DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES.
SÉANCE DU LUNDI 30 SEPTEMBRE 1878.
PRÉSIDENCE DE M. FIZEAU.
PHYSIQUE. - Remarques sur le phonographe et le téléphone ; par M. BOUILLAUD.
« I. Phonographe. - L'expérience phonographique faite devant l'Académie, il y a déjà quelques mois, a été répétée, en ma présence, dans le cabinet de mon savant confrère, M. du Moncel. Quelques phrases, prononcées dans l'ouverture du phonographe, d'abord par un jeune homme qui faisait fonctionner la machine, ensuite par M. du Moncel, et enfin par moi, furent répétées, tellement quellement, et entendues de nous tous.
« 1° Était-ce le phonographe qui les répétait, après les avoir inscrites ? Était-ce un autre moyen répétiteur ? Si c'était bien le phonographe, était-ce par répétition des vibrations sonores qu'il aurait enregistrées, et qu'il aurait reproduites de lui-même, proprio motu, comme l'écho reproduit les vibrations des ondes sonores qu'il a recueillies ? Dans cette dernière hypothèse, cet appareil n'aurait été qu'un écho sui generis, et n'aurait pas, par conséquent, constitué une véritable invention, puisque l'expérience à laquelle il servait n'était qu'une confirmation de celles déjà faites, en matière de cette partie de l'Acoustique qui concerne les divers modes de transmission et de répercussion ou de réflexion des sons. Ce rapprochement de la répétition des paroles par la voix phonographique avec celle de leur répétition par la voix de l'écho, tel qu'on l'a connu jusqu'ici, tourmentait en quelque sorte mon esprit. Mais je ne pouvais me dissimuler que la répétition dite phonographique n'avait pas lieu immédiatement après la prononciation des paroles, comme il arrive dans le cas de leur répétition par un écho très voisin de l'oreille de la personne qui les a prononcées. Je ne pouvais me dissimuler non plus que la répétition d'origine phonographique pouvait se reproduire, selon les phonographistes, un plus ou moins grand nombre de fois, à des intervalles divers, sans avoir besoin d'une prononciation nouvelle de la part de la personne qui les avait déjà prononcées, tandis que la répétition des paroles par le moyen de l'écho ne peut se reproduire qu'à la condition, pour celles-ci, d'être prononcées de nouveau. De plus, il une fallait bien reconnaître que, sous le rapport de la force, du ton, de la vitesse et du timbre, les paroles d'origine dite phonographique différaient notablement de celles qui avaient été prononcées, tandis que c'est le contraire pour les paroles répétées par l'écho.
« 2° Etait-ce par une sorte d'imitation artistique que les paroles attribuées au phonographe étaient reproduites ? Quelques-uns s'étonneront, sans doute, de cette seconde hypothèse. Ce n'est pas, cependant, sans aucune ombre de raison qu'il m'est arrivé de la concevoir. Je ne prétends pas, toutefois, lui donner plus d'importance qu'elle ne mérite, ni l'émettre sans toutes les réserves requises.
« En attendant mieux, il ne m'est encore permis que de m'en tenir au doute vraiment philosophique. Ce n'est pas que, à l'exemple de Montaigne, je professe que le doute est le plus doux oreiller sur lequel puisse reposer une tête bien faite. Il me semble, au contraire, que la certitude, quand rien ne lui manque, est un oreiller plus doux encore. Mais, me demandera-t-on, quel est donc ce mieux que j'attends ? Je vais le dire. J'attends que M. du Moncel, opérant lui-même, soit chez lui, soit ici, en présence d'une Commission élue par l'Académie, répète, un nombre suffisant de fois, et avec toutes les précautions et conditions voulues par la saine méthode scientifique, les expériences sur lesquelles s'appuie la théorie qu'il enseigne relativement au mécanisme du phonographe. Jusque-là, je ne saurais, malgré toute la sympathie que j’éprouve pour sa personne et l'intérêt que je prends à ses savantes recherches, je ne saurais, dis-je, partager sa foi phonographique.
« Par une sorte d'argumentum ad hominem, M. du Moncel dit que la phrase prononcée par moi est précisément celle que le phonographe a répétée le mieux ; et, ce qui m'a beaucoup flatté, il a eu la politesse de donner pour raison de cela que je l'avais fort bien prononcée. Il faut, en vérité, que mon caractère et mors esprit soient bien mal faits, pour ne pas m'avouer converti par une logique aussi éloquente. Que M. du Moncel veuille bien me pardonner une incrédulité qui, pour être vaincue, attend uniquement, comme je viens de le déclarer, l'heureux moment où, fonctionnant sous sa direction personnelle, toutes les conditions requises observées, en présence de la Commission demandée, il fera répéter au phonographe la phrase enregistrée par lui, telle que je l'ai prononcée, ce qu’il a déjà fait plus d'une fois, dit-il, en présence de certaines personnes. Alors, moi aussi, comme un autre Thomas, ou comme la femme de Polyeucte, voire même comme Orgon, je m'écrierai : j'ai entendu, j'ai touché, j'ai vu, vu, dis-je, ce qui s'appelle vu, et je rendrai hautement des actions de grâce à mon victorieux confrère. Je viendrai proclamer ma défaite, au sein de cette Académie, et je n'en rougirai point ; car s'il y a quelque chose de plus beau peut-être que de découvrir la vérité, c'est de reconnaître son erreur (1).
« II. Téléphone. - La condition nouvelle par laquelle cet instrument se distingue de ceux déjà connus, au moyen desquels les sons se propagent à des distances plus ou moins éloignées, c'est qu'une machine électrique en fait partie comme moyen de renforcement.
« M. du Moncel assure avoir reconnu, par ses expériences personnelles, l'influence de ce nouveau pouvoir électromagnétique, comme moyen de propagation ou de transmission des sons. Il a répété devant moi l'expérience déjà pratiquée devant l'Académie, pour prouver cette nouvelle propriété de l'électromagnétisme. Il y a, pour moi, dans cette expérience, je ne sais quelle illusion d'acoustique, dont un examen plus approfondi de l'appareil au moyen duquel on l'exécute permettra, je l'espère, de se dégager.
« Quant à l'expérience particulière, au moyen de laquelle M. du Moncel m'a fait entendre le bruit d'une montre placée dans une pièce de son appartement, distante d'un certain nombre de mètres, d'une autre pièce où nous étions, je ne crois pas me tromper en disant que j'aurais également entendu ce bruit, si le cornet dont je me servais pour l'écouter eût communiqué avec la montre, au moyen d'un appareil acoustique ordinaire, suffisamment multiplicateur du son et convenablement disposé.
« J'ai observé, en effet, un bon nombre de faits à l'appui de cette assertion. Je n'ai pas eu le temps, depuis que j'ai été témoin de l'expérience de M. du Moncel, de faire construire un appareil spécial, pour démontrer que le bruit d'une montre peut s'entendre à plusieurs mètres de distance, quand il est transmis par un moyen conducteur suffisamment puissant. Toutefois, en attendant, j'ai fait les deux expériences suivantes, bien grossières il est vrai, mais qui se trouvaient en quelque sorte sous ma main :
« 1° J'ai placé ma montre à la base d'une colonne creuse, en porcelaine. Debout devant cette colonne, et l'oreille nue appliquée sur elle, à une distance d'environ 2 mètres, j’ai parfaitement entendu le tic tac de la montre, et j'aurais pu l'entendre à une distance plus grande si j'avais pu appliquer mon oreille plus haut.
« 2° J'ai posé ma montre sur le parquet en bois de mon antichambre, puis, à une distance de 2 à 3 mètres, j'ai appliqué mon oreille nue sur ce même parquet, et j'ai aussi parfaitement entendu le tic tac de cette montre.
« Une seconde expérience téléphonique, dont M. du Moncel a bien voulu m'offrir le très amusant et joli spectacle, c'est celle de l'instrument qu'il appelle le condensateur chantant. Elle consiste en ce que les chants d'une personne, recueillis par le téléphone, sont transmis par un appareil conducteur à ce condensateur, formé de feuilles de papier et de lames métalliques. Celui-ci les propage dans la salle où il est placé. Les chants ainsi formés, transmis, condensés, propagés, peuvent, comme le tic tac de la montre, dont il a été question plus haut, cesser de se faire entendre, si l'on interrompt le circuit électrique, nécessaire, selon M. du Moncel, au jeu du téléphone.
« Les chants communiqués au condensateur sont purement vocaux. Les paroles chantées, m'a-t-il été dit, ce qui, je l'avoue, m'a surpris un peu, ne seraient pas transmises condensées et propagées dans la salle. Quant à ces chants vocaux, ils offrent un timbre particulier qui ne peut guère se décrire, mais qui mérite d'être signalé.
« Ce que j'ai dit de l'influence de l'appareil électrique du téléphone, à l'occasion de l'expérience relative au tic tac d'une montre, est applicable à celle dont il est actuellement question. Il ne m'a pas été suffisamment démontré, jusqu'ici, que cet appareil électrique jouât un rôle aussi important que celui dont on le considère comme essentiellement chargé.
« L'argument que l'on fait valoir en sa faveur, c'est que l'on peut à volonté supprimer le chant en interrompant le circuit électrique et le reproduire en rétablissant le circuit. Ce raisonnement serait sans doute irréfutable, s'il était clairement démontré que nulle autre condition n'est intervenue pour déterminer le phénomène ; mais j'avoue franchement ne pas en avoir la certitude. Jusqu'à plus ample informé, je me contenterai donc de dire que, par l'unique emploi d'un conducteur acoustique ordinaire, suffisamment énergique, on produirait les phénomènes, très curieux, je le répète, de l'expérience dont je viens de rendre un compte succinct. »
M. MILNE-EDWARDS prend la parole pour dire que tous les physiologistes de l'Académie ne partagent pas les opinions de son savant confrère, M. Bouillaud, au sujet de l'impossibilité de produire, sans le concours d'un larynx, de lèvres, etc., des sons articulés analogues à ceux de la parole humaine. Il rappelle les expériences anciennes de Kempelen, de R. Willis et de Wheatstone, et il renvoie, pour l'expression plus complète de son opinion à ce sujet, au XIIe volume de son ouvrage sur la Physiologie et l'Anatomie comparée (p. 548 et suiv.). Quant à la partie de la discussion qui est relative aux lois de l'Acoustique, M. Milne-Edwards ne croit pas nécessaire d'y intervenir.
(1) Dans deux cas où j'ai été témoin de la répétition de paroles prononcées dans l'ouverture du phonographe, je m'aperçus de faibles mouvements des lèvres des personnes par lesquelles ces paroles avaient été prononcées. J'en fis l'observation, et je tins compte de cette donnée dans mes recherches sur la question de la phonographie. J'ai acquis expérimentalement la conviction qu'on peut, sans ouvrir et remuer notablement la bouche, prononcer certains mots, certains discours mêmes, mais qui passent alors uniquement par les fosses nasales, et avec un caractère tout particulier.