le Phonographe, par André Cœuroy et G. Clarence (Paris, 1 vol. in-12).
Le phonographe serait-il si ancien déjà qu'apparaisse la nécessité d'établir son histoire ? Non, il constitue une réalisation toute contemporaine, et c'est, en réalité, pour nous parler de son rapide essor, de ses qualités, de ses défauts, de son avenir aussi, que ce livre a été écrit.
L'idée de reproduire artificiellement la parole est fort ancienne et maints cerveaux en ont été hantés ; mais c'est là une nouvelle preuve que l'imagination des poètes et des fantaisistes a toujours devancé la réalisation scientifique.
De vieux chroniqueurs rapportent qu'une « tête parlante » fut taillée dans le bronze par Gerbert d'Aquitaine, qui devait être couronné pape en 999 sous le nom de Sylvestre II. Deux cents ans plus tard, il n'est bruit dans toute l'Europe, que du savant Albert le Grand, qui aurait, entre autres merveilles, construit un automate capable d'ouvrir la porte à des visiteurs et de leur adresser quelques mots. Trois siècles encore et voici maître François Rabelais qui nous conte (Faits et dicts héroïques du noble Pantagruel, 1548) que Pantagruel entendit en pleine mer des paroles « gelées par les rigueurs de l'hyver et qui, advenante la sérénité et tempérie du beau temps, fondent et sont ouïes... »
Le premier appareil de laboratoire d'Edison.
Vers le même temps (1590), un Italien nommé Posta cherchait à conserver la voix humaine par des procédés mécaniques : il plaçait des chanteurs devant l'embouchure d'un tube de plomb ; on fermait le tube, et quand on le rouvrait, on devait entendre à nouveau la voix prisonnière... Nous ignorons par quel procédé ; mais l'on doute qu'il fût aussi ingénieux que celui dont parle le capitaine Vosterloch au retour d'un voyage dans les terres australes (1632) :
Il a pris terre en un pays où les hommes sont de couleur bluastre, et les femmes de verd de mer ; les cheveux des uns et des autres de nacarat et ventre de nonnain. Mais ce qui nous estonne d'avantage et qui nous fait admirer la nature, c'est de voir qu'au deffaut des arts libéraux et des sciences qui nous donnent le moyen de communiquer ensemble et de descouvrir par escrit nos pensées à ceux qui sont absens, elle leur a fourni de certaines esponges qui retiennent le son et la voix articulée, comme les nostres font les liqueurs. De sorte que quand ils veulent mander quelque chose, ou conférer de loin, ils parlent seulement de près à quelqu'une de ces esponges ; puis les envoyent à leurs amis, qui les ayant receuës, en les pressant tout doucement, en font sortir ce qu'il y avait dedans de paroles, et sçavent, par cet admirable moyen, tout ce que leurs amis désirent.
Un phonographe moderne (Société Columbia).
Un peu plus tard encore (dans l'Histoire comique des Estats et Empires de la Lune, parue en 1656), c'est Cyrano de Bergerac dont la féconde imagination invente ces « boëttes » si merveilleusement mécanisées qu'il suffit, une fois les ressorts bandés, de placer une aiguille sur tel ou tel chapitre désiré pour qu'il en sorte aussitôt, comme de la bouche d'un homme ou d'un instrument de musique, tous les sons distincts et différents servant à l'expression du langage entre Lunaires.
C'est peut-être plus près du phonographe actuel que les fantaisistes éponges de Vosterloch, mais c'en est encore bien différent.
De même, les automates (têtes parlantes de Mical, Joueur de flûte de Vaucanson, etc.) ne sont-ils que de beaux mécanismes, mais rien de plus, en ce qui concerne le sujet qui nous intéresse.
Quand du domaine de la fantaisie on passe dans celui de la science, on s'aperçoit que le problème est compliqué. Il faut tenir compte d'une infinité d'inconnues, éliminer de multiples erreurs, pour réaliser un gain véritable : encore est-il souvent mince. Une invention est rarement sortie tout entière d'un même cerveau ; et si un inventeur a pu réaliser tel appareil dont il concevait le type idéal, c'est presque toujours parce qu'il a pu utiliser des découvertes antérieures, lesquelles, à priori, ne paraissaient avoir aucune affinité avec sa propre conception, mais qui se sont trouvées apporter au chercheur le fil d'Ariane dont il avait besoin.
Emile Gautier, dans un ouvrage publié en 1905 (le Phonographe, son passé, son présent, soit avenir) a retracé de manière parfaite les antécédents scientifiques du phonographe.
Ce sont d'abord les efforts du physicien anglais Thomas Young qui réussit (en 1807) à enregistrer les vibrations acoustiques des corps sonores ; puis les expériences de Duhamel, qui compare le tracé obtenu par Young au tracé donné par une corde vibrante dont on connaît le nombre de vibrations dans un temps donné ; celles de Wertheim, qui remplace la corde de Duhamel par un diapason ; les expériences de Lissajoux, qui provoque électriquement les vibrations du diapason de Wertheim ; les expériences de Léon Scott, cet ouvrier typographe qui, en 1857, invente la « phonautographie » (autographie des sons). Emile Gautier reproduit tout au long dans son livre la description du procédé de Scott, fort intéressant, mais qui ne fut pas réalisé pratiquement.
Toutes ces expériences avaient abouti à l'inscription des sons. Restait à résoudre la seconde donnée du problème : reproduire intégralement les sons enregistrés. C'est ce que devait réaliser le « paléophone » de Charles Cros, qui fit l'objet d'un pli cacheté déposé à l'Académie des sciences le 30 avril 1877, ouvert et lu en séance publique le 3 décembre de la même année. La communication s'intitulait : Procédé d'enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l'ouïe. Ce procédé consistait à obtenir le tracé du va-et-vient d'une membrane vibrante sur une surface enduite de noir de fumée ; à reproduire par des procédés photochimiques (galvanoplastie) le dessin obtenu, à le reporter (en creux ou en relief) sur une surface dure (acier trempé, par exemple), enfin à mettre en mouvement cette surface résistante à l'allure dont était animée la surface d'enregistrement, et sous une pointe solidaire d'une membrane sonore qui, en suivant le tracé, redonnerait les vibrations initiales.
L'abbé Lenoir, ami de Cros, avait publié en octobre 1877, dans la Semaine du clergé, un article qui devait passer inaperçu mais dans lequel figurait le mot « phonographe ». Parlant de l'invention de Cros, il disait :
L'instrument qui a reçu, et pour ainsi dire sténographié vos paroles, votre chant, votre musique, etc., en gardera le cliché, qui pourra être rendu métal par la galvanoplastie, et qui, quand on le mettra en jeu, reproduira votre voix, vos articulations, votre timbre, en un mot votre discours parlé ou votre couplet chanté, comme si vous-même vous répétiez, sur le même ton, l'un ou l'autre.
Par cet instrument que nous appellerions, si nous étions appelé à en être le parrain, le « phonographe », on obtiendra des photographies de la voix comme on en obtient des traits du visage... Ne sera-ce pas là l'une des plus curieuses choses qu'on puisse imaginer ?
C'était la conclusion même d'un autre article paru au Rappel, le 11 décembre, une semaine après la lecture de la note à l'Académie des sciences.
Plus heureux que Cros - qui, faute d'appui ou d'argent, ne put réaliser pratiquement son invention - Edison avait, de son côté, poursuivi des recherches orientées par l'étude du téléphone de Graham Bell et qui le conduisirent à la réalisation d'un appareil présenté à l'Académie des sciences par du Moncel le 11 mars 1878. C'était le premier phonographe. La surface enduite de noir de fumée de la conception Cros était ici une surface cylindrique creusée d'une entaille en spirale et recouverte d'une feuille mince d'étain sur laquelle un style traçait des dépressions qui constituaient l'enregistrement des sons. Les vibrations émises devant le cornet acoustique et transmises par la pointe enregistreuse, se trouvaient ainsi gravées sur la feuille d'étain sous forme d'un sillon hélicoïdal. Pour la reproduction, il suffisait de laisser la pointe suivre à nouveau le sillon : le même appareil servant à l'enregistrement et à l'émission des sons.
Bien des perfectionnements vinrent modifier l'appareil primitif : remplacement de la feuille d'étain par un cylindre de cire, puis (1888) substitution d'un disque horizontal à ce cylindre ; adaptations successives du mécanisme d'entraînement, conceptions diverses du pavillon, etc., et le phonographe revint se présenter à l'Académie des sciences (23 avril 1889) sous des dehors plus cossus. Cette fois, l'accueil fut enthousiaste.
Ainsi que l'a noté A. Berget (Revue universelle, mai 1927), le phonographe tel que Charles Cros l'avait imaginé, et tel qu'Edison l'a réalisé, ne devait rien aux découvertes modernes. Basé uniquement sur les lois de l'acoustique et sur celles des vibrations des corps sonores, il n'était encore tributaire ni de l'électricité ni du magnétisme ; mais il allait le devenir et profiter lui-même très largement de leurs progrès. C'est seulement à la fin de 1923 que sont apparus les premiers enregistrements électriques. La nouvelle méthode allait bouleverser, puis complètement supplanter les anciennes. Toute une technique nouvelle était née.
Fragment (très grossi) d'enregistrement sur un disque.
Il est intéressant d'assister avec les auteurs à une séance d'enregistrement dans un studio parisien, puis d’admirer la succession régulière des opérations chimiques ou mécaniques (dans les ateliers de galvanoplastie, moulage, etc.) d'où va sortir enfin le disque ; mais il est plus intéressant encore de suivre Cœuroy et Clarence dans leur étude artistique du phonographe : c'est là que réside l'originalité de leur très attrayant ouvrage.
Le phonographe a franchi l'étape des temps héroïques et l'ère des tâtonnements semble close ; pourtant bien des perfectionnements sont attendus encore et les éditeurs de disques trouveront dans ce volume des suggestions dont ils auraient tort de faire fi.
Le cinquantenaire de l'invention a été célébré à Paris avec quelque éclat. Il existe depuis plusieurs années déjà des « concerts phonographiques » qui sont suivis par des critiques spécialisés. Nous avons des « vedettes » phonographiques et aussi des « phonomanes » dignes de Balzac ou de Proust, et dont Odette Marjorie, qui les connaît bien, a tracé le portrait dans une chronique de l'Intransigeant (4 avril 1929) ; le phonographe a une presse spéciale et la plupart des revues, les revues musicales d'abord, puis les revues d'art, les revues littéraires, enfin d'assez nombreux journaux quotidiens ont une rubrique spéciale de « phonographie ».
Les domaines où peut s'exercer l'action du phonographe sont innombrables : conserver les dialectes et les idiomes pour les linguistes, pour les ethnologues et les psychologues, la musique et les chants populaires pour les musicologues et les folkloristes, les cris d'animaux pour les zoologues, les voix humaines pour les laryngologistes, les discours... pour les historiens, les langues étrangères pour les étudiants et les professeurs. Cette valeur a d'ailleurs été reconnue et c'est l'origine de la fondation d'instituts spéciaux, archives de la parole, du chant et des sons.
D'autre part le phonographe s'est rapproché du téléphone et c'est lui qui répondra à l'abonné attendant une communication : « Votre numéro a été transféré, veuillez consulter l'Annuaire », ou « Pas de ligne (de circuit) disponible, veuillez rappeler dans un instant, ou encore l'exaspérant pas libre, pas libre !! » aux lieu et place de la téléphoniste surchargée de besogne. Il s'est rapproché aussi de la T. S. F., aux procédés mécaniques de laquelle il doit tant, mais qu'il peut aussi aider efficacement de son aide ; il parcourt, à côté de son frère le cinématographe, une voie qui l'en rapproche de plus en plus. Depuis longtemps, en effet, cinéastes et musiciens cherchent à conjuguer leurs efforts à réaliser le « synchronisme visuel et auditif », à résoudre le problème du « film sonore ». C'est là un problème nouveau dont plusieurs solutions ont été données déjà mais pas encore la solution.
La fabrication moderne des disques de phonographes (document Columbia).
Il apparaît dès maintenant comme d'une importance considérable en ce qui concerne la documentation, mais son avenir semble moins clair, sinon plus menaçant pour ce qui concerne tout spécialement l'art.
Ainsi, le phonographe a élargi sans cesse son rayon : d'aucuns s'en plaignent, mais d'autres s'en louent. On a reproché surtout à l'édition musicale phonographique de surproduire et de publier à la fois le meilleur et le pire... et les choses parurent un moment se gâter au royaume heureux du phonographe. Certains éditeurs, cependant, ont compris la nécessité de ne publier que des disques irréprochables, minutieusement sélectionnés au point de vue qualités de l'enregistrement, vitesse, sonorité, vertu phonographique de l'œuvre et de ses interprètes ; et, pour parvenir à ce résultat, font appel à la compétence de critiques très avertis. C'est déjà un notable progrès d'accompli. Il en est d'autres à réaliser.
Pour beaucoup de « phonophiles » le phonographe peut et doit être autre chose qu'un appareil d'interprétation, qu'un imitateur : il doit être créateur d'art.
Si la machine parlante est le musée des virtuoses et des orchestres, elle doit être aussi le laboratoire où les chercheurs sauront utiliser la personnalité de l'appareil en créant des ensembles neufs où des timbres spécialement choisis produiront des sonorités nouvelles.
Déjà s'ébauchent des modalités précises de « création ». Le phonographe enregistrerait une musique spécialement écrite pour lui. En la reproduisant, l'appareil jouerait le rôle d'un instrument soliste, qu'accompagneraient à leur tour les divers instruments de l'orchestre.
L'idée doit séduire de jeunes audaces...
En tout cas les auteurs de ce livre ont spirituellement résumé leur jugement sur le phonographe dans les quelques lignes suivantes :
Phonographe, être double, phonographe, tu cherches le vrai, et tu mens. Quand tu cherches le vrai, tu portes, sur un crâne poli par les veilles studieuses, la calotte d'un conservateur de musée. Tu règnes, Sylvestre Bonnard, sur la Cité des Livres en disques. Quand tu mens, tu deviens léger comme Ariel et malin comme Fantasio. Tu apportes à la musique un nouveau frisson. Tu ouvres aux espoirs de l'art des portes secrètes.
Quand tu dis vrai, Phonographe, on t'admire. Mais quand tu mens l'on t'aime. Alors tu es toi-même, un être inconnu et neuf, qui vit de sa vie têtue, avec ses roueries, ses caprices et sa volonté particulière. Tu as, comme parlent les savants, ton équation personnelle. Tu donnes la main, une main dont la caresse a des inflexions inespérées, à ton frère Cinéma. Il ponctue son rythme d'images soudain grossies, et toi, tu sais prêter aux voix des sonorités gonflées. Tu as comme lui tes premiers plans, et son metteur en scène a pour jumeau ton « metteur en disque », cet artiste discret, ignoré de la foule, qui, devant l'engin de liaison mystérieuse entre la musique qui naît et l'aiguille qui la capte, sait donner, quand il faut, le coup de pouce au réel, cet artiste anonyme dont le nom mériterait si souvent d'être inscrit sur tes disques, comme est projeté sur l'écran le nom de celui qui mit en scène.
Phonographe, quand, chez toi, la musique se dépasse, quand tu t'ajoutes à elle comme à la jeunesse sa fleur, quand, sur ton appel, elle pénètre en des régions où tu es le seul maître, tu es un art, un grand art, et tu n'es pas trop grand pour toi.
Elles valaient d'être rapportées.
(Pierre Monnot, Larousse mensuel illustré, décembre 1929)