Thaïs (Massenet)
Version anthologique
Jacqueline Brumaire : Thaïs
Christiane Gayraud : Albine
Michel Dens : Athanaël
Chœurs René Duclos dir Jean Laforge et Orchestre de l'Opéra de Paris dir Pierre Dervaux (violon solo : Roger André ; harpe : Bernard Galais)
enr. en 1965
01. Acte I. Cantabile "Voilà donc la terrible cité ! Alexandrie !"
02. Acte II. Récit et Air "Dis-moi que je suis belle" - Duo "Etranger, te voilà"
03. Méditation
04. Acte III. "L'ardent soleil m'écrase"
05. "Seigneur, ayez pitié de moi"
Au IVe siècle de notre ère, l'Egypte est romaine depuis plus de trois cents ans après que les Ptolémées, successeurs des Pharaons, y aient implanté une civilisation hellénique déjà décadente. Le paganisme jette ses derniers feux tandis que des ermites chrétiens, retirés dans le désert de la Thébaïde, vivent en marge de ce monde pourri.
Une douzaine de ces cénobites, réunis pour un frugal repas du soir autour du vieux Palémon, s'inquiètent de l'absence prolongée de leur compagnon Athanaël. Justement, celui-ci paraît et s'explique : Alexandrie, la capitale, est livrée au péché à l'exemple de Thaïs, « une prêtresse infâme du culte de Vénus », qui a failli jadis avoir raison de sa vertu. Athanaël se croit appelé à convertir cette créature et part pour Alexandrie malgré les objections de Palémon : « Ne nous mêlons jamais, mon fils, aux gens du siècle. »
Le deuxième tableau du premier acte nous transporte avec Athanaël sur la terrasse d'une luxueuse villa d'Alexandrie : celle de Nicias, ami de jeunesse d'Athanaël. L'ermite en haillons, sans se laisser impressionner par l'accueil d'un serviteur qui veut le jeter dehors, réussit à se faire annoncer. En attendant, face à la ville, il invective contre « la terrible cité, Alexandrie, où je suis né dans le péché », et prie Dieu de l'aider à éviter les pièges qui le guettent.
Nicias, assisté de deux jolies esclaves, écoute avec autant de compréhension que de scepticisme amusé la requête d'Athanaël. Oui, il connaît bien Thaïs, qui achève précisément de le ruiner. La ramener à Dieu ? Bien du plaisir ! Mais si tu tiens absolument à essayer, elle vient ici ce soir même et je te prêterai volontiers de quoi te vêtir décemment pour « emprunter à l'Enfer des armes contre lui ».
Athanaël se laisse parer et parfumer par les deux esclaves, qui le trouvent à leur goût. Thaïs elle-même, arrivant avec toute sa cour, ne dissimule pas son intérêt pour un personnage aussi différent des autres. Mais, apprenant qu'il prétend lui enseigner « le mépris de la chair, l'amour de la douleur, la sombre pénitence », elle proclame bien haut qu'elle ne croit qu'à l'amour terrestre et se prépare à mimer certains jeux impies dans une tenue adéquate. Athanaël, avant de s'enfuir horrifié, promet de défier Vénus jusque dans son sanctuaire.
Au deuxième acte, dans son palais, Thaïs interroge son miroir. Elle n'ignore pas la fragilité de son pouvoir sur les hommes et cherche à se rassurer : « Dis-moi que je suis belle, et que je serai belle éternellement ! »
Athanaël se présente, pas très sûr de lui, mais Thaïs le reçoit sans rancune : « Etranger, te voilà comme tu l'avais dit... » Elle ne dissimule pas le trouble que lui causent les objurgations du moine d'Antinoé. L'entretien s'achève sur une crise de nerfs et Athanaël se retire, beaucoup plus confiant dans le succès de sa mission.
La célèbre « méditation » sert de prélude au second tableau du deuxième acte. Elle annonce la conversion définitive de Thaïs qu'Athanaël conduit dans un couvent après avoir incendié sa demeure, effaçant toutes traces de sa vie dissolue.
Au troisième acte, Athanaël et Thaïs atteignent, au terme d'une longue et épuisante marche, un oasis dans le désert. On aperçoit les constructions rudimentaires du monastère d'Albine, la sainte femme qui veille sur les « Filles Blanches ».
« L'ardent soleil m'écrase » — gémit Thaïs. Athanaël, impitoyable, la rudoie : elle doit expier. Cependant, il s'attendrit à la vue de ses pieds qui saignent et la réconforte avec une douceur inattendue. L'arrivée d'Albine précipite le moment de la séparation. Mieux que résignée à sa future condition de recluse, Thaïs s'y prépare avec enthousiasme et, en toute simplicité, donne à son père spirituel rendez-vous au Paradis. Athanaël ne peut s'empêcher de trouver bien amère sa trop complète victoire.
Trois mois plus tard, épuisée par les macérations, Thaïs mourante gît dans le jardin du monastère. Les nonnes qui prient pour elle font place à Athanaël bouleversé. Le farouche religieux a renoncé à cacher son désespoir. Alors que l'ex-courtisane, sourde à ses déclarations d'amour, attend sereinement la mort qui va lui ouvrir les portes de la félicité éternelle, il se laisse aller au blasphème : que lui importe l'au-delà ? « rien n'est vrai que la vie et que l'amour des êtres ! »
Thaïs expire, laissant Athanaël en état de péché mortel.
Que n'avait-il écouté les conseils de prudence du sage Palémon !
Ce conte médiocrement édifiant reproduit à peu de choses près les péripéties du roman d'Anatole France, achevé comme la Tour Eiffel en 1889. A cette époque, l'ancien poète parnassien était un fonctionnaire de l'Etat, largement quadragénaire, que personne ne considérait encore comme le pape de l'irréligion. Mais il venait de rompre avec sa légitime épouse, née Guérin de Sauville, pour tomber dans les filets d'une femme d'esprit aussi mal mariée que lui : Léontine Arman de Caillavet. Débarrassé de l'acariâtre Valérie, et sur le point de l'être de son poste à la bibliothèque du Sénat, Anatole France retrouvait une seconde jeunesse auprès de Léontine et se livrait au plaisir de traiter un sujet selon son cœur. Son goût des belles choses, sa nostalgie de l'antiquité païenne, son érudition, sa sensualité, son penchant à l'ironie, sa haine du fanatisme, trouvaient à s'exprimer dans cette « histoire d'une pécheresse sauvée et d'un ermite damné ». La littérature, dont les intérêts ne coïncident pas toujours avec ceux de la morale, gagnait un chef-d'œuvre au double adultère.
La musique aussi.
Le roman avait paru en 1889 dans la Revue des Deux Mondes, et en librairie l'année suivante. Dès 1892, Louis Gallet apportait à Massenet un livret d'opéra d'après Thaïs.
« La séduction fut rapide, complète » — devait écrire le musicien dans ses Souvenirs. Rien d'étonnant à cela : Massenet tombait toujours amoureux de ses héroïnes. Salomé, Manon, Chimène, Esclarmonde, Charlotte et quelques autres, en attendant Sapho, Cendrillon, Grisélidis, Ariane, Cléopâtre et Marie-Magdeleine, avaient bénéficié tour à tour de ses effusions lyriques.
A travers ces créatures de théâtre, c'est à toutes les femmes que s'adressait l'artiste chaleureux, débordant de tendresse, dont l'extrême affabilité paraissait surannée même à la Belle Époque.
Jules Emile Frédéric Massenet avait deux ans de plus qu'Anatole France, étant né à Montaud, près de Saint-Etienne, le 12 mai 1842. Son père, ancien élève de Polytechnique et officier du génie sous l'Empire, avait déjà quarante-cinq ans et en était à son second mariage. En 1848, son état de santé le contraignit à quitter la direction de son entreprise stéphanoise — une fabrique d'instruments aratoires — et à s'installer à Paris. La jeune Mme Massenet, née Adélaïde Royer de Marancourt, contribua à l'entretien de la famille en donnant des leçons de piano. Elle fut tout naturellement le premier professeur de son fils, qui entra au Conservatoire à l'âge de dix ans. Mais le climat parisien ne valait rien à Nicolas Massenet. Toute la famille dut encore s'exiler, cette fois à Chambéry, au grand désespoir du futur compositeur dont les études se trouvaient interrompues, peut-être même définitivement compromises. Par amour de la musique, l'enfant fit... une fugue, qui décida ses parents à le renvoyer à Paris chez une de ses demi-sœurs.
Jules Massenet se remit au travail avec ardeur, dans des conditions souvent difficiles qui n'entamèrent point sa gaîté naturelle. A seize ans, il donnait des concerts de piano jusqu'en Belgique. A dix-sept ans, il jouait du triangle au Gymnase, puis était engagé comme timbalier au Théâtre-Lyrique. Ses modestes cachets lui permirent d'achever brillamment ses études, que couronna le premier Grand Prix de Rome en 1863.
Il fut pleinement heureux à la Villa Médicis : Rome et l'Italie l'enchantaient ; il sympathisait avec tous ses camarades, et son traitement annuel de 3 510 francs lui faisait l'effet d'un pactole après tant de « vache enragée ». Enfin, il fit la connaissance de Franz Liszt, qui lui « repassa » deux de ses élèves : Madame de Sainte Marie et sa fille. Massenet s'éprit de la demoiselle et, bravement, demanda sa main. Quand il l'eut épousée en 1866, les difficultés recommencèrent. Redevenu parisien, et sans pension, il lui fallut reprendre un poste de musicien d'orchestre à la Porte-Saint-Martin. Mais une œuvrette en un acte jouée en lever de rideau à l'Opéra-Comique — la Grand'Tante — révéla dès 1867 ses dons exceptionnels de compositeur dramatique. Dès lors, le succès ne devait plus l'abandonner. En 1872, il donne Don César de Bazan à l'Opéra-Comique ; en 1877, le Roi de Lahore à l'Opéra ; en 1878, il est nommé professeur de contrepoint, fugue et composition au Conservatoire, puis élu membre de l'Académie des Beaux-Arts. Hérodiade, Manon, le Cid et Werther ont déjà consacré sa gloire et assuré sa fortune quand il s'empare de Thaïs.
Il « sentait » d'autant mieux le personnage de Thaïs qu'il avait sous la main l'interprète idéale : la jolie Sybil Sanderson, qui déjà faisait triompher sa Manon. Sybil Sanderson appartenant à l'Opéra-Comique, c'est à ce théâtre que Thaïs fut tout d'abord destinée. La création, le 16 mars 1894, eut pourtant lieu à l'Opéra dont le directeur, Pedro Gailhard, avait entre temps soufflé sa vedette à Carvalho, patron de la Salle Favart.
Le héros d'Anatole France s'appelle Paphnuce. Ce n'est certes pas un joli nom, et l'on comprend que Louis Gallet l'ait rebaptisé Athanaël. Mais il y a d'autres différences entre la version littéraire et la version lyrique. Anatole France avait centré son œuvre sur le personnage du cénobite perdu par excès de zèle ; il l'avait même intitulée Paphnuce, jusqu'à ce que le clairvoyant directeur de la Revue des Deux Mondes l'eût persuadé de préférer Thaïs. L'écrivain n'en restait pas moins attaché à l'aspect philosophique du conte, traité sur un mode ironique et bien masculin, sinon misogyne. Chez Massenet, au contraire, le personnage principal est bel et bien celui de Thaïs. Le musicien, avec sa sensibilité presque féminine, lui a accordé toute sa compréhension et l'a paré de toutes les séductions. Aussi Athanaël est-il franchement odieux jusqu'au dernier acte, quand il se laisse enfin aller à sa vraie nature sensuelle. Cet Athanaël qui se défoule, c'est Massenet lui-même, l'éternel amoureux qui mourut dans sa soixante-dixième année (comme Wagner) sans avoir rien perdu de sa jeunesse.
(Maurice Tassart, pochette du disque 33 tours)