UNE USINE À MUSIQUE

 

 

On fait parfois, en courant Paris, des découvertes bien extraordinaires.

L'autre jour, je suivais la rue Richelieu, encombrée d'omnibus, de fiacres, de camions, d'automobiles et de bicyclettes, lorsque, non loin du boulevard, dans le tohu-bohu étourdissant d'une circulation intense, mon oreille perçut distinctement ce bruit particulier dont Théophile Gautier, je crois, a dit qu'il est le plus cher et le plus désagréable de tous les bruits. Oui, des sonorités musicales jaillissaient avec une continuité tapageuse d'une haute maison peinte en rouge, où au rez-de-chaussée, une vitrine exhibait des phonographes, armés de leurs porte-voix reluisants. Impossible pourtant d'attribuer à ces appareils, si perfectionnés fussent-ils, une pareille puissance de sons. Non, ce n'était pas là leur timbre nasillard de mirliton, leurs notes affaiblies et enrouées de ventriloque. C'étaient, à n'en pas douter, des voix réelles qui chantaient, de vrais pianos qui superposaient leurs accords plaqués, de vrais cuivres qui claironnaient.

Alors, que se passait-il derrière ces murs ?... Une répétition générale ; mais il n'y a pas, que je sache, de théâtre en cet endroit.

Quand, pour avoir la clef d'un mystère, on n'a qu'à franchir la largeur d'un trottoir, reculer serait impardonnable. J'entrai donc résolument dans le magasin du rez-de-chaussée, et m'excusant de ma curiosité indiscrète, j'interpellai un Monsieur fort aimable, qui, indulgent à mon ignorance, me fit un accueil très courtois.

— C'est bien simple, me dit-il, ici nous ne nous bornons pas à la vente des phonographes, nous procédons en outre à la fabrication de leur organe essentiel. Vous connaissez, n'est-ce pas, le principe de l'appareil aujourd'hui si répandu ? Un manchon en gutta, adapté à un cylindre que fait tourner un mécanisme d'horlogerie, reçoit, par l'intermédiaire d'une pointe ou stylet, l'empreinte des vibrations d'un diaphragme récepteur des sons, et le fonctionnement inverse du système rend fidèlement les vibrations ainsi enregistrées ?

— Parfaitement.

— Eh ! bien, nous pratiquons en grand, ici même, l'opération qui consiste, en quelque sorte, à animer la matière inerte, à lui communiquer la faculté de reproduire la voix articulée, les notes de musique, le timbre des instruments. En un mot, nous imprimons les rouleaux. D'ailleurs, vous pouvez voir et entendre, si vous voulez me permettre de vous initier...

— J'allais vous en prier.

Sans plus de cérémonie, il m'entraîna dans un escalier sombre, dont la cage, formant un énorme tuyau acoustique, résonnait étrangement du haut en bas. Nous en fîmes l'ascension jusqu'au dernier étage, que nous devions visiter d'abord.

A tous les paliers, par les fissures des cloisons, par le trou des serrures, s'échappaient des lambeaux de mélodies, d'airs de bravoure, de chansonnettes, des tapotements de piano inégalement rythmés ; et, par dessus tout, comme tombant du ciel, s'épandaient de violentes harmonies. Plus nous montions, et plus grossissaient les mugissements des cuivres, les ronflements de la peau d'âne.

Au terme de notre ascension, c'est-à-dire aux combles, mon guide poussa une porte... Quel ne fût pas mon étonnement de me trouver en présence d'une équipe d'une douzaine de musiciens, chambrés dans une sorte de rotonde de quelques mètres carrés, où le soleil caniculaire, à travers un vitrage d'atelier, entretenait une température de serre chaude. Aussi, sans souci du décorum, s'était-on mis à l'aise.

Au moment de notre entrée, un morceau venait de finir ; mais la pause fut de courte durée. A peine les instrumentistes avaient-ils eu le temps de s'éponger et de reprendre haleine, que le chef, après avoir distribué de nouvelles partitions, escaladait lestement une haute chaise, et, assis non pas sur le siège, mais sur le dossier, afin de mieux dominer sa troupe, ses genoux lui servant de pupitre, levait son bâton de mesure en signe d'avertissement. Au même instant, ayant déclenché le mouvement d'une série d'appareils réglés en vue d’un fonctionnement simultané, un spécialiste vêtu d'une longue blouse blanche s'avançait vers le pavillon d'un des grands cornets de carton braqués en face de l'orchestre ainsi qu'une batterie de tromblons, et annonçait de sa plus belle voix ce titre destiné à la reproduction phonographique : La Marche lorraine !

Aussitôt, relevées de roulements de tambour et de coups de grosse caisse, les fanfares d'éclater en un formidable tutti à briser les vitres. Puis, si j'ai bonne mémoire, ce fut le tour de la Marche des Cadets de Russie, exécutée avec non moins de vigueur et de brio.

Quand les récepteurs eurent avalé ce deuxième numéro jusqu'à la dernière mesure, mon obligeant cicérone crut devoir m'épargner la suite du répertoire.

— Vous avez, me dit-il, une idée suffisante d'une séance de musique militaire ; passons maintenant à d'autres exercices.

Nous descendons un étage, et nous voilà parcourant un dédale de pièces d'inégales dimensions, dont chacune, encombrée de matériel, n'a guère pour mobilier qu'un piano et quelques sièges rudimentaires. Aux murailles, des affiches de théâtre illustrées, des binettes d'artistes populaires. Et tous ces capharnaüms, jusqu'au moindre réduit, sont occupés par des travailleurs bravant la chaleur étouffante en des tenues plutôt négligées.

Ici, un chanteur de café-concert, en maillot de cycliste, détaille une de ses « créations ». Préalablement, il a proclamé dans le cornet son nom et le titre de l'œuvre. Là, deux virtuoses « en manches de chemise », alternent dans le répertoire de l'opérette. Et ces consciencieux interprètes ne se contentent pas de chanter. Ils jouent absolument comme s'ils étaient en scène, devant le public, avec les gestes, la mimique, les tics traditionnels. Ce jeu, l'appareil ne le reproduira pas ; mais il n’est pas inutile : il souligne la manière, appuie les effets, oblige l'artiste à déployer tous ses moyens.

Ailleurs, un monologuiste au visage glabre, à l'encolure puissante, déclame d'une voix caverneuse et vibrante une poésie lamentable : « C'est l'hiver !... » Et le malheureux, dont le torse athlétique n'est plus voilé que d'un gilet de flanelle, sue à grosses gouttes, en déplorant les âpres frimas.

A droite, un baryton roucoule les Sapins de Pierre Dupont :

 

J'allais cueillir des fleurs dans la vallée,

Insouciant comme un papillon bleu...

 

A gauche, un comique « envoie » d'une voix de crécelle des couplets moins bucoliques :

 

Allume, allume,

Mon p'tit trognon !...

 

Et ce sont ensuite les Rameaux, l'Alleluia d'amour de Faure, coupés par la Boiteuse et l'Enterrement de ma belle-mère.

Autour de nous, un pot-pourri extravagant de romances sentimentales, de chansonnettes, de « scies » parisiennes, de monologues, mêlés de la Mascotte, de Giroflé-Girofla, de Madame Angot, des Cloches de Corneville, etc. Ahuri, je ne sais plus où donner des oreilles. Mon guide a pitié de moi : il m'invite à quitter les compartiments de la fantaisie pour descendre dans la section classique de l'Opéra.

Là aussi on travaille ferme. On y « fait » à rouleau continu du Rossini, du Meyerbeer, du Verdi, du Auber, du Donizetti, du Victor Massé, du Massenet, du Gounod. Faust, notamment, est un des « articles » les plus demandés. Un fort ténor, qui me parut être de Toulouse, « poussa » deux fois en ma présence « Salut, ô mon dernier matin ! » Quelques instants après, il tenait sa partie dans le grand trio, aux côtés d'une très moderne Marguerite et d'un bon diable de Méphisto en gilet.

Nous sortîmes enfin de ce dernier laboratoire. Là-haut, les cuivres de l'orchestre continuaient à sévir. Il me semblait entendre encore des appels de noms : « A toi, Charlus !... A toi, Maréchal !... A toi, Mercadier !... » Et, tout le long de l'escalier, ainsi qu'en un cauchemar, l'infernal charivari me poursuivait, parmi les accords plaqués des pianos et les trémolos d'une clarinette exaspérée. C'était à devenir fou.

Quelque hâte que j'eusse de m'esquiver, je ne voulus pas prendre congé de mon moniteur bénévole sans recueillir de sa bouche un complément de renseignements intéressants.

— Comme vous venez de le constater, m'expliqua-t-il, notre industrie occupe l'immeuble tout entier. Le travail se divisé, suivant les genres, en plusieurs sections, chacune ayant son chef d'équipe chargé de la direction des opérations. Une fois gravés, les rouleaux sont étiquetés, classés, emballés, tout prêts pour la vente sur place ou l'expédition.

— Mais le personnel artistique, insistai-je, plus curieux de la fonction de ces machines humaines que des détails purement techniques et matériels, comment les recrutez-vous ?

— Les pianistes et les instrumentistes, un peu partout ; les chanteurs et les diseurs, dans le monde des théâtres et des concerts, parmi les artistes en disponibilité, les élèves du Conservatoire (vous avez vu tout à l'heure un prix d'opéra de cette année) — et aussi parmi les artistes pourvus d'emplois. Il y a des personnalités ayant leur nom en vedette sur les affiches, des étoiles, qui ne dédaignent pas de « faire » le phonographe et d'arrondir ainsi leur budget des recettes, moyennant un cachet de tant par morceau. Et ceux-là, loin de se sentir humiliés, sont au contraire flattés dans leur vanité, à la pensée que nos appareils fixeront à jamais leur précieuse voix et la porteront d'un bout à l'autre de l'univers, sous toutes les latitudes. Depuis que le prince Henri d'Orléans et le duc des Abruzzes ont donné l'exemple, le phonographe n'a-t-il pas désormais sa place marquée dans les bagages des explorateurs ? D'ailleurs ces sujets di primo cartello, nous n'avons pas besoin de les solliciter ; ils viennent spontanément à nous et n'en rougissent pas.

— Ils ont raison, il n'y a pas de sot métier.

— Et celui-ci est d'autant moins sot, qu'il procure aux artistes une nouvelle ressource, parfois plus lucrative et plus régulière que les largesses mesurées et aléatoires de certains théâtres.

— Bref, la phonographie a engendré l' « usine à musique » dont je viens de découvrir les arcanes !

— Vous l'avez dit, et vous pouvez ajouter sans paradoxe, que nous n'avons pas de collaborateurs plus intéressés que les artistes eux-mêmes.

 

E. F.

 

(l'Illustration, samedi 19 août 1899)

 

 

 

 

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