LE PHONOGRAPHE ET LE DISQUE
Les premières inventions. — Avant de reproduire le son, il faut d'abord l'inscrire, et c'est à quoi tendent les premiers efforts. En 1807, le physicien anglais Thomas Young parvient à enregistrer les vibrations acoustiques avec un appareil dont il donne la description dans son cours On natural and mechanical arts. Les recherches sont poursuivies par Duhamel, Wertheim, Lassajoux, et, en 1857, un jeune autodidacte français, Léon Scott, construit le phonautographe, appareil composé d'un cylindre enduit de noir de fumée, d'un diaphragme en soie de porc et d'un entonnoir permettant à la voix de faire vibrer le diaphragme et d'inscrire en ligne sinueuse les vibrations sur le cylindre. Mais l'Académie des sciences demeure sceptique, et l'inventeur, à bout de ressources, abandonne les recherches.
Le phonautographe ne permettait pas encore la reproduction du son. Cette découverte devait être, presque simultanément, celle de Charles Cros et d'Edison. Le 30 avril 1877, Cros déposait à l'Académie des sciences un pli cacheté qui fut ouvert et lu en séance publique à la fin de l'année. Il contenait une communication intitulée Procédé d'enregistrement et de reproduction des phénomènes perçus par l'ouïe. Cros appelait son appareil paléophone ou voix du passé ; mais le mot phonographe avait été employé dès le 10 octobre 1877, dans un article donné à la Semaine du Clergé par l'abbé Lenoir, ami de Cros, sous la signature de Le Blanc : « L'instrument qui a reçu, et pour ainsi dire sténographié nos paroles, notre chant, notre musique, etc., en gardera le cliché, qui pourra être rendu métal par la galvanoplastie et qui, quand on le mettra en jeu, reproduira notre voix, nos articulations, notre timbre, en un mot, notre discours parlé ou notre couplet chanté. » Mais Cros n'avait pas assez d'argent pour prendre un brevet, et un fabricant auquel il porta ses plans ne comprit pas l'avenir de l'invention, pas plus que Napoli, physicien constructeur, ne comprenait la valeur d'un dispositif imaginé par Marcel Deprez pour l'enregistrement et la reproduction des phénomènes sonores.
Edison. — Dans le même temps, Edison avait orienté ses recherches dans la même direction. Guidé par l'étude du téléphone de Graham Bell, il prit, le 19 décembre 1877, quelques jours après l'ouverture du pli de Cros, dont il n'avait évidemment pas connaissance, un brevet intitulé : Perfectionnements dans les instruments pour contrôler par le son la transmission des courants électriques et la reproduction de sons correspondants. Le 15 janvier 1878, il complétait son texte par une description où apparaissait également le mot phonographe. Le principe était le même que celui de Cros, et le procédé de Scott était notablement perfectionné. Le noir de fumée était remplacé par une feuille d'étain, la soie de porc par une aiguille d'acier, les sinuosités de la ligne enregistreuse par une succession de creux et de reliefs. Le premier appareil industriel se présentait donc ainsi : un cylindre de cuivre recouvert d'une feuille d'étain malléable, et un diaphragme composé d'une membrane de parchemin tendue, reliée à un style et prolongée par un cornet acoustique. Le cylindre était mû à la manivelle par un axe fileté le déplaçant devant le diaphragme fixe. Les vibrations émises devant le cornet et transmises par la pointe enregistreuse se gravaient sur l'étain en sillon hélicoïdal. L'appareil enregistreur était en même temps reproducteur; la pointe suivait à nouveau le sillon déjà tracé. Il fut présenté par Du Moncel à l'Académie des sciences, le 11 mars 1878, et l'un des assistants ne voulut voir là qu'une « supercherie de ventriloque ».
Edison, occupé par d'autres inventions et peu confiant dans l'avenir commercial de son appareil, laissait à d'autres chercheurs le soin de le perfectionner. Charles S. Tainter eut l'idée de remplacer par une feuille de mica la membrane de parchemin qui, semblable à une peau de tambour, possédait un son propre qui déformait les sons enregistrés. Il substitua également au cylindre métallique des rouleaux de cire amovibles (amélioration déjà prévue par Edison). Ce nouvel appareil prit le nom de graphophone ; il pouvait, grâce aux rouleaux mobiles, s'entourer d'une véritable bibliothèque portative ; mais ces cylindres ne pouvaient encore reproduire qu'une seule édition, celle-là même qu'ils avaient enregistrée. Peu après, cependant, on parvint à les mouler au moyen de la galvanoplastie.
Un inventeur français, Lambrigot, poussait ses recherches dans la direction d'une « matrice » qui permît de reproduire les inscriptions à un nombre d'exemplaires illimité. En 1888, Berliner, savant allemand installé en Amérique, imaginait de remplacer le cylindre par un disque horizontal et appelait son appareil le gramophone. Le modèle qui servait à la reproduction des sons continuait d'être manœuvré à la main ; il fallut attendre quelques années avant que ne fussent adoptés les mouvements à ressorts.
Le 23 avril 1889, le phonographe, muni de ses perfectionnements, fut présenté à nouveau aux membres de l'Académie des sciences et, cette fois, l'accueil fut enthousiaste. L'appareil n'était, en fait, nullement tributaire des découvertes modernes, électriques ou magnétiques. Il n'obéissait qu'aux lois de l'acoustique et des vibrations sonores, déjà connues à la fin du XVIe siècle, où l'on savait parfaitement construire des mouvements d'horlogerie et où l'on n'ignorait pas les propriétés des matières plastiques telles que la cire. On peut donc conclure que le phonographe, tel que l'a connu l'époque 1900, aurait très bien pu naître déjà sous Louis XIII et donner raison à Cyrano.
L'enregistrement électrique. — Jusqu'à l'enregistrement électrique, le phonographe resta tel dans son principe, avec des perfectionnements de détail. Pour le diaphragme, on fait l'essai des matières les plus diverses, depuis le celluloïd jusqu'à l'aluminium plissé. Pour le stylet graveur, on emploie le saphir ou l'acier. Mais voici le physicien Dussaud, qui a l'idée de l'enregistrement et de la reproduction électriques dès 1894. Il inventa le microphonographe, enregistreur ou reproducteur, père du pick-up. La première expérience eut lieu le 21 novembre 1897. Il avait même l'idée d'un amplificateur, qu'il appelait multiphone, et qui fut présenté à l'Académie de médecine, en 1899.
Vers 1910, Louis Gaumont songea à utiliser l'enregistrement électrique avec microphone pour ses essais de phono-scènes, combinaison de cinéma et de phonographe ; mais l'amplification était encore malaisée à réaliser. Cette difficulté fut surmontée grâce aux lampes amplificatrices de T. S. F. et, à partir de 1923, la nouvelle méthode bouleversa le vieux système mécanique qu'elle remplaça tout en supprimant ses défauts.
Dans l'enregistrement mécanique, le pavillon altérait les timbres, et son exiguïté ne permettait pas d'enregistrer des masses importantes : même pour un ensemble réduit, il fallait souvent utiliser plusieurs pavillons. L'enregistrement électrique a rendu possible la prise sonore dans sa liberté absolue : on peut enregistrer n'importe où.
Au studio, une grande pièce feutrée est aménagée pour parer aux phénomènes d'écho. Dominant son ensemble, le chef d'orchestre guette les signaux du laboratoire voisin. Deux coups de sonnette retentissent : au second, l'orchestre marque un silence absolu et s'apprête à l'attaque. Une ampoule rouge s'allume, le chef baisse sa baguette, l'orchestre part, l'enregistrement commence, et les ondes sonores captées par le micro passent, amplifiées, dans le laboratoire où un plateau de cire blonde et molle est sillonné par une pointe de diamant fixée à un électro-aimant à flux variable auquel aboutit le courant. Au-dessus du plateau un aspirateur absorbe les parcelles de cire arrachées par le labourage de la pointe enregistreuse. A côté se dresse un gros amplificateur, accompagné d'un ensemble reproducteur qui permettra l'essai des cires enregistrées. Les ingénieurs qui surveillent l'opération doivent posséder, non seulement des connaissances de physiciens, mais une oreille assez délicate pour saisir rapidement les différences entre l'émission et la reproduction. Ils doivent arriver à « lire » un disque en discernant dans le sillon la rentrée de tel ou tel instrument. Ils vont généralement par deux : l'un, l'enregistreur, s'occupe de la cire ; l'autre, l'électricien, du mouvement électrique. A mesure que le haut-parleur monté en dérivation à côté du tableau amplificateur reproduit l'exécution en cours, l'ingénieur-enregistreur suit sur la partition qu'il annote en vue de l'épreuve définitive. En général, on ne fait guère plus de deux ou trois essais. Quand le disque est achevé, le chef d'orchestre vient se rendre compte du résultat : on exécute devant lui l'essai tenté sur la cire. Puis il retourne transmettre ses observations aux musiciens. On recommence l'exécution. S'il est satisfaisant, on considère l'épreuve comme définitive et elle passe à l'usine de fabrication.
Fabrication du disque. — La cire enregistrée, encore molle, est transportée avec précaution à l'endroit où il sera procédé au tirage des disques en matière plastique. De la cire (positive) on tire d'abord par l'électrolyse un disque de cuivre (négatif) auquel on donne le nom d'original. On le plonge à son tour dans un bain électrolytique où il donne une réplique (positive) de la cire et prend le nom de mère. On peut le jouer sur un phonographe, et cette mère va servir à tirer de nouvelles épreuves métalliques, appelées shells ou matrices, et destinées à garnir le fond des presses où seront modelés les disques destinés au commerce. Si une matrice est mise hors d'usage, on peut, grâce à la mère, tirer d'autres matrices. Si la mère elle-même a quelque accident, l'original permet d'en produire une nouvelle.
Le plateau de cire arrivant du studio est saupoudré d'un très fin graphite tamisé à la soie. Rendue ainsi conductrice de l'électricité, la cire, enserrée dans un cadre de bois à long manche qui la fait ressembler à un banjo, baigne pendant quinze heurts dans une longue cuve électrolytique. On l'y balance doucement afin que la couche de cuivre qui formera l'original soit homogène. La couche une fois formée est séparée de son moule. On en augmente la surface pour permettre de détacher aisément la nouvelle couche de cuivre, la mère, qui va se former à la surface de l'original quand celle-ci aura été plongée dans un nouveau bain électrolytique. La mère, à son tour, baigne dans du sulfate double de nickel afin que se forme, en nickel, la dernière pellicule, la shell ou matrice. Cette pellicule d'un demi-centimètre, trop faible pour supporter l'effort des presses, est soudée à un épais disque de cuivre : elle est prête désormais pour le moulage du disque définitif.
La matière plastique employée pour le disque est variable. Au début, on utilisait la cire vierge. Trop malléable, celle-ci fut remplacée par des mélanges divers composés au gré de chaque fabricant. Généralement ils comportent de la gomme laque, des matières inertes (sable fin, terre brûlée, craie) et un produit colorant (noir de fumée ou noir animal). Pour éviter le grattement de l'aiguille, on a imaginé d'étendre sur cette matière plastique, qui constitue le corps du disque, une couche de gomme laque, isolée de la matière centrale par une feuille de papier. Certains, pour alléger le disque, ont essayé de remplacer la matière plastique par du carton. D'autres, pour obtenir un disque souple et incassable, ont recours au procédé du cello-disque.
Les vieux disques concassés sont souvent utilisés dans ce mélange que malaxent à chaud de solides rouleaux. Les longues bandes de pâte passent au laminoir et sont automatiquement divisées en tablettes. Elles sont transportées à l'atelier de moulage où une cinquantaine d'appareils ouvrent leurs mâchoires comme des moules à gaufres. Au fond de chaque moule est placée une shell ou matrice. A côté, sur une table métallique chauffante, des tablettes de matière plastique, des cercles de papier enduits de gomme laque et des étiquettes. Sur le plateau inférieur du moule, l'ouvrier dispose l'étiquette, un papier laqué (laque en dessous), la matière plastique, un papier laqué (laque en dessus) et une deuxième étiquette. Il ferme le moule, l'engage sous une presse hydraulique qui déploie une force de vingt tonnes, fait circuler de la vapeur à 160 degrés, puis de l'eau froide. L'opération dure trente secondes. Le débit moyen est de sept cents à huit cents disques par jour et par ouvrier. Enfin, sorti de la presse, le disque est poli sur sa tranche et ensaché dans sa chemise de papier.
Les appareils. — Les appareils modernes sur lesquels tournent les disques n'ont plus guère de rapports avec les énormes machines à gigantesque pavillon que connut l'époque héroïque du phonographe. En vue d'amplifier le son on a été conduit à créer des haut-parleurs électrodynamiques, puis électrostatiques. Les amplificateurs ont fait d'immenses progrès avec leurs divers montages : en push pull, à contre-réaction ou à chemins multiples. Les pick-up sont divers. Le plus fréquemment employé est le pick-upmagnétique à impédance variable. Le pick-up piezzo cristal, plus fragile, fait mieux ressortir les sons aigus, mais accentue le grattement de l'aiguille. Le pick-up électrodynamique, encore plus délicat et plus coûteux, permet la reproduction des sons les plus élevés jusqu'à dix mille périodes. On est parvenu à régler la vitesse de rotation de telle sorte que la hauteur du son perçu soit exactement la même que celle du son enregistré : cette vitesse standard est de soixante-dix-huit tours à la minute. La manivelle a été remplacée par le courant. Divers systèmes permettent d'obtenir une audition continue ; en général, un transporteur mobile se saisit d'un disque, le met en place et retourne prendre le suivant. Des opéras entiers peuvent être ainsi exécutés sans interruption. Le changement automatique de l'aiguille a été également résolu, et elle-même présente des variantes de fabrication, depuis l'acier normal jusqu'au piquant de porc-épic en passant par la fibre ou la duralite.
Divers appareils ont été adaptés aux exigences de la publicité, en liaison avec des automates ou des distributeurs. Une application courante est celle du phono-réveil, qui combine le phonographe avec le réveille-matin. Il existe des phonos-chiens qui aboient en cas d'effraction, des affiches parlantes qui se déclenchent par cellule photo-électrique quand on s'approche d'elles, des phonos avertisseurs pour automobilistes, « donnant, dit l'inventeur, les intentions du chauffeur en phrases lapidaires criées à très grande puissance », des cartes postales sonores jadis inventées par Pathé et décorées du nom de Pathépost sans compter les phonographes-valises « pour le transport facile », les phonographes « fonctionnant en tous sens » pour paquebots et avions, et le phonographe-pliant-de-poche (sic).
Les principaux éditeurs. — La guerre de 1939 a bouleversé les éditions phonographiques. De nombreuses firmes ont disparu. De nombreux disques sont inaccessibles. En 1946, les firmes suivantes sont en activité :
La Voix de son maître. Polydor.
Columbia. Brunswick.
Pathé. B. A. M. (Boîte à musique).
Odéon. Decca.
L'Anthologie sonore. Assimil.
Florilège. Linguaphone.
L'Oiseau-lyre. Miméphone.
Les Discophiles français. Les Écrivains français.
La Musique au Vatican. Le Chant du monde.
Lumen. Le Carillon de Blois.
Swing. Sylva.
Si la technique a fait des progrès signalés, l'esprit des éditeurs s'est élargi. On a compris que le plus sûr moyen de conférer une dignité au phonographe était de respecter celle de la musique. L'édition du disque ne présente plus cette abondance désordonnée qu'on pouvait lui reprocher il y a quelques années. Le règne des arrangeurs adaptant les textes originaux à un prétendu goût du public est terminé. Les quelques lacunes que l'on peut encore constater dans les listes d'enregistrement, et qui ont pour cause principale les difficultés de réalisation quand il s'agit d'œuvres exigeant des masses chorales, ne concernent plus guère que des œuvres de second plan, et la disparition de ces manques est continue. La musicologie n'a plus le droit de faire grise mine à la mécanique.
Phonothèques et collections. — L'historien dispose aujourd'hui d'un sérieux instrument de travail : la phonothèque. En 1911, le Musée de la parole, qui venait d'être fondé, reçut d'Émile Pathé un millier de phonogrammes qui furent conservés à la Sorbonne par les soins de Ferdinand Brunot : ce fut la première phonothèque. En 1927, le conseil municipal de Paris mit à la disposition du musée un immeuble de la rue des Bernardins, et le 3 avril 1938, un décret instituait la Phonothèque nationale, à laquelle fut confié le dépôt légal de l'édition sonore, sous la direction de Roger Dévigne.
A la Radiodiffusion nationale, une discothèque, qui ne groupe pas moins de cent mille enregistrements de toute nature, fonctionne par les soins de Maurice Dalloz. D'autres institutions possèdent des discothèques généralement spécialisées : au palais de Chaillot, le Musée de l'homme et le Musée des arts et traditions populaires ; le musée Guimet ; la bibliothèque de l'Opéra ; le Collège de France.
Plusieurs de ces institutions ont inscrit à leur programme l'enregistrement et la conservation de voix célèbres (musicales, politiques, scientifiques, littéraires), de folklore national, de chants exotiques, de dialectes. Divers chefs de mission ont parcouru la France, ses colonies, et divers pays étrangers pour enrichir ces collections de documents authentiques.
Le domaine du disque. — Avec les facilités nouvelles d'enregistrement, le domaine du disque est devenu pratiquement illimité. A la musique, il a depuis longtemps annexé les bruits, dès le moment où il fit office de double sonore pour l'écran encore muet. On multiplie les montages sonores dont a besoin sans cesse la radio. Le disque est devenu le poète de la vie bruissante. L'usine en action, les foules en rumeur, le concours agricole du chef-lieu, la criée aux halles, le délire du fiévreux, les lamentations de Lourdes, les orgues de l'avion en course ou du poteau télégraphique dans la tempête, tout cela a été élevé au rang de lyrisme sonore, avec tous les bruits de l'industrie et ceux de la nature, sans compter ceux de la guerre et de la catastrophe. L’alliance de la musique simple et du bruit pittoresque a donné naissance au disque « d'atmosphère » qui se révèle capable de créer de petites scènes évocatrices et de devenir l'imagier de la musique populaire.
Comme le téléphone et la radio, le disque a d'abord joué un rôle discret dans les pièces de théâtre. Il y a souligné des moments psychologiques, il y a créé des bruits, suscité des évocations. Parfois, un metteur en scène avisé, comme Louis Jouvet, a eu recours à des musiques enregistrées à cent lieues du but pour mieux atteindre ce but : l'idée de faire jouer, pour accompagner Amphitryon 38 de Giraudoux, des disques de musique espagnole a manqué faire périr de surprise douloureuse des musicographes courroucés, dans le même temps qu'elle ravissait les artistes. Peu à peu, le disque s'est poussé du col. Il a prétendu remplacer l'orchestre d'un bout à l'autre d'une pièce. Un essai de Maurice Dalloz pour un théâtre de marionnettes se révéla concluant. Xavier de Courville tint la gageure de mettre le phonographe totalement au service d'une œuvre d'imagination et de fantaisie comme l'Oiseau vert de Gozzi. On peut, dès lors, imaginer un auteur dramatique commandant, pour soutenir un spectacle, une « partition phonographique », soit qu'il recoure à des œuvres déjà enregistrées, soit qu'il prie un compositeur contemporain de lui « composer des disques ». On peut même inférer que les musiques de scène, aussitôt enregistrées, supprimeraient les formalités de gravure, de copie, de réduction pour piano et auraient une répercussion directe sur l'édition-papier.
Parmi les plus angoissants problèmes qui se posent à la musique contemporaine figure celui des exécutions chorales. Une association symphonique ne peut plus guère donner par an, en raison des frais, que trois ou quatre concerts avec chœurs. C'est la triste raison pourquoi l'on n'entend plus, que par exception, au concert les Passions de Bach, les oratorios de Haendel ou les Sirènes de Debussy. Et c'est pourquoi le phonographe qui les recueille est plus qu'un allié : c'est un sauveur. Sans lui, des musiques essentielles seraient purement et simplement rayées de la vie musicale. Du même coup, il joue un rôle éducatif de premier plan, car il tire de la pénombre des spécialistes et des initiés jusqu'au soleil de l'admiration universelle, non seulement des œuvres capitales rarement entendues, mais des phalanges d'érudits et d'artistes uniques, comme la Chanterie de la Renaissance, grâce à qui, par les soins voluptueux d'un Henry Expert, furent conservés à la vie et parés de leur jeunesse les chefs-d'œuvre choraux des musiciens de Ronsard. En de telles occasions, le disque rend service à la fois à l'auditeur, à la musique, à la musicologie et à la littérature. Voilà qui lui fera pardonner l'édition de tant de stupidités commerciales (qui lui permettent d'ailleurs de vivre). L'enregistrement de tant d'œuvres sérieuses, qui rendent vivante l'histoire de la musique, qui comblent le musicologue et contribuent à l'éducation populaire, s'est, au reste, révélé assez « commercial » pour inciter les éditeurs à multiplier les collections scientifiques de disques. Jadis, il fallait chercher péniblement et à l'aventure dans un monceau de catalogues les membres épars de ce grand corps splendide que fut la musique ancienne ; çà et là un Scarlatti, un Janequin, un Josquin, un Daquin, un Clérambault, un Couperin, un Montéclair ; et la plupart du temps, ces œuvres n'étaient pas même conformes à l'original, car l'arrangeur était passé par là. Aujourd'hui le phonographe a conquis assez de grades pour, jouer dignement son rôle de conservateur de musée; et la discothèque est bien ce véritable musée que réclamaient les amateurs sérieux; ce n'est plus cette boutique de brocanteur où s'entassaient pêle-mêle et sans soin les fragments de chefs-d'œuvre. Peu à peu, l'édition du disque s'est créé des obligations envers la science et envers l'art. Il importe qu'elle les respecte sans défaillance.
L'esthétique et le rôle du disque. — Il fut un moment où l'on pouvait parler d'une esthétique du disque. C'était celui où avait encore un sens le mot de « phonogénie ». Le phonographe n'était pas alors capable de reproduire exactement tout le réel : il le transformait selon certaines lois et conduisait le compositeur à résoudre des problèmes. On était contraint d'envisager les transpositions imposées par le disque à une musique donnée. Alors que la copie du réel paraissait impossible et restait décevante, cette transposition constituait l'intérêt d'art du phonographe. C'est à ces problèmes que s'appliquait un texte de Valéry, la Conquête de l'ubiquité par le phonographe : « Il y a, disait-il, dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance moderne. Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'invention elle-même, allant peut-être jusqu'à modifier la notion même de l'art. » Ces problèmes de transposition ont disparu avec la perfection technique. L'esthétique du phonographe s'est déplacée ; elle ne réside plus dans le souci que pouvait alors avoir le compositeur de préserver sa personnalité à travers celle du phonographe. C'est maintenant la composition des montages phonographiques, la combinaison de fragments du réel vers une réalité poétique supérieure, qui constituent la véritable esthétique du disque. Et dans le même temps le disque joue ses rôles de plus en plus variés et féconds. Il est conservateur de musée, dans la mesure où il offre à l'avenir les trésors du passé ; il est musicologue, quand il assure au conférencier l'appui de ses exemples authentiques; il est pédagogue, quand dans l'enseignement littéraire ou linguistique il démontre, corrige et perfectionne; il est explorateur, quand il recueille dans les contrées lointaines des documents inconnus; il est folklorique et national, quand il assure la pérennité aux voix des provinces prêtes à s'éteindre. Il est un humaniste qui a bien mérité de l'Esprit.
André CŒUROY
agrégé de l’Université
(la Musique des origines à nos jours, Larousse, octobre 1946)