fait basculer son berceau, tombe à terre, se relève et part en courant.

 

ACTE II. — EDUCATION OU L'ENFANCE PRODIGIEUSE. — Une cour du château de Grandgousier.

Scène 1. — Jeux innocents. — Gargantua caracole sur un grand cheval de bois.

Scène 2. — Jeux paillards. — Les nourrices et les gouvernantes, Magdeleine en tête avec Bougette et Gudule, se disputent alternativement ses futures faveurs.

Scène 3. — La leçon de Jobelin. — Le pédant Jobelin vient donner la leçon à Gargantua qui lui rit au nez et lui envoie ses livres à la figure. Grandgousier s'en amuse et invite son fils à parler [Rondeau du Canard (Gargantua) : Assis tout nu...]. Jobelin est horrifié.

Scène 4. — Justice royale. — Grandgousier initie son fils au devoir royal de juger selon le juste droit. C'est d'abord la scène des chicaniers, puis la dispute de Humevesne et de Baiseluc. Le bon sens de Gargantua fait merveille.

Scène 5. — Le départ pour Paris. — Grandgousier décide que Gargantua ne saurait faire autre chose raisonnable que d'aller étudier à Paris. Gargantua s'éloigne sur sa jument pétaradante, aux acclamations de la foule.

 

ACTE III. — LA GUERRE PICROCHOLINE. — Un carrefour de routes. A gauche, une auberge ; à droite les murs du clos de l'abbaye de Seuillé.

Scène 1. — C'est la guerre. — Gymnaste, l'écuyer, heurte à la porte de l'auberge. Magdeleine lui ouvre et lui sert à boire. Magdeleine lit avec émotion la lettre de Grandgousier que Gymnaste est chargé de porter à Gargantua. Grandgousier y enjoint son fils d'accourir à l'instant pour combattre l'affreux Picrochole et ses gens.

Scène 2. — L'invasion. — Les gens de Grandgousier, affolés, se barricadent dans l'auberge. Les guerriers se mettent promptement en devoir de saccager les vignes. Alors, Jean des Entommeures plein d'indignation s'élance pour rallier les combattants. Le carnage est terrible et l'armée de Picrochole promptement défaite.

 

ACTE IV — VICTOIRE ET CHATIMENT.

Scène 1. — Bon sens et bonhomie. — Grandgousier paraît, escorté du capitaine Tyravant, mais, pendant qu'il discourt, les prisonniers se défilent. Grandgousier, très en colère, fait chercher son canon.

Scène 2. — Gargantua. — On entend un bruit de cloches qui se rapproche. Les prisonniers que Gargantua chasse devant lui apparaissent et les Grandgousiers reculent à leur vue. Gargantua arrive sur sa jument qui porte à son cou les cloches de Notre-Dame. Accolade avec Frère Jean, puis discours de Gargantua. Les prisonniers sont libérés. Frère Jean ramène en laisse Picrochole, que Gargantua va faire pendre en même temps que Marquet et Touquedillon. Grande scène funèbre et burlesque.

Scène 3. — Le trio des pendus. — Les pendus tressaillent. Des corbeaux arrivent en sautillant [Court ballet].

Scène 4. — Comoedia finita est. — Gargantua et toute la foule rentrent en trombe. Il ordonne qu'on délivre les pendus. Picrochole se dispute avec Magdeleine, puis avec Frère Jean qui le menace. Les commères chassent Picrochole. Marquet et Touquedillon, à grands coups de balai. Puis tous s'accolent, Grandgousier continue à boire avec ravissement…

 

 

 

 

 

Le livret a découpé avec adresse, sans fadeur comme sans lourdeur, quelques scènes de la vie de Gargantua, sa naissance, son initiation, la guerre contre Picrochole. Il y a du mouvement dans l'action ; il y en a également dans la musique de M. Mariotte, bâtie sur quelques thèmes conducteurs aisément reconnaissables ; on retiendra des chœurs pleins d'entrain, comme celui des Nourrices, un duo d'amour entre Gargantua et Madeleine, et de jolis épisodes symphoniques, comme la marche de Gargantua.

 

(Larousse Mensuel Illustré, 1935)

 

 

 

 

 

 

 

l'entrée triomphale de Gargantua (M. Verdière), telle qu'on la verra cet après-midi à l'Opéra-Comique

 

 

Répétition générale de Gargantua.

La répétition générale de Gargantua aura lieu cet après-midi à l'Opéra-Comique.

Jamais les chœurs et la figuration n'ont connu, à l'Opéra-Comique, cet effervescence scénique qui agite constamment les trois actes de Gargantua et ce rire énorme qui symbolise toute la pièce. L'interprétation a naturellement fait appel à toutes les forces lyriques de la Maison.

Mlle Rose Pocidalo, dans le rôle de Magdeleine, apporte à son personnage toute sa brillante santé vocale et physique. M. Verdière, d'abord poupon puis jeune homme, joue Gargantua.

La mise en scène a été réalisée, sous la direction de M. Gheusi et des auteurs, par M. Ancelin ; les études musicales par M. Bastide, qui dirigera l'œuvre. Décors de M. Deshays.

(le Figaro, 13 février 1935)

 

 

 

Mlle Rose Pocidalo, vue par Bils

 

 

La générale de Gargantua à l'Opéra-Comique.

M. Reynaldo Hahn parlera, dans son prochain feuilleton, de l'œuvre musicale de A. Mariotte, Gargantua, dont la répétition générale a eu lieu hier après-midi, à l'Opéra-Comique ; mais nous pouvons déjà dire toute la couleur, la chaleur, la truculence de ce spectacle magnifique, massif, complet, riche de graisse et de sève.

M. Armory n'a pas emprunté à Rabelais un épisode, il présente Gargantua tel que Rabelais l'a conçu ; son livret n'est pas une anecdote, c'est un portrait. Au premier acte, nous assistons à la naissance du jeune géant précoce, « humeur de pistes ». Nourrisson prodigieux, qui s'en va son berceau sur le dos. Ce premier acte est occupé presque entièrement par des mouvements de foule et des chœurs, qui évoluent avec une grande sûreté dans le tumulte des couleurs vives, des costumes s'opposant aux robes noires des docteurs. Au deuxième acte, c'est l'éducation de Gargantua, rossant son précepteur avec l'os de jambon qu'il vient de dévorer belles dents. Grandgousier l'envoie terminer ses études à Paris et son départ est l'occasion d'un nouveau mouvement de foule. Mais la guerre est déclarée. L'armée de Grandgousier et celle de Picrochole se livrent des combats furieux, prétexte encore à une mise en scène et à des jeux de couleurs dont peut s'enorgueillir M. Gheusi, et, pour finir, Gargantua survient pour décider de la victoire ; mais c'est un bon géant : les prisonniers ne seront pas pendus, ils n'auront eu la corde au cou que par jeu et pour permettre à de délicieux corbeaux - le corps de ballet de l'Opéra-Comique  - de les venir visiter.

Les interprètes ? M. Baldous est formidable en Grandgousier ; M. Verdière, énorme Gargantua ; Mlle Rose Pocidalo, gaillarde Magdeleine ; M. Jean Vieuille, ardent Frère Jean, se détachent d'une interprétation magnifique, qui mettent tout leur cœur, tout leur talent au service de la riche et sonore partition que conduit M. Bastide, avec toute sa fougue et toute sa science.

 

(le Figaro, 14 février 1935)

 

 

 

 

 

MM. Armory et Mariotte n'ont pas rusé avec Rabelais. Pour porter à la scène quelques épisodes de Gargantua, ils ne les ont pas contraints à prendre la forme d'un livret traditionnel, avec des péripéties autour d'une intrigue amoureuse. Avec eux, Rabelais reste décousu et même débraillé : un ajustement plus correct le trahirait et risquerait de le rendre méconnaissable. De même — mutatis mutandis — que Berlioz et Schumann en usèrent avec les « Scènes de Faust », MM. Armory et Mariotte ne prétendent nous offrir qu'une suite de « scènes rabelaisiennes », avec illustration musicale : on ne demande pas davantage, moins la musique, aux célèbres dessins de Gustave Doré. La plupart de ces scènes appartiennent au premier livre de Rabelais, qui porte en effet le nom de Gargantua. Quelques-unes s'y surajoutent, empruntées à Pantagruel. Chez Rabelais, ce n'est point, comme à l'Opéra-Comique, Gargamelle, femme de Grandgousier, mère de Gargantua, qui meurt en couches, mais Badebec, femme de Gargantua et mère de Pantagruel. A une génération près, peu importe : les auteurs ont voulu, non sans raison, conserver l'effet théâtral du père pleurant tout ensemble son veuvage et riant de sa paternité. De même, le procès des seigneurs Baiseluc (respectons l'orthographe adoptée à l'Opéra-Comique !) et Humevesne est plaidé, dans Rabelais, non pas devant Grandgousier et Gargantua, mais devant Pantagruel. Mais c'était aussi une scène à conserver. Ne cherchons pas à MM. Armory et Mariotte une pédante chicane : Rabelais lui-même avait horreur des pédants.

Peut-être y a-t-il néanmoins dans l'ouvrage un élément étranger à Rabelais. Je ne serais pas surpris que la réalisation scénique d'un Gargantua eût été suggérée aux auteurs moins par les virtualités dramatiques de Rabelais que par l'exemple d'Ubu Roi, qui fit sensation, en 1896, parmi les jeunes gens au nombre desquels était comme moi mon ami M. Armory. Je ne crois pas manquer à la discrétion du souvenir en rappelant que M. Armory se partageait alors entre la palette et la plume. Les décors sommaires et les scènes dégingandées d'Ubu Roi furent sans doute la toile sur laquelle son imagination humoristique de peintre-poète esquissa par avance les tableaux qui nous sont aujourd'hui présentés et où s'affirme l'esthétique carnavalesque des Quat'-z-Arts.

La première scène est naturellement une scène de beuverie, dans le manoir de Grandgousier (Livre I, chap. 5, mais épargnez-moi ces références, qu'on trouve dans la Passion selon Saint-Mathieu : Rabelais n'est pas l'Évangile). Dans un grand lit, aux rideaux fermés, on entend tout d'un coup Gargamelle gémir, torturée par une indigestion de « gaudebillaux » et par le mal d'enfant. On mande apothicaires, sages-femmes, nourrices, et la patiente met au monde « par l'aureille » un gros poupon de baudruche, auquel se substituera très adroitement, dans le berceau, M. Verdière, et dont le premier cri est pour demander à boire (le piot et non le sein). Au milieu de la joie générale et des hymnes en l'honneur du nouveau-né, Gargamelle succombe et on l'emporte, tandis que Grandgousier se lamente et rit à la fois. A grands coups de pied, le nouveau-né défonce son berceau, le culbute et s'en sauve comme la chrysalide sort du cocon.

Le second acte célèbre l'enfance prodigieuse de Gargantua. Nous le voyons tour à tour caracoler sur son cheval à jupon, faire quelques-unes des sottises que lui prête Rabelais, jouer avec des pages, et plus volontiers déjà avec de jolies filles, s'attacher à la nourrice Magdeleine (inventée par MM. Armory et Mariotte pour tenir un rôle de « récitante » animée), puis narguer, à la grande joie de Grandgousier, le précepteur Jobelin. Ici se place la scène du procès entre Humevesne et Baiseluc. Ravi de la sentence de conciliation rendue par son fils, Grandgousier l'envoie à Paris, sur son énorme jument.

Le troisième acte est celui de la « guerre picrocholine », déchaînée par la querelle des fouaciers. Grandgousier en instruit son fils par une lettre que l'écuyer Gymnaste communique d'abord à la nourrice Magdeleine. La lettre est dans Rabelais, mais MM. Armory et Mariotte ne se sont-ils pas rappelé, non sans irrespect, qu'il y en a une aussi, dans Pelléas et Mélisande, dont ils imitent un peu la psalmodie ?... Les Grandgousiens fuient d'abord devant l'ennemi. Mais quand Toucquedillon, commandant l’ost de Picrochole, attaque le couvent voisin, nous voyons Frère Jean des Entommeures déclencher la contre-offensive et mettre les assaillants en déroute. Grandgousier vient recueillir les fruits de la victoire, ramenant des prisonniers. Il est prêt au pardon, tandis que Frère Jean veut exercer une impitoyable vengeance. Gargantua paraît alors, faisant sonner au col de sa jument les cloches qu'il a prises à Notre-Dame de Paris. Il s'adresse aux vaincus avec clémence et ne châtiera que les chefs : on va donc pendre Picrochole, Toucquedillon et Marquet. Déjà ils ont la corde au cou : des corbeaux viennent rôder autour d'eux. Mais ils en sont quittes pour la peur : on leur rend la liberté, tandis que Frère Jean proclame sur un air d'oraison jubilatoire que comœdia finita est.

Les ouvrages de M. A. Mariotte connus jusqu'ici ne semblaient pas annoncer un auteur comique ; mais le Trouvère faisait-il présager Falstaff ? En revanche, sur la foi de Rabelais, patron du rire, beaucoup de gens attendaient peut-être de MM. Armory et Mariotte une opérette. Il s'agit en réalité d'un oratorio ; oratorio profane, oratorio gai, oratorio truculent, mais oratorio, par la succession des scènes qui composent le spectacle et par la façon dont la musique s'y trouve répartie. Les chœurs, en effet, y jouent un rôle prépondérant, pour reprendre, commenter, amplifier les propos des personnages individuels. Ces effets de masse sonore sont naturellement ceux auxquels M. Mariotte a recouru de préférence pour traduire en musique les éléments que la musique pouvait le mieux emprunter à Rabelais : la grosseur de la caricature, la redondance de la farce. Car pour la satire — dont les allusions restent parfois obscures — il n'y fallait pas songer. Sans doute est-ce en effet dans les chœurs de Gargantua, nombreux et drus, que M. Mariotte a rencontré sa veine la plus riche et la plus heureuse : au premier acte, le tumulte de la beuverie, les bavardages affairés qui accompagnent la naissance de Gargantua, le salut au nouveau-né et surtout le copieux motet (on pense à l'Amen de la taverne, dans la Damnation de Faust) où des fragments de la Marseillaise se mêlent à ceux d'un cantique (1) ; au second acte, le départ de Gargantua pour Paris, au troisième, le récit de Grandgousier et la scène des cloches.

 

(1) Quand, à la fin de l'ouvrage, les Grandgousiens célèbrent la défaite de Picrochole on entend des fragments du Deutschland über alles. Pour Rabelais, Picrochole symbolisait Charles-Quint ; pour MM. Armory et Mariotte, c'est Guillaume II.

 

Ailleurs, la musique suit d'une façon vivante et plaisante les épisodes mouvementés, les jeux de Gargantua avec ses compagnons et compagnes ; le cortège des juges, qui débute comme la « Marche des corporations » des Maîtres Chanteurs, etc.

Le dialogue proprement dit, soutenu par l'orchestre qui le commente et qui, pour ne pas tomber dans les disparates, garde un peu de rudesse ou de pesanteur, n'a pas toujours autant de valeur expressive.

L'Opéra-Comique a fait, pour monter Gargantua, un effort proportionné à celui dont témoigne l'ouvrage lui-même et un effort somme toute heureux. Comment donner mieux, sur une scène aussi étroite, l'impression de la multitude et celle de l'énormité ? Comment surtout rendre visibles ces enflures soudaines qui, dans Rabelais, gonflent tout d'un coup les gens et les choses et en bouleversent les proportions réciproques ? Il suffit que l'enluminure crue et sommaire du décor et des costumes laisse une impression générale d'imagerie burlesque : c'est à quoi l'Opéra-Comique n'a pas manqué. Je souhaiterais seulement de voir disparaître les quelques danseuses, accoutrées en rats d'hôtel, qui, au dernier tableau, figurent les corbeaux voletant autour des trois pendus : ni leur ajustement, ni leurs évolutions ne sont en harmonie avec le reste du spectacle, pas plus d'ailleurs qu'avec la musique.

M. Verdière, ténor solide et brillant, prête à Gargantua une franche rondeur ; M. Baldous fait un Grandgousier robuste et cordial ; M. Jean Vieuille chante et joue avec une éclatante animation le rôle de Frère Jean. Celui (dissimulé, sinon muet...) d'une accouchée hurlante, tenu par un homme, est désigné pour la caricature : M. Derroja, surtout dans le rôle de Picrochole qu'il tient également, tombe dans la pitrerie aux dépens du chant et de la musique : il faut corriger cela. Mlle Pocidalo prodigue au rôle de Magdeleine tous les dehors de la verve la plus traditionnelle. On ne peut citer tous les artistes qui complètent avec zèle la distribution : MM. Rousseau, Durel, Mmes Gaudel, Julliot, etc.

La partie chorale, très importante, nous l'avons dit, et parfois difficile, est exécutée aussi bien que le comportent les habitudes de la scène française. Au pupitre, M. Paul Bastide déploie ses qualités appréciées d'animateur : la suite des représentations ne manquera pas de réaliser entre le « plateau » et la « fosse » une concordance plus constamment rigoureuse.

 

(Jean Chantavoine, le Ménestrel, 22 février 1935)

 

 

 

 

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