PHYSIQUE
LE
(1) Nous croyons devoir donner ici, in extenso, la communication faite par M. Gouraud, au nom de M. Edison, à l’Académie des sciences de Paris.
Je sais trop bien que, seules, les relations que j’ai avec M. Edison, que je connais depuis vingt ans, — car j'eus le bonheur de trouver et d'apprécier cet homme vraiment surprenant avant que le public n’en eût entendu parler, — et la part que j'ai prise, pendant ces années, à faire adopter par le public l'application journalière de ses principales inventions, sont une excuse pour le privilège et l'honneur que vous m'avez accordés de m'adresser à vous aujourd'hui.
Français d'origine, et considérant que mon père avait été le premier à recevoir en Amérique, de M. Daguerre, la photographie des formes humaines, je me figure le plaisir qu'il aurait éprouvé à me voir être le premier à introduire en France, de l'Amérique, la photographie de la voix. Vous me pardonnerez donc l'ambition que j’ai eue, après avoir reçu le phonographe en Angleterre, d'avoir pensé que le pays qui avait vu naître non seulement mes ancêtres, mais encore, ce qui est bien plus important, l’art de la photographie, devait être le premier à recevoir de moi cet instrument merveilleux.
Heureusement pour vous et aussi pour moi, en présence d’hommes aussi érudits, je n’ai pas besoin d'expliquer les lois ni les phénomènes remarquables du son et des ondes sonores qui forment la base de l'invention qui nous intéresse aujourd'hui et dont la connaissance est indispensable pour bien se rendre compte de ce merveilleux instrument, surtout si l’on se rappelle que, dans la musique, le nombre des vibrations varie de 40 a 4,000 par seconde, et qu'en dehors de la musique et des sons harmonieux, on en obtient jusqu’à 40,000 ; ajoutez en outre la variété d'intensité et surtout de timbre, les causes infinies de son, animées et inanimées, humaines et animales, en comprenant dans les causes humaines tous les sons produits par la langue, le langage de tous les peuples du monde entier, les langues des pays civilisés et celles des pays sauvages, en un mot, tous les sons susceptibles de laisser une impression sur l’oreille humaine.
Le phonographe perfectionné d'aujourd'hui enregistre et répète tout, non seulement avec la plus grande précision, mais sans jamais faire d'erreurs, et apparemment jusqu'à l’infini.
Un de nos plus célèbres compositeurs, M. Gounod, s'écria, après avoir entendu le phonographe répéter son Ave Maria qu’il avait chanté en s'accompagnant lui-même : « Que je suis heureux de n'avoir pas fait de fautes ! Comme c’est fidèle ! mais c'est la fidélité sans rancune ; et qu'est-ce qui accomplit tout ceci ? quelques petits morceaux de bois, de fer et de cire, et de ces petits riens qui, en apparence insignifiants, comme dans toutes les grandes inventions, en sont pour ainsi dire l'âme et la partie essentielle, et surtout le génie de l’homme qui l'a inventé. »
Familiarisé comme je le suis avec l'usage journalier du phonographe, je me permettrai de dire que, sous quelques rapports, il est l’égal de l'homme, car il possède un des plus grands dons que Dieu ait faits à l'humanité, celui de la parole ; sous un autre rapport, il lui est même supérieur, car il peut répéter, après une seule leçon ou une seule audition, non seulement des discours dans toutes les langues, mais aussi le chant, la musique de tous les instruments, même celle d'un orchestre complet et cela presque à l'infini. Il est vrai que, malgré ces facultés remarquables que l'homme ne possède pas, il fait preuve de son infériorité par son manque absolu d'imagination et d'initiative.
Le phonographe est encore dans son enfance : il est né il y a dix ans, et comme vous vous le rappelez, il vous fut présenté dans toutes ses imperfections par votre honorable et bien regretté collègue M. du Moncel.
Il resta dans son imperfection pendant une dizaine d'années ; M. Edison était occupé à perfectionner d'autres inventions, telles que le téléphone. Tout le monde connaît son transmetteur de charbon, la lumière électrique, cette petite lampe incandescente qui répand aujourd’hui plus ou moins, dans tous les pays du monde civilisé, sa lumière étincelante.
Ce premier instrument, auquel M. Edison donna bien à propos le nom de phonographe, démontra tout de suite que la parole pouvait s'enregistrer et se reproduire avec la plus grande précision par des moyens mécaniques, et rendit le nom de son inventeur célèbre dans le monde entier. Il n'avait alors que trente ans.
Le phonographe, tel qu’il était en 1887, on peut l'affirmer, réalisait déjà le rêve des poètes, l'espoir des philosophes et les prédictions des enthousiastes.
C’est un fait remarquable que cet instrument, tout d'abord reçu avec une incrédulité qui se changea bientôt en admiration générale et qui a dû occuper l'esprit des inventeurs de presque toutes les nations, ne fut perfectionné que lorsque son inventeur s'en occupa de nouveau.
M. Edison n'avait pas abandonné son phonographe qui, sous sa première forme, n'était qu'un objet de curiosité, ne répétant qu'un petit nombre de fois, les répétitions devenant d'ailleurs plus faibles et moins exactes à chaque reproduction.
Pendant ces dix années, à ses moments de loisir, il aimait à retourner à son travail, mais il ne le reprit sérieusement qu’il y a deux ans. Le bruit se répandit bientôt qu’il était parvenu à reproduire fidèlement les sons de la voix humaine et de la musique, et lorsque, pour la première fois, j'entendis chez moi, en Angleterre, par l'intermédiaire du phonographe, la voix de M. Edison avec ses inflexions, vous pouvez vous imaginer le plaisir que j'éprouvai.
J’ai prononcé à haute voix et en anglais le rapport que je vous lis aujourd'hui ; il fut transmit et traduit en français. Un Français lut cette traduction devant le phonographe et, après bien des répétitions, j'ai pu corriger mon accent ; et si j'ai fait quelques erreurs, c'est bien ma faute et non celle du phonographe.
Comme dernière application, et une des plus intéressantes, je vais vous dire ce qui a été obtenu dernièrement en faisant travailler le phonographe concurremment avec le téléphone.
A New York, on parla et on fit de la musique, et les paroles et la musique furent entendues dans une salle à Philadelphie par un auditoire nombreux, la distance étant de 140 kilomètres.
Voici comment se fit l'expérience :
On parla à New York dans le phonographe, celui-ci répéta son enregistrement dans le téléphone, qui, au moyen de son transmetteur de charbon, le transmit à un motographe récepteur qui répéta à haute voix sur un autre phonographe à Philadelphie. Ce dernier répéta dans un second transmetteur de charbon sur un second motographe récepteur qui, enfin, reproduisit à haute voix tout ce qui avait été enregistré, devant un grand nombre de personnes, à Philadelphie, à l'Institut Franklin, dont la réputation est connue du monde entier.
Dans cette expérience merveilleuse, on se servit de trois des plus remarquables inventions de M. Edison : son téléphone à transmetteur de charbon, son téléphone motographe et son phonographe. Le son qui avait été produit à New York et qui avait été entendu à Philadelphie passa successivement à travers cinq couches différentes, par conséquent s'entendit cinq fois pendant le trajet. De plus, le son, ou cette onde sonore, anima, ou dans un sens passa au travers de dix corps différents, sans parler du courant électrique du verre, du fer, du mica, de la craie, de la cire, du charbon, de l’acier et du cuivre.
Cette expérience avait été faite par un des ingénieurs les plus habiles du laboratoire de M. Edison, M. Hammer, qui dirige à l'Exposition l'installation des nombreuses inventions de M. Edison.
Dans cette première lettre parlante, on entendit l’inventeur comme s'il était assis devant nous, parlant, toussant, riant et finissant sa lettre en exprimant le plaisir qu'il aurait à entendre ma voix, au lieu de se fatiguer à lire ma mauvaise écriture. Par la même poste, on entendit aussi des morceaux de musique qui avaient été joués en Amérique, le son des bruits de son laboratoire, tels que le bruit du marteau frappant sur l’enclume, celui de la lime sur le fer, et finissant par les hourras poussés par les ouvriers en l’honneur du départ de la première voix qui se mettait en route. Tous ces sons étaient si clairs et distincts, que l'on aurait pu aisément se passer de la voix de M. Edison annonçant leur origine.
Voici maintenant un aperçu de l’emploi que l’on peut faire du phonographe :
1° On peut dicter la correspondance et la faire transcrire à loisir par un employé ne sachant qu'écrire et épeler correctement ; on peut la faire transcrire par un typographe ou la faire imprimer directement, ce qui a déjà été fait en Angleterre et en Amérique.
2° On peut transmettre sa voix par la poste au moyen du phonogramme. La voix de celui qui parle s’entend avec ses propres inflexions.
3° Les hommes d'Etat, les avocats, les prédicateurs et orateurs peuvent étudier leurs discours, ayant l’avantage inappréciable d'enregistrer leurs idées au fur et à mesure qu'elles se présentent avec une rapidité que l’articulation seule peut égaler ; ils peuvent surtout s'entendre parler comme les autres les entendront. Les acteurs, les chanteurs peuvent répéter leurs rôles et sont en mesure de corriger eux-mêmes leur articulation et leur prononciation.
Les journalistes peuvent parler, au lieu d'écrire, leurs articles, qui peuvent être imprimés directement. La voix des hommes célèbres peut être conservée à l’infini, aussi bien que les derniers adieux d'un mourant ou les paroles d'un parent que l'on aime.
Pour vous donner une idée réelle de son utilité, je n'ai qu'à vous dire que, depuis que je suis arrivé à Paris, je reçois tous les matins une lettre parlante, me donnant tous les détails de ce qui se passe chez moi en mon absence. J'ai pu entendre la dernière que j'ai reçue à une distance de 3 mètres, sans en perdre un seul mot.
Déjà la France a suivi l’exemple de l'Angleterre, car votre ancien président, M. Janssen, a été le premier qui ait fait entendre la langue française dans le laboratoire de M. Edison au moyen du phonographe.
Quelle meilleure idée puis-je vous donner de son utilité qu'en vous disant que je m'en sers tous les jours comme d'un sténographe dictant ma réponse à mes lettres, lorsque je les lis, et la repassant à mon employé qui, à son loisir, transcrit ce qu'il entend ? Il n'a besoin que de savoir écrire et épeler convenablement.
Ce que je fais tous les jours, tout le monde peut le faire facilement, quelle que soit sa nationalité.
On peut donc affirmer, sans crainte d'être contredit, que, quoique jeune et susceptible d'être encore perfectionné par le génie de son inventeur, le phonographe d'aujourd'hui est un instrument pratique et capable de rendre de grands services à tout le monde.
M. Edison a déjà établi un grand atelier spécial pour la fabrication des phonographes. Il peut en fabriquer deux cents par jour ; des centaines d'ouvriers sont au travail, et on peut espérer que, sous peu, il sera à même de livrer au commerce des milliers d'instruments.
Vous avez aujourd'hui l'appareil avec ses améliorations les plus récentes ; quelques-unes mêmes ont été faites en vue de cette séance et me sont parvenues à Paris, il y a deux jours. C’est donc leur première apparition en Europe.
Je vous ai apporté aussi, pour vous mettre à même de faire une comparaison, non seulement l'appareil que vous connaissiez il y a dix ans, mais, ce qui est encore plus intéressant, l’instrument même, tout grossier qu'il est, qui le premier permit à M. Edison d'entendre sa propre voix, et qu’il laissa de côté aussitôt qu’il eût démontré la possibilité de reproduire la voix humaine.
L’utilité du phonographe peut s'envisager sous bien des rapports : au point de vue de l'utilité pratique et commerciale, au point de vue de l'amusement ; mais il est incontestable que c'est sous le rapport de l'utilité pratique et commerciale qu’il est appelé à rendre les plus grands services.
GOURAUD.
(la Science illustrée, n° 80, 08 juin 1889)