DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES.
SÉANCE DU MARDI 23 AVRIL 1889.
PRÉSIDENCE DE M. DES CLOIZEAUX.
ACOUSTIQUE. - Sur le phonographe de M. Edison. - Note de M. J. JANSSEN.
« Au Congrès, que l'Association britannique pour l'avancement des Sciences tenait à Bath, en septembre dernier, j'ai eu l'occasion d'entendre et d'employer le nouveau phonographe de M. Edison (1).
(1) A la prière de M. le colonel Gouraud, j'ai envoyé un phonogramme à M. Edison. Ce phonogramme a été le suivant : « Le problème de reproduire artificiellement la voix humaine est un des plus étonnants de ceux que l'homme ait pu se proposer. Le génie de M. Edison nous en donne la solution et son nom sera béni de tous ceux qui pourront entendre encore la voix aimée de ceux qu'ils auront perdus. C'est la première voix française qui, sous cette forme si nouvelle, traversa l'Atlantique. »
« Les perfectionnements de l'appareil me parurent si remarquables que j'engageai le représentant de M. Edison, M. le colonel Gouraud, à présenter le phonographe à l'Académie.
« Mais le désir de montrer l'appareil avec les derniers perfectionnements que l'inventeur y a apportés tout récemment en a fait retarder la présentation.
« M. Edison a exprimé à son représentant le désir que j'accompagne cette présentation de quelques mots d'explication, ce que je fais très volontiers.
« Les perfectionnements apportés au nouveau phonographe portent principalement sur trois points.
« Tout d'abord, l'organe unique destiné à produire, sous l'influence de la voix ou des instruments, les impressions sur le cylindre, et à reproduire ensuite les sons par l'action du cylindre, a été dédoublé.
« Ce dédoublement me parait très heureux et très important. Il a permis d'approprier d'une manière beaucoup plus précise l'organe à la fonction spéciale qu'il doit remplir.
« Ainsi, dans le nouvel appareil, l'inscription de la membrane vibrante se fait au moyen d'un style dont la pointe est façonnée de manière à entamer et couper la matière assez ductile et de consistance bien appropriée qui forme les nouveaux cylindres.
« Il résulte de cette action du style inscripteur un copeau d'une délicatesse extrême et sur le cylindre un sillon qui traduit les mouvements les plus délicats de la membrane vibrant sous l'action du son générateur,
« Si le style inscripteur a été construit de manière à produire un sillon traduisant aussi rigoureusement que possible les mouvements de la membrane vibrante, le style et la membrane reproducteurs du son ont été combinés au contraire pour recevoir de ce sillon leurs mouvements vibratoires sans altérer celui-ci, et M. Edison a si bien atteint ce but qu'on peut reproduire un nombre presque illimité de fois la parole inscrite sans altération sensible.
« Ce sont précisément les organes dont je viens de parler qui ont reçu les perfectionnements récents auxquels je faisais allusion en commençant. Je ne me crois pas autorisé à entrer à leur égard dans plus de détails.
« La substitution à la feuille d'étain d'une matière plastique, qui se laisse découper avec une grande précision et sans exiger d'effort appréciable, est aussi fort heureuse.
« Le troisième perfectionnement très important regarde les mouvements. Dans l'ancien appareil, c'était le cylindre inscripteur qui se déplaçait ; dans le nouveau, c'est le petit appareil qui porte les membranes et les styles. Le mouvement est donné par l'électricité. Un régulateur à boules muni d'un frein permet d'obtenir des vitesses variables et, par suite, une émission des sons plus ou moins rapide. Mais dans tous les cas l'appareil est construit d'une manière si parfaite qu'on peut rapidement mettre en accord le mouvement de translation des styles et celui de rotation du cylindre, accord qui doit être rigoureux pour la bonne émission des sons et la conservation des cylindres qui portent les inscriptions.
« Ainsi l'on peut ralentir ou précipiter l'émission des sons ou l'interrompre et la reprendre à tel point qu'on veut ou encore recommencer l'émission tout entière autant de fois qu'on le désire.
« Le phonographe parait surtout apte à reproduire avec une perfection surprenante les sons aigus ; cependant je dois reconnaître que les sons de la voix d'une tonalité assez basse ont été très bien reproduits.
« Il ne faut pas perdre de vue que M. Edison a cherché, dans son nouvel instrument, à obtenir la perfection dans la reproduction des sons et non leur puissance : aussi doit-on toujours se servir des tuyaux acoustiques pour obtenir une bonne audition du phonographe.
« Il est très intéressant de constater que le phonographe vibrant peut non seulement enregistrer tous les sons de l'échelle musicale et ceux qui sont amenés par le parler des diverses langues, mais encore les sons de tout un orchestre qui se présentent simultanément à l'inscription. Il y a là une constatation du plus haut intérêt au point de vue théorique, car elle nous révèle les merveilleuses propriétés des membranes élastiques. Il faut reconnaître que le téléphone nous avait déjà grandement instruit à cet égard.
« Je suis persuadé que, indépendamment des usages que le nouvel instrument recevra et qui se multiplieront au delà même de ce que nous pouvons prévoir aujourd'hui, le phonographe deviendra le point de départ d'importantes études théoriques d'Acoustique et de Mécanique moléculaire.
« C'est donc un beau problème que M. Edison a résolu, et tous les amis du Progrès et de la Science lui doivent un tribut d'admiration et de reconnaissance. »
ACOUSTIQUE. - Perfectionnements apportés au phonographe de M. Edison. - Note de M. GOURAUD (2).
(2) Sur la proposition de M. le Président, l'Académie décide que cette Communication, bien que dépassant les limites réglementaires, sera insérée en entier.
« Mon premier devoir, Monsieur le Président, est de vous remercier de l'honneur que vous m’avez fait en me permettant de présenter, pour la première fois en France, devant l'Académie des Sciences, la dernière production du génie de mon compatriote et collègue M. Edison.
« Français d'origine, et considérant que mon père avait été le premier à recevoir en Amérique, de M. Daguerre, la photographie des formes humaines, je me figure le plaisir qu'il aurait éprouvé à me voir introduire, d'Amérique en France, la photographie de la voix. Vous me pardonnerez donc l'ambition que j'ai eue, après avoir reçu en Angleterre le premier phonographe perfectionné, d'avoir pensé que le pays qui a vu naître l'art de la Photographie devait être le premier à recevoir de moi cet instrument merveilleux.
« Le phonographe perfectionné enregistre et répète tout, non seulement avec la plus grande précision, mais sans jamais faire d'erreurs, et apparemment autant de fois que l'on veut. Un de vos plus célèbres compositeurs, maître Gounod, s'écria, après avoir entendu le phonographe répéter son Ave Maria, qu'il avait chanté en s'accompagnant lui-même : « Que je suis heureux de n'avoir pas fait de fautes ! Comme c'est fidèle ! mais c'est la fidélité sans rancune ; et qu'est-ce qui accomplit tout ceci ? Quelques petits morceaux de bois, de fer et de cire, et de ces petits riens qui, en apparence insignifiants, comme dans toutes les grandes inventions, en sont pour ainsi dire l'âme et la partie essentielle, et surtout le génie de l'homme qui l'a inventé. »
« Le phonographe est encore dans son enfance ; il est né il y a dix ans, et, comme vous vous le rappelez, vous fut présenté dans toutes ses imperfections par votre honorable et bien regretté Collègue, M. le comte du Moncel. C'est une coïncidence de bon augure que le phonographe sorte de son obscurité à une époque si intéressante pour la France.
« Le phonographe actuel peut répéter non seulement des discours dans toutes les langues, mais encore le chant, la musique et même celle d'un orchestre complet.
« C'est un fait remarquable que cet instrument, qui fut tout d'abord reçu avec une très grande incrédulité, qui se changea bientôt en admiration générale, et qui avait dû occuper l'esprit des inventeurs de presque toutes les nations, ne fut perfectionné que lorsque son inventeur s'en occupa de nouveau. Edison n'avait pas abandonné son phonographe qui, sous sa première forme, n'était qu'un objet de curiosité, ne répétant qu'un petit nombre de fois, et les répétitions devenant plus faibles et moins exactes à chaque reproduction.
« Pendant ces dix années, dans ses loisirs, il aimait à reprendre son travail, mais il ne le reprit sérieusement qu'il y a deux ans. Le bruit se répandit bientôt qu'il était parvenu à reproduire fidèlement les sons de la voix humaine, et de la musique, et, lorsque, pour la première fois, il y a quelques mois, j'entendis chez moi, en Angleterre, par l'intermédiaire du phonographe, la voix d'Edison avec toutes ses inflexions, vous pouvez vous imaginer le plaisir que ma famille et moi nous éprouvâmes.
« Dans cette première lettre parlante, on entendit Edison, comme s'il était assis devant nous, parlant, toussant, riant et finissant sa lettre, en exprimant le plaisir qu'il aurait à entendre ma voix, au lieu de se fatiguer à lire ma mauvaise écriture. Par la même poste, on entendit aussi des morceaux de musique qui avaient été joués en Amérique, le son des bruits de son laboratoire, tels que le bruit du marteau sur l'enclume, celui de la lime sur le fer, et finissant par les hourras poussés par les ouvriers en l'honneur du départ de la première voix qui se mettait en voyage. Tous ces sons étaient si clairs et distincts que l'on pouvait se passer de la voix d'Edison annonçant leur origine.
« Je lui accusai réception de ce merveilleux cadeau et lui envoyai mes félicitations de ma propre voix (ce fut donc la première qui fut envoyée d'Europe en Amérique), puis se succédèrent les félicitations d'un très grand nombre d'hommes distingués dans les Arts et les Sciences en Angleterre, le remerciant tous du don inappréciable qu'il venait de faire à l'humanité.
« Déjà la France a suivi l'exemple de l'Angleterre, car votre ancien Président, M. Janssen, a été le premier qui ait fait entendre la langue française dans le laboratoire d'Edison au moyen du phonographe.
« Quelle meilleure idée puis-je vous donner de son utilité qu'en vous disant que je m'en sers tous les jours comme d'un sténographe dictant ma réponse à mes lettres, lorsque je les lis, et la repassant à mon employé qui, à son loisir, transcrit ce qu'il entend et n'a besoin que de savoir écrire convenablement ! Ce que je fais tous les jours, tout le monde peut le faire facilement, quelle que soit sa nationalité.
« On peut donc affirmer, sans crainte d'être contredit, que, quoique jeune et susceptible d'être encore perfectionné par le génie de son inventeur, le phonographe d'aujourd'hui est un instrument pratiqué et capable de rendre de grands services à tout le monde.
« Vous avez aujourd'hui l'appareil avec ses améliorations les plus récentes ; quelques-unes même ont été réalisées en vue de cette séance, et les organes me sont parvenus à Paris il y a deux jours. C'est donc leur première apparition en Europe.
« Je vous ai apporté aussi, pour vous mettre à même de faire une comparaison, non seulement l'appareil que vous connaissiez il y a dix ans, Mais, ce qui est encore plus intéressant, le véritable instrument, tout grossier qu'il est, qui, le premier, permit à Edison d'entendre sa propre voix, et qu'il laissa de côté aussitôt qu'il eut démontré la possibilité de reproduire la voix humaine.
« Je ne puis les énumérer tous. Je ne vous donnerai donc qu'un aperçu de l'emploi que l'on peut faire du phonographe.
« 1° On peut dicter la correspondance et la faire transcrire à loisir par un employé ; on peut la faire transcrire par la machine à écrire ou la faire imprimer directement, ce qui a déjà été fait en Angleterre et en Amérique.
« 2° On peut transmettre sa voix par la poste au moyen du phonogramme. La voix de celui qui parle s'entend avec ses propres inflexions.
« 3° Les hommes d'État, les avocats, les prédicateurs et l'orateur peuvent étudier leurs discours, ayant l'avantage inappréciable d'enregistrer leurs idées au fur et à mesure qu'elles se présentent, avec une rapidité que l'articulation seule peut égaler ; ils peuvent surtout s'entendre parler comme les autres les entendent. Les acteurs, les chanteurs peuvent répéter leurs rôles, afin de corriger leur articulation et leur prononciation.
« Les journalistes peuvent parler, au lieu d'écrire, leurs articles qui peuvent être imprimés directement. La voix des hommes célèbres peut être conservée indéfiniment aussi bien que les derniers adieux d'un mourant ou les paroles d'un parent que l'on aime.
« J'ajouterai ici le récit d'une expérience très intéressante.
« A New York on parla et on fit de la musique, et les paroles et la musique furent entendues dans une salle à Philadelphie par une audience nombreuse, la distance étant de 140 km.
« Voici comment se fit l'expérience :
« On parla à New York dans le phonographe, celui-ci répéta dans le téléphone, qui, au moyen de son transmetteur à charbon, le transmit à un motographe récepteur qui répéta à haute voix sur un autre phonographe à Philadelphie. Ce dernier répéta dans un second transmetteur à charbon à un second motographe récepteur qui enfin reproduisit à haute voix tout ce qui avait été enregistré devant un grand nombre de personnes à Philadelphie, à l'Institut Franklin, dont la réputation est connue du monde entier.
« Dans cette expérience merveilleuse on se servit de trois des plus remarquables inventions de M. Edison : son téléphone à transmetteur à charbon, son téléphone motographe et son phonographe.
« Cette expérience avait été faite par un des ingénieurs les plus habiles du laboratoire de M. Edison, M. Hammer, que j'ai l'honneur de vous présenter et qui dirige à l'Exposition l'installation des nombreuses inventions de M. Edison.
« J'ai l'honneur de déposer entre vos mains un diagramme qui se rapporte à cette opération intéressante. Cette boîte contient le phonogramme qui, à Philadelphie, enregistra et reproduisit les sons et la musique que l'on avait fait entendre à New York.
« Votre honorable ex-président, M. Janssen, a bien voulu se charger de la partie scientifique qui se rapporte au phonographe, et vous expliquer les différences importantes qui existent entre le premier et celui d'aujourd'hui (3). C'est le plus grand honneur qu'il pouvait faire à M. Edison et c'est en son nom que je lui adresse d'avance mes plus chaleureux remerciements. »
(3) Voir plus haut, p. 833.
Après cette lecture, M. le colonel Gouraud donne à l'Académie l'audition phonographique du programme suivant :
PAROLES. - Paroles de M. Janssen, ex-président de l'Académie, adressées à M. Edison ; paroles de M. Berger au même ; messages des correspondants de quelques journaux français à Londres, adressés à leur éditeur.
Quelques mots dans les langues suivantes :
Français, anglais, espagnol, italien, hollandais, grec, latin, syriaque, turc, hébreu, arabe.
MUSIQUE. - La Marseillaise, jouée par la musique militaire des gardes de la reine ; Hail Columbia, jouée par la musique militaire des gardes de la reine ; Marche du régiment ; duo de piano et cornet à piston, musique de Gounod ; duo de cornets à piston ;Ave Maria, de Gounod, chanté et accompagné par lui-même.
M. GOURAUD dépose sur le Bureau, pour, la Bibliothèque de l'institut, un dessin figurant la disposition des appareils de transmission dans l'expérience téléphonographique réalisée entre New York et Philadelphie.
M. le PRÉSIDENT remercie M. le colonel Gouraud de son intéressante Communication et prononce devant le phonographe, pour être transmises à M. Edison, les paroles suivantes :
« M. le Président et les Membres de l'Académie des Sciences adressent leurs félicitations à M. Edison pour les nouveaux perfectionnements qu'il a apportés à son phonographe et espèrent le voir bientôt à Paris, à l'occasion de l'Exposition universelle. »