les Charbonniers

 

dessin de Jules Renard dit Draner (Liège, 1833 - Paris, 1926)

 

 

Opérette en un acte, livret de Philippe GILLE, musique de Jules COSTÉ.

 

   partition

 

 

Création au Théâtre des Variétés le 04 avril 1877.

 

Première à l'Opéra de Paris (Palais Garnier) le 23 décembre 1880 avec les créateurs du Théâtre des Variétés sous la direction de Marius Boullard. Seule représentation à l'Opéra au 31 décembre 1961.

 

 

 

personnages créateurs
Thérèse Valbrezègue, charbonnière Mme Anna JUDIC
Pierre Cargouniol, charbonnier MM. José DUPUIS
Bidard, sous-secrétaire de commissaire de police BARON
Tardivel LÉONCE
Chef d'orchestre Marius BOULLARD

 

(Nota) Pierre et Thérèse doivent avoir un léger accent auvergnat.

 

La scène se passe à Paris de nos jours dans le bureau d'un commissaire de police.

 

S'adresser à MM. Heugel et Cie, éditeurs du Ménestrel, 2 bis, rue Vivienne, pour la musique d'orchestre des Charbonniers et la partition (piano et chant) et pour les détails de la mise en scène à M. Bonnesseur, régisseur du théâtre des Variétés.

 

 

 

Anna Judic (Thérèse Valbrezègue) lors de la création des Charbonniers, dessin de Draner

 

José Dupuis (Pierre Cargouniol) lors de la création des Charbonniers, dessin de Draner

 

 

 

Baron (Bidard) dans les Charbonniers, par Henri de Toulouse-Lautrec (1897)

 

 

 

 

Les Charbonniers (4 avril 1877)

On était venu aux Variétés, pour l'opérette en un acte de MM. Philippe Gille et Jules Costé, avec autant d'empressement que s'il s'était agi d'une grande première. Il est vrai que cet acte-là était un acte à sensation dont les deux principaux interprètes étaient Judic et Dupuis.

Comme toujours, c'est avec un grand amour de la vérité que les deux héros des Charbonniers ont composé leurs rôles.

Judic a tout simplement acheté la robe, le tablier, le bonnet de sa propre charbonnière. Quant à Dupuis, depuis un mois qu'il répète la pièce de Gille, il a vécu dans l'intimité d'une douzaine d'Auvergnats. Quand il passait devant la boutique d'un charbonnier, l'envie lui prenait aussitôt d'y entrer. On ne se figure pas combien cette pièce lui a coûté de voies de bois et de mesures de coke. Tout en marchandant son charbon — car il marchandait, le malheureux, pour trouver un prétexte à séjourner dans la boutique ! — il tournait autour du charbonnier, étudiait sa démarche, ses gestes, sa façon d'ouvrir la bouche, de cligner des yeux, de rire, de parler. Le lendemain, il revenait et recommençait son manège. On le voyait arrêté sur les boulevards, en extase devant un porteur d'eau et murmurant :

— Oh ! le beau porteur d'eau, le beau porteur d'eau !

Aussi est-il impossible de se figurer l'effet qu'a produit la double entrée de Judic et de Dupuis. La charbonnière portait une robe de laine marron foncé, un tablier lie de vin à grandes poches bourrées de je ne sais quoi, un bonnet noir à rubans mauves. Le charbonnier avait le gilet de laine noire lacé par derrière, avec un bout de pipe sortant d'une des poches, le pantalon en velours râpé et des bottes inénarrables. Tous les deux également barbouillés de charbon, le visage et les mains noirs, les cheveux poussiéreux, les yeux éteints. On n'a jamais poussé plus loin le réalisme.

J'ai mentionné les bottes de Dupuis.

Dupuis a chez lui, à la campagne, un petit musée complet, fruit de recherches patientes, de découvertes heureuses, de fouilles ingénieuses.

C'est le Musée des Bottes.

Il y a là une collection étonnamment complète de bottes de tous genres : bottes cirées, bottes vernies, bottes garnies de fourrures, bottes hongroises, bottes éculées même.

Quand Dupuis pioche un rôle nouveau, il s'enferme toujours pendant quelques heures au milieu des bottes de son Musée.

— Et je vous assure, me disait-il, que lorsque j'ai trouvé les bottes de mon personnage, c'est pour moi un grand pas de fait !

Vous savez comme les répétitions sont généralement fécondes en incidents imprévus, en observations, en réclamations, en récriminations insolites.

On dirait que directeurs et acteurs se donnent le mot pour ennuyer leurs auteurs.

Les malheureux, assis à l'avant-scène, énervés, inquiets et naturellement prêts à tenir compte de toutes les observations, subissent un lent martyre auprès duquel celui du Saint-Laurent n'était qu'une partie de plaisir.

Aux Variétés, les artistes ne sont pas moins taquins, pas moins maniaques qu'ailleurs.

Or, aux dernières répétitions des Charbonniers, il s'est passé un petit fait qui, mieux que tous les autres, peut donner une idée des tribulations auxquelles les auteurs sont exposés.

La pièce de Gille allait si bien, que les artistes n'avaient aucune raison pour demander les changements, les coupures ou les ajoutés qu'ils ont l'habitude de réclamer.

Pas la moindre observation à faire.

Gille n'en revenait pas, et, ma foi, il était enchanté.

Cependant, quelques jours avant la première, il vit le zèle de tous se ralentir. Judic parut triste, Dupuis avait des hochements de tête inquiétants, et Léonce gesticulait dramatiquement.

Cela n'allait plus.

Qu'y avait-il donc ?

Il en eut bientôt l'explication.

Le décor des Charbonniers représente le bureau d'un commissariat de police. Il y avait, à droite, la barrière en bois qui sépare le public des employés du commissaire.

Les acteurs finirent par lui avouer que la place de cette barrière, là où il l'avait désignée, les gênait.

Ah ! si vous vouliez la mettre à gauche au lieu de la mettre à droite, ce serait parfait !

Gille n'hésita pas à leur faire cette concession et les répétitions furent reprises avec plus d'entrain que jamais.

Avant les Charbonniers, on a donné un acte de M. Gondinet : le Professeur pour Dames.

Ce vaudeville se passe dans l'intérieur d'un gymnase. On a oublié d'en nommer l'un des auteurs : M. Paz. C'est lui qui a réglé tous les mouvements des petites femmes, c'est lui qui a initié Mlle Baumaine, MM. Bac et Guyon à l'art de la gymnastique. Ces artistes ont été d'excellents élèves. Mlle Baumaine grimpe à l'échelle avec beaucoup d'adresse, Guyon rendrait des points aux Hanlon du Cirque américain ; quant à Daniel Bac, il glisse le long de la perche et fait du trapèze comme Léotard.

Les répétitions du Professeur pour Dames ont eu une influence salutaire sur la santé des artistes qui y figurent.

— Nous ne jouons pas des rôles dans cette pièce, disent-ils, nous suivons un régime !

Entendu à la sortie :

— Très amusants, les Charbonniers !

— Oui, ils feront de la braise !

(Arnold Mortier, les Soirées parisiennes de 1877, 1878)

 

 

La pièce est fort comique et amusante. La scène se passe à Paris, dans le bureau d'un commissaire de police ; Thérèse Valbrezègue, charbonnière, et son voisin Pierre Cargouniol, charbonnier, se querellent en présence de M. Bidard, sous-secrétaire du commissaire de police ahuri. Ces ennemis irréconciliables se retrouvent après s'être débarbouillés et débarrassés des insignes de leur métier. Ne se reconnaissant pas, ils se plaisent l'un à l'autre, se le disent et réunissent dans un hymen bien assorti leurs sacs de charbon. La musique est sans prétention, comme il convenait à un canevas aussi léger. On a remarqué le duo de la galanterie et la chanson, dite « morvandaise », du coucou. Si sa provenance est réelle, ce chant est moderne, car les noëls morvandiaux ont un tout autre caractère, comme rythme et comme tonalité.

(Félix Clément, Dictionnaire des opéras, supplément, 1880)

 

 

 

 

                   

 

 

José Dupuis et Anna Judic, créateurs des Charbonniers, dessins de Frédéric Régamey, à dr. paru dans l'Eclipse du 06 mai 1877

 

 

 

dessin de Stop (1877)

 

 

Catalogue des morceaux

 

 

  Ouverture    
Acte I.
01 Trio Ça n'est pas vrai, mon commissaire Thérèse, Pierre, Bidard
02 Couplets de la Charbonnière Quiconque entre dans ma boutique Thérèse
03 Couplets du coucou (chanson morvandaise) Deux paysans hors du village Thérèse
03 bis Couplets de la casserole Le gros François, la p'tit' Françoise Thérèse
04 Duo de la galanterie Dites donc, madame Thérèse, Pierre
04 bis Couplets du Duo Ah ! mais, monsieur ! n' chatouillez pas comm' ça Thérèse, Pierre
05 Air du Charbonnier Mais regardez-moi ces bras-là ! Thérèse, Pierre
06 Final du Théâtre des Variétés Allons, Mesdames et Messieurs Thérèse, Pierre, Bidard
06 bis Final (2e version) Nous demandons, monsieur le commissaire Thérèse, Pierre, Bidard

 

 

 

LIVRET

 

 

 

(édition de décembre 1906)

Toutes les indications sont prises de la droite et de la gauche du spectateur. — Les personnages sont inscrits en tête de chaque scène dans l'ordre qu'ils occupent au théâtre. [Les changements de position sont indiqués entre crochets].

(en rouge, les parties chantées)

 

 

ACTE UNIQUE

 

 

Le bureau d'un commissaire de police. — Au fond au milieu, porte d'entrée du public à gauche, porte du cabinet du commissaire. — Devant cette porte et faisant face à la cheminée qui est à droite, un bureau couvert de cartons et de papiers ; corbeille à papiers, chaise curule. — Cette partie de la scène, qui doit n'en tenir qu'un tiers, est séparée de l'autre par une balustrade en bois. — Au fond à gauche, dans le bureau, un cartonnier. — A droite premier plan, une cheminée avec glace, pendule flambeaux, un poêle dont le tuyau va dans la cheminée ; quatre bûches devant le poêle. — Des affiches blanches sont collées sur les murs : Ordonnance de police. — Service municipal. — Arrêté. — Adresses des commissaires de police. — Taxe municipale sur les chiens. — Service médical de nuit. — Police des marchés, etc. Une fenêtre à droite, deuxième plan, donnant sur un grand balcon. — Une chaise devant la cheminée. — Une banquette devant le poêle. — Sur un coin du bureau, le chapeau de Bidard ; son parapluie.

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

BIDARD, seul. Il est en train de déjeuner sur un tiroir de son bureau. Il boit et mange sans rien dire pendant quelques secondes, après le lever du rideau.

Il y a des gens qui croient qu'on mange à ses heures dans les bureaux des commissariats, ils ont joliment tort. (Il boit.) On mange... oui... seulement, on ne mange pas quand ça vous plaît ; il est trois heures !... si ça ne fait pas pitié !... et pourquoi ?... parce qu'il y a des individus qui passent leur vie à se plaindre... (Prenant un papier.) En voilà un... il se plaint... devinez pourquoi ?... parce qu'on lui a volé sa montre devant la cage des singes ! Qu'est-ce que ça me fait ? et qu'est-ce qui prouve que celui qui lui a volé sa montre n'est pas cent fois plus honnête que lui... car il faut qu'on le sache, sous ce sous-secrétaire de commissaire, il y a l'étoffe d'un philosophe... qui comprend toutes les faiblesses de l'humanité, qui les excuse, qui les encouragerait même !.. En effet, supprimez de la société les voleurs, les assassins, les escrocs qu'est-ce qu'il vous restera ? des honnêtes gens ! Et on fait de jolies choses avec ceux-là !... La vérité, c'est que j'aime mieux les malfaiteurs, ils ne viennent jamais vous déranger pour se plaindre des honnêtes gens, tandis que vos honnêtes gens sont toujours à se plaindre des malfaiteurs. Aussi, quand il en vient, il faut voir comme je les reçois ! (On frappe.) Là, qu'est-ce que je disais, je ne pourrai pas finir mon déjeuner !...Vous allez voir que c'est encore un plaignant. (On frappe.) Entrez !... vous voyez bien qu'il y a écrit : Tournez le bouton ! vous ne savez donc pas lire ?

 

TARDIVEL, dehors.

Ah ! je vous demande bien pardon !... je vais tourner le bouton !

On entend tourner le bouton en tous sens.

 

BIDARD.

Eh bien ?

 

TARDIVEL

Ça n'ouvre pas !

 

BIDARD.

Tiens !... Ah ! c'est que j'ai retiré le crochet (A part.) pour déjeuner tranquillement.

 

TARDIVEL.

S'il vous plaît, voulez-vous le remettre le crochet ?

 

BIDARD

Pourquoi ?

 

TARDIVEL.

Pour que j'entre !

 

BIDARD.

Il a raison... mais vous allez voir... je suis sûr que c'est encore un plaignant ! (Menaçant la porte.) Canaille, va ! (Il l’ouvre.) Entrez !

 

 

SCÈNE II

BIDARD, TARDIVEL.

 

TARDIVEL, salue deux ou trois fois Bidard qui est revenu prendre sa place.

Monsieur le commissaire...

 

BIDARD, bourru.

Ce n'est pas moi!

 

TARDIVEL.

Ah ! pardon, monsieur, je me suis trompé d'étage... mille pardons !

Fausse sortie.

 

BIDARD.

Il s'en va (Criant.) Hé là-bas !.. Vous ne comprenez donc pas ?... Je ne vous dis pas que ce n'est pas ici... Je vous dis que ce n'est pas moi.

 

TARDIVEL.

Ah ! mille pardons... monsieur le secrétaire !

 

BIDARD, bourru.

Ce n'est pas moi !

 

TARDIVEL.

Excusez-moi… je pensais...

 

BIDARD.

Vous n'avez pas à penser ici... on pense sur le carré... ici on écoute... Je vous disais donc que je ne suis pas le commissaire, ni le secrétaire... je suis le secrétaire du secrétaire.

 

TARDIVEL.

Mon Dieu, si je vous dérange, je pourrais passer chez M. votre secrétaire...

 

BIDARD.

C'est inutile, tout le monde est sorti

 

TARDIVEL.

Ah !

 

BIDARD.

Oui, le secrétaire voyant que M. le commissaire était parti pour la campagne dans les environs de Paris, est allé se promener aussi... Mais je ne pense pas que ce soit pour me demander ça que vous êtes venu ?

 

TARDIVEL.

Oh ! non !... oh ! non !

 

BIDARD.

Êtes-vous plaignant ?...

 

TARDIVEL.

Oui et non. (Gagnant la droite. — A part.) Je ne peux pourtant pas lui dire que je suis marié à une femme très vive, et pourquoi il faut que je sois à Vincennes, au pied du chêne de saint Louis, à six heures moins vingt.

 

BIDARD.

Pardon, monsieur, je vous ferai remarquer que ce n'est pas ici un endroit pour les monologues ; je vous prie de me dire ce que vous voulez...

 

TARDIVEL, revenant à la balustrade.

C'est bien simple... je suis un honnête homme...

 

BIDARD, dédaigneusement.

Soyez tranquille... je m'en doutais...

 

TARDIVEL.

Je désire être muni d'une pièce qui puisse constater mon identité.

 

BIDARD, à part.

Il veut des papiers, c'est peut-être un malfaiteur ; il a moins mauvaise mine que je ne croyais... (Avec intérêt.) Parlez, mon ami ?...

 

TARDIVEL.

Je voudrais, par exemple, un passeport...

 

BIDARD, à part.

C'est bien ce que je pensais, ce doit être un caissier... (Avec amabilité.) Mais certainement… tout de suite... (Prenant un papier et sa plume.) Pour la Belgique, naturellement ?... Le train express de huit heures...

Il commence à écrire.

 

TARDIVEL, effaçant du doigt ce que Bidard écrit.

Non ; pour Vincennes !...

 

BIDARD.

Qu'est-ce que vous me chantez là ?... (Tardivel s'éloigne.) Il n'y a pas besoin de passeport pour Vincennes... On ne se sauve pas à Vincennes !...

 

TARDIVEL, se rapprochant peu à peu.

Mais cependant, monsieur... tout à l'heure vous alliez me donner...

 

BIDARD, impatienté.

Il n'y a pas de tout à l'heure !...

 

TARDIVEL.

Mais alors, monsieur le commissaire...

 

BIDARD.

Non !...

 

TARDIVEL, se reprenant.
Le secrétaire…

 

BIDARD.

Non !...

 

TARDITEL, se reprenant encore.

Le sous-secrétaire.

 

BIDARD.

Oui !

 

TARDIVEL.

Vous me le refusez ?

 

BIDARD.

Non, je n'en ai pas le droit.

 

TARDIVEL.

Qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour en avoir un ?

 

BIDARD.

Allez chercher deux témoins patentés, et fichez-moi la paix !

 

TARDIVEL.

Vous comprenez, monsieur... un honnête homme...

 

BIDARD.

Ah ! je suis bien sûr que c'est vrai !... (A part.) avec une figure comme ça !...

 

TARDIVEL.

En vous remerciant, monsieur, de votre amabilité... je reviens tout de suite... avec mes deux témoins...

 

BIDARD.

C'est bon !

 

TARDIVEL, descendant un peu à droite et regardant sa montre.

Trois heures un quart... Je n'ai que le temps. Monsieur...

Il salue Bidard.

 

BIDARD, à part.

Est-il assez plat !

 

TARDIVEL, sortant.

Monsieur !...

Il salue Bidard et sort.

 

 

SCÈNE III

 

BIDARD, seul.

Et voilà pourquoi on interrompt son déjeuner !... Voyons, où en étais-je ?... Ah ! je finissais mon os de côtelette... j'en étais à un endroit assez intéressant.

On entend un grand bruit, un piétinement dans l'escalier et une violente discussion entre un homme et une femme. La porte s'ébranle sous la poussée de Pierre et Thérèse.

 

PIERRE, au dehors.

Je vous dis que je passerai le premier !

 

THÉRÈSE, au dehors.

Non ! c'est moi qui passerai la première !...

 

BIDARD.

Allons, bon ! encore des clients !...

 

PIERRE.

Essayez donc un peu !...

 

THÉRÈSE.

Ah ! que j'essaie !... Eh bien, oui !...

La discussion continue. La porte est entr’ouverte et refermée tour à tour, enfin elle cède, et un charbonnier, une charbonnière, les visages tout noirs, entrent en se bousculant dans le bureau ; la porte se referme.

 

 

SCÈNE IV

BIDARD, PIERRE, THÉRÈSE.

 

BIDARD. [Bidard, Pierre, Thérèse]

Qu'est-ce que c'est que ça ?... Voulez-vous vous expliquer ?... Répondez !...

Pierre et Thérèse sont tellement essoufflés qu'ils ne peuvent pas dire un mot. Ils font des efforts et ne parviennent qu'à faire des gestes, en se désignant l'un et l'autre.

 

THÉRÈSE.

Monsieur le...

 

PIERRE.

Commissaire...

 

THÉRÈSE.

Nous venons...

 

PIERRE.

En conciliation.

 

BIDARD.

On le voit bien !...

 

THÉRÈSE.

Monsieur est un misérable !...

 

PIERRE, vivement.

Taisez-vous !...

 

THÉRÈSE.

Une canaille !...

 

PIERRE.

Voulez-vous vous taire !...

 

THÉRÈSE.

Non !... je ne veux pas !... (S'avançant menaçante.) feignant !

 

PIERRE, levant la main.

Alors ça va recommencer !...

 

BIDARD, sort de son bureau et vient les séparer. [Pierre, Bidard, Thérèse]

Je vous ferai remarquer qu'un commissariat n'est pas une arène...

 

PIERRE.

Elle a dit : feignant !...

 

THÉRÈSE.

J’en dirai bien d'autres !...

 

BIDARD.

Assez !... Vous êtes devant la justice... Répondez simultanément chacun à votre tour.

 

PIERRE et THÉRÈSE.

Oui, monsieur le commissaire.

 

THÉRÈSE.

Mais je vous préviens que tout ce qu'il va dire, ce n'est pas vrai !

 

PIERRE,

C'est ce qu'elle va dire qui n'est pas vrai !

 

TRIO

 

THÉRÈSE, faisant tourner Bidard de son côté.

Ce n'est pas vrai, mon commissaire,

Et je jure que monsieur ment !

 

PIERRE, idem.

Ça n'est pas vrai !

La vérité c'est le contraire,

Je vais le prouver à l'instant !

 

THÉRÈSE, de même.

Ça n'est pas vrai !

Vous saurez donc, mon commissaire,

Que monsieur, d'un air insolent...

 

PIERRE, l'interrompant, de même.

Ça n'est pas vrai !

Pour vous éclairer sur l'affaire,

Moi, je vous dirai maintenant...

 

THÉRÈSE, id.

Ça n'est pas vrai !...

 

ENSEMBLE


PIERRE.

N' la croyez pas, mon commissaire,

Tout ce qu'ell' dit dans cette affaire,

Ça n'est pas vrai !

 

THÉRÈSE.

N' le croyez pas, mon commissaire,
Tout ce qu'il dit dans cette affaire,
Ça n'est pas vrai !

 

BIDARD.

Si j'ai bien compris, tous deux ont raison,

O grand Salomon, fais que l'on s'entende !

 

THÉRÈSE.

On va lui donner cinq cents francs d'amende !

 

PIERRE.

On va lui camper huit jours de prison !

 

BIDARD.

Voyons, soyons consciencieux,

Lequel a raison de vous deux ?

 

PIERRE et THÉRÈSE.

C'est moi, monsieur le commissaire,

C'est moi, dites-lui de se taire !...

 

BIDARD.

Quoi ! raison tous deux, c'est trop fort

L'un de vous deux au moins a tort !

 

THÉRÈSE et PIERRE.

C’est lui, / C’est ell’, monsieur le commissaire !

 

BIDARD.

Ce débat est fort étonnant,

Voyons, qui de vous est plaignant ?

 

PIERRE et THÉRÈSE.

C'est moi, monsieur le commissaire !

 

BIDARD.

De ce délit ou de ce crime,

Lequel de vous est la victime ?

 

PIERRE et THÉRÈSE.

C'est moi, monsieur le commissaire,

C'est moi, dites-lui de se taire !

Si vous saviez ce qu’il / qu’elle a fait,

Vous puniriez un semblable forfait !

 

PIERRE.

Ce n'est qu'une commère

A langue de vipère !

 

REPRISE DE L'ENSEMBLE

Ça n'est pas vrai, mon commissaire !

Etc.

 

BIDARD.

Mon Dieu, qu'ont-ils donc fait ?

 

PIERRE.

Et maintenant, prononcez le jugement !

 

BIDARD.

Assez Je vous défends de m'influencer !... D'abord, je dois vous le dire, je n'ai absolument rien entendu à ce que vous m'avez dit...

 

PIERRE.

Nous avons pourtant crié assez fort !

 

THÉRÈSE.

Je vais recommencer...

 

PIERRE.

Moi aussi...

 

[ PIERRE.

[ C'est cette misérable charbonnière, qui se permet de chanter toute la journée, et qui me prend mes clients. Il faut que ça finisse !

[

[ THÉRÈSE.

[ C'est ce misérable charbonnier qui s'est permis de lever la main sur une faible femme. Je demande justice. Il faut que ça finisse !

 

BIDARD, s'essuyant le front.

C'est bien dur de rendre la justice avec des gens comme ceux-là ! — D'autant plus qu'il est impossible de lire sur leurs physionomies...

 

PIERRE.

Ce serait pourtant bien simple de s'expliquer tranquillement.

 

THÉRÈSE, indignée.

Tranquillement, avec un rien du tout qui bat les femmes !...

 

PIERRE, furieux.

Elle ose !...

 

BIDARD, lui mettant la main sur la bouche.

Assez !... Comme il est impossible de procéder au milieu de pareilles vociférations, je vais vous interroger séparément...

 

THÉRÈSE.

C'est ça, faites-le sortir...

 

PIERRE.

C'est ça, fourrez-la au poste !

 

BIDARD, à Pierre en l'entraînant du côté de la porte.

Eh bien ! ça sera vous, mon bel ami, qui allez décamper !...

 

PIERRE.

Moi !... Ah ! monsieur le commissaire, vous ne ferez pas cela !...

 

BIDARD.

Et pourquoi ?

 

PIERRE.

Me renvoyer !... Oh ! vous ne ferez pas cela !... je vous jure de ne pas ouvrir la bouche, je resterai là sur le canapé. (Il montre la banquette et va s'y asseoir, Bidard retourne à sa place.) [Bidard, Pierre, Thérèse] Et elle pourrait dire des infamies que je ne bougerais pas ! je suis cloué là !...

 

THÉRÈSE.

Alors, ça va bien marcher, mon bonhomme. (Elle passe près de Bidard et revient dire une deuxième fois à Pierre en lui mettant la main prés du visage.) Ça va bien marcher, mon bonhomme… [Bidard, Pierre, Thérèse]

 

PIERRE.

Ainsi, vous voyez, elle m'appelle son bonhomme, c'est humiliant, très humiliant, eh bien, je ne bouge pas... je reste là… je suis cloué ! Voyez mes yeux, il n'y a pas seulement un regard de vengeance !

 

BIDARD.

C'est très juste, et je vous en félicite...

 

THÉRÈSE.

Ah ! ce n'est pas si malin de se taire et si je voulais...

 

BIDARD.

Assez !... je donne la parole à...

Thérèse et Pierre font des signes à Bidard pour dire : A moi ! A moi !

 

BIDARD.

J'ai un moyen. (Il fouille dans sa poche et dit à Thérèse en lui montrant la main fermée.) Pair ou non ?

 

THÉRÈSE.

Pair !

 

BIDARD, ouvrant la main et comptant.

Quatre sous !... (A Thérèse.) Vous avez la parole...

 

THÉRÈSE, levant la main.

Je jure de dire la vérité, rien que la vérité.

 

PIERRE.

Voilà les mensonges qui vont commencer !

 

BIDARD.

C'est possible, mais ça ne vous regarde pas. (A Thérèse.) Allez !...

 

THÉRÈSE.

C'est donc pour vous dire, monsieur le commissaire, que je suis charbonnière.

 

BIDARD.

Prouvez-le ! (Thérèse fait un geste.) Oui, c'est vraisemblable.

 

THÉRÈSE.

Il y a quinze jours que j'ai ouvert boutique, 44, rue de l'Échaudé-Saint-Germain, juste en face de chez le nommé Pierre Cargouniol.

 

PIERRE, indigné.

Le nommé !...

 

BIDARD

Chut !

 

PIERRE

Je ne bouge pas !...

 

THÉRÈSE.

Et, soit que je sois plus aimable que lui...

 

PIERRE, ironique.

C'est possible !...

 

THÉRÈSE.

Soit que ma marchandise soit meilleure...

 

PIERRE, furieux, se levant.

Pour ça jamais je ne souffrirai qu'on débine ma marchandise !... Mais montrez-le donc, votre charbon, montrez-les donc vos petits cotrets, orgueilleuse !... Ah ! mais !...

 

BIDARD.

Assez !...

Pierre se rassied.

 

THÉRÈSE, à Bidard.

Je ne lui réponds pas, je continue... Tous les clients du quartier viennent dans ma petite boutique...

 

PIERRE.

Oui, mais pourquoi y viennent-ils, dans votre très petite boutique ?

 

BIDARD.

C'est juste... ce point est fort intéressant.

 

THÉRÈSE.

Alors, comme je fais des plus belles affaires que lui qui est établi en face depuis deux ans, il s'est pris de jalousie, et ce matin, il y a demi-heure... il a traversé la rue et il m'a donné un...

 

PIERRE, se levant.

Ce n'est pas vrai !

 

THÉRÈSE.

Si !... Il m'a donné un soufflet !

 

BIDARD.

Ah ! diable !

 

PIERRE, violemment.

Ça n'est pas vrai ! ça n'est pas vrai !

 

BIDARD.

Silence !... Vous dites que vous n'avez pas frappé cette charbonnière ?

 

THÉRÈSE.

C'est trop fort !

 

PIERRE.

Je n'ai pas dit ça !

 

BIDARD.

Alors, qu'est-ce que vous avez fait ?

 

PIERRE, s'avançant prés de Bidard en passant devant Thérèse.

Pardon !... ai-je la parole ?

 

BIDARD. [Bidard, Pierre, Thérèse]

Mais oui !

 

PIERRE.

Moi aussi je jure de dire la vérité, rien que la vérité. Eh bien !... je lui ai donné une gifle, voilà tout.

 

BIDARD, à Thérèse.

Pourquoi disiez-vous un soufflet ?

 

PIERRE.

C'est bien différent !

 

BIDARD, à part.

C'est lui qui a tort... il me plaît. (Haut.) C'est une gifle qu'il vous a donnée ?

 

THÉRÈSE, cherchant.

Je n'ai pas eu le temps de distinguer !...

 

BIDARD.

Je le comprends, mais c'est à la justice de se charger de ce soin-là. (Avec douceur, à Pierre.) Mon ami, expliquez-vous à votre tour... (A Thérèse, sévèrement.) et vous, tenez-vous tranquille... Je ferai prendre des renseignements sur vous…

 

THÉRÈSE, indignée.

Comment ! j'ai été battue...

 

BIDARD.

Assez !... (A Pierre.) Veuillez prendre la peine de vous asseoir.

Il lui offre une chaise de son bureau.

 

PIERRE.

Il est très bien, ce commissaire !... (S'asseyant.) Voilà ce que c'est : je faisais mes affaires… j'allais même arriver au ministère de l'intérieur...

 

BIDARD, étonné.

Au ministère de l'intérieur ?... pourquoi faire ?

 

PIERRE.

J'avais l'entreprise de l'eau, lorsque madame

 

THÉRÈSE.

Mademoiselle… je le prouverai !

 

PIERRE.

C'est possible... je ne discute pas ces petites choses-là !...

 

BIDARD.

Continuez !...

 

PIERRE.

Lorsque madame vient s'installer devant chez moi.., pour y pratiquer mon commerce... Qu'est-ce qu'il arrive ?... ça se comprend... Comme je ne pouvais pas tout fournir, (Avec irritation.) on allait prendre chez elle ce qu'on ne pouvait pas prendre chez moi...

 

THÉRÈSE, furieuse.

Il m'insulte !

 

PIERRE.

Je m'explique. Elle avait des boules pyrogènes et je n'en avais pas !

 

BIDARD.

J'avoue que cela me paraît assez naturel.

 

PIERRE.

Ce n'est pas tout ! Savez-vous ce qu'elle faisait pour attirer le chaland chez elle ?... non seulement elle faisait les agaceries qu'elle a dites, mais de plus elle chantait le coucou, et naturellement ça m'embêtait et ça m'enlevait ma chalantèle...

 

THÉRÈSE.

Eh bien, oui !... et après ?

 

PIERRE.

On n'a pas le droit de chanter le coucou toute la journée, c'est un tapage nocturne...

 

BIDARD.

Un instant... qu'est-ce que c'est que le coucou ?

 

THÉRÈSE.

Ah ! c'est bien simple !... c'est une chanson de chez nous.

 

BIDARD.

Est-ce que l'air est blâmable ?... Est-ce que les paroles sont répréhensibles ?

 

PIERRE.

Je ne dis pas ça, l'air, elle est assez bonne, mais c'est le coucou, et si vous entendiez toujours ça, ça vous embêterait quoique magistrat.

 

THÉRÈSE.

Si on peut dire !... ah ! ah ! ah !

 

BIDARD.

Pardon, il y a un moyen bien simple : faites-moi entendre le coucou et je jugerai de la gravité du délit.

 

PIERRE.

Eh bien, je veux bien !... et si vous ne me donnez pas raison, nom de nom !...

Il frappe sur la balustrade.

 

BIDARD, frappant sur son bureau.

Assez ! (Pierre s'éloigne un peu.) Chantez comme il convient devant la justice...

 

THÉRÈSE, allant à Bidard.

Oui, monsieur le commissaire. Il y a plusieurs couplets.

 

BIDARD. [Bidard, Thérèse, Pierre]

N'aggravez pas votre situation.

 

CHANSON DU COUCOU
 

THÉRÈSE

I

Deux paysans, hors du village,

Un jour s'en allant promener,

L'ont z'entendu dans l' vert bocage,

L'ont z'entendu l' coucou chanter.

Ohé ! dit l'un, qué mauvais présage !

C'est-y pas pour toi la malignité ?

Non pas, dit l'autr', ma femme est sage,

C'est bien pour toi que l' coucou a chanté.

Non pas, dit l'autr', ma femme est sage,

C'est bien pour toi que l' coucou a chanté.

 

II

Pour savoir pour qui qu'est l' malheur,

Tous deux s'en vont chez l' procureur.

L' procureur leur z'y a répondu :

Donnez-m'y d'abord un écu.

Puis il mit sa toque sur sa tête,

L'argent dans sa poche et leur z'y a conté :

Faut plus en vouloir à c'te bête,

Car c'est pour moi que l' coucou z'a chanté.

 

BIDARD, fredonnant.

Ça n'est pas mal, ça.

 

PIERRE.

Oui... j'avoue que dans un bureau de police, ça ne fait pas mal... mais dans un détail de charbon...

 

BIDARD.

Et c'est à la suite de l'audition de cet opuscule...

 

THÉRÈSE.

Voua avez dit ?...

 

BIDARD.

Je dis : c'est à la suite de cet opuscule que vous avez donné un soufflet ?

 

PIERRE.

Pardon, une gifle !

 

BIDARD.

D'accord... A mademoiselle...

 

PIERRE.

Dame !... mettez-vous à ma place...

 

THÉRÈSE.

Et voilà pourquoi je demande qu'il soit condamné à l'amende... à la prison.

 

PIERRE.

Aux travaux forcés !...

 

THÉRÈSE.

Oui, dix ans de travaux forcés à perpétuité.

 

PIERRE.

C'est ça !... Qu'on m'enferme dans une île !... avec de l'eau de tous les côtés... là jusqu'à la poitrine, n'est-ce pas ? Ah ! malheur ! et on parle de la générosité naturelle de la femme !

 

BIDARD, sévèrement.

Un instant !... mademoiselle... (Avec douceur à Pierre.) Mon cher ami... [Bidard, Pierre, Thérèse] (Pierre passe près de Bidard par devant Thérèse. Ils se donnent la main.) Je n'ai pas mission de vous juger... mais si vous me jurez d'avoir dit la vérité...

 

PIERRE, frappant de la main sur les papiers qui sont sur le bureau de Bidard.

Je le jure !

 

THÉRÈSE, même jeu par devant Pierre.

Je le jure !

 

BIDARD.

Sapristi ! qu'est-ce que vous avez fait là !... (Il montre une feuille de papier, sur laquelle est l'empreinte d'une grande main noire et celle d'une autre plus petite également noire.) Est-ce qu'on pose des mains comme celles-là sur des pièces judiciaires !... Et puis est-ce qu'on a des mains comme ça ?...

 

THÉRÈSE.

Est-ce que vous allez le condamner ?

 

BIDARD.

Non !... c'est M. le commissaire qui peut seul juger une affaire aussi difficile... Il sera ici dans un quart d'heure... il est, je vous en préviens, très physionomiste.

 

PIERRE et THÉRÈSE.

Comment !

 

BIDARD.

Très physionomiste.

 

PIERRE.

J'avais entendu très fils de fumiste...

 

BIDARD.

C'est-à-dire qu'il lui suffit de regarder la figure d'une personne, pour savoir si elle est coupable ou si elle ne l'est pas.

 

PIERRE.

Ah ! oui...

 

THÉRÈSE.

Je comprends...

 

BIDARD.

Revenez, et justice vous sera rendue... Mais je dois vous dire, ma chère demoiselle, que votre cas n'est pas très rassurant.

 

THÉRÈSE.

Comment ! mais c'est moi qui ai reçu...

 

BIDARD.

Oui, mais vous avez chanté le coucou... et c'est grave !...

 

PIERRE.

C'est très grave !...

 

THÉRÈSE.

Ah ! nous verrons cela, par exemple ! (A part.) Je m'en vais pour être revenue la première... Bonjour, monsieur le secrétaire... (Avec indignation.) Oh ! la justice, la justice !...

Elle sort.

 

PIERRE.

Je remercie et je salue le magistrat éclairé... (Avec attendrissement.) Oh ! la justice !... la bonne justice !... (Il sort et rentr'ouvre la porte pour dire :) Si vous voulez de la bonne eau filtrée... vous savez...

Il sort.

 

 

SCÈNE V

 

BIDARD, seul.

Voilà un garçon qui a bon cœur ; il m'intéresse... je suis sûr qu'il sortira de cette affaire-là, blanc comme neige ! C'est une âme très délicate dans un corps de charbonnier... et puis il est passionné ! J'aime cela, la passion. Aussi quand j'étais plus jeune, ce que j'aimais surtout c'était les constatations... d'adultère... ah ! ça c'est amusant, ça vaut la peine de se déranger ! Oui ! oh ! les flagrants délits ! Et M. le commissaire, ah ! lui, c'est bien autre chose, il adore ça ! c'est sa spécialité ; c'est à ce point qu'il m'a conseillé cent fois de me marier pour avoir le plaisir de constater mon malheur conjugal. Ma parole d'honneur c'est la vérité... Je sais bien que ce que je dis là n'a aucun rapport avec l'affaire de ces charbonniers, mais cela me la rappelle ; inscrivons cette affaire sur l'agenda... Tiens, j'ai oublié de leur demander leurs noms... Oh ! ça ne fait rien. (Écrivant.) Le charbonnier d'en face... contre la charbonnière d'en face... Le premier a giflé la seconde, parce que la seconde agaçait le premier en chantant le coucou... C'est clair... maintenant finissons de déjeuner... (On frappe.) Allons, encore une affaire... justement quand ces messieurs n'y sont pas... (Criant.) Entrez ! (Tardivel ouvre la porte.) Mais entrez donc, sapristi !

Tardivel referme vivement la porte et reparaît tout de suite très timidement.

 

 

SCÈNE VI

BIDARD, TARDIVEL.

 

BIDARD.

Qu'est-ce que vous voulez maintenant ? Votre passeport ? Eh bien, où sont vos témoins ?

 

TARDIVEL.

Mon Dieu, monsieur, j'en ai bien trouvé deux...

 

BIDARD.

C'est le compte.

 

TARDIVEL.

Un marchand de bric-à-brac et un commissionnaire... Je leur ai demandé s'ils voulaient bien venir attester ma moralité, bien qu'ils ne me connussent pas ; ils m'ont tout de suite répondu oui, mais que ça me coûterait dix francs... comme je trouve que c'est un peu cher, je viens vous prier de me dire si je pourrais trouver ça à meilleur marché... cinq francs, par exemple...

 

BIDARD, frappant sur son bureau et venant à Tardivel qui se sauve à droite. [Bidard, Tardivel]

Tenez, monsieur, parlons net. Vous venez me demander un passeport pour Vincennes, chose qui est déjà fort étrange. Je pourrais vous dire que votre conversation est sans intérêt et vous renvoyer ; j'aime mieux être franc. Je trouve votre conduite très louche, et je vais vous mettre en état d'arrestation jusqu'à l'arrivée du commissaire.

 

TARDIVEL.

Mais, monsieur, je m'appelle Tardivel, je suis un honnête homme !...

 

BIDARD.

Raison de plus, monsieur Tardivel... et j'en ai assez des honnêtes gens. Qu'est-ce que c'est après tout qu'un honnête homme ?... et quelle différence y aurait-il entre lui et un voleur, s'il s'appropriait des objets qui ne sont pas à lui ?...

 

TARDIVEL.

C'est parfaitement juste... pourtant, monsieur...

 

BIDARD.

C'est pour vous dire que vous ne valez pas mieux qu'un autre, et que si je voulais scruter votre conduite... tenez, au fait, je la scrute, c'est mon droit !... qu'allez-vous faire à Vincennes ?

 

TARDIVEL.

Eh bien, monsieur, j'aime mieux tout vous dire...

 

BIDARD.

Allons donc !... des aveux !... mais si vous faites des aveux, c'est que vous êtes coupable ?...

 

TARDIVEL.

Ah ! que sais-je ?...

 

BIDARD, à part.

Serait-ce quelque malheureux criminel.

Lui donnant la chaise qu'occupait Pierre et n'asseyant sur la banquette. [Bidard, Tardivel]

 

TARDIVEL, à part.

Comme il me regarde.

 

BIDARD.

Prenez donc la peine de vous asseoir... (Avec une grande douceur.) Parlez… voyons, nous avons déjà fait un peu de prison... voyons... voyons...

 

TARDIVEL.

Mais non, monsieur ! je ne suis pas un coupable ; je vous en donne ma parole d'honneur !

 

BIDARD.

Pas coupable !... Levez-vous ! (Il reprend la chaise.) On ne parle pas assis à la justice.

Il rentre dans son bureau et se rassied.

 

TARDIVEL. [Bidard, Tardivel]

Monsieur, la vérité, c'est que je suis marié, et qu'il me faut tout de suite une pièce établissant mon identité, pour surprendre ma femme, une femme très vive, au pied du chêne de saint Louis.

 

BIDARD.

Ah ! ah ! mon gaillard !... alors vous êtes...

 

TARDIVEL.

Pas encore... mais à six heures moins vingt, il est bien vraisemblable...

Il regarde sa montre.

 

BIDARD.

Oh ! vous avez bien jusqu'à moins le quart...

 

TARDIVEL.

Oh ! je l'espère bien !

 

BIDARD, gouailleur.

Au moins votre montre va-t-elle comme celle de votre rival ?

 

TARDIVEL.

Oui, j'ai mis la mienne à l'heure de la sienne.

 

BIDARD.

Pour être plus sûr de ne pas manquer le train… (Riant.) farceur !

 

TARDIVEL, à part.

Je dois rire avec lui. (Riant) Ah ! oui, c'est fort drôle !...

 

BIDARD, sérieusement.

Maintenant vous allez filer...

 

TARDIVEL.

Mais l'heure marche... mais mon certificat...

 

BIDARD.

Amenez deux témoins...

 

TARDIVEL.

Mais, est-ce que nous deux nous ne pourrions pas ?...

 

BIDARD.

Faut-il que cet être-là soit bête !

 

TARDIVEL.

Monsieur, prenez que le temps passe, et que, pendant ce temps, une épouse vive et coupable...

 

BIDARD.

Pauvre femme !... livrée sans doute, au sortir de l'enfance, aux mauvais procédés, aux caprices singuliers d'un homme abruti par la débauche... Sortez, monsieur !... sortez !... Tardivel !

 

TARDIVEL, très poli.

Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer !... (A part.) Mais c'est un ours.

Il sort

 

 

SCÈNE VII

 

BIDARD.

Misérable !... avec tout cela, l'heure marche, comme dit cet imbécile... et le patron et son secrétaire vont probablement revenir chacun de leur côté pour voir s'il y a du nouveau... portons ces papiers et l'agenda dans le cabinet... (On frappe.) Entrez !... et attendez-moi... je reviens. (On refrappe.) Entrez ! (Pierre entre.) Bonjour, monsieur, attendez-moi, je reviens.

 

 

SCÈNE VIII

 

PIERRE.

Il s'est nettoyé la figure et les mains et a quitté son costume de charbonnier.

Il m'a dit monsieur, il ne m'a pas reconnu... c'est moi le premier... Comme il m'a dit que le commissaire lisait très bien sur les physionomies... je me suis débarbouillé, ça doit me changer. — C'est un homme qui est très malin... il est fin ! il a tout de suite compris que j'étais dans mon droit… moi, je n'en étais pas sûr, parce qu'une gifle... même à une femme... dame ! c'est une gifle... mais il paraît que ce n'est pas grave du tout... quand c'est une charbonnière qui demeure en face... c'est très joli la justice, joli, joli !... Je suis sûr qu'elle n'osera pas venir ! et comme je serai seul à déposer... ça va bien marcher... je demanderai des dommages-intérêts... Dame ! elle m'a dérangé de mon établissement… d'abord pour la gifler... et la course pour venir ici et me forcer à m'habiller... et à me débarbouiller... Puisqu'elle n'est pas encore là... je vais me mettre à la fenêtre pour la voir arriver au tournant de la rue.

Il va sur le balcon.

 

 

SCÈNE IX

 

THÉRÈSE, seule. Elle a aussi changé de costume et s'est nettoyé la figure.

Je suis la première !... Comme il a dit que le commissaire lisait très bien sur les physionomies, je me suis débarbouillée !... j'ai frotté... dame ! c'est que ça tient, le charbon !... (Se voyant dans la glace.) Ah ! mon Dieu !... mais est-ce que c'est moi... c'est pas possible !... Faisons des gestes... (Elle lève un bras.) Mais oui !... (Elle agite son mouchoir.) C'est moi !... Elle est gentille, cette petite !... il paraît du reste que ça ne va pas mal d'être blanche... car il y a un vieux monsieur qui m'a dit quelque chose de très insolent tout à l'heure... dans la rue... et ça flatte toujours une femme... surtout quand on vit toute seule... toute seule ; oui, tout à fait... Ah ! si j'avais été mariée !... c'est mon mari qui aurait reçu la gifle... et qui l'aurait rendue à Cargouniol !... Vlan ! vlan !... parce qu'il serait très fort, mon mari. (Elle va s'asseoir sur la banquette.) Il y a tant de gros ouvrages dans notre métier !

 

 

SCÈNE X
THÉRÈSE, PIERRE.

 

PIERRE, rentrant en scène.

C'est clair... elle ne reviendra pas ! (Voyant Thérèse.) Une dame !...

 

THÉRÈSE.

Ah ! c'est un monsieur !

 

PIERRE, se dandinant lourdement. [Pierre, Thérèse]

On reçoit du monde très bien chez les commissaires ! ça doit être une rentière... Elle est tout à fait jolie ! jolie ! belle tête de femme, voilà une femme !! à la bonne heure !

 

THÉRÈSE.

Il a l'air très distingué, ce monsieur.

Pierre regagne la droite au-dessus de Thérèse et s'assied sur la chaise qui est près du poêle.

 

PIERRE, à part. [Thérèse, Pierre]

On pourrait bien causer un peu, ça passerait le temps.

 

PIERRE, regardant le bois qui est près du poêle et posant son chapeau sur une petite terrine placée sur le poêle.

En voilà du drôle de bois !

 

THÉRÈSE.

Ah ! oui, il est drôle !

 

PIERRE, prenant une bûche.

C'est de l'hêtre !

Il la passe à Thérèse.

 

THÉRÈSE.

De l'hêtre... Oh ! non... c'est du châtaignier... regardez-moi donc ça.

Elle lui rend la bûche.

 

PIERRE, reprenant la bûche et la plaçant sur ses genoux.

C'est vrai... je ne l'avais pas regardé en bout. (A part.) C'est curieux comme maintenant on soigne l'éducation des demoiselles... (Haut et prenant un autre morceau de bois.) Ils prennent ça au poids ; voyez plutôt.

Il le passe à Thérèse.

 

THÉRÈSE.

C'est du bois flotté, ça ne vaut pas cher...

Elle lui rend la bûche, Pierre la met également sur ses genoux.

 

PIERRE, prenant un troisième morceau, même jeu.

Ils se le font apporter au crochet, malheur !

 

THÉRÈSE, à part.

C'est curieux comme maintenant on soigne l'éducation des jeunes gens. (Haut.) C'est vrai, deux traits de scie... merci, monsieur.

Elle lui rend la bûche.

 

PIERRE.

Mille fois trop bonne ! (Il laisse tomber les bûches qu'il avait posées sur ses genoux.) Elles sont tombées sur mon pied !

 

THÉRÈSE.

Ce n'est rien !... Je sais ce que c'est.

Silence.

 

PIERRE, à part.

J'ai laissé tomber... la conversation. (Reprenant son chapeau.) Tiens ! mon chapeau, il s'est décollé... par la vapeur... (Regardant Thérèse.) Elle est vraiment très bien...

 

THÉRÈSE, à part.

Il n'est décidément pas mal...

Silence.

 

PIERRE, à part.

Comment remmancher ce que nous disions... Ah ! oui… (Haut, et pendant la ritournelle.) Vous n'êtes pas bien assise sur ce canapé.

 

DUO DE LA GALANTERIE

 

PIERRE.

Dites donc, madame ?

 

THÉRÈSE.

Monsieur.

 

PIERRE.

Je me disais, faut que j' lui dise,

Vous êt's bell’ personn', sarpejeu !

Mais vous d'vez êtr' bien mal assise

 

THÉRÈSE.

Vous êt's bien honnête vraiment !

 

PIERRE, portant sa chaise au bout de la banquette milieu. [Pierre, Thérèse]

Et si vous désiriez ma chaise ?

 

THÉRÈSE.

J'accepte...

 

PIERRE.

Ah ! j'en suis aise !

 

THÉRÈSE.

Tout !... jusqu'au compliment !

 

[ PIERRE.

[ Sapristi ! quell' gentillesse,

[ On dirait d'une comtesse.

[

[ THÉRÈSE.

[ Ah ! l'exquise politesse,

[ L'aimable délicatesse.

 

THÉRÈSE, s'asseyant.

Merci, monsieur.

 

PIERRE.

Oh ! mais de rien !

(A part.)

Mon Dieu ! que cette femme est bien !

 

ENSEMBLE

 

PIERRE.

Un r'merciement

Fait poliment,

Ça vous flatte toujours un homme !
Elle a grand air

Un œil pas fier,

Si j' savais comment ell' se nomme !

 

THÉRÈSE.

Qu'il est galant,

Qu'il est charmant,

Mais surtout qu'il est donc bel homme !

Quel regard fier,

Et quel grand air :

Ça n' peut-être qu'un gentilhomme !

Il est très bien... et quel air masculin !

 

PIERRE.

C'est un' fièr' femme, et si j'étais malin...

(A part, résolument.)

Je n'y tiens plus !

(Haut.)

C'est entre nous.

Madame, ou bien mademoiselle,

 

THÉRÈSE, relevant.

Mademoiselle...

 

PIERRE.

Savez-vous

Que vous êtes bigrement belle !

Oh ! mais là, bi…

 

THÉRÈSE.

Vous dites ?

PIERRE.

grement belle !

Il n'y a là, je pense, (Bis.)

Aucune offense.

 

THÉRÈSE.

Non, monsieur, n'y a pas d'offense,
Pas la moindre offense.

 

PIERRE.

Alors, s'il n'y a pas d'offense, (Bis.)

Je me lance !

Il lui prend la taille.

 

COUPLETS


THÉRÈSE, avec indignation et se dégageant.

Ah ! mais, monsieur !... n' chatouillez pas comm' ça !

Otez donc vos mains d' là !

Qu'est-c' que c'est qu' cett' manière,

Ah ! mais monsieur, on n'agit pas comm' ça !

Me prenez-vous pour une irrégulière !

J'admets fort bien que ma beauté mérite

Un compliment,

Mais, monsieur, sans aller si vite,

On peut être galant ! (Bis.)

On peut causer, regarder, admirer,

Contempler,

Pas chatouiller !

Oh ! mais non ! halte-là !

Oh ! non ! j' permets pas ça !

Je suis une fille sage ;

Aussi, monsieur, faudrait en rester là !

Autrement, j' crie et je fais du tapage

 

PIERRE, regardant autour de lui et allant reprendre son chapeau sur la cheminée.

(Parlé.) C'est bien ! c'est bien on peut crier tout bas et du moment que ça ne vous va pas, eh bien, on s'en va.

 

THÉRÈSE, à part, gagnant la droite. [Pierre, Thérèse]

J'ai peut-être été un peu sévère... il a l'air tout triste… lui qui avait tant de gaîté... dans les mains...

 

II

Ah ! mais, monsieur, je n' vous disais pas ça
Pour vous fâcher, loin d' là !

N'allez pas m' croir' trop fière,

Un compliment ne me bless' pas tant qu' ça

Et j'ai, dit-on, un très bon caractère !

Vous comprenez qu'il faut bien se défendre

Au commenc'ment,

Mais ça n' vous empéch' pas d'entendre

Un mot dit poliment, (Bis.)

Je permets tout, mais jusqu'à certain point,
Pas plus loin !...

Allons, monsieur, ne boudez plus comm' ça !

Venez vous asseoir là !

Je n' suis pas méchant' fille,

Car, entre nous, tout ce que j'en fais là,

C' n'est qu' pour sauver l'honneur de la famille !

 

ENSEMBLE

Pendant lequel Thérèse prend la main gauche de Pierre et l'amène tout doucement près de la banquette.

 

PIERRE.

Je s'rais trop bêt' de la bouder comm' ça,

Elle le veut, allons nous asseoir là.

Quell' bonn' personne,

Ell' me pardonne !

 

THÉRÈSE.

Allons, monsieur, ne boudez plus comm' ça !

Allons, monsieur, venez vous asseoir là.

Je suis si bonne

Que j' vous pardonne !

Ils s'asseyent tous les deux.

 

PIERRE, mettant son chapeau sous la banquette. [Pierre, Thérèse]

Alors, vous ne m'en voulez plus du tout ?

 

THÉRÈSE.

Plus du tout... mais si vous recommencez...

 

PIERRE.

Vous seriez encore obligée de me pardonner, et ça n'en finirait plus.

 

THÉRÈSE.

Justement.

 

PIERRE.

Mais je peux bien par exemple vous demander une chose ?...

 

THÉRÈSE.

Cela dépend de laquelle...

 

PIERRE.

Je voudrais bien savoir ce que vous êtes venu faire ici ?

 

THÉRÈSE.

Et vous ?

 

PIERRE.

Oh ! moi, c'est excessivement grave...

 

THÉRÈSE.

Pas tant que moi !...

 

PIERRE.

Moi, j'ai été insulté...

 

THÉRÈSE.

Moi, j'ai été battue !...

 

PIERRE, indigné, se levant.

Vous, battue !... Où, quand ? qui ? où, quand, qui ?

 

THÉRÈSE, se levant également.

Vous dites ?

 

PIERRE,

Je dis : où, quand, qui ?... quand, qui, où ?

 

THÉRÈSE.

Ce matin, par un homme. (Montrant sa joue.) Là !...

 

PIERRE.

Comment, là !... où la société tout entière voudrait pouvoir cueillir...

 

THÉRÈSE.

C'est comme cela !...

 

PIERRE.

C'est honteux !... Je n'ai jamais compris qu'un homme pût porter la main sur une femme... même pour s'amuser... Mais je le retrouverai... donnez-moi son nom, son adresse !

Il remonte.

 

THÉRÈSE.

Oh ! ce n'est pas la peine... je l'ai fait assigner ici... seulement, je crois une chose, c'est que c'est moi qui serai condamnée.

 

PIERRE, redescendant.

Oh ! la justice des hommes !... Mais ce n'est pas au commissaire, c'est à vos parents mâles de vous venger !...

 

THÉRÈSE.

Je n'ai jamais eu de parents mâles dans ma famille...

 

PIERRE.

Ah ! c'est fâcheux ça... Mais vous n'avez pas... comment dire ça ?... une connaissance ?... vous savez, un prétendant ?

 

THÉRÈSE.

Ah ! oui... je sais... Mais non... je n'en ai pas.

 

PIERRE.

Un fiancé ?...

 

THÉRÈSE.

Je n'en ai pas...

 

PIERRE.

Jolie comme vous l'êtes... il vous faut un mari... il serait heureux.

 

THÉRÈSE, souriant.

Ah ! je crois bien qu'il ne serait pas trop à plaindre.

 

PIERRE.

Oh ! pour ça je peux vous l'affirmer... (Vivement.) Mais il faut que vous soyez vengée de cette canaille, de ce rien du tout, je veux son nom, son adresse.

Il remonte.

 

THÉRÈSE.

Oh ! non ! n'y allez pas !... Il vous ferait du mal.

 

PIERRE.

Du mal, à moi !...

 

AIR

 

Mais regardez-moi ces bras-là !

Mais regardez-moi ces mains-là !

Je n' vous dis qu' ça !

Mais quand j' m'amuse à m'essayer

Sur un' barr' de fer ou d'acier

V'là c' que j'en fais

Il écrase le chapeau de Bidard et le jette dans la corbeille à papier.

Et vous croyez de bonne foi

Qu'on peut me fair' du mal à moi ?

Mais r'gardez-moi, c'est-il

Bien établi, c'est-il bâti !

Mais r'gardez-moi, c'est-il

Bien établi, c'est-il bâti !

 

THÉRÈSE, avec admiration.

Mon Dieu, cet homme est-il

Bien établi, c'est-il bâti !

Mon Dieu, cet homme est-il

Bien établi, c'est-il bâti !

 

PIERRE.

Indiquez-moi son nom,

Dites-moi sa résidence,

Il faudra, nom de nom,

Qu'il s'explique ou qu'il la danse !

Indiquez-moi son nom,

Dites-moi sa résidence,

Il faudra, nom de nom,

Qu'il s'explique ou qu'il la danse !

Et s'il me fallait insister,

S'il essayait de résister !

Mais regardez-moi ces mains-là,

Mais regardez-moi ces bras-là...

Je n' vous dis qui ça !

Mais quand j' m'amuse à m'essayer

Sur un' barr' de fer ou d'acier,

V'là c' que j'en fais !

Il casse le parapluie de Bidard et le jette dans la corbeille.

Et vous croyez de bonne foi,

Qu'on peut me fair' du mal, à moi ?

Mais r'gardez-moi, c'est-il

Bien établi, c'est-il bâti ?

 

THÉRÈSE, avec admiration.

Mon Dieu, cet homme est-il,

Bien établi, qu'il est bâti ?

 

ENSEMBLE

 

PIERRE, parlé.

Je vais lui flanquer une de ces tripotées !...

 

THÉRÈSE, l'arrêtant.

Un monsieur comme vous à un charbonnier !...

 

PIERRE.

Un charbonnier... un confrère, raison de plus.

 

THÉRÈSE.

Un confrère ! ah ! je l'avais bien deviné, que vous êtes du métier... moi aussi du reste...

 

PIERRE.

Vous !... ougrrr !... Ça c'est du bonheur ! ça c'est du bonheur ! Et vous êtes… établie loin d'ici ? Vous êtes de l’arrondissement ?

 

THÉRÈSE.

Oh ! oui, je demeure au numéro 44 de la rue de l'Échaudé.

 

PIERRE, étonné.

Hein ? et vous vous appelez ?

 

THÉRÈSE.

Thérèse Valbrezègue.

 

PIERRE, gagnant la banquette. [Thérèse, Pierre]

Hein ?... quoi ?... vous Thérèse ?... J'étouffe ! C'est vous qui...

Il tombe assis sur la banquette.

 

THÉRÈSE.

Ah ! mon Dieu ! il se trouve mal !... (Elle lui verse du vin de Bidard.) Ça va-t-il mieux ?... voulez-vous que je vous desserre ?

 

PIERRE, après avoir bu, d'une voix faible.

La patte du gilet seulement... et ce n'est même pas la peine... elle vient de se casser !... Ah ! Thérèse...Valbrezègue, je veux que vous soyez vengée tout de suite !

 

THÉRÈSE.

Il bat la campagne...

 

PIERRE, toujours assis. — A part.

Il faut qu'elle me rende ma gifle... J'ai un moyen... (Haut.) frappez-moi dans les mains !...

 

THÉRÈSE.

Comme cela ?...

 

PIERRE.

Plus fort !... mais sur la joue... je ne reviens jamais autrement.

 

THÉRÈSE.

Oh ! si c'est pour le sauver... (Elle lui donne une gifle.) Vlan !

 

PIERRE, se relevant avec joie et passant devant elle. [Pierre, Thérèse]

Ah ! nom d'une fontaine, c'est bien envoyé !

 

THÉRÈSE.

En voulez-vous encore ?

 

PIERRE.

Non, merci... mais vous êtes vengée !...

 

THÉRÈSE.

Comment cela ?

 

PIERRE.

C'est que ce brigand, ce misérable, ce charbonnier qui a osé vous... gifler... ce Pierre Cargouniol, c'était moi !...

 

THÉRÈSE.

Vous ?... Ah ! je vais me trouver mal !

 

PIERRE.

Sapristi ! (Il lui verse un verre de vin.) Buvez-moi ça !

 

THÉRÈSE, boit.

Merci, ça va mieux.

 

PIERRE, buvant aussi.

Oui, ça réchauffe...

Il met la bouteille et le verre dans la corbeille à papier.

 

THÉRÈSE.

Qu'est-ce qui aurait jamais cru qu'un homme si comme il faut... (Faisant le geste d'une gifle.) Vlan !...

 

PIERRE.

Vlan !... C'est ce qui m' suffoque, mais c'est comme ça !... (Après un silence.) Dites-moi… là, franchement... est-ce que ça ne pourrait pas s'arranger, cette affaire-là ?

 

THÉRÈSE.

Oh ! non !... qu'est-ce qu'on dirait dans le faubourg Saint-Germain ?

 

PIERRE.

Et au ministère de l'intérieur !...

On entend tousser Bidard.

 

THÉRÈSE, remontant un peu.

Ah ! c'est le commissaire.

 

PIERRE.

Ougrrrrrrr !...

 

 

SCÈNE XI

LES MÊMES, BIDARD, puis TARDIVEL.

 

BIDARD, se remettant à son bureau.

En l'absence de M. le commissaire qui est à la campagne, je vais recevoir votre déposition... Qui êtes-vous ?

 

THÉRÈSE.

Nous sommes les charbonniers de ce matin.

 

BIDARD. [Thérèse, Bidard, Pierre]

Je ne les reconnais pas du tout.

 

THÉRÈSE et PIERRE, vivement.

C'est nous !... c'est nous, monsieur le commissaire !

 

BIDARD, il vient en scène.

Il est évident que les scènes vont recommencer, interposons-nous. (A Pierre.) Vous là ! (A Thérèse.) Vous là ! — Voyons ! qu'est-ce que vous demandez ?

Musique à l’orchestre.

 

PIERRE, embarrassé.

Ce que nous demandons ? (Il regarde Thérèse.) Qu'est-ce que nous demandons ? (Thérèse lui fait un petit signe de tête) L'adresse d'une mairie... à proximité.

 

THÉRÈSE.

Oh ! oui ! pour nous marier... vite ! vite !...

 

BIDARD.

Ah bah ! (A Thérèse.) Mais connaissez-vous bien les devoirs d'une épouse...

 

PIERRE, lui tapant sur le ventre.

Farceur !... je les lui apprendrai.

On frappe.

 

BIDARD.

Quelqu'un !...

Il remonte, Thérèse va près de Bidard.

 

TARDIVEL, entrebâillant la porte.

C'est moi, j'ai mes témoins... il n'est que temps.

 

BIDARD, lui repoussant la porte sur la figure.

Il est quatre heures, le bureau est fermé, et le commissaire est à Vincennes.

 

FINAL

 

THÉRÈSE.

Allons, mesdames et messieurs,

Faut qu' les clients soient généreux

Clac, clac, je n' vous dis qu' ça !

 

PIERRE.

C'est pas malin, faut essayer,

N'y a rien comm' ça pour s'égayer,

Clac, clac, je n' vous dis qu' ça !

 

THÉRÈSE et PIERRE.

C'est bien facile en vérité,

Faudrait d' la mauvaise volonté !

 

[ THÉRÈSE.

[ Voyez-le donc, c'est-il

[ Bien établi, c’est-il bâti !

[ Mais r'gardez-le, c'est-il

[ Bien établi,

[ C'est-il bâti !

[

[ PIERRE.

[ Voyez-la donc, c'est-il

[ Bien établi, c'est-il bâti,

[ Mais r'gardez-la, c'est-il

[ Bien établi,

[ C'est-il bâti !

[

[ BIDARD.

[ Voyez-le donc, c'est-il

[ Bien établi ! c'est-il bâti,

[ Mais r’gardez-le, c'est-il

[ Bien établi,

[ C'est-il bâti !

 

  

PREMIÈRE VARIANTE

 

(On peut intercaler ici les deux couplets de Thérèse supprimés au théâtre des Variétés.)

 

BIDARD.

C'est juste : ce point est fort intéressant.

 

THÉRÈSE.

Oh ! je ne m'en cache pas et je vais le dire.

 

BIDARD.

Allez !

 

THÉRÈSE.

 

COUPLETS

 

I

Quiconque entre dans une boutique

En sort toujours content,
C'est ce qui fait que la pratique

Y revient si souvent ;

Si c'est chez monsieur qu'on achète,

On trouve tout mauvais,

La clientèl' peu satisfaite

N'y retourne jamais !

Entre nos charbons

Il n'est point de différence,

Tous deux sont fort bons.

Et si j'ai la préférence,

C'est... que j'ai pour ramener le chaland

Un certain sourire,

Un doux regard qui fait qu'en s'en allant

Toujours il soupire.

C'est que j'ai pour ramener le chaland

Un certain sourire,

Que monsieur n'a pas, et, je le promets

Que monsieur n'aura jamais !

 

II

Il n' suffit pas, suivant l'usage,
De vendre un cotret,

Faut savoir à son étalage

Donner un peu d'attrait.

J' mets au p'tit bois des rubans roses

Pour qu'on les trouv' charmants,

Et j' fais encor d'autr's petit's choses

Qui m' valent des compliments !

Bien vendr' son charbon

C' n'est pas si facil' qu'on pense,

Le sien est très bon,

Mais si j'ai la préférence

C'est... que j'ai pour ramener le chaland
Un certain sourire,

Un doux regard qui fait qu'en s'en allant

Toujours il soupire.

C'est que j'ai pour ramener le chaland
Un certain sourire,

Que monsieur n'a pas et, je le promets,

Que monsieur n'aura jamais !

 

BIDARD.

Il est vrai que je ne vois pas là-dedans matière à procès...

 

THÉRÈSE.

N'est-ce pas, monsieur le juge ! Alors comme je fais des plus belles affaires que lui, etc., etc., etc.,

 

 

 

DEUXIÈME VARIANTE

 

(On peut ici prendre le finale comme dans la partition.)

 

BIDARD, parlé.

(A Pierre.) Vous là ! (A Thérèse.) Vous là ! voyons !

 

FINALE

 

BIDARD, parlé.

De quoi vous plaignez-vous ?

 

PIERRE et THÉRÈSE, étonnés.

De quoi nous nous plaignons ?

 

BIDARD, parlé.

Oui ! que demandez-vous ?

 

PIERRE et THÉRÈSE.

Ce que nous demandons ?

 

ENSEMBLE

 

Nous demandons, monsieur le commissaire,

Qu'on nous indique une bonne mairie,

Car nous trouvons qu'il devient nécessaire

Que tout de suite ensemble on nous marie.

Ils se lèvent tous deux et mettent la main de Bidard sur leur cœur.

Si vous sentiez ! ah,

Battre nos cœurs là !

Ils font tic tac, tic tac,

Que ça se sent jusque dans l'estomac.
Ils font tic tac

Tic tac,

Tic tac,

Nous demandons, monsieur le commissaire

Qu'on nous indique une bonne mairie,

Car nous trouvons qu'il devient nécessaire

Que tout de suite ensemble on nous marie.

On frappe.

 

BIDARD, parlé.

Quelqu'un !...

 

TARDIVEL.

C'est moi ! j'ai nos témoins ! il n'est que temps !

 

BIDARD.

Il est quatre heures, le bureau est fermé et le commissaire est à Vincennes.

 

REPRISE DE L’ENSEMBLE

 

(édition de décembre 1906)

 

 

 

 

COUPLETS DE LA CASSEROLE

 

THÉRÈSE

 

I.

Le gros François, la p'tit' Françoise,

S'en vont tous deux par le chemin,

Le villageois, la villageoise

Se tiennent chacun par la main.

On n' se dit pas une parole,

Les amoureux, c'est si poltron.

 

refrain

Rétame rétame ta casserole, casserole, casserole,

Rétame, rétame ta casserole,

Rétame ton vieux chaudron.

Rétame rétame ta casserole, casserole, casserole,

Rétame rétame, rétame, rétame ton vieux chaudron !

 

II.

On avance sous les grands arbres,

On sent bien fort battre son cœur,

Dam' c'est que l'on n'est pas des marbres,

Même quand on est rétameur.

Quoi qu'y est pas d' clients qu'on enjôle,

On entend dir' dans l' bois profond :

(au refrain)

 

III.

Il faut bien rentrer au village,

Les Auvergnats, c'est vertueux,

Chacun les guettait au passage

Et depuis ce jour malheureux...

Les p'tits gamins trouvent très drôle

De leur répéter la chanson :

(au refrain)

 

 

 

 

 

 

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