COMMÉMORATION

DU SOIXANTE -DIXIÈME ANNIVERSAIRE

DE L'INVENTION DU PHONOGRAPHE

PAR

CHARLES CROS

AU CONSERVATOIRE NATIONAL DES ARTS ET MÉTIERS,

à PARIS,

le vendredi 19 décembre 1947.

 

 

DISCOURS DE M. RENÉ BARTHÉLEMY,

Membre de l'Académie des sciences.

 

 

 

MONSIEUR LE REPRÉSENTANT DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,

MESSIEURS LES MINISTRES (1),

MESDAMES,

MESSIEURS,

 

(1) M. Marcel Naegelen, Ministre de l'Éducation Nationale ;

 M. Pierre Abelin, Secrétaire d'État à la Présidence du Conseil.

 

Puisque j'ai l'honneur de prendre la parole comme Membre de l'Académie des Sciences, c'est à travers les notes que Charles Cros a laissées dans les Archives de notre Compagnie que je devais essayer de reconstituer son œuvre et d'en mesurer les conséquences. Toutefois, je vous demanderai la permission d'élargir ce cadre un peu limité en puisant également dans les souvenirs de mes Confrères littéraires pour présenter, plus complètement, l'homme surprenant que fut le précurseur de la machine parlante.

Né en 1842, dans un de ces départements proches des Pyrénées, qui donnèrent au pays tant de brillants sujets, Charles Cros révéla une facilité d'assimilation assez rare, puisqu'à 14 ans, nous dit Maurice Donnay, il apprenait le sanscrit et parlait couramment l'hébreu. Après la philologie, il s'attaqua à la médecine et se montra curieux de physique. Il professa à 20 ans et eut, parmi ses élèves, un futur Directeur de l'École des Chartes.

A 25 ans, il y a donc 80 ans, il présentait des projets de photographie de couleurs.

Charles Cros était aussi un fervent des lettres, et là il fut également un producteur. Cette dispersion ne paraîtrait guère logique à notre époque de spécialisation, mais sous le second Empire on pouvait être encore un peu encyclopédiste, et Charles Cros avait une vaste intelligence. Il créait la formule des monologues et faisait des poèmes. Il s'évadait souvent de son très modeste logement de la rue Jacob pour respirer l'air de Montmartre et ses contemporains ont beaucoup plus connu l'auteur de « Bilboquet » ou du « Coffret de Santal » que l'inventeur du phonographe à disque. Cet homme à l'imagination débordante, né cependant sous la calme royauté de Louis-Philippe, était plein d'une fantaisie qui l'opposait aux habitudes rangées de cette époque ; et je cite, là encore, Maurice Donnay « il ne faut pas lui demander l'exemple d'une vie moyenne et bourgeoise ».

Il est possible, comme on l'a suggéré, que ses prouesses poétiques l'aient desservi auprès de ceux qui devaient examiner ses inventions ; il est remarquable, en effet, que les conceptions, souvent fort justes, de Charles Cros n'aient pas été suivies par les réalisations qu'elles méritaient. Sur ce point, M. Guy-Charles Cros, fils de l'inventeur, et grand poète lui -même, que je salue ici, pourrait probablement nous documenter.

Bien entendu, je ne vais pas vous entretenir de tous les travaux de Charles Cros, qui aborda des domaines très divers. Certains montrent la suite de ses études de médecine, comme « l'observation au microscope des cellules nerveuses fraîches soumises à un courant galvanique », la « théorie de la perception », une étude « sur les couches ligneuses annuelles ». D'autres relèvent de la physique avec la photographie des couleurs, dont vous parlera dans quelques instants M. le Professeur Huguenard ; il y a même un travail sur l'action mécanique de la lumière et, enfin, la proposition, qui nous paraît essentielle aujourd'hui, du phonographe à disque. Son auteur l'avait dénommé « paléophone » qui vaut bien l'appellation plus récente de « musique en conserve ».

L'importance du sujet mérite que nous l'analysions d'un peu plus près. Dans son pli cacheté du 30 Avril 1877, Charles Cros définit l'emploi de la membrane enregistreuse avec son stylet traceur sur un disque rotatif, recouvert de noir de fumée et déplacé simultanément par un mouvement rectiligne. Le stylet dessine ainsi une spirale dont les petites ondulations représentent exactement toutes les oscillations de la membrane.

Suit la description d'un procédé pour reproduire ce tracé en creux sur un disque en métal, et l'indication de la reconstitution des vibrations sonores par une pointe métallique actionnant une autre membrane.

Charles Cros fait remarquer que l'espace central du disque reste inutilisé, et signale qu'un tracé en hélice sur un cylindre serait préférable. C'est donc, indiscutablement, le principe du phonographe. Mais ce ne fut qu'un projet, et lorsque l'année suivante, en Mars 1878, M. du Moncel présenta à l'Académie l'appareil d'Edison en fonctionnement, Charles Cros, avec une belle loyauté, écrivit les lignes suivantes au Secrétaire Perpétuel :

« M. Edison a pu construire un appareil ; il est le premier qui ait reproduit la voix humaine ; il a fait une œuvre admirable ». Sauf plus ample information, la position est donc claire : l'invention est française et la première réalisation, américaine, et, comme l'écrivait il y a 20 ans mon regretté Confrère Maurice d'Ocagne, « cela peut encore suffire à la gloire de Charles Cros ».

D'ailleurs par un juste retour, il se trouve, aujourd'hui, que c'est la toute première conception de Charles Cros, le disque, qui est restée en application, et avec une préparation qui rappelle des propositions ultérieures de l'inventeur français.

Puisque nous en sommes à l'histoire, je dois ajouter qu'en compulsant ces documents septuagénaires, relatifs à la communication de M. du Moncel sur la travail d'Edison, j'ai été frappé par la proposition suivante, que je résume :

L'enregistrement peut être effectué à distance à l'aide d'un téléphone électrique, ou à corde, et la parole enregistrée peut également être entendue aussi loin qu'on le voudra, par le même procédé.

N'est-ce pas là, Messieurs, le schéma de l'enregistrement moderne et, en puissance, l'invention du « pick-up » électrique, dont nous ne saurions plus nous passer ?

Et ne doit-on pas signaler, dans le même esprit d'équité, que M. du Moncel proposa, un peu plus tard, un récepteur de son, à bobine mobile dans un champ magnétique qui est bien l'ancêtre du haut parleur électrodynamique, à haute fidélité, de nos récepteurs de Radiophonie ?

Ainsi à cette époque où l'éclairage électrique était une curiosité, des esprits pénétrants devançaient d'un demi-siècle les applications qui nous semblent toutes naturelles. Le prodigieux épanouissement actuel, dû à l'introduction des amplificateurs électroniques, n'est qu'un début puisque, vous le savez, non contents d'entendre, nous commençons à voir à distance. Évidemment, nous nous éloignons ici de Charles Cros, bien que la technique de la Télévision conserve aussi le principe de l'analyse en fonction du temps et, à ce sujet, il n'est pas sans intérêt de rappeler que J . L. Baird avait, en Angleterre, enregistré, sur disque, des scènes télévisées à basse définition et qu'il reconstituait dans le « Phono-visor » les images et le son synchrone.

Dans la reproduction sonore, d'énormes progrès ont été obtenus basés sur de patientes études dans les domaines électrique et acoustique.

Après la création du disque en cire par Sumner Tainter, il faut signaler le grand effort français des frères Pathé et les initiatives de Léon Gaumont qui, synchronisant le disque et le dérouleur du film, présente dès le début du siècle le cinéma parlant... Les enregistrements actuels donnent satisfaction aux plus difficiles. Ils ne sont pas toujours fournis par le disque, qui reste l'un des moyens les plus pratiques, mais par l'impression mécanique sur film (système Huguenard) par les bandes dites « sonores », analysées par un filet lumineux et une cellule photoélectrique et, très souvent maintenant, par l'élégant procédé du fil magnétique, qu'utilisait déjà Marconi dans les premiers détecteurs radioélectriques.

Les résultats obtenus nous font trouver, disons le mot, bien détestables, les auditions des vieux disques ou cylindres qui subsistent des enregistrements d'un passé déjà lointain de plusieurs décades. Et, cependant, il existe là de précieux souvenirs ; ne pourrait-on les ressusciter sans les rendre insupportables ? C'est la question que s'est posée M. Michel de Bry, de la Radiodiffusion Française. Ce problème paraît difficile à résoudre s'il s'agit de purifier un train d'oscillations électriques sans déformer sensiblement les timbres, c'est-à-dire en conservant les harmoniques. Il ne peut évidemment exister, avec les filtres, qu'une solution de compromis, entre la vérité, et l'agrément de l'audition. Mais M. de Bry a introduit un élément nouveau par l'emploi d'un chercheur électromagnétique très délié qui fouille verticalement jusqu'au fond, souvent inexploré, des sillons d'anciens cylindres.

Il en extrait des sons d'une belle qualité qui, après un filtrage élémentaire, sont à nouveau enregistrés sur disque normal. M. le Colonel Lesqui, Directeur Technique de la Radiodiffusion Française, vous développera ce sujet et une expérience vous sera présentée. Je saisis cette occasion pour remercier MM. Thévenot et de Bry, de la Radiodiffusion, d'avoir mis à ma disposition la vaste documentation qu'ils ont rassemblée pour leurs ouvrages, encore non édités, sur l'histoire des machines parlantes.

Ainsi, on extrait des anciens rouleaux à peu près fidèlement, des voix célèbres du passé...

Nous pensons alors, avec quelque amertume, à celle qu'on aurait pu conserver du grand précurseur français du phonographe... de ce Charles Cros, dont la vie ardente et multiple s'arrêta à sa 46ème année. Mais si sa voix manque, son esprit plane sur notre réunion d'aujourd'hui ; nous le retrouverons à notre foyer, devant cette synthèse d'inventions qui finit par le haut parleur, et qui débute par une petite aiguille, qui tremble sur le disque de l'inventeur et du poète.

 

 

 

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