PETITE ENCYCLOPÉDIE POPULAIRE

 

PAR AMÉDÉE GUILLEMIN

 

LE MAGNÉTISME

ET

L'ÉLECTRICITÉ

 

II

Phénomènes électro-magnétiques

Eclairage électrique

Applications diverses, etc.

 

 

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1890

 

 

 

CHAPITRE III

LE PHONOGRAPHE

 

 

I
Premier phonographe d'Edison.

 

Peu de temps après que Graham Bell, l’inventeur du téléphone, eut fait de son merveilleux appareil un instrument pratique approprié à toutes les exigences d'une conversation à distance, arriva d'Amérique la nouvelle d'une invention plus étonnante encore, sinon plus utile. Elle était due à un homme dont les découvertes multipliées dans le domaine des applications scientifiques, et notamment de l'électricité, devaient rapidement rendre le nom célèbre dans le monde entier, à Thomas Edison.

L'appareil imaginé par l'inventeur américain avait un double objet, donnait la solution d'un double problème qui peut s'énoncer en ces termes : premièrement, enregistrer, soit les sons musicaux, soit surtout ceux de la voix humaine, d'une façon durable, tangible, laissant en un mot des traces permanentes et caractéristiques des vibrations qui donnent naissance à ces sons ; deuxièmement, utiliser ces traces pour reproduire, dans toutes leurs nuances, les vibrations primitives, c'est-à-dire reproduire au bout d'un intervalle de temps quelconque, les sons de la voix humaine ou les sons musicaux.

Edison appela phonographe (1) l'appareil inventé par lui, et qui, comme on va le voir, réalisait ces difficiles conditions.

(1) Le mot phonographe (inscripteur des sons) n’exprime que la première des deux conditions du problème.

A l'origine, le phonographe d'Edison n'avait rien qui intéressât l'électricité ; sa description n'eût pas été ici à sa place, mais bien dans un livre traitant des phénomènes et des applications de l'acoustique. Mais sous sa forme actuelle, c'est à l'électricité qu'il emprunte le mouvement de ses principaux organes ; cela justifie donc les détails où nous allons entrer.

Toutefois le lecteur saisira mieux le principe du phonographe, si nous commençons par dire ce qu'il était au début, dans la simplicité de sa construction originelle.

 

 

 

 

Fig. 81. - Phonographe d'Edison ; forme primitive.

 

 

 

Un cylindre enregistreur R, mû par une manivelle M, monté sur un axe horizontal fileté AA que portent deux supports TT, est susceptible de prendre deux mouvements, l'un de rotation sur son axe, l'autre de translation dans le sens de cet axe.

Une embouchure de téléphone E est fixée au-devant du cylindre peu de distance de son arête supérieure. La lame vibrante chargée de recevoir et de transmettre les sons émis devant l'embouchure est munie sur sa face postérieure d'une pointe traçante que l'on voit en s (fig. 82) ; cette pointe, comme on peut le voir, n'est pas directement fixée sur la lame, mais portée par un ressort r. Un tampon de caoutchouc c est interposé entre la lame et la pointe ; c'est par son intermédiaire que celle-ci reçoit les vibrations de la plaque. Voyons maintenant comment se fait sur le cylindre l'enregistrement de ces vibrations.

 

 

 

 

Fig. 82. - Détails du phonographe.

 

 

 

La surface du cylindre n'est pas unie ; elle porte une rainure hélicoïdale dont le pas est précisément égal à celui de la vis qui constitue l'axe et lui imprime son mouvement de translation. La pointe traçante est engagée dans la rainure, que dés lors elle parcourt aussitôt que la manivelle est manœuvrée par l'opérateur.

Quand on veut opérer, on entoure le cylindre d'une mince feuille d'étain qu'on presse contre sa surface de façon qu'elle en épouse légèrement les rainures. On dispose alors le support de l'embouchure téléphonique, support qui peut pivoter sur lui-même quand on desserre la vis R, jusqu'à ce que la pointe traçante soit engagée juste à l'origine des rainures du cylindres. La personne dont il s'agit de reproduire la voix approche la bouche de l'embouchure et parle aussi distinctement que possible ; en même temps, elle tourne la manivelle lentement et régulièrement, de façon à imprimer au cylindre un mouvement de rotation et de translation uniforme ; le volant V que porte l'axe a pour but d'obtenir plus sûrement cette régularité. Sous l'action de la voix, la lance vibrante du téléphone transmet ses vibrations à la pointe traçante, qui imprime à la feuille d'étain, le long de ses rainures, une série de dépressions plus ou moins profondes et plus ou moins espacées, laissant ainsi la marque persistante des inflexions de la voix.

Cette première phase du fonctionnement du phonographe est celle qui a pour objet l'enregistrement des sons. Avant Edison, on avait déjà résolu le problème ; tous les traités de physique décrivent divers procédés enregistreurs, ceux de Duhamel, de Kœnig, de Scott, etc., avec cette différence toutefois que les traces des vibrations étaient purement graphiques. Le phonographe donna des traces matérielles tangibles : c'est ce qui rend possible la solution de la reproduction des sons émis, avec toutes leurs propriétés distinctives.

La feuille d'étain, avec son gaufrage, l'imperceptible pointillé de sa surface, va permettre, en effet, d'entendre à nouveau et à plusieurs reprises la voix qui leur a donné naissance. Il suffit, pour obtenir ce résultat, de recommencer simplement la manœuvre que nous venons de décrire. On replace le style traçant au point de départ des rainures qu'il a parcourues ; puis on fait tourner le cylindre, en lui donnant le même mouvement régulier ; mais, cette fois, ce n'est plus la voix qui fait entrer en vibration la lame téléphonique : c'est le style qui, repassant sur le fond des mêmes rainures, subit la même série de mouvements ondulatoires, les communique à son tour à la lame vibrante, et engendre les mêmes ondes sonores qu'à l'origine. En plaçant l'oreille, au lieu de la bouche, à l'ouverture du téléphone, on entend la succession des paroles mêmes prononcées auparavant, un peu affaiblies on le conçoit, par les pertes de force vive subies par le fait même de la double transformation mécanique des mouvements vibratoires.

Tel est, en substance, le phonographe d'Edison, dans sa forme primitive. Cette forme, on le voit, est d'une simplicité extrême. Quand la nouvelle de l'invention parvint en Europe, elle fut accueillie par le monde savant avec une certaine dose d'incrédulité, qui n'était que le témoignage de l'extrême difficulté de la solution du problème aux yeux des physiciens les plus compétents. Mais il fallut bien reconnaître que cette solution était trouvée, quand l'appareil fonctionna dans la salle même des séances de l'Académie des sciences de Paris.

L'inventeur, du reste, reconnut facilement qu'il restait beaucoup à faire pour que le phonographe devint un instrument vraiment pratique, susceptible de répondre aux applications variées que l'imagination ne manqua point de lui trouver. Il avait des défauts sensibles : la voix reproduite était le plus souvent grêle, les mots étaient loin d'être reproduits avec une égale netteté, le mouvement du cylindre n'avait pas l'uniformité désirable, et, quand il s'agissait de le reproduire, il était difficile de le répéter un peu fidèlement. Ce dernier inconvénient, peu sensible pour la voix articulée, le devenait beaucoup pour les sons musicaux, dont l'acuité était altérée en raison des différences de vitesse qui résultaient pour ainsi dire inévitablement du mode de production du mouvement.

 

 

 

II

Le phonographe perfectionné ; emploi de l'électricité.

 

Edison a successivement corrigé, en grande partie du moins, ces défectuosités de l'appareil primitif. Il substitua au mouvement manuel un mouvement d'horlogerie. Puis il y appliqua, comme il était aisé de le prévoir d'un électricien aussi expérimenté, un mouvement emprunté à l'électricité. D’autres perfectionnements importants dont le détail n'est pas d'ailleurs encore complètement connu, furent apportés par lui à ce merveilleux instrument. On va se faire toutefois une idée de ce qu'est le phonographe actuel par la description succincte et par les expériences récentes que nous allons emprunter aux Comptes rendus de l'Académie des sciences. Les figures aideront aussi a l'intelligence du mécanisme de l'appareil nouveau.

M. Janssen ayant été prié par M. le colonel Gouraud, au nom de M. Edison, d’accompagner la présentation de l’appareil de quelques mots d’explication, le fit dans les termes suivants :

« Les perfectionnements apportés au nouveau phonographe portent principalement sur trois points :

« Tout d’abord, l’organe unique destiné à produire, sous l’influence de la voix ou des instruments, les impressions sur le cylindre, et à reproduire ensuite les sons par l’action du cylindre, a été dédoublé. Ce dédoublement me paraît très heureux et très important. Il a permis d’approprier d’une manière beaucoup plus précise l’organe à la fonction spéciale qu’il doit remplir.

« Ainsi, dans le nouvel appareil, l'inscription de la membrane vibrante se fait au moyen d'un style dont la pointe est façonnée de manière à entamer et couper la matière assez ductile (la cire) et de consistance bien appropriée qui forme les nouveaux cylindres.

« Il résulte de cette action du style inscripteur un copeau d'une délicatesse extrême et sur le cylindre un sillon qui traduit les mouvements les plus délicats de la membrane vibrant sous l'action de son générateur.

« Si le style inscripteur a été construit de manière à produire un sillon traduisant aussi rigoureusement que possible les mouvements de la membrane vibrante, le style et la membrane reproducteurs du son ont été combinés au contraire pour recevoir de ce sillon leurs mouvements vibratoires sans altérer celui-ci, et M. Edison a si bien atteint ce but, qu'on peut reproduire un nombre presque illimité de fois la parole inscrite sans altération sensible.

« …La substitution à la feuille d'étain d'une matière plastique, qui se laisse découper avec une grande précision et sans exiger d'effort appréciable, est aussi fort heureuse.

« Le troisième perfectionnement très important regarde les mouvements. Dans l'ancien appareil, c'est le cylindre inscripteur qui se déplaçait. Dans le nouveau, c'est le petit appareil qui porte les membranes et les styles. Le mouvement est donné par l'électricité. Un régulateur à boules muni d'un frein permet d'obtenir des vitesses variables, et, par suite, une émission des sons plus ou moins rapide. Mais, dans tous les cas, l'appareil est construit d'une manière si parfaite, qu'on peut rapidement mettre en accord le mouvement de translation des styles et celui de rotation du cylindre, accord qui doit être rigoureux pour la bonne émission des sons et la conservation des cylindres qui portent les inscriptions. Ainsi, l'on peut ralentir ou précipiter l'émission des sons ou l'interrompre et la reprendre à tel point qu'on veut, ou encore recommencer l'émission tout entière autant de fois qu'on le désire. »

 

 

 

III.

Expériences phonographiques. Utilité et applications diverses du phonographe électrique.

 

A ces explications sommaires du savant académicien, que la figure 83 rendra encore plus claires, nous ajouterons un complément indispensable, le récit des expériences qui ont été faites à la même séance de l'Académie des sciences, à l'aide du phonographe que présentait le colonel Gouraud, et celui de quelques autres expériences antérieures.

 

 

 

 

Fig. 83. - Le phonographe électrique Edison.

 

 

 

Parmi ces dernières, M. Gouraud cite celle dont fut témoin l'un de nos plus célèbres compositeurs, Gounod, qui se serait écrié, après avoir entendu le phonographe répéter son Ave Maria, qu'il avait chanté en s'accompagnant lui-même : « Que je suis heureux de n'avoir pas fait de faute ! Comme c'est fidèle ! mais c'est la fidélité sans rancune ; et qu'est-ce qui accomplit tout ceci ? Quelques petits morceaux de bois, de fer et de cire et de ces petits riens qui en apparence insignifiants, comme dans toutes les grandes inventions, en sont pour ainsi dire l’âme et la partie essentielle, et surtout le génie de l'homme qui l'a inventé. »

Le phonographe actuel, outre le chant, la musique, même s'il s'agit de tous les sons d'un orchestre complet, répéta la voix humaine dans toutes les langues. Devant l'Académie, on l'a fait reproduire quelques mots de chacune des langues suivantes : français, anglais, espagnol, italien, hollandais, grec, latin, syriaque, turc, hébreu, arabe. Il a reproduit, à l'universelle admiration des savants qui l'écoutaient : la Marseillaise, jouée par la musique militaire des gardes de la reine (Victoria) ; Hail Columbian, jouée par les mêmes exécutants ; Marche du régiment ; duo de piano et cornet à piston, musique de Gounod ; Ave Maria, de Gounod, chanté et accompagné par lui-même. »

Le colonel Gouraud raconte en ces termes la réception qu'il fit, étant en Angleterre avec sa famille, du premier phonogramme que lui envoyait Edison :

« Dans cette première lettre parlante, dit-il, on entendit Edison, comme s'il était assis devant nous, parlant, toussant, riant, et finissant sa lettre en exprimant le plaisir qu'il aurait à entendre ma voix, au lieu de se fatiguer à lire ma mauvaise écriture. Par la même poste, on entendit aussi des morceaux de musique qui avaient été joués en Amérique, le son des bruits de son laboratoire, tels que le bruit du marteau sur l'enclume, celui de la lime sur le fer, et finissant par les hourrahs poussés par les ouvriers en l'honneur du départ de la première voix qui se mettait en voyage. Tous ces sons étaient si clairs et distincts, que l'on pouvait se passer de la voix d'Edison annonçant leur origine.

« Je lui accusait réception de ce merveilleux cadeau et lui envoyai mes félicitations de ma propre voix (ce fut donc la première lettre qui fut envoyée d'Europe en Amérique) ; puis se succédèrent les félicitations d'un très grand nombre d'hommes distingués dans les arts et les sciences en Angleterre, le remerciant du don inappréciable qu'il venait de faire à l'humanité. Déjà la France a suivi l'Angleterre, car notre ancien président, M. Janssen a été le premier qui ait fait entendre la langue française dans le laboratoire d'Edison au moyen du phonographe (2). »

(2) Comptes rendus de l’Académie des sciences, avril 1889.

Voici maintenant, toujours d'après le correspondant et l'ami de l'illustre inventeur, un aperçu de l'emploi qu'on peut faire du phonographe (qu'on en fait sans doute dès maintenant aux États-Unis, s'il est vrai qu'on y fabrique jusqu'à douze cents phonographes par jour) :

1° Dicter la correspondance et la faire transcrire à loisir par un employé ;

2° Transmettre sa voix par la poste au moyen du phonogramme (c'est-à-dire du cylindre de cire) sur lequel elle a marqué ses traces ;

3° Les hommes d'État, les avocats, les prédicateurs et l'orateur peuvent étudier leurs discours, ayant l'avantage inappréciable d'enregistrer leurs idées au fur et à mesure qu'elles se présentent, avec une rapidité que l'articulation seule peut égaler ; ils peuvent surtout s'entendre parler, comme les autres les entendent. Les auteurs, les chanteurs peuvent répéter leurs rôles, afin de corriger leur articulation et leur prononciation. Les journalistes peuvent parler leurs articles, au lieu de les écrire.

La voix des hommes célèbres pourra être conservée indéfiniment, de même que celle de parents que l'on aime ou les derniers adieux des mourants.

Edison, quelques mois plus tard, assistait en personne à une séance de l'Académie des sciences, où il fut accueilli avec l'empressement et les hommages dus à son génie d'inventeur. Il vit en passant, dans la salle des Pas-Perdus, les bustes de plusieurs savants, notamment celui d'Ampère, le grand électricien, et il exprima le regret que la voix de ce fondateur des théories électro-magnétiques n'ait pu être conservée comme elle pourrait l'être maintenant, s'il vivait encore. En même temps, il proposait aux académiciens actuels d'obtenir des phonogrammes de chacun d'eux, que l'Académie conserverait dans les archives et qui, pour l'avenir, répondrait à ce désir d'entendre la voix de ceux qui ne sont plus.

 

 

 

 

Fig. 84. - Copeau de cire détaché par le style du cylindre inscripteur du phonographe.

 


 

 

 

 

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