l'Opéra

 

(article de Louis Gallet publié dans la Nouvelle Revue, 01 janvier 1880)

 

 

 

I

 

L'Opéra, en tant que monument, est la réalisation complète d'un rêve d'artiste ayant un peu l'égoïsme de son art : l'Architecture y règne en maîtresse absolue ; elle y a pour servantes la Peinture, la Sculpture et même la Musique ; tous les arts y concourent un ensemble conçu avant tout pour la satisfaction des yeux.

 

Il aurait fallu le ciel de la Grèce ou de l'Italie, qui garde au marbre des statues la chaude pâleur d'une chair vivante , au granit, au porphyre, aux onyx, leur poli et leur transparence, pour maintenir l'éclat primitif de ce monument. Notre climat plus rude en a égalisé l'aspect polychrome, — note vive qui, soudainement jetée au milieu de la monotonie des constructions bourgeoises, choqua dans le principe tant de regards et éveilla tant de critiques ; il a fait disparaître tout ce tapage de splendeurs sous le voile plus discret de notre atmosphère parisienne, enveloppant les colonnades, les frises, les chapiteaux, aussi bien que les statues, depuis les Bacchantes du péristyle jusqu'à l'Apollon du sommet, qui tend vers le ciel sa grande lyre, symbole éclatant de la consécration du temple.

 

Ce palais, dans lequel il y a un théâtre qu'il faut aller chercher à travers ce monumental escalier dont les magnificences ont suffi naguère à faire recette, accaparant ainsi dès le seuil, au détriment de la Muse du lieu, la curiosité et les hommages du public ; cet édifice, passé à l'état de merveille européenne, a inquiété, il inquiète encore l'esprit des gens du monde et des artistes. Ils se demandent si le grand art lyrique trouvera finalement son compte à tant de grandeur et d'éblouissements, et si les conditions matérielles qui lui sont faites là contribueront à le développer ou à l'amoindrir.

 

Le caractère, les dispositions du monument ont nécessairement modifié le mode d'existence de ceux qui le peuplent et l'animent ; le gouvernement de l'Opéra s'est trouvé en face d'exigences locales très spéciales, de difficultés inattendues ; il a aussi rencontré des avantages qu'il ne connaissait point dans la salle et sur la scène de la rue Le Peletier.

 

Il y a donc intérêt à examiner la situation réservée à un ouvrage nouveau sur ce terrain encore mal connu, les espérances et les craintes que peuvent concevoir les auteurs touchant les organes et les éléments mis à leur service, enfin à rechercher dans quel esprit il semblerait désirable, de diriger notre première scène lyrique, pour étendre notre domaine musical et affirmer la vitalité de notre école nationale.

 

 

II

 

C'est toujours un gros évènement qu'une première représentation à l'Opéra, évènement qui surexcite d'autant plus la curiosité publique qu'il tend à devenir de plus en plus rare.

 

Pour les auteurs, heureux parmi les élus sont ceux qui ne comptent que cinq ou six années entre le moment où ils ont conçu l'idée première de leur œuvre et celui où elle arrive sur une scène de cette importance.

 

Durant cette période, que d'espérances, que de défaillances, que de luttes contre soi-même et contre les autres ; contre les amis qui troublent ; contre les conseillers qui s'imposent, ayant cette grande force de n'avoir rien fait et cette prétention commode de savoir tout faire ; contre les expérimentés qui possèdent le fin du « métier », parlent de haut, vantent la vigueur de choses mortes et trouvent qu'il est subversif ou prétentieux de chercher à sortir du champ borné de leurs formules !

 

Mais la gloire de lutter pour leur idée devant le public au feu de la rampe, indemnise amplement les auteurs de tant de peines, même quand ils succombent dans cette lutte ; car alors, avec la foi en leur génie, il leur reste l'espérance consolante, le recours en l'avenir qui réforme si souvent les jugements du passé ; ils peuvent se remémorer avec une satisfaction amère les noms de bien des méconnus d'autrefois, aujourd'hui indiscutés, illustres, surtout parce qu'ils ont enfin cette immense supériorité d'être morts.

 

Pour tous les arts, pour la musique surtout, ce n'est pas tant, en effet, le désir de rendre justice à la génération disparue, que le plaisir de faire pièce à la génération présente, qui détermine, en bien des cas, ces mouvements brusques de l'opinion, ces enthousiasmes d'un public acclamant sur sa seule étiquette, une œuvre naguère dédaignée, et décourageant par sa froideur des tentatives pourtant dignes de sa plus ardente sympathie.

 

C'est dans les grands concerts périodiques qu'il faut étudier ces tendances. L'Opéra est, à un point de vue plus complet encore, une arène superbe dans laquelle le compositeur et le public sont appelés à se rencontrer, après un travail préparatoire de cinq ou six mois.

 

Quelqu'un suivra certainement dans ses multiples détails le mouvement de cette puissante machine qu'on appelle la Régie de l'Opéra, et dont chaque rouage concourt, si infime qu'il soit, à donner un corps, une apparence tangible à la création idéale du musicien et du poète. Il sera attachant de montrer comment un grand ouvrage, Aïda par exemple, s'élabore dans les bureaux, dans les ateliers, dans les foyers d'étude, dans le demi-jour de la scène, devant le gouffre de la salle, vide, avant d'être livré au public. Je dois passer sur ces points, pour arriver à l'heure où l'ouvrage n'attend plus rien que du public, à ce moment psychologique qui met une palpitation au cœur des plus aguerris, alors que l'auteur entend ce grand frémissement de la toile qui se lève sur l'Inconnu.

 

 

III

 

La salle est immense, la scène large, et profonde. Les proportions sont remarquables, l'aspect général grandiose ; dans ce centre d'une harmonie si parfaite se rencontre pourtant un écueil redoutable pour l'ouvrage : le point de contact entre les interprètes du drame et le public n'est pas nettement établi ; ce courant électrique qui devrait aller de la scène à la salle circule imparfaitement ; l'étincelle a peine à jaillir, l’artiste ne sent pas monter vers lui cette chaleur de la foule qui l'excite et le soutient ; le spectateur aperçoit le chanteur une distance anormale ; il y a entre les deux une barrière, comme il y en a une aussi entre les spectateurs des loges, ainsi dérobés à ces impressions générales qui font vivre un instant de la même vie un auditoire de deux mille personnes.

 

Les dimensions de la scène ont, d'autre part, singulièrement modifié le jeu des artistes ; peut-être aussi faut-il relever, dans les enseignements qu'ils ont reçus, une tendance exagérée vers le genre noble, que semble commander la splendeur du lieu. Toujours est-il qu'ils se sont habitués peu à peu à jouer à distance, à supprimer toute intimité, toute expansion ; les scènes d'amour, les mouvements qui doivent rapprocher deux personnages dans un commun élan de passion, sont rendus habituellement avec une solennité qui tue le drame.

 

Pour les chœurs, même dans les situations les plus violentes, ils ne se meuvent que difficilement et presque toujours avec une majestueuse lenteur.

 

Or, le chœur, être collectif, est aussi l'un des personnages de l'action ; il faut qu'il en partage toutes les émotions. Quand on veut l'y amener, on se heurte à une force d'inertie considérable. Cette résistance, qui n'est pas nouvelle, s'accentue visiblement. Ce n'est pas absolument la docilité des choristes qu'il faut en accuser ; ils sont individuellement animés d'une certaine bonne volonté ; mais, en général, leur science musicale est insuffisante. Si le choriste agit, il ne peut chanter ; s'il chante, il ne peut agir, obligé qu'il est de ne pas perdre de vue la main qui le dirige. Un musicien parfait n'a besoin que de son oreille pour suivre l’action, un musicien médiocre a besoin surtout de son œil, et tous les choristes ne sont malheureusement pas des musiciens parfaits.

 

Telle est la seule excuse ou du moins la seule explication plausible d'une passivité qui semble faire partie de prérogatives acquises, et qu'auteurs et directeurs auront bien de la peine à émouvoir.

 

En Italie et même dans le Midi de la France, soit effet de la race, soit aptitude musicale plus grande, les choristes se mêlent très volontiers et très activement au drame. A l'Opéra, il faudrait leur adjoindre pour les soutenir une figuration intelligente, des mimes qui accompliraient l'acte décrit ou commandé par le chœur et donneraient au public l'impression de la vie. On l’a fait quelquefois ; les progrès à réaliser restent encore considérables.

 

De tous ces faits, froideur ou solennité des personnages, immobilité ou mollesse des masses, déterminés on rendus plus frappants par l'ampleur d'un cadre qu'il faudrait mieux remplir, il résulte un aspect très peu fait pour galvaniser dans sa stalle ou dans sa loge le spectateur, naturellement inattentif et enclin à se désintéresser d'une action qui prend l'aspect de quelque tableau de la Belle au bois dormant.

 

Le compositeur est ici la plus intéressante victime. Dans une œuvre lyrique de longue haleine, les décors, la mise en scène sont, le premier appât auquel se prend le gros du public ; il s'attache ensuite à la fable tragique ; c'est en dernier lieu que vient la musique ; l'oreille chez lui ne se laisse bien vraiment séduire que lorsque les choses de la scène se sont rendues maîtresses de ses yeux et de son esprit.

 

Ce sont donc des éléments étrangers à la musique qui doivent attirer le spectateur ; c'est la musique qui le doit retenir. Si ces moyens d'initiation, de vulgarisation lui font défaut, s'ils sont incomplets on imparfaits, elle aura bien peu de chances de s'emparer de l'auditoire, car s'il est de ces beautés foudroyantes qui frappent dès la première minute, la valeur entière d'une partition dramatique ne s'impose qu’à la longue.

 

Le Roi de Lahore, de M. Massenet, n'a dû qu'à des circonstances exceptionnelles, dans lesquelles le génie du jeune maître a une part prépondérante, la bonne fortune d'échapper au sort dont tout ouvrage, malgré une mise en scène remarquable, semble menacé à l'Opéra, par le fait de ce défaut de concentration, de cet affaiblissement de la vie dramatique qu'on y peut constater. Représenté ou mis à l'étude, au cours d'une période de deux années, dans quatorze villes de l'Italie, à Londres, à Pesth, à Munich, à Madrid, à Buenos-Aires, à Rio-Janeiro, acclamé à l'Hippodrome, cet ouvrage, revenu à l'Opéra, où il a trouvé le succès qu'on lui avait d'abord marchandé, a conquis, comme de vive force, dans le répertoire, la place qu'il y doit garder.

 

Est-ce à dire qu'aucun opéra, exposé comme celui de M. Massenet aux dangers de ce milieu, ne puisse, à moins d'aventures aussi favorables, trouver de prime abord un succès de bon aloi sur la scène de notre Académie nationale de musique ?

 

Non ! mais il faudrait souffler la vie sur cette scène, animer les personnages, triompher de l'inertie des masses, rompre, en un mot, avec les défauts d'une éducation incomplète, peut-être

aussi avec les privilèges d'une certaine congrégation des rites, grâce à laquelle tel ou tel groupe n'agit qu'en vertu de telle ou telle tradition, comme une sorte de maîtrise dont la puissance peut aller jusqu'à faire échec à l'autorité du seigneur suzerain.

 

Si ces imperfections s'accentuent, si l'action générale ne tend à briser cette barre de glace qui demeure entre le public et les artistes, si cette distance qui les sépare ne peut être diminuée matériellement, les œuvres de l'ancien répertoire seront les premières à en souffrir. Toutes, en effet, même les plus grandes, ont subi un amoindrissement très appréciable : bien à leur place et s'offrant en pleine valeur dans l'ancienne salle, elles ne sont plus au point pour l'optique et pour l'acoustique de la nouvelle. Une question très importante se pose dès lors touchant le caractère à donner aux œuvres faites pour s'adapter le plus avantageusement désormais au large cadre de l'Opéra.

 

Défavorable à une action purement dramatique, toutes les fois que l'ardeur des interprètes ne fera pas arriver violemment jusqu'au public la passion qui anime les personnages, comme savent heureusement le faire quelques artistes de race, ce cadre sera au contraire éminemment propice à des conceptions plus héroïques et plus spéculatives.

 

Les drames lyriques, maintenus dans la simple proportion humaine, iront vivre et se mouvoir sur la scène du Théâtre-Lyrique, dont la résurrection est certaine, parce qu'elle est indispensable. Pour l'opéra à romances, où l'action se ralentit, s'arrête à tout instant à des incidents musicaux, étrangers à l'essence de l’œuvre, il est à peine nécessaire d'ajouter qu'il est bien mort et qu'il avait assez vécu.

 

Les épopées, les grandes tragédies historiques ou légendaires, les tableaux pittoresques, frappants, traversés de gros évènements, mettant en œuvre des masses plutôt que des sujets, c'est-à-dire ne laissant pas reposer principalement le sort d'une pièce sur des effets individuels, semblent appelés à paraître à l'Opéra sous un jour avantageux. Il faudra concevoir, en un mot, des œuvres décoratives, mais encore et dans tous les cas animées d'une vie puissante, faute de quoi, suivant l'expression d'un illustre compositeur, l'Opéra ne serait plus, dans un temps donné, qu'une sorte de diorama musical.

 

 

IV

 

Nous ne savons encore ce que nous devons attendre sur ce point du nouveau directeur ; nous ignorons quel est son critérium pour le choix des œuvres futures ; peut-être même ne se l'est-il pas encore formé, car la tâche de l'administration de l'Opéra est d'une complexité telle, que la question artistique ne saurait se dégager immédiatement de ce vaste ensemble. Puis, là, pas plus qu'ailleurs, il n'y a de grâce d'état pour le métier de général ; on n'arrive pas de prime saut, sans tâtonnements, à la connaissance de son terrain, de ses ressources, et au choix de son mode d'action.

 

La représentation d'une traduction française de l'Aïda de Verdi sera le premier fait capital de cette administration. Elle paraît avoir été obligée par les circonstances à prendre, en faveur de l'ouvrage de l'illustre maître italien, une décision dont on a pu, à certains égards, contester l'opportunité, mais qui n'empêchera personne de payer à cet ouvrage le tribut d'admiration et de respect auquel il a droit.

 

L'Italie a fait à nos compositeurs une place d'honneur sur ses théâtres, nous en offrons une sur notre première scène à l'un des grands génies musicaux de ce pays : rien de plus juste et de plus fraternel.

 

Le choix de l'opéra, aujourd'hui universel, du maestro Verdi, a ceci de pratique, d'ailleurs, pour une entreprise naissante, qu'il supprime une grande part de responsabilité. L’ouvrage a été applaudi dans le monde entier, avant de l'être à Paris, au théâtre Ventadour ; le poème, la musique, l'interprétation même dont on connaît à peu près les éléments, ne sauraient être une surprise pour le public.

 

Ce qui peut, ce qui doit être pour ce même public l'attrait de la représentation, ce qui doit refaire une jeunesse à cet ouvrage, c'est la mise en scène à laquelle l'administration, débarrassée de tout autre souci, va pouvoir se consacrer avec une sollicitude spéciale. C'est pour elle une épreuve délicate sur laquelle sera appelé à la juger, au point de vue du sens artistique, le Tout-Paris des premières, ce blasé, ce délicat, qui exige du nouveau et de l'imprévu jusque dans les choses les moins nouvelles.

 

Il s'est produit, depuis quelques années, dans les esprits comme dans les œuvres, une énorme poussée vers la vérité au théâtre ; cette recherche de la vérité s'étend jusqu'au domaine lyrique, et, si elle n'y peut être scrupuleuse à l'excès, encore faut-il reconnaître qu'elle doit tenir grandement compte des aspirations générales.

 

La multiplicité, la rapidité des relations de peuple à peuple, les recherches historiques précises, le nombre des documents graphiques, ne nous permettent plus de commettre des erreurs autrefois fréquentes, excusables, et entretenues par une tradition théâtrale heureusement destinée à disparaître. On voudra voir aujourd'hui Aïda dans son cadre naturel ; il faudra au spectateur non plus l'Égypte assez conventionnelle qu’on lui a montrée au Théâtre-Italien, mais l'Égypte véritable, avec sa lumière poudroyante, sa couleur intense, sans la crudité de tons que beaucoup s'entêtent encore à prendre pour la marque distinctive des pays d'Orient ; avec ses costumes si variés, d'une gamme si harmonieuse, sans la fausse richesse des ornements d'or, du clinquant grossier, des verroteries extravagantes qui ne trompent et ne séduisent plus personne. On passera volontiers, d'autre part, sur le teint de l'héroïne, qui devrait être noire comme une Éthiopienne, et personne assurément ne poussera la rigueur dans l'exactitude jusqu'au point indiqué, pendant les études d'Aïda, au Caire, par certain archéologue, lequel voulait faire peindre le ténor en bleu, cette couleur ayant été, paraît-il, dans l'ancienne Égypte, le maquillage officiel des triomphateurs.

 

 

V

 

Après Aïda, la direction de l'Opéra aura à s'occuper des intérêts de notre école nationale.

 

La nécessité d'une extension du répertoire est incontestable : on ne peut vivre éternellement sur le même fonds, même quand il se compose de chefs-d'œuvre ; nos jeunes musiciens se trouvent aujourd'hui presque dans la situation d'Alexandre Dumas, alors que sa personnalité, bouillante commençait à s'affirmer, et qu'on lui disait :

 

« Prétendez-vous donc faire mieux que vos maîtres ? »

 

Comme lui, ils ont le droit de répondre, modestement et fièrement :

 

« Non, mais je veux faire autre chose. »

 

Quand le Tribut de Zamora, de M. Gounod, et la Françoise de Rimini de M. Thomas, — ouvrage déjà tant de fois annoncé et qui commence à avoir sa légende, comme l'Africaine, — auront vu le jour, le directeur de l’Opéra pourra se tourner avec confiance vers ce groupe de musiciens plus jeunes, mais déjà mûrs pour l'action.

 

Bien des fois déjà il a hautement affirmé ses sympathies pour eux. Commissaire du gouvernement, président de la Société des compositeurs, membre du jury d'examen au Théâtre-Lyrique, il a travaillé activement à établir la réputation de plusieurs ; ils sont donc en droit d'attendre beaucoup de lui.

 

Dans le nombre, il n'aura qu'à choisir, car la somme de travail produite est déjà considérable, et on ne peut les accuser, certes, ni d'impuissance ni de tiédeur.

 

Parmi ceux qui ont déjà eu l'honneur d'aborder la scène de l'ancien ou du nouvel Opéra : Massenet, Reyer, Guiraud, Joncières, Delibes, Salvayre ; parmi ceux qui attendent encore leurs débuts sur ce théâtre : Saint-Saëns, Paladilhe, Lalo, B. Godard, Widor, il en est d'illustres déjà ; il en est dont la renommée s'établit ; il en est enfin qui n'ont encore donné que de belles espérances ; tous, dédaigneux des succès faciles, se recommandent par une aspiration constante vers le Beau, et plus d'un a dû souvent envisager l'avenir avec une certaine mélancolie, en songeant combien la place est étroite et combien grande est la peine qu'il faut pour la conquérir.

 

Des gages relatifs ont été, du reste, donnés à cette pléiade. Connaissant et appréciant les qualités musicales et dramatiques de M. Lalo, auteur d'un ouvrage en quatre actes, le Roi d'Ys, poème de M. Edouard Blau, on s'est empressé de lui commander un ballet. M. Widor, symphoniste distingué, a été l'objet d'une égale faveur. Ces deux œuvres viendront, l'une après le Tribut de Zamora, l'autre après Françoise de Rimini.

 

Ce ne peut être là pourtant qu'une entrée de jeu, précédant le choix à faire dans une série d'ouvrages dont la plupart sont prêts ou le seront avant quelques mois : Sigurd, de M. Reyer, Hérodiade, de M. Massenet, Patrie !, de M. Paladilhe, Richard III, de M. Salvayre, le Feu, de M. Guiraud. Je ne nomme que pour mémoire M. Saint-Saëns, qui, après son Étienne Marcel, a repris la plume et s'est replacé au premier rang parmi les plus militants ; et je clos cette liste, déjà riche, en signalant enfin M. Joncières, occupé d'un ouvrage dont il a trouvé lui-même le sujet, et M. B. Godard, le plus jeune de tous, mais non le moins vaillant.

 

Ces productions se diviseront forcément en deux courants, dont l'un devra se diriger vers le Théâtre-Lyrique, division prudente sans laquelle la plupart des auteurs que je viens de citer et de ceux qui les suivent pourraient passer à l'état d'ancêtres avant la représentation de leurs opéras.

 

Il est, de par le monde, des habiles qui se font une carrière d'un ouvrage qu'on ne leur joue jamais et qu'on embarrasserait fort en leur offrant un théâtre. A ceux-là, le rôle de victime est plus profitable que celui de créateur. Aucun de ceux que je viens de citer n'est dans ce cas, que je sache ; aucun n'ambitionne cette supériorité factice ; tous seront heureux d'être appelés et d'être élus, et bien certainement nul jusqu'ici n'a refusé de l'être.

 

La musique française est, on le voit, en plein mouvement ; elle traverse en ce moment, une période de transition, période de luttes héroïques, d'affirmations parfois violentes, de formules

souvent inaccessibles à la foule, mais abondante en efforts superbes, en transformations ingénieuses ; la première place dans l'avenir appartiendra celui de nos compositeurs qui s'assimilera le mieux l'esprit de ses contemporains, fera la part équitable du passé et du présent coordonnera des éléments encore tumultueux, et présentera la synthèse la plus claire de tous les procédés de son époque.

 

Pendant longtemps la France s'est largement alimentée d'œuvres musicales en Allemagne et en Italie ; sa puissance personnelle est incontestable aujourd'hui, et il est temps qu'elle se manifeste.

 

A côté de sa jeune génération politique, si vivace, si active, de son élite de peintres, de sculpteurs, d'architectes, de littérateurs, elle a à montrer nue génération de compositeurs qui, avec la connaissance approfondie de leur art, proclament l'indépendance de la musique moderne. Cette musique trouvera encore sur sa route bien des obstacles ; mais elle est le flot qui monte, lentement, sûrement, noyant peu à peu les préjugés antiques, les formes surannées, respectant tout ce qui est du domaine de l'éternelle beauté, tout ce qui s'élève au-dessus des rhétoriques banales.

 

Cette situation que notre école aspire à prendre sur le premier théâtre du monde, il faut la lui concéder sans arrière-pensée, avec la conviction de sa réelle valeur.

 

Peut-être les intérêts particuliers ne trouveront-ils pas toujours leur satisfaction à ce qui doit être considéré comme un devoir ; mais les théâtres établis, et soutenus par l’Etat, — et ici la question devient générale, — ne sont pas des institutions fondées pour nous donner le spectacle de l'enrichissement graduel de leurs gérants, mais bien pour contribuer, avant tout, au relèvement constant et à la suprématie artistique de notre pays.

 

C'est pourquoi l'Opéra, sans devenir jamais un théâtre d'essais, spécialité dévolue au Théâtre-Lyrique de demain, doit être et sera livré dans l'avenir à ceux de nos contemporains auxquels on ne saurait plus, sans partialité, contester la force et le souffle nécessaires pour prendre et faire sonner cette grande lyre que l'Apollon colossal leur montre, du haut de la coupole, assurément comme une promesse et non comme une ironie de leur destinée.

 

 

(Louis Gallet, la Nouvelle Revue, 01 janvier 1880)

 

 

 

 

 

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