ÉMILE DESBEAUX

 

 

LA

PHYSIQUE POPULAIRE

 

 

OUVRAGE COURONNÉ

PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

PARIS

LIBRAIRIE D'ÉDUCATION A. HATIER
33, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 33

 

 

 

PHYSIQUE POPULAIRE

 

                                                                                                                                                                                                « La Physique nouvelle est la proclamation

                                                                                                                                                                                                du Monde invisible.

« CAMILLE FLAMMARION. »

 

 

LIVRE PREMIER

 

LE PHONOGRAPHE. - LE TÉLÉPHONE. - LA TÉLÉPHONOGRAPHIE - LE TELEPHOTE.

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

LE PHONOGRAPHE

 

 

Deux heures sonnent à Paris. Au palais Bourbon, les députés entrent en séance. L'ordre du jour appelle la discussion du budget des Colonies. Les deux représentants de la Martinique vont prendre la parole.

… Transportons-nous par la pensée à travers l'Océan Atlantique. Abordons à Fort-de-France, chef-lieu de la Martinique. Nous sommes à deux mille lieues de Paris.

L'horloge de l'Hôtel du Gouvernement, à Fort-de-France, indique 9 heures 45 minutes (1). A ce moment, nous apercevons de nombreux colons qui se réunissent dans une vaste salle, où ils prennent place, et où, silencieux, ils écoutent.

(1) Les différences d'heure étant réglées par les différences de longitudes, et Fort-de-France se trouvant par 63°24' longitude ouest, quand il est deux heures à Paris il n'est encore au chef-lieu de notre colonie que 9 heures 45 minutes du matin.

Qui donc, quoi donc écoutent-ils ?

Personne, parmi eux, ne parle !

Et, cependant, une voix mystérieuse se fait entendre, voix nette et distincte, qui emplit la salle d'ondes sonores.

A cette voix succède une autre voix, tout aussi mystérieuse ; puis, soudain, cette voix est coupée par l'interruption d'une autre voix encore ; et des applaudissements, mêlés à des murmures, retentissent ; une sonnette qu'on agite - sonnette invisible - rétablit le silence.

Dans la salle où nous sommes nul n'a parlé.

Mais, chose étrange, dans l'assistance des mains ont applaudi, des lèvres ont murmuré sorte d'écho intelligent aux applaudissements et aux murmures d'origine inconnue.

Y a-t-il donc communion d'idées entre les assistants et les voix ?

Et, alors, ces voix, d'où viennent-elles et que disent-elles ?

Au fond de la salle (fig. 2), sur une tribune, se dresse un svelte appareil, haut de quarante-cinq centimètres, de forme légère, d'aspect mécanique très simple. Tous les assistants regardent cet objet mystérieux. On dirait même qu'ils l' « écoutent ». Est-ce possible ? Et serait-ce de là que sortent les voix surprenantes ?

 

 

Approchons-nous. Il n'y a pas à en douter : c'est de là ! Mais cette certitude acquise ne nous renseigne pas sur la provenance des voix. Il nous faut savoir où et par qui elles ont été émises ?

La structure de l'appareil écarte tout soupçon de fraude. Ces voix - ces voix humaines - ne sont pas celles de gens cachés sous la tribune ou dans la salle ; ces voix viennent d'autre part ; mais comment peuvent-elles arriver ici ?

Il doit exister un mode de communication avec le dehors. Que voyons-nous ? Deux fils métalliques qui aboutissent à l'appareil. L'un de ces fils se termine au pied de la tribune, en contact avec le sol. Inutile de nous en occuper.

Examinons l'autre fil, car ce ne peut être que lui qui a conduit, amené les voix dans la salle !

Si nous pouvons savoir d'où vient le fil, nous saurons d'où viennent les voix.

De l'appareil, le fil se dirige vers une salle contiguë, où il se relie à un système complexe où l'on remarque particulièrement une petite machine formée d'une boite qui sert de socle à un mécanisme délicat ; la partie principale de ce mécanisme est un cylindre de cuivre recouvert d'un manchon de cire blanchâtre ; sur le cylindre, qui est animé d'un mouvement de rotation, se déplace une pièce de cuivre argenté en forme d'une paire de grosses lunettes.

Le fil repart ensuite d'un appareil exactement semblable à celui que nous avons vu sur la tribune. Où va-t-il maintenant ? Il s'enfonce dans le mur qu'il traverse.

Suivons, remontons le chemin qu'il parcourt de l'autre côté de ce mur : d'abord il franchit une partie de la ville et touche au bureau télégraphique de Fort-de-France, puis bientôt - et cela nous cause une très grande surprise - il rejoint à Saint-Pierre le câble sous-marin.

Les voix venues jusqu'à nous auraient-elles traversé les profondeurs de l'Océan ?

Le câble s'immerge dans la mer des Antilles, passe (après l'île de Cuba) le golfe du Mexique et remonte à la pointe de la Floride où il devient ligne télégraphique terrestre, longeant la côte Est des Etats-Unis jusqu'à Cap-Cod ; ici la ligne américaine s'attache au câble français qui traverse l'Atlantique et atterrit à Brest. Rien ne nous empêche de supposer la continuité, l'identité du fil parti de la Martinique, et nous pouvons dire que nous avons suivi son trajet jusqu'en France. Que devient-il à présent ? De sous-marin il se fait aérien, et de Brest se dirige sur Paris où il pénètre dans le bureau de la direction générale des Postes et Télégraphes. Sa course est-elle finie ? Pas encore. Il repart de la rue de Grenelle, s'enfonce sous terre et apparaît bientôt... où ? au palais Bourbon, dans la Chambre des députés !

Notre but est atteint, cor nous trouvons enfin l'extrémité du fil métallique fixée dans un appareil visiblement destiné à recueillir les bruits de la salle, et placé près de la Tribune nationale. C'est là que le fil commence, c'est là qu'il prend son origine ; c'est de ce point initial qu'il s'éloigne pour accomplir son immense parcours d'environ dix mille kilomètres !

Selon le simple raisonnement, fait au début de notre recherche, nous devions - le point de départ du fil étant trouvé - connaître le point de départ des voix.

Or, le fil part de la Chambre des députés. Les voix entendues là-bas, de l'autre côté de l'Océan, au milieu des Antilles, seraient donc celles des députés français ?... Oui, le fait est certain, car la discussion du budget des Colonies continue et, dans les voix des députés qui traitent la question, nous reconnaissons les voix perçues tout à l'heure à des centaines de lieues d'ici. Et nous nous expliquons à présent les applaudissements et les murmures des colons de Fort-de-France, nous saisissons cette communion d'idées, dont l'hypothèse nous étonnait, en apprenant que les voix sont celles des représentants de la Martinique qui défendent les intérêts de la grande colonie.

Cette communication auditive « téléphonographique » imaginée aujourd'hui par nous, et dont nous avons, à dessein, écarté les complications de mécanisme, se réalisera dans un avenir très prochain.

Bientôt, dans quelque contrée qu'ils se trouvent, les Français - et, comme eux, tous les hommes de la civilisation moderne - pourront entendre, reproduire et conserver les paroles prononcées dans la mère patrie.

A ces voyageurs, à ces colonisateurs lointains, il sera donné de connaître, au moment même où ils se produiront, les débats politiques de leur pays, d'ouïr les grands discours académiques, littéraires, scientifiques ou juridiques ; et d'écouter - à des milliers de lieues de distance - l'œuvre que l'on chante à l'Opéra ou la pièce qui se joue à la Comédie-Française !

Cette possibilité semble déjà miraculeuse, mais de quel terme faudra-t-il se servir le jour où une invention puissante en germe dans le Téléphote (2), permettra de joindre, à l'audition, la vision ?

(2) Un inventeur français, M. Courtonne, a déposé à l'Académie des sciences, en 1859, un pli cacheté contenant la description d'un Téléphote, appareil permettant de voir à distance comme le Téléphone permet d'entendre.

Edison a fait annoncer, la même année, une pareille découverte qu'il tient encore secrète ; le principe du Téléphote serait trouvé, Edison en a donné l'assurance au rédacteur en chef du journal scientifique anglais « The Iron ».

Nous examinerons plus loin toutes les recherches dont le Téléphote est en ce moment l'objet et nous dirons exactement où en est le séduisant problème de la Vision à distance.

On entendra et on verra !…

La distance n'existera plus que de nom, ou, du moins, que par le manque de contact (fig. 3).

 

 

Et ces paroles de Pascal : « L'Imagination se lassera plus tôt de concevoir que la Nature de fournir » n'auront jamais reçu un témoignage plus éclatant de leur vérité profonde.

Laissons de côté l'hypothèse de la vision à grande distance pour revenir au fait réel de l'audition, et déclarons qu'il nous est scientifiquement permis de supposer la communication auditive entre la Martinique et la France, puisque, au mois de février 1889, de nombreuses personnes réunies à l'Institut Franklin de Philadelphie ont entendu, sans se déranger, sans quitter leurs places, et sans perdre une syllabe ou une note, des paroles prononcées et des airs chantés à New York, c'est-à-dire à une distance de 165 kilomètres.

Si pareil résultat a été obtenu hier, que n'obtiendra-t-on pas demain ?

Cherchons par quels moyens de telles choses peuvent s'accomplir. Comment la voix humaine pourra-t-elle, et, déjà, a-t-elle pu être dirigée, conduite, amenée à des distances si éloignées de son point d'émission ?

Comment les Français de la Martinique entendront-ils leurs députés parlant en plein Paris ?

Comment les habitants de Philadelphie ont-ils pu entendre les voix des habitants de New York ?

Comment, enfin, ces voix, ces paroles pourront-elles être gardées, retenues, devenant aussi durables que des écrits, et pourront-elles être réentendues autant de fois qu'il sera nécessaire ?

Ce n'est point dans la Téléphonie seule que réside la solution de ces difficiles problèmes, mais dans la Téléphonographie.

Il importe de distinguer ces deux procédés.

La Téléphonie (3) transmet la voix, mais elle ne la garde pas.

(3) Le mot est formé de deux mots grecs (télé) loin, et (phônè) voix : procédé qui transmet la voix au loin.

La Téléphonographie (4), non seulement transmet la voix, mais encore elle la conserve, et lui permet d'être reproduite, à volonté, indéfiniment.

(4) Le mot est formé de trois mots grecs (télé), (phônè) et (graphê) j'écris : procédé qui écrit la voix au loin.

La différence est grande et tout en faveur de cet art nouveau.

Par la Téléphonographie, la voix ne semble pas arriver d'un point éloigné ; ce n'est plus la voix qu'on entend à l'aide d'un téléphone : la voix est là, où vous êtes ; elle sort de l'appareil qui est devant vous. C'est comme si vous ouvriez une boite où des paroles auraient été enfermées.

Ce ne sont plus, en effet, deux personnes qui se parlent, mais deux machines, dont l'une reproduit à grande distance tous les mouvements de l'autre.

Ces deux machines merveilleuses, ce sont des Phonographes.

Et l'appareil qui les unit, c'est un Téléphone.

Nous allons les décrire.

 

 

Parmi les prodigieuses richesses scientifiques, industrielles et artistiques accumulées dans l'admirable Exposition universelle de 1889, un petit appareil, venu d'Amérique, exerçait sur la foule des visiteurs une attraction considérable.

C'était au milieu de la galerie des machines, dans un espace réservé aux exposants électriciens, que les visiteurs, après avoir longtemps attendu leur tour, parvenaient à s'approcher de l'objet à sensation.

On se trouvait alors devant une table sur laquelle reposait une petite boite d'acajou, munie et surmontée d'un mécanisme d'une délicatesse appréciable à première vue. En un point de ce mécanisme s'adaptait un long tuyau de caoutchouc qui se divisait en plusieurs autres tuyaux (quatre, cinq ou six). Chacun de ces tuyaux se terminait par deux courtes branches où étaient insérés deux petits tubes de baleine. Un employé présentait aux quatre, cinq ou six personnes qui défilaient à la fois devant l'appareil un des tubes de caoutchouc. On s'introduisait dans chaque oreille les extrémités arrondies des petits tubes de baleine et - aussitôt - on entendait une voix qui vous parlait, et on l'entendait, cette voix, si nette, si vibrante, elle vous semblait si proche, qu'on était tenté de retirer les tubes de ses oreilles afin de s'assurer qu'on n'était pas dupe de quelque effet de ventriloquie. A d'autres appareils semblables, ce n'était plus des paroles qu'on percevait, c'était la musique d'un orchestre, le son d'un piano ou d'un violon, un air sifflé. Et l'étonnement redoublait quand on apprenait que ces mots, ces mélodies, ces airs avaient été prononcés, joués, sifflés, il y avait plusieurs semaines ou plusieurs mois, en Amérique, aux États-Unis.

Cet appareil extraordinaire était le Phonographe de Thomas Alva Edison (fig. 4).

 

 

L'invention du Phonographe (5) marquera dans la Physique une date d'importance capitale.

(5) Le mot est formé de deux mots grecs (phônè) voix, et (graphê) j’écris : appareil qui écrit la voix.

Ce qui paraissait insaisissable a été fixé : après la lumière, le son.

Après le français Daguerre qui fixa en quelque sorte, par l'invention de la photographie, les vibrations lumineuses, voici l'américain Edison qui fixe et reproduit les vibrations sonores.

Désormais nous avons le pouvoir d'arrêter au passage ces vibrations sonores, de les rendre indélébiles, et de les reproduire quand nous voudrons, autant de fois que nous voudrons.

Le XVe siècle avait trouvé l'impression de l'écriture. Le XIXe siècle a trouvé l'impression de la parole.

C'est grâce à cette découverte que pourra se réaliser notre hypothèse de communication auditive « téléphonographique » entre la France et ses colonies les plus éloignées. C'est grâce à elle que les peuples s'entendront, au moins physiquement d'abord, et – peut-être – par la suite, moralement !

La vie d'Edison, dont nous retrouverons le nom dans la plupart des grandes découvertes de la Physique moderne, est un curieux exemple de force, de travail et de réussite obtenue par une extraordinaire persévérance.

Thomas Alva Edison, d'une famille d'origine hollandaise, est né aux Etats-Unis, dans la petite ville de Milan (comté d'Erié, état de l'Ohio), le 11 février 1847. La figure est restée jeune sous des cheveux grisonnants ; le front, pas très haut, est travaillé par les rides de l'attention et de la recherche ; entre les sourcils, le pli perpendiculaire, que Lavater considérait comme un signe de vaste intelligence, est fortement marqué ; le nez droit se termine par des narines saillantes ; la face, entièrement rasée, est éclairée par des yeux bleus, profonds. L'aspect général est délicat, surtout timide ; il s'en dégage une impression de grande douceur presque féminine.

Edison n'a jamais eu d'autre professeur que sa mère, originaire du Massachusetts, qui, semblable à beaucoup de femmes américaines, avait dirigé une école primaire avant de se marier. « Cette instruction donnée au petit foyer paternel, a-t-il dit lui-même, valait au centuple la plus complète que j'aurais pu recevoir à l'école. » Son père, tailleur d'habits, n'était pas riche. Aussi Edison entra-t-i1, à douze ans, au service des chemins de fer du Grand-Trunk, en qualité de train-boy « garçon de train ». Pendant le parcours entre Port-Huron et Détroit, il vendait aux voyageurs des journaux, des cigares et des fruits (fig. 5).

 

 

Tout train-boy qu'il était, il avait pris un abonnement à la bibliothèque circulante de Détroit et il en lut tous les volumes sans exception « quoi qu'ils formassent, dit-il, un rayon de quinze pieds et quelques pouces de longueur ». Parmi ces livres figuraient les Principes, de Newton.

Edison imagina bientôt de se procurer des caractères d'imprimerie et de rédiger et de composer pendant la marche du train un bulletin contenant le sommaire de ses journaux. Ce bulletin, alimenté aux stations principales par des dépêches télégraphiques, devint une véritable gazette que tous les voyageurs achetaient. Le jeune journaliste avait installé sa petite presse à bras dans un compartiment d'un wagon-fumoir en mauvais état. Ce vieux wagon-imprimerie devint aussi wagon-laboratoire, et, dans ce laboratoire, Edison se livra passionnément à des expériences de physique et de chimie.

Un jour, une secousse fit tomber une bouteille contenant du phosphore. Le wagon prit feu. Le train s'arrêta. Et le conducteur, furieux, jeta sur la voie le matériel de l'imprimerie et du laboratoire ainsi que l'imprimeur-physicien qui dut se résigner à voir le train repartir sans lui (fig. 7).

 

 

Cet incident mit fin à sa carrière de « garçon de train ». Il alla à Port-Huron fonder un autre journal intitulé Paul Pry (Paul l'Indiscret), mais il continuait ses expériences de physique, et, ayant pu, grâce à l'obligeance d'un chef de gare, étudier la télégraphie, il devint, au bout de quelques mois, un très habile télégraphiste et apporta à l'appareil transmetteur des modifications qui attirèrent l'attention des électriciens. Il avait, à cette époque, quinze ans à peine. Dès lors il fut attaché au service télégraphique de Port-Huronet ensuite à celui de Strafford, d'Adrian, d'Indianapolis et de Boston.

En 1870, il se rendit à New York. Il avait déjà fait breveter un répétiteur, un imprimeur automatique et un système de télégraphie duplex, et il se trouvait absolument sans ressources, manquant de linge et souffrant de la faim. Sa situation était infiniment plus précaire qu'à l'époque où il vendait ses journaux sur le chemin de fer du Grand-Trunk.

Pendant plusieurs semaines il chercha en vain un emploi chez des constructeurs d'appareils de physique et dans les agences télégraphiques de New York. Il sortait d'un de ces établissements où ses offres de service avaient été repoussées lorsque, sur le seuil de la porte, il fut rappelé. On lui montra un appareil breveté qui enregistrait les cours du marché de l'or et qui, après avoir rendu de grands services, s'était dérangé. Or, ni l'inventeur de l'appareil, M. Georges Laws, ni les constructeurs, ni les électriciens n'avaient pu indiquer la cause du dérangement. Le directeur de l'Agence demanda à Edison, avec un sourire sceptique, s'il pourrait découvrir cette cause. Edison examina l'instrument, pendant quelques minutes, et, séance tenante, le remit en état.

Cette victoire le fit engager à l'instant par l'Agence. Les bonheurs n'arrivent jamais seuls, et bientôt la Compagnie Western-Union, qui venait d'entreprendre des expériences avec le système de télégraphie duplex d'Edison, achetait à celui-ci le droit d'appliquer le système, moyennant une rente annuelle de 6000 dollars (30000 francs).

A partir de cette époque la fortune et la célébrité d'Edison n'ont fait que grandir. Pendant plusieurs années il resta attaché en qualité d'ingénieur électricien à deux grandes compagnies, la Western-Union et la Gold and Stock Company, qui, lui donnant en commun des appointements fixes considérables, avaient le droit d'acquérir à des prix convenus à l'avance, tous ses perfectionnements télégraphiques.

Sur la ligne de New York à Philadelphie, à trente kilomètres environ de New York, auprès du petit village d'Orange (État de New Jersey), on aperçoit à travers les arbres une masse de bâtisses surmontées de hautes cheminées. C'est le grand laboratoire modèle qu'Edison se fit construire en 1876.

Dans ce laboratoire de Llewellyn-Park, Edison a réuni l'outillage le plus perfectionné, les instruments de physique et de chimie sortant des meilleures fabriques d'Europe et d'Amérique, les appareils les plus rares et les machines les plus puissantes. Tout y est disposé de façon que, dés qu'une idée nouvelle est conçue, on puisse trouver les éléments nécessaires pour la réaliser.

Il y a là une collection d'outils de toute espèce qui permettent de travailler instantanément toutes les substances naturelles et artificielles connues - et toutes ces substances qui, selon l'axiome favori d'Edison, « possèdent une intelligence proportionnée à leurs besoins » sont rassemblées à Llewellyn-Park.

On conçoit la facilité, la rapidité, la sûreté dont les recherches scientifiques profitent en ce laboratoire, où l'on peut à volonté fabriquer soit une montre, soit une locomotive.

Les frais d'établissement ont atteint dix millions ; les expériences qui s'y font d'un bout de l'année à l'autre coûtent en moyenne 30000 francs par mois ; et l'on peut dire que ce laboratoire est le plus complet et le plus cher du monde entier (6).

(6) A l'Exposition Universelle de 1889 on voyait, dans l'exposition particulière d'Edison, un tableau assez naïvement peint à l'huile qui représentait ce laboratoire et qu'accompagnait cette légende ici textuellement reproduite : « Le nouveau laboratoire Llewellyn-Parck (New-Jersey) réservé pour les "experiments" scientifiques ; le plus "complète" et cher laboratoire du "mond entière". » (La prononciation américaine est : Lioullynn Pârk).

C'est là qu'Edison a fait ses plus remarquables travaux. Pour le seconder il a appelé auprès de lui des spécialistes habiles : physiciens, constructeurs, chimistes, mathématiciens. Ces nombreux collaborateurs forment un véritable syndicat scientifique et financier qui participe aux bénéfices de l'établissement. Ses ouvriers, et il en a plusieurs centaines, reçoivent une part dans le produit net de toute invention spéciale à laquelle ils ont collaboré.

Les qualités maîtresses d'Edison sont une mémoire prodigieuse et une incroyable force de résistance au travail. On l'a vu suivre une idée cinq et six jours de suite sans dormir, presque sans manger, faisant exécuter coup sur coup dix, douze modèles successifs pour les rejeter aussitôt et les modifier, les perfectionner sans relâche jusqu'à ce qu'il soit satisfait.

La plupart des inventeurs vont du connu à l'inconnu. Étant donné les propriétés d'une substance, ils en cherchent les applications et s'efforcent à les réaliser. « Edison procède, dit M. Philippe Daryl, presque toujours inversement. Étant donné un but à atteindre, un rêve à réaliser, il cherche la substance dotée des propriétés requises, pique une tète dans le cosmos et ramène à la surface la perle demandée. Le cosmos est ici une figure : en l'espèce, il s'agit d'énormes registres formant une collection de trente à quarante in-folio, où sont consignés par le maître et ses aides tous les phénomènes, toutes les observations qui leur semblent dignes de cet honneur. Par exemple, ils constatent qu'après six semaines de séjour dans une certaine huile, l'ivoire devient transparent ou malléable ; qu'un globule de mercure en suspension dans l'eau prend telle ou telle forme sous l'action du courant électrique. Cela est noté. On n'en voit pas l'utilité immédiate ; mais cette utilité pourra se manifester un jour ou l'autre. Et petit à petit se forme ainsi, un prodigieux répertoire de faits. »

Une des sœurs d'Edison raconte qu'à l'âge de six ans on le cherchait partout sans pouvoir le trouver. On finit par le dénicher dans le poulailler en train de couver des œufs. Il avait observé comment les poules s'y prenaient et les imitait, découvrant ainsi l'incubation artificielle. C'était sa première découverte, elle devait être suivie de quelques autres : aujourd'hui Edison a pris plus de trois cents brevets d'invention.

Néanmoins on pourrait dire de Thomas A. Edison que c'est plus un assimilateur de génie qu'un créateur, plus un metteur en œuvre d'une rare habileté qu'un inventeur ; car, en y regardant de près, on verra qu'il n'est probablement aucune de ses découvertes qui n'eût été pressentie et même devancée. Mais, sans lui, ces découvertes fussent longtemps, sans doute, demeurées à l'état embryonnaire eu théorique, silencieusement classées dans les archives des Académies, et, protégées, en un repos indéfini, par le dédain ou, simplement, par l'indifférence.

Doué de l'esprit pratique de sa nation, Edison a su comprendre et apprécier les idées de ses précurseurs, et son audace intelligente lui a permis de les réaliser. A ce titre, il justifie sa renommée.

On a souvent constaté que le hasard jouait un rôle important dans les grandes découvertes et que la plupart des hommes qui ont illustré leur nom par des inventions remarquables ont trouvé ce qu'ils ne cherchaient pas.

Au rôle du hasard il est juste d'opposer les qualités individuelles ; si en poursuivant une idée, ces hommes en ont saisi une autre, c'est grâce à leur esprit toujours en éveil, à leur imagination ardente, à leur mémoire chargée de documents, enfin à leur savoir qui leur a permis de tirer d'un « rien » des conséquences énormes. Un million d'autres hommes seraient passés à côté de ce « rien » sans même s'en apercevoir.

Le 31 juillet 1877, Edison prenait un brevet pour un enregistreur destiné à recevoir l'empreinte des dépêches transmise par l'appareil Morse, venant d'une certaine ligne, et à les transmettre ensuite, automatiquement, sur une autre ligne. L'appareil télégraphique Morse, au lieu d'imprimer directement les lettres de l'alphabet au bureau d'arrivée, les remplace par des lignes formées de traits d'inégale longueur.

L'enregistreur cylindrique d'Edison porte une rainure peu profonde en pas de vis ; un stylet rigide est chargé de suivre cette rainure ; mais, entre le stylet et le cylindre se trouve, enroulée, une feuille de papier. On conçoit que le papier étant mollement soutenu en face de la rainure reçoive en creux les traits et les points qui constituent l'alphabet Morse. Veut-on reproduire les signaux ? On prend la feuille de papier et on la place sous un autre stylet communiquant avec un petit appareil appelé interrupteur électrique. Tant que le stylet ne rencontre pas d'empreinte, le courant électrique passe, mais dès qu'il rencontre un creux il s'enfonce et le courant ne passe plus. Les fermetures et les ouvertures successives du courant, qui ont la durée respective des signaux originaux, se transmettent au bout de la ligne télégraphique, et la dépêche peut être ainsi reproduite à plusieurs exemplaires par des moyens purement mécaniques.

Un jour, par jeu, et aussi pour mettre à l'épreuve l'habileté des télégraphistes, pour voir avec quelle rapidité ils pourraient recevoir et lire une dépêche, Edison fit marcher l'appareil à une grande vitesse. Aussitôt que cette vitesse devint trop considérable pour qu'il fût possible de distinguer les signaux Morse, Edison observa que l'appareil rendait un son musical variable avec les signaux inscrits.

L'infatigable chercheur pensa sur-le-champ à substituer aux signaux un tracé représentant la parole articulée. En une heure il remplaça l'appareil télégraphique d'enregistrement par un diaphragme, c'est-à-dire par une cloison de papier huilé, paraffiné, et la feuille de papier par une feuille d'étain. Puis il se mit à parler au-dessus du diaphragme, en faisant tourner le cylindre enregistreur. Le stylet fixé sous le diaphragme, et, conséquemment, solidaire des mouvements de ce diaphragme, s'enfonça dans la feuille d'étain, et dessina des ondulations. La représentation graphique des sons était obtenue. Il s'agissait de la reproduire. Edison enleva le premier diaphragme et en mit un second muni d'une aiguille fine et souple. Le cylindre fut de nouveau tourné et l'aiguille, retrouvant sur la feuille d'étain les creux et les reliefs dessinés par le stylet, transmit au diaphragme des vibrations, des sons.

La machine balbutiait. Le Phonographe venait de naître (7).

(7) Ce premier phonographe est actuellement au musée de South Kensington. Les journaux américains ont aussi raconté qu'Edison, au cours d'expériences téléphoniques, fut piqué au doigt par le stylet d'un diaphragme, agité par la voix, et assez fortement pour que le sang en jaillit. De cet accident sans importance Edison conclut que les vibrations du diaphragme étaient assez puissantes pour produire, sur une surface flexible, des gaufrages capables de représenter les inflexions des ondes provoquées par la voix et assez caractérisés pour permettre la reproduction mécanique des vibrations et, par suite, de la parole.

Le Phonographe étonne ceux qui le comprennent autant, et plus peut-être, que ceux qui ne le comprennent pas.

Pour comprendre le Phonographe il faut posséder quelques notions d'Acoustique (8), il faut savoir ce que c'est que le Son.

(8) L'Acoustique du mot grec (acoueïnentendre, est la science qui traite de la formation, des propriétés et de la propagation du son.

La nature du Son est depuis longtemps connue : c'est un état vibratoire de la matière.

Une vibration est un mouvement rapide de va-et-vient. La vibration d'un corps se compose des vibrations de toutes les molécules dont ce corps est formé. Par un choc, par un frottement, ces molécules sont-elles dérangées, de leur position d'équilibre, elles cherchent aussitôt à reprendre cette position en exécutant une série d'allées et de venues : elles vibrent.

Une vibration complète ou double se compose de l'allée et de la venue. On nomme vibration simple une allée ou une venue.

Les vibrations des corps sont souvent faciles à constater. Un simple fil de chanvre (fig. 8) tendu par les deux bouts et pincé au milieu, une lame de cuivre encastrée par un de ses côtés et frappée sur l'autre côté ou frottée avec un archet, prennent un mouvement de va et vient visibles à l'œil nu. Un coup sec donné sur un verre de cristal dérange l'équilibre des molécules de ce cristal et par conséquent les met en vibration ; en approchant l'ongle du verre (fig. 9) on sent une succession rapide de petits chocs. Après avoir - à l'aide du fil de chanvre et de la lame de cuivre - vu les vibrations, on peut dire - avec le verre - qu'on les touche du doigt.

 

 

 

 

Comment ces vibrations, visibles et tangibles, deviennent-elles perceptibles à notre oreille ?

Grâce à l'air qui de toutes parts nous enveloppe.

Il y a plus de 1800 ans que Sénèque le philosophe écrivait dans ses Questions naturelles : « Qu'est-ce que le son de la voix sinon l'ébranlement de l'air par le choc de la langue ? Quel chant pourrait se faire entendre sans l'élasticité du fluide aérien ? Le bruit des cors, des trompettes, des orgues hydrauliques ne s'explique-t-il pas par la même force élastique de l'air ? »

Pour que cette vérité fût prouvée, il fallut seize siècles ! Il fallut qu'Otto de Guéricke inventât la Machine Pneumatique.

La machine pneumatique est un appareil qui permet de faire le vide, c'est-à-dire de retirer l'air contenu dans un espace clos.

Si l'on place (fig. 10) sous une cloche de verre un timbre métallique que frappe un marteau mis en mouvement par un mécanisme d'horlogerie, et si, à l'aide de la machine pneumatique on retire l'air contenu dans la cloche, on remarque que le son du timbre s'affaiblit à mesure que l'air se raréfie. Quand le vide est fait on voit avec étonnement le marteau continuant à frapper et on n'entend plus les coups (9) ! Cette expérience démontre que, sans air, il n'y a ni son, ni bruit quelconque.

(9) La caisse du timbre repose sur un feutre épais dont l'emploi a pour but d'éteindre les vibrations qui le frappent ; de cette manière, il n'y a plus à craindre la transmission du son par le plateau-support de la machine pneumatique.

 

 

Cela ne nous explique pas encore comment les vibrations se traduisent en sons ?

En répandant sur une lame de verre du sable fin, selon les expériences de Chladni (10), et en faisant glisser un archet le long d'un des bords de la lame (fig. 11), il se produit des vibrations ; on voit alors les grains de sable s'agiter, sauter en l'air, avec d'autant plus de force que les vibrations sont plus intenses. On remarquera même que le sable est chassé de certains endroits tandis qu'il s'amoncelle sur d'autres ; les lignes où le sable s'amasse sont des parties où le mouvement est nul, car, lorsqu'un corps vibre, il se divise généralement en un certain nombre de parties dont chacune est animée de vibrations qui lui sont propres ; entre ces parties vibrantes il existe des points ou des lignes qui restent fixes - sortes de charnières autour desquelles vibrent en sens opposé les deux portions contiguës du corps ; - on les appelle nœuds ou lignes nodales ; les parties vibrantes d'où le sable est chassé se nomment ventres de vibration ; on peut obtenir un grand nombre de dessins (fig. 12) variés de lignes nodales avec la même plaque, selon la manière dont on la met en vibration et selon qu'on détermine un nœud en posant le doigt sur un point différent, mais le même dessin correspond toujours au même son (11).

(10) Frédéric Chladni, physicien allemand, né en 1756, mort en 1827.

(11) On a étudié non seulement les disques rectangulaires à bords libres mais aussi les disques circulaires. Lorsque ceux-ci sont à bords libres les lignes nodales ou figures de Chladni, dessinées par les grains de sable dont on recouvre les lignes, sont formées de circonférences concentriques au disque et de diamètres de ce disque. Chacun d'eux donne seulement une série de sons, harmoniques les uns des autres, c'est-à-dire que, pendant que le plus grave, le plus bas, fait une vibration, les autres en font un nombre exactement entier. Lorsque le disque est fixé en certains points de ses bords, les lignes nodales se festonnent ainsi que l'a observé Wertheim (fig. 13). A mesure qu'on encastre davantage la plaque, celle-ci est de plus en plus gênée dans ses mouvements propres et devient de plus en plus apte à rendre tous les sons. Ce fait important nous fait comprendre pourquoi les disques qui doivent vibrer sous l'influence de tous les sons (disques des phonographes et des téléphones ordinaires) doivent être immobilisés sur leur pourtour.

Toutefois, même dans ces conditions, ainsi que l'a remarqué M. Mercadier, le disque conserve encore une légère préférence pour quelques sons auxquels il témoigne sa sympathie, en vibrant avec une plus grande amplitude sous leur influence que sous celle des sons qui les accompagnent.

 

 

 

 

 

 

Nous venons de voir que les vibrations de la plaque se communiquent au sable ; or, elles se communiquent de la même façon à la couche d'air qui est en contact avec la surface de la plaque ; cette couche d'air transmet ses vibrations à la couche d'air suivante ; les vibrations se communiquent de proche en proche aux couches d'air voisines et se propagent ainsi jusqu'au moment où elles atteignent la couche d'air qui se trouve en contact avec notre oreille.

Il est nécessaire, pour bien comprendre ce qui va maintenant se passer, de connaître la structure de l'Appareil Auditif.

L'Appareil Auditif (fig. 14) est divisé en trois régions : l'oreille externe, l'oreille moyenne, l'oreille interne.

 

 

L'oreille externe se compose du Pavillon O de l'oreille et du Conduit auditif A qui aboutit à la membrane du Tympan (12).

(12) Tympan, du mot grec (tumpanon) signifiant « tambour ».

L'oreille moyenne, que l'on peut comparer à un tambour véritable, s'appelle Caisse du Tympan. Cette caisse est limitée d'un côté par la membrane du tympan T, et de l'autre côté par une paroi osseuse P où nous trouvons deux ouvertures nommées la Fenêtre Ovale o et la Fenêtre Ronde r ; ces deux fenêtres sont closes par des membranes très minces.

A la partie inférieure de la caisse se trouve l'embouchure de la Trompe d'Eustache E, conduit étroit qui vient aboutir dans l'arrière-gorge et qui établit ainsi une communication entre l'intérieur de la Caisse et l'air extérieur. Enfin cette Caisse, cette cavité, est traversée par une chaîne de trois osselets (fig. 15), le Marteau M, l'Enclume C, l’Étrier E ; des muscles fixés à ces trois osselets leur impriment des mouvements par suite desquels ils pressent plus ou moins fortement, soit sur la membrane du tympan par le marteau, soit sur la membrane de la fenêtre ovale, par la base de l'étrier, et règlent ainsi la sensibilité de ces membranes selon l'intensité ou la faiblesse des vibrations.

 

 

L'oreille interne qui, de même que l'oreille moyenne, est renfermée tout entière dans les parties dures de l'os temporal, se compose de trois cavités communiquant entre elles et qu'on nomme le Vestibule V, les Canaux semi-circulaires B et le Limaçon L.

Tandis que l'oreille moyenne (la Caisse) est remplie d'air, l'oreille interne est remplie d'un liquide où viennent plonger des milliers de petites fibres par lesquelles se termine un nerf parti du cerveau, et qui est le Nerf Acoustique X.

Pour que le cerveau ressente les vibrations, il faut donc que ces vibrations parviennent jusqu'à l'oreille interne, et que, sous leur influence, le liquide qui baigne les terminaisons du nerf acoustique entre lui-même en vibration.

Si nous voulons nous rendre compte du mécanisme de l'audition, nous devons suivre la marche des vibrations à travers les diverses parties de l'appareil auditif, qui se trouvent interposées entre l'air extérieur et le nerf acoustique.

Nous avons laissé les vibrations de la plaque de verre, prise comme exemple, à l'instant où elles atteignaient la couche d'air en contact avec notre oreille. A présent nous pouvons suivre le chemin qu'elles vont parcourir.

La couche d'air, en contact avec le pavillon de l'oreille, transmet les vibrations reçues aux couches d'air successives qui se trouvent dans le conduit auditif ; au fond de ce conduit, les vibrations se heurtent au Tympan, et cette membrane, bien tendue, très élastique, se met à vibrer.

Grâce à l'air qui emplit la Caisse et la chaîne d'osselets qui traversent cette Caisse, la membrane du tympan communique les vibrations aux membranes de la fenêtre ronde et de la fenêtre ovale. Ces deux autres tympans entrent en vibration, à leur tour, et transmettent ces vibrations au liquide contenu dans l'oreille interne.

Les vibrations de durée différente qui viennent simultanément animer ce liquide ébranlent chacune une fibre particulière d'une membrane dénommée membrane Basilaire placée dans le limaçon.

L'expérience montre que si l'on fait entendre divers sons musicaux en présence d'un instrument à cordes, harpe, piano, etc., ces cordes se mettent respectivement à vibrer chaque fois que se produisent les notes qui leur sont propres. Ainsi la corde qui donne le laentre en vibration si l'on émet à distance, à l'aide d'un instrument quelconque, ce même la3.

Les fibres de la membrane basilaire joueraient le rôle des cordes de la harpe.

Cela expliquerait comment l'oreille a la faculté de démêler le chaos des sons qui lui parviennent et de reconnaître leur individualité.

Les fibres de la membrane basilaire B, B (fig. 16) font participer à leurs mouvements vibratoires, les fibres de Corti C, C. Celles-ci, dressées en forme d'arcs sur la membrane basilaire, communiquent les vibrations aux multiples cellules nerveuses et aux terminaisons du nerf acoustique qui, en dernier lieu, les transmet au Cerveau.

 

 

Les vibrations de la plaque de verre sont donc arrivées à leur but.

De même que nous avons touché du doigt les vibrations du verre de cristal, nous venons de toucher de notre oreille les vibrations de la plaque de verre.

Et ce genre de toucher, ce mode de tact de l'oreille, s'appelle l'Audition (13).

(13) Les sens de l'Ouïe, de la Vue, de l'Odorat et du Goût ne sont que des modifications perfectionnées du sens du Toucher.

La vibration touchée par l'oreille se nomme le Son.

Nous savons donc maintenant ce que c'est que le son ; quand nous aurons vu par quel artifice on parvient à fixer, à enregistrer le son, nous pourrons aisément comprendre le fonctionnement et les organes du Phonographe.

Prenons un corps vibrant et forçons-le à enregistrer lui-même le son qu'il produit ; forçons-le à écrire le nombre, la grandeur, l'intensité de ses vibrations.

Le moyen est fort simple : imaginez une tige vibrante fiée par une de ses extrémités et portant à l'autre extrémité une légère barbe de plume qui appuie faiblement sur une lame de verre enduite de noir de fumée. Si la lame est immobile, la barbe de plume fixée à la tige qui vibre, enlèvera à chacune des vibrations de la tige, à chacune de ses allées et venues, un peu de noir de fumée ; et elle l’enlèvera suivant une petite ligne droite qu'elle décrira périodiquement dans ce cas les vibrations seront enregistrées sur la lame, mais elles ne seront pas séparées, elles ne seront pas lisibles séparément, elles se confondront.

Si la lame se déplace, les divers points touchés par la barbe de plume aux époques successives de la course se trouveront dans des régions différentes de la lame ; alors les vibrations seront bien séparées, nettement enregistrées. La tige aura écrit, avec la plume sur la lame enfumée, ses propres vibrations, ses propres sons.

Si l’inscription devait durer quelques minutes l'emploi d'une courte lame de verre serait incommode, aussi lui substitue-t-on un enregistreur cylindrique (fig. 19) : un papier enfumé est enroulé sur un cylindre porté par une vis qui s'engage dans un écrou fixe. En faisant tourner la manivelle adaptée à la vis, le cylindre reçoit un double mouvement de rotation autour de son axe et de translation parallèlement à son axe. Par tour, la translation est égale au pas de la vis. Une tige métallique, solidement fixée par un de ses bouts, porte à l'autre bout une pointe fine, un style, qui vient effleurer la surface du cylindre. Si l'on fait tourner le cylindre sans faire vibrer la tige le style trace en blanc sur le fond noir une hélice régulière ; mais dés qu'on fait vibrer la tige au moyen, par exemple, d'un archet, l'hélice devient sinueuse ; chaque sinuosité, telle que A B C (fig. 18) représente une vibration simple et A B C D E représente une vibration double ; B F est le plus grand écart que prend la tige vibrante, c'est ce qu'on nomme la demi-amplitude de la vibration ; la durée de l'inscription de la vibration double s'appelle la Période de la vibration enregistrée (14).

(14) Période du grec (péri) et (odos) chemin, signifiant circuit, contour, puis cours, révolution d'un astre, époque, période. Tout phénomène qui se reproduit identiquement à lui-même, dans le même temps, est un phénomène « périodique ».

La notion de Périodicité est fondamentale dans la science ; presque tous les phénomènes naturels sont, en effet, périodiques et ce sont eux qui rendent possible la connaissance du Temps. L' « Année » est la période du mouvement de la Terre autour du Soleil, c'est-à-dire le temps que la Terre emploie à faire son voyage autour du Soleil. Le « Jour » est la période du mouvement de la Terre sur elle-même ; un « Jour » vaut 24 heures ou 1 440 minutes ou 86 400 secondes. Le « Mois » est la période du mouvement de la Lune autour de la Terre ; il vaut environ 30 Jours.

La ligne idéale ou ligne des Pôles, autour de laquelle la Terre effectue son tour quotidien, se déplace aussi, mais lentement, et met 25 765 ans à reprendre une position donnée. (Camille FLAMMARION, Astronomie populaire.) Ces exemples suffisent à montrer l'importance de la notion de Période et la valeur infinie des valeurs qu'elle peut prendre.

Ce n'est plus par années, par mois ou par jours qu'il faut compter la période des mouvements sonores, mais par fraction de seconde. Ainsi le diapason La3 qui fait 435 vibrations par seconde et sert à établir l'accord entre les divers instruments d'un orchestre, ferait, s'il vibrait pendant un jour, 36 millions 784 mille vibrations. Dans le même temps, le son le plus aigu que notre oreille peut percevoir (38000 vibrations par seconde) correspondrait à 3 milliards 280 millions 200 mille vibrations ; et le son le plus grave (16 vibrations par seconde) correspondrait seulement à 1 million 382 mille 400 vibrations.

Au delà et en deçà, l'oreille devient insensible de telle sorte que, si l'homme était tout à coup transporté dans une planète où les mouvements vibratoires seraient tous de période plus petite que la 38 000me partie d'une seconde ou de période plus grande que la 16me partie d’une seconde, il éprouverait la sensation du silence absolu.

Nous verrons que les mouvements qui causent les impressions lumineuses ou certains phénomènes électriques ont des périodes plus courtes encore : ainsi la couleur violette se produit lorsque les molécules de l'Éther - ce milieu hypothétique sans lequel on ne concevrait pas la possibilité du plus grand nombre des phénomènes physiques - font 728 trillions de vibrations en une seconde ; pour la couleur jaune 559 trillions suffisent, et la couleur rouge n'exige que 497 trillions de vibrations. (JAMIN et BOUTY, Optique physique, 1887.) La grandeur de ces nombres et la petitesse de ces périodes confondent l'esprit.

L'étude, un peu abstraite, des vibrations sonores est donc extrêmement féconde puisqu'en même temps qu'elle pénètre le mécanisme des mouvements moléculaires de la matière, elle nous permettra de comprendre par analogie les autres grands phénomènes physiques.

 

 

 

 

La tige vibrante a donc écrit, enregistré, elle-même, ses vibrations ; mais elle l'a fait directement, sans l'intermédiaire de l'air, par son propre contact avec le papier noirci de fumée.

Comment pourra-t-on inscrire des vibrations, non plus communiquées cette fois par contact direct, mais transmises par l'intermédiaire de l'air ?

Nous avons vu qu'Edison en expérimentant son enregistreur cylindrique avait résolu le problème puisqu'en parlant au-dessus d'un diaphragme de papier il avait obtenu une représentation graphique, - c'est-à-dire dessinée, écrite, - des sons.

Mais bien avant Edison - car c'était en 1857 - un typographe français, Léon Scott de Martinville, avait donné la solution de ce problème en inventant un appareil qu'il nomma Phonautographe, c'est-à-dire « la voix s'écrivant elle-même ».

Phonautographe ! Phonographe !… La similitude ne réside pas seulement dans les noms, car M. Violle (15) constate qu'Edison n'eut qu'à modifier légèrement l'instrument de Scott pour en faire le Phonographe, et MM. Jamin et Bouty (16) écrivent qu'Edison est parvenu à reproduire la parole par une disposition très analogue à celle du Phonautographe de Scott.

(15) Violle. Acoustique, chap. Ier.

(16) Cours de Physique de l'École Polytechnique, tome III.

En 1861, Léon Scott, qui s'occupait sans cesse du perfectionnement de son appareil, fit une nouvelle communication à l'Académie des Sciences ; malheureusement, sans fortune, sans appuis, il fut obligé de laisser tomber son brevet dans le domaine public et il mourut en laissant sa femme, nièce du phrénologue Gall, et ses enfants, dans la misère.

Mais il vécut assez pour entendre, le pauvre inventeur français ! les acclamations dont on salua en 1878 le phonographe américain, et il eut le temps d'écrire une brochure où il essayait de revendiquer modestement ses droits.

Pour obtenir l'inscription des sons, des vibrations transmises par l'air, Léon Scott eut l'idée d'employer des membranes. Le Phonautographe (fig. 17) se compose d'un grand cornet parabolique P au fond duquel est tendue une membrane M. A la face extérieure de cette membrane est fixée avec de la cire un style S très léger composé d'une soie de sanglier, formant ressort, et d'une barbe de plume qui vient effleurer le papier enfumé d'un enregistreur cylindrique E.

 

 

Si l'on fait vibrer un corps, si l'on parle devant l'embouchure du cornet, les vibrations se propagent dans l'air qui emplit le cornet jusqu'à l'endroit où elles se heurtent à la membrane ; celle-ci se met alors à vibrer, et elle vibre en même temps que le style fixé à sa face extérieure. Ce style écrit alors sur le papier de l'enregistreur mis en rotation soit à la main par la manivelle A, soit par un moteur à poids B, les vibrations venues jusqu'à lui.

Nous avons trouvé à la Bibliothèque Nationale, dans quelques feuillets ne portant pas de titre, la « communication faite par Édouard Léon Scott le 28 octobre 1857 à la Société d'encouragement ». Voici un extrait de ce discours qui révèle un esprit tout à fait distingué :

 

« Messieurs, je viens vous annoncer une bonne nouvelle. Le son, aussi bien que la lumière, fournit à distance une image durable ; la voix humaine s'écrit elle-même (dans la langue propre à l'acoustique, bien entendu) sur une couche sensible ; à la suite de longs efforts je suis parvenu à recueillir le tracé de presque tous les mouvements de l'air qui constituent soit des sons, soit des bruits. Enfin, les mêmes moyens me permettent d'obtenir, dans certaines conditions, une représentation fidèle des mouvements rapides, des mouvements inappréciables à nos sens par leur petitesse, des mouvements moléculaires.

« Il s'agit, comme vous le voyez, dans cet art nouveau, de forcer la nature à constituer elle-même une langue générale écrite de tous les sons.

« Lorsque la pensée me vint, il y a quatre ans, de fixer sur une couche sensible la trace du mouvement de l'air pendant le chant ou la parole, les personnes auxquelles je confiai mon projet ne manquèrent pas, pour la plupart, de le traiter de rêve insensé. Le mot, Messieurs, ne me parut pas tirer à conséquence : il est la bienvenue ordinaire des plus belles conquêtes de l'intelligence humaine, et mes faibles efforts avaient cela de commun avec beaucoup de grandes choses qui ont commencé par être des utopies à leur berceau.

« Je dois convenir, toutefois que ce jugement sommaire n'était pas sans quelque apparence de raison. Qu'est-ce que la voix en effet ? Un mouvement périodique de l'air qui nous entoure, provoqué par le jeu de nos organes ; mais un mouvement très complexe et infiniment délicat, subtil et rapide... Comment parvenir à recueillir une trace nette, précise, complète d'un pareil mouvement incapable de faire frémir un cil même de notre paupière ? Ah ! si je pouvais poser sur cet air qui m'environne et qui recèle tous les éléments d'un son, une plume, un style, cette plume, ce style, formerait une trace sur une couche fluide appropriée. Mais où trouver un point d'appui ?… Fixer une plume à ce fluide fugitif, impalpable, invisible, c'est une chimère, c'est impossible !… Attendez. Ce problème insoluble, il est résolu quelque part. Considérons attentivement cette merveille entre toutes les merveilles : l'oreille humaine. Je dis que notre problème est résolu dans le phénomène de l'audition, et que les artifices employés dans la structure de l'oreille doivent nous conduire au but… Ce point trouvé, les choses vont devenir d'une simplicité rare. Que voyons-nous tout d'abord dans l'oreille ? Un conduit. Ce conduit amène sans altération, sans déperdition, l'onde sonore, si complexe qu'elle soit, d'une des extrémités à l'autre, en la préservant de toutes les causes accidentelles qui pourraient la troubler. Je m'empare du conduit et je le façonne en une sorte d'entonnoir pour colliger les sons vers sa petite extrémité. Poursuivons l'examen de l'oreille. A la suite du conduit auditif externe, je rencontre une membrane mince, tendue, inclinée. Qu'est-ce qu'une membrane mince et demi-tendue, Messieurs, dans cette architecture physique qui nous occupe ? C'est, suivant la juste définition de Müller, quelque chose de mixte, moitié solide, moitié fluide. Elle participe de l'un par la cohérence, de l'autre par l'extrême facilité de déplacement de toutes ses molécules.

« Nous tenons maintenant, Messieurs, dans tout son éclat, le fil lumineux qui doit nous conduire : ce point d'appui de notre plume, de notre style, sur le fluide en mouvement que je demandais tout à l'heure, il est trouvé, le voici : c'est une membrane mince que nous plaçons à l'extrémité de notre conduit auditif artificiel... Et le style, appliqué sur la membrane, marquera ses traces sur une couche de noir de fumée déposé sur un corps quelconque (métal, bois, papier) animé d'un mouvement uniforme afin que les traces formées ne rentrent pas les unes dans les autres. »

 

Après, quelques considérations sur l'Acoustique et des exemples de l'application de son appareil, Scott termine en ces termes :

 

En voyant le livre de la nature ouvert aux regards de tous les hommes, j'ai cru pouvoir essayer d'y lire. La tâche que je me suis donnée est lourde pour ma faiblesse : tout ce qu'il reste à faire, je ne saurais l'accomplir seul. Le peu que j'ai réalisé, ce que j'entrevois encore, vous daignerez l'examiner, messieurs ; et si vous partagez une partie de mes espérances, veuillez vous rappeler qu'en vous consacrant ces prémices, je suis venu vous dire : « Aidez-moi. »

 

En réponse à cette communication, M. Lissajous fit, le 6 janvier 1858, un rapport favorable, au nom du Comité des arts économiques, sur les Essais phonautographiques de M. Scott (17).

(17) Bulletin de la Société d'encouragement à l'industrie nationale, tome V, 2e série, année 1858.

Voilà donc obtenue l'inscription des vibrations transmises par l'intermédiaire de l'air, au moyen du Phonautographe.

Personne ne songeait encore au problème inverse : comment animer, régénérer ces vibrations écrites ? Comment rendre perceptibles à l'oreille ces vibrations seulement perceptibles à l'œil ?

Il est clair que si l'on pouvait obliger la membrane à vibrer de la même manière, à reprendre les mêmes mouvements que lors de l'inscription, l'oreille percevrait les mêmes vibrations, c'est-à-dire entendrait les mêmes sons.

Ce n'est qu'en 1878 que le premier Phonographe d'Edison réalisa l'idée, non seulement d'obtenir un tracé graphique, écrit, au moyen des vibrations d'un corps ou des vibrations de la voix, mais encore d'employer ce tracé pour reproduire ces vibrations avec fidélité.

Ce premier Phonographe se compose d'un cylindre de cuivre A (fig. 20), monté sur un axe muni d'un pas de vis B. La surface du cylindre est creusée d'un léger sillon en hélice du même pas que la vis de l'axe. Donc, si l'on fait tourner le cylindre, au moyen d'une manivelle M ajustée à l'extrémité de l'axe, le sillon hélicoïdal avancera à chaque tour, d'une longueur égale à son pas. Une feuille métallique, formée d'un alliage de plomb et d'étain, recouvre, enveloppé le cylindre, et on la presse très légèrement de façon à indiquer le dessin du sillon.

 

 

On comprend dès lors que si une pointe-mousse, c'est-à-dire une pointe émoussée, un style ou stylet ni aigu ni tranchant, vient appuyer sur cette feuille métallique molle dans la partie où elle n'est pas soutenue - et cette partie, c'est le chemin du sillon - la poussée produira une dépression du métal qui persistera à cause de la mollesse de l'alliage employé.

La pointe-mousse, ou stylet enregistreur S (fig. 21) est métallique, rigide, courte et légère. Elle est fixée au bout d'un ressort rectiligne Z qui, par l'intermédiaire de deux petits anneaux de caoutchouc a a formant tampons, s'appuie contre la membrane devant laquelle on va produire la vibration. Cette membrane, métallique, très mince M, forme le fond d'un entonnoir évasé ou embouchure E. Toutes ces pièces, formant le système inscripteur, sont disposées sur un support S devant le cylindre A.

 

 

On règle la pointe-mousse de manière qu'elle touche, sans pression, le point de départ du sillon hélicoïdal creusé sur la surface du cylindre ; et, alors, tout prêt pour le fonctionnement : on parle devant l'embouchure en même temps que l'on tourne la manivelle dans le sens direct ; la membrane métallique reçoit les vibrations de la parole et, par l'intermédiaire des tampons de caoutchouc et du ressort, elle transmet ces vibrations a la pointe-mousse qui les imprime sur la feuille d'étain et de plomb, qui trace sur cette feuille un gaufrage plus ou moins saillant selon l'intensité des vibrations.

Voila donc la parole enregistrée, écrite.

Veut-on la reproduire ? On ramène le cylindre dans sa position initiale en tournant la manivelle en sens inverse, après avoir relevé la pointe-mousse pour qu'elle ne porte plus sur la feuille d'étain et de plomb. On replace la pointé au point de départ du sillon et on tourne la manivelle dans le sens direct comme précédemment.

Aussitôt que la pointe retrouve les gaufrages produits par elle sur la feuille d'étain et de plomb, elle s'élève et s'abaisse alternativement suivant les éminences et les dépressions qu'elle rencontre ; comme la pointe est liée à la membrane métallique qui a reçu tout à l'heure les vibrations de la parole, elle entraîne avec elle cette membrane et l'oblige à exécuter ainsi une série de mouvements identiques à ceux que la parole lui avait communiqués.

Ces mouvements, on l'a compris, ne sont autre chose que la reproduction des vibrations qui ont été écrites sur la feuille d'étain et de plomb. La membrane, en vibrant, transmet ses vibrations à l'air ; les vibrations de l'air viennent toucher l'oreille : le Son est reproduit, la Parole est entendue.

 

Ce ne fut que le 15 janvier 1878 qu'Edison prit son brevet pour son premier Phonographe. Or, le 30 avril 1877, un Français, Charles Cros (18), avait déposé un pli cacheté à l'Académie des Sciences. Ce pli, sur la demande de Cros, fut ouvert le 3 décembre de la même année 1877 : il renfermait le moyen de reproduire la parole, il contenait l'invention du Phonographe. Il nous semble aussi important que curieux de donner le texte même de ce pli :

(18) Né à Fabrezan (Aude) le 1er octobre 1842, mort à Paris, le 9 août 1888.

 

« En général, mon procédé, écrivait Charles Cros, consiste à obtenir le tracé de va-et-vient d'une membrane vibrante et à se servir de ce tracé pour reproduire le même va-et-vient, avec ses relations intrinsèques de durées ou d'intensités sur la même membrane ou sur une autre appropriée à rendre les sons et bruits qui résultent de cette série de mouvements.

Il s'agit donc de transformer un tracé extrêmement délicat, tel que celui qu'on obtient avec des index légers frôlant des surfaces noircies à la flamme, de transformer, dis-je, ces tracés en relief ou creux, résistants, capables de conduire un mobile qui transmettra ses mouvements à la membrane sonore.

Un index léger est solidaire du centre de figure d'une membrane vibrante ; il se termine par une pointe (fil métallique, barbe de plume, etc.,) qui repose sur une surface noircie à la flamme. Cette surface fait corps avec un disque aminci d'un double mouvement de rotation et de progression rectiligne. Si la membrane est au repos, la pointe tracera une spirale simple; si la membrane vibre, la spirale tracée sera ondulée, et ses ondulations présenteront exactement tous les va-et-vient de la membrane en leur temps et en leurs intensités.

On traduit, au moyen de procédés photographiques actuellement bien connus, cette spirale ondulée et tracée en transparence, par une ligne de semblables dimensions, tracée en creux ou en relief dans une matière résistante (acier trempé, par exemple).

Cela fait, on met cette surface résistante dans un appareil moteur qui la fait tourner et progresser d'une vitesse et d'un mouvement pareils à ceux dont avait été animée la surface d'enregistrement. Une pointe métallique, si le tracé est en creux, ou un doigt à encoche, s'il est en relief, est tenue par un ressort sur ce tracé, et, d'autre part, l'index qui supporte cette pointe est solitaire du centre de figure de la membrane propre à produire des sons. Dans ces conditions, cette membrane sera animée, non plus par l'air vibrant, mais par le tracé commandant l'index à pointe, d'impulsions exactement pareilles en durées et en intensités, à celles que la membrane d'enregistrement avait subies.

Le tracé spiral représente des temps successifs égaux par des longueurs croissantes ou décroissantes. Cela n'a pas d'inconvénients si l'on n'utilise que la portion périphérique du cercle tournant, les tours de spires étant très rapprochés ; mais alors on perd la surface centrale.

Dans tous les cas, le tracé de l'hélice sur un cylindre est très préférable, et je m'occupe actuellement d'en trouver la réalisation pratique (19). »

 

(19) Comptes rendus de l'Académie des Sciences, année 1877, t. LXXXV, p. 1082.

 

Cette « réalisation pratique » Charles Cros n'a eu ni le temps ni l'argent nécessaires pour la trouver. Il est mort laissant dans l'infortune - comme l'autre français Léon Scott - une femme et deux enfants. Mais les ressources seules lui ont manqué pour mener à bien son ouvrage ; et l'on peut affirmer que si Cros avait eu à sa disposition le laboratoire de Llewellyn-Park, il eût immédiatement et victorieusement réalisé son idée.

 

 

Quelques jours après l'ouverture du pli cacheté à l'Académie des sciences, Charles Cros, qui avait, en vain, proposé la construction de son appareil à plusieurs industriels, écrivait à M. Victor Meunier la lettre suivante où se montre, sous un triste jour, la situation de l'inventeur en France :

 

« Voici donc où j'en suis : j'ai été voir B... et je n'ai rencontré que N... que je connaissais déjà et avec qui j'ai eu de très bons rapports au sujet de deux appareils télégraphiques que j'ai inventés. N... a eu l'air de ne pas me reconnaître d'abord, et ensuite d'ignorer totalement le but de ma visite. Je lui ai expliqué mon affaire et lui ai rappelé que je l'avais déjà expliquée à B... il y a quelques mois.

Nous sommes trop occupés pour nous mêler de cela, m'a-t-il répondu, et d'ailleurs je vous avertis que des gens de première force font en ce moment des recherches exactement dans le sens que vous indiquez. Faites donc vos expériences vous-même et tâchez d'arriver premier.

Je lui ai fait observer qu'aucune formule n'a été publiée avant les miennes. Je lui ai demandé les noms de ces gens de première force (je suis naturellement très au-dessous d'eux, puisque je suis venu avant). Il m'a dit deux noms, l'un de forme allemande, l'autre de forme italienne, autant que je puis me rappeler.

Il y a donc tout lieu de croire qu'on voudrait bien m'évincer de la question et j'ai eu bon nez de faire ouvrir mon pli cacheté.

On dirait une réédition de mon affaire de la Photographie des couleurs, entrée aujourd'hui dans la pratique industrielle et qui ne m'est pas généralement attribuée... Dujardin reproduisit en couleurs les tapisseries du garde-meuble par la photographie en trois tirages, jaune, rouge et bleu, plus un tirage correcteur. Cependant on a d'abord trouvé mon invention totalement dénuée d'intérêt…

La justice se fera peut-être à la longue, mais, en attendant, il y a dans ces choses un exemple de la tyrannie scientifique du capital, exemple que je vous soumets.

On exprime cette tyrannie en disant : « Les théories sont choses en l'air et n'ont aucune valeur ; montrez-nous des expériences, des faits. » Et de l'argent pour faire ces expériences ? Et de l'argent pour aller voir ces faits ? – Tirez-vous-en comme vous pourrez.

C'est ainsi que bien des choses ne se font pas en France. »

 

Et nous pourrions ajouter en guise de commentaire : Et c'est ainsi que les Français « pensent » et que les autres « exécutent » (20).

(20) Cros, ne pouvant trouver un constructeur pour établir son appareil, n'eut d'autre ressource que de faire insérer, dans un journal qui voulut bien l'accueillir, la teneur de son pli cacheté. Nous lisons dans cette modeste feuille, La Semaine du clergé, les lignes suivantes que l'abbé Leblanc, à la date du 10 octobre 1877, consacrait à l'invention de Cros, qu'il baptisait du nom - aujourd'hui fameux - de Phonographe : « Il ne s'agit de rien moins, chose étrange, que de conserver les sons en magasin et de les faire se reproduire quand on le veut d'une manière indéfinie; ainsi, avec l'invention de M. Charles Cros, vous chantez, je suppose, un couplet, vous faites un discours, etc., l'instrument a reçu et sténographié vos paroles, votre chant, votre musique et, quand on le mettra en jeu, reproduira votre voix, vos articulations, etc...

Par cet instrument, que nous appellerions Phonographe, on obtiendra des photographies de la voix comme on obtient les traits du visage. »

Léon Scott avait donc inventé le moyen d'enregistrer la voix avec son Phonautographeet Charles Cros le moyen de la reproduire avec son Paléophone. C'est de ce terme qu'il désignait son invention. Le mot lui plaisait. « Il me paraît facile à retenir, écrivait-il, et sa signification étant « voix du passé » s'applique assez justement la fonction de l'appareil. »

Ce Paléophone que Cros n'a pu faire construire en France a été construit, il y a quelques années, en Amérique. M. Berliner, de Washington, a établi un appareil qu'il a nommé Gramophone (21) et dans lequel il met en œuvre, en quelque sorte à la lettre la conception de Cros.

(21) Instrument « qui écrit la voix », du grec (gramma) lettre, écriture, et (phônè) voix.

M. Berliner a choisi une surface plane qu'il a animée d'un double mouvement circulaire et rectiligne, comme l'indiquait Charles Cros.

On va comprendre aisément quel est le mode d'inscription.

Voici un style S en contact avec un plan de verre enfumé. Si le plan se déplace en ligne droite, le style (que nous ne faisons pas encore vibrer) tracera forcément une ligne droite.

 

 

Si le plan tourne autour d'un axe O, le style S décrira une circonférence de rayon SO (fig. 23).

Si le plan est animé à la fois des deux mouvements circulaire et rectiligne, la circonférence ne se fermera pas au retour et le style S tracera une ligne en limaçon ou spirale (fig. 24).

Et si, maintenant, nous faisons vibrer le style S, celui-ci tracera la spirale dentelée, « ondulée » dont parlait Cros (fig. 25).

Ce n'est pas un plan de verre que M. Berliner a employé ; il a pris, comme surface plane, un disque de zinc de 30 centimètres de diamètre sur lequel il verse une dissolution de cire ; le dissolvant s'évapore et le zinc se trouve recouvert d'une mince couche de cire qui présentera une faible résistance au style inscripteur.

Ce style S est fixé comme dans le Phonautographe, au milieu d'une membrane M qui termine le cornet acoustique E (fig. 26). Si l'on parle dans ce cornet le style inscrit les vibrations de la voix sur la cire qui recouvre le disque de zinc D. L'inscription achevée on attaque, au moyen de l'acide chromique, le disque de zinc où le style a dessiné, en enlevant la cire, sa spirale dentelée. De même que dans le procédé de gravure à l'eau-forte, l'acide mord le métal aux endroits où il n'est plus protégé par la cire. Au bout d'un quart d'heure on voit nettement, à la loupe, un léger sillon ondulé gravé sur le zinc. On replace alors le disque dans l'appareil et le style, obligé à suivre les détails du sillon, transmet à la membrane les mouvements que celle-ci avait reçus lors de l'inscription, et reproduit ainsi la parole.

 

 

Le Gramophone est doué d'une réelle puissance, car on peut entendre, à 15 mètres de distance, les sons qu'il reproduit.

Le premier Phonographe d'Edison, qui eut tant de vogue à l'Exposition d'électricité, au palais de l'industrie, en 1881, était bien loin d'être un instrument parfait. Les sons étaient nasillards, il négligeait les O et renforçait avec une affectation comique les R et certaines voyelles. En prêtant une oreille attentive on pouvait saisir les mots articulés assez bruyamment par l'appareil, mais il était impossible de reconnaître la voix de la personne qui, primitivement, avait parlé. Les mouvements délicats, qui donnent à la parole sa nuance, c'est-à-dire le timbre et l'intonation, n'étaient pas reproduits.

Les mots semblaient contrefaits. C'était une parodie de la voix.

De plus, la netteté des auditions successives d'une même phrase s'affaiblissant vite, on ne pouvait répéter cette phrase un grand nombre de fois. La feuille d'étain n'ayant pas la souplesse, la mollesse nécessaires, les empreintes qu'elle avait reçues se trouvaient déformées et altérées par un nouveau contact avec le style. Et puis il ne fallait pas songer à envoyer un « phonogramme », comme on envoie un télégramme : expédier l'instrument n'était pas pratique ; expédier seulement la feuille d'étain ne l'était guère davantage, car on ne pouvait la détacher sans détériorer les traces, gaufrages, creux et reliefs, qu'elle portait, et on n'aurait pas su l'ajuster exactement sur le Phonographe du poste d'arrivée.

Ajoutons que chaque note correspondant à un nombre déterminé et assez considérable de vibrations par seconde, la reproduction de la musique, mélodie ou harmonie, exige un mouvement rapide et uniforme du cylindre enregistreur. Or, il était malaisé d'atteindre à cette régularité en tournant simplement le cylindre à la main au moyen d'une manivelle. Si le cylindre du Phonographe, étant animé d'un mouvement de rotation uniforme (de manière à faire cent tours à la seconde, par exemple), on inscrit la note la3, qui correspond à 435 vibrations complètes par seconde, il faudra - pour obtenir la reproduction de cette note - que le cylindre conserve la même vitesse de cent tours à la seconde. Si cette vitesse devenait double, on n'obtiendrait pas la reproduction de la note inscrite, mais l'octave aiguë de cette note, puisque la membrane vibrante effectuerait alors un nombre double de vibrations, soit 870 au lieu de 435 dans le même temps, une seconde.

Dans ces conditions, ce premier Phonographe ne pouvait rester qu'un appareil sans grande utilité, bon seulement pour les cabinets de physique.

Ce Phonographe, imaginé en 1878, conserva ses imperfections pendant dix ans.

Voici, du reste, comment Edison lui-même s'exprimait à son sujet dans le journal le New York World du 6 novembre 1887 :

 

« L'appareil pèse environ 100 livres, il coûte fort cher, et, à moins d'une compétence toute spéciale, personne ne peut en tirer le moindre parti. Le tracé de la pointe d'acier sur la feuille d'étain ne peut servir qu'un petit nombre de fois. Moi-même je doute que je puisse jamais voir parfait un phonographe capable d'emmagasiner la voix ordinaire et de la reproduire d'une manière claire et intelligible. Mais je suis certain que, si nous n'y parvenons pas, la génération suivante le fera. J'ai donc laissé le Phonographe pour m'occuper de la lumière électrique, sûr que j'avais semé une graine qui devait produire un jour. »

 

Après un tel aveu, après une telle marque de défiance en soi-même, comment se fait-il qu'à la veille de l'ouverture de l'Exposition universelle de 1889, Edison nous ait présenté un Phonographe perfectionné, parachevé, presque parfait ?

En si peu de temps - du 6 novembre 1887 au 23 avril 1889, jour où le nouvel appareil fut expérimenté à l'Académie des Sciences - Edison était revenu sur sa décision de ne plus s'occuper du Phonographe et avait découvert le perfectionnement qu'il doutait de jamais voir, laissant le soin de le réaliser à la génération suivante.

Que s'était-il passé ? Quel était la causé de ce revirement ?

L'imperfection principale du premier Phonographe résidait, nous l'avons constaté, dans la feuille d'étain. Il eut fallu pouvoir remplacer ce métal par une substance à la fois assez molle pour recevoir les moindres traces de la pression du style et assez dure pour les conserver et en permettre l'exacte reproduction. Il y avait là une difficulté analogue à celle qui se présenta dans la fabrication des caractères d'imprimerie : le plomb s'étalait sous la presse, l'antimoine s'y brisait ; un alliage convenable des deux métaux donna les qualités requises.

Or, cette substance indispensable au Phonographe, M. Sumner Tainter, de Washington, venait de la trouver.

Sous le nom de Graphophone, M. Tainter avait imaginé, en 1885, un appareil enregistreur et reproducteur de la parole. Abandonnant l'usage défectueux de l'étain, il parvint, après de longues recherches, à obtenir une substance parfaite dans le mélange de cires d'origines et de qualités différentes.

Dès lors le Graphophone fut un instrument pratique ; et le Phonographe n'allait pas tarder à le devenir.

En effet, Edison introduisit dans son appareil le procédé de M. Tainter (22), et c'est ainsi que le Phonographe fût en état d'être présenté le 23 avril 1889 à l'Académie des Sciences.

(22) Académie des Sciences, séance du 3 juin 1889 : « M. Edison a confirmé la justesse des découvertes du professeur Tainter, en les adoptant pour ce qu'il appelle son Phonographe perfectionné. » (Note lue par M. G. Ostheimer.)

La compagnie Edison, nous apprend M. Raphaël Chandos (23), paie à M. Sumner Tainter une redevance de 10 dollars (50 francs) par chaque appareil vendu, pour l'introduction de ce procédé spécial dans la construction du Phonographe (24).

(23) Revue scientifique. N° 1, 2sem., 1889.

(24) C'est la compagnie « North Arnerican » qui a acheté le brevet du Phonographe Edison, et qui s'est assuré, par la redevance précitée, l'exploitation commerciale exclusive aux États-Unis, des appareils construits par la « Tainter Graphophone Company ».

Voyons maintenant quels sont les organes du Phonographe actuel qui, selon les paroles de M. Janssen, nous a apporté « la solution d'un des problèmes les plus étonnants que l'homme ait pu se proposer ».

La feuille primitive d'étain a été remplacée par un cylindre en cire de 115 millimètres de longueur et de 50 millimètres de diamètre.

Cette cire est composée d'un mélange de cire molle du commerce (cire d'abeilles) et de cire dure du Carnauba.

 

 

Le Carnauba est un palmier qui croit en abondance dans le Nord du Brésil, particulièrement dans la province du Ceara dont les feuilles sécrètent de la cire. Cette cire végétale se présente à la face supérieure, sous forme de matière sèche pulvérulente, de couleur cendrée. Elle se détache au moindre choc quand les feuilles commencent à se développer, et plus tard la brise la plus légère suffit à l'enlever. Pour obtenir la cire du Carnauba, on coupe les feuilles tous les quinze jours pendant les six mois de la saison sèche, et on a soin de réserver le bourgeon central qui doit fournir la récolte suivante. Celle-ci, d'ailleurs, ne se fait pas attendre, vu la rapidité de la végétation. On fait sécher les feuilles sur place en les étendant en files, l'envers, appuyé sur le sol ; puis on les amoncelle, et des femmes, en les frappant d'un petit bâton, les secouent sur un large drap. La poussière de cire, ainsi recueillie, est immédiatement fondue dans des vases de terre.

C'est donc d'un mélange spécial de cires qu'est formé le cylindre sur lequel doivent s'inscrire les vibrations de la voix.

Le moulage de ce cylindre, par suite du retrait qui accompagne le refroidissement de la cire, nécessite certaines précautions. Pour donner à sa surface le poli indispensable on le passe au tour après en avoir alésé l'intérieur, ou bien on le comprime à la température de quarante degrés entre les surfaces très unies d'un moule et d'un mandrin.

Rigoureusement cylindrique à l'extérieur, il est légèrement conique à l'intérieur, et il doit pouvoir s'emboîter avec exactitude sur le cylindre de cuivre C C' (fig. 28) (25).

(25) Consulter aussi la figure 1, représentant le Phonographe d'après une photographie faite au laboratoire d'Edison (Llewellyn-Park, Orange), le 7 décembre 1888.

 

 

L'axe de ce cylindre C C' porte, sur son prolongement V, un filet de vis dont le pas, c'est-à-dire la distance entre deux spires consécutives - est de un quart de millimètre. A l'extrémité de cet axe est calée une poulie R dont la gorge reçoit une courroie F. Un moteur électrique, enfermé en E, dans la boite de bois qui sert de socle à l'appareil, communique au cylindre par l'intermédiaire de la courroie F un mouvement de rotation uniforme. On voit en J le régulateur à boule de ce moteur.

Il faut remarquer que la vis V et, par conséquent, le cylindre C C' ne prennent pas ici, comme dans le premier Phonographe, un mouvement de translation.

Les bras X et D sont solidaires d'un tube M qui peut glisser sur une barre horizontale et fixe B.

Grâce à la portion d'écrou E qui s'adapte sur la vis V, celle-ci en tournant fait avancer uniformément dans le sens de la flèche 1 le tube M, et les pièces qu'il porte, de un quart de millimètre par tour.

La translation dans le sens de la flèche 2 s'obtient aisément : un demi-tour de la vis a soulève en effet une sorte de rail S qui, poussant devant lui le bras X, dégage E de V, et fait mordre en même temps la dent E' sur la vis v. Celle-ci est disposée de manière à produire une translation inverse de la précédente, ce que l'on peut réaliser soit en donnant aux filets des deux vis v et V la même orientation et les faisant tourner en sens inverse, soit en les faisant tourner dans le même sens mais donnant aux filets une orientation opposée.

Le pas de la vis v est beaucoup plus grand que celui de la vis V ; les mouvements de recul sont donc les plus rapides.

Les organes solidaires du bras D sont délicats et importants.

Le levier K L coudé à angle droit peut tourner autour de la charnière A. Il est donc facile de substituer, l'une à l'autre les deux pièces K et L. La première chargée d'enregistrer la parole renferme un disque vibrant en verre représenté dans la coupe (fig. 29) par un double trait légèrement convexe vers le haut, appuyé par son bord sur les deux portions ombrées de la monture, et qui commande, par l'intermédiaire d'un tampon de caoutchouc placé en son milieu, et de leviers, un petit couteau très tranchant qui est le style inscripteur. La seconde qui doit reproduire la parole renferme (fig. 30), au lieu du disque de verre, un diaphragme en soie commandé par une pointe mousse, qui est le style reproducteur.

 

 

 

 

La manœuvre du phonographe est des plus simple. En agissant convenablement, sur la vis a, le rail S est soulevé, il poussé la vis n, qui s'appuie sur lui, et rejette ainsi légèrement en arrière le bras D, de plus il appuie la dent E' sur la vis v. En tirant la vis baprès l'avoir sortie de son écrou on fait tourner autour de la charnière H la traverse qui soutient l'axe V prés de l'extrémité C, on peut alors enfiler le cylindre de cire sur le cylindre de cuivre C C', et le moteur électrique est mis en marche avec une vitesse que l'on règle aisément au moyen de la vis W. Le système lié au bras D est entraîné dans le sens de la flèche 2. Arrivé près de l'extrémité C' du cylindre de cire m, qui forme manchon sur le cylindre de cuivre, l'inscripteur L est ajusté de manière que son style enfonce de quelques centièmes de millimètre dans la cire ; ce réglage se fait au moyen de la vis dont la tète porte des divisions. Le porte-voix P étant placé sur l'inscripteur L, un demi-tour de la vis a remet le rail en place et rend l'écrou E solidaire de la vis V. Dès lors le style marche dans le sens de la flèche 1 et trace un sillon à peine visible sur le cylindre de cire. Le moment est arrivé de faire entendre devant le pavillon du porte-voix les sons que l'on désire enregistrer. L'expérience a indiqué qu'il faut donner au cylindre une vitesse de 60 tours environ par minute pour obtenir une bonne reproduction de la parole et de 100 tours pour une bonne reproduction d'un morceau de musique.

Si l'on veut inscrire la parole, on parle d'une manière distincte et forte devant le pavillon. Le style inscripteur trace sur la cire des traits qui correspondent aux moindres détails des vibrations produites. Le cylindre a reçu l'empreinte désormais indélébile qui conservera la parole humaine avec ce qui la rend personnelle : l'intonation, le timbre, la vitesse ou la lenteur, en un mot l'accent tout entier.

Si l'on veut inscrire. des sons musicaux, on ajuste sur l'inscripteur un cornet acoustique devant lequel l'instrumentiste se fait entendre. Pour enregistrer un air de piano un cornet de grande dimension est nécessaire afin d'amener les sons de l'instrument jusqu'au cylindre de cire (fig. 31).

 

 

Le copeau de cire B, fin comme un cheveu (représenté avec un fort grossissement dans la figure 32) découpé pendant l'inscription par le style A, tombe dans une caisse N placée au-dessous de C C'.

 

 

Pour régénérer les sons imprimés sur le cylindre de cire, le bras D est ramené vers C', le reproducteur K est substitué à l'inscripteur L en faisant tourner d'un angle droit autour de l'axe A le levier K L. Enfin l'écrou E est replacé sur la vis V. Le style du reproducteur K est alors entraîné vers C en prenant les mêmes mouvements successifs que le style L puisqu'il passe par toutes les positions qu'avait prises celui-ci.

Si l'on veut répéter une phrase ou un morceau déterminé commençant en face d'une division connue du décimètre i, divisé en millimètres, on disposera la pointe p en face de cette division, ce qu'il est aisé de réaliser à l'aide des vis av, et V dont le jeu a été expliqué.

Souvent pour aller plus vite, on supprime la vis v et on reporte le système D en arrière à la main.

Il est indispensable pour une bonne audition, d'écouter le phonographe au moyen d'un tube de caoutchouc placé en K, terminé à son extrémité par deux branchés dont on introduit les bouts dans les oreilles.

Plusieurs tubes analogues peuvent aussi recevoir les vibrations sonores et les porter simultanément à cinq ou six personnes, soit en s'embranchant sur le tube principal, soit en s'adaptant à une boite de bois rectangulaire, dans laquelle le tube principal amène les vibrations.

On peut entendre aussi le phonographe à l'aide d'un cornet acoustique placé en K ; ce cornet permet de distribuer la voix dans toute une salle, mais la voix est alors légèrement nasillarde. Pour enlever la surface altérée du manchon de cire, avant de procéder à de nouvelles inscriptions, on emploie une petite lame tranchante fixée au bras D, une vis à pas très petit ou vis micrométrique sert à régler la lame de façon à enlever exactement l'épaisseur voulue (26). Edison a proposé de faire disparaître complètement les marques de l'outil au moyen d'un fil de platine chauffé par un courant électrique et appuyé sur la cire par une vis micrométrique.

(26) C'est cette lame tranchante que l'on voit dans la figure 1.

Récemment Edison a employé comme moteur un moteur à pédale identique à ceux des machines à coudre, l'appareil ainsi modifié est moins coûteux ; le mouvement est rendu uniforme par un régulateur à boules fort simple. L'ingénieux inventeur a encore imité en cela le professeur Sumner Tainter, de Washington, et son Graphophone.

M. Janssen, dans la séance de l'Académie des Sciences, où il présenta le nouveau Phonographe à ses collègues, résumait ainsi les perfectionnements apportés à l'appareil :

 

D'abord l'organe unique du premier Phonographe destiné à produire, sous l'influence de la voix ou des instruments, des impressions sur le cylindre et à reproduire ensuite les sons par l'action du cylindre, a été dédoublé (style tranchant inscripteur et style mousse reproducteur).

Ensuite, la substitution à la feuille d'étain d'une matière plastique, assez ductile et bien appropriée, qui se laisse découper avec une grande précision et sans exiger d'efforts appréciables, est fort heureuse.

Enfin, dans l'ancien appareil, c'était le cylindre inscripteur qui se déplaçait ; dans le nouveau, c'est le petit appareil qui porte les membranes et les styles. Le mouvement est donné par l'électricité ; un régulateur à boules, muni d'un frein, permet d'obtenir des vitesses variables, et, par suite, une émission des sons plus ou moins rapide. Ainsi on peut ralentir ou précipiter l'émission des sons ou l'interrompre et la reprendre, ou encore recommencer l'émission tout entière autant de fois qu'on le désire.

 

Le savant académicien fit encore cette importante remarque :

 

Il est très intéressant de constater que le Phonographe vibrant peut non seulement enregistrer tous les sons de l'échelle musicale et ceux qui sont amenés par le parler de diverses langues, mais encore les sons de tout un orchestre qui se présentent simultanément à l'inscription. Il y a là une constatation du plus haut intérêt au point de vue théorique, car elle nous révèle les merveilleuses propriétés des membranes élastiques.

 

La reproduction intégrale des sons de tout un orchestre est difficilement explicable. Cependant M. A. Vernier s'est servi d'une comparaison fort ingénieuse.

« Voyez une bouée, un flotteur qui se balance dans un port ; il fait du vent, et à tout moment de petites vagues viennent soulever ou abaisser la bouée ; des bateaux à vapeur entrent, sortent, se croisent en tous sens ; chacun de ces bateaux devient le centre mobile de petites ondes qui moirent la surface de l'eau, et chacune de ces ondes vient prendre la bouée obéissante et lui imprimer leur mouvement. A un moment donné, celle-ci reçoit peut-être l'impulsion d'une cinquantaine d'ondes différentes qui arrivent de tous côtés ; ces ondes ne se contrarient pas, chacune suit son chemin ; la bouée reçoit « quelque chose » de chacune d'elle ; leurs effets s'ajoutent, se retranchent, et la bouée, qui, à un moment donné, ne peut avoir qu'une position unique, totalise docilement ces impressions multiples (27). »

(27) Causerie scientifique du Temps.

La membrane du phonographe est la bouée que frappent les ondes sonores.

Toutes les positions que ces ondes font prendre à la membrane s'enregistrent sur le cylindre de cire.

Au moment de la reproduction, le « quelque chose » de chacune des ondes sonores enregistrées suffit à ébranler les fibres de la membrane basilaire correspondant a ces ondes, ce qui permet a l'oreille de les démêler dans l'ensemble.

Les fibres de la membrane basilaire sont comme des bouées qui, au lieu d'être agitées par toutes les ondes qui rident la surface de l'eau, ne se balanceraient que sous l'influence d'ondes bien déterminées, toujours les mêmes.

Les services que peut rendre le Phonographe sont nombreux et précieux.

Les hommes d'Etat, les avocats, les orateurs ont la facilité d'étudier leurs discours avec l'avantage d'enregistrer leurs idées au fur et à mesure qu'elles se présentent, dans une rapidité que l’articulation seule égalerait, et de s'entendre parler comme les autres les entendent. Les acteurs, les chanteurs peuvent répéter leurs rôles et sont à même de corriger leur prononciation, leurs intonations.

Les hommes de lettres peuvent parler, au lieu de les écrire, leurs articles ou leurs livres. L'écrivain américain Mark Twain, ayant dit un jour, devant Edison, qu'il lui fallait un an pour se décider à écrire un roman tant il avait peur de l'encrier, l'inventeur lui fournit le moyen d' « écrire sans encrier » en lui envoyant un phonographe ; et aussitôt Mark Twain « phonogramme » une nouvelle.

Si les anciens avaient possédé ce miraculeux instrument, il nous serait donné d'entendre aujourd'hui Cicéron, déclamant ses Catilinaires, Virgile récitant ses Bucoliques, Socrate, Platon discourant sur la philosophie. « Que serait-ce si vous aviez entendu le monstre? » disait Eschine à propos d'un discours de Démosthène. Et plus de deux mille ans après, nous aurions pu, nous aussi, entendre « le monstre ».

De semblables regrets seront épargnés aux générations futures. Dans des siècles, la postérité pourra évoquer la parole ou le chant des personnages ou des artistes célèbres de notre époque. Elle saura comment Gounod (28) accompagnait en le chantant, tel morceau de sa composition ; comment Coquelin interprétait le rôle de Figaro ; comment la Patti chantait la cavatine d’ll Barbiere. Les Mirabeau, les Gambetta à naître seront sûrs de faire vibrer les éclats de leur éloquence en des temps illimités.

(28) Voici un curieux extrait d'un procès-verbal d'une séance de l'Académie des Beaux Arts (27 avril 1889) (fig. 22).

« M. Janssen (expérimentant. le Phonographe) : - Démosthène, Cicéron, Bossuet, pourquoi êtes-vous morts ? Nous pourrions aujourd'hui entendre vos admirables harangues de la bouche même qui les a prononcées !

« Là-dessus se greffe un petit incident assez piquant. La phrase est-elle correcte, disent les uns ; est-elle exacte, disent les autres ; est-ce la bouche des orateurs ou le cylindre de cire qui redirait les harangues. M. Janssen reprend, cherche la correction et s'arrête sur le mot de ou des. Le phonographe a rendu l'hésitation et l'interruption. Une troisième fois, il redit : « Démosthène, Cicéron, Bossuet... » et un rire contenu fait sauter les syllabes. Fidèlement le phonographe reproduit le rire mal réprimé. - C'est parfait, étonnant ! s'écrie-t-on de toutes parts.

« Ensuite, le duc d'Aumale confie quelques paroles au Phonographe. Et aussitôt, d'une voix haute et brève, l'instrument dit une phrase de l'Histoire des princes de Condé : « Cavaliers de Gassion, sabre haut, pistolet au poing, se ruèrent sur l'ennemi… » On croirait entendre le commandement d'un régiment.

« Enfin, M. Ch. Gounod s'approche à son tour et chante dans le pavillon du porte-voix : « Il pleut, il pleut, bergère... » et il signe le chant : « Charles Gounod, membre de l'Académie des Beaux-Arts, de l'Institut de France. »

Et un des collègues de M. Gounod traduit l'impression générale par ces mots : « Voilà un cylindre de cire qui vaudra cent mille francs dans un siècle. »

 

 

Dans les Parlements, dans les Assemblées publiques, l'inscription phonographique des discours remplacera, avec la plus scrupuleuse fidélité, la sténographie. Le cylindre de cire, placé dans un second phonographe, reproduira les paroles qu'il a inscrites et quipourront être immédiatement « composées » par les typographes. Le Phonographe, enseignant les difficultés des prononciations, se transformera en professeur de langues. On possédera des collections de cylindres de cire où auront été enregistrés le récit, le chant et le jeu des virtuoses célèbres de tous les pays. On aura dans sa bibliothèque des feuilles, enroulées en rouleau continu, qui ne seront autre chose que des livres entiers dictés par la voix même des auteurs.

Il se fondera des journaux-phonogrammes, et les abonnés pourront lire - par l'oreille - le Petit Phonogramme quotidien, le Phonogramme des Débats, le Phonogramme conservateur ou le Phonogramme républicain, au choix de leurs opinions.

Enfin lorsqu'on aura « phonogrammé » les comédies, les drames, les opéras à succès, on pourra se donner le rare plaisir d'avoir, à bon marché, à loisir, avec toutes ses aises, le théâtre chez soi.

Le cylindre de cire a reçu le nom de « phonogramme », c'est-à-dire : écriture de la voix. Dans sa longueur de 115 millimètres et avec son diamètre de 50 millimètres, il peut enregistrer aisément de 800 à 1000 mots. On peut compter sur 80 à 100 mots par centimètre de longueur suivant la génératrice. Il est évident que ces chiffres varient avec la vitesse de rotation et la rapidité d'élocution individuelle.

Une loupe est nécessaire pour bien voir les traces multiples et très fines imprimées par le style dans la cire. Un seul mot comporte de nombreuses sinuosités : exemple, le mot « Hullo » (fig. 34) qu'on a pu photographier avec un grossissement très puissant et qui donne, d'une façon saisissante, une idée de la complication des phénomènes que le phonographe réalise à l'aide de mécanismes relativement simples (29).

(29) La Lumière électrique, tome XXXII.

 

 

Ces cylindres de cire portant l'écriture de la voix - ces phonogrammes - peuvent s'expédier par la poste dans une petite boîte de bois. On conçoit sans peine comment deux correspondants, possesseurs de Phonographes identiques, peuvent échanger verbalement leurs idées. Nous avons déjà dit que les répétitions n'usaient pas les traces de la cire et qu'on pouvait demander à un phonogramme des milliers de répétitions sans altérer les sons.

Un rival heureux du Phonographe s'est produit à l'Exposition universelle de 1889. Le Graphophone de M. Sumner Tainter, que nous avons eu l'occasion de signaler à deux reprises, ne diffère pas essentiellement du Phonographe d'Edison, mais il obtient la même perfection d'inscription et de reproduction avec des dispositions infiniment moins compliquées.

D'un fonctionnement subtil, facilement maniable malgré sa délicatesse apparente, cet ingénieux appareil (fig. 35) substitue au cylindre de cire du phonographe un cylindre C, très léger, fait d'une feuille de carton d'un millimètre d'épaisseur, que recouvre une mince couche de cette cire dont nous avons indiqué la composition. Carton et cire forment un tout qui est le « phonogramme » de cet instrument.

 

 

On engage un de ces cylindres-phonogrammes C entre deux boutons qui se font vis-à-vis et qui forment ainsi les extrémités d'un axe idéal ; c'est un mode de mise en place du phonogramme très facile et très rapide.

La voix fait vibrer une lame mince de mica qui communique ses vibrations à un style tranchant en acier, et ce style découpe de menus copeaux dans la cire.

La reproduction se fait au moyen d'une pièce S (fig. 36). Cette pièce se compose d'une tige creuse en ébonite (caoutchouc durci) qui renferme une légère pointe d'acier a ; cette pointe d'acier est le style ; en forme d'hameçon, elle apparaît à l'extrémité inférieure de la tige creuse où elle est logée, et elle s'appuie sur le cylindre de cire ; elle est reliée de l'autre côté, par un fil de soie ff à un petit disque d en celluloïd (30) enfermé dans la boite M.

(30) Le celluloïd est un produit complexe formé par le mélange de cellulose nitrique (pyroxiline) et de camphre.

 

 

La pointe d'acier transmet au disque en celluloïd - par l'intermédiaire du fil de soie - les mouvements que lui font éprouver les traces (creux et reliefs) qu'elle rencontre sur la cire. Et le disque transmet à son tour ces mouvements, ces vibrations, aux oreilles de l'auditeur par un tube de caoutchouc à deux branches.

Le mouvement, pendant l'inscription et pendant la reproduction, est donné au Graphophone par un moteur à pédale semblable à celui des machines à coudre. Le pied de l'expérimentateur imprime au moyen de la pédale un rapide mouvement rotatif aux deux boutons qui supportent et entraînent dans leur mouvement le cylindre phonogramme C.

Ce mouvement est régularisé par un régulateur à boules analogue à celui des machines à vapeur. Si la vitesse produite devient trop grande, les deux boules s'écartent et se détachent de la pièce actionnée par la pédale. Le mouvement est donc forcé de garder toujours la vitesse nécessaire. La substitution à l'électricité d'un très léger et momentané effort musculaire peut être considéré comme une importante simplification trouvée par M. S. Tainter.

De même qu'un phonogramme, un cylindre graphophonique, expédié par la poste, s'emboîte sur l'axe rotatif du Graphophone du destinataire. Notons que ces cylindres, ne coûtent, comme les phonogrammes, que quinze centimes et que leur légèreté permet de les envoyer par la poste, dans une boite, moyennant dix centimes. Avec l'achat ou la location d'un phonographe ou d'un graphophone la correspondance coûtera un peu plus cher, mais on ne saurait vraiment pas encore exiger un même prix pour la « lettre écrite » devenue banale et pour cette merveille qu'on peut appeler la « lettre parlante ».

Le Phonographe est-il parvenu à son plus haut degré de perfectionnement ?

Qui, mieux qu'Edison, pourrait répondre à cette question ?

Or, Edison a répondu.

Voici en quels termes il s'est exprimé, lors de sa visite à l'Exposition universelle, devant le correspondant d'un grand journal de New York (31) :

(31) New York Herald, 15 août 1889.

 

« Le Phonographe a, je le crois, presque atteint la perfection dans les derniers instruments faits dans mes ateliers.

« Vous comprenez que le phonographe ordinaire employé dans le commerce n'approche pas des appareils spéciaux dont je me sers pour mes expériences privées.

« Avec ces derniers, je peux obtenir un son assez puissant pour reproduire les phrases d'un discours qu'un large auditoire peut très bien entendre. Mes dernières améliorations portent surtout sur les sons aspirés, ce qui est le point faible du phonographe. Pendant sept mois, j'ai travaillé dix-huit et vingt heures par jour sur ce seul mot specia.
« Je disais dans le phonographe : Speciaspeciaspecia, et l'instrument me répondait : Peciapeciapecia, et je ne pouvais lui faire dire autre chose.
« Il y avait de quoi devenir fou.

« Mais je tins bon jusqu'à ce que j'eusse réussi, et maintenant vous pouvez lire mille mots d'un journal dans un phonographe, à la vitesse de 150 mots par minute, et l'instrument vous les répétera sans une omission.

« Vous vous rendrez compte de la difficulté de la tâche que j'ai accomplie quand je vous dirai que les impressions faites sur le cylindre quand l'aspiration de specia est produite ne sont pas plus d'un millionième de pouce de profondeur et sont tout à fait invisibles, même au microscope.

« Cela vous donne une idée de ma façon de travailler.

« Je ne suis pas un théoricien, moi, et je ne pose pas pour un savant. Les théoriciens et les savants obtiennent de grands succès en expliquant, dans un langage choisi, ce que les autres ont fait. Mais toutes leurs connaissances de formules mises ensemble n'ont jamais donné au monde plus de deux ou trois inventions de quelque valeur. Il est très aisé d'inventer des choses étonnantes, mais la difficulté consiste à les perfectionner assez pour leur donner une valeur commerciale. Ce sont celles-là dont je m'occupe. »

 

D'après cette conversation - qui se termine par une profession de foi bien américaine et pas idéaliste du tout - on peut considérer le Phonographe comme ayant dit son dernier mot, ou plutôt, comme étant prêt désormais à dire et à répéter bien des mots !

Au début de ce chapitre consacré au Phonographe nous avons rappelé la pensée de Pascal : « L'Imagination se lassera plus tôt de concevoir que la Nature de fournir. » Or, l'intelligence humaine avait conçu, il y a bien longtemps, cette idée de conserver et de reproduire la parole que la science nous permet aujourd'hui de mettre en œuvre. Nous trouvons, en effet, dans une gazette satirique de 1632, le Courrier véritable, les lignes suivantes : « Le capitaine Vosterloch est de retour de son voyage des terres australes qu'il avait entrepris par le commandement des États de Hollande, il y a deux ans et demy. Il nous rapporte entre autres choses, qu'ayant passé par un détroit au-dessous de celui de Magellan, il a pris terre en ce pays où la nature a fourni aux hommes de certaines éponges qui retiennent le son et la voix articulée, comme les nôtres font les liquides. De sorte que, quand ils se veulent mander quelque chose ou conférer de loin, ils parlent seulement de près à quelqu'une de ces éponges, puis les envoient à leurs amis, qui, les ayant reçues, en les pressant tout doucement, en font sortir tout ce qu'il y avait dedans de paroles et scavent par cet admirable moyen tout ce que leurs amis désirent (32). »

(32) Bibliothèque nationale, le Courrier véritable, avril 1632. (La Bibliothèque nationale possède deux seuls numéros de cette gazette, avril et novembre 1632.)

Le gazetier de 1632 présentait cette idée comme une plaisanterie aussi prodigieuse qu'invraisemblable - et, au bout de 257 ans, le Phonographe vient d'en faire une réalité !

 

 

 

 

 

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