la Question du Théâtre-Lyrique
(article de Louis Gallet publié dans la Nouvelle Revue, 15 mai 1880)
I
Le « divin Platon » bannit les poètes de sa République ; il les trouve dangereux, parce que, célébrant les joies et les plaisirs physiques, ils introduisent dans les sociétés vertueuses un germe de corruption et peuvent rendre dissolus, mous et sensuels les citoyens qu’il veut faire sobres, forts et austères.
Les poètes n’étant pas communément aussi subversifs, il peut n’y avoir là qu’une boutade contre une race à laquelle le philosophe avait lui-même appartenu, ayant écrit dans sa jeunesse, outre de nombreux poèmes lyriques, une longue tétralogie dramatique que Socrate, homme de bon conseil, le dissuada de faire représenter.
C’est à ce mécompte d’auteur que les poètes ont dû, peut-être, d’être aussi sévèrement jugés ; une marque d’estime plus haute aurait pu rendre Platon plus indulgent, mais il est constant que rien ne dispose autant à la sévérité pour les autres que le sentiment de sa propre faiblesse.
Je prends de bien loin, semblera-t-il, un sujet qui n’a rien d’antique. C’est en songeant à la condition des artistes d’autrefois et d’aujourd’hui que je suis remonté jusqu’à l’auteur des Lois ; ceux qu’il appelait des poètes étaient aussi des musiciens : quant aux musiciens proprement dits, instrumentistes ou chanteurs, il les plaçait, comme les législateurs de l’Inde, dans la caste servile et voulait que l’application de lois sévères, touchant le choix des morceaux à exécuter pendant les cérémonies religieuses ou publiques, leur ôtât toute espèce d’initiative.
Depuis ces époques reculées, le « musicien », tel que nous le comprenons actuellement, s’est dégagé du simple virtuose, comme il s’est séparé du poète. Il est devenu le « compositeur » ; il a pris dans le monde moderne une importance considérable.
La musique, suivant la définition assez étrangement formulée d’un dictionnaire de la langue française, est « la science ou l’emploi des sons qui entrent dans une échelle, dite gamme » ; pour Berlioz, elle est « l’art d’émouvoir, par des sons, les hommes intelligents et doués d’une organisation spéciale ». Il en fait donc une force restreinte, démentant ainsi la légende d’Orphée, qui avait le don de charmer jusqu’aux bêtes.
Malgré son caractère exclusif, cette définition est pourtant la meilleure réponse à l’économiste peu sensible qui s’aviserait de chicaner les musiciens sur leur valeur pratique dans l’État.
Proudhon a établi en principe qu’il ne faut pas demander « quelle est l’utilité de l’art et à quoi servent dans la société les artistes », quoique leur influence sur les mœurs de leur temps soit incontestable.
« Émouvoir par des sons » est donc surtout ce qu’il faut attendre d’un compositeur. Quand il est parvenu à ce résultat, il a acquis des droits à la considération publique, et les raisonneurs n’ont plus qu’à faire trêve à leurs raisonnements.
Langue sans vocabulaire, s’exprimant par des combinaisons harmoniques que chacun perçoit et interprète suivant son organisation particulière, la musique est aujourd’hui à la portée de l’entendement des masses ; l’éducation du public s’est faite depuis l’époque déjà lointaine où Berlioz écrivait la définition que je viens de citer. Alors, il pouvait ajouter aussi, et non sans amertume, « qu’un grand nombre d’individus ne pouvant ressentir ni comprendre la puissance de la musique, ceux-là n’étaient point faits pour elle et que, par conséquent, elle n’était point faite pour eux ».
Méconnu de son vivant, acclamé depuis sa mort, Berlioz a contribué pour une large part à cette évolution des foules vers les œuvres musicales d’un ordre élevé.
La musique nous fait rêver, aimer, pleurer ; elle nous charme, elle nous égaie, elle nous transporte ; elle nous prend par les sens et par l’esprit ; elle est donc indispensable ; elle fait partie de ce superflu, qui est devenu le nécessaire pour les sociétés avides de jouissances délicates et arrivées à leur plein épanouissement intellectuel.
C’est pourquoi les gouvernements se préoccupent, à juste titre, d’encourager, d’aider les compositeurs dans leurs premiers travaux. Et quand l’un d’eux arrive à la grande lumière de la faveur publique, le monde et l’État se trouvent d’accord pour lui faire fête.
Le monde le recherche, l’accueille, le dispute aux admirations rivales, car rien ne remplit mieux un salon, rien n’est plus meublant qu’un compositeur à la mode : en échange des hommages dont on le comble, il se dépense en improvisations, en confidences instrumentales ou vocales, et, sous peine d’être ingrat, c’est au piano, en belles notes bien sonnantes, qu’il paye l’hospitalité reçue et l’encens largement respiré.
Avec l’État, il est moins dépendant, moins esclave de sa renommée, la considération officielle étant moins égoïste et exigeante que celle du monde : on le félicite, on le décore et, quand il a atteint le sommet où il n’a plus qu’à se maintenir, on le fait asseoir, parmi les palmes, sous la coupole de l’Institut.
II
Le point de départ d’une carrière que tous les compositeurs peuvent rêver aussi brillante est habituellement l’école de Rome.
Chaque année, l’État envoie à Rome et y entretient, à la villa Médicis, un jeune homme que l’Académie des Beaux-Arts a proclamé digne du grand prix de composition musicale.
Le lauréat part, l’oreille toute pleine encore des louanges de ses maîtres et de ses amis ; on lui a promis l’avenir et il y compte ; il arrive à Rome, il y trouve des relations charmantes ; la camaraderie naît vite entre tous les pensionnaires de l’école, jeunes, pleins d’ardeur, de foi et d’illusions, et, pendant un assez long temps, peintres, sculpteurs, musiciens, courent ensemble la campagne de Rome, les provinces italiennes, se complaisant dans un échange continuel de spéculations artistiques, de projets séduisants ; c’est la période lumineuse du rêve, l’aurore souriante de la vie ; dans le giron de l’Académie, cette bonne mère qui les soigne comme des nourrissons, jusqu’au jour où elle leur ouvrira la porte et les lancera brusquement dans le monde, ils trouvent les délices d’un paradis, hélas ! bien borné pour beaucoup d’entre eux.
Revenu de Rome, le musicien entre dans la foule, dans la bataille ; abandonné à ses propres forces, ne connaissant pas une scène où il ait réellement droit de cité, il rencontre désormais autant d’obstacles que naguère il a trouvé d’encouragements. Trop souvent alors, au bout de quelques années de lutte, il fait un plongeon dans l’océan parisien et on le retrouve, parfois à des profondeurs inouïes, dans la peau d’un second violon ou sur la dure sellette d’un chef d’orchestre de quatrième ordre.
Lamentable destinée, histoire banale ; – mais il est de ces banalités que l’on ne saurait trop redire et sur lesquelles il ne faut pas craindre d’appuyer. – Cette institution des prix de Rome existe depuis 1803. Le premier lauréat fut Androt, dont le nom n’a pas dû laisser de grandes traces dans le souvenir de ses successeurs, car il mourut au bout d’un an, n’ayant guère pour bagage qu’un petit opéra et un De Profundis.
L’Académie de Rome aurait pu nous envoyer, depuis Androt jusqu’à M. Hüe, lauréat de l’année 1879, sinon soixante-seize grands hommes, – c’eût été trop lui demander, – du moins une convenable série de personnalités marquantes.
Après avoir éliminé les fruits secs, ceux que la mort ou la lassitude a pris trop vite, ceux que la fortune traîtresse a noyés dans le courant, on se trouve en présence de quelques étoiles de première grandeur, trop rares dans ce petit ciel peuplé de nébuleuses.
Il faut aller jusqu’en 1812 pour saluer Hérold, jusqu’en 1819 pour rencontrer Halévy. Berlioz apparaît en 1830 ; c’est le troisième qui compte réellement après vingt-sept ans d’institution. De 1830 à 1840 on lit le nom resplendissant de Gounod et celui de Thomas ; Victor Massé brille seul dans les dix années suivantes. Je passe des noms qui, ayant jeté un certain éclat dans la musique de genre, n’ont rien à faire avec la composition dramatique dont je m’occupe ici exclusivement. Quant à la période absolument contemporaine, celle qui commence à 1850, elle n’est pas encore assez entrée dans l’histoire pour qu’il soit temps d’en parler.
On remarquera, que Boieldieu et Auber ne figurent pas au nombre des illustrations que je viens de citer. N’ayant point été parmi les lauréats, ils pourraient servir à démontrer qu’on peut se passer du prix de Rome pour arriver à la célébrité, si cette démonstration n’était déjà faite. En réalité, l’auteur de la Dame Blanche, pas plus que celui de la Muette de Portici, n’a pu songer à profiter de l’institution académique de 1803. Auber, né en 1782, avait vingt et un ans à cette époque et ne faisait que de timides essais ; Boieldieu en avait vingt-huit et, déjà, en 1795, il avait fait représenter cette Dot de Suzette qui le mettait hors de pages.
Il est permis de croire que d’autres noms seraient sortis de l’ombre, si de plus fréquentes occasions de se produire avaient été ménagées aux élèves de l’Académie de France, à Rome ; s’ils avaient eu un théâtre. Mais autrefois, comme aujourd’hui, la place était étroite; ceux qui l’avaient prise la gardaient avec une vigilance jalouse et, l’âge venant au compositeur, et avec l’âge le découragement, le silence se faisait peu à peu autour de ces combattants las du combat.
C’est l’aventure malheureusement trop commune du musicien à son retour de Rome. De quel œil plein d’envie il a le droit de regarder le peintre, son compagnon de travail et de loisir, parfois le confident de ses espérances ! Celui-là est l’enfant gâté de la destinée. Son action sur le public est immédiate : il a les salles d’exposition de l’École des Beaux-Arts, le Salon annuel, les Cercles, les vitrines des marchands, pour y étaler son œuvre ; on l’y voit tout entier, face à face ; son talent s’y exprime sous la forme la plus concrète et, si ce talent est réel, la gloire et la fortune lui viennent vite.
Dans une situation inférieure à celle du peintre, obligé qu’il est à des frais souvent considérables, au-dessus de ses moyens, le sculpteur a, comme lui, le bénéfice d’un commerce direct avec le public.
L’écrivain, je veux dire le faiseur de livres, est également en tête à tête avec son juge.
Les déshérités de ce groupe sont l’auteur dramatique et le musicien ; tous deux souffrent de la même servitude et des mêmes trahisons; entre leur pensée et le public, il y a toujours cette formidable puissance : l’interprétation, qui les sert, les trompe, les tue ou les sauve, suivant des circonstances qui peuvent varier chaque jour.
Pour ne parler que du musicien, une des tortures morales les plus dignes de pitié est certainement celle de l’infortuné compositeur assistant à l’exécution de son œuvre et sentant sa conception, qui lui apparaissait si solide, si harmonieuse et si pure, se déformer, s’écrouler peu à peu, pour quelques-unes de ces misérables causes contre lesquelles il ne peut plus rien : le bras trop paresseux d’un chef d’orchestre, la fantaisie d’un chanteur, la négligence d’un exécutant, pour une série de ces mille riens terribles qui, de cette vénus amoureusement modelée par l’artiste, font aux yeux du public la figure grimaçante ou gauche d’une Maritorne.
D’une épreuve de ce genre peut dépendre cependant tout l’avenir d’un homme. Aux nouveaux venus dans la carrière, on ne fait pas volontiers crédit : sur le premier coup qu’ils frappent, on les juge. Et, une fois classés, il leur faut des efforts presque surhumains pour sortir des limites assignées à leur savoir-faire.
Il faut donc non seulement donner au compositeur, dont on a encouragé la vocation, une arène dans laquelle il puisse essayer ses forces ; il convient de la lui donner dans les meilleures conditions possibles.
L’élève de Rome est tenu d’envoyer, à la fin de ses études, un ouvrage qui est généralement exécuté, devant un auditoire d’élite, par la société du Conservatoire. Un rapport officiel apprécie la valeur de l’envoi ; on en parle plus ou moins dans les journaux spéciaux ; on grave quelquefois la partition, et le tout va dormir discrètement dans la poussière des bibliothèques. C’est là, à peu près, tout ce que l’État fait pour le musicien, lequel communément rêve une gloire moins intime.
En somme, pour vivre de la vie militante et tenter la conquête d’une situation, un théâtre, on ne saurait trop le répéter, un bon théâtre lui est indispensable ; il lui a été naguère donné et repris ; c’est avec une légitime obstination qu’il le redemande aujourd’hui.
Et ce n’est pas en son nom seul qu’il le redemande, c’est au nom de tous ceux qui comptent dans l’art musical, que la villa Médicis ait abrité leurs espérances ou qu’ils aient bravement battu leur fer, dans la grande usine parisienne, loin des yeux maternels de l’Académie.
Ce théâtre, ce ne peut être l’Opéra, ce ne peut être l’Opéra-Comique, ce sera le Théâtre-Lyrique.
III
Ce ne peut être l’Opéra, parce que l’Opéra ne représente pas un théâtre d’essais (Voir la Nouvelle Revue du 1er janvier 1880, p. 189). Il n’ouvrira ses portes qu’à la minorité d’une élite, et encore ne les ouvrira-t-il qu’avec une solennelle lenteur, obligeant ainsi ceux-là mêmes qui ont acquis des droits à leurs grandes entrées sur la scène de l’Académie nationale de musique à tourner leurs regards vers un autre point.
Ce ne peut-être l’Opéra-Comique, dont l’abondant répertoire ne souffre pas volontiers l’adjonction de nouveaux ouvrages et que sa spécialité condamne, à notre époque peu naïve, à ne pas rencontrer facilement le poème et la musique conformes à ses traditions.
Le théâtre fait pour recevoir ce trop-plein de la production contemporaine sera donc un théâtre sans répertoire, né avec la résolution de s’en faire un. On l’appellera le Théâtre-Lyrique, l’Opéra-Populaire, l’Opéra-National, peu importe le nom, pourvu que la chose soit.
Dès que cette question du Théâtre-Lyrique est posée, de toutes parts les objections s’élèvent : « Le Théâtre-Lyrique n’a rien fait, ne peut rien faire ; il est donc inutile. Et puis, pour ceux que le Grand-Opéra fatigue, il y a l’Opéra-Comique, c’est bien assez. »
Eh bien ! il faut avoir le courage de le dire, l’Opéra-Comique ne nous suffit plus, en tant que genre. Cette sucrerie que nous avons tant aimée nous écœure. Ce composé de prose, de poésie et de musique, après avoir perdu le charme naïf de la comédie à ariettes, a été florissant pendant une assez longue période, de par la grâce de Scribe et de ses collaborateurs ; le langage hybride des ouvrages relevant de ce caractère, ces sauts perpétuels du dialogue à la musique, de la musique au dialogue, sont aujourd’hui parfaitement insupportables, et tout à fait en désaccord avec le génie de notre époque, qui, dans toute conception, recherche d’abord l’unité et la vérité.
J’ai bien des fois regretté, pour mon contentement personnel, que le Pré-aux-Clercs, et, après lui, diverses œuvres d’une race bien supérieure à celle du banal opéra-comique, n’aient pas été écrites d’un bout à l’autre dans une forme harmonique, qui, leur donnant plus de largeur, ne leur aurait rien fait perdre de leur relief particulier.
Mais le cahier des charges a ses exigences, et à l’Opéra-Comique il faut parler, n’eût-on rien à dire.
Passe encore si l’on parlait, si l’on dialoguait pour une de ces fantaisies d’artiste, une de ces bouffonneries franches, qui sont de tous les temps ; le terrible, en pareille occurrence, c’est quand le personnage doit avoir l’air de croire à ce qu’il dit.
C’est un peu en vertu de ce principe de la fantaisie permise et de la conviction difficile à imposer, que l’opéra comique est aujourd’hui absorbé par l’opérette, laquelle a fait vers lui une ascension graduelle, lui a emprunté l’ancienne gaieté de ses allures ; en ayant bien soin de lui laisser son sentimentalisme suranné.
L’opérette, pourtant, avec sa mine cavalière, son bonnet haut planté, a fait deux ou trois tentatives vaines pour prendre place sur une scène vraiment musicale et y remplacer le classique opéra-comique, pour lequel on n’a plus guère de goût, mais que l’on respecte encore comme un ancêtre. Ces tentatives ont démontré qu’à changer de cadre elle perdrait tout son charme et on l’a sagement maintenue sur ses petits tréteaux.
La musique caricaturale, forme première de l’opérette, s’est peu à peu affinée ; pourtant, malgré un évident souci de distinction, le genre n’en est pas moins fait de lieux communs. Il y a, pour cette sorte de produits, un moule banal où chaque faiseur jette son métal et dont il tire une figurine, qui, plus ou moins bien ciselée, cause aux amateurs un plaisir très peu différent de celui qu’ils ont reçu de la précédente épreuve et qu’ils recevront de la suivante.
En réalité, l’opérette ou, si l’on veut, l’opéra-comique léger a remplacé en France la chanson, chère à nos pères, qui eut sa période de faveur et parfois son heure de puissance.
Et aujourd’hui, comme autrefois, suivant le proverbe classique, « ce n’est pas l’air qui fait la chanson » : si on pouvait méticuleusement analyser les succès parfois énormes de l’opérette, on reconnaîtrait que ces succès procèdent surtout du piquant des situations, du ragoût des paroles, des sous-entendus égrillards d’une diseuse en vogue, de toutes ces menues épices qui, sur un rythme valsant, polluant ou galopant, viennent chatouiller agréablement le public accoutumé des théâtres où ce genre est en honneur.
L’opérette n’a donc, en général, que très peu de rapports avec cet art exquis, d’une perfection aujourd’hui très haute, que l’on appelle la Musique.
Aussi, chaque année, quand ce n’est pas chaque semestre, la liste de ces producteurs s’enrichit-elle du nom de quelque nouveau venu, avide de cette gloire facile à la portée de quiconque a un peu d’imagination, beaucoup de mémoire et sait approximativement son métier de musicien. Très exceptionnellement, on rencontre là un véritable compositeur qui, las de faire antichambre dans les grands théâtres, verse dans l’opérette, en désespoir de cause, se déclare enchanté d’avoir fait cette fin et au fond en éprouve un chagrin mortel.
Pour la foule des faiseurs, il y a dans leur fait une raison péremptoire : on gagne assez d’argent à ces flonflons ; il reste heureusement de par le monde beaucoup de compositeurs préférant l’honneur d’un travail stérile à la grosse monnaie d’un succès vulgaire.
Ceux-là, bien que respectueux encore de la forme classique de l’opéra comique, se sentent généralement mal à l’aise dans ce jardin où la muse française a déjà cueilli tant de fleurs. Leur éducation, leur tendance, le tempérament de leur génération, les en détournent presque fatalement. Pour eux, l’air y a des senteurs fades ; les ruisseaux, au lieu de la bonne eau fraîche et limpide, y roulent parmi les cailloux un flot douceâtre ; les fruits y semblent de la cire peinte, les fleurs des navets découpés, et les personnages très vénérables y parlent d’une voix de crécelle et y montrent de jolis petits visages fanés.
Le drame lyrique, au contraire, les attire : c’est le vaste domaine où passent les grands souffles de la vie ; on y entend les chasses lointaines, les clairons qui sonnent les batailles et les triomphes, les bouffons turbulents y courent parmi les chevauchées, jetant au vent les éclats de leur folie ; la gaieté saine et franche y circule avec l’odeur pénétrante des feuillages ; dans les profondeurs des bois, dans l’ombre bleuâtre des parcs, dans la lumière des balcons et des galeries, on y voit les belles amoureuses et les couples heureux ; l’action s’y développe dans sa vivante énergie, avec ses amours, avec ses haines ; le large rire de Falstaff y est à sa place comme la mélancolie amère d’Hamlet ; la fantaisie et la vérité s’y rencontrent et toutes deux y parlent cette belle langue sonore, homogène et d’une remarquable richesse, faite de l’alliance absolue du vers et de la musique.
Des gens s’indignent et gémissent de ces tendances, de l’abandon d’un genre cher à leur souvenir, et ils ont bientôt fait de jeter le nom de wagnérien à la tête de certains compositeurs, injure, d’ailleurs, absolument gratuite.
Quoi qu’ils en aient, le flot qu’ils maudissent les entraîne ; ils ont beau se cramponner à leurs croyances, ils subissent déjà l’influence d’une forme nouvelle ; affirmant leur haine pour ce qui vient, ils sentent se glacer leur tendresse pour ce qui s’en va.
Si bien que l’un d’eux a pu dire un jour cette parole bonne à retenir, parce qu’elle est très caractéristique :
« Tenez ! avec votre satanée musique que je n’aime pas, vous m’empêchez maintenant de prendre plaisir à celle que j’aime. »
IV
On ne manquera pas de protester contre tout ce qui précède, au nom de la gaieté française, qui m’est très chère et que je me garde bien d’attaquer. Mais il n’est pas démontré que l’opéra comique, dans sa forme courante, soit resté quelque chose de précisément folâtre. Et, il nous est permis de le dire, c’est dans le drame tel que l’ont compris Shakespeare et Hugo, traité avec la concision spéciale à notre théâtre, qu’il faut voir la forme idéale des ouvrages lyriques.
Il y a là, en effet, toute la jeunesse, tout le charme, toute la resplendissante fantaisie qu’on pourrait demander à l’Opéra-Comique, à côté de ce que le mouvement de la vie peut donner de plus dramatique et de plus humain. La gaieté française n’est donc pas en jeu ; elle a sa large part dans un système où la verve étincelante de Rossini, la grâce spirituelle d’Auber, ont gardé une place d’honneur ; le franc rire gaulois peut encore sonner dans la vieille salle Favart, remise à neuf, toute brillante de dorures et qui semble avoir fait toilette pour recevoir un nouvel hôte.
Cet hôte, ce sera le drame lyrique, car si l’Opéra-Comique ne peut remplacer le théâtre dont la création est attendue depuis si longtemps, il doit, du moins, concourir partiellement au même but.
Les médiocres résultats obtenus depuis quelques années par les œuvres taillées sur le patron de l’ancien opéra-comique disent assez combien il est devenu indispensable de rajeunir le genre, opération à laquelle le cahier des charges, utilement modifié, se prêtera certainement avant peu.
Mais le répertoire ? dira-t-on. Le répertoire doit rester comme un enseignement comparatif pour la génération actuelle, comme une sorte de musée rétrospectif de ces œuvres qui, suivant la très délicate définition de Saint-Saëns, à propos de la Dame Blanche, sont arrivées à ce point charmant où ce qui était vieux devient ancien et reprend une seconde jeunesse, qui est l’immortalité.
Malheureusement ce répertoire, fréquemment mis en œuvre à titre d’argument contre les nouvelles couches musicales, est traité avec le plus étrange sans-façon par ceux-là qui font profession de le maintenir, de l’honorer, et qui en prêchent le culte avec la plus ardente éloquence ; il ne vit plus que par la force de l’habitude. Pour lui garder ses attraits, il faudrait, – ce qu’on ne fait pas, – veiller à ce que l’interprétation en soit toujours irréprochable, lui apporter le soutien des meilleures voix, des talents les plus justement aimés, le présenter enfin, à certains jours, avec autant d’éclat que s’il s’agissait d’une œuvre nouvelle.
Tout le monde s’en réjouirait, et les abonnés respectables et les jeunes musiciens qui, épris d’un autre idéal, ont pourtant la considération du passé.
Suivant l’ordre naturel des évènements, le domaine de l’Opéra-Comique est ainsi destiné à s’étendre, dans une certaine limite définitive, vers celui du Drame lyrique, où il a déjà tenté quelques excursions ; car, de même que l’Opéra, son grand voisin, il a parfois vécu sur la succession de l’ancien théâtre musical du boulevard du Temple et de la place du Châtelet.
Si on consultait pourtant les directeurs de ces deux grandes scènes, peut-être trouveraient-ils que la résurrection de ce Théâtre-Lyrique est chose fort superflue. Ce serait, il est vrai, comme si l’on demandait aux gérants des magasins du « Louvre » et du « Printemps » s’il faut fonder le « Bon Marché ». La question administrative n’entrant pas dans mon cadre, je ne veux pas m’arrêter à ces considérations ; elles m’entraîneraient à examiner si la régie ne serait pas préférable à l’entreprise pour la gestion des théâtres lyriques subventionnés, et me mèneraient ainsi beaucoup trop loin de mon véritable sujet. Je dois insister seulement sur les services que le Théâtre-Lyrique a rendus à l’art musical et dont le souvenir doit se trouver très vivant encore dans l’esprit de l’homme intelligent qui, après l’avoir créé, l’avoir dirigé durant sa plus brillante période, préside actuellement, – c’est la formule sacramentelle, – aux destinées de la salle Favart.
Sans le Théâtre-Lyrique, peut-être n’aurait-on pas connu Faust, cet impérissable chef-d’œuvre, que le directeur de l’Opéra, Nestor Roqueplan, si je ne me trompe, avait dédaigné, et qui est aujourd’hui un des éléments les plus fructueux du répertoire de l’Académie nationale de musique. Cette hypothèse est admissible ; elle représente un des arguments les plus sérieux à invoquer en faveur d’un théâtre largement hospitalier aux compositeurs nouveaux.
Pour l’Opéra-Comique, dans ce démembrement du Théâtre-Lyrique, il s’est adjugé entre autres œuvres : le Médecin malgré lui, Philémon et Baucis, Mireille, Roméo et Juliette, et il n’en a certainement aucun regret.
En opérant sur quatre années pleines de l’ancien Théâtre-Lyrique, les deux dernières du boulevard du Temple (1860‑1861), les deux premières de la place du Châtelet (1863‑1864), c’est-à-dire en négligeant 1862, exercice de sept mois seulement, on obtient au point de vue des recettes les résultats suivants :
Durant ces quatre années, le théâtre est resté ouvert, en 1860 et 1864, pendant dix mois, en 1861 et 1863, pendant neuf, – soit trente-huit mois ; – la moyenne des recettes, par mois, a été de 77.244 fr. 57 c., par jour, de 2.574 fr. 82 c.
Ce chiffre est relevé ici à titre de simple document ; ce que je tiens surtout à faire ressortir, c’est l’activité qui régnait dans le théâtre durant cette même période de quatre années. Le tableau des pièces jouées est concluant sur ce point.
Je le copie en entier pour l’année 1860 ; pour les trois autres, je me borne aux premières représentations et aux reprises marquantes :
1860. – Melle Pénélope ; le Médecin malgré lui ; Orphée ; la Reine Topaze ; les Noces de Figaro ; l’Enlèvement au sérail ; Ma Tante dort (1re) ; les Violons du Roi ; Philémon et Baucis (1re) ; Robin des Bois ; Richard Cœur de Lion ; le Sourd ; Gil Blas (1re) ; Fidelio (1re) ; Si j’étais roi ; les Valets de Gascogne (1re) ; les Rosières (reprise) ; Maître Palma (1re) ; l’Auberge des Ardennes (1re) ; Crispin rival de son maître ; les Dragons de Villars ; le Val d’Andorre (reprise) ; les Pécheurs de Catane (1re).
1861. – Astaroth (1re); Madame Grégoire (1re); les deux Cadis (1re) ; la Statue (1re) ; Au Travers du Mur (1re) ; le Buisson vert (1re) ; le Bijou perdu (reprise) ; le Neveu de Gulliver (1re) ; la Nuit aux Gondoles (1re) ; la Tyrolienne (1re) ; la Tête enchantée (1re).
1863. – l’Ondine (1re) ; les Troyens (1re) ; Peines d’amour (1re traduction) ; les Fiancés de Rosa (1re) ; le Jardinier et son Seigneur (1re) ; Obéron (1re traduction) ; l’Épreuve villageoise (reprise) ; les Pêcheurs de perles (1re).
1864. – Rigoletto (1re traduction) ; Mireille (1re) ; Violetta (1re traduction) ; Bégaiements d’Amour (1re) ; le Cousin Babylas (1re).
Cette nomenclature en dit plus long que bien des phrases. Elle nous rappelle des faits faciles à vérifier, elle nous offre des arguments dont la conclusion s’impose, sans qu’il soit besoin d’apporter dans le débat la brève liste que j’ai sous les yeux des ouvrages donnés à notre époque sur les deux théâtres subventionnés pendant une période égale.
Le Théâtre-Lyrique a vécu d’une existence active et brillante ; il a mis au jour des noms nouveaux, enrichi le répertoire de nos deux grands théâtres musicaux : il mérite donc de revivre.
V
Demander dans quelles conditions matérielles ce théâtre pourra renaître et subsister, c’est poser tout d’abord la question d’une subvention. Cette subvention sera faite par l’État ; la ville de Paris donnera la salle et l’éclairage, en laissant au Ministère des Beaux-Arts la haute main sur la direction, car, en pareil cas, il convient d’éviter tout conflit d’autorité.
Voilà, selon toute apparence, la solution qu’il faut attendre. Il n’en est d’ailleurs pas d’autre ; le Conseil municipal l’a bien compris ainsi, car la commission chargée d’aviser aux moyens d’instituer un théâtre lyrique et un théâtre de drame populaire vient de déposer, en ce qui concerne la seconde de ces créations, un rapport absolument favorable.
Ce que la ville fait pour un théâtre de drame, elle le fera certainement pour un théâtre de musique.
Ce qu’il y a lieu d’examiner surtout, c’est le procédé le plus favorable à la prospérité d’une entreprise artistique telle que le Théâtre-Lyrique.
Pour l’exploitation avantageuse d’un ouvrage, il n’est pas nécessaire de grossir les frais outre mesure. Malheureusement, aujourd’hui, quand on ne peut pas dire ou donner à croire d’une pièce qu’elle a coûté deux cent mille francs, il semble que l’on ait affaire à l’une de ces œuvres sans attraits, ne valant pas que l’on se compromette pour elles. C’est là une idée fausse, avec laquelle il est bon de rompre, et je voudrais voir écrire dans le cahier des charges du nouveau théâtre que le directeur devra donner au moins trois grands ouvrages par an, – un tous les quatre mois, – qu’il ne dépensera pas plus de cinquante mille francs, grand maximum, pour chacun d’eux, et qu’ils devront pourtant être très soigneusement montés.
Une telle exigence n’aurait rien que de très sage. – Un directeur soucieux des intérêts généraux de son théâtre, s’en occupant avec cette assiduité et cette méthode sans lesquelles il n’y a pas de réussite possible, trouvera facilement le moyen de réaliser ce qui pourra passer pour un prodige d’économie, dans un temps où l’habileté consiste à jeter l’argent par les fenêtres, en cassant un peu les vitres, pour attirer et éblouir le passant.
Tout entier à l’ensemble de l’œuvre, ce directeur se préoccupera moins de ce que, dans l’argot moderne, on appelle « le clou ».
Ce « clou », où le succès doit s’accrocher, c’est le public qui le découvre le plus souvent, là où directeur et auteur ne le soupçonnaient même pas, ayant presque toujours l’idée d’aller le chercher hors du sujet, préoccupation assez byzantine, que ne doivent pas connaître les artistes sincères.
L’harmonie de cet ensemble, en ce qui touche aux choses matérielles, abstraction faite, par conséquent, de la valeur de l’ouvrage et même de celle des interprètes, peut s’obtenir par l’emploi judicieux des ressources dont dispose l’industrie théâtrale.
Nous sommes très respectueux de la vérité, mais il n’est rien ici qui nous blesse dans l’emploi d’éléments factices : au théâtre, pour être vrai, il ne s’agit pas d’employer des choses réelles, de l’or pour de l’or, du marbre pour du marbre, il faut seulement donner au public l’impression de la réalité.
Et pour cela tout doit être traité comme le décor, en vue de la justesse de l’effet.
Il est des directeurs, très chiffonniers de leur nature, dans le sens délicat du mot, qui passent des nuits blanches à des recherches d’étoffes, de bibelots authentiques, d’objets du « temps » et qui arrivent à constituer une mise en scène horriblement coûteuse, merveilleuse vue de près, et, à distance, insignifiante pour le public, dont l’attention n’est éveillée sur ces merveilles que par le reportage des journaux spéciaux.
Il nous importe peu, en effet, qu’une garde d’épée soit d’une fine ciselure, peut-être même réellement sortie de la main d’un artiste du XVIe siècle ; qu’une étoffe de soie vienne d’un vieux palais de Gênes, date des Doria et coûte vingt-cinq louis le mètre ; tant de raffinement n’ajoute guère à notre plaisir et nous nous payons volontiers d’une apparence.
Les Italiens montent beaucoup de pièces sans frais excessifs, avec un luxe parfois considérable. Pour ne parler que des costumes, ils les coupent dans les soies tramées, dans les étoffes imprimées ou peintes. Tout cela, de près, est peu engageant ; de loin, en masse, la palette des tons s’établit, tout devient harmonieux et riche ; il y a évidemment là, dans la recherche et dans l’application des moyens, une très grande science de l’effet scénique. C’est l’histoire du manteau grossier de Buonamico Buffalmaco, peint à la détrempe de fleurs indiennes charmantes, soudainement effacées d’un coup d’éponge par l’artiste, alors que les dames florentines s’extasiaient à distance sur la finesse du tissu et l’éclat de ses broderies.
On pourra donc, sans grever de frais trop lourds le budget du théâtre, faire parfaitement les choses à la condition de les faire avec sagacité et avec soin. Et d’ailleurs, comme me le disait récemment, à ce propos, un homme de goût et d’esprit : « les arts se passent volontiers des exhibitions fastueuses ; leurs plus belles manifestations sont toujours simples. »
Il est un autre point sur lequel il faut s’arrêter. Dans l’organisation d’un Théâtre-Lyrique il y a toujours la préoccupation des « lendemains ». On a sur l’affiche une pièce offrant par sa valeur propre, par la valeur de ses interprètes, de véritables garanties de succès ; cette pièce, on ne peut la jouer que trois fois par semaine ; que donnera-t-on les quatre autres fois ? Communément ce sera soit une reprise, soit un ouvrage de moyenne valeur, joué par ce qu’on appelle « la petite troupe », c’est-à-dire, sans euphémisme, la troupe qui n’a pas de talent ou n’en a pas assez pour faire recette. On perdra donc le lendemain ce qu’on aura gagné la veille, et, les demi-succès aidant, l’exercice se soldera par un déficit.
Conclusion : Il faut se passer de lendemains, n’ouvrir les portes que trois fois par semaine et extraordinairement le dimanche, avoir toujours un ouvrage dont les études soient assez avancées pour prendre à bref délai la place du spectacle courant, et faire patienter au besoin le public avec une pièce ancienne, dont tout directeur prudent ne manquera pas de se pourvoir, comme entrée de jeu, au début de son entreprise, car le Théâtre-Lyrique pourra avoir, comme l’Opéra-Comique, son musée rétrospectif.
On donnerait ainsi en moyenne seize représentations par mois ; ces représentations, confiées à une troupe unique, mais assez riche de sujets pour répondre à toutes les exigences du service, pourraient être, devraient être excellentes. Le théâtre, réduit à cette moyenne, deviendrait une institution moins onéreuse pour l’État et en même temps plus profitable à l’art, qui n’a rien à gagner à cette hâte, à cette fièvre et parfois à ces expédients des directions tenues de renouveler quotidiennement leur affiche.
VI
Cette question du Théâtre-Lyrique s’est grossie depuis longtemps de la résistance de tous les intérêts contraires. On a dit que l’État ne pouvait se faire concurrence à lui-même, ce qui est presque une naïveté, car il ne s’agit pas ici d’une concurrence, mais d’une extension donnée à une institution procédant d’un même principe et fonctionnant en vue d’un résultat plus complet.
Les directeurs de certaines scènes se sont inscrits, paraît-il, au nom de la liberté de l’industrie, contre le privilège que l’État accorde aux théâtres nationaux sous forme de subvention.
Mais l’État sera parfaitement dans son droit toutes les fois qu’il subventionnera une entreprise dont il doit tirer parti au profit de la dignité de l’art et de l’éclat de son école. L’industrie privée n’a rien à voir dans cette question : tout citoyen, en se conformant aux lois, peut organiser des spectacles ; il le fait non sans doute dans un intérêt général, mais dans son propre intérêt et, à ce titre, il ne doit rien attendre que de lui-même.
En vertu du principe invoqué par ces directeurs, leurs ennemis particuliers, – j’ai nommé les entrepreneurs de cafés-concerts, – une des plaies de notre époque, d’ailleurs, – pourraient aussi réclamer contre les subventions officielles, car si l’on parle égalité et liberté au nom d’une pure question de commerce, il faut admettre que l’entrepreneur d’un café-concert est aussi intéressant en son égoïsme professionnel que le directeur d’un théâtre musical ou dramatique.
D’autres contradicteurs reprochent au Théâtre-Lyrique de n’avoir pas fait la fortune de ses gérants. C’est là une considération particulière que l’État aura à examiner pour l’établissement de son cahier des charges, sans perdre de vue le but de l’œuvre, qui n’est pas d’enrichir un particulier, mais de servir les intérêts de tous ; sans subordonner l’existence d’un théâtre nouveau à la destinée plus ou moins heureuse d’un directeur. Les hommes peuvent passer, l’institution doit rester intacte ; même avec des fortunes diverses, elle contribuera à généraliser, à perfectionner le goût des études musicales ; elle encouragera le peuple à des plaisirs plus élevés, elle lui ouvrira des horizons nouveaux et participera à cette œuvre de progrès intellectuel et moral, devenue l’objet des constants efforts de notre société.
Il faut, par conséquent, laisser passer la masse des contradicteurs et des opposants ; quand ce lot se sera écoulé, la question demeurera debout, toujours imposante et exigeante.
Le Théâtre-Lyrique sera donc et il sera durable, parce qu’il est dans la logique des faits. On peut sans nul doute résister à cette logique, mais, alors, que la résistance soit elle-même le résultat d’un principe vraiment rationnel ; que l’on ne soutienne plus les musiciens ; que, par pitié pour eux-mêmes, on ferme aux imprudents, désireux de devenir autre chose que des virtuoses, la villa Médicis et la classe de composition; si les œuvres du passé et les rares ouvrages si lents à nous venir de l’Opéra et de l’Opéra-Comique doivent désormais nous suffire, qu’on décourage le plus possible la production, et que les obstinés s’arrangent pour entreprendre le commerce de compositeur dramatique comme celui de bonnetier, à leurs risques et périls.
Car jusqu’ici on leur a laissé le droit de croire que si l’État, complice de leur ambition, leur fait enseigner, avec le respect des belles choses, la pratique d’un art supérieur, ce n’est pas pour leur retirer un jour la possibilité de l’exercer.
(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 15 mai 1880)