BIOGRAPHIE D'ADELINA PATTI

par Théodore de GRAVE

1865

 

 

I

Le public est un vieil enfant curieux. Il aime à connaître les détails les plus intimes concernant

la vie des grands artistes. Le merveilleux s'applique facilement au génie. Il semble que ses privilégiés, si haut placés au-dessus de la foule, doivent, comme les héros d'Homère, constamment marcher dans l'empyrée, au milieu d'un nuage d'or. Cependant il n'en est pas toujours ainsi ; et, si l'on rencontre parfois, il est vrai, chez les êtres supérieurement doués, des faits particuliers ou caractéristiques qu'il est bon de noter en passant, il serait puéril néanmoins d'y attacher une importance absolue.

Et pourtant nous trouvons dans l'enfance d'Adelina Patti, dans sa naissance même, plusieurs faits de ce genre ; nous les reproduirons à titre de documents curieux seulement, nous gardant bien d'y trouver une signification que nous n'avons pas eu l'intention d'y chercher.

Le premier de ces faits se reporte à la naissance d'Adelina. Sa mère a été connue dans le monde dilettante, sous le nom de Mlle Barilli. En Italie, où elle chanta longtemps le grand opéra sur les principales scènes, elle s'était fait une réputation brillante. Jeune encore, elle épousa le signor Salvator Patti, chanteur lui-même de beaucoup de mérite ; le hasard, qui se mêle de beaucoup de choses, les avait souvent mis à même, cinq actes durant, de se déclarer leurs vives flammes. Qui sait si la situation des personnages imaginaires dont ils étaient appelés l'un et l'autre à représenter les impressions, ne fut pas la première cause de cette union ? Rien n'est perfide au théâtre comme les dénouements au mariage ; se marier quatre ou cinq fois par semaine avec une charmante jeune fille qu'il faut abandonner le rideau baissé, il y a là, certes, de quoi faire rêver les âmes ardentes ; il parait qu'il en fut ainsi pour les auteurs d'Adelina, puisqu'ils s'unirent un beau jour. De leur union naquirent quatre enfants : Amelia Patti, qui a épousé Maurice Strakosch, longtemps directeur du Théâtre-Italien à New York ; Carlotta, dont le nom brille au premier rang parmi les chanteuses de concerts ; Carlo, jeune homme vaillant et brave qui s'est fait une position honorable dans la carrière des armes, et enfin, notre héroïne, Adelina Patti, celle dont nous allons essayer de tracer la carrière déjà si glorieuse et si bien remplie.

Adelina Patti est née à Madrid, le 19 février 1843, et non le 9 avril, ainsi que l'ont dit jusqu'à présent ses biographes. Elle a donc, au moment où paraissent ces lignes, vingt-deux ans accomplis ; toutefois il est bon d'ajouter que les vingt-deux années de la Patti n'en accusent que dix-huit au plus et qu'une expression de physionomie tout exceptionnellement belle, lui réserve longtemps encore le privilège de la dissimulation.

Après son mariage avec le signor Salvator Patti, la mère d'Adelina continua sa carrière artistique et parcourut toutes les villes d'Europe où l'on aime la musique et le chant, ramassant des couronnes, recueillant des bravos. Donizetti l'avait souvent entendue et comprenant, mieux que personne, tout le parti que l'on pouvait tirer de son talent, il écrivit spécialement pour elle un opéra, l’Assedio de Calais.

En 1843, époque de la naissance d'Adelina, elle chantait à Madrid. Elle avait eu déjà trois enfants, et cette triple maternité n'avait enlevé à sa voix ni la fraîcheur, ni le timbre, ni l'étendue, mais, chose étrange, après la naissance d'Adelina, quand elle se disposa à reparaître sur la scène, elle s'aperçut avec stupeur que tous ses moyens avaient entièrement disparu et qu'il fallait renoncer pour jamais aux triomphes qui jusqu'alors avaient fait le charme de sa vie.

— Je crois, en vérité, qu'Adelina m'a tout pris, disait parfois Mme Patti en souriant ; et certes elle ne croyait pas si bien dire.

En 1847, après des pertes considérables de fortune, la famille Patti prit la route d'Italie ; Adelina n'avait alors que trois ans ; et depuis lors elle n'y est pas retournée. Cette chanteuse italienne, faite de sang italien, imbue des principes des grands maîtres italiens, n'a donc jamais chanté sous ce ciel qui est bien le sien et pour lequel elle semble toute créée. L'année suivante, ils s'embarquèrent pour New York, où Maurice Strakosch, ainsi que nous l'avons déjà dit, dirigeait le Théâtre-Italien.

Ce fut dans cette ville du nord des États-Unis, et dès l’âge de cinq ans, que se manifesta, dans plusieurs circonstances, l'irrésistible vocation de la jeune Adelina. Née pour chanter, comme l'oiseau pour voler, comme la fleur pour exhaler son parfum, elle fredonnait à tout instant des airs d'opéra après les avoir entendu chanter une fois. On peut dire, sans métaphore, que les premiers mots qu'épelèrent ses lèvres enfantines furent les notes de la gamme. Le chant fut sa première langue, son premier bégayement ; on raconte même qu'elle parlait et répondait en chantant, et que sa mère la réprimandant un jour sur ce qu'elle appelait « un défaut, » elle lui répondit : « Que veux-tu, maman, il m'est impossible de parler et tout me devient facile quand je chante. »

 

II

A côté des conditions exceptionnelles de cette nature précoce, il faut bien remarquer également qu'Adelina fut largement servie par la fortune qui, décidément prodigue pour cette enfant, avait placé près d'elle un homme de goût et de talent qui fut son maître, et quel maître ! Observant en silence ce germe de génie musical qui ne demandait pour croître et s'épanouir qu'une intelligente culture, M. Maurice Strakosch, beau-frère d'Adelina, facilitait ses tendances sans les heurter par l'étude, et, plus confiant encore dans tout ce que la nature avait fait pour elle que dans les leçons qu'il pourrait lui donner en maître, sa sollicitude, poussée jusqu'à la prévoyance, lui dicta une conduite prudente et raisonnée qui excluait toute fatigue, toute sévérité ; écueil redoutable pour ce jeune caractère alors altier, impatient et mutin.

Donc, sans exalter son goût d'une manière apparente, sans paraître s'apercevoir même de sa vocation déjà déterminée, Maurice Strakosch amenait chaque soir l'enfant dans sa loge de directeur et lui faisait entendre les plus vivants chefs-d'œuvre de l'École italienne, interprétés alors dans ce pays par la Sontag, par Jenny Lind, Mario, Grisi et divers autres artistes de primo cartello.

Adelina se formait ainsi, à son insu. Le goût, qui est le premier sentiment révélateur du génie, prenait place dans sa jeune imagination. Il s'y établissait dans les proportions justes, que les maîtres du chant qu'elle écoutait lui ont données. Ne pouvant rien tenter par elle-même, elle ne pouvait rien fausser, c'est- à-dire ni être en deçà ou au delà de la limite du vrai ; c'est ainsi qu'elle fut insensiblement amenée à percevoir le sentiment du beau, à le sentir, à l'exprimer.

Cependant, il faut bien le dire, il y avait déjà de la femme dans cette enfant. Tous les âges ont leur vanité, et ce qui prouverait assez bien que les applaudissements de la foule sont aussi les satisfactions de tous les âges, c'est la petite anecdote suivante qui, toute naïve qu'elle est, renferme aussi un enseignement.

Un soir, après avoir assisté à une représentation de Norma, pendant laquelle les artistes avaient été acclamés et couverts de fleurs, Adelina, rentrée chez ses parents, profita du moment où ceux-ci se trouvaient réunis au souper de famille, pour se glisser silencieusement dans la chambre de sa mère. Une fois là, et se croyant à l'abri de toute indiscrétion, l'enfant, elle avait six ans à peine, s'affuble, tant bien que mal, d'un drap de lit, se coiffe d'une couronne, souvenir de quelque soirée de triomphe de sa mère, et gravement posée en face d'une glace elle entonna l'air d'entrée de Norma avec toute l'importance d'une débutante qui s'attend à charmer son auditoire. Quand elle eut fini son air, simulant alors elle-même son auditoire, elle s'applaudit à outrance, enleva la couronne de son front et se la jeta à elle-même pour avoir l'occasion d'essayer, en la ramassant, le plus gracieux salut que jamais artiste rappelée ait dédié à son public. Et, reculant en saluant et saluant en reculant, elle arriva ainsi jusqu'à la porte de la chambre où sa mère, se doutant sans doute de quelque chose d'extraordinaire, l'avait suivie en cachette et avait pu observer tous les détails de la scène.

Elle était donc bien née pour la foule, on le voit, cette jeune fille, qui rêvait applaudissements et triomphes à cet âge où, d'ordinaire, la poupée est un jouet bien plus attrayant que cet autre hochet, qui s'appelle la gloire ; mais elle savait tout concilier, et nous dirons bientôt quel rôle important joua sa poupée dans la soirée de ses débuts.

Vers cette époque, 1'Alboni se trouvait à New York. Naturellement Maurice Strakosch ne négligea aucune occasion de faire entendre la cantatrice célèbre à sa belle-sœur. De son côté, Alboni avait tellement entendu parler d'Adelina comme d'un phénomène, qu'elle manifesta le plus vif désir de l'entendre. Jusqu'à ce moment, Adelina n'avait encore fait qu'étonner par sa justesse d'émission, par la souplesse de sa voix et la prodigieuse facilité de ses vocalises. Quant à l'air entier d'un opéra, à la manière d'en soutenir l'ampleur, le sentiment, personne n'avait jamais songé à lui en demander tant. L'Alboni, elle-même, en la pressant de lui chanter quelque chose, ne lui précisait rien ; Adelina se refusa à chanter devant la célèbre cantatrice, à moins cependant que celle-ci ne voulût faire avec elle une partie de cache-cache.

Comme on peut se le figurer, pour peu qu'on se rappelle le port majestueux de notre tant aimée contralto, la situation se compliquait. Néanmoins l'Alboni se décida bravement et se mit à faire sa partie dans ce duo, sans doute bien nouveau pour elle. Mais tout à coup Adelina a disparu et ne révèle sa présence que par des éclats de rire bruyants qui partent de dessous un lit. Aller la chercher dans une telle cachette eût été assez difficile pour tout le monde, pour l'Alboni, c'était tout simplement impossible. L'espiègle riait toujours ; alors sa partenaire avisée s'établit en sentinelle, lui barre le passage et, l'ayant ainsi bloquée, ne lui accorde sa liberté qu'à la condition qu'elle chantera. — Quoi ! sous le lit, dans la position horizontale, c'est-à-dire la plus impossible ? — Et oui, sans doute. En effet, ce fut dans cette position plus qu'incommode qu'Adelina chanta pour la première fois de sa vie l'air entier de la Sonnambula, aujourd'hui un de ses plus éclatants triomphes. L'Alboni, émerveillée, émue, l'attira dans ses bras et, dans un élan d'enthousiasme facile à concevoir : — Ah ! chère enfant, lui dit-elle, en la couvrant de caresses, un jour viendra où tu nous feras toutes oublier !

Mais revenons à Adelina. Quelques mois plus tard, elle se faisait décidément entendre en public. Ce fut à New York dans un concert donné à la salle Frippler-Hall, qu'eut lieu son premier début. Quand vint son tour de chanter, les parents d'Adelina qui connaissaient, par expérience, les idées fantasques qui, de temps en temps, traversaient cette imagination ardente, redoutaient quelque aventure nouvelle. La chose ne manqua pas d'arriver. Au moment d'entrer en scène, lorsque le rideau fut levé et le prélude joué, Adelina déclara qu'il lui était tout à fait impossible d'avancer sans sa poupée. On s'y prit de toutes les manières, on pria, on se fâcha, on menaça, il fallut céder et aller chercher l'objet demandé. Une fois la poupée tant désirée dans ses bras, elle ne se fit plus prier et vint résolument se placer aux pieds d'une table sur laquelle on la plaça afin qu'elle fût aperçue de tous les assistants. Son succès fut immense, et le lendemain on ne parlait dans toute la ville de New York que de la débutante de Frippler-Hall.

De la salle de concerts de New York au Théâtre-Italien de Paris, quelle distance parcourue, quels progrès accomplis, que de succès, que de triomphes ! Il nous faudrait le cadre d'un volume pour raconter en détail toutes les pérégrinations artistiques d'Adelina Patti ! Après son début décisif de Frippler-Hall, elle visita successivement Boston, Philadelphie, Washington, la Nouvelle-Orléans, Charleston, enfin toutes les villes importantes des États-Unis, où son beau-frère, Maurice Strakosch, organisait des concerts ; partout elle fut reçue avec cet enthousiasme qui avait accueilli Jenny Lind ; elle recevait les mêmes ovations, c'était le même délire, moins le charlatanisme de Barnum.

Pour prouver combien le talent d'Adelina, bien qu'elle ne fût guère qu'un enfant encore, agissait facilement sur les masses, il suffit de raconter l'anecdote suivante qui lui est arrivée à la Havane. Ce n'est, du reste, qu'à la condition d'entrer, pour ainsi dire, dans la plus grande intimité des détails, que l'on peut espérer animer et faire réellement vivre par l'étude physiologique celui dont on s'occupe et que l'on tient à montrer, avant tout, tel qu'il est, tel qu'il vit.

Lors de son voyage à la Havane, disons-nous, Adelina éprouva tout d'abord quelques difficultés de la part du directeur du théâtre, qui ne tenait pas, disait-il, à louer la salle pour un concert. Don Francisco Marti, homme d'expérience, de bon conseil et bien intentionné, avait appris à ses dépens combien il était difficile, beaucoup disaient impossible, d'attirer la foule à un concert, et quand on lui proposa d'en organiser un à l'occasion d'Adelina Patti :

— Bonté du ciel, s'écria-t-il, un concert à la Havane, et au théâtre encore, ah ! quelle singulière idée vous avez là. Mais, monsieur, ajouta le directeur, si vous tenez absolument à vous convaincre du goût artistique de nos habitants, choisissez une autre salle que la mienne.

— Pourquoi cela, demanda Maurice Strakosch.

— Mais, monsieur, parce que ma salle contient quatre mille personnes et qu'il n'en viendra pas deux cents.

— Vous croyez ; eh bien, monsieur, si je trouvais dans votre ville une salle qui pût contenir dix mille spectateurs, c'est celle-là que je choisirais de préférence à la vôtre.

L'assurance de son interlocuteur détermina don Francisco Marti à lui prêter la salle, mais non sans avoir énuméré, pour dégager sa responsabilité, tous les écueils de cette folle entreprise.

Le soir même du premier concert, Maurice Strakosch, reconnut la justesse des observations de Francisco Marti. Quand on leva le rideau, la salle contenait à peine deux cents spectateurs, qui, éparpillés çà et là, ne servaient qu'à faire ressortir davantage le nombre incalculable des places inoccupées. En revanche, comme la soirée était belle, près de vingt mille personnes circulaient sous une vaste et splendide promenade qui se trouve près du théâtre et qui l'entoure presque entièrement de son ombre. Ici le désert, là la multitude.

Néanmoins, Adelina chanta son premier morceau de manière à émerveiller les rares assistants qui s'étaient hasardés là. Bientôt le bruit se répandit au dehors, parmi les promeneurs, qu'une jeune fille, à peine âgée de huit ans, chantait merveilleusement ; quelques incrédules se risquèrent dans la salle ; ne les voyant pas revenir, d'autres promeneurs furent les rejoindre, si bien qu'à six heures il n'y eut plus une seule place disponible dans le théâtre, et qu'aux abords stationnaient des milliers de curieux qui ne purent, ce soir-là du moins, pénétrer dans l'intérieur.

A partir de ce jour, les concerts se multiplièrent à la Havane, et l'immense salle, jusqu'alors abandonnée du public, se trouva chaque soir trop petite. Dans ce pays, l'enthousiasme passe facilement de l'exaltation au délire, aussi la présence d'Adelina à la Havane prit les proportions d'un événement ; tout le monde voulut l'entendre, d'autres voulaient au moins la voir, si bien que les places acquirent une plus value fabuleuse. Mais si les Havanais payaient largement le plaisir d'entendre chanter Adelina, il faut dire aussi qu'ils n'étaient pas moins prodigues de leurs bravos. Un soir, pendant un duo du Barbier, le battement des mains, les trépignements, les rugissements de cet auditoire en délire produisirent un tumulte tellement assourdissant, qu'Adelina en fut épouvantée à ce point de quitter la scène, de fuir dans les coulisses en se cachant dans les bras de sa mère, et de ne plus reparaître devant ce public réellement idolâtre.

 

III

En venant à la Havane, l'intention de la famille Patti était de parcourir toutes les grandes Antilles. Sous plusieurs rapports, l'entreprise pouvait passer pour téméraire. Le voyage par lui-même était des plus pénibles ; ensuite, l'éventualité des résultats possibles offrait une médiocre compensation ; mais une fois lancés et poussés par le succès en véritables artistes qu'ils étaient, ils se prirent à regarder droit devant eux, et tant qu'il y eut un chemin possible, une cité inexplorée, ils marchèrent bravement en avant. C'est ainsi, qu'à peine âgée de neuf ans, Adelina Patti parcourut les bords, si redoutables, du golfe du Mexique, l'île de Cuba, tout l'archipel des Antilles, et vint jusque sur les rivages du Pacifique faire entendre, aux sauvages forêts de ce coin du monde lointain, ces belles notes qui tombent pures de sa voix comme les perles d'un collier qui s'égrène.

Ces voyages l'accoutumèrent de bonne heure à tous les périls. Malgré sa jeunesse et malgré son sexe, il arriva un moment pour elle où le danger, la peur, la crainte de la mort, etc., furent autant de mots insignifiants et puérils qui sonnèrent creux à son oreille et pour lesquels elle soulevait avec une ironie pleine de dédains le coin si résolu de sa lèvre moqueuse. Caractère énergique, esprit aventureux, la Patti faisait souvent oublier son âge par son sang-froid.

C'est ainsi que se trouvant à Port-au-Prince, après avoir quitté la Havane, un matin, pendant qu'elle était encore dans son lit, un domestique nègre entra brusquement dans sa chambre, lui apportant, suivant une coutume fort suivie du pays, une tasse de café. N'ayant pas eu encore le temps de s'accoutumer aux familiarités des serviteurs de ces contrées, elle poussa un murmure de frayeur en voyant ce nègre si près de son lit. Mais le noir, devenu tout à coup immobile, imposa du doigt silence à l'enfant, et parut concentrer toute son attention sur un objet que la jeune fille ne pouvait apercevoir, et qui, cependant, en suivant la direction donnée au regard fixe de l'esclave, devait se trouver sur son lit, tout près de son visage.

— Vous pas bouger, mademoiselle, ou vous morte, laissez faire moi, dit le noir.

Malgré la recommandation, Adelina ne put s'empêcher de se soulever à demi, et elle découvrit sur ses légères couvertures un de ces énormes scorpions, dont la piqûre est mortelle. Sans pousser un cri, sans faire le moindre geste, elle attendit patiemment, résolument que le nègre se fût débarrassé sans bruit du plateau sur lequel était la tasse de café ; le moindre bruit pouvait réveiller le monstre, et son premier mouvement au réveil eût été de mordre sa proie au hasard. Enfin, le noir revint, et l'on devine le reste il s'empara adroitement de l'animal qu'il étourdit en le lançant de toutes ses forces sur le parquet.

Une autre fois, en allant à Santiago de Cuba, dans un de ces navires côtiers qui font le désespoir de tous les voyageurs obligés de s'en servir, elle éprouva une si rude tempête, que le souvenir lui resta longtemps comme la dernière expression de tout ce qu'elle avait encore vu d'épouvantable. Ce souvenir ne la quittait jamais, si bien qu'un soir, étant à Santiago, pendant qu'elle était en train de chanter au milieu d'une salle, entièrement remplie de spectateurs, une secousse de tremblement de terre se fait sentir. Qu'on juge de la panique ; on se lève en tumulte ; chacun se presse et se bouscule ; plusieurs centaines de personnes entassées, dans ce désordre épouvantable, se précipitent vers la porte de sortie. Tout à coup Adelina, jugeant ce danger moins grand sans doute que celui de la tempête dont elle se souvenait toujours, s'avança près de la rampe, et de sa voix la plus mélodieuse :

— Ne bougez pas, messieurs, dit-elle en souriant, le capitaine m'a assuré qu'il n'y avait aucun danger.

L'attitude impassible de l'enfant, son étrange assurance, produisirent sur les assistants un merveilleux effet, et confus sans doute d'avoir moins de sang-froid qu'un enfant de dix ans, ils sortirent en bon ordre, et sans que l'on eût aucun accident à déplorer, ce jour-là du moins, car deux jours après une seconde secousse détruisit presque en entier la ville de Santiago.

Généralement, toutes ces excursions dans l'intérieur des îles se faisaient à dos de mulet, par des chemins offrant tantôt un précipice pour solution de continuité, tantôt se déroulant à pic sur les flancs arides et desséchés de la montagne, pour s'enfoncer plus tard dans les profondeurs sombres de quelques ravins aux inextricables méandres. Adelina, qui a toujours eu et qui a encore une passion franchement déclarée pour le cheval, se faisait un jeu des obstacles sans nombre qui entravaient à tout moment la marche de la petite caravane. Là où les cavaliers expérimentés trouvaient un péril, Adelina ne voyait qu'un divertissement, et souvent, à ces endroits redoutables, où le chemin, brusquement coupé par un abîme sans fond, arrêtait le voyageur peu confiant dans sa monture, Adelina prenait plaisir à se mettre en tête de la petite colonne et à franchir au galop le passage redouté.

A cet âge — elle avait alors dix ans — son caractère accusait déjà une grande résolution, beaucoup de courage et surtout une fine raillerie. L'esprit se développait également. Peu à peu l'enfant le cédait à la femme ; elle en possédait le tact exquis et la finesse. Sa nature exceptionnelle, les climats sous lesquels elle s'était développée, tout contribuait à la faire promptement arriver à cette maturité d'intelligence et de sens, si tardive chez nos enfants d'Europe. Enfin il n'était pas jusqu'à son cœur qui ne fût brave et généreux. Aussi se faisait-elle aimer avec passion par tous ceux qui l'approchaient. Elle avait des élans de sublime générosité ; il est vrai aussi qu'elle pouvait s'attendre aux plus grandes preuves de dévouement de tous ceux qui l'approchaient.

Pendant toute la durée de ce voyage, son succès fut immense — nous croyons inutile d'y revenir — mais celui qu'elle obtint à Porto-Rico mérite cependant une mention particulière. La partie du peuple s'en était mêlée ; bien qu'elle ne soit guère moins instruite que la partie de la population aisée, ce fut de son centre superstitieux que partit un beau jour de Porto-Rico le bruit qu'Adelina était au moins une personne surnaturelle, et tout en l'adorant avec fanatisme, tout en lui prodiguant le respect comme à une divinité, ils la surnommaient la Petite-Sorcière et firent le signe de la croix sur son passage en témoignage de l'influence qu'elle exerçait v bien à son insu — sur l'imagination de cette population ignorante. Il n'eût tenu qu'à elle d'avoir des autels, mais il parait qu'elle dédaigna l'olympe et qu'elle préféra nous revenir comme une simple mortelle.

Porto-Rico fut la dernière étape de ce voyage qui avait duré un peu plus de deux ans et dont nous n'avons fait qu'indiquer les principales stations. Après avoir donné plus de trois cents concerts, elle retourna à New York ; elle avait alors treize ans accomplis. Un repos de quelques années fut jugé nécessaire pour son éducation musicale ; c'est donc à partir de cet instant que nous allons la voir apparaître sous sa nouvelle et définitive physionomie. Le petit phénomène s'évanouit et fait place à la plus grande artiste de notre temps.

 

IV

De retour à New York, la famille d'Adelina Patti prit la sage résolution de laisser la jeune cantatrice se reposer pendant trois ans. En effet, il s'opérait alors en elle une sorte de transformation qui rendait le repos indispensable. La lame menaçait d'user le fourreau. Il s'agissait aussi pour son excellent maître, Maurice Strakosch, de préparer la jeune artiste à la grande carrière dramatico-lyrique, et quelles que fussent les qualités éminentes qui la distinguaient déjà, il était hors de doute que son éducation, au point de vue du théâtre, n'était encore qu'ébauchée.

D'autre part, il lui restait un travail tout matériel à entreprendre et qu'il fallait, bon gré mal gré, mener à bonne fin, sous peine de se voir privée de suivre la carrière du théâtre. Il s'agissait d'apprendre de mémoire les divers opéras du répertoire habituel, non seulement la musique, mais aussi les paroles. Ce labeur ordinaire de l'artiste était pour la Patti d'une difficulté inouïe, presque une impossibilité ; toute sujétion lui étant particulièrement répulsive, non assurément qu'elle péchât du côté de l'imagination et des aptitudes, mais parce que sa nature essentiellement délicate et indomptée ne se soumet qu'avec peine aux exigences d'une profession qu'elle devait illustrer.

A cette heure et depuis longtemps, Adelina Patti n'ouvre que bien rarement une partition, et voici le moyen qu'on employait alors et qu'il faut encore employer aujourd'hui pour lui faire apprendre un rôle nouveau.

Par l'observation constante des facultés artistiques de la jeune fille, son beau-frère a su pénétrer les replis les plus secrets de cette nature si richement douée. On peut dire qu'il lui donne ses leçons sans qu'elle s'en aperçoive. Il la fait travailler à son insu.

Partout où elle habite, on a soin de placer le piano dans une pièce contiguë à son appartement particulier. Impossible de frapper une touche sans qu'aussitôt elle perçoive le son. Doit-elle apprendre une partition, sans l'en prévenir à l'avance, son beau-frère ouvre l'instrument, laisse courir ses doigts agiles sur le clavier et joue les motifs qu'il croit devoir plaire à l'artiste. Comme s'il jouait pour lui seul, il recommence l'air trois ou quatre fois de suite. L'instant d'après, la voix d'Adelina se fait entendre dans la pièce voisine et elle redit le motif avec la fidélité d'un écho. Alors le professeur continue ; au besoin il chante la partie du ténor, puis le piano répond par la partie du soprano. Cette fois encore la voix d'or se fait entendre ; mais déjà elle s'est rapprochée. Le maître encouragé poursuit sa partie, et bientôt la porte du salon s'ouvre et la Patti entre chantant toujours, les notes seulement, on le conçoit, mais avec autant de sentiment et de justesse d'expression que elle avait eu la partition sous les yeux. Enfin, elle arrive près du piano, attirée par cette flamme musicale qui la passionne, et tout en jetant ses gammes vibrantes et sonores, elle feuillette rapidement les pages de cette musique qui l'enchaîne au pied de l'instrument, premier révélateur de ces airs inconnus qu'elle est déjà avide de savoir et de répéter au public.

Deux jours après, toute la partie est sue, paroles et musique, et, chose qui ne l'étonne plus, mais qui cependant devrait surprendre tout autre qu'elle, l'affiche de son théâtre annonce la prochaine représentation de ce même opéra qui, huit jours auparavant, lui était complètement inconnu.

Cette prodigieuse facilité d'apprendre n'est possible chez elle, cependant, qu'à la condition de lui être ainsi ménagée. S'il lui fallait étudier un opéra pour le chanter à une date déterminée, il est certain que cette nature rebelle à toute contrainte, s'insurger ait et se refuserait avec opiniâtreté à tout travail obligatoire.

Grâce à cet enseignement original, à peine âgée de dix-sept ans, Adelina avait appris et chanté : Lucie, pour un début ; la Sonnambula ; Don Giovanni ; Marta ; l’Elisir d'amore ; la Traviata ; la Fille du Régiment, qu'elle n'a jamais chanté à Paris, malgré tout son grand désir ; il Barbiere ; Don Pasquale ; la Gazza ladra ; Rigoletto ; il Trovatore ; I Puritani ; Linda di Chamounix ; Moïse ; les Huguenots ; l'Étoile du Nord ; Faust et le Pardon de Ploërmel, en tout dix-neuf grands opéras appris en moins de quatre ans !

Pendant ces trois années de repos, ou ce qui est plus juste, pendant ces trois années employées à l'étude intelligente qui lui était conseillée, elle était parvenue à l'âge de seize ans sans rien perdre de sa grâce d'enfant, elle avait acquis, au contraire, ce charme de la jeune fille que nous lui connaissons aujourd'hui ; naturellement jolie, ses traits en se développant ajoutaient une beauté nouvelle à sa physionomie expressive. Tout en elle se ressentait de la marche des années, qui à cet âge, du moins, ont le privilège d'embellir, de créer, et non pas de détruire ; en un mot, elle devenait femme ; elle atteignait à cette perfection charmeresse, qui, loin d'être le résultat d'une transition brusque, fut plutôt une transfiguration prévue à l'avance et qu'il fallait néanmoins attendre patiemment avant qu'on lui permit d'aborder le grand opéra.

Cependant et d'après les conseils de sa famille, Adelina fût restée quelques années encore sans aborder la scène, sans une circonstance imprévue qui vint précipiter l'heure de ses débuts.

On était en 1859, en ce moment la direction du Théâtre-Italien de New York se trouvait dans un embarras extrême. Le public s'éloignait chaque jour de plus en plus du théâtre, où les plus grands chanteurs connus n'avaient pas la puissance de le retenir. De graves préoccupations agitaient les esprits ; l'opinion publique, en proie à de vives inquiétudes, s'était subitement détournée des jouissances tranquilles de l'art pour se concentrer tout entière sur les événements politiques. La guerre naissait et faisait oublier le théâtre.

Le moment, on le voit, n'était guère favorable pour un début de cette importance ; mais comme il s'agissait de tenter un suprême effort afin de sauver des intérêts nombreux engagés dans la direction du Théâtre-Italien, le début d'Adelina fut résolu, et le 24 novembre 1859, elle parut dans Lucie.

Son nom, déjà très estimé dans la société de New York, lui attira à l'avance beaucoup de sympathie, mais en se rappelant ses seize ans, l'incrédulité vint détruire la première impression, si bien qu'avant même qu'elle eût été entendue, une lutte d'opinions contraires s'était engagée dans le public qui, moitié bienveillant et moitié malveillant, accourut en foule.

Quoique naturellement très émue, la débutante souleva dès les premières scènes un murmure d'étonnement, l'admiration vint ensuite, et l'on reconnut que jamais ce rôle de Lucie, à la fois si tendre et si poétique, n'avait été interprété avec tant de sentiment, avec tant de passion. A la représentation suivante le succès fut plus grand encore ; l'enthousiasme prit les proportions du délire.

Il fut décidé qu'Adelina passerait encore une année aux États-Unis et qu'après ce temps écoulé, elle irait demander à Londres, et surtout à Paris, ce baptême de l'art sans lequel tout talent, quel qu'il soit, soyons-en justement fiers, semble moins réel et moins autorisé.

 

V

Ce fut le 14 mai 1861 qu'elle débuta à Londres, au théâtre de Covent-Garden, dans le rôle de la Sonnambula. Le succès qu'elle obtint à partir de cette soirée retentit immédiatement dans toutes les capitales européennes. De tous côtés, de Madrid, de Vienne, de Paris, de Saint-Pétersbourg, des propositions d'engagements lui furent adressées ; néanmoins, peut-être par un louable sentiment de reconnaissance envers le peuple qui, le premier, l'avait accueillie en touchant le sol du continent, Adelina Patti résista à la tentation et voulut passer toute la saison à Londres.

Nous serions heureux de suivre ainsi pas à pas notre héroïne dans sa marche triomphale, mais l'espace nous est mesuré et il faut nous hâter d'arriver à Paris en passant par Madrid.

Elle ne devait chanter que quinze fois dans la capitale de toutes les Espagnes. Le soir de la première représentation, il y eut une émeute de curiosité, et il fallut un sérieux déploiement de la force armée pour maintenir l'ordre ; le peuple madrilène se souvenait que la grande artiste était née sa compatriote ; il voulait saluer son triomphe ; mais le plus grand nombre dut se résigner et attendre au lendemain pour louer les places. Quand ce lendemain, si impatiemment attendu, arriva, tous ceux qui la veille s'étaient vus évincés se précipitèrent de bonne heure vers le guichet du théâtre. Alors un spectacle vraiment étrange se manifesta tout à coup. Un mécontentement général traversa cette population comme un courant électrique, et des murmures menaçants se firent entendre de tous côtés. On venait d'apprendre que la veille, pendant la représentation même, les spectateurs émerveillés s'étaient entendus au second acte pour louer la salle pendant tout le temps qu'Adelina resterait à Madrid.

Avant d'arriver définitivement à Paris avec notre héroïne, il nous reste un fait burlesque, mais intéressant, à raconter et qui se reporte à son séjour à Vienne.

Elle se disposait à partir pour venir se faire entendre au théâtre de la place Ventadour, lorsqu'une notabilité de Vienne la pria de chanter dans une église au profit d'une œuvre de bienfaisance. Adelina accepta avec empressement. L'église était pleine, et la foule encombrait les rues avoisinantes. Pour regagner sa voiture, Adelina donnait le bras à son beau-frère, quelques personnes amies l'entouraient, mais il vint un moment où elles furent impuissantes à la protéger contre la curiosité passionnée de ses admirateurs. Elle ne dut son salut qu'à l'intervention de la princesse Sissi qui, dépêchant ses gens, fit ouvrir son hôtel et recueillit la pauvre jeune fille et son beau-frère, à demi asphyxiés. Cette aventure se répandit aussitôt en Autriche, et de tous côtés, des villes les plus reculées, la fièvre de la Patti gagna de proche en proche. — Il arriva donc — et c'est là où commence le récit comique auquel nous faisions allusion plus haut — qu'un certain seigneur, depuis longtemps retiré dans ses terres, conçut l'idée d'entreprendre un voyage pour satisfaire le plus vif désir qu'il eût conçu de sa vie. Ce voyage offrait néanmoins quelques difficultés, car il était marié à une femme jalouse. Aussi Monsieur se garda-t-il bien de prévenir Madame du but de son absence ; il prétexta une affaire importante. Il partit aussitôt, et naturellement, le soir même, il se procura à prix d'or une place au théâtre. A peine est-il installé dans la salle, qu'en se retournant il se trouve nez à nez avec sa femme, qui, elle aussi, n'avait pu résister au désir de voir la Patti et avait voulu profiter du voyage de son mari. L'aventure n'eut pas de suite désagréable, mais elle fut connue dans Vienne et citée comme une des scènes les plus comiques qu'ait jamais inventées le vaudeville.

Quelque temps après, Adelina arrivait à Paris et débutait sur notre Théâtre-Italien le 17 novembre 1862, dans le rôle de la Sonnambula. Elle avait alors dix-neuf ans.

 

VI

L'annonce de son début fut un événement dans le monde dilettante. Avant même qu'on l'eût entendue, les opinions diverses circulaient dans la ville et dans les feuilletons. Paris était impatient de saluer l'astre nouveau et ne demandait pas mieux que d'être ébloui par lui, mais il se souvenait du proverbe : « A beau mentir qui vient de loin. »

Le rôle d'Amina, de Sonnambula, dans lequel Adelina se montra enfin au public parisien, est un de ceux qu'affectionnent les grandes cantatrices ; la Persiani, la Sontag, la Frezzolini l'ont chanté en France ; la Malibran, en Italie, et Jenny Lind, en Angleterre, y trouva un de ses plus éclatants triomphes. C'était donc beaucoup oser, ou tout au moins beaucoup risquer, mais peu d'instants suffirent pour enlever toute crainte. Dès le premier soir, le public parisien l'adopta avec un enthousiasme qui n'a cessé d'aller crescendo.

Au moment où j'écris ces lignes, j'ai sous les yeux le portrait que faisait d'elle M. B. Jouvin, dans le journal le Figaro, le 20 novembre 1862, c'est-à-dire trois jours après son début. Jamais crayon ne fut mieux tracé. C'est de la photographie sans retouche.

« Le front, dit M. B. Jouvin, est droit et un peu bombé ; les sourcils, très accusés et se rejoignant presque, donnent à la partie supérieure du visage un air olympien contre lequel proteste seul le sourire enfantin de la bouche, qui est fine, avec deux coins un peu abaissés. Il semble qu'on voie une Junon-Bébé. Cette force adoucie par cette grâce imprime à ce visage très jeune une singulière fermeté, et qui, dans les scènes dramatiques, va jusqu'à l'énergie. Le menton est saillant et impérieux. Sur ce masque très mobile, la finesse s'allie à merveille à l'ingénuité. Dans les sourcils, dans les rictus de la bouche, dans la courbure du menton, est la virilité du talent ; dans le regard clair, dans le jeune sourire, dans le balancement de la tête et dans la démarche légère, la jeune fille qui se souvient toujours d'avoir été enfant. La Patti est petite, fluette, mais point chétive. Son visage, très pâle à la ville, semble agrandir encore l'orbe de ses yeux bruns qui lancent de noires étincelles.

Ce portrait est bien celui de la Patti d'aujourd'hui ; trois années écoulées n'ont fait que passer sans laisser de trace sur cette physionomie, mobile à la scène, mais toujours calme et reposée à la ville. Un sentiment profond semble cependant siéger naturellement au fond de sa pensée. La Patti au repos — s'il m'est permis de m'exprimer ainsi — parait toujours réfléchir ; de temps en temps son visage s'égaye et s'illumine d'un sourire gracieux et bon, mais l'instant d'après la pensée suit son cours et ses yeux prennent alors une fixité mélancolique et triste qui semble se rattacher par des liens mystérieux à des mondes inconnus. A la voir ainsi, on devine que la rêverie exerce sur elle comme une influence attristée et que déjà revenue de tous les enthousiasmes qui depuis longtemps lui sont prodigués, elle se sert comme épuisée par les hommages. Ses joies sont encore celles d'un enfant, mais ses tristesses sont bien celles de la femme. Que lui manque-t-il pour être heureuse ? Je l'ignore. Qui sait ? peut-être n'a-t-elle pas assez souffert !

A vingt-deux ans, elle a déjà, recueilli dans toutes nos principales capitales les plus éclatants succès ; elle a chanté devant tous les souverains ; elle est devenue l'idole préférée du public le plus intelligent de la terre ; au rang de ses amis elle compte des princes et des grands seigneurs ; à ses pieds sont tombées des couronnes ; elle a ramassé des fleurs par brassées ; elle a ému des peuples ; elle a fait battre en secret bien des cœurs ; elle est aimée de tous ceux qui l'approchent.... et pourtant lorsque le jour elle passe sur les bords du lac, tristement accoudée dans le fond de sa voiture, — son père à son côté et sa dame de compagnie en face; — qu'un ami ou une connaissance la salue, et l'on verra sur son sourire affectueux poindre comme un reflet de cette douleur indéfinie — qui n'est ni le regret, ni l'espérance,     — mais qui semble toute faite de désenchantement.

  

 

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