Louis GALLET - la Nouvelle Revue

 

articles de Louis Gallet publiés dans la Nouvelle Revue (Revue du Théâtre - Musique) 1880-1898

 

15 février 1880 : Pétrarque (Duprat) ; 01 mars 1880 : Adelina Patti ; 15 mars 1880 : Jean de Nivelle (Delibes), Faust (Schumann) ; 01 avril 1880 : Aïda (Verdi), le Tasse (Godard) ; 15 avril 1880 : Rigoletto (Verdi), Diane (Godard) ; 01 juin 1880 : la Vierge (Massenet), le Domino noir (Auber) ; 01 juillet 1880 : la Fée (Hémery), Guillaume Tell (Rossini) ; 15 décembre 1880 : la Korrigane (Widor), la Tempête (Duvernoy) ; 01 janvier 1881 : l’Amour médecin (Poise), Suite algérienne (Saint-Saëns) ; 01 février 1881 : la Mer (Joncières), Souvenir de Lisbonne (Saint-Saëns) ; 01 mars 1881 : les Contes d’Hoffmann (Offenbach), la Fille de Jaïre (Grandval) ; 15 mars 1881 : Adelina Patti ; 15 avril 1881 : le Tribut de Zamora (Gounod) ; 01 mai 1881 : les Argonautes (Holmès) ; 01 juin 1881 : le Pardon de Ploërmel (Meyerbeer) ; 15 novembre 1881 : Tannhäuser (Wagner) ; 01 janvier 1882 : Hérodiade (Massenet), le Saïs (Olagnier) ; 15 janvier 1882 : la Taverne des Trabans (Maréchal), l’Aumônier du Régiment (Salomon), le Toréador (Adam), les Pantins (Hüe), les Troyens (Berlioz) ; 15 février 1882 : la Muette de Portici (Auber), Faust (Gounod), le Petit Parisien (Vasseur) ; 15 mars 1882 : Namouna (Lalo), Philémon et Baucis (Gounod), Attendez-moi sous l’orme (Indy) ; 01 avril 1882 : Galante aventure (Guiraud), Samson et Dalila (Saint-Saëns), Scènes alsaciennes (Massenet) ; 15 avril 1882 : Boccace (Suppé), Madame le Diable (Serpette) ; 01 mai 1882 : Françoise de Rimini (Thomas) ; 15 juillet 1882 : les Noces de Figaro (Mozart), Joseph (Méhul), Velléda (Lenepveu) ; 15 août 1882 : Parsifal (Wagner) ; 15 novembre 1882 : Edith (Marty), Fanfan la Tulipe (Varney), la Bonne aventure (Jonas) ; 15 décembre 1882 : la Nuit de Saint-Jean (Lacome), Battez Philidor (Dutacq), Gillette de Narbonne (Audran) ; 01 janvier 1883 : Sardanapale (Duvernoy), Loreley (Hillemacher), la Florentine (Samuel Rousseau), Ninetta (Pugno) ; 15 février 1883 : Mefistofele (Boito) ; 15 mars 1883 : Richard Wagner, la Perle du Brésil (David), la Princesse des Canaries (Lecocq), Henri VIII (Saint-Saëns) ; 01 avril 1883 : Henri VIII (Saint-Saëns) ; 15 avril 1883 : le Premier baiser (Jonas), Endymion (Cahen) ; 01 mai 1883 : Lakmé (Delibes), Carmen (Bizet) ; 15 mai 1883 : Lucifer (Benoît) ; 01 juin 1883 : la Perle du Brésil (David), Saute, Marquis ! (Cressonnois), Norma (Bellini), le Voyage en Chine (Bazin) ; 01 août 1883 : Mathias Corvin (Bertha), le Portrait (Lajarte), l'Amour qui passe (Godard) ; 01 novembre 1883 : Roland à Roncevaux (Mermet) ; 01 décembre 1883 : la Clairon (Jacobi), François les Bas-bleus (Bernicat et Messager), Madame Boniface (Lacome), le Roi de carreau (Lajarte), Sieba (Marenco et Venanzi) ; 15 décembre 1883 : Simon Boccanegra (Verdi) ; 01 janvier 1884 : la Farandole (Dubois), Martha (Flotow) ; 15 janvier 1884 : Sigurd (Reyer) ; 01 février 1884 : Manon (Massenet) ; 01 mars 1884 : Hérodiade (Massenet) ; 15 mars 1884 : le Roman d'un jour (Anthiome), Tristan et Isolde (Wagner) ; 15 avril 1884 : Sapho (Gounod), Rédemption (Gounod) ; 15 mai 1884 : le Droit du Seigneur (Vasseur) ; 15 juin 1884 : les Martyrs (Donizetti), le Présomptif (Gregh), Jules Pasdeloup ; 01 juillet 1884 : le Baiser (Deslandres), l'Enclume (Pfeiffer), Partie carrée (Lavello) ; 01 novembre 1884 : le Grand Mogol (Audran), la Nuit aux soufflets (Hervé), Hector Berlioz ; 01 janvier 1885 : Aben-Hamet (Dubois) ; 01 février 1885 : Tabarin (Pessard) ; 15 mars 1885 : le Chevalier Jean (Joncières) ; 15 avril 1885 : les Maîtres chanteurs de Nuremberg ; 15 mai 1885 : Une nuit de Cléopâtre (Massé) ; 01 juillet 1885 : Sigurd (Reyer), le Roi l'a dit (Delibes) ; 15 novembre 1885 : l'Etoile du Nord (Meyerbeer) ; 01 décembre 1885 : le Cid (Massenet) ; janvier-février 1886 : Hérode (Chaumet), le Cid (Massenet) ; 15 mars 1886 : les Templiers (Litolff) ; 01 avril 1886 : Saint-Mégrin (Hillemacher), le Chant de la cloche (d'Indy) ; 15 juin 1886 : Légende de sainte Elisabeth (Liszt), Plutus (Lecocq), Maître Ambros (Widor) ; 01 septembre 1886 : la Petite Fadette (Semet) ; 01 novembre 1886 : Hector Berlioz, les Deux Pigeons (Messager) ; 15 novembre 1886 : Viviane (Pugno et Lippacher), la Cigale et la Fourmi (Audran) ; 01 décembre 1886 : Juge et partie (Missa) ; 15 décembre 1886 : Egmont (Salvayre) ; 01 janvier 1887 : Patrie ! (Paladilhe) ; 15 février 1887 : la Sirène (Auber), Otello (Verdi), Biblis (Massenet) ; 01 avril 1887 : Proserpine (Saint-Saëns) ; 01 mai 1887 : Lohengrin (Wagner), la Walkyrie (Wagner) ; 15 novembre 1887 : Roméo et Juliette (Gounod) ; 15 janvier 1888 : Zaïre (Lefebvre), Marie-Magdeleine (Massenet) ; 15 février 1888 : la Dame de Monsoreau (Salvayre) ; 15 mai 1888 : le Roi d'Ys (Lalo) ; 01 juin 1888 : Rolla (Angeli), l'Epreuve villageoise (Grétry), la Fille du Régiment (Donizetti) ; 01 novembre 1888 : Jocelyn (Godard), le Pied de Mouton (de Lajarte) ; 15 novembre 1888 : Si j'étais roi ! (Adam), César Cui ; 15 décembre 1888 : Roméo et Juliette (Gounod), le Petit Duc (Lecocq), Joconde (Niccolo), Sire Olaf (Lambert) ; 01 janvier 1889 : l'Escadron volant de la Reine (Litolff) ; Héricléa Darclée ; 15 janvier 1889 : la Fille du Tambour-major (Offenbach), Isoline (Messager) ; 01 février 1889 : l'Etudiant pauvre (Millœcker), le Bourgeois gentilhomme (Lully) ; 15 février 1889 : Fanfan la Tulipe (Varney), le Roi d'Ys (Lalo) ; 01 mars 1889 : la Cigale madrilène (Perronnet) ; 15 mars 1889 : la Coupe et les lèvres (Canoby) ; 01 avril 1889 : Emma Eames, Eloa (Lefebvre) ; 01 mai 1889 : Marie-Magdeleine (Massenet), Joël (Desroches), les Pêcheurs de perles (Bizet) : 15 mai 1889 : Orphée (Gluck), I Puritani (Bellini), Nellie Melba ; 01 juin 1889 : Esclarmonde (Massenet) ; 15 juin 1889 : Marcel Legay ; 01 juillet 1889 : la Tempête (Thomas) ; 15 juillet 1889 : le Barbier de Séville (Paisiello), Raoul de Créquy (Dalayrac), la Soirée orageuse (Dalayrac) ; 15 août 1889 : Mam'zelle Pioupiou (Chaumet), le Canard à trois becs (Jonas) ; 01 septembre 1889 : Richard Wagner ; 15 septembre 1889 : les Saisons (Massé), la Jolie Fille de Perth (Bizet), la Statue (Reyer), Joli Gilles (Poise), Jean de Nivelle (Delibes), Proserpine (Saint-Saëns) ; 01 octobre 1889 : le Triomphe de la République (Holmès), le Contrat (Penavaire) ; 15 octobre 1889 : Ada Adini ; 01 novembre 1889 : Nellie Melba ; 01 décembre 1889 : Lise Landouzy, le Grand Mogol (Audran) ; 15 décembre 1889 : Mireille (Gounod), Ali-Baba (Lecocq), les Noces de Fingal (Colomer), Lucie de Lammermoor (Donizetti) ; 01 janvier 1890 : la Mort de Cléopâtre (Benoît), le Mari de la Reine (Messager) ; 15 janvier 1890 : Edvard Grieg, Armida (Marenco), Jeanne d'Arc (Gounod) ; 01 février 1890 : Hilda (Millet), Bourgault-Ducoudray, le Voyage de Suzette (Vasseur), Ernest Carbonne ; 15 février 1890 : Dimitri (Joncières), Une vie pour le Tzar (Glinka) ; 01 mai 1890 : le Vénitien (Cahen) ; 15 mai 1890 : Dante (Godard) ; 01 juin 1890 : Zaïre (Véronge de la Nux) ; 15 juin 1890 : la Basoche (Messager), Béatrice et Bénédict (Berlioz), le Rêve (Gastinel) ; 15 juillet 1890 : Jeanne d'Arc (Widor), Roland à Roncevaux (Mermet) ; 15 août 1890 : l'Opéra de Paris ; 01 septembre 1890 : Benedetto Marcello ; 15 septembre 1890 : la Princesse jaune (Saint-Saëns) ; 15 octobre 1890 : Colombine (Michiels), Gillette de Narbonne (Audran), Ernest Guiraud ; 01 novembre 1890 : Sigurd (Reyer), Cléopâtre (Carraud, Bachelet), Ruolz-Montchal ; 15 novembre 1890 : Samson et Dalila (Saint-Saëns), la Jolie Fille de Perth (Bizet) ; 15 décembre 1890 : Salammbô (Reyer), l'Enfant prodigue (Wormser), Benvenuto (Diaz) ; 01 janvier 1891 : Gyptis (Desjoyeaux), la Fée aux Chèvres (Varney) ; 15 janvier 1891 : l'Amour vengé (Maupeou) ; 01 février 1891 : Patrie ! (Paladilhe), le Chat-Noir, Léo Delibes ; 15 février 1891 : Jeanne d'Arc (Godard), Richard III (Salvayre), la Tentation de saint Antoine (Auvray), le Déluge (Saint-Saëns) ; 01 avril 1891 : le Mage (Massenet) ; 15 avril 1891 : le Mage (Massenet), Néron (Lalo), Juanita (Suppé) ; 01 mai 1891 : les Folies amoureuses (Pessard), Velléda (Lenepveu) ; 15 mai 1891 : Lakmé (Delibes) ; 01 juin 1891 : le Petit Faust (Hervé), le Cœur de Sîtâ (Sivry), Louis Lacombe ; 15 juin 1891 : Israël en Egypte (Händel) ; 01 juillet 1891 : le Rêve (Bruneau) ; 01 novembre 1891 : Manon (Massenet) ; 15 novembre 1891 : le Collier de saphirs (Pierné), le Rêve (Bruneau) ; 01 décembre 1891 : Haydée (Auber), Pierre Dupont ; 01 janvier 1892 : Thamara (Bourgault-Ducoudray) ; 15 janvier 1892 : Eugène Ritt, Pedro Gailhard, Léon Carvalho ; 01 février 1892 : Cavalleria rusticana (Mascagni) ; 01 mars 1892 : Werther (Massenet), Winkelried (Lacombe) ; 01 avril 1892 : le Christ (Lippacher), le Fils des Etoiles (Satie) ; 01 mai 1892 : Sardanapale (Duvernoy), Eros (Vidal), les Saintes Maries de la Mer (Paladilhe), Edouard Lalo ; 15 mai 1892 : Ernest Guiraud, Pierrot rémouleur (Clérice), Enguerrande (Chapuis) ; 01 juin 1892 : Salammbô (Reyer), la Vie du poète (Charpentier), Karadec (d'Indy) ; 15 juin 1892 : les Troyens (Berlioz) ; 01 juillet 1892 : la Vie du poète (Charpentier), Sylvia (Delibes) ; 01 août 1892 : l'Opéra-Comique ; 15 août 1892 : le café-concert ; 01 octobre 1892 : l'Opéra-Comique ; 15 octobre 1892 : les Cloches de Corneville (Planquette), Etienne Méhul ; 15 novembre 1892 : le Brillant Achille (Varney), Bacchanale (Hervé), Rabelais (Ganne), Sainte Freya (Audran) ; 01 décembre 1892 : Samson et Dalila (Saint-Saëns), Penthésilée (Bruneau) ; 15 décembre 1892 : Stratonice (Fournier), Mérowig (Rousseau) ; 01 janvier 1893 : Carmen (Bizet), la Flûte enchantée (Mozart) ; 15 janvier 1893 : Roméo et Juliette (Gounod), Sainte Geneviève de Paris (Blanc et Dauphin) ; 01 février 1893 : Werther (Massenet), le Cid (Massenet), le Talisman (Planquette) ; 15 février 1893 : Madame Chrysanthème (Messager), Rebecca (Carissan), Samson et Dalila (Saint-Saëns) ; 01 mars 1893 : Falstaff (Verdi) ; 15 mars 1893 : la Maladetta (Vidal), Brocéliande (Lambert) ; 01 avril 1893 : Kassya (Delibes) ; 15 avril 1893 : les Béatitudes (Franck), le Docteur Blanc (Pierné) ; 15 mai 1893 : les Pêcheurs de perles (Bizet), l'Or du Rhin (Wagner) ; 01 juin 1893 : la Walkyrie (Wagner) ; 15 juin 1893 : Phryné (Saint-Saëns) ; 01 juillet 1893 : les Deux avares (Monsigny), le Déserteur (Grétry) ; 01 août 1893 : Albert Soubies, Victor Maurel, Richard Wagner ; 15 août 1893 : Alba Chrétien-Vaguet, Cantate (d'Indy) ; 01 octobre 1893 : Déïdamie (Maréchal) ; 15 octobre 1893 : le Dîner de Pierrot (Hess), Madame Rose (Banès), l'Hôte (Missa), les Bicyclistes en voyage ! (Carman) ; 01 novembre 1893 : Charles Gounod ; 15 novembre 1893 : Mam'zelle Carabin (Pessard), Antigone (Bloch), l'Africaine (Meyerbeer) ; 01 décembre 1893 : Antigone (Saint-Saëns), Marie-Magdeleine (Massenet), l'Attaque du moulin (Bruneau) ; 15 décembre 1893 : l'Attaque du moulin (Bruneau) ; 01 janvier 1894 : Gwendoline (Chabrier), Surcouf (Planquette), Natalka Poltavka (Lyssenko) ; 01 février 1894 : le Flibustier (Cui) ; 15 février 1894 : Thaïs (Massenet) ; 01 mars 1894 : Thaïs (Massenet), Edmond de Polignac ; 01 avril 1894 : Thaïs (Massenet) ; 01 mai 1894 : Falstaff (Verdi) ; 15 mai 1894 : Saint Julien l'Hospitalier (Erlanger), Guillaume Lekeu ; 01 juin 1894 : le Portrait de Manon (Massenet), Djelma (Lefebvre) ; 15 juillet 1894 : Dinah (Missa), l'Attaque du moulin (Bruneau) ; 01 août 1894 : la Walkyrie (Wagner) ; 15 août 1894 : Théâtre-Lyrique ; 15 septembre 1894 : Richard Wagner, Tribune de Saint-Gervais ; 01 octobre 1894 : Falstaff (Verdi), Emmanuel Chabrier ; 15 octobre 1894 : Othello (Verdi) ; 01 novembre 1894 : Othello (Verdi), Rip (Planquette), l'Africaine (Meyerbeer) ; 15 novembre 1894 : le Divorce de Pierrot (Ravera), Daphné (Rabaud) ; 15 décembre 1894 : Anton Rubinstein, Faust (Gounod) ; 01 janvier 1895 : Calendal (Maréchal), Paul et Virginie (Massé), Geneviève (Schumann) ; 15 janvier 1895 : Lydéric (Ratez) ; 01 février 1895 : Scènes de Faust (Schumann), Benjamin Godard ; 15 février 1895 : la Montagne noire (Holmès) ; 01 mars 1895 : Ninon de Lenclos (Missa), Proserpine (Saint-Saëns) ; 15 mars 1895 : la Jacquerie (Lalo et Coquard), Eugène Onéguine (Tchaïkovski), l'Orage (Rebikoff), Ratcliff (Mascagni) ; 01 avril 1895 : Théâtre lyrique ; 15 avril 1895 : la Vivandière (Godard), la Mare au diable (Ravera) ; 01 mai 1895 : Chilpéric (Hervé) ; 15 mai 1895 : le Grand Mogol (Audran), Hänsel et Gretel (Humperdinck) ; 01 juin 1895 : Tannhäuser (Wagner) ; 15 juin 1895 : Guernica (Vidal), Pris au piège ! (Gedalge) ; 01 août 1895 : Romain Rolland, Caroline Miolan-Carvalho ; 15 août 1895 : Conservatoire ; 15 septembre 1895 : les Vingt-huit jours de Clairette (Roger) ; 15 octobre 1895 : la Navarraise (Massenet), Aïda (Verdi) ; 15 novembre 1895 : Proserpine (Saint-Saëns) ; 01 décembre 1895 : Galatée (Massé), Fervaal (Indy), Panurge (Planquette) ; 15 décembre 1895 : Xavière (Dubois) ; 01 janvier 1896 : Frédégonde (Guiraud et Saint-Saëns), la Jacquerie (Lalo et Coquard) ; 01 février 1896 : les Temps de guerre (Le Borne), Evangéline (Leroux) ; 15 février 1896 : la Favorite (Donizetti) ; 01 mars 1896 : Ambroise Thomas ; 15 mars 1896 : Orphée (Gluck), Photis (Audran) ; 15 avril 1896 : Ghiselle (Franck) ; 01 mai 1896 : Hellé (Duvernoy) ; 15 mai 1896 : le Chevalier d'Harmenthal (Messager) ; 01 juillet 1896 : Saint-Saëns, la Femme de Claude (Cahen) ; 01 octobre 1896 : Don Juan (Mozart) ; 01 novembre 1896 : les Deux Chasseurs et la Laitière (Duni), l'Irato (Méhul), la Perruche (Clapisson), Une Vie pour le Tzar (Glinka) ; 01 décembre 1896 : Don Juan (Mozart), le Drac (Hillemacher) ; 01 mars 1897 : Messidor (Bruneau) ; 01 avril 1897 : Moïna (de Lara) ; 15 mai 1897 : Richard Wagner, Louis Lacombe ; 01 juin 1897 : le Vaisseau fantôme (Wagner) ; 15 juin 1897 : l'Etoile (Wormser) ; 01 septembre 1897 : Antigone (Saint-Saëns) ; 01 décembre 1897 : les Maîtres chanteurs de Nuremberg (Wagner) ; 15 décembre 1897 : Sapho (Massenet) ; 15 janvier 1898 : Léon Carvalho, Daphnis et Cholé (Büsser), l'Amour à la Bastille (Hirchmann) ; 15 mai 1898 : Thaïs (Massenet) ; 15 juin 1898 : Fervaal (d'Indy), la Cloche du Rhin (Samuel Rousseau) ; 15 septembre 1898 : Déjanire (Saint-Saëns)

 

 

 

15 février 1880

 

I

 

Quand on a gravi le rocher des Doms, à Avignon, reposé un instant son regard sur les cimes roses du mont Ventoux et fait le tour de la statue de Jean Althen, l'importateur de la garance, que les bonnes femmes du pays ont invoqué longtemps comme saint Pierre, prenant pour les clefs du paradis la touffe de la précieuse plante que le personnage tient dans sa main droite, on revient sur le bord de l'abîme, du côté de la ville, pour admirer un des plus merveilleux aspects de la vallée du Rhône.

 

La forteresse des Papes se dresse au premier plan, dominant de ses hautes murailles nues, aux fenêtres rares, la ville serrée dans sa ceinture de remparts, accidentés de leurs trente-neuf tours. Au delà, entre les arches du pont miraculeux de saint Benezet, le porteur de pierres, le pont célébré par la chanson populaire, roule le grand Rhône, aux flots luisants comme de l'acier poli, dans la verdure de ses îles.

 

Sur la rive droite du fleuve, voici des tours et des murailles encore : c'est Villeneuve-lez-Avignon. Là fut bâtie par le pape Innocent VI, dans la Vallée de Bénédiction, la chartreuse où il marqua la place de sa sépulture ; là s'élevait, en 1327, la maison où vécut cette belle Laure de Noves que Pétrarque a immortalisée.

 

Pétrarque, ami de Boccace, partisan de Rienzi, a été un érudit, un historien, un philosophe, un politique même : ambassadeur quoique poète, poète quoique ambassadeur, il rêvait et prêchait l’assimilation de l'Italie à ce qu'elle était sous la domination romaine ; il a écrit de volumineux traités en langue latine, un poème en neuf chants, Africa, pour lequel il fut couronné solennellement au Capitole : gros bagage pour la postérité. Toute cette gloire pourtant s'en est allée en poussière de Pétrarque, il n'est vraiment resté que ses Rime, recueil de sonnets et de canzoni, dans lesquels il célèbre son amour et sa poétique douleur.

 

Il avait rencontré Laure à l'église Sainte-Claire d'Avignon. La dame était, semble-t-il, suivant les chroniques, une « preude femme », attachée à ses devoirs, chargée d'enfants, et très probablement, comme la Charlotte de Werther, fort assidûment occupée de tartines et de confitures.

 

L'opinion des gens d'Avignon n'est peut-être pas absolument favorable à cette thèse. Je me souviens d'avoir parcouru naguère la ville des papes, et comme je demandais au sacristain de la chapelle des Doms, après avoir vu le merveilleux tombeau de Jean XXII, à visiter celui de Laure, il me répondit très gravement :

 

« Monsieur, le tombeau dont vous parlez était autrefois dans la cour du Collège ; on l'a enlevé pour le mettre au Musée, à cause des élèves ; vous comprenez : cette dame n'était pas de la première vertu ; ça pouvait leur donner des idées. »

 

Nonobstant la légende troublante de ce brave homme, il paraît démontré que l'amour de Pétrarque pour Laure fut absolument platonique. Mais, tout en mettant en sonnets et en canzoni des peines amoureuses qu'il venait d'ailleurs raconter en prose à son ami, le cardinal de Cabassol, le poète ne manquait pas de chercher ailleurs quelques compensations matérielles.

 

Ces compensations se résumèrent sous la forme palpable de plusieurs enfants naturels et notamment d'une fille qui suivit Pétrarque en Italie, en 1353, cinq ans après la mort de Laure, et demeura près de lui jusqu'à ses derniers jours.

  

II

 

Le Pétrarque de M. Duprat, que vient de nous donner l'Opéra-Populaire, a été représenté pour la première fois sur le Grand-Théâtre de Marseille, en 1873. Joué sur diverses scènes de la Provence et de l'Italie, l'ouvrage est arrivé à Paris, grâce à MM. Martinet et Husson qui font, à leurs risques et périls, depuis quelques mois, une tentative de restauration du Théâtre-Lyrique, dans la salle de la Gaîté.

 

Qu'on s'appuie sur la légende ou sur l'histoire des amours de Pétrarque et de Laure, la chose est des moins fécondes en incidents, et après s'être étonné du choix d'un sujet aussi stérile, il était facile de prédire qu'on chercherait à renforcer d'un drame quelconque ce duo d'amour en cinq actes.

 

Dans les cadres traditionnels, Avignon, Vaucluse, Rome, on a fait entrer, de gré ou de force, de force surtout, une action singulière.

 

Pétrarque, épris de Laure, qu'il promène sur les bords du Rhône ; qu'il amène en souliers de satin et en robe longue sur les durs rochers de Vaucluse, est arraché à ses tendres extases par la volonté de Raymond, un frère peu endurant de son idéale maîtresse, et aussi par les machinations de la princesse Albani, séduisante et ténébreuse créature, toujours masquée, et amoureuse jusqu'à la rage.

 

Ramené d'ailleurs à Rome par ses devoirs de patriote, Pétrarque y reçoit au Capitole les honneurs du triomphe. Nous le voyons ensuite dans les jardins de la villa Albani, où l'a attiré un mystérieux message. Là, il trouve la princesse, belle, passionnée, frémissante, jouant avec des bras superbes une scène de la plus pressante séduction. Le poète, tout entier au souvenir de Laure et chaste comme Joseph, repousse la courtisane, qui jure de se venger de sa rivale.

 

C'est pourquoi, lorsque Pétrarque revient à Avignon, Laure est morte, assassinée par la farouche princesse, laquelle se fait justice en se poignardant devant le lit funèbre de sa victime.

 

Tout cela est d'un décousu et d'une insignifiance qui désarment la critique : les personnages entrent, vont et viennent pour le seul plaisir de chanter un air ou un duo ; après quoi, faisant place à d'autres, ils disparaissent avec l'évidente satisfaction du devoir ponctuellement accompli.

 

Le dernier tableau aurait pu être fort saisissant, si l'auteur avait su se borner à ce grand effet de Pétrarque, d'abord terriblement frappé par le chant lugubre des prêtres, puis soudainement mis en présence du cadavre de cette Laure qu'il a tant aimée et vers laquelle il accourait, le cœur débordant d'espérance et d'amour. Sur ce trait, après lequel le drame ne donne plus rien et ne peut plus rien donner, la toile devait rapidement tomber ; oublieux ou peu soucieux de cette sobriété, qui est une puissance au théâtre, l'auteur a versé dans le noir ; il a été impitoyable jusqu'au bout : après les lamentations du poète sur sa maîtresse morte, après les consolations de Colonna, ami dévoué de Pétrarque, après l'apparition bizarre de la princesse Albani ; entre les draperies du catafalque, enfin après un trio, un chœur, des répliques, il a fallu subir le suicide et la longue agonie de la vindicative princesse, ponctuée d'un petit ensemble, heureusement final, si bien que la pièce était terminée depuis longtemps, alors qu'elle durait encore.

 

Le Pétrarque primitif n'avait, paraît-il, que quatre actes : on a rendu un bien mauvais service à M. Duprat en lui en faisant ajouter un, qui est l'avant-dernier. En pareille aventure, tout ce qui est inutile est nuisible, et l'ouvrage était assez long pour se passer de cette addition.

 

La musique de M. Duprat n'a pas d'accent personnel : elle procède, suivant l'occurrence, de Gounod, de Meyerbeer, de Verdi et même de M. Mermet ; on y sent l'habitude de tout dire longuement, de revenir à satiété sur l'effet, pour l'imposer, et de ne pouvoir se décider à terminer un morceau, quand le public en a déjà tiré la conclusion.

 

L'acte du Capitole, où il y a un cortège, une marche triomphale, un ballet, est d'une désespérante banalité. Il y a pourtant dans la partition abondante de M. Duprat bien des choses sur lesquelles l'attention pourrait s'arrêter, si ces points lumineux n'étaient vite noyés dans le brouillard de l'ensemble.

 

Parmi les morceaux auxquels le public a paru s'intéresser le plus, je citerai le duo du deuxième acte entre la princesse et Raymond, le final de ce même acte, l'air de Pétrarque au Capitole, la scène de la séduction dans les jardins de la villa Albani, l'air de Raymond au quatrième acte, — air qui a valu un rappel très spontané et très chaleureux à M. Doyen, — enfin les lamentations finales, dites avec un sentiment pénétrant par M. Warot, morceau inopportunément placé, mais l'un des meilleurs de l'ouvrage.

 

Les rôles sont bien tenus et bien chantés par M. Warot, ténor de race, artiste parfait ; M. Plançon, jeune et intelligent comédien, doué d'une voix bien sonnante ; M. Doyen, dont le succès a été vif, et Mme Perlani, très belle, très dramatique et très justement applaudie.

 

Mme Jouanni, qui personnifie à merveille la gracieuse Laure de Noves, a été trouvée généralement insuffisante comme chanteuse ; peut-être avait-elle trop peur ? Il faudra l'entendre de nouveau.

 

Les décors, bien que d'une plantation très simple et tirant leur principal relief de la toile de fond, sont fort réussis ; les costumes nombreux et très soignés forment un ensemble harmonieux.

 

Sans secours de l'État, mais non sans espérance, la direction de l'Opéra-Populaire a fait des frais notables pour cet ouvrage, et je souhaite bien sincèrement qu'elle en soit dédommagée par le succès. Quoi qu'il advienne, la représentation de Pétrarque restera comme un argument en faveur du rétablissement du Théâtre-Lyrique ; en montrant dans quelles conditions modestes, mais convenables et avantageuses à l'art, on peut monter un ouvrage, nous apporterons un nouvel argument en faveur de cette question du Théâtre-Lyrique, — question très complexe, très actuelle, et que nous aurons lieu d'examiner prochainement dans un article spécial.

 

Pétrarque sera joué trois fois par semaine et alternera avec les soirées italiennes. Les coupures qu'on ne manquera pas de faire dans l'ouvrage de M. Duprat allègeront le spectacle et renverront le spectateur la tête moins lourde de musique, car le gros reproche à faire à cet opéra, en somme, c'est qu'on y chante trop, défaut capital, encore bien qu'il s'agisse avant tout de chanter.

  

III

 

Je finis par où j'aurais dû commencer, suivant l'ordre chronologique, en parlant de l'ode de Victor Hugo, la Lyre et la Harpe, mise en musique par M. Camille Saint-Saëns, et récemment exécutée au concert Pasdeloup, et du Roi de Lahore de M. J. Massenet, actuellement en cours de représentation, à Lyon, sur la scène du Théâtre Bellecour.

 

Dirigé par M. Bouchez-Hallé, soutenu par M. Guimet, qui, très épris des choses d'art, fait l'usage le plus intelligent d'une fortune considérable, le Théâtre Bellecour, taillé pour ainsi dire dans un îlot de vieilles maisons lyonnaises, est certainement une des meilleures et des plus belles salles de l'Europe.

 

L'architecte, M. Chapron, qui va, du reste, bâtir, avenue de l'Opéra, un théâtre dans le même genre, a tiré un parti excellent de l'emplacement mis à sa disposition. J'aurai l'occasion de revenir sur l'aménagement de cette salle ; après en avoir loué, en principe, l'ordonnance générale, je n'y veux relever qu'un défaut, — encore ce défaut ne doit-il pas être absolument mis à la charge de l'architecte ; — le Théâtre Bellecour n'a pas de parterre. On a relégué dans les étages supérieurs ce public spécial qui n'aime pas à payer sa place trop cher et veut pourtant être bien placé, sachant que l'on doit compter avec lui.

 

C'est dans le parterre que bat le cœur de la foule ; c'est de ce centre toujours plus vivant, plus tumultueux, que partent les applaudissements et les protestations, dont l'influence sur la masse du public est incontestable.

 

Cette action du parterre est surtout remarquable dans les théâtres de province, d'où sont proscrits généralement les entrepreneurs de succès. Là, certain de n'être pas confondu avec les gagistes du chef de claque, le spectateur s'abandonne à ses impressions, il les exprime avec une sincérité absolue et une ardeur souvent passionnée, mais toujours précieuse pour qui aime à recueillir dans sa franchise première l'effet d'une œuvre sur le public.

 

La partie qui s'étend de l'orchestre des musiciens aux baignoires de face est, au Théâtre Bellecour, uniquement occupée par des fauteuils où les femmes sont admises. Si l'aspect y gagne en élégance et en clarté, les chanteurs n'y trouvent pas leur compte : ce public plus réservé et surtout moins homogène ne vaudra jamais pour eux le bon public du parterre, avec ses brutalités et ses enthousiasmes.

 

Cette disposition défectueuse, mais non irrémédiable de la salle Bellecour, n'a pas empêché M. Massenet d'obtenir, notamment après le troisième acte, une de ces bruyantes ovations qui comptent dans la carrière d'un compositeur.

 

La Direction lui avait fourni, d'ailleurs, de remarquables éléments. L'orchestre, composé de 75 musiciens, est excellent ; il rend les nuances avec une délicatesse et les grands effets de sonorité avec une plénitude qu'il est bien difficile d'obtenir dès la première représentation d'un ouvrage tel que le Roi de Lahore. Au point de vue vocal, l'interprétation était confiée à M. Léon Achard, chanteur expérimenté, qui a joué son rôle d'Alim avec un haut sentiment dramatique ; à Mlle Marie Léon-Duval, jeune cantatrice très applaudie en Italie et en Amérique et qui attend maintenant son avenir de la carrière française ; à M. Bacquié, que nous avons entendu à l'Opéra-Comique, et à M. Dénoyé, une basse que nous entendrons vraisemblablement à l'Opéra. Le personnage de Kaled était revenu à la créatrice de ce très petit rôle, Mlle Fouquet, dont la voix a pris une remarquable ampleur.

 

Le baryton Lassalle, qui chante le Roi de Lahore, tantôt en italien, tantôt en français, a retrouvé à Lyon son succès de Paris, de Londres et de Milan. C'est la faute des circonstances et non la sienne s'il ne chante pas aussi à Madrid, en compagnie de Tamberlick, cet ouvrage pour lequel il a une prédilection très vive. Sa superbe voix, son jeu chaleureux, ont donné au rôle de Scindia un relief qui a évidemment contribué au succès ; par contre, avec une modestie peu commune, il avoue volontiers, dit-on, que c'est surtout depuis cette création qu'il est « quelqu'un ». C'est, on le voit, entre le rôle et son interprète, un échange de bons offices également profitable à tous les deux.

 

Quand j'aurai fait l'éloge d'une mise en scène fort soignée, fort brillante dans son ensemble, il ne me restera, — étant donné un opéra déjà bien connu, représenté à Paris et dont l'analyse n'est plus à faire, — qu'à noter une impression personnelle, au sujet de la direction de l'orchestre.

 

C'est le compositeur qui a pris lui-même, le premier soir, la place du chef, M. Lévy ; nous avons eu alors ce spectacle, très rare en France et particulièrement intéressant, de l'auteur jeté en plein dans son œuvre, interprète de sa propre pensée et se livrant tout entier au public, avec elle.

 

Cette expérience, déjà tentée partiellement aux concerts de l'Hippodrome, nous a fait regretter qu'une tradition, un privilège ou un préjugé s'oppose chez nous à ce que les compositeurs conduisent eux-mêmes leurs œuvres, surtout leurs œuvres dramatiques, au moins pendant les trois premières soirées, toujours si redoutables et si décisives. A cette direction personnelle, l'exécution gagne incontestablement une unité et à la fois une variété que l'auteur seul peut lui imprimer.

 

M. Massenet, nature nerveuse, ardente et fine, est une de ces physionomies que l'on étudie en pareil cas, avec d'autant plus d'intérêt que l'occasion de les observer doit être très exceptionnelle.

 

Pâle, il monte au pupitre ; avec un demi-sourire et un salut discret, il s'assied ; puis, rendu à lui-même, dégagé du public, devant la toile baissée, il a un regard noir qui dévore et où se peint la légitime préoccupation de l'artiste soucieux de la lutte. Il lève l'archet ; l'orchestre part. Dès cet instant, le compositeur oublie tout : cet orchestre n'est plus qu'un instrument dont il joue pour lui-même ; il se laisse entraîner par le courant qu'il déchaîne ; il est, à la fois, le flot et le souffle ; il chante avec le chanteur, il se passionne avec le drame ; souvent, il se lève soudainement et quand, dans un essor suprême, il a emporté son orchestre, subjugué son public, il retombe avec le dernier accord, de nouveau souriant, au milieu des cris et des bravos ; puis, comme s'il redoutait de paraître vouloir triompher seul, d'un geste circulaire, avec une courtoisie tout italienne, il montre aux spectateurs, il confond dans sa victoire les artistes, l'orchestre, les chœurs qui l'ont aidé à l'obtenir.

 

 

L'ode de Victor Hugo, mise en musique par M. Camille Saint-Saëns, a été accueillie par le public des Concerts populaires avec un succès que justifie la haute valeur de l’œuvre.

 

Le compositeur a bien marqué le contraste entre les deux éléments de son sujet, entre la Lyre, qui parle de gloire, d'amour, de volupté, et la Harpe, qui enseigne l'humilité, le renoncement et le devoir austère.

 

Le chœur grandiose qui termine la première partie et auquel on doit regretter de n'avoir pu ajouter, comme au festival de Birmingham, les puissants accords de, l'orgue, a été bissé, ainsi que le duo conçu sur cette pensée charmante du poète :

 

Cherche pour ton cœur pur une âme virginale.

 

Après ces deux morceaux, placés en première ligne dans la faveur du public, je tiens à citer une sorte de « brindisi » dit par le baryton sur un mouvement très entraînant de l'orchestre.

 

Ce qui distingue la conception musicale de M. Camille Saint-Saëns, ce qui s'affirme une fois de plus dans la Lyre et la Harpe, c'est le scrupuleux respect du compositeur pour le caractère des œuvres qu'il entreprend de mettre en musique. S'il trouve dans ce qu'on appelle « des effets » la juste récompense de son consciencieux travail, il est certain qu'il ne recherche jamais ces effets et dédaigne l'emploi de tous les petits moyens dont on use communément pour les provoquer. Il est soucieux par-dessus tout de l'harmonie générale de sa composition ; il s'applique à mettre incessamment cette composition en parfait accord avec son sujet.

 

Esprit très souple, il se plaît à varier le choix de ses thèmes. C'est pourquoi il frappe, il déconcerte, même souvent par l'extrême simplicité de ses formules, par l'expression dramatique, par la netteté et aussi par la légèreté de sa phrase, bien des gens qui, imparfaitement au courant de son œuvre, l'estimaient incapable ou tout au moins dédaigneux de descendre du nuage où une erreur de leur opinion voudrait s'obstiner à le retenir.

 

 

 

01 mars 1880

 

I

 

Les concerts de Mme Adelina Patti sur la scène de la Gaîté ont été inaugurés devant une salle absolument comble, qui semblait avoir repris les traditions d'élégance du Théâtre-Ventadour, où la diva fit ses débuts, il y a quelque quinze ans.

 

A cette époque déjà lointaine le talent de la cantatrice était supérieur à sa vogue et son nom sur l'affiche ne suffisait pas à obtenir ce maximum des recettes, qui parait devoir être l'ordinaire des soirées de la Gaîté. Pourtant, elle était alors merveilleusement entourée ; aujourd'hui, au contraire, on a donné à cet astre si haut monté dans la faveur publique la plus modeste escorte de satellites que l'on puisse imaginer.

 

C'est précisément à cause de cette insouciance de tout ce qui n'est pas Elle, que j'ai parlé, en commençant, des « concerts » de Mme Adelina Patti, alors que c'est de représentations théâtrales qu'il s'agit réellement.

 

Mais comment conserver le nom de représentations théâtrales à des exhibitions où tout ce qui constitue l'harmonie des choses de la scène est volontairement mis en oubli ? — Il faut se contenter de cet unique point lumineux offert à notre admiration, comme si nous étions dans la salle du Trocadéro ou dans celle du Conservatoire ; le reste ne compte pas ou ne compte guère.

 

Après l'audition de la Traviata, où se révèle si vivement le côté dramatique du talent de la cantatrice et dont on sait déjà le succès, il nous tardait de la revoir et de la comparer à elle-même dans ce rôle de Rosine du Barbier de Séville, que son charme enfantin avait marqué d'un trait spécial dans notre mémoire.

 

La Rosine d'aujourd'hui, sans avoir rien perdu de sa grâce première, est d'une malice plus savante et plus consciente ; elle dit avec un esprit peut-être plus cherché, mais d'un accent très vif, et dans le moindre détail se révèle le soin exquis de l'artiste de race ; c'est toujours d'ailleurs cette voix d'or, sonnante et pure, d'une superbe facilité d'émission, se lançant avec une imperturbable assurance dans les passages périlleux, cette justesse dans l'expression et cette netteté dans le trait qui, pendant les trop rares instants où la scène lui appartient tout entière, nous apportent une sensation délicieuse.

 

L'air du second acte, la valse de Dinorah, intercalée au troisième, dans la scène de la leçon, et que l'on a bissée, ont soulevé un réel enthousiasme.

 

Le reste de la soirée, il faut bien le dire, a été parfaitement froid, malgré les efforts réels de Bartholo, d'Almaviva et de Basile. Pour Figaro, il s'était fait excuser et n'a point chanté son Largo ! On ne lui a pas fait pour cela plus froide mine qu'à ses partenaires, ce qui eût été du reste difficile.

 

Cette attitude, dont on ne s'est départi franchement que pour les deux feux d'artifice vocaux tirés au courant de la représentation par l'incomparable Rosine, n'aurait-elle pas sa raison d'être dans le pauvre aspect de la scène, si sombre, si nue, si triste, en face de cette salle lumineuse, resplendissante de toilettes claires, de fleurs et de diamants, depuis l'orchestre jusqu'aux galeries supérieures ?

 

La théorie de l'art pour l'art a été en effet appliquée par l'entrepreneur italien dans un déplorable sens : il a donné à cette charmante et rayonnante incarnation des héroïnes de Verdi et de Rossini un cadre détestable. Les meubles du luxe le plus criard que le faubourg Saint-Antoine puisse fournir de nos jours aux boudoirs de la rue de Constantinople, garnissent l'appartement de la Traviata. Le lit surtout, — lit sans rideaux, afin qu'on en puisse mieux admirer le bois, — est une merveille, avec ses quatre vases en cuivre doré, sou sommier, son matelas capitonné, son linge bien repassé et sa belle couverture de laine ; un fauteuil vert, un autre bleu, des chaises volantes en palissandre représentent encore, en prodiguant les notes fausses, une débauche d'ébénisterie, dont on a l'explication quand on lit sur l'affiche, après les noms des artistes, l'adresse du fabricant.

 

Cette délicate réclame est faite, sans nul doute, pour apprendre à nos prodigues directeurs parisiens, que dans toute exploitation bien conduite, aucun petit profit n'est à dédaigner.

 

Il y a, dans les trois derniers actes du Barbier, pour garnir un antique petit salon gris, montrant la corde, certain meuble de salle à manger en chêne sculpté, tout battant neuf, qui ne le cède en rien à l’installation de la Traviata. Franchement, on aurait dû mieux faire, par respect pour le public et par considération pour la cantatrice.

 

Quand on nous présente une perle rare, il vaut mieux, pour son effet même, l'enchâsser dans l'or que dans le plomb.

 

Les soirées de la Gaîté gagneraient très probablement en éclat, si on les composait sans se préoccuper de l'unité du spectacle et si on leur donnait franchement un caractère tout musical. — Trois fragments d'opéras différents, exécutés dans un décor brillant, dût-il rester le même toute la séance, satisferaient certainement beaucoup plus qu'une soirée passée à écouter des interprètes auxquels on ne s'intéresse pas, pour attendre une cavatine ou un air favori.

 

Puisqu'il est bien convenu que c'est uniquement pour Mme Adelina Patti que l'on est convié au théâtre, ne semble-t-il pas qu'un acte de la Traviata, un acte de Faust et un acte du Barbier, par exemple, montrant la grande artiste sous divers aspects de son talent, constitueraient un programme autrement attrayant qu'un ouvrage entier, donné dans les conditions actuelles ?

 

L'orchestre de la troupe italienne est vaillamment mené par Vianesi, un autoritaire, très sûr de lui, conduisant de mémoire, avec une ardeur qui s'apaise seulement aux points d'orgue.

 

A ces temps de repos, pendant que la voix de la cantatrice rossignolise dans les hauteurs de l'espace et, dans le silence absolu, il se campe, l'archet haut ou pointé sur la boîte du souffleur, attendant qu'il plaise à l'oiseau de redescendre vers la terre.

 

Une singularité fort remarquée à propos de cet orchestre, c'est qu'il s'installe et attaque l'introduction au milieu du bruit des conversations, sans que les trois coups traditionnels aient été frappés, si bien que, pour la Traviata, par exemple, les six premières mesures se perdent dans le brouhaha de la salle et que la toile se lève presque aussitôt trouvant le public à peine remis et installé.

 

Même procédé pour l'ouverture du Barbier et le bel entracte de l'orage ; c'est là une habitude italienne peu goûtée chez nous et dans laquelle on pourrait voir une manière de dire une fois de plus aux gens qu'ils peuvent se dispenser d'être attentifs et que lorsque la cantatrice n'est pas là, rien ne saurait les intéresser, pas même la musique de Rossini.

  

II

 

Le Concert populaire a donné, durant cette quinzaine, quelques nouveautés. — On a fait fête au violoniste Marsick dans deux concertos, le premier de Saint-Saëns, le second de Beethoven ; on a entendu un petit poème-symphoniques : Atala, de Mme C. de Grandval que la Ronde des Songes, scène fantastique, exécutée dans la même semaine à la salle Érard, et son ouvrage : la Fille de Jaïre, couronné par l'Institut, classent désormais en bon rang parmi nos musiciens ; — c'est à dessein que je laisse à ce dernier mot sa forme masculine.

 

Dimanche dernier, enfin, M. Benjamin Godard a dirigé la première exécution de sa Kermesse, composition très colorée, très vivante, où les cloches des jours de fête, les bruits de la foule, les danses, les sonneries de cuivres des baraques foraines et l'arrivée d'une belle musique militaire, dominant tout à coup l'ensemble, sont ingénieusement combinés, et qui a valu au jeune auteur du Tasse un très chaleureux succès.

 

J'ai le regret de ne pouvoir parler du concert de l'Association Colonne ; je ne manquerai pas de revenir, à l'occasion, sur ces séances très intéressantes du Cirque d'Hiver et du Châtelet, où le public commence à se familiariser avec les maîtres et où les musiciens de notre temps donnent la mesure de leur valeur ; je le ferai du moins toutes les fois que la musique dramatique me laissera un peu de la place qui lui est ici réservée.

 

Si les théâtres lyriques ne nous offrent rien aujourd'hui de particulièrement marquant, en dehors des soirées italiennes, il est probable que notre prochaine revue sera mieux remplie.

 

Depuis quelques jours, les études d'Aïda ont reçu de la présence du maestro Verdi une nouvelle impulsion. On nous promet la première représentation pour le 12 mars. Je crois à une très bonne intention dans ce but ; quant au fait lui-même, j'en doute un peu, car on opère à l'Académie nationale de musique avec un soin patient, résultat de ce sentiment de l'immortalité, qui est, nul ne l'ignore, le privilège de toute Académie. Je souhaite sincèrement d'ailleurs que mon scepticisme soit ici en défaut ; il me sera alors permis de parler d’Aïda, en même temps que de Jean de Nivelle.

 

Ce dernier ouvrage, attendu depuis un mois, demandé à tous les échos et diversement contrarié par les circonstances, doit passer le 1er mars. En prenant ses dispositions pour que cette représentation tant de fois annoncée ne soit pas remise, l'Opéra-Comique se mettra à l'abri des plaisanteries trop faciles dont pourrait être le prétexte ce Jean de Nivelle, justifiant déjà sa légende par son obstination à se dérober à tous les appels.

 

 

 

15 mars 1880

 

I

 

Après bien des remises justifiées ou tout au moins expliquées par des indispositions successives, Jean de Nivelle, opéra-comique en trois actes de MM. Gondinet et Philippe Gille, musique de M. Léo Delibes, a été représenté le 8 mars. — Annoncé pour le courant de janvier, cet ouvrage a donc tenu pendant deux mois en éveil l'attention d'un public qui, s'il a quelque critique à formuler en cette circonstance, n'accusera pas du moins l'Opéra-Comique d'une folle précipitation.

 

A part un « Jean de Nivelle », vaudeville en un acte, de G. Duval et Dumersan, il n'existe dans le passé de notre théâtre aucune autre pièce portant le même titre que l'ouvrage de M. Delibes, opéra-comique, dit l'affiche, opéra, dit simplement la partition, mieux d'accord avec la vérité.

 

Le poème auquel nous avons affaire met en scène un personnage historique ; le moment serait propice pour exposer le tableau de l'état politique de la France en 1465, l'antagonisme de Louis XI et des seigneurs féodaux, si cette besogne d'érudition facile n'avait été déjà faite et refaite, un peu partout, pour charmer les loisirs de l'attente, pendant que Jean de Nivelle se dérobait à notre curiosité, et s'il n'était d'ailleurs infiniment préférable de raconter tout uniment les aventures lyriques de ce légendaire personnage.

 

On est en Bourgogne, au temps des vendanges. Les belles filles du pays écoutent les paroles de la sorcière Simone : elle leur conte les vertus de la mandragore, qui fait aimer, et leur vend la précieuse racine.

 

Cette Simone est une bonne mère, mais une mauvaise tante. — Elle voudrait faire épouser à son fils Thibaut, pour l'instant prisonnier, accusé de vol, sa nièce Arlette, laquelle repousse cette union, ayant donné son cœur à Jean, le berger, personnage mystérieux et charmant, dont une autre jolie fille, Diane de Beautreillis, est également éprise.

 

Diane a un père ambitieux : il voudrait faire d'elle la femme de ce comte de Charolais, qui fut Charles le Téméraire. — Opposée aux projets paternels, Diane vient demander aussi à la sorcière un peu de la mandragore qui, piquée d'une épingle portant le nom du bien-aimé, doit faire toute tendresse triomphante.

 

Elle rencontre Arlette ; les deux enfants se lient d'une belle et rapide amitié, sans se douter qu'elles sont rivales. — Jean, le berger, Jean de Nivelle, affirme nettement dans cet acte son amour pour Arlette.

 

Ce Jean n'est pas aussi berger qu'il le veut paraître. En réalité, c'est Jean de Montmorency, fils de Jean II, chef de la noble maison des Bouchard ; il a, suivant une chronique peut-être calomnieuse, souffleté son père et, plus sûrement, déserté la bannière du roi Louis XI. — Le poème nous le montre poursuivi, à travers la Bourgogne, par un sire de Malicorne qui doit lui faire épouser, de par le roi, sa fille Isabeau, une bossue, et le faire exécuter ensuite, double mission à la fois agréable au père en quête d'un époux pour une fille disgraciée de la nature et au sujet jaloux de débarrasser son roi d'un vassal réfractaire au service de la couronne.

 

Simone a pénétré le secret de la haute origine de Jean ; elle le livrerait volontiers à son persécuteur ; une menace d'Arlette la rend muette :

 

Un mot, et je dirai que nous sommes allées

Sous les chênes maudits, et nous serons brûlées.

 

Le premier acte peut donc finir sans encombre ; le comte de Charolais fait de la popularité au milieu des vignerons et goûte le vin nouveau, Jean retourne à ses moutons, et Diane, de plus en plus affectueuse pour Arlette, obtient de l'emmener à la cour de Bourgogne, en qualité de dame du palais, la dérobant ainsi brusquement aux mauvais procédés de la tante Simone.

 

Au second acte, tout est en fête à Dijon, dans le palais des ducs. — Arlette y a, en peu de temps, opéré des miracles. — Le comte de Charolais et le duc Philippe étaient brouillés. Comme jadis Odette calmait la folie de Charles VI par ses chants et le charme de sa personne, Arlette a apaisé la colère du vieux duc en vocalisant un fabliau.

 

La paix ainsi faite entre le père et le fils, on se prépare donc à recevoir brillamment le sire de Malicorne, ambassadeur du roi Louis, avec lequel on n'est pourtant qu'à moitié bien. — On touche, en effet, au moment où vont se soulever les grands vassaux contre ce roi qui, favorable aux franchises des villes, mena si rude besogne à l'encontre des seigneurs.

 

Un favori du comte de Charolais, Saladin d'Anglure, trouve Arlette fort à son gré, et lui fait donner un rendez-vous par le page Isolin, de la part de Jean de Nivelle. Il compte sur cette ruse pour la prendre au piège. — Or, voici que Jean, ayant eu maille à partir déjà avec Saladin, vient le trouver à la cour après avoir échangé sa houlette contre une épée ; Saladin est peu disposé à faire raison à cet adversaire de hasard, selon lui. — Il lui rit au nez :

 

Prenez mieux vos moments. Je vais parler d'amour

Avec la favorite Arlette.

 

Mauvaise excuse, — qui transporte Jean d'une fureur aveugle. Il renouvelle la provocation, entraîne Saladin et le tue. Pendant que les deux rivaux sont sur le pré, Arlette et Diane tout entières à un amour au sujet duquel leurs confidences se sont arrêtées au nom de l'amoureux, veulent faire l'épreuve de la mandragore, suivant le cérémonial indiqué par Simone :

 

Dressez un petit autel,

Placez-y la mandragore.

.   .   .   .   .   .   .   .

Entourez-là de quatre cierges

Achetés bien dévotement

.   .   .   .   .   .   .   .

Puis au cœur de la racine

Piquez une épingle fine

Portant le nom bien aimé,

Celui que votre cœur appelle,

Tout aussitôt vous le verrez.

 

Ainsi font Diane et Arlette. Et le nom inscrit sur la petite feuille, c'est celui de Jean, cruelle souffrance pour Arlette, — trop modeste pour oser croire qu'elle l'emportera dans le cœur du duc de Montmorency. — Ce dernier paraît à ce moment même. — Il a tué Saladin, mais il n'a pas tué la calomnie terrible : il croit à l'infamie d'Arlette, et il la repousse. Cette scène coïncide avec la rupture politique entre la cour de France et la cour de Bourgogne. — Le comte de Charolais annonce, au nom de son père, que la guerre est déclarée ; le sire de Malicorne reçoit lestement ses passeports ; toutefois, avant de prendre les armes, le comte de Charolais a un acte de justice à accomplir : il doit venger la mort de Saladin d'Anglure. Le meurtrier, quel qu'il soit, sera pendu sans miséricorde.

 

Jean se nomme. Il est le meurtrier, mais il est duc de Montmorency, il ne veut pas mourir de la mort d'un vilain.

 

Le prestige du nom de ce Montmorency, de ce rebelle recherché par le roi de France, bonne recrue pour l'armée de Bourgogne, fait oublier au comte de Charolais le serment de vengeance qu'il aurait impitoyablement tenu sans doute contre un croquant ou un mince gentilhomme.

 

Il offre à Jean le titre de connétable. Jean accepte seulement une compagnie ; son unique but désormais est de se faire tuer, ne pouvant plus croire à l'amour d'Arlette.

 

Un chant de guerre sert de péroraison à cet acte et de prologue à la bataille de Montlhéry, à laquelle la troisième partie du drame est consacrée.

 

Plein d'épisodes dont l'abondance est facilitée par les données de l'histoire même, nous montrant le parti bourguignon et le parti français tour à tour maîtres du terrain, ce dernier acte s'analyse vite au seul point de vue dramatique.

 

On y voit Arlette rattachée à une vague espérance, Jean de Nivelle bataillant pour le Bourguignon, puis pris de remords à la vue de la bannière de France qui lui rappelle ses devoirs méconnus, son père dédaigné, sa patrie outragée. Il va suivre cette bannière, tomber dans les griffes de Tristan, le ministre-bourreau de Louis XI, lorsque la voix d'Arlette l'arrête, le charme, le ramène à l'espérance et à l'amour.

 

Une nouvelle se répand tout à coup : la paix se signe sur le terrain tout chaud de la bataille ; le comte de Charolais garantit la sécurité de Jean s'il veut retourner à la cour de France, mais Jean se soucie moins que jamais des faveurs du terrible roi Louis. — Comme l'a dit depuis la chanson, il préfère « ne pas quitter l'amour de sa mie ». — Il épousera donc Arlette ; le sire de Malicorne s'en retournera, tout déconfit, vers son Isabeau ; Simone en sera pour ses frais d'ambition maternelle et Diane de Beautreillis piquera la mandragore en vue d'un autre galant.

 

Telle est la pièce dont quelques détails ont pu nous échapper, mais non le sens général, qui doit permettre d'en définir le caractère.

 

C'est un opéra de sang mêlé ; le drame lyrique s'y combine avec l'opéra-comique proprement dit, dont il relève, par l'importance du dialogue, la multiplicité et la nature des incidents.

 

Suivant le procédé classique, tout opéra-comique qui se respecte doit prendre deux amoureux éperdument épris, les promener à travers diverses difficultés et les conduire sagement à l'autel, au dénouement, si bien que l'on a pu résumer ainsi les aventures de tout héros pétri d'après la recette courante : au premier acte, il se marie, au second acte, il ne se marie pas ; au troisième acte il se marie. — C'est fatal ; il y a des exceptions, mais comme partout elles confirment la règle.

 

Autrefois, quand les chanteurs savaient aussi être des comédiens, deux parts bien tranchées pouvaient être faites dans un ouvrage destiné à la salle Favart : l'action développée tout à l'aise pour le plaisir de l'esprit et l'intelligence du sujet, la musique destinée à exprimer, à accentuer les sentiments nés de l'action. — Aujourd'hui, il faut compter avec l'éducation imparfaite, les résistances, les défauts naturels de certains artistes pour qui le dialogue est une gêne et souvent un obstacle insurmontable.

 

Il faut compter bien davantage encore avec le goût du public dont les tendances, conformes à celles de l'art contemporain, s'accommodent assez mal de ce mélange de prose et de vers, de dialogue et de musique, de chair et de poisson, qui constitue en somme un genre parfaitement faux, quand il ne s'agit pas d'une de ces pures comédies musicales, badinages d'artiste en belle humeur, dans lesquelles on ne doit rien prendre au sérieux.

 

On veut être respectueux des œuvres anciennes du répertoire et on aurait tort de ne pas l'être, car elles sont un enseignement, mais il est permis de poursuivre un autre idéal.

 

Des idées assez étendues exprimées dans un article sur les « Musiciens et le Théâtre-Lyrique », qu'on lira à cette place, me dispensent d'insister sur ce sujet, très actuel, en ce moment où l'existence d'un nouveau théâtre de musique est si fréquemment mise en cause.

 

Je veux dire seulement que Jean de Nivelle, né drame dans la pensée de ses auteurs, aurait pu rester drame en passant dans le domaine musical, mais drame lyrique, dans la nette acception du mot.

 

Les ouvrages de cette catégorie doivent être à la fois plus et moins qu'un drame purement littéraire. — Ils veulent plus de clarté, plus d'élan, plus d'essor, plus de cette qualité maîtresse qui est le lyrisme ; ils veulent moins de complications, moins de combinaisons et, je dirai le mot, moins d'habileté, moins de finesse dans le jeu des évènements, car une intrigue si ingénieuse qu'elle puisse être ne se formule pas musicalement.

 

Scribe, — en citant ce nom, je ne crains pas de passer pour un farouche, — Scribe a formulé en matière de haute composition dramatique deux principes excellents : l'un est qu'il faut toujours donner la situation au musicien, l'autre qu'un opéra est d'autant meilleur qu'on en pourrait plus facilement faire un ballet, c'est-à-dire un ouvrage dans lequel les faits parlent assez clairement aux yeux pour rendre toute expression verbale inutile.

 

Jean de Nivelle aurait gagné à l'application de cette théorie ; l'ouvrage, abondant en menus faits souvent précipités, a laissé beaucoup d'indécision dans l'esprit des spectateurs et leur a causé quelque fatigue ; dégagé du dialogue, il se serait présenté sous une forme plus concrète, plus nette, plus claire ; les grandes lignes se seraient tout naturellement accentuées, les détails parasites auraient disparu et la musique y aurait ainsi trouvé beaucoup plus de raisons que de prétextes.

 

Mais le cahier des charges de l'Opéra-Comique est inflexible ; c'est lui qui a induit en excès de prose deux auteurs expérimentés dont l'un a prouvé sa maîtrise en l'art du théâtre ; c'est à ce Codex des préparations locales qu'il en faut faire remonter la faute.

 

Heureusement, un cahier des charges est perfectible comme une constitution. Celui qui condamne les auteurs à un amalgame préjudiciable à leurs intérêts est fatalement voué à une révision prochaine.

  

II

 

L'auteur de la partition de Jean de Nivelle est un vaillant et il est un jeune, bien que son nom ait été pour la première fois jeté à la foule, du haut de la petite scène des Folies-Nouvelles, il y a tout juste vingt-cinq ans ; mais alors M. Léo Delibes n'était même pas encore un jeune, il était un adolescent. L'enfantement des renommées se fait communément avec une si laborieuse lenteur dans cette dure carrière des arts, que la jeunesse s'y prolonge, par grâce spéciale, bien au delà des limites vulgaires.

 

Avant d'arriver à l'Opéra où il a donné d'abord trois compositions chorégraphiques : la Source, le ballet du Corsaire, Coppelia, à la suite desquelles il a été aussitôt classé parmi les musiciens les plus ingénieux et les plus délicats de l'école contemporaine ; avant de donner à l'Opéra-Comique le Roi l'a dit, œuvre d'une spirituelle fantaisie, et encore à l'Opéra, plus récemment, Sylvia, ballet en trois actes ; M. Delibes a écrit pour divers théâtres de genre et pour le Théâtre-Lyrique beaucoup de petits ouvrages dans lesquels se sont successivement affirmées et développées des qualités exquises et très françaises. Je n'en rappellerai pas les titres, je dirai seulement que ces ouvrages ne s'élèvent pas à moins de dix-sept, nombre très concluant en faveur de l'activité du jeune maître.

 

Dans le Roi l'a dit, le compositeur n'avait eu à faire montre que de l'ingéniosité de son esprit, des ressources d'un talent particulièrement gracieux et léger, enfin d'une connaissance parfaite de l'instrumentation.

 

Chanté par Ismaël, Lhérie, Mmes Priola et Chapuis, toutes deux disparues, l'une morte, l'autre ayant renoncé au théâtre à l'heure même où elle s'y annonçait comme une charmante cantatrice doublée d'une très fine comédienne, cet ouvrage, donné tout justement le 24 mai 1873, une date politique inoubliée, reçut le contre-coup des préoccupations du moment. Joué à Vienne, en 1874, il y a obtenu un vif succès et, malgré sa destinée trop brève en France, il n'a cessé de compter largement à l'actif de M. Léo Delibes.

 

Tout en le retenant encore sur le terrain de l'opéra-comique, Jean de Nivelle a laissé entrevoir au musicien un horizon plus vaste. Il s'y est montré, suivant sa nature déjà bien définie, franc, clair, élégant, expert en l'art d'associer les timbres de la façon la plus piquante ; il y a poursuivi et rencontré des terminaisons heureuses, inattendues, des notes finales parfois envolées dans un grand souffle. Ennemi de la banalité même jusqu'à la recherche, son talent très divers s'est déployé avec toutes ses ressources dans vingt-deux morceaux, dont six comportent deux, trois et même quatre divisions. Plus de sobriété n'aurait pas nui à l'ouvrage : l'auteur lui-même en aurait bénéficié en accordant plus d'importance à certains passages de choix, où l'on voit que l'Esprit du grand opéra l'a hanté.

 

Cette émulation dont il se montre animé en cherchant à élargir sa manière, en manifestant son désir de chanter des épopées après avoir murmuré des idylles, n'a pas été un stérile effort. Dominé peut-être par le souvenir d'œuvres récentes, il a voulu faire à son tour ses preuves de force, et ces preuves, il a eu le bon esprit de chercher à les faire sans rien vouloir perdre de sa grâce native.

 

On ne manquera pas, — on l'a déjà fait, — de reprocher à M. Léo Delibes cette évolution vers une forme plus lyrique, cette espèce d'infidélité au genre léger dans lequel il a trouvé jusqu'ici le succès. Sa conviction n'en sera probablement pas ébranlée, ni son désir amoindri. Il n'y a pas à s'étonner de ces reproches ; ils sont bien dans l'esprit de spécialisme particulier à notre époque. Dès qu'un homme s'est fait chez nous une certaine renommée en un genre, on ne lui permet guère de sortir des limites étroites où il l'a acquise, et s'il essaye quelque autre conquête on regarde assez volontiers sa tentative comme une présomptueuse atteinte à la propriété du voisin.

 

Mais la musique de M. Léo Delibes est riche d'ardeur et de santé ; elle peut, malgré les augures, aller respirer l'air des sommets.

 

Jean de Nivelle a été accueilli avec une faveur très démonstrative. On a fait bisser la dernière partie du finale du second acte, les couplets de la « Fleur » au troisième et un entracte-marche, très original, très curieusement ouvragé.

 

On a beaucoup loué cet intermède instrumental ; je n'aime pas en général ce vif engouement prenant tout justement pour objectif, dans un ouvrage dramatique, un morceau qui est à proprement parler un hors-d'œuvre ; rien de pire pour un opéra si l'on peut dire que le plus clair de son succès est dans les entr’actes.

 

Ce n'est heureusement pas le cas de M. Léo Delibes ; il a été payé de ses peines en monnaie de franc aloi.

 

Je cite en courant, parmi les passages en relief de cette partition, en dehors des trois morceaux dont je viens de parler, le chœur des vendangeuses, la ballade de la Mandragore, le duo de Simone et d'Arlette, les couplets de Jean : « Je vais où le hasard m'attire », la ronde populaire, l'air brillant d'Arlette, son duo avec Diane, le final du second acte, un trio bouffe, les stances de Jean, enfin, à peu près tout ce qui est du rôle du comte de Charolais, notamment au troisième acte.

 

Dans le final du second acte, morceau de force très voulu, il y a quelque abus de ce bruit qu'il ne faut pas confondre avec la sonorité. L'éclat strident des cymbales, indice de ce goût pour les instruments de percussion qui est le péché mignon de nos jeunes maîtres, emprunte et communique une valeur réelle à la masse orchestrale, à la condition pourtant de nous arriver non pas brutalement, mais enveloppé d'harmonies. L'effet y gagne cette plénitude qui est le caractère de la véritable sonorité.

 

La sèche et imparfaite nomenclature que je viens de donner ne saurait être considérée comme définitive. J'aurai l'occasion de revenir sur Jean de Nivelle lorsqu'il aura subi une contre-épreuve devant le public de tous les jours. Une unique audition ne permet guère qu'une vue d'ensemble sur un aussi important ouvrage, certainement trop chargé d'incidents musicaux, mais dont les points saillants doivent se dégager plus nettement après quelques soirées.

 

L'interprétation a été fort bonne ; elle aura sa part dans le succès. Mlle Bilbaut-Vauchelet, délicieuse virtuose, arrivant à donner au son une ténuité prodigieuse sans lui rien faire perdre de sa pureté, exprimant avec un charme et un éclat extraordinaires les nuances très variées de son rôle, a été applaudie et rappelée avec frénésie ; Mme Engalli, avec ses belles notes graves, son expression pénétrante, son jeu énergique, M. Talazac, dont la voix tantôt s'attendrit, tantôt sonne comme une claire fanfare, M. Taskin, dont l'organe souple et l'excellent style ont été un des charmes de la soirée, enfin Mmes Mirane (Diane) et Dalbret (le page) ont formé autour de la blonde Arlette une association de talents qui devrait bien donner à réfléchir à l'organisateur des soirées italiennes de la Gaîté, où, quand la céleste étoile Adelina s'éclipse, la nuit n'est peuplée que de douteuses lanternes.

 

M. Maris n'a qu'un rôle de troisième plan ; il le chante et le compose avec conscience. Les deux personnages confiés à Grivot et Gourdon, très bien tenus dans un genre tout particulier, ont pris cependant une allure d'opérette et n'ont pas semblé à leur place sur cette scène et dans ce milieu.

 

Les décors et la mise en scène sont parfaits. Les costumes viennent en droite ligne des miniatures du manuscrit des Chroniques de Froissart, qui est à la Bibliothèque nationale. M. Thomas les a arrangés à merveille en vue du théâtre, en leur conservant leur caractère. Il y a peut-être beaucoup de fourrures dans les surtouts pour une pièce qui se passe dans la saison des vendanges, mais il ne faut pas chicaner sur ces riens. Il vaut mieux constater, une fois de plus, que M. Carvalho est toujours animé, pour les mille détails de la mise en scène, du plus pur esprit artistique et que, directeur de l'Opéra-Comique, il n'a pas oublié les bonnes traditions du Théâtre-Lyrique, dont il fut le fondateur. Le souvenir de ce qu'il a pu faire pour la musique et pour les musiciens, dans ce théâtre, pendant les beaux jours du boulevard du Temple et de la place du Châtelet, reste l'un des meilleurs arguments en faveur de sa reconstitution prochaine.

  

III

 

La première audition du Faust de Schumann vient d'avoir lieu au concert populaire du Cirque d'Hiver. C'est un évènement important dans la série des exécutions musicales dirigées par M. Pasdeloup.

 

On compte quelque chose comme seize ou dix-huit partitions écrites d'après le poème de Goethe, sans parler de celles de Gounod et de Berlioz ; presque toutes se bornent à une mise en œuvre de la partie philosophique et sentimentale de ce poème : l'amour de Marguerite et du vieux docteur rajeuni par le philtre de Méphistophélès.

 

Schumann n'a donné qu'une importance secondaire à la version humaine ; il est entré en plein dans le Faust mystique, lequel, après une suite de scènes difficiles à commenter, aboutit à l'intervention de l'Éternel Féminin qui sauve l'amant de Marguerite et où l'on voit les Anges novices, les Anges accomplis, la grande pécheresse Magdeleine, la Samaritaine, Marie l'Égyptienne et celle « qui fut nommée autrefois Gretchen » passer dans le nuage en compagnie des Enfants bienheureux paraissant en « légers tourbillons » pour faire au docteur béatifié à son tour les compliments les plus gracieux et les plus inattendus.

 

Commencé en 1844, terminé en 1849, peut-être même en 1850 seulement, le Faust de Schumann appartient à la seconde période de la vie militante du compositeur saxon ; la maladie nerveuse dont il souffrait alors, la fréquence de ces conceptions délirantes qui le faisaient se jeter hors du lit pour écrire des mélodies dictées par les spectres de Schubert et de Mendelssohn, expliquent et sa prédilection pour les scènes étranges du second Faust et le caractère souvent obscur et vague de sa musique.

 

Cette maladie datait de sa vingtième année : elle fut une lutte presque constante contre la folie. Par une nuit d'hiver de l'année 1854, Schumann voulut échapper à ses obsessions, à ses visions : il se jeta dans le Rhin ; on l'en retira complètement fou. Deux ans après mourait à Bonn, dans un asile d'aliénés et sans avoir retrouvé une lueur de raison, l'homme qui a écrit comme premiers essais les Novelettes, les Arabesques, toutes ces petites pièces caractéristiques pleines de sentiment et de charme dont les Scènes d'Enfants sont le type le plus connu.

 

Les musiciens qui lisent et étudient attentivement sur la partition les œuvres de la seconde époque de la vie de Schumann rendent hommage au génie de ce maître et le tiennent en haute estime ; le public le goûte moins, faute de l'avoir aussi intimement pénétré.

 

L'interprétation de son Faust au Cirque d'Hiver n'aura que très insuffisamment contribué à donner aux simples auditeurs, incapables de rectifier leur impression, la musique en main, une notion exacte de cet ouvrage.

 

Il leur est donc apparu sous un aspect monotone. Des harmonies flottantes et lâches enveloppent l'ensemble dont les traits ont peine à se dégager.

 

Après une ouverture accentuée vers la fin en un mouvement de marche, l'œuvre débute par la scène du Jardin. C'est un morceau d'une poésie discrète, voilée, une rêverie, où ne se mêlent point les expansions de l'amour physique ; l'expression devait en être particulièrement délicate ; on l'a trouvée exécutée trop durement, sans les nuances qu'elle comporte.

 

Dans la scène de l'Église, si belle dans le Faust de Gounod, alors qu'au chant des orgues, aux éclats terrifiants du Dies Iræ, l'Esprit fait crier le remords et souffle l'épouvante dans l'âme de Marguerite, Schumann semble s'être épuisé en efforts vains pour arriver à la puissance dramatique et lyrique.

 

Le début de la seconde partie contient une jolie page descriptive et un chœur d'un mouvement bien défini. Plus loin, dans l'épisode du Souci, la musique coule lente, sans incidents, accusant presque ce mépris de la forme si souvent reproché à Schumann.

 

Le fragment intitulé, la Mort de Faust offrait une des situations les mieux faites pour frapper sa nature impressionnable.

 

En plein drame philosophique, la scène est d'une intensité puissante. Faust, devenu soudainement aveugle, n'a point abandonné ses projets créateurs. Il veut opposer une barrière de terre à la mer envahissante. « Debout, mes serviteurs ! debout l'un après l'autre ! Que ma pensée hardie se réalise glorieusement ! »

 

Dans l'ombre vient Méphistophélès avec des ouvriers-fantômes, des Lémures. Il rit : « Il ne s'agit pas ici d'efforts ingénieux. Que le plus grand de vous autres s'étende là ; vous, arrachez le gazon tout autour de lui ; comme on fit pour nos pères, creusez un carré long. Pour ceux de la chaumière ou pour ceux du palais, voilà, voyez-vous, la sotte fin des choses. »

 

Et les Lémures, avec des gestes bizarres, creusent une fosse, en chantant leur chanson.

 

Et Faust, les yeux sans lueur, sort de son palais en tâtonnant contre les piliers de la porte. Il écoute avec ravissement le bruit des bêches des fossoyeurs ; enthousiasmé, croyant à son œuvre, il s'écrie : « C'est la multitude qui travaille pour moi ! La terre assigne aux flots une limite. Je conquiers de l'espace pour qu'on y vienne habiter dans la libre activité de l'existence. »

 

Méphistophélès ricane toujours devant ce rêveur dont l'heure est venue. Faust tombe au milieu de son enthousiasme et on le couche, mort, dans cette terre ouverte pour lui et où il croyait entendre le bruit de la vie.

 

Cette scène n'a pas revêtu, dans l'ouvrage de Schumann, un caractère bien accentué. On y devait attendre l'expression mordante et ironique de Méphistophélès, l'originalité de la forme dans la chanson des fossoyeurs, l'exaltation grandiose de Faust, bientôt frappé au sommet de son rêve ; rien de tout cela n'en est clairement sorti et, quoi qu'on ait pu mettre à la charge d'une exécution peu conforme aux mouvements indiqués par le compositeur, la critique trouve encore un fondement sérieux dans l'essence même de ce fragment.

 

La troisième partie, où l'on rencontre tout d'abord le joli chœur des anachorètes, est celle qui répond le mieux au tempérament de Schumann et celle aussi qu'il a le mieux réussie. Il n'en a été donné que des extraits parfois malheureusement arrêtés au meilleur endroit.

 

Le solo final du soprano accompagnant le chœur des anges est d'un tour heureux et très frappant ; aussi le succès, à ce moment, a-t-il été fort vif.

 

En somme, séance curieuse et instructive. On a applaudi et on a protesté ; le public des Concerts populaires est coutumier de ces conflits d'opinion, il se plaît à ces témoignages bruyants, toujours intéressants, comme tout ce qui sent la bataille, comme tout ce qui affirme la vie intellectuelle, le sentiment et la passion artistiques des foules.

 

 

 

01 avril 1880

 

I

 

Une légende rapporte que lorsqu'il fut question, il y a peu d'années, de soutenir la tentative de reconstitution du Théâtre-Lyrique, faite par M. Escudier, éditeur et tout naturellement ami fort zélé du maestro Verdi, le commissaire du gouvernement près les théâtres subventionnés, justement acquis à la cause des compositeurs français, ne se montra pas bien favorable à cette nouvelle entreprise, estimant, non sans motif, que le premier soin de l'éditeur, de l'ami et du directeur serait de monter Aïda.

 

Devenu directeur de l'Opéra, le commissaire du gouvernement a fait précisément aujourd'hui ce que naguères il redoutait de voir faire à un autre : il a monté Aïda, confirmant une fois de plus la vérité de cette loi d'optique en vertu de laquelle les changements de situation déplacent toujours le point de vue.

 

On n'en pourra vouloir à l'administrateur d'avoir oublié les résolutions du commissaire, si on ne considère que la faveur dont jouit l'ouvrage, l'opportunité de lui fournir un cadre digne de sa haute valeur, et volontiers on passera sur la légende, pour s'associer à l'hommage rendu au maître aimé et admiré en France comme en Italie.

 

Giuseppe Verdi, un des compositeurs les plus féconds de ce siècle, est, depuis quarante et un ans, au nombre des militants. Avant d'examiner l'œuvre, voyons l'homme ; il est de ceux qui, par l'éclat de la renommée, par l'importance de la tâche accomplie, appartiennent déjà au biographe, bien que la robustesse de leur tempérament les montre encore loin du déclin.

 

C'est en pleine Italie, dans le duché de Parme, à Roncole, que Verdi est né, en octobre 1814. Enfant libre, rêveur, un peu sauvage, il y grandit parmi les laboureurs, dans l'air pur de la campagne, ouvrant a la fois son âme et ses yeux aux grandes impressions et aux grands tableaux de la nature ; l'activité de la vie dans l'auberge paternelle où se mêlaient les voyageurs et les villageois, le séduisait moins que son isolement, et il se dérobait souvent à l'animation, au bruit des réunions, pour aller écouter dans la vieille église de Roncole les accords de l'orgue touché par un modeste maître de chapelle du nom de Provesi.

 

Entre l'enfant et le vieillard, solitaire comme lui, comme lui peut-être jeune de toute la possession de ses rêves inaccomplis, un commerce d'amitié s'établit promptement. L'organiste parlait, heureux d'un auditeur attentif ; l'enfant écoutait, apprenait, posait ses petits doigts sur le clavier et peu à peu envahi, possédé par l'esprit de la musique, prenait tout à coup un essor qui charmait et épouvantait le maître, désormais impuissant à le diriger.

 

Cette période est l'âge critique du génie. Si, au moment où il s'envole ainsi, la nécessité lui casse les ailes, si les exigences de la vie matérielle le saisissent, elles peuvent le terrasser, le rejeter brutalement dans le sillon du meneur de bœufs, dans la poussière de l'atelier, le vouer pour jamais à la tâche lourde de ceux qui peinent obscurément pour le pain du jour. Giuseppe Verdi se trouvait dans cette passe difficile, vers dix-neuf ans ; mais ses aspirations étaient connues et ses efforts appréciés ; dans ce petit monde de la province et du village, où chacun a bien vite son histoire faite, le jeune ami du vieil organiste de Roncole ne pouvait demeurer inaperçu : il trouva dans un compatriote riche, intelligent et bienfaisant, Antonio Barezzi, un protecteur qui voulut le soutenir jusqu'au moment où il pourrait se passer d'aide.

 

Verdi put donc pousser activement ses études et, se croyant armé de toutes pièces, il se présenta au Conservatoire de Milan ; il y fut refusé tout net. Il a aujourd'hui son buste en marbre, en belle place, dans la cour d'honneur de ce même Conservatoire.

 

Mais il y a loin de nos jours à 1833, date de cet échec infligé au futur auteur d'Aïda par Francesco Basili, directeur de l’institut musical milanais. Ce Basili, deuxième du nom et compositeur de race, car son père était musicien et son fils devait l'être, avait été élevé dans le respect des idées du XVIIIe siècle ; il a laissé un grand nombre de compositions portant la marque de cette éducation contre laquelle devait réagir le tempérament déjà fougueux de Verdi.

 

Ce ne furent point cependant les tendances du postulant qui motivèrent son rejet. Non ! Basili trouva seulement, paraît-il, qu'il n'avait pas la figure d'un compositeur. C'était le Displicuit nasus tuus, — « Votre nez me déplaît ! » appliqué comme critérium à la constatation des aptitudes musicales.

 

Verdi avait très probablement déjà « ce regard impénétrable » qui est le caractère spécial de sa physionomie, et déjà aussi sans doute la volonté et la force, qui se lisent toujours dans ses traits. Après le refus de Basili, il passa outre sans réclamer, prit un maitre, Lavigna, directeur de la Scala, fit bravement, après trois ans d'études, son premier opéra : Oberto, et le donna sur la scène même que dirigeait son professeur.

 

Il partit de là pour arriver à pas rapides à la réputation et à la fortune. Sa popularité alla jusqu'au domaine de la politique. Un instant, quand l'Italie s'agitait, en travail de son indépendance aujourd'hui conquise, le nom du compositeur fut un monogramme séditieux, et le « Viva Verdi ! » poussé par le peuple dans les villes lombardes et vénitiennes sonna bien souvent à l'oreille des Impériaux comme un appel aux armes pour l'unité de la patrie.

 

Membre des assemblées italiennes, associé de l'Institut de France pour les Beaux-Arts, en remplacement de Meyerbeer, entouré d'hommages, de sympathies et de respect, l'illustre compositeur a depuis longtemps arrangé sa vie pour le travail et pour la famille.

 

L'hiver, c'est dans le palais Doria, à Gênes, dans la vaste salle de travail ouverte sur les eaux bleues du golfe, qu'il poursuit et qu'il réalise ses rêves ; l'été, sa vie est plus matériellement active. Laboureur comme ses pères, dans la grande liberté des champs, il dirige tout un peuple de fermiers qui mènent la charrue ou se groupent le soir sur les aires en chantant les chœurs populaires du maître.

 

On sait les merveilles de l'installation de Verdi à Bussetto, ses fermes nombreuses baptisées chacune du nom d'un de ses opéras, ce qui donne un joli chiffre de propriétés si tout le répertoire a passé à ce patronage ; enfin on connaît son amour pour l'indépendance, pour la tranquillité de son foyer, son goût pour les longues excursions, les chasses rudes, exercice quotidien dans lequel se retrempe ce tempérament d'acier.

 

Depuis qu'il est venu à Paris diriger les auditions de sa messe de Requiem et les représentations d'Aïda au théâtre Ventadour, le maître italien a peu changé. C'est toujours cette tête couronnée d'une chevelure abondante, assez rebelle, et encadrée d'une barbe grise taillée à la diable, ce masque aux plans accusés, ces yeux de pierre sous un front surplombant, et cette attitude anguleuse du corps accusant, plutôt que la sauvagerie native, un certain embarras né de la curiosité de la foule, un évident désir de se dérober le plus tôt possible aux exigences du cérémonial.

 

Les chroniques, qui ont vécu pendant plusieurs semaines aux dépens de cette importante personnalité, nous représentent parfois l'auteur d'Aïda comme très nerveux, très autoritaire aux répétitions, très absolu dans ses volontés. En dépit de ces renseignements, il paraît que les relations du maître avec le personnel de l'Opéra ont été des plus douces. L'âge n'ayant pas eu de prise apparente sur lui, il en faut conclure que les foyers de l'Opéra représentent une zone tempérée très propre à calmer les ardeurs du sang méridional, de même que la salle a une influence réfrigérante sur le caractère des ouvrages.

  

II

 

Le répertoire de Verdi est considérable : depuis cet Oberto, dont j'ai parlé, jusqu'à Aïda, ses opéras donnés en Italie ou en France ne s'élèvent pas à moins de vingt-cinq. Des écrivains spéciaux ont attribué au compositeur quatre manières : c'est pousser bien loin l'esprit d'analyse. Le style musical du maitre n'a pas été aussi changeant : il a employé en réalité deux procédés, l'un purement italien, dérivant de Donizetti et de Bellini, avec un accent pourtant très personnel, l'autre accusant une évolution vers la musique dramatico-symphonique.

 

Ce n'est pas la pureté des lignes qui frappe dans sa construction musicale, mais bien la recherche du relief. Pour Aïda, comme pour les œuvres précédentes, les effets sont obtenus par des oppositions parfois violentes, des intervalles ménagés afin de faire mieux ressortir un de ces coups de force qui agissent sur l'auditeur d'une façon un peu galvanique.

 

On a reproché à Verdi de ne s'adresser qu'aux sens, de ne rien faire pour l'élévation de la pensée et, sans être un inventeur, d'avoir cherché une originalité dans le seul excès des moyens. L'audition d'Aïda est faite pour anéantir une partie de ces critiques : elles remontent d'ailleurs à cette époque où le musicien de Rigoletto et du Trouvère, deux ouvrages qui firent retentir son nom avec éclat hors de son pays, était encore un jeune homme et devait payer de quelques déboires sa brillante entrée dans le monde.

 

Quand il adopta sa deuxième formule, on ne manqua pas de le blâmer de vouloir faire de la musique savante. Or, chacun sait quelle dure acception le mot de « savant » prend dans la pensée de certaines gens, surtout quand il s'agit de musique.

 

Il n'est pas, en ce cas, de plus commode synonyme du mot ennuyeux.

 

Simone Boccanegra, représenté en Italie en 1856, peut passer pour la première tentative de Verdi dans le sens de sa pratique actuelle. Ce procédé nouveau, mieux accentué dans Don Carlos, ouvrage plus récent, se développe complètement dans Aïda.

 

Verdi a très bien compris que l'instrumentation avait à jouer un rôle désormais très important dans les ouvrages lyriques, et que la symphonie devenait à certains moments une puissante auxiliaire du drame, en mettant le public sous une impression que la voix humaine seule ne peut toujours déterminer.

 

Le reproche ridicule qu'on a fait aux symphonistes de vouloir annihiler le chanteur, de placer, suivant une expression rebattue, « la statue dans l'orchestre », ne pouvait toucher le compositeur ; mais, en se jetant dans ce grand courant qui emporte la génération actuelle, il n'a pas, renié ses origines et troublé la source de ses inspirations.

 

La mélodie italienne apparaît donc toujours très abondante et très pure au milieu des combinaisons orchestrales d'Aïda ; elle y est comme un torrent qui tombe dans un large fleuve roulant à pleines rives, mais dont la coulée lumineuse demeure longtemps visible au milieu des flots qui l'enveloppent.

 

Dès l'apparition de cette partition, et aujourd'hui encore, des critiques ont pu discuter la science du symphoniste, l'imperfection de quelques formes instrumentales ; c'est affaire aux grammairiens de la musique de soutenir ce procès contre l'auteur d'Aïda.

 

Je ne puis apporter dans le jugement de ces choses que le résultat d'une impression reçue et aussi de l'habitude prise professionnellement d'établir une relation aussi exacte que possible entre la donnée dramatique et son expression musicale, et il ne me déplaît pas d'évaluer, sans préoccupation de la syntaxe, le mérite d'une production destinée au public, suivrait l'action qu'elle exerce sur moi, simple unité de ce public, généralement ignorant des règles pédagogiques.

 

Ce qui ressort sans discussion de l'audition d'Aïda, ce que ne contestent pas même les délicats qui font des réserves sur la pureté du style musical de cet ouvrage, c'est l'énergie des sentiments, le caractère passionné et dramatique des inspirations, qualités de premier ordre bien faites pour séduire des spectateurs subissant, sans le raisonner, le charme des belles formes de ces engageantes mélodies italiennes, qui se laissent volontiers retenir par le premier venu et que Wagner appelle trop dédaigneusement les « filles de joie » de la musique.

 

Le sujet d'Aïda a passé jadis pour une création personnelle du khédive, qui voulait inaugurer son théâtre du Caire par un ouvrage de la main de Verdi, inspiré d'une fable locale. En réalité, le drame, arrangé d'après certains éléments fournis par Mariette-Bey, est l'œuvre de M. Camille du Locle, un poète lyrique très épris de pittoresque et connaissant bien l'Égypte, associé, pour la version française, à M. Charles Nuitter, un auteur dramatique qui est aussi un érudit.

 

Dialogué en prose par M. du Locle, versifié en italien par Ghislanzoni, le poème a été restitué de l'italien en français par les deux collaborateurs.

 

La fable tragique d'Aïda, d'ailleurs très connue, a le mérite indispensable, pour toute œuvre de ce genre, de pouvoir se raconter en quelques lignes :

 

Aïda, esclave éthiopienne, prisonnière en Ergypte, aime Radamès, chef des gardes du Pharaon ; elle a pour rivale Amneris, princesse royale. Or, Radamès, choisi pour aller combattre de nouveau les Éthiopiens, revient victorieux et ramène enchaîné à son char de triomphe Amonasro, leur roi, le père d'Aïda, laquelle jusqu'à ce moment avait pu garder le secret de sa naissance.

 

Amonasro, découvrant l'amour de Radamès pour sa fille, oblige cette dernière à user de son influence sur le vainqueur pour lui faire trahir ses projets, dont la connaissance permettra aux Éthiopiens de prendre la revanche d'une première défaite.

 

Amonasro épiant Aïda et Radamès, surprend l'aveu du jeune homme ; soudainement Amneris intervient escortée de soldats ; Amonasro et Aïda peuvent s'enfuir, grâce à la générosité de Radamès, qui se laisse arrêter comme coupable de trahison.

 

Condamné par les prêtres d'Isis à mourir dans l'hypogée du temple, Radamès serait pourtant sauvé, s'il voulait écouter la parole d'Amneris et devenir son époux. Mais il adore Aïda. Il préfère la mort au renoncement. L'Éthiopienne, sacrifiant aussi à son amour son père et sa patrie, rejoint Radamès dans le souterrain et y meurt avec lui, tandis qu'au-dessus d'eux, entre les colonnades du temple, Amneris pleure son amour perdu et que les prêtres chantent leurs prières.

 

Cette sèche analyse donne une idée suffisante du livret d'après lequel Verdi a écrit une partition dont il faut relever les points saillants, le caractère général en ayant été précédemment défini.

 

Le prélude de l'ouvrage est comme une affirmation de la foi nouvelle du maître. C'est une convie page symphonique dans laquelle se dessine, sur un fond mystérieux, la phrase typique du rôle d'Aïda.

 

L'air de Radamès, le duo-trio qui termine le premier tableau, mettent au début de l'opéra deux effets importants ; la rêverie amoureuse d'Aïda donne la note plaintive et passionnée qui sera le caractère prédominant du rôle.

 

Au second tableau, quand les prêtresses chantent dans le temple leur invocation à Phtâh, préparant la scène dans laquelle Radamès est choisi pour chef, au nom des dieux consultés, il y a dans le chœur comme un écho de la musique hébraïque, de ces mélopées parfois entendues dans les synagogues.

 

Les mouvements d'orchestre accompagnant ensuite l'invocation de Radamès aux dieux vont jusqu'au mugissement, mais sont marqués du signe d'une véritable puissance.

 

Je passe sur les tendres aspirations d'Amneris au deuxième acte : « Ah ! viens, toi que j'adore ! » sur le duo des deux femmes qui accuse bien la pitié hypocrite de la fille du Pharaon pour l'esclave Aïda, afin de parler du superbe final qui suit et surtout de ce troisième acte qui restera comme un chef-d'œuvre de musique dramatique.

 

Ce final, qui rassemble tous les personnages, tous les éléments vocaux de l'ouvrage, est disposé en deux périodes, sur lesquelles le compositeur a concentré toutes ses forces. La sonorité en est belle, l'aspect varié et l'ordonnance très imposante. La situation dramatique lui donne, d'ailleurs, par la rencontre inattendue d'Aïda et de son père, le roi captif, par les sentiments que cette rencontre développe tout à coup chez les divers personnages de l'action, un intérêt et un relief particuliers.

 

C'est dans le troisième acte que se révèle le mieux le constant effort de Verdi vers une formule plus indépendante de la méthode italienne pure. Les regrets d'Aïda songeant à sa patrie qu'elle ne doit plus revoir, la violente scène entre elle et Amonasro, reniant, maudissant la fille dont le cœur se révolte à la pensée de faire de son amour un instrument de trahison, enfin le duo avec Radamès, sont conçus et écrits avec une poésie, une puissance, une ardeur, instrumentés avec une variété et une richesse qui fondent, dans une harmonie très heureuse, le génie latin du maître et celui de l'école des symphonistes dramatiques.

 

La scène du jugement, au premier tableau du quatrième acte, offre le même caractère. La douleur, l'amour dédaigné d'Amneris s'y exprimera en pathétiques accents, tandis que la voix des juges rassemblés dans la crypte du temple ordonne la mort de Radamès.

 

Enfin, c'est par une mélodie à la fois passionnée et aérienne que se termine l'ouvrage, dans un duo dit par les amants expirant ensemble dans les ténèbres de l'hypogée, tandis que dans le temple, au-dessus d'eux, monte dans la lumière l'invocation à Phtâh, déjà entendue au premier acte.

 

Ce dénouement musical est d'un effet saisissant et termine, avec une simplicité grandiose, cet ouvrage qui a la bonne fortune de réunir dans une commune sympathie le plus grand nombre des adeptes de deux écoles autrefois rivales.

  

III

 

J'ai dit sur l'homme et sur l'œuvre ce que j'en sais et ce que j'en pense, en me dégageant de tout ce qui touche à la première représentation d'Aïda à l'Académie nationale de musique ; en examinant le poème et la partition au seul point de vue de leur histoire, de leur caractère et de leur valeur intrinsèque. — Je dois raconter maintenant cette soirée du lundi 22 mars, qui nous a livré le compositeur présentant lui-même son ouvrage au public parisien.

 

L'arrivée de Verdi au pupitre du chef d'orchestre a été saluée par une longue salve d'applaudissements ; nous avons retrouvé le maestro tel qu'il nous est apparu naguères à l'Opéra-Comique et à la salle Ventadour, en proie pourtant à une émotion plus apparente.

 

Le geste est étroit, mais net, ferme et en quelque sorte plutôt encourageant qu'entraînant pour les instrumentistes. On sent que le compositeur a le désir d'avoir, comme en Italie, son orchestre tout entier sous les yeux : le corps présenté de trois quarts se partage entre la scène et les musiciens ; de la main gauche, seule gantée, il modère les masses ; de la droite armée de l'archet il détermine le mouvement général de l'exécution.

 

L'auteur d'Aïda, assis, d'un consentement unanime, sur la sellette de M. Altès, chef d'orchestre titulaire, tranche une question depuis longtemps soulevée par les compositeurs français, désireux de conduire eux-mêmes leurs ouvrages et auxquels on ne pourra plus désormais contester ce droit.

 

On se rappelle, peut-être, l'échec éprouvé par M. Gounod lorsqu'il manifesta l'intention de diriger l'exécution de son Polyeucte. Les musiciens de l'orchestre écrivirent alors une lettre, pour protester contre la dépossession de leur chef ordinaire, et on céda. Cette fois, ils ont été moins sévères, moins attachés à leurs privilèges, et l'auteur d'Aïda a obtenu ce que l'on avait nettement refusé à l'auteur de Faust.

 

Voilà un précédent établi. — Il sera donc désormais loisible à nos compatriotes de prendre à leur tour le bâton de commandement, s'ils ne redoutent pas d'affronter, un soir de première représentation, les manifestations du public.

 

En me souvenant des intéressantes séances dirigées par M. Massenet, à l'Hippodrome et à Lyon, au théâtre Béllecour, j'ai exprimé dernièrement le vœu de voir nos compositeurs conduire l'orchestre pendant les trois premières représentations de leurs ouvrages.

 

Il m'est venu depuis, à ce sujet, diverses objections que je dois enregistrer. Suivant certains esprits délicats, un compositeur français ne doit pas se produire en public, dans ce rôle de chef d'orchestre, surtout quand il s'agit d'une œuvre dramatique. — Par sa présence, il gène ses auditeurs, ordinairement très courtois, il les empêche de manifester librement leur opinion ; — il exerce donc sur eux une sorte de pression morale dont ils peuvent lui savoir mauvais gré. — Et, si par hasard, le public est en veine de franchise, s'il dit nettement ce qu'il pense, quelle situation déplorable sera celle du compositeur assis au pupitre, dans le cas où il rencontrera un juge sévère, où il devra assister, d'acte en acte, à l'écroulement de ses espérances et demeurer, victime de la tâche voulue, immobile sur ce siège devenu un instrument de torture ?

 

En pareille occasion, Rossini se retournait placidement et saluait la foule ; tout le monde ne saurait avoir cette philosophie narquoise.

 

La situation d'un maestro en Italie a longtemps gardé quelque chose de servile ; rivé à la spinetta ou assis dans l'orchestre, il devait se lever, s'incliner à chaque bravo, répondre à toutes les injonctions du public ; se dérober à ces exigences, c'eût été vouloir déchaîner une tempête de sifflets. Sous ce rapport, les races méridionales ont gardé quelque souvenir des jeux du cirque ; il leur faut une victime à accabler ou un triomphateur à saluer de leurs cris ; elles ne se contentent pas de l'âme de l'auteur qui est dans son œuvre, elles veulent sa présence matérielle pour la sentir palpiter, jouir ou souffrir, au gré de leurs propres impressions.

 

Voilà ce qu'on redoute pour nos musiciens, depuis quelque temps très disposés à payer de leur personne, comme l'a fait l'auteur d'Aïda.

 

Les objections que je viens de citer ont leur force. Et pourtant quand un compositeur a vu, devant lui, pendant quatre-vingts répétitions, comme cela se rencontre parfois, un homme dénaturant sa pensée, interprétant ses mouvements de la manière la plus fausse, on comprend que l'envie lui prenne de mener lui-même son œuvre au combat.

 

Cette digression m'a détourné d’Aïda. J'y reviens.

 

Comme il était facile de le prévoir, l'ouvrage encadré dans la vaste scène de l'Opéra a subi le rapetissement que j'ai naguères signalé. Les reliefs, nettement apparus à la salle Ventadour, s'y sont sensiblement atténués ; l'aspect général y a perdu de sa couleur.

 

Peut-être est-ce, — en dehors de l'influence des milieux, — que la langue française moins sonore ne s'adapte pas aussi bien que l'idiome italien, très plein, très redondant, aux formes musicales de l'œuvre. Peut-être encore est-ce que l'exécution, plus soucieuse de la correction que de l'accent, est moins libre, moins vivante ; c'est ce que je ne saurais décider.

 

Quelques pages nouvelles ont été introduites dans la partition d'Aïda, au bénéfice du ballet, lequel, malgré cette addition, restera trop court, trop morcelé pour satisfaire complètement, les abonnés ; dont les lorgnettes dévorantes vont manquer de leur aliment habituel.

 

Dans le deuxième acte, où se trouve intercalé l'intermède chorégraphique, le gros succès qui devait être pour le final a été pour la marche thébaine sonnée par les trompettes claires, en la bémol et en si naturel, divisées en deux groupes. On prétend que Verdi a fourni lui-même le modèle de ces trompettes longues et étroites, comme les trompettes antiques. Elles paraissent cependant du même type que celles dont on se sert dans la Reine de Chypre.

 

On a bissé cette marche, qui tire son effet de sa tonalité plutôt que de sa contexture musicale, fantaisie assez puérile qui a mis en désordre tout le cortège. Mais il paraît que ce bis est de tradition en Italie et le public parisien, toujours condescendant, s'est prêté de bonne grâce au maintien de la tradition.

 

Les scènes du troisième acte ont valu aux interprètes un succès des plus chauds. Ils en ont profité pour apporter au compositeur une couronne, une lyre, une harpe enguirlandée de roses. Verdi avait déjà quitté le pupitre ; on l'y a ramené pour l'accabler de ces attributs, et la chose a pris un instant un air de distribution de prix que l'on n'a pas fort goûté et dont le maître a dit certainement souffrir tout le premier. Un hommage rendu avec une pompe moins théâtrale lui aurait été certainement plus précieux ; dans les conditions où cet hommage s'est produit, il paraissait vouloir forcer les applaudissements que l'on n'a, du reste, pas ménagés.

 

Pour finir à l'italienne comme on avait commencé, on a tenu à revoir le compositeur, de face, sur la scène, après l'avoir vu de dos, au pupitre, pendant toute la soirée. Après une longue attente, il a paru, seul d'abord, touché, mais évidemment contraint, avec l'air d'un homme pressé d'en finir ; ses interprètes ne l'entendaient pas ainsi ; ils l'ont tout à coup saisi et, bon gré, mal gré, il lui a fallu, par deux fois, entre Amnéris et Aïda, exécuter devant le public cette figure de la pastourelle, amusante dans un quadrille, mais très désobligeante en pareil cas pour une personnalité aussi haute. La gloire a de ces mesquines exigences.

  

IV

 

L'interprétation d'Aïda avait à lutter contre le souvenir que nous a laissé la représentation de cet ouvrage au théâtre Ventadour. Mmes Stolz et Wadmann, Pandolfini et les trois Radamès : Fancelli, Masini et Nicolini constituaient un ensemble difficile à égaler. L'Opéra a donné plus qu'on n'attendait de lui, cependant.

 

Le ténor Sellier, dont on avait pu redouter l'inexpérience, a débuté par un coup d'éclat dans son air du premier acte ; la suite de la soirée ne l'a pas montré sous un jour aussi favorable ; mais s'il n'a pas eu toute la flamme dont le rôle peut s'animer, il a fait preuve d'une bonne volonté parfois heureuse. La voix est belle, bien égale, d'un métal très malléable. M. Sellier, affermi par les encouragements du public, rendra de réels services à l'Opéra en s'y faisant une très honorable situation.

 

Grande tragédienne, cantatrice hors ligne, Mlle Krauss a exprimé tous les traits de son rôle avec une perfection, avec un art qui ne surprennent plus personne, mais qu'on ne saurait trop constater. Elle s'est incarnée dans Aïda avec une autorité dont profitera certainement le personnage.

 

Amonasro, c'est-à-dire M. Maurel, a partagé avec Mlle Krauss les honneurs de la soirée. Ce baryton, maniant à merveille une voix moins puissante que celle de Pandolfini, en obtient pourtant des effets très intenses. Il a la rare qualité de s'identifier à son personnage, de le composer dans le sens de la vérité au lieu de le soumettre à sa propre nature ; sa mimique est un peu exagérée ; j'aime mieux ce défaut, excès d'une qualité, que le jeu méthodique, mais machinal, enseigné communément aux chanteurs. M. Maurel fait vivre son homme, il se dépense, il se livre tout entier ; on lui sait gré même de ses violences : elles viennent de sa généreuse ardeur ; il est vraiment un artiste.

 

La jalouse Amneris paye avec sa voix, avec sa beauté, mieux qu'avec son âme ce qu’elle doit à son rôle. Elle a été fort applaudie au quatrième acte.

 

Bien caractérisé par M. Boudouresque, le prêtre Ramphis a droit à une part de nos éloges, comme Mlle Jenny Howe, qu'on ne voit pas, mais dont la voix nous apporte du fond du temple le charmant solo du chœur des prêtresses.

 

M. Menu, qui était dieu dans l'opéra de M. Massenet, n'est plus que roi dans celui de Verdi ; sa voix est restée la même.

 

Pour l'orchestre, est-il nécessaire de le dire ? il a parfaitement exécuté toute cette partition d'Aïda sous la direction de son auteur qui, après trois soirées, a dû céder la place à M. Altès, en lui laissant une tradition excellente.

 

La mise en scène a été réglée avec soin. M. Vaucorbeil est bien entouré à l'Opéra ; ce qui est une force. Il a notamment en M. Mayer, son régisseur général, un auxiliaire précieux. Homme d’un esprit très fin, très lettré, ayant une connaissance parfaite des choses du théâtre, M. Mayer rend depuis longtemps à l'Académie nationale de musique de sérieux services ; en bien des cas, si sa liberté d'action eût été complète, il aurait communiqué à l'interprétation de l'Opéra cette chaleur, cette activité dramatique dont on a pu signaler le défaut.

 

M. Régnier, de la Comédie-Française, est intervenu avec sa haute expérience pour rectifier le jeu de certains artistes.

 

Les décors sont bien peints ; il y a quelque monotonie dans l'ensemble. Deux décors seulement donnent des effets de plein air. Les autres nous restituent avec talent, mais, je le répète, avec monotonie, l'Égypte monumentale. On y remarque en outre une singulière abondance de figures décoratives ; cet excès est nuisible à l'harmonie ; il sollicite trop l’œil du spectateur ; je signalerai notamment les faces colossales, peintes au naturel et encastrées dans les chapiteaux du temple ; ces masques en pleine lumière, s'offrant sous tous les angles possibles, ont donné de véritables distractions à certains spectateurs. Encore bien qu'on puisse m’opposer un véritable souci de l’exactitude, cette ornementation étant tout à fait dans les traditions de l'architecture hiératique, j'avoue que je préfère de beaucoup les belles colonnes dont le chapiteau rechampi de cinabre vert et rouge s'épanouit comme la tête des palmiers, à la forme desquels ce type décoratif est certainement emprunté.

 

Le décor du dernier acte, qui nous montre deux rangées de colonnes de ce modèle, leur doit un aspect particulièrement élégant et lumineux, frappant contraste avec la mystérieuse horreur des voûtes ouvertes au-dessous du temple.

 

L'Entrée de Thèbes et les Bords du Nil ont de la grandeur et de la poésie.

 

Les costumes des premiers sujets et du cortège sont d'un bon style, pittoresques et sans abus de clinquant ; j'aime moins ceux du ballet dont les tons manquent de franchise et d'harmonie, et je trouve absolument affreux une partie de ceux de la figuration, notamment parmi les femmes drapées d'étoffes unies bordées de franges disparates, qui font ressembler ces ajustements à de vulgaires tapis de table.

 

Les sonneurs de trompettes sont parfaits, avec leur abaïl blanc brodé d'azur et d'or. C'est également d'un abaïl, gris et noir, vêtement encore porté en Syrie et en Égypte, que M. Lacoste, le dessinateur des costumes, a vêtu Radamès au dernier acte, en en modifiant pourtant la forme, qu'il semble avoir voulu combiner avec celle de la colobe ou de la dalmatique de l'époque romaine du Bas-Empire.

 

Il est difficile de prévoir quelle destinée sera celle d'Aïda à l'Opéra, les expansions ou les froideurs de la première heure ne déterminant rien d'absolu en vue de l'avenir d'un ouvrage.

 

— Je l'aimais mieux en Italie ! disait en sortant de la représentation un compositeur français.

 

Je resterai sur ce mot, qui résume le sentiment intime d'une notable fraction du public, sans diminuer en rien son admiration, sa sympathie et son respect pour l'illustre compositeur italien.

  

V

 

La quinzaine écoulée a été remplie par divers autres évènements musicaux que je passe rapidement en revue an hasard de notes éparpillées sur des feuilles volantes.

 

C'est d'abord une nouvelle exécution du Tasse de M. Benjamin Godard, symphonie dramatique couronnée il y a deux ans au concours musical institué par la Ville de Paris. Cette exécution a eu lieu au concert du Châtelet avec un succès très grand et très spontané. Quatre morceaux ont été bissés. J'ai pour ma part fort remarqué la troisième partie ; elle ne m'avait pas autant frappé lors des premières auditions. C'est la scène de la Folie du Tasse dans sa prison. Les seigneurs et le peuple viennent pour le délivrer ; mais il ne les comprend plus : il les repousse. Après un chœur, en forme de marche triomphale, les incohérences du poète s'accusent dans une courte scène. Il y a là un très attachant travail d'orchestre, plein de phrases chantantes, ressouvenirs de la jeunesse amoureuse, attristés par les accords du Dies iræ, entendu dans un extrême lointain. L'âme du Tasse y suit son rêve tendre et funèbre et semble s'y exhaler, au milieu d'une prière, dans un decrescendo véritablement émouvant.

 

A l'Opéra-Comique, où le public fait le meilleur accueil à Jean de Nivelle, a débuté dans Mignon une toute frêle et toute charmante jeune fille, Mlle Marie Van Zandt, dont la voix ténue mais brillante, pleine de promesses, rappelle par instants l'organe aérien de Christine Nilsson, de même que ses traits délicats, un peu étranges, évoquent vaguement l'image de la cantatrice suédoise, au temps où elle chantait dans la Flûte enchantée, au Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet.

 

Le théâtre italien de la Gaîté s'est relevé dans l'estime du public avec Lucia et le Trouvère ; il a fallu l'intervention du ténor Nicolini pour assurer ce résultat.

 

Le troisième acte de Dalila de Saint-Saëns et le troisième acte du Roi de Lahore, ont été chantés vendredi soir sous la direction de leurs auteurs, au théâtre du Châtelet. Le fragment de l'opéra de Massenet a obtenu son habituel et brillant succès. Saint-Saëns a fait applaudit les scènes de sa Dalila, dont une interprétation assez faible n'a pas empêché d'apprécier les magistrales beautés et le puissant caractère.

 

Je ne parle des auditions de l’œuvre de Richard Wagner, dans les salons Nadar, que pour mémoire. Ce sont des conférences musicales très peu démonstratives à mon sens, et dont je puis me passer d'entretenir nos lecteurs.

 

Une nouvelle pour terminer : la Vierge, important oratorio de M. Massenet, sera chantée à l'Opéra, dans le courant d'avril, par Mlle Krauss. Ce sera l'évènement musical probablement unique de ce mois, à moins que le même Opéra, chose très improbable, ne se décide à nous donner aussi le ballet de M. Widor, aujourd'hui complètement achevé.

 

 

 

15 avril 1880

 

Les dernières soirées italiennes de la Gaîté nous ont offert une excellente occasion d'opposer Verdi à lui-même, de mettre l'auteur de Rigoletto en présence de l'auteur d'Aïda.

 

Si brillante que soit la fortune de ce dernier ouvrage et si vive l'impression qu'il a pu produire, il reste certainement au-dessous de Rigoletto, — un des drames les plus originaux et les plus humains, qu'il ait été donné à un compositeur de traduire dans la langue lyrique.

 

Si Aïda témoigne d'un remarquable effort dans le sens de la formule musicale moderne, le génie personnel du maître n'y brûle pas d'une flamme aussi haute et aussi continue que dans Rigoletto.

 

L'âpre vengeance que la destinée exerce contre cet éternel rieur, contre ce sceptique impitoyable qui est Rigoletto, dans la version de Piave, qui est Triboulet dans la superbe conception de Victor Hugo, a inspiré à Verdi des accents dont le pathétique ne doit rien à l'emploi de procédés scolastiques ; il vient de l'essence même du sujet. Je ne sais rien de plus profondément poignant que cet air du bouffon, tout à coup pris dans les liens de la nature, cette gaieté factice, grosse de larmes, étranglée par les sanglots, de ce père cherchant parmi les courtisans à deviner le ravisseur de sa fille. Cette physionomie du fou royal, ce masque terrible de la sombre comédie humaine a été sans nul doute continuellement présent à l'imagination du compositeur, pendant qu'il écrivait son œuvre, et c'est avant tout pour ce personnage qu'il l'a écrite. L'image de Gilda, si touchante pourtant et si pure, ne pouvait venir qu'au second plan. Comme on devait s'y attendre, elle a été portée en pleine lumière par Mme Adelina Patti.

 

L'enthousiasme a atteint, à son égard, des hauteurs que le public ne saurait dépasser sous notre latitude et avec notre tempérament. Les soirées consacrées à Rigoletto auront été, avec celles de Lucia de Lammermoor, les meilleures de la série. Elles ont fait valoir, avec de nouveaux traits, la souplesse du talent de cette admirable cantatrice à laquelle n'échappe aucune des nuances de son art. Elle était hier Lucia et Gilda ; elle sera demain Aïda et Marguerite, et dans un délai qu'on estime court, elle nous rendra cette délicieuse, enfantine et émouvante figure de Desdemona qui, après Rossini, a tenté, dit-on, le maître de Bussetto.

 

Je sais des compositeurs français qui se sont bien souvent arrêtés, pensifs, devant cette Desdemona, née du génie de Shakespeare. Tous l'ont désirée ; tous ont hésité, au souvenir de l'œuvre rossinienne, et la fameuse romance du « Saule » a épouvanté leur modestie. La conception dramatique dont s'est inspiré Rossini est pourtant singulièrement différente du poème original ; accommodée au goût d'une époque où Shakespeare ne semblait acceptable qu'à la condition d'être édulcoré et affadi par Ducis, elle n'aurait rien à réclamer d'une fable vivante prise à la source même du drame. Otello est donc au nombre des sujets que l'on peut recommencer sans présomption et sans audace.

 

M. Nicolini, applaudi dans Rigoletto à côté de Mme Adelina Patti, n'a pas cependant fidèlement suivi son rôle d'un bout à l'autre : il a fait tort à ses auditeurs de la romance du duc. Peut-être ne convient-elle plus absolument à sa voix ?

 

Pour M. Medica, chargé du formidable personnage de Rigoletto, le relief lui manque comme la souplesse.

 

Son action sur le public a été pourtant, cette fois, plus sensible. Mais qu'il est difficile, en écoutant le chanteur, en observant le comédien, de chasser de son esprit l'image de Delle Sedie, qui, en 1869, fatigué, vieilli déjà pourtant, dominait tout le drame et s'y révélait avec une intensité d'accent, une variété de moyens, dont le baryton Ismaël, chantant au Théâtre-Lyrique la version française de Rigoletto, semblait avoir recueilli la tradition !

 

Ces dernières représentations de la compagnie Merelli vont clore le défilé des nouveautés de la saison de 1879-1880 pour la musique dramatique.

 

Les grands concerts, au contraire, se prolongent cette année bien au delà des limites ordinaires. En général, la période des concerts se termine durant la semaine de Pâques, en même temps que les mortifications du Carême dont ils deviennent parfois une aggravation. Pendant ces jours maigres où la musique sévère est de rigueur, tout être qui tient un archet, pince entre ses lèvres le bec d'un hautbois ou d'une clarinette, souffle dans une flûte ou tourmente un clavier, croit agir selon son devoir et son droit en organisant une séance qui, presque toujours, lui donne autant de mal que peu de profit. Si on avait, avec le don d'ubiquité, une force de résistance refusée à la misérable nature humaine, on pourrait suivre toutes ces séances et y trouver bien des sujets intéressants. Il faut se borner aux deux concerts du Châtelet et du Cirque d'Hiver, qui ont tant fait pour la vulgarisation des œuvres classiques et des productions contemporaines.

 

Le Châtelet a donné une audition supplémentaire de la Damnation de Faust. Cette œuvre supérieure, exécutée une trentaine de fois à ce concert, ne lasse pas l'attention du public. Il l’écoute avec le même plaisir et l'applaudit avec la même ardeur. Je n'ai pu, au temps où il était encore une primeur, parler de cet ouvrage aujourd'hui si connu et tant de fois analysé ; j'en veux relever, en passant, et après bien d'autres, la puissante originalité. Tout ce qui est écrit pour les masses instrumentales ou vocales y est magistralement agencé ; j'y constate, par contre, un défaut commun à certains compositeurs modernes : la négligence du trait, ou, si l'on veut, de l'effet dans les parties réservées aux solistes. Les périodes s'y achèvent parfois avec une insouciance singulière.

 

L'œuvre a l'importance d'un opéra ; contrairement pourtant à ce qui se passe en pareil cas, il est très peu de passages qui fassent longueur et n'aient point un accent particulier.

 

Pour la chanson du « Rat » et la suivante, qui me semblent, du moins telles que les interprètes les traduisent, manquer de couleur et de mordant, que de choses précieuses à noter et que ponctuent les applaudissements et les bis ! Et que Berlioz serait heureux, lui tant décrié, tant discuté naguère, s'il pouvait entendre les acclamations de ce même public, — car c'est le même, au fond, — qui, en face, dans ce Théâtre-Lyrique aujourd'hui voué au drame, égaya si fort la première représentation des Troyens, après n'avoir applaudi l'Enfance au Christ que parce qu'il la croyait d'un maître depuis longtemps enseveli !

 

Le Cirque d'Hiver a consacré son avant-dernier concert à des fragments du répertoire de Richard Wagner, — audition comme toujours un peu tumultueuse, — et à l'exécution de la Diane de M. B. Godard.

 

Cette œuvre nouvelle de l'auteur du Tasse raconte en quelques scènes la fable d'Actéon changé en cerf pour avoir surpris Diane au bain.

 

La première partie est d'une poésie discrète et voilée ; l'effet en serait plus direct dans une salle moins vaste que celle du Cirque. L'air de Diane : « O fille de Thétis, onde froide et limpide », d'un joli caractère et d'une forme très pure, m'a semblé dit avec trop de lenteur. Je le juge, — je dois l'avouer, — avec le souvenir d'une audition particulière d'où j'avais rapporté l'impression d'un mouvement plus vif. Le « Chœur des Chasseurs » est plein d'action ; le tempérament essentiellement dramatique de M. B. Godard s'y révèle, aussi bien que dans la scène finale, alors que les compagnons d'Actéon s'enfuient épouvantés de la vengeance de Diane. L'invocation de la déesse outragée : « Jupiter, ta fille t'implore ! » a été très remarquée. Elle est d'une belle sonorité et d'une grande ampleur de style ; on a voulu l'entendre une seconde fois.

 

De la part des chœurs, l'exécution n'a pas été irréprochable ; les hommes surtout ont été faibles. Mlle Schrœder, dont la voix est toujours fort remarquable, a très bien interprété le rôle de Diane ; M. Boyer, baryton, était chargé de celui d'Actéon à qui sa métamorphose coupe un peu trop vite la parole.

 

Il faut borner là cette revue de la quinzaine musicale, peu féconde, si on la compare aux précédentes.

 

Le mois de mai doit voir éclore à l'Opéra-Comique un ou deux petits actes, et c'est aux premiers jours de ce même mois que se trouve remise l'audition de la Vierge, de M. Massenet, à l'Opéra. En attendant cette époque, la critique musicale pourrait chômer, si elle devait s'attacher aux seuls évènements qui lui viennent des théâtres ou des concerts. Pour rencontrer la musique et les artistes, par ces premiers jours de soleil printanier, il faut qu'elle se tourne vers les salons et s'érige en chronique mondaine. Elle le peut faire et reprendre ainsi son bien où elle le trouve.

 

Les auditions particulières se multiplient, en effet, au moment même où le programme des spectacles publics s'immobilise. Une lecture musicale des plus intéressantes a eu lieu dans le salon de Victor Massé ; l'auteur de Paul et Virginie a fait entendre les principaux passages de son nouvel ouvrage : Une nuit de Cléopâtre.

 

Françoise de Rimini a fait aussi parler d'elle, dans une réunion organisée en son honneur par M. le marquis d'Aoust. Cette audition intime précède de peu de temps la mise à l'étude de l'ouvrage, qui doit passer en novembre à l'Opéra.

 

Dans le salon de M. le baron Hirsch, non loin de l'Opéra, Mme Adelina Patti et Nicolini sont venus chanter, en costume, des scènes d'Aïda et d’I Lombardi.

 

Chez Mme Edmond Adam, qui a inauguré, le 7, ses mercredis artistiques, on a entendu des airs tsiganes arrangés par Brahms et brillamment exécutés par Mme Szarvady, après une jolie Fileuse d'E. Bourgeois, qui tenait aussi le piano, pour accompagner le ténor Duchesne et le baryton Melchissédec. Le premier, revenu d'une tournée assez longue, avec la voix charmante et puissante de ses meilleurs jours, a dit un air de Dimitri, le Vallon de Gounod et les Myrtes de Faure.

 

M. Melchissédec a fait applaudir une curieuse chanson de reître, de M. G. Berardi, Pauvres fous ! de Tagliafico, et surtout un Souvenir des vieilles guerres, poésie de V. Hugo, musique d'Altès, composition pleine de sentiment et d'éclat que l'interprète a merveilleusement mise en relief.

 

Des mélodies russes, notamment un fragment de l'opéra de Glinka, la Vie pour le Czar, ont valu à Mme Engally un très grand succès pour sa belle voix, son interprétation très personnelle et encore pour le charme des œuvres qu'elle révélait à ses auditeurs.

 

Coquelin aîné, avec sa finesse exquise et sa justesse d'accent, a récité le Chapeau, de Jacques Normand, et le Sous-Préfet aux champs, d'Alphonse Daudet ; Coquelin cadet a dit trois monologues, entre autres l'Indécision, tout pleins de belle humeur et de fantaisie.

 

Enfin, Mlle Sarah Bernhardt, après avoir lu deux poèmes de Leconte de Lisle et de V. Hugo, a terminé par cette belle pièce du maître, l'Enlèvement, qu'elle a dite avec une grâce, une passion, un lyrisme incomparables. Avec cette voix de sirène, c'était encore de la musique et certainement de la meilleure.

 

 

 

01 juin 1880

 

I

 

L’Opéra a donné, le samedi 22 mai, le premier de ces concerts historiques qui doivent composer une espèce de musée rétrospectif, et en même temps une exposition des ouvrages contemporains jugés dignes de figurer sur le programme de l’Académie nationale de musique à la suite de chefs-d’œuvre des maîtres anciens.

 

Cinq de ces maîtres ont défrayé la première partie de cette soirée : Lulli, Rameau, Gluck, Grétry et Rossini. Il y a entre ces noms bien des noms à inscrire encore, si l’on veut passer en revue tout ce qui s’est produit de marquant à l’Opéra depuis sa fondation. — La suite de la série des concerts historiques donnera à l’administration le moyen de combler ces lacunes et d’évoquer tous les maîtres dont on garde le souvenir, mais dont on n’exécute plus les œuvres.

 

On a entendu avec intérêt l’air et le chœur d’Alceste de Lulli, l’air de l’Amour, des Fêtes d’Hébé de Rameau, très bien dit par Mlle Daram ; mais le succès le plus vif a été pour les jolis couplets de l’Anacréon, de Grétry, que M. Maurel a répétés à la demande unanime du public, pour les fragments de l’Iphigénie en Tauride, de Gluck, et enfin pour le final du troisième acte du Moïse, de Rossini.

 

Le cadre de l’Opéra a pu paraître bien vaste pour l’instrumentation assez élémentaire de Lulli et de Rameau ; en revanche, la puissance du génie de Gluck y est apparue tout entière et en pleine valeur.

 

Pour Rossini, on ne saurait trop admirer l’inspiration abondante et la magnifique ordonnance de son œuvre. Que de fois ce final du troisième acte de Moïse a du passer sous les yeux et dans l’esprit des compositeurs de la génération de 1830 !

 

N’y a-t-il pas, dans les Huguenots, un écho de ces sonores et terribles accents, et, dans les ouvrages de la première manière de Verdi, le souffle passionné, l’allure ardente de certaines phrases ne procèdent-ils pas directement de cette source féconde?

 

C’est à M. Massenet que l’on a offert le périlleux honneur de représenter l’école contemporaine dans cette première séance.

 

Et c’est lui-même qui, contrairement aux traditions françaises, a accepté aussi la tâche de présenter son ouvrage au public, en conduisant l’orchestre, à la place de M. Altès, chef titulaire.

 

On a beaucoup discuté sur l’opportunité de cette dérogation jusqu’ici admise pour M. Verdi seulement ; M. Massenet, le premier intéressé dans la question, l’a tranchée de la façon la plus simple et la plus probante, en s’asseyant au pupitre.

 

II

 

La Vierge est venue, je crois, entre Marie-Magdeleine et Eve dans la pensée de son auteur ; elle complète, avec ces deux ouvrages, une trilogie dans laquelle le rôle prépondérant est réservé à la femme, qui, tour à tour glorifiée dans sa puissance charnelle, dans l’expansion de sa foi passionnée, devait tenter l’esprit de l’artiste sous cette forme idéalement pure de la Vierge, ignorant les souillures de l’amour terrestre, mais goûtant les joies, souffrant les angoisses de la maternité.

 

Ce doit être vers la fin de 1873 que le compositeur a écrit les premières notes de cet ouvrage ; c’est en 1879 qu’il l’a achevé. Depuis plus d’un an, l’exemplaire type de la partition, gravée avec un soin et un luxe remarquables, figurait dans la bibliothèque de M. Hartmann, son éditeur, — qui fait pour les publications musicales ce que les Perrin, de Lyon, les Lemerre et les Jouaust ont fait pour l’impression des œuvres littéraires, — lorsque le directeur de l’Opéra a eu la pensée de l’en tirer pour en offrir la primeur à ses abonnés et au public.

 

Avant d’analyser cette partition, je dirai quel en est le thème.

 

M. Charles Grandmougin, auteur d’un Prométhée, poème antique, publié en 1878, et abondant en vers sonores, est le parolier qui a rimé le livret de la Vierge, dans lequel il suit très docilement la légende chrétienne, après avoir, dans le premier ouvrage, proclamé la mort des légendes.

 

Il explique, du reste, cette évolution dans un sonnet astronomique placé en tête de la brochure de la Vierge, pur scrupule de conscience. — Personne n’en voudra à M. Grandmougin. — « Paris valait bien une messe » : — l’honneur d’inspirer une belle partition vaut bien une concession à la foi courante, aux traditions chrétiennes,

 

Mystiques floraisons d’un merveilleux passé,

 

comme le dit l’auteur dans son exorde.

 

Ce poème comporte quatre scènes, répondant aux quatre périodes principales de l’histoire de Marie. — C’est d’abord 1a visite de l’ange à Nazareth, l’apparition à l’humble enfant ignorante et troublée, du messager céleste qui la salue au nom de Dieu. — A la seconde scène, la Vierge est devenue la mère glorieuse de Jésus. A ses côtés, elle est assise à un festin de noce, dans Cana ; pour la première fois le Nazaréen révèle sa puissance de thaumaturge ; il change l’eau en vin ; les assistants l’acclament. La mère, enivrée de ce triomphe, est pourtant troublée : elle sent que son fils va lui échapper, et quoiqu’elle ne rappelle pas la parole de l’Évangile : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » on devine qu’elle a entendu cette parole, qu’elle redoute l’oubli de son enfant, elle dirait presque son ingratitude, suivant la version du librettiste qui, passant d’un vol rapide sur les évènements intermédiaires, transporte ensuite l’action à Jérusalem dans la maison de Marie, à cette heure sinistre où Jésus monte au Calvaire, insulté par le peuple, brutalisé par les soldats.

 

C’est la mise en œuvre d’un tableau bien connu dé M. Paul Delaroche. Sous un ciel lourd, au milieu de la foule impitoyable, la mère voit passer, tout sanglant, écrasé sous le poids de la croix, son fils bien-aimé. Elle prie, elle pleure, elle succombe à la douleur, et ceux qui l’entourent ne peuvent que pleurer avec elle, impuissants qu’ils sont à la consoler. La situation est pathétique et des mieux faites pour tenter un musicien du tempérament de M. Massenet.

 

La dernière partie est consacrée à l’Assomption. Les apôtres, après avoir évangélisé la terre, veulent revoir les traits de celle qui a été leur force et leur espérance dans les temps d’épreuve, et qui dort maintenant son dernier sommeil dans le tombeau de 1a vallée de Josaphat.

 

Mais le tombeau ouvert apparaît vide aux yeux des apôtres. Et aussitôt les voix célestes se font entendre. La Vierge transfigurée, appelée par les anges, monte et plane dans l’éternelle, gloire et dans l’éternelle clarté.

 

III

 

Les œuvres musicales de M. Massenet que le public a été appelé à connaître jusqu’ici sont déjà assez nombreuses et assez variées pour que le caractère, le tempérament, les tendances du compositeur aient pu se dégager nettement de leur examen.

 

Il apparaît tout d’abord comme un pittoresque et un sensualiste. Personne mieux que lui ne sait l’art de peindre d’une touche légère et d’un coloris charmant les paysages qui le tentent. Il a la grâce, la poésie et par-dessus tout la jeunesse, qualités inestimables qu’aucune pratique ne saurait donner à ceux à qui la nature les a refusées. Il excelle dans la science de l’effet ; il a une façon d’étendre, d’alanguir la phrase musicale pour la relever tout à coup vers la fin d’un trait piquant, d’un tour imprévu, qui constitue un procédé tout personnel et marque son œuvre d’un paraphe auquel on ne saurait plus se méprendre.

 

Parmi les qualités qui s’acquièrent par l’expérience, il recherche assidûment la justesse et l’intensité de l’expression dramatique, et, même quand cette expression lui fait défaut, les ressources de son instrumentation lui permettent d’atteindre à une puissance de sonorité qui transporte l’auditeur jusqu’à lui faire oublier le drame.

 

Le drame même d’ailleurs lui apparaît presque toujours comme un domaine trop circonscrit ; il en recherche les péripéties violentes, les passions enflammées, mais ce qui contenterait le vulgaire ne lui suffit pas : il aime à s’envoler au delà de la sphère humaine, vers une région où l’inspiration peut planer, les ailes toutes grandes, dans l’idéal illimité.

 

C’est pourquoi il a fait Marie-Magdeleine, Ève, la Vierge où chantent des chœurs invisibles, où la nature et la divinité s’expriment dans des scènes libres de toute convention ; c’est pourquoi il a voulu, dans le Roi de Lahore, cette vision du Paradis, cette transfiguration du héros, sans laquelle l’ouvrage ne serait que la représentation d’une aventure d’amour, d’une intrigue de palais.

 

Si j’examine de près la conception musicale de M. Massenet, par rapport au texte de ses livrets, je le vois encore engagé dans une voie très personnelle. — Alors, en effet, que les compositeurs se préoccupent en général des rythmes et des périodes et les suivent aussi exactement que possible, il ne s’attache, lui, qu’au sentiment prédominant de la scène. Ce sentiment se caractérise par un mot ; c’est sur ce mot qu’il construit sa phrase musicale ; c’est vers ce mot qu’il fait converger toutes les parties constituant le vers ou la série de vers avec lesquels il est aux prises. Cela ne va pas sans de fréquentes déformations du texte, sans de brusques amputations de mots et de rimes qui, partis du poème, s’égrènent le long du chemin et ne se retrouvent plus dans la partition.

 

On trouvera un frappant exemple de ce procédé dans l’air de Judas de Marie-Magdeleine, où le mot « Sois femme ! » répété et interposé avec obstination sert de pivot à toutes les périodes du morceau.

 

A ce propos, on pourrait accuser M. Massenet, esprit pourtant fort délicat, de manquer de sens littéraire, ou tout au moins d’affirmer son dédain du sens littéraire, s’il n’était absolument démontré, pour ceux qui étudient ses œuvres dans le détail, qu’il agit en vertu d’un système dont l’excuse se trouve dans les bons effets qu’il en obtient.

 

On retrouve dans la Vierge toutes les qualités natives du jeune maître, avec une haute préoccupation de la ligne, de l’élévation de la pensée et un constant souci de la variété des aspects.

 

L’ouvrage débute par une description musicale d’une extrême douceur sur les paroles de la Vierge : «  C’est la nuit, tout est calme encore dans la nature », prolongées sur une seule note et traduisant bien le repos doux de ces heures matinales, d’une obscurité vague, au milieu de laquelle s’éveillent peu à peu les harmonies de la campagne.

 

Avec les premières lueurs de l’aube s’exhale la première prière de Marie : « Je suis bien à vous, Seigneur ! » Ces mots, en vertu du système musical que j’ai indiqué, vont planer sur le morceau et sur toute la scène qui le suit jusqu’à la fin de la première partie. Ils seront comme le point lumineux éclairant la destinée de la Vierge, la marque de son élection divine. L’expression en est d’abord tendre, poétique, pour s’exalter vers la fin jusqu’aux accents de la foi la plus vive.

 

Des appels très simples de soprani répètent dans l’espace le nom de Marie. Et bientôt le chœur invisible, d’un caractère tout naïf, accompagné de sonneries aériennes, annonce la venue du messager céleste. Aux dernières syllabes de l’Alleluia, dit par ces voix d’enfants, après un prélude de quatre mesures, l’ange parle :

 

Je viens te saluer au nom du Tout-Puissant

Il te bénit, Marie, entre toutes les femmes.

 

Toute cette phrase de l’ange Gabriel, comme la suite de son rôle et la partie des chœurs célestes, est d’une délicieuse fraîcheur, d’une poésie pénétrante ; la marque personnelle du compositeur y apparaît d’un bout à l’autre. C’est un andantino plein de grâce qui va s’élargissant sur les mots : « Il te bénit ! » caractéristiques dans le duo, comme les paroles de Marie : « Je suis bien à vous ! » qui sont le résumé et la terminaison de cette première scène, tout empreinte de mysticisme et de foi. Elle donne bien l’impression d’une vision de légende, d’une Annonciation entrevue aux pâleurs de l’aube, à travers quelque vieux vitrail, avec l’ange blanc portant le lys symbolique et la Vierge enfant prosternée dans la lumière.

 

La scène suivante est conçue à un point de vue absolument théâtral. Le premier chœur éclate, après une attaque vive de l’orchestre, qui m’a rappelé les sonorités franches de certaines parties du Roi de Lahore ; il est destiné à exprimer la joie des buveurs conviés aux noces de Cana. Il a plus de mouvement que de gaieté.

 

Un groupe de jeunes Galiléennes, se montrant de loin Jésus assis à table, met une note exquise dans ce débat tumultueux :

 

Jésus! le voyez-vous? .....

Simple comme un enfant et calme comme un sage

Parmi les pauvres gens il est allé s’asseoir.

 

Cette phrase, d’une nuance très délicate, ramène le chœur des buveurs. Après quoi, sur un mot de l’hôte, commence la Danse galiléenne, qui est un des charmes de la partition.

 

Cette danse, glissante, avec des inflexions molles, est conduite par le chant du violoncelle jouant en notes piquées à une octave plus élevée que les violons. Les cors anglais soutiennent la basse continue, fond sur lequel se détachent les coups discrets et réguliers de la caisse frappée avec une baguette de bois et les sonneries des timbales, du sistre et des cymbales antiques. C’est d’une couleur voilée, mais très caractéristique, et d’une séduisante originalité.

 

La danse, sur un mouvement qui s’accélère pour s’arrêter brusquement. se termine aux cris de l’hôte et de la foule annonçant le miracle de l’eau changée en vin. C’est par un effet de stupeur plutôt que par des cris que le musicien a traduit ici les impressions de la foule. Au lieu d’une répétition vive du mot Miracle ! on a donc un début un peu solennel ; mais peu à peu le mouvement s’accentue, s’élargit et aboutit à un ensemble d’une belle allure, une sorte de chœur triomphal : « Gloire à Jésus ! » dont la forme archaïque s’allie à une remarquable puissance.

 

L’air de la Vierge : « O mon fils, on t’acclame », est tout imprégné de tendresse. Cherchant sans doute une opposition favorable, soucieux d’éviter la monotonie, le compositeur a dramatisé la seconde partie de cet air : « Je t’ai sauvé, j’ai tout bravé, car je t’aimais ! » Ce mouvement voulu ôte à l’ensemble un peu de ce caractère maternel et touchant qui semble plus conforme à l’esprit du personnage, mais le passage est d’un grand style et d’un accent très frappant.

 

Il ne faut pas analyser le troisième tableau de l’ouvrage ; il faut le prendre dans son ensemble, car tout s’y tient et s’y mêle avec cette force de cohésion qui est le propre des œuvres magistrales. C’est le Vendredi Saint. La symphonie descriptive s’ébauche aux roulements lointains du tonnerre. C’est une marche ascendante; sur le fond sombre du tableau orchestral éclatent les appels des trompettes lointaines, pareils à des déchirements d’éclairs ; la marche s’approche, se dramatise peu à peu ; on y sent, avec la lourdeur d’un ciel d’orage, le flux montant et menaçant de la foule qui pousse le Christ au Calvaire. Le chœur, d’un accent sombre et désolé, suit les péripéties de ce drame traversé par les cris désespérés, par les révoltes de la mère contre l’injustice des juges et la cruauté des bourreaux.

 

C’est une page superbe, d’une inspiration très pure, d’où la préoccupation de flatter les goûts du public est manifestement absente ; elle fait le plus grand honneur au musicien qui l’a conçue. Au point de vue comparatif, c’est une curieuse échappée sur le troisième tableau de Marie-Magdeleine : le Golgotha. On y entend les mêmes cris, les mêmes insultes, là dominés par la plainte tendre de la Magdaléenne, ici par l’expression de la terreur sacrée et par les sanglots de la Vierge.

 

Le prélude de la scène finale, destiné à peindre le dernier sommeil de la Vierge, est un andante d’un caractère religieux qui aura le même succès que la symphonie de l’Aurore dans Marie-Magdelaine. On a voulu entendre deux fois ce morceau ; il contraste très heureusement avec la marche funèbre qui le suit et sert de prélude aux lamentations des apôtres rassemblés devant le tombeau de Marie. — Je remarque au milieu de cette scène intitulée : « l’Adieu des Apôtres », une phrase très largement étendue et très chantante que l’emploi principal des saxophones, soutenus par les violoncelles, met spécialement en relief.

 

Le chant des anges appelant la Vierge au ciel reprend en le développant le motif déjà entendu à la première partie, lorsque les voix annoncent l’arrivée de Gabriel ; les voix de femmes sont substituées, cette fois, aux voix d’enfants ; le caractère du morceau y perd un peu de sa naïveté, mais l’effet général en est plus direct. Quand j’aurai parlé de la pièce capitale de cette dernière scène : « l’Extase de la Vierge », composition d’un grand souffle, qui porte d’un coup d’aile l’auditeur jusque dans les hauteurs de l’espace, et signalé au passage le Magnificat chanté par les anges que j’aurais aimé un peu moins psalmodique, j’en aurai fini avec l’analyse de cet important ouvrage, analyse aussi complète qu’une unique audition et une lecture au piano me permettent de la faire.

 

L’interprétation de la Vierge, confiée pour les soli à Mlle Krauss (Marie) et à Mlle Daram (Gabriel) a été parfaite. On se rend facilement compte du parti que Mlle Krauss, notamment, a pu tirer d’un rôle aussi complet confié à l’interprétation d’une cantatrice de sa valeur.

 

L’orchestre, conduit pourtant par l’auteur, a semblé parfois manquer un peu de relief, notamment dans la Danse galiléenne, dont le dessin ne nous est pas apparu assez net pour que le public l’ait exactement appréciée.

 

Je ne crois pas qu’une œuvre telle que la Vierge soit à sa vraie place dans la salle de l’Opéra et, — je dois oser le dire, — devant le public de l’Opéra ; je ne crois pas qu’elle gagne à se présenter à ce public dans la seconde partie de la soirée, après l’audition intéressante, mais fatigante, d’une série de chefs-d’œuvre classiques.

 

La Vierge, comme Marie-Magdeleine, comme Ève, est une de ces œuvres au tempérament jeune et généreux, qui veulent être aimées pour elles-mêmes. Aussi gagnera-t-elle à se révéler seule, à accaparer, avec un égoïsme légitime, toute l’attention d’un auditoire disposé à l’étudier et à en pénétrer les intimes beautés.

 

IV

 

La part de l’actualité étant faite, je dois revenir sur les petits évènements qui ont rempli les deux quinzaines écoulées depuis ma dernière revue musicale.

 

Je rencontre tout d’abord un concert donné par deux Hongrois, MM. Hubay-Aggh’azy, violoniste et pianiste, d’un véritable talent ; puis, ce sont les débuts heureux de Mlle Marguerite Ugalde, à l’Opéra-Comique, et l’entrée de Mme Montalba, à l’Opéra.

 

Elle s’y est montrée dans le rôle de Valentine, des Huguenots.

 

Très heureusement douée au point de vue physique, Mme Montalba fait apprécier des qualités de tragédienne qui, jointes à une voix brillante, étendue et bien conduite, lui assurent une place excellente à l’Académie nationale de musique.

 

Après son début, la jeune cantatrice a été, semble-t-il, tenue en réserve. La reprise de Sylvia est la cause possible de cette sorte de disparition. – Le ballet de M. Leo Delibes a été revu avec plaisir, et Mlle Rita Sangalli, qui faisait sa rentrée dans le rôle de la Nymphe, accueillie avec enthousiasme. – La danse est l’art par excellence pour jeter un peu d’animation parmi les flots ordinairement dormants des abonnés. – Tout en applaudissant Mlle Sangalli pour sa vivacité, pour sa force, pour sa grâce voluptueuse, ceux dont les évolutions du corps de ballet et les échappées plastiques qui en résultent ne satisfont pas complètement l’esprit, ceux-là ont retrouvé avec une joie vive ces brillantes et délicates choses qui sont la Chasse des nymphes de Diane, la Valse lente, le Scherzo, passages choisis d’une partition dont le succès est maintenant populaire.

 

Une reprise du Domino noir à l’Opéra-Comique a permis à M. Carvalho de faire ce que nous demandions récemment pour les œuvres du répertoire. – Au lieu de l’abandonner au milieu de vieux décors, sous de vieux costumes, aux soins de sujets quelconques, il lui a donné un habit neuf et l’a fait interpréter par une partie de ses meilleurs artistes.

 

Ce conte de fées, à qui Scribe s’est plu à donner une tournure de comédie, est une des fantaisies les plus charmantes de cet esprit fécond en ressources ; la musique spirituelle, fine et toujours jeune d’Auber, est en parfait accord avec cette fable, que les artistes, l’autre soir, ont prise par instants d’un peu haut, sans altérer cependant un succès qui a été très franc.

 

Mlle Isaac a eu dans ce succès une très grosse part. Sa voix et sa personne, faites pour un genre plus grave, se sont prêtées cependant à merveille aux exigences de la situation. Elle a été acclamée, rappelée, et si elle veut, au deuxième acte, mettre un peu plus de vivacité au service du rôle d’Inésille, tout sera pour le mieux.

 

Grâce à la voix de Mlle Vidal, les couplets de dame Jacinthe ont sonné comme un air de bravoure et enlevé un bis éclatant. M. Barré a fait de Juliano un viveur enjoué, et M. Herbert a prêté à Horace une physionomie de jeune premier du Gymnase. Il faut, en ces deux rôles, examiner autant le comédien que le chanteur ; cette double épreuve est ici satisfaisante. Le Deo Gratias nous a révélé en M. Belhomme une belle voix; le comédien s’est montré sous les traits d’un noir personnage aux cheveux plats, au tricorne caractéristique : un portier de couvent sous le chapeau duquel on aurait volontiers cherché une tonsure. Le bon vieux Gil Pérès, en bonnet de soie noire, n’est plus ; M. Carvalho l’a remplacé par un des personnages du Retour de la Conférence de Courbet, ou par un grivois homme de robe venant en droite ligne des Contes rémois.

 

Le Domino noir est un de ces tableaux de genre qu’il était bon de replacer dans son cadre. En en rajeunissant les couleurs, M. Carvalho ne s’est pas borné à faire preuve de respect pour un répertoire que tout le monde ne respecte pas également : il a donné des gages à l’école naturaliste, qui écrira peut-être les opéras comiques de demain, en faisant servir du vrai champagne et casser de vraies assiettes au courant de la pièce. Ce système pourra devenir onéreux, les assiettes cassées étant un moyen d’action très fréquent dans le répertoire de nos pères. Les recettes, heureusement, permettront ce luxe à l’Opéra-Comique, car le Domino noir, tel qu’il nous est rendu, fera certainement recette. C’est une charmante composition d’affiche, pour les lendemains de Jean de Nivelle, dont le succès tient contre la chaleur.

 

Aux premiers jours de juin, on représentera deux nouvelles pièces en un acte, le Signal et la Fée ; la première est de M. Puget, prix de Rome de 1873, la seconde de M. Hémery, jeune musicien qui n’a encore donné que quelques compositions instrumentales.

 

V

 

Diverses lettres me sont arrivées au sujet de l’article parti dans le numéro du 15 mai, sur la question du Théâtre-Lyrique. Un de mes correspondants voudrait me voir appuyer sur le côté administratif de cette question, ce qui n’entre point dans mon cadre. Je crois qu’il suffit, en l’état actuel des choses, d’insister sur cette nécessité, qui s’impose de la reconstitution d’un Théâtre-Lyrique, encore que cette redite soit devenue la pire des banalités.

 

Quand l’État aura pris la ferme résolution de se rendre aux réclamations qui lui arrivent de toutes parts à ce sujet, il établira un cahier des charges, modifiable après discussion, et sur lequel on pourra baser un système administratif. Jusque-là, dans l’ignorance de ce que l’État et la Ville peuvent et veulent faire, les projets économiques ne seront que des spéculations tout à fait arbitraires. Parmi les auteurs de ces projets, l’un, attaché aux précédents connus, voudra que le Théâtre-Lyrique offre au public un spectacle quotidien, vive de reprises et trouve un trousseau tout fait et une maison toute montée en venant au monde. D’autres, dont je suis, le rêveront plus aventureux, mais aussi dégagé de toute entrave. Ils lui accorderont seize représentations par mois, seulement, trouvant que c’est fort suffisant pour les exigences auxquelles il est appelé à répondre. Ce système administratif apparaît donc tout différent du précédent, lequel semble assez conforme aux idées exprimées dans un mémoire très bien fait adressé par M. Lamoureux, ancien chef d’orchestre de l’Opéra, à M. le sous-secrétaire d’État au département des Beaux-Arts.

 

Le tableau des dépenses mensuelles d’un théâtre lyrique, qui sert de conclusion à ce document, est établi avec une parfaite connaissance du service ; le paragraphe spécial intitulé «  Ouvrages à monter », me semble toutefois donner prise à une observation.

 

L’auteur du mémoire compte, en effet, sous cette rubrique, deux grands ouvrages nouveaux à 60,000 francs l’un, au minimum, trois petits opéras à 10,000, deux ouvrages anciens ou traductions de grands opéras, à 50,000. C’est trop et c’est trop cher.

 

50,000 francs doivent suffire pour tout grand ouvrage ; pour les opéras en un acte, la dépense très variable n’arrivera, en aucun cas, à 10,000 francs, à moins d’un déploiement de luxe extraordinaire et, je ne crains pas de le dire, inutile pour un ouvrage qui n’est communément qu’une simple carte de visite au public.

 

J’ajoute qu’un théâtre musical qui donnera régulièrement, par an, deux grands ouvrages, aura bien mérité la subvention de l’État et la reconnaissance des compositeurs. Deux grands ouvrages par an, cela fera dix ouvrages en une période de cinq années ; le jour où l’un des dix compositeurs sur lesquels on est en droit de compter pourra se dire que, dans cette période de cinq années, il est certain de pouvoir placer un grand ouvrage, ce jour–là on entendra un bruit de métiers dans tous les ateliers lyriques, où bien des partitions commencées dorment aujourd’hui dans la poussière, abandonnées par des auteurs désespérant de l’avenir.

 

Sur le chapitre des recettes, M. Lamoureux relève une moyenne quotidienne de 2,400 francs ; ses renseignements concordent à peu près avec ceux que j’ai recueillis ; ils ont été puisés assurément à la même source et se composent d’éléments déjà anciens. Il m’a semblé intéressant de rechercher si cette moyenne ne saurait s’élever, à notre époque, au-dessus de ce chiffre. Cette recherche m’a amené à constater que pendant une exploitation de cinq mois, à partir du 1er janvier 1877, le Théâtre-Lyrique, installé dans la salle de la Gaîté, a pu réaliser une recette quotidienne moyenne de 5,000 francs, sans compter la part proportionnelle de la subvention. Nous voilà loin des modestes chiffres de 1860 à 1864, que j’avais d’abord pris pour point de comparaison, et il ne faudrait certainement pas une prospérité plus haute à un théâtre prudemment administré pour vivre d’une convenable et durable existence.

 

Une question a été évoquée récemment, qui tient à la question fondamentale dont je m’occupe ici. Il s’agit des représentations gratuites ou à prix réduit, qui seraient données par les théâtres subventionnés dans un but de vulgarisation artistique. C’est un expédient qui pourrait tendre à faire ajourner la reconstitution d’une troisième scène musicale, mais ce n’est qu’un expédient. Il ne satisfera ni les musiciens, ni le public, ni l’État qui ne se trouvera pas par ce fait à l’abri des revendications et n’en devra pas moins arriver à une solution vraiment définitive.

 

 

 

01 juillet 1880

 

I

 

Un petit acte, la Fée, qui vient d’être représenté à l’Opéra-Comique, a donné aux critiques spéciaux l’occasion d’examiner si le théâtre de M. Octave Feuillet, auteur de cet ouvrage, est favorable à l’inspiration musicale. Plusieurs ont conclu négativement, en s’appuyant sur les qualités mêmes de l’écrivain. En vertu du principe, très classique et très faux, du reste, que tout « ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante », l’œuvre de M. Octave Feuillet n’aurait rien, en effet, à attendre de la musique, ce qu’il a pris le soin d’écrire valant toujours la peine d’être dit et bien dit. Mais, en dehors du charme du dialogue, de la délicatesse des idées, de l’extrême perfection de l’analyse, il y a généralement dans ses créations un germe lyrique qui apparaît très nettement sous les floraisons d’un style abondant et harmonieux.

 

La poésie des milieux, l’intensité des sentiments, comme dans le Roman d’un jeune homme pauvre, la passion ardente, l’originalité et la diversité des caractères, comme dans Dalila, pour ne citer que deux exemples, sont les points lumineux par lesquels bien des compositeurs ont été attirés vers un répertoire qui, sans rien perdre de sa valeur propre, leur semble résumer les principales qualités du drame musical moderne.

 

M. Hémery s’est trouvé du parti de ses confrères contre celui des critiques et il l’a prouvé en choisissant dans ce répertoire, pour la transformer en opéra-comique, la Fée, comédie jouée, pour la première fois, au Vaudeville, il y a bien près d’un quart de siècle.

 

La poésie du pays breton, où se passe l’action, l’a tenté et l’a empêché de s’arrêter à certaines difficultés d’exécution, nées du caractère même de l’ouvrage, qui est un dialogue sentimental. spirituel, ironique, un peu rebelle aux interruptions de l’orchestre.

 

Il fallait laisser à ce tableau charmant et fin comme un Boldini toute sa couleur native et n’en déranger que très discrètement l’ordonnance pour donner place à la musique. Le collaborateur que M. Feuillet s’est donné, en cette circonstance, s’est donc borné à prendre cette jolie prose et à faire, suivant l’expression romantique, se becqueter les rimes au bout des idées qu’elle lui fournissait.

 

On sait le sujet que M. Octave Feuillet a ingénieusement développé : un jeune homme las de la. vie, pourtant encore épris de poésie, se laisse séduire, au moment de se tuer, par l’étrangeté d’un rendez-vous donné par une inconnue « une fée », – elle signe ainsi, – dans la forêt de Brocelyande, au bord de la fontaine de Merlin. Cette fée, apparue, disparue, poursuivie, l’entraîne chez une douairière qui le convertit à la vie, à l’amour, et se trouve être, en somme, une charmante provinciale que sa mère lui destinait, qu’il a dédaignée sans la connaître et qui, pour opérer son salut, a eu recours à un déguisement, à « des moyens de comédie », ce dont elle s’accuse modestement à la fin.

 

M. Hémery, qui attend depuis longtemps l’heure de se révéler au public, aurait pu, autorisé par de fréquents exemples, chercher à placer dans ce petit cadre, et même autour, un échantillon de tout ce qu’il peut avoir d’idées musicales dans le cerveau. Il a eu la discrétion de n’en rien faire ; il s’est borné à se tenir dans la gamme de son sujet, n’a pas embouché la moindre trompette et on lui a su gré de cette réserve.

 

Sa musique est d’une couleur délicate ; elle ne vise pas à l’effet ; parfois même un peu timide, elle semble craindre de caractériser trop vivement son accent.

 

Contrairement à une tradition encore respectée, l’ouverture de la Fée n’emprunte rien aux motifs de l’ouvrage. C’est un simple paysage musical. Le début en est mystérieux : les instruments à cordes et les cors traduisent les flottantes harmonies de la nuit tombante ; puis la forme devient plus définie : des pizzicati de violons éveillent des phrases d’un tour plus vif qui s’accentuent en un rythme dansant, dont 1e trait principal est nettement et agréablement exposé par le violoncelle et le hautbois. Le mouvement décroît peu à peu ; pour reprendre et s’achever enfin en une brusque terminaison.

 

Cette ouverture est le morceau capital de l’ouvrage. Elle sera entendue certainement dans les concerts.

 

Les couplets du baryton : « Elle est charmante, elle est jolie », accusent un réel souci de la vérité de l’expression et la part y est faite aussi large au diseur qu’au chanteur. Le trio en ré, qui suit, traversé par un air de soprano en la, un madrigal du ténor dont l’effet aurait gagné peut-être à l’addition d’une deuxième strophe, et enfin la scène finale de l’exposition soulignée par le motif ironique « une fée ! » ont été bien accueillis du public qui a senti et apprécié le tact du compositeur, jaloux de ne pas arrêter trop longuement le développement de la Comédie.

 

Je n’aime pas beaucoup le duo bouffe qui est le cinquième numéro de la partition. Il est tourmenté et il tourne court, peut-être par le fait d’une coupure au dernier moment. En revanche, je louerai sans réserve la Ballade de Roger Beaumanoir :

 

Dans la brume du soir

Qui dort sous ce vieux chêne?

 

Cette ballade existait dans la pièce originale, jouée au Vaudeville, le 26 août 1856 ; la musique, faite à cette époque par un compositeur qui a gardé l’anonyme, figure dans toutes les éditions de la brochure. M. Hémery a laissé de côté ce précédent et a voulu avoir sa ballade bien à lui. Il s’est inspiré toutefois d’un vieil air breton publié par le comte de la Villemarqué dans son Recueil de chants populaires.

 

L’accent en est mélancolique et simple. Le hautbois dit textuellement les premières mesures du chant original ; elles servent de thème au morceau, qui se termine par un fa dièse à l’octave, assez difficile à enlever, et que l’orchestre seul relie à la phrase en mineur, en ramenant le motif principal.

 

Un trio, qui rappelle, dans une tonalité différente, le madrigal du ténor, termine ce petit ouvrage dont l’interprétation est excellente.

 

Le rôle d’Aurore de Kerdic, la malicieuse fée, est la première création de Mlle Thuillier. Elle s’y est montrée charmante chanteuse et charmante comédienne, pleine de grâce et de naturel. M. Nicot a fait valoir à merveille la musique de M. Hémery. M. Morlet, qui chante aussi fort bien, a sacrifié sa belle voix pour garder la vraisemblance d’un rôle de faux vieillard. En revanche, il a dit son dialogue avec une justesse et un mordant bien précieux dans un théâtre où la bonne diction, qualité maîtresse, devient de plus en plus rare.

 

M. Barnolt, toujours amusant dans un rôle très bref de trembleur qui semble écrit tout exprès pour lui, et M. Collin, chargé du personnage du bouillant vicomte Hector de Mauléon, complètent la distribution.

 

On pourrait croire, et on a pu dire que la direction de l’Opéra-Comique ne comptait guère sur la Fée, car elle a donné cet ouvrage tout juste quinze jours avant la clôture, comme un holocauste destiné à apaiser le dieu qui préside au cahier des charges.

 

Je veux croire, pour ma part, qu’on avait fondé, au contraire, sur la partition de M Hémery, de sérieuses espérances, et que, si on l’a présentée au dernier moment, c’est pour faire, comme on dit, une agréable fin et nous laisser un regret plus vif du silence que l’Opéra-Comique va garder pendant deux mois.

 

II

 

Le 21 juin, l’Opéra nous a rendu Guillaume Tell, qui n’avait pas été représenté depuis 1878. Ce chef-d’œuvre a eu des commencements difficiles : jugé sévèrement d’abord, dépecé, fractionné ensuite de façon à pouvoir servir de lever de rideau à des ballets aujourd’hui ensevelis dans l’oubli, il a fini par prendre sa vraie place, en pleine lumière. Voilà de quoi consoler bien des compositeurs qui, ayant eu les mêmes infortunes, peuvent garder l’illusion de la même fin.

 

Aujourd’hui on ne saurait toucher à Guillaume Tell. Les sceptiques d’il y a quarante ans, — il en reste encore, — sont devenus des fanatiques, et notre génération s’incline avec eux devant les magistrales beautés d’un ouvrage dans lequel pourtant, s’il était de la main d’un contemporain, on trouverait quelques coupures à pratiquer.

 

Le récitatif parlant, à l’italienne, est devenu insupportable à des oreilles déjà habituées à la déclamation lyrique de l’école moderne. C’est une gangue à travers laquelle il faut aller chercher le métal pur, que nous aimerions mieux, dans notre égoïsme actuel, dans notre impérieux désir de jouissance sans fatigue, nous voir offrir plus simplement et plus promptement.

 

Il y a eu, au moment de la production de Guillaume Tell, deux forces contraires dans Rossini : un colossal génie lutte dans cet ouvrage contre la routine du vieil homme et il triomphe glorieusement. Devant les manifestations de ce génie. toutes les écoles sont unies dans une commune admiration; si les sentiments qu’il exprime revêtent une forme harmonieuse, — je devrais dire harmonique, — parfois incompatible avec le désordre de la passion humaine, il y a là, du moins, un élan, un souffle par lequel, en dépit de toute analyse, on se sent irrésistiblement emporté.

 

Il ne faut plus s’étendre sur ces questions à propos d’un ouvrage entré dans l’immortalité ; il convient seulement, aujourd’hui, d’en apprécier l’interprétation.

 

A part M. Boudouresque et Mlle Daram, à laquelle son air du deuxième acte a valu les honneurs de la soirée, cette interprétation est absolument nouvelle quant aux rôles principaux : Guillaume, Arnold et Jemmy. Mlle Edith Ploux, chargée de ce dernier rôle, a chanté déjà à l’Opéra-Comique, il y a environ deux ans. Sa voix, abondante en éclats, n’est pas d’une homogénéité parfaite ; mais l’artiste est vaillante, elle a le désir de bien faire, elle se dépense en efforts louables autant dans l’action que dans l’expression : elle peut réussir sur notre première scène.

 

M. Melchissédec, artiste complet, a composé avec soin son personnage. Il est un Guillaume Tell ardent, énergique ; il vit ; l’organe est généreux : il remplit bien cette salle, si difficile à remplir.

 

Pour M. Mierzwinski, sa voix est merveilleuse, mais encore indomptée. Il est toujours le serviteur de cette voix ; quand il en sera le maître, nous aurons en lui un ténor de premier ordre. Pour atteindre ce résultat, il suffira au jeune chanteur de s’attacher à mettre en pleine valeur par le travail les qualités qu’il tient de la nature.

 

Tandis que le grand répertoire ancien reprend pied à  l’Académie nationale de musique, il se fait, là-bas, vers les anciens boulevards dramatiques, ou plutôt il se renouvelle une tentative intéressante : M Leroy, ténor autrefois applaudi à l’Opéra-Comique, vient pour la deuxième fois, avec une troupe formée à la hâte, donner aux habitués du théâtre du Château-d’Eau une série de représentations, défrayées jusqu’ici par Si j’étais roi, le Bijou perdu et autres œuvres naguère consacrées par un long succès.

 

Cette tentative paraît désintéressée. Le directeur improvisé semble demander simplement à son public quelques semaines de faveur; après quoi il se retirera, fier peut-être, — et non sans raison, car son entreprise réussit, dit–on, — d’avoir fourni un modeste argument aux promoteurs de l’idée d’un troisième théâtre de musique.

 

Malgré l’état de celle malheureuse question du Théâtre-Lyrique, tantôt ajournée, tantôt faiblement soutenue, il est encore des compositeurs qui croient, qui espèrent, et qui, par conséquent, travaillent en vue d’un avenir pourtant bien aléatoire.

 

Au nombre de ces croyants est Mme Sophie Lacout, qui vient de faire entendre avec succès, dans la salle des fêtes de l’hôtel Continental, d’importants fragments d’un opéra inédit : Ribeira, dont elle a composé le poème et la musique. Les aspects de cet ouvrage sont très variés et la facture en est remarquable. L’auteur est une femme d'un talent très supérieur, que les applaudissements de son auditoire doivent encourager à sortir de sa réserve.

 

Plusieurs morceaux ont été bissés, notamment un chœur de fête, une sarabande et une chanson épisodique. M. Giraudet, de l’Opéra-Comique, a dit, avec la belle voix que l’on sait, les « Stances à l’abîme », morceau d’un grand caractère, parfaitement instrumenté.

 

Les deux grands mois d’été, juillet et août, ne nous promettent aucune nouveauté musicale. L’Opéra-Comique fera sa réouverture, en septembre, avec Galante aventure, de M. E Guiraud, et l’Opéra achèvera, vers la même époque, les études du ballet breton de M. Widor.

 

La critique n’aura à s’intéresser, jusque-là, qu’aux concours du Conservatoire, terribles aux juges, mais toujours impatiemment attendus par les chercheurs d’étoiles.

 

 

 

15 décembre 1880

 

I

 

Chacun sait que lorsque le géant Ymer, dont le corps étendu touchait d'un côté aux Alpes et de l'autre au Caucase, fut tué par Odin, le dieu borgne, de son sang répandu, de sa chair désagrégée, surgirent des millions d'êtres, de nains à forme humaine, qui se répandirent sur toute la terre, prenant pour demeures les cavernes, les ruines, le creux des roches et même les entrailles du sol.

 

Les Korrigans sont de la famille de ces nains, généralement plutôt serviables que malfaisants, aptes à fouiller les mines pour en tirer l'or et l'argent, empressés à rendre aux paysans, au moment propice, le service de couper leurs blés ou de planter leurs vignes sans qu'on les en prie. Les nains de la lande bretonne passent pour moins inoffensifs : on les accuse de mettre à mal les jeunes filles égarées dans la bruyère et d'entraîner les gars attardés dans des rondes vertigineuses, d'où ceux-ci reviennent fourbus, quand ils en reviennent.

 

Ce sont les méfaits des Korrigans qui ont inspiré aux auteurs du ballet breton représenté à l'Opéra, le 1er décembre, l'idée de leur fable chorégraphique. Seulement, au Korrigan, le poète, M. François Coppée, a ajouté la Korrigane, issue de son imagination plutôt que de la légende et qui devrait, suivant la logique, les Korrigans étant des êtres quasi microscopiques, avoir la taille minuscule de la jolie reine Mab, dont, s'il faut en croire le Mercutio de Shakespeare, le char était fait d'une coquille de noisette, ayant pour postillon un moucheron vêtu de gris et armé d'un fouet emmanché d'un os de grillon.

 

Mais la logique n'est point ce qu'il faut exiger d'une fantaisie de ce genre ; c'est fort avantageux d'ailleurs, car si dans le nouveau ballet les Korrigans sont restés des nains ailés, velus, cornus et verdâtres, les Korriganes y sont devenues de grandes personnes, belles et parées comme des princesses de féerie.

 

Ce qu'elles font dans cette action où le poète les a introduites, le voici :

 

Une pauvre servante d'auberge, Yvonnette, aime le beau Lilez, le joueur de biniou, un insoucieux garçon qui ne la remarque pas. Elle est triste, car c'est le jour du Pardon ; tout est en fête et elle ne peut aller à la danse, faute de parure ; elle n'a rien de ce qui pourrait attirer les regards de celui qu'elle aime. Un seul homme l'a distinguée : c'est le bossu Paskou, le sonneur de la paroisse, personnage difforme et méchant, qu'on pourrait soupçonner, sans courir grand risqué de calomnie, de n'être qu'un « Killecrof », — fils du diable, — suivant la tradition des pays du Nord. Celui-là, elle le repoussé avec dédain ; le bossu jure de se venger d'elle. Il la suit, il l'épie, espérant pour sa vengeance une occasion qui ne tarde pas à se présenter.

 

Yvonnette, en effet, prodigue des secours et des soins à une pauvre bûcheronne, qui vient de tomber épuisée de fatigue sur la place. Comme dans un conte classique, la vieille, touchée de la charité d'Yvonnette, se révèle sous sa vraie forme : elle est la reine des Korrigans elle connaît l'amour de la jeune fille et le servira en la faisant plus belle et mieux parée que ses compagnes. Mais il faut que l'amoureuse dédaignée ait séduit Lilez et reçu de lui le bouquet des accordailles avant que sonne l’Angelus ; sinon elle appartiendra à la fée et deviendra elle-même une Korrigane.

 

La jolie servante accepte. Vêtue à ravir par les Korriganes, elle attire bientôt les regards de Lilez, au milieu des danses du Pardon. Le galant joueur de biniou lui demande et obtient d'elle un rendez-vous, où elle arrive craintive et pourtant ravie. Lilez lui jure qu'il l'aime, qu'il est prêt à l'épouser ; il va lui donner son bouquet de fête, lorsque le bossu, qui n'a cessé d'épier les amoureux, avance les aiguilles du cadran de l'église et se met à sonner l'Angelus. Aussitôt accourent Korrigans et Korriganes ; la reine, puissance d'ordre inférieur, n'ayant pas sans doute la notion de l'heure réelle, devient ici la complice inconsciente de Paskou et l'auxiliaire des auteurs qui ont besoin de voir Yvonnette succomber dans l'épreuve acceptée par elle, afin qu'elle soit changée en Korrigane et que les spectateurs se trouvent transportés à sa suite sur la lande déserte, qui est le deuxième tableau de l'ouvrage.

 

Le paysage est comme enveloppé de mystère ; une lueur vague tombant d'un ciel tourmenté baigne d'une teinte uniforme les rochers, les grands chênes et ces gigantesques pierres levées, dolmens et menhirs, debout dans la bruyère et sur les bords d'un marais aux reflets de métal. Des voix étranges parlent en ce lieu ; les phalènes, les farfadets, les Korrigans et les fées, tour à tour le hantent.

 

Le bossu Paskou, enchanté de ses malices et ayant bu plus que copieusement à la fête du Pardon, passe sur la lande avec quelques ivrognes de son espèce. Les voix de la nuit épouvantent ces derniers : ils s'enfuient. Paskou les laisse aller : il ne craint rien, car il a dérobé à Lilez un chapelet bénit, qui préserve des Korrigans et que le joueur de biniou a vainement cherché tout à l'heure pour délivrer sa fiancée. Un petit mendiant, du nom de Janick, pris de compassion pour Yvonnette, s'est promis de la servir et s'est mis en tête de ravoir ce chapelet, que le sonneur se vante de posséder. Il aborde Paskou, lui offre sa gourde, et l'ivrogne, achevé par une libation copieuse, s'endort bientôt d'un lourd sommeil ; l'enfant lui prend le chapelet, puis abandonne le sonneur aux Korrigans, qui ne se font pas faute de le tourmenter et le chassent, affolé, à travers la lande.

 

Alors seulement on revoit Yvonnette, confondue dans la foule des Korriganes et désespérée, comme de juste, de sa métamorphose. Elle dénonce à la reine la trahison du bossu, qui a sonné l'Angelus avant l'heure ; la reine ordonne que Paskou soit recherché, saisi, tourmenté, coiffé d'oreilles d'âne comme le roi Midas, et finalement précipité dans les profondeurs de la terre, — sentence immédiatement exécutée par les nains, dans le tourbillon d'un galop infernal, — mais elle tient Yvonnette et elle la garde.

 

Cependant Lilez a voulu reconquérir celle qu'il adore maintenant de toutes les forces de son cœur. Sur la lande sauvage il s'avance, soufflant dans le biniou dont les sons éveillent communément les Korrigans. Bientôt il se trouve pris dans leur ronde ; il cherche Yvonnette, il va la revoir, mais la reine des fées le frappe d'une sorte d'aveuglement ou du moins égare son esprit, de telle sorte qu'il ne reconnaît plus Yvonnette et s'éloigne, quand elle lui tend les bras.

 

Pour se faire reconnaître, il faut, — le procédé était de rigueur ici, — qu'Yvonnette danse un de ces pas qui ont tant charmé Lilez, le jour du Pardon, et qu'aucune des Korriganes ne saurait imiter.

 

La colère des Korrigans se déchaîne contre les amants enfin réunis ; ils se jettent sur eux pour les séparer, quand, soudainement, le gentil mendiant Janick, le bon génie de la chose, apparaît portant le chapelet bénit et met en fuite les méchants nains, les fées et leur reine.

 

Au même instant l'aurore se lève ; les esprits malins ont perdu tout pouvoir ; la procession des paysans revenant du Pardon passe et accueille dans ses rangs Yvonnette et Lilez, définitivement vainqueurs des Korrigans.

 

II

 

J'ai tenu à raconter assez longuement cette action sentimentale et fantastique, afin de bien établir le thème d'après lequel M. Ch.-M. Widor a écrit une partition qui, ne comprenant pas moins de trente numéros, se fait écouter cependant sans fatigue.

 

La musique de M. Widor est élégante et distinguée, sans recherche excessive ; l'orchestration indique une main sûre, une connaissance parfaite de l'art d'associer les diverses sonorités, connaissance résultant évidemment non point de l'expérience acquise en auditions nombreuses, soit au théâtre, soit dans les concerts, puisque le jeune compositeur aborde la scène pour la première fois et n'a donné qu'un nombre restreint de morceaux symphoniques, mais bien d'une étude approfondie des œuvres des maîtres. — Il a su dégager de cette étude sa personnalité non encore très accentuée, mais qui prendra tout son relief dans une œuvre nouvelle dont la conception n'apportera plus à son auteur les préoccupations et naturellement les timidités d'un début.

 

L'introduction de la Korrigane est assez brève ; elle commence par un chant de hautbois, soutenu par des harmonies douces et vagues, et transporte tout d'abord l'auditeur dans le milieu fantastique où doit se passer l'action principale. Puis, l'andante s'anime et se change en un allegro précédant le lever du rideau et signalant l'animation de la fête du Pardon.

 

Il faut savoir gré à M. Widor de s'être borné à un exorde aussi simple, alors qu'en sa qualité d'adepte de l'école moderne, jaloux de montrer son savoir-faire, il aurait pu nous donner une grande page symphonique et faire un immense péristyle à une petite maison. Sa sobriété en ce point lui doit être comptée comme une preuve de tact peu commune.

 

Le Bal, — danse bretonne, — sert de début à la fête du Pardon. On y trouve nécessairement des airs bretons ou tout au moins bretonnants, dont le compositeur n'a fait usage que très discrètement d'ailleurs, comprenant que la véritable couleur locale consiste non pas à transcrire des chants dits nationaux, souvent altérés par une tradition mauvaise, mais bien plutôt à combiner des accents musicaux, qui, donnent à l'auditeur l'impression du temps, du lieu et de la situation. Après le bal, l'entrée de Paskou et d'Yvonnette, la déclaration du bossu, dénotent une bonne entente du mouvement scénique. Le ballabile en mineur de la ronde des Korrigans, qui vient ensuite, a été justement remarqué.

 

L'entrée pompeuse du « premier coup de vêpres » au moment où les autorités du village, avec une solennité comique, traversent la place pour se rendre à l'église, est caractérisée par l'emploi de l'orgue, instrument familier à M. Widor, et qu'il ne pouvait manquer d'utiliser en pareille occurrence. La sortie de l'office est une marche champêtre d'un joli caractère.

 

Parmi les épisodes chorégraphiques de cet acte, il faut signaler « la lutte au bâton », pittoresque divertissement réglé sur un rythme très franc, puis la valse de la Sabotière, pas original que le public a redemandé. Je préfère à ce motif pourtant plus brillant l'adagio qui s'y rattache avec son cantabile accompagné par la flûte, les clarinettes et les bassons, et sur lequel s'ébauchent les galanteries de Lilez.

 

Le final nous montre un concours de danses : la valse, la gavotte et la gigue, cette dernière de beaucoup la meilleure des trois ; un galop, forme affectionnée par M. Widor, termine la fête et fait place au dénouement fantastique l'enlèvement d'Yvonnette par les Korrigans.

 

C'est dans le deuxième acte, beaucoup plus court et spécialement consacré au côté féerique du sujet, que le compositeur a trouvé une plus libre carrière pour son inspiration de symphoniste. Le chœur lointain de soprani et de contralti, destiné à exprimer les murmures troublants, les voix mystérieuses de l'ombre, chœur  ponctué par les sons clairs du typophone, est d'un effet étrange et accompagne bien la scène des Phalènes, un scherzo durant lequel deux danseuses papillonnent et se poursuivent légèrement sur la lande. Le même chœur souligne aussi, avec des effets de terreur, l'entrée du bossu Paskou et de ses compagnons ; pendant le sommeil du sonneur ivre, les notes du cor et du trombone se mêlent encore au timbre argentin du typophone.

 

Il y a là, pour encadrer l'action, un passage du plus heureux effet et de la plus grande justesse d'impression. C'est de la véritable symphonie dramatique, créant cette atmosphère musicale qui donne au mouvement des personnages une allure plus vivante et au spectateur une sensation plus intense de la réalité.

 

La Valse fantastique des fées et enfin la Valse lente de la scène de l'Épreuve, durant laquelle Yvonnette cherche vainement à se faire reconnaître par Lilez, sont les deux points culminants de cet acte, comme musique de danse ; les parties purement dramatiques me semblent d'une valeur supérieure.

 

Le pas que danse Yvonnette pour se révéler à Lilez, dans cette scène de l'Épreuve, n'est autre que la Gigue de la fête du Pardon. Le motif est vif, gai ; il met comme une ironie au milieu d'une scène sentimentale et poétique, dont on aurait moins rompu l'unité en cherchant, pour ramener Lilez vers Yvonnette, une phrase d'un caractère plus tendre, sur lequel elle aurait pu placer également ce pas révélateur : ce qu'il y a de charmant dans les œuvres de cette nature, c'est qu'on y peut danser sur tous les modes et y mettre le jeté-battu et la pirouette au service de tous les sentiments.

 

C'est au son des cloches et aux accords de l'orgue que se termine la Korrigane, avec l'entrée de la procession du Pardon.

 

L'interprétation de l'ouvrage est absolument remarquable. On épuisera certainement au sujet de Mlle Rosita Mauri toutes les formules de l'éloge : rien n'égale la souplesse, la grâce et en même temps la correction et la vigueur de cette charmante danseuse. Si on ajoute à cela qu'elle possède une physionomie très mobile, très expressive, qu'elle mime à ravir, avec un véritable sentiment dramatique, on comprendra l'accueil enthousiaste qui lui a été fait par le public. La Sabotière, l'Adagio, la Gigue bretonne lui ont valu de chaleureux applaudissements ; c'est dans la Valse fantastique, au deuxième acte, qu'elle a trouvé son plus vif succès, lequel s'est maintenu jusqu'au dénouement.

 

Mlle Sanlaville, prenant, après Mlle Marquet, le sceptre des reines, a très bien composé son rôle de la fée korrigane, notamment dans la scène finale, quand elle dispute Yvonnette à Lilez. Mlle Ottolini fait de Janick un très gracieux petit pauvre, à qui bien des riches certainement ont dû être tentés de demander l'aumône ; Mlles Righetti et Piron ont fait applaudir le duo des Phalènes ; le bossu Paskou, qui est M. Ajas, a été personnifié avec beaucoup d'originalité ; enfin M. Mérante, à la fois collaborateur de M. François Coppée et premier sujet, a gardé dans le rôle de Lilez son inaltérable jeunesse et le charme de son jeu. Le régisseur général de la danse, M. Pluque, avait accepté les fonctions modestes de brigadier de la maréchaussée et promenait au milieu de la fête du Pardon sa haute taille, pareille à celle du géant Ymer, père des nains.

 

Les décors sont fort réussis. J'ai décrit celui du deuxième acte ; il est de MM. Rubé et Chaperon et leur fait grand honneur. M. Lavastre jeune a peint celui du premier acte : une place avec sa vieille église, ses cabarets aux enseignes peinturlurées et son puits public, aux ferrures curieusement ouvragées, pareil à celui de Quentin Metsys, qu'on voit devant la cathédrale d'Anvers. Ce tableau est très lumineux, d'une couleur gaie et juste.

 

Les costumes des jeunes Bretonnes et des gars sont charmants : ceux des fées korriganes me semblent vulgaires.

 

M. Vaucorbeil a donné à l'école moderne un gage de son bon vouloir en ouvrant les portes de l'Académie nationale de musique non seulement à un jeune, mais aussi à un nouveau, à un musicien qui n'a point passé par Rome et n'a rien donné au théâtre avant la Korrigane ; le gage sera plus concluant et la marque d'estime plus haute pour cette école, le jour où le directeur de l'Opéra ne se bornera pas à lui demander des ballets et osera lui confier le sort de toute une soirée.

 

C'est le Comte Ory qui sert de préliminaire à la Korrigane. Cet ouvrage, malgré quelques rides, a gardé sa tournure, élégante et son esprit ; mais le monotone parlante à l'italienne en est devenu bien insupportable aux oreilles déjà habituées à la belle déclamation lyrique de nos compositeurs actuels.

 

Puis, l'ouvrage est bien petit pour cette vaste scène : si ses qualités natives n'y disparaissent pas tout à fait, elles s'y atténuent singulièrement. Le final du premier acte et le chœur des Buveurs au deuxième percent seuls la vapeur grise qui voile l'opéra de Rossini. Il faudrait le renvoyer au répertoire de l'Opéra-Comique ou d'un Théâtre-Lyrique, — s'il en était un ; — il ne serait que judicieux d'en faire autant pour Don Juan et pour le Freischütz, qui sont également peu à leur avantage à l'Académie nationale de musique, encore que ces deux ouvrages constituent de purs chefs-d'œuvre, partout et toujours écoutés avec admiration.

 

On prête pourtant à M. Vaucorbeil l'intention de remonter le Barbier de Séville. En ce cas, par exemple, la chose serait encore plus simple que pour le Comte Ory : il n'y a pas de chœurs dans l'immortel Barbier. Il faut accepter, tout à fait sous bénéfice d'inventaire, l'idée de cette reprise : M. Vaucorbeil a fait beaucoup déjà pour le répertoire italien ; il ne voudra certainement pas faire trop, se souvenant à propos que c'est un théâtre national qu'il dirige.

 

Il est, du reste, tout entier aux études du Tribut de Zamora que la Korrigane, enfin représentée, va lui permettre de pousser activement.

 

Nous ne pouvons quitter l'Opéra sans parler du succès obtenu dans le Comte Ory par l'excellent chanteur Melchissédec, dont la voix mordante et nette, le jeu mouvementé, mettent en haut-relief un petit rôle. Mlle Daram, toujours très fêtée, et M. Dereims, un des rares ténors capables de donner au séduisant comte Ory une physionomie vraisemblable, ont reparu à cette occasion.

 

L'Opéra-Comique qui, après deux petits actes nouveaux, représentés il y a plus d'un mois et devenus dès lors très intermittents, n'a fait guère parler de lui, poursuit cependant avec un soin patient, à ce qu'on assure, les études des Contes d'Hoffmann. On en serait arrivé au troisième acte et le désir de les faire passer promptement serait la principale cause du retard apporté à la représentation de l'Amour Médecin de M. Poise, déjà entièrement su depuis plusieurs semaines. En attendant les nouveautés, Jean de Nivelle touche à sa centième représentation ; c'est, depuis bien des années, le premier ouvrage qui ait eu à l'Opéra-Comique une destinée aussi brillante.

 

III

 

Les grands concerts du Châtelet et du Cirque d'Hiver ont repris depuis quelque temps leurs intéressantes séances ; la plus importante nouveauté de leur programme a été la Tempête, poème symphonique en trois parties, d'après Shakespeare, exécuté pour la première fois publiquement au septième concert du Châtelet, le 28 novembre, après une audition officielle réservée aux invités du préfet de la Seine et du Conseil municipal, l'œuvre ayant été, comme on sait, couronnée au concours musical de la ville de Paris.

 

Le poème fort bien fait de MM. Armand Sylvestre et Pierre Berton suit fidèlement, dans ses situations principales, l'action assez naïve que Shakespeare a développée et parée de toutes les séductions de sa forme si puissamment originale et poétique.

 

Les types de Caliban, de Miranda et d'Ariel sont présents à tous les esprits ; les malheurs du duc Prospero devenu musicien, après avoir été dépossédé de ses États, les amours de Miranda et du prince Ferdinand, les colères du monstrueux Caliban et les services du petit Ariel, le Sylphe, l'esprit familier de Prospero, n'ont plus besoin d'être racontés.

 

M. Alphonse Duvernoy, déjà remarqué comme compositeur et pianiste d'un grand talent, est l'auteur de la musique de la Tempête. Son style est clair, aisé, théâtral ; si on a relevé à peu près généralement la variété de procédés qui l'amène à se placer tour à tour à la suite de divers maîtres, on a constaté aussi que cet éclectisme ne lui faisait jamais perdre de vue la nécessité de bien écrire pour les voix, qualité maîtresse chez un compositeur dont les tendances s'affirment nettement dans le sens de la musique dramatique.

 

Après la symphonie du « Sommeil de Caliban » et les malédictions de ce dernier contre Prospero, le premier effet de la partition sur le public a été pour le duo du magicien et de sa fille Miranda, où se trouve une belle phrase du baryton, très pleine, très abondante :

 

Oh ! sois heureuse et bénie,

Fille au front pur, ange aux doux yeux.

 

Il faut noter aussi l'air d'Ariel, orchestré avec une grande diversité.

 

Dans la deuxième partie, je dois citer, après l'introduction, le duo de Ferdinand et de Miranda, la romance du ténor, la chanson de Caliban, d'un accent très particulier, et le trio, dont certain passage, cependant, pèche peut-être par un excès d'italianisme. On aurait aimé, pour le chœur des marins ivres, un rythme moins courant, et pour la chasse fantastique, morceau final de cette partie, un mouvement plus emporté et plus nouveau.

 

Cela dit, je n'ai plus que des éloges à donner à la scène d'évocation accompagnée par les harpes, dans la troisième partie, au duo animé d'un véritable souffle, entre Ferdinand et Miranda, et au final que prépare par une phrase exquise le duc magicien Prospero :

 

A vous l'espace et la lumière,

Dans votre liberté première

Envolez-vous, mes doux esprits.

 

Le rôle de Caliban est celui qui a produit le moins d'effet sur la masse des auditeurs. Quoique manquant un peu de rudesse, c'est pourtant ce rôle qui a été traité de la façon la plus remarquable par le compositeur.

 

Dire que Mlle Krauss et M. Faure, en compagnie de Mme Franck-Duvernoy, de MM. Vergnet et Gailhard, étaient les interprètes de cet ouvrage, c'est dire avec quelle perfection il a été chanté.

 

C'est une véritable bonne fortune pour un musicien que de voir la destinée de son ouvrage confiée aux soins d'artistes tels que Mlle Krauss et M. Faure. Mme Franck-Duvernoy, MM. Vergnet et Gailhard ont été, avec eux, fort vivement applaudis, aussi bien par leur auditoire officiel que par le public payant.

 

IV

 

La Tempête, œuvre considérable, née d'un concours municipal, ramène tout naturellement notre esprit vers les encouragements donnés aux compositeurs par l'État et par la Ville de Paris.

 

Le jury, chargé de décerner, pour la seconde fois, le prix de composition musicale de la Ville, ne s'est pas borné à choisir l'ouvrage de M. Duvernoy il a encore distingué, ainsi qu'il résulte du rapport officiel de M. Perrin, trois des partitions présentées au concours : les Argonautes, de Mlle Holmès ; Daniel, de M. Léon de Maupeou ; Cléopâtre, de M. Camille Benoît, signalant l'une pour « son coloris superbe et sa grâce exquise », l'autre pour « la distinction et la justesse du sentiment mélodique », la troisième pour sa facture qui affirme « un musicien sérieux et convaincu ».

 

Voilà donc quatre compositeurs, et en première ligne le lauréat, tirés de la foule, mis en lumière, induits à fonder les plus belles espérances d'avenir sur la distinction dont ils viennent d'être l'objet.

 

Le précédent concours avait déjà, rappelé au public, avec le Paradis perdu, le nom de M. Th. Dubois, un prix de Rome ; il avait brillamment révélé en M. Benjamin Godard, avec le Tasse, un compositeur d'une valeur exceptionnelle ; il avait enfin, une première fois, pour son poème symphonique, Lutèce, désigné Mlle Holmès à l'attention de l'administration et du public. Il est permis de se demander maintenant ce qui a été fait et ce qui va l'être pour faciliter à ce groupe de compositeurs la suite d'une carrière que les encouragements officiels viennent d'ouvrir largement devant eux ; cela nous renvoie en droite ligne à la question du Théâtre-Lyrique, ensevelie depuis plusieurs mois et vivement refoulée dans l'ombre dès qu'on a tenté de l'évoquer.

 

L'État ayant renoncé, — provisoirement, il faut l'espérer, — à ressusciter ce théâtre, on a pu croire un instant que la Ville allait se substituer à lui et entreprendre cette tache méritoire. Il s'est agi, en effet, la salle de la Gaîté étant sans emploi, de la création d'un théâtre municipal ; cette création, mise aux voix, quant à l'affectation particulière du nouveau théâtre, a dû être abandonnée ; la moitié des votants voulait un théâtre de musique, l'autre moitié un théâtre de drame ; pour se mettre d'accord, on a tout bonnement décidé qu'on ne ferait rien du tout. Ce résultat peut concilier toutes les opinions des votants ; mais, en renvoyant dos à dos la musique et le drame, on a trouvé le moyen de mécontenter tous les malheureux intéressés, musiciens et dramaturges. Ces derniers sont les moins atteints ; aussi ne se plaignent-ils pas bien haut et n'ont-ils pas trop le droit de se plaindre ; les théâtres sont relativement encore nombreux où ils peuvent porter leurs ouvrages.

 

Un entrepreneur qui ne demandait à la Ville ni subvention ni protection, mais seulement la faveur d'être pris pour locataire de la Gaîté, afin d'y établir le Théâtre-Lyrique à ses risques et périls, s'est vu refuser cette faveur, avant le vote dont je viens de parler, et alors que l'on conservait encore la pensée de fonder une scène populaire de drame, jugée par certains plus favorable qu'une scène musicale à l'enseignement et à la moralisation des masses.

 

Le théâtre de drame réduit à néant comme le théâtre de musique, on a dû pourtant en venir à mettre en adjudication le droit au bail de la Gaîté, ce qui aura lieu dans la deuxième quinzaine de décembre.

 

Cette décision rend quelque joie aux musiciens ils peuvent encore attendre d'une entreprise privée cette création d'un nouveau théâtre musical, qu'ils ont cessé d'espérer à bref délai de l'État et de la Ville.

 

Il y a une dernière et singulière remarque à faire à ce sujet. La Ville de Paris, qui alloue dix mille francs, tous les deux ans, à titre de prime aux compositeurs, et fait les frais considérables d'une audition de l'œuvre primée, décide, d'autre part, que le Théâtre-Lyrique est inutile. C'est une anomalie flagrante ; elle m'impose de nouveau une conclusion que j'ai déjà formulée à cette même place il semble fâcheux que la Ville, en offrant aux jeunes musiciens une prime, avec les moyens de sortir de l'ombre, stimule une ardeur sans objet sérieux, encourage une vocation sans but assuré, comme le fait l'État en les envoyant à Rome se perfectionner dans un art dont l'exercice leur sera rendu presque impossible à Paris.

 

 

 

01 janvier 1881

 

I

 

C’est Molière en personne qui nous apprend, dans son avertissement au lecteur, que l’Amour médecin, « petit impromptu dont le roi a voulu se faire un divertissement » fut « proposé, fait, appris et représenté en cinq jours ». L’Opéra-Comique y a mis plus de temps. Pourtant, à l’origine, il y avait aussi de la musique dans cet ouvrage : des airs et des symphonies de Lulli ; il semble merveilleux qu’en cinq jours on ait pu étudier et régler trois actes d’une comédie-ballet. Il fallait qu’alors le noble auditoire du palais de Versailles se montrât fort indulgent, ou que comédiens, chanteurs et danseurs missent au service de l’œuvre commune un zèle et une ardeur dont le secret est aujourd’hui perdu.

 

MM. Charles Monselet et Ferdinand Poise se sont associés pour nous rendre, sous une forme nouvelle, l’Amour médecin, dont ils ont conservé la division primitive en trois actes, ou, pour mieux dire, en trois tableaux. – Cette division n’a pas toujours été respectée. – La pièce, en effet, après avoir été représentée à Versailles, le 15 septembre 1665, le fut à Paris, le 22 du même mois, sur le théâtre du Palais-Royal, où elle obtint vingt-sept représentations de suite. Plus tard, les comédiens décidèrent la suppression de tous les accessoires et réduisirent l’Amour médecin en un acte ; c’est ainsi qu’on l’a représenté communément depuis cette époque.

 

Molière a emprunté quelques idées, pour son impromptu, au Phormion de Térence, au Médecin volant, canevas italien, et au Pédant joué de Cyrano de Bergerac. – M. Charles Monselet, puisant aujourd’hui dans le répertoire du grand comique et prenant, à son exemple, « son bien où il le trouvait », l’a fait avec une extrême discrétion et un grand respect du texte original.

 

Avec une spirituelle bonhomie, il nous explique d’ailleurs cette hardiesse, dans un prologue débité par Lisette :

 

Messieurs, Mesdames, nous voilà

Avec Molière en escapade.

Faut-il s’étonner de cela?

Le génie est bon camarade.

 

Le génie est, en effet, bon camarade et ce n’est pas la première fois qu’il fait acte de camaraderie en faveur des théâtres musicaux. –Molière a déjà donné à l’Opéra-Comique le Médecin malgré lui, et je fais, à ce propos, la remarque que les paroles d’un des chœurs les plus réussis de cet ouvrage de l’illustre auteur de Faust sont précisément empruntées à la troisième entrée de ballet de l’Amour médecin :

 

Sans nous, tous les hommes

Deviendraient malsains;

Et c’est nous qui sommes

Leurs grands médecins.

 

Mais ici ce sont la Comédie, le Ballet et la Musique qui, diversement personnifiés, s’attribuent de telles vertus.

 

Il y avait dans la pièce de Molière un écueil pour les adaptateurs. – L’amoureux Clitandre, le ténor, naturellement, ne s’y montrait que dans le troisième acte ; il a fallu tout au moins le faire entendre dans le premier. – Il s’y est révélé par une sérénade, dès le lever du rideau. En revanche, M. Monselet a supprimé, dans la scène des conseils, au début de ce premier acte, les petits rôles d’Aminte et de Lucrèce ; il a bien fait, leur utilité au point de vue lyrique étant nulle.

 

M. Ferdinand Poise, son collaborateur, est un compositeur épris des œuvres de l’ancien répertoire. Cette prédilection, qui s’est déjà affirmée avec la Surprise de l’amour, dont on n’a pas oublié le vif succès, est partagée par M. Monselet. Mieux que personne ce dernier pourrait ajuster la comédie ancienne à la mode de l’Opéra-Comique et l’enrubanner de petits vers. Ce n’est pas la première, ni même la seconde fois que M. Poise met sa musique sous la protection de Molière et de Marivaux ; en ceci, outre qu’il montre son goût de lettré, il fait acte de prudence professionnelle. La grande crainte d’un compositeur est communément de s’exposer à quelque mésaventure dramatique et de risquer une partition en compagnie d’un livret discutable. Il est délivré de ce souci quand il choisit des œuvres consacrées par un succès séculaire, que personne n’oserait discuter et dans lesquelles il est sûr de n’avoir à défendre que lui-même.

 

Ce procédé vient de réussir encore au compositeur de l’Amour médecin. Molière, traduit lyriquement par M. Monselet, lui a fourni le motif d’une de ses plus charmantes partitions.

 

Il faut dire quelques mots de ce musicien, dont la carrière est déjà longue, bien qu’il compte encore parmi les jeunes, et qui n’a pas autant de popularité que de talent. Il a débuté par un acte bien connu : Bonsoir, voisin ! joué d’origine au Théâtre-Lyrique, transporté ensuite à l’Opéra-Comique ; il a fait les Charmeurs, Don Pedro, les Abrutis, les Trois Souhaits, dont on se souvient et que l’on cite. Je veux ajouter à cette liste un léger marivaudage dont personne ne parle : les Deux Billets, représenté, si je ne me trompe, à l’Athénée, et dans, lequel débutèrent l’amusant Barnolt et le baryton Vauthier. M. Poise est né en Provence ; nature délicate, poétique et contemplative, il semble atteint de la nostalgie des pays du soleil; il en aime les conceptions et tient au groupe des félibres par plus d’un lien. Autrefois, il a eu la tentation d’écrire une partition sur une fable du poète avignonnais Aubanel. En donnant suite à ce projet, il se révélerait sous un aspect nouveau ; il ferait succéder aux inspirations tirées des œuvres des auteurs classiques les créations pittoresques et plus hautes en couleur de la muse provençale.

 

M. Poise, tel que nous le connaissons au théâtre, parle une langue musicale correcte, gracieuse et pleine d’un esprit très fin ; il est gai sans forcer la note et distingué sans préciosité, quoique la préciosité soit parfois tout à fait dans la nature de ses sujets préférés.

 

Son premier ouvrage, Bonsoir, voisin ! s’égarait un peu vers les sentiers faciles de l’opérette ; œuvre d’un tout jeune homme, on y peut excuser, même dans le cadre de l’Opéra-Comique, des plaisanteries musicales du genre illustré par le compositeur de la Belle Hélène. Il aurait en lui-même d’incontestables succès en ce genre, s’il avait voulu verser dans une ornière d’où tant d’autres sont sortis avec un nom et une fortune ; ce sera l’honneur de sa carrière d’avoir préféré les jouissances délicates de la vraie musique à l’éclat et aux profits de la musique banale.

 

L’impression généralement rapportée de la première représentation de l’Amour médecin a été excellente. Le succès de cet ouvrage a semblé plus accentué encore que celui de la Surprise de l’amour, un tableau dans le genre de Watteau, moins en relief , moins agrémenté d’épisodes que la pièce de Molière.

 

Les vers, dits en manière de prologue au milieu de l’ouverture, sont accompagnés discrètement par les instruments à cordes ; c’est un souvenir de la lyre antique dont les poètes empruntaient les accords pour soutenir leur débit. M. Poise a donné là à M. Monselet un fond très agréable pour ses triolets.

 

Le rideau levé laisse entendre la jolie sérénade de Clitandre : « A la fenêtre demi-close » ; deux morceaux ont pris ensuite une bonne place dans l’estime du public: d’abord, l’air de Sganarelle interrogeant sa fille Lucinde : « Dis-moi de ton cœur la pensée », plein d’originalité et de couleur ; puis, le finale de l’entrée des Apothicaires est d’un excellent comique.

 

Entre le premier et le deuxième acte se place un menuet, à propos duquel on a fort malencontreusement rappelé le menuet fameux de Boccherini.

 

Le petit duo entre Sganarelle et Lisette : « Ah ! que voulez-vous faire de quatre médecins ? » est très nettement formulé, et orchestré avec une évidente recherche des tournures anciennes. Il conduit le quatuor des médecins Desfonandrès, Bahis, Tomès et Macroton, lequel paraphrase musicalement la satire que Molière se permettait pour la seconde fois contre la Faculté; sa première attaque s’était exprimée dans le troisième acte de Don Juan. On a depuis longtemps reconnu, dans ces quatre personnages, la caricature de Desfougerais, Esprit, Daquin et Guénaut, médecins de Louis XIV, que Guy Patin n’épargne guère dans ses lettres et. qu’il traite nettement de charlatans. Mis à la scène par Molière, ils provoquaient les applaudissements du Roi-Soleil, ce qui ne l’empêchait pas de leur livrer quotidiennement le soin de sa précieuse santé. C’est, disait de l’un d’eux Guy Patin, usant d’un de ces mauvais jeux de mots très en faveur alors, « un médecin de cour, véritablement court de science » .

 

M. Poise a fait de ce quatuor une scène musicale très bouffonne, dans laquelle l’orchestre, par des oppositions amusantes, souligne bien le caractère et la diction des personnages ; il accentue solennellement comme Macroton et bredouille comme Bahis, sans cesser pourtant d’être intelligible.

 

Au troisième acte, une « brunette » de Lisette, une chanson de Sganarelle et surtout la scène entre Clitandre, déguisé en médecin, Lucinde, son père, et Lisette, formant trio, puis quatuor, ont été fort applaudies. La partie entre Lucinde et Clitandre est notamment intéressante par son extrême délicatesse et le charme de ses expressions.

 

Un menuet, – encore un menuet, – termine l’ouvrage, dont la chorégraphie, réglée avec beaucoup de soin par M. L. Marquet, a été fort goûtée.

 

Mlle Thuillier, très bien douée comme chanteuse et comme comédienne, le sympathique ténor Nicot, M. Fugère en Sganarelle, sont les principaux interprètes de cette œuvre, dans laquelle a débuté Mlle Molé. Les quatre amusants médecins sont MM. Grivot, Barnolt, Gourdon et Naris.

 

M. Carvalho a monté l’Amour médecin avec le goût qu’on lui connaît. Après nous l’avoir fait assez attendre, il a jugé sans doute qu’il ne pouvait terminer l’année sans lui faire place sur son affiche. C’est bien finir, après avoir bien commencé par la représentation de Jean de Nivelle. En comptant trois pièces en un acte, données au courant de 1880, cela fait, pour cette année, cinq ouvrages nouveaux à l’actif du théâtre de l’Opéra-Comique.

 

L’Amour médecin a été précédé de la reprise de Richard Cœur de Lion, pour les débuts de M. Carroul, lauréat du Conservatoire. Ces débuts ont été assez heureux dans le rôle de Blondel, naguère si bien chanté sur la même scène par M. Melchissédec, dont le nouveau venu adopterait avec avantage la tradition.

 

A l’Opéra, il y a eu aussi des débuts.

 

On y a vu, dans Faust, Mlle Berta Baldi, dont une émotion insurmontable a trop paralysé les moyens, puis M. Jourdain, dans l’Africaine. Le débutant se tient bien en scène, joue convenablement, porte le costume avec aisance et lance les notes hautes avec éclat ; les notes du médium manquent un peu d’étoffe, défaut auquel l’étude peut remédier. M. Jourdain est une bonne acquisition pour l’Opéra ; il y pourra contribuer à la variété du répertoire.

 

II

 

Quelques évènements musicaux ont eu lieu durant la seconde quinzaine de décembre. Il faut rappeler tout d’abord les envois de Rome au Conservatoire de musique : la Poésie sacrée, fragments lyriques de M. Wormser, et certaines parties extraites d’un Sabinus de M. Samuel Rousseau.

 

Ces deux ouvrages ont intéressé : celui de M. Wormser, par son caractère bien scénique et la poésie de son inspiration ; celui de M. Rousseau, peut-être moins personnel, par sa recherche des belles sonorités.

 

– Le chœur « Reposez-vous près des fontaines », la marche orientale et un autre chœur, « Nous marchons sans repos dans un désert sans bornes », ont été particulièrement remarqués dans l’œuvre de M. Wormser.

 

Au Cirque d’Hiver, on a entendu pour la première fois une suite pour violon de M. Jeno-Hubay, sur des motifs du Roi de Lahore ; la « Danse des Bohémiens », fragment du Tasse, de M. Benjamin Godard, a reparu sur le programme ; enfin M. Pasdeloup s'est risqué à exécuter trois morceaux tirés de la Walkyrie, de Richard Wagner, la Chevauchée, la phrase de Wotan et l'incantation du feu.

 

Le deuxième de ces morceaux, sifflé terriblement, il y a cinq ans, a été cette fois fort applaudi, et le public a rappelé M. Pasdeloup. On a oublié quelle main avait écrit cette musique ; on n'a plus songé qu'à l'œuvre, alors que naguère on ne songeait qu'à son auteur.

 

Au Châtelet, une nouveauté importante a été la Suite Algérienne, de M. Camille Saint-Saëns. Cette Suite mérite une analyse ; elle est divisée en quatre parties : c'est d'abord un « Prélude » rendant curieusement l'impression du passager que le navire berce, doucement soulevé par les lames, en vue de la rive africaine. Des bouffées d'air lui apportent, à travers sa rêverie, quelques sonneries lointaines, premier écho des clairons français sur la terre conquise ; puis, vient une « Rhapsodie mauresque », dans laquelle trois motifs, évidemment rapportés par le compositeur d'un voyage en Algérie et de pure origine arabe, sont tournés et retournés avec une extraordinaire habileté. Le numéro trois, « Blidah », est un andante destiné à peindre la sérénité profonde des nuits d'Orient. Ce morceau, détaché de la Suite Algérienne, a été exécuté une première fois, au festival donné pour les inondés de Szegedin, à l'Opéra, où il s'est perdu dans un milieu trop vaste. Au Châtelet, il a été bissé. Une « Marche militaire », qui, écrite avec moins de recherche, aurait davantage frappé la masse du public, termine cette œuvre, appelée à revenir souvent sur le programme des concerts du Châtelet.

 

La « Rhapsodie mauresque » a été la cause d'un de ces incidents qui marquent presque toujours la première audition des œuvres de M. Saint-Saëns. Le dernier motif de ce numéro est d'une originalité d'autant plus grande que le rythme est complètement en dehors des idées courantes : sur un mouvement à 6/8 de la timbale se développe une mélodie arabe à 3/4. Les délicats sont sous le charme, mais tout le monde ne comprend pas. De là, un essai de protestation, bientôt étouffé par les applaudissements.

 

« Il y a toujours dans la musique de Saint-Saëns, a dit à ce propos un de ses amis, un clou qu’il faut enfoncer ferme dans l’oreille du public. »

 

Le public proteste d’abord, il est vrai ; mais toute force s’impose et les auditeurs des concerts populaires, peu à peu familiarisés avec les nouvelles formes, en viennent en fin de compte à applaudir un novateur, quoique vivant, quoique Français.

 

 

 

01 février 1881

 

I

 

La deuxième quinzaine de janvier ne nous a apporté aucune grande nouveauté musicale ; il n’est question ici, bien entendu, que des deux théâtres lyriques subventionnés : l’Opéra et l’Opéra-Comique. On s’attendait pourtant à voir, sur cette dernière scène, les Contes d’Hoffmann, remis probablement aux premiers jours de février.

 

Dans les théâtres musicaux secondaires, il y a eu à signaler la première représentation de Janot, ouvrage en trois actes que MM. Meilhac et Halévy, habiles entre tous à baigner d’eau de Jouvence un vieux sujet, à le parer ingénieusement, à lui donner le mouvement et toutes les apparences de la vie, ont confié à M. Lecocq, leur compositeur favori.

 

Je ne suis pas habituellement tendre pour l’opérette, surtout depuis qu’elle a des aspirations non dissimulées vers l’opéra comique et tâche de remettre droit son bonnet qu’elle avait naguère si joliment planté de travers ; mais voici qu’elle se fait envahissante ; tandis que le cercle des œuvres lyriques d’un caractère élevé devient de plus en plus étroit, celui de l’opérette ou, si l’on veut, de l’opéra comique dont elle s’est donné le nom, s’élargit rapidement. Un de ces soirs, il faudra descendre des grandes scènes, tout à fait avares de nouveautés, vers les petits théâtres qui en sont prodigues. Peut-être, après tout, l’émulation des compositeurs aidant et la conversion du public favorisant leurs tendances vers les idées délicates et recherchées, finira-t-on par découvrir de ce côté-là un peu de vraie musique, quelque forme sortie d’un autre moule que celui de l’impitoyable banalité dont nous sommes accablés depuis des années.

 

Si cette quinzaine a été nulle sous le rapport des œuvres théâtrales, elle a abondé en menus faits musicaux intéressants et il s’y est produit un évènement fort important pour l’avenir de l’art lyrique : je veux parler de l’adjudication du Théâtre de la Gaîté, dont j’examinerai plus loin les conséquences possibles.

 

Je dois noter tout d’abord la favorable modification qui s’accentue dans les programmes de la Société des concerts du Conservatoire. Dans ce cénacle dont les portes ne s’ouvrirent pendant longtemps que pour les ouvrages dits classiques, où l’on professait la défiance et parfois l’horreur de ce qui est jeune et vivant, un élément nouveau s’est peu à peu introduit. Entre deux œuvres consacrées par le temps, naguère peut-être méconnues et honnies, – c’est le train des opinions humaines, – on a glissé celle d’un compositeur contemporain, comme on place un conscrit entre deux vétérans, pour l’envoyer au feu. Et, dans la plupart des cas, le conscrit s’est bien comporté ; le public, – qui est l’ennemi, – a rendu hommage à ce vivant assez hardi pour se risquer parmi des morts, communément déclarés irréprochables depuis qu’ils ne peuvent plus sentir ni les outrages ni les blessures.

 

La Société nationale de musique, collection intéressante de compositeurs réunis sans esprit de parti, pour le seul culte de l’art et professant le plus large éclectisme, n’est certainement pas étrangère à cette modification des programmes du Conservatoire.

 

C’est elle qui, en une série d’auditions dépassant déjà la centaine, a appris au public que des œuvres contemporaines, signées parfois de noms inconnus, n’étaient pas indignes d’applaudissements, même présentées en compagnie de compositions magistrales.

 

L’auditoire des intéressantes séances de cette Société est en grande partie le même que celui du Conservatoire ; de l’une à l’autre salle il a porté le goût des nouveautés, l’indulgence et la bienveillance pour les jeunes, et peu à peu ces sentiments sont devenus ceux de la masse des abonnés de la Société des Concerts, autrefois conservateurs sévères et même farouches des « saines traditions » du sanctuaire.

 

M. Victorin Joncières a bénéficié de cette situation. On a exécuté, dans la salle du Conservatoire, son ode symphonique, la Mer. C’est un poème en quatre parties dont les titres définissent le caractère. Les trois premières traduisent tour à tour le calme, la contemplation, la tempête ; la dernière est un épilogue d’une vingtaine de mesures, durant lequel les voix et les instruments s’unissent sur ces paroles :

 

Dormez en paix au sein des ondes.

Dormez à tout jamais parmi les algues blondes.

 

L’ouvrage, de proportions sobres, est, à proprement parler, un chœur auquel se mêle par instants la Voix de la Mer, interprétée par Mme Brunet-Lafleur, dont le mezzo-soprano a parfaitement secondé le compositeur, notamment dans la deuxième partie du morceau. Il y a une excellente opposition entre cette partie, toute contemplative, et l’épisode suivant, où la Voix de la Mer s’élève soudainement, aux détonations de la foudre, et se fait terrible et menaçante. Un excellent accueil a été fait à ce nouvel ouvrage de M. Victorin Joncières.

 

Les concerts du Châtelet et du Cirque d’Hiver ont consacré leur avant-dernière séance à quelques œuvres nouvelles. Au Châtelet, celle qui a eu le plus haut retentissement a été un fragment de la Walkyrie, de Richard Wagner : « la Chevauchée ». Le public, entraîné par le mouvement puissant de ce morceau, a fait une ovation aux exécutants, qui ont mis la furie française au service de l’inspiration du maître germanique. Quelques sifflets ont répondu aux applaudissements ; il en sera toujours de même devant un public parisien, qui ne saurait, dans le cas très particulier de l’auteur de la Walkyrie, oublier entièrement l’homme pour l’œuvre, si admirable qu’elle soit.

 

Au Cirque, M. Pasdeloup a eu l’idée de réunir sur son affiche les noms des principaux prétendants à la succession de Reber à l’Institut : MM. Camille Saint-Saëns, Delibes, Guiraud, Joncières et Duprato. Gluck, à titre d’ancêtre, était aussi de la fête. Capoul a chanté avec succès l’air du « Sommeil » de Renaud, de l’Armide, de ce maître. Puis il a dit une romance extraite de l’opéra de M. Duprato, la Déesse et le Berger, dont il créa autrefois le principal rôle à l’Opéra-Comique.

 

Le succès le plus vif de ce concert a été pour le Souvenir de Lisbonne, de M. Camille Saint-Saëns. Il a pris là la première place, comme il la prendra dans la prochaine séance de l’Académie des Beaux-Arts, au moment du vote pour le remplacement de Reber.

 

II

 

M. Camille Saint-Saëns est un musicien d’une valeur assez haute et d’une réputation assez européenne pour se passer de l’Institut ; l’Institut ne saurait se passer de lui sans manquer au plus élémentaire de ses devoirs, qui est de rechercher et de récompenser ces qualités qui font la gloire de ses membres : le mépris du mercantilisme artistique, l’indépendance des idées, le culte des hautes conceptions.

 

Ces qualités, M. Camille Saint-Saëns les possède au suprême degré. J’ai sous les yeux le catalogue à peu près complet de ses œuvres ; il est considérable ; mais il ne s’agit pas ici de quantité, il s’agit de qualité, ce qui vaut infiniment mieux.

 

Le premier ouvrage de M. Camille Saint-Saëns, exécuté en public, sous son nom, date de 1853. Il avait alors dix-huit ans. C’est la Première Symphonie, qui porte le numéro 2 de son catalogue. Si mes souvenirs me servent bien, cette symphonie, écrite par le jeune maître à l’âge de quinze ans, a dû être exécutée dans un concert particulier, antérieurement à la date officielle que je viens d’indiquer. On n’en nomma pas tout d’abord l’auteur ; on redoutait, avec raison, le préjudice que pouvait lui causer son jeune âge dans l’esprit de ses auditeurs. Le morceau fut, en effet, applaudi et redemandé. Ce succès encouragea les organisateurs du concert. Ils se risquèrent, lors de la deuxième audition, à révéler le nom et l’âge du jeune musicien ; la symphonie eut alors moins de succès. J’enregistre toujours avec plaisir ces faiblesses des foules ; si elles ne me donnent pas une grande considération pour l’infaillibilité du public, elles me semblent bien faites pour raffermir ceux qu’il épouvante et consoler ceux qu’il malmène.

 

Depuis l’époque, déjà lointaine, de ses premiers débuts, M. Camille Saint-Saëns n’a cessé de travailler et de combattre pour la cause du grand art. Je laisse de côté ses succès de pianiste ; je ne veux et ne dois voir ici que le compositeur, dont l’œuvre est d’une importance qui n’a d’égale que sa variété.

 

Les ouvrages dramatiques et lyriques, les pièces symphoniques, les morceaux de concert avec orchestre, les transcriptions, les mélodies qui composent maintenant son répertoire ont montré les ressources de son esprit, la souplesse de son talent.

 

Il a, je crois avoir eu l’occasion de le dire déjà ici même, cette précieuse qualité qui consiste à s’identifier à son sujet. Au lieu de ramener tout à lui, de plier les thèmes qui lui sont offerts aux exigences de son tempérament, il s’applique, au contraire, à traduire aussi fidèlement que possible la pensée originale sur laquelle s’appuie sa conception, à lui conserver son caractère propre, à ne pas la faire servir arbitrairement à l’application de formules personnelles.

 

Il est ainsi absolument dans le cas des comédiens qui, pour tous leurs rôles, s’efforcent, suivant une expression triviale, mais bien expressive, d’entrer « dans la peau du bonhomme », à l’encontre de ceux qui, invariablement, font entrer le bonhomme dans leur propre peau.

 

Cette constante préoccupation de la vérité, ce respect absolu de l’idée fondamentale de l’œuvre, et, en outre, une complète indépendance vis-à-vis du public, ont été pour M. Camille Saint-Saëns une grande force, mais elles ne l’ont pas toujours servi auprès de ses auditeurs ; il n’a pas toujours été compris par eux comme il méritait de l’être. On lui a reproché parfois la sévérité de ses créations, une certaine âpreté même, qui n’est point faite pour flatter le goût courant.

 

Puis peu à peu, soit que la réceptivité du public soit devenue meilleure, soit que la conviction énergique du maître se soit imposée, comme s’imposent toujours les convictions basées sur une réelle valeur, on en est venu à l’écouter, à le goûter, à l’applaudir, à lui faire au soleil cette large place qu’on ne saurait plus lui contester sans une flagrante injustice.

 

Les trois qualités dominantes de la musique de M. Camille Saint-Saëns sont, du moins à mon avis, la couleur, le mouvement et la passion.

 

S’il manie l’orchestre avec une incontestable supériorité, s’il en connaît, s’il en multiplie même toutes les ressources, il apporte aussi, dans l’expression des passions humaines traduites par les voix, une intensité, une force, un accent de vérité, qui le placeront parmi les maîtres du théâtre musical contemporain, quand quelques dernières préventions se seront effacées, quand on aura reconnu, – et on commence à le faire, – quel précieux rôle la symphonie joue dans le drame, quelle valeur elle communique aux impressions qu’il fait naître, et combien elle y est supérieure aux monotones procédés de l’ancienne école.

 

Il est à peine nécessaire de parler de la profonde érudition du futur successeur de Reber. Si l’érudition est un bagage honorable pour un candidat à l’Institut, elle passe au second plan lorsque les qualités maîtresses s’affirment aussi hautement que chez l’auteur de tant d’ouvrages d’une importance aussi considérable et d’un caractère aussi divers.

 

En 1867, l’Institut couronnait un poème symphonique : les Noces de Prométhée, à l’occasion du concours international, ouvert au moment de l’Exposition.

 

On admirait cet ouvrage, écrit de main de maître ; on se perdait en conjectures sur son auteur. La partition était calligraphiée sur du papier à trente-deux portées, format inusité, d’origine étrangère, de provenance anglaise probablement. Et tous les compositeurs exotiques de quelque valeur étaient passés en revue par les juges. Enfin, le prix une fois attribué à l’auteur mystérieux de cette partition, l’enveloppe qui l’accompagnait fut ouverte, et on y lut le nom de Camille Saint-Saëns.

 

Ce fut Berlioz qui porta au jeune vainqueur la bonne nouvelle. On a trouvé, dans les dernières lettres de l’illustre auteur de la Damnation de Faust, le témoignage de son amitié et de son estime pour le lauréat de 1867. Berlioz a disparu ; mais une partie des juges qui consacraient à cette époque la valeur de M. Camille Saint-Saëns, va se retrouver pour lui ouvrir les portes de l’Institut et lui offrir la récompense d’une première série de travaux, dont la liste doit s’augmenter encore, M. Camille Saint-Saëns ne devant jamais être au nombre de ceux qui se complaisent à sommeiller dans leur immortalité.

 

III

 

J’en viens à l’adjudication du théâtre municipal de la Gaîté, dont les locataires, pour une période de quinze années, sont MM. Debruyère, Larochelle et Cie, qui doivent y exploiter exclusivement le genre dramatique.

 

Cet évènement a sans doute passé inaperçu pour beaucoup de gens ; il est considérable pour les compositeurs. Il les prive, en effet, du dernier théâtre sur lequel ils pouvaient compter pour l’établissement d’une troisième scène lyrique, et les replace en présence de l’inconnu.

 

On va trouver peut-être que je reviens bien obstinément sur cette question du Théâtre-Lyrique ; c’est qu’elle est des plus vivantes et des plus impérieuses au point de vue de notre production nationale, et ne saurait rester sans solution.

 

Je ne me dissimule pas qu’à l’heure actuelle, s’intéresser à cette question, en crier l’urgence à tout propos, c’est n’être peut-être qu’une voix clamant dans le désert ; mais ne semble-t-il pas que le devoir est de crier quand même, surtout quand on sent autour de soi une foule d’infortunés, partis plein d’espérance et maintenant déroutés, perdus, cherchant en vain à l’horizon quelque lueur d’espérance et n’y trouvant pas même un mirage.

 

Mais il ne faut point prendre la chose par le côté sentimental ; le côté positif est préférable. Posons donc cette double question

 

Est-il utile d’avoir un nouveau théâtre de drame ? Peut-on se passer d’un troisième théâtre lyrique ?

 

Il est permis de répondre, sur le premier point, que les théâtres de drame abondent à Paris. En revanche, les drames, – j’entends parler des bons drames, – n’abondent pas. Les directeurs les cherchent et ne les trouvent guère. Alors ils se rejettent sur la féerie ou sur les grands spectacles, comme Michel Strogoff, où la pièce ne vient qu’après la figuration et toutes les splendeurs de la mise en scène.

 

Je n’insiste pas, ne voulant pas trop retenir le lecteur sur un terrain qui ne m’appartient pas ici ; je dois pourtant m’inquiéter d’une situation qui peut se présenter au théâtre de la Gaîté.

 

Dans un but louable, lorsqu’il s’est agi une première fois de mettre ce théâtre en location, certains membres de l’ancien conseil municipal avaient affirmé leur préférence pour le genre dramatique, le trouvant plus moralisateur que le genre lyrique. – Cette sage pensée aura-t–elle laissé sa trace dans le cahier des charges qui va faire loi pour les nouveaux locataires de la Gaîté ? Les directeurs de ce théâtre populaire devront-ils se limiter au genre du drame pur ? Si cette limite ne leur est pas imposée, et que d’autre part le public résiste aux charmes du genre officiel, que joueront-ils pour faire quelque argent ? La féerie, peut-être la grande opérette, avec tout son cortège de maillots et de nudités et son accompagnement de grivoiseries ou de platitudes. Ce sera bien évidemment le droit des directeurs, légitimement soucieux de leurs intérêts ; mais alors que deviendra la morale ?

 

Je n’insiste pas. – Les choses, telles que l’adjudication vient de les arranger, nous laissent la certitude regrettable que nous n’aurons pas de Théâtre-Lyrique, cet hiver. Je dis : « cet hiver », ne pouvant admettre que la musique française doive rester quinze années, la durée du bail, dans la situation actuelle.

 

Intéresserons-nous encore les lecteurs en leur exposant cette situation ?

 

La musique, en France, a fait depuis quelques années une évolution considérable. Ce mouvement, plus tardif, est comparable à celui de la littérature à partir de 1830. La génération des jeunes compositeurs est nombreuse et vaillante ; il s’est créé une école nationale qui, grâce à cette faculté d’assimilation particulière à notre race, s’est, approprié les qualités supérieures du génie italien et du génie allemand et, avec plus de profondeur que l’un, plus de légèreté que l’autre, a constitué une formule éminemment personnelle, portant la vive empreinte du caractère français.

 

Les encouragements, – excepté en ce qui touche les œuvres théâtrales, – n’ont point manqué à cette école; les organisateurs de concerts l’ont favorisée, l’État et les municipalités l’ont soutenue, le public l’a saluée de ses bravos.

 

Toute une phalange d’hommes nouveaux s’est mise à l’œuvre ; elle voudrait aujourd’hui marcher en avant. Un mur de plus en plus impénétrable et infranchissable s’élève devant elle. De chaque côté de ce mur, et comme pour le mieux garder, se dressent deux édifices, dont les portes étroites ne s’ouvrent que de loin en loin pour de rares élus. L’un est l’Opéra, l’autre l’Opéra-Comique.

 

Que peut-on raisonnablement faire dans ces deux théâtres ? Que peut-on attendre d’eux ?

 

 A l’Opéra, on monte un ouvrage par an. Cet hiver est réservé au Tribut de Zamora, de M. Charles Gounod, membre de l’Institut. L’hiver suivant appartiendra à M. Ambroise Thomas, également membre de l’Institut et de plus directeur de ce Conservatoire où l’on enseigne à de nombreux musiciens la composition dramatique, mais où malheureusement on ne leur enseigne pas en même temps la philosophie, mère de la patience et de la résignation.

 

La troupe de l’Opéra ne pouvant d’ici à l’hiver prochain s’améliorer sensiblement, il est possible que l’auteur de Françoise de Rimini ne se contente pas, cette fois encore, des éléments qui lui sont offerts et renonce à l’accueil qu’on lui prépare. S’il en est ainsi, qui prendra la place de Françoise de Rimini ? On a parlé d’un Iago de M. Verdi ; mais je n’en veux rien croire. M. Vaucorbeil n’a certainement pas la pensée de donner un pendant à Aïda, si brillante que soit l’œuvre type. L’Opéra, dans tous les cas, ne sera pas libre avant deux ans et il ne le sera que pour un maître.

 

A l’Opéra-Comique, après les Contes d’Hoffmann, dont la représentation est prochaine, viendra l’ouvrage de M. Guiraud : Galante Aventure, puis un opéra de M. Massenet, à moins que ce dernier ne soit primé par M. Delibes, inscrit pour un Jacques Callot. Cela nous mène à l’hiver de 1882 au moins.

 

Ces deux théâtres pourraient-ils faire plus ? Oui, peut-être, s’ils avaient conservé les habitudes anciennes. Autrefois, le répertoire annuel des œuvres nouvelles était autrement abondant qu’à notre époque. J’en ai donné la preuve dans un précédent article, en parlant de l’ancien Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple et de la place du Châtelet. La même preuve pourrait être faite pour l’Opéra et pour l’Opéra-Comique.

 

Mais le monde a vieilli, les procédés ont changé ; on est devenu plus délicat, plus difficile, plus craintif, moins actif peut-être. Bref, une première représentation musicale est passée à l’état de rareté, de gros évènement ; autrefois ce n’était qu’un incident.

 

C’est pour ces causes et beaucoup d’autres encore que bien des compositeurs pleins de talent, ayant dans l’esprit cette lumière que la désillusion éteint si vite, vont entrer dans la douloureuse période des aspirations vaines et des espérances déçues.

 

 

 

01 mars 1881

 

I

 

Le 21 mars 1851, l'Odéon donnait la première représentation des Contes d'Hoffmann, drame fantastique en cinq actes, de MM. Jules Barbier et Michel Carré. C'est cet ouvrage, légèrement retouché, allégé d'un acte et revêtu de la forme lyrique, que l'Opéra-Comique vient d'ajouter à son répertoire.

 

L'idée dont se sont inspirés les auteurs de la pièce originale est plus ingénieuse que dramatique. Il s'agit ici, — comme dans le Timbre d'Argent des mêmes librettistes, — d'une action hors de la réalité et, en outre, d'une action dont les principaux traits n'ont entre eux aucun lien appréciable. C'est une fantaisie pourtant agréable, variée d'aspects, mais qui plaira davantage au public délicat et lettré qu'à la masse, toujours plus facilement touchée par les réalités que par les fictions. Ceux qui connaissent les singulières créations d'Hoffmann aimeront certainement à les voir revivre ainsi dans un cadre musical auquel elles s'adaptent à merveille ; les spectateurs à qui les Contes fantastiques sont moins familiers seront tout d'abord plus étonnés que séduits par cet amalgame bizarre, dont les deux éléments principaux, la Fille aux yeux d'émail et le Chant d'Antonia, semblent cependant faits pour les retenir.

 

C'est Hoffmann lui-même que le poète a mis en scène, le substituant aux divers héros de ses contes. Autour de lui, prenant ici et là dans l'œuvre de l'auteur allemand, il a fait intervenir soit dans l'action, soit simplement dans le récit, les personnages qui courent à travers le livre, depuis le fantastique Coppelius jusqu'au minuscule Klein-Zach, surnommé Cinabre, dont l'histoire tient dans une chanson de buveurs.

 

La taverne du brasseur Luther est le lieu choisi pour l'action réelle ; là, au milieu de la fumée des pipes de faïence, au tintement des chopes et des verres, apparaît Hoffmann dans la foule tapageuse des étudiants. Désillusionné de l'amour, professant déjà sa maxime favorite « que le mal se cache toujours derrière le bien, que le diable met sa queue sur toutes choses », il se moque de ses compagnons de plaisir, qui croient encore à leurs maîtresses.

 

Il veut les convaincre de la fragilité de leur bonheur, et, pour cela faire, il entreprend de leur raconter trois de ses aventures, car il avoue avoir eu trois amours.

 

S'il comptait mieux, il s'en trouverait quatre, car la Stella, cantatrice célèbre, qui chante ce soir-là même dans un théâtre à ce point voisin de la maison de Luther que la loge de la belle communique avec la brasserie, la Stella l'a aimé et se reprend à l'aimer encore. Elle lui a envoyé dans un billet fort tendre la clé de sa loge ; mais clé et billet ont été interceptés par le conseiller Lindorf, personnage satanique qui s'incarnera tour à tour, pendant la suite du drame, sous les traits de Coppelius, le constructeur d'automates, du terrifiant docteur Miracle et du cavalier Dapertutto, que le pauvre amoureux doit voir se dresser successivement devant lui pour briser ses idoles et lui voler son bonheur.

 

Ce récit qu'Hoffmann commence, l'histoire de ses trois maîtresses, c'est précisément l'action à laquelle le spectateur va assister.

 

— La première, dit le conteur, s'appelait Olympia !...

 

Et la toile tombe après ce mot, pour se relever au deuxième acte, sur le salon de Spalanzani, le possesseur, le « père » d'Olympia, la poupée aux yeux d'émail.

 

Hoffmann, remplaçant le Nathanaël du conte, aime cette créature automatique sur laquelle Coppelius a des droits, ayant été le collaborateur de Spalanzani dans l'ingénieuse construction de la poupée, à laquelle il a notamment donné des yeux superbes. Le jeune homme est le seul à ne pas s'étonner de son éternel monosyllabe : « Ach ! ach ! oui ! oui ! » sa seule réponse à toutes les demandes, aussi bien qu'aux déclarations les plus passionnées ; il a pour cela, il est vrai une valable excuse de l'ordre fantastique : Coppelius lui a donné un lorgnon à travers lequel il voit Olympia parée de toutes les grâces du monde ; son cœur est pris en même temps que ses yeux.

 

Mais après avoir chanté, après avoir dansé avec la fille aux yeux d'émail, qui l'entraîne dans une valse vertigineuse jusqu'à le priver de souffle, le charme cesse pour Hoffmann.

 

Spalanzani a trompé Coppelius, qui réclamait un supplément de droits d'auteur ; il lui a donné une traite sur un banquier parti, la veille, pour une Belgique quelconque, et Coppelius, pour se venger, brise l'automate.

 

C'est lorsqu'il en voyait les morceaux par terre que l'amoureux, trop longtemps illusionné, s'aperçoit qu'il n'a aimé qu'un composé de bois, de carton, de rouages et de fils de fer, très joliment couvert d'une tunique aurore. Il était temps.

 

Tel est ce premier épisode ; assez enfantin en somme, il prend au théâtre une tournure plaisante, grâce à une mise en scène parfaite et à une interprétation hors ligne.

 

L'aventure d'Antonia, que dévore l'amour du chant, nous montre ensuite Hoffmann passionnément épris, non plus d'un mannequin, mais d'une vraie femme, artiste merveilleuse, condamnée pourtant à ne plus chanter, si elle veut vivre.

 

Pour l'amour d'Hoffmann, elle se résignera, car il a appris le terrible secret, et il la supplie de renoncer à la musique.

 

Mais là apparaît encore le Méphistophélès de ce petit drame, le docteur Miracle. Il a tué la mère d'Antonia, il tuera aussi Antonia. Dans une scène où elle se croit seule, il lui souffle à l'oreille, il lui verse dans le cœur de pernicieux conseils. L'art la réclame, la voix de sa mère morte lui parle et l'encourage. Elle cède, elle chante, elle meurt, entre son père et Hoffmann désespérés, sous les yeux du sinistre docteur qui les regarde indifférent et railleur.

 

Ces deux légendes sont bien connues. La troisième est l'histoire de Giulietta, la courtisane du Reflet Perdu. On a coupé cet épisode qui formait le quatrième acte de l'œuvre primitive, afin de retourner plus vite à la brasserie de Luther, dans la vie réelle, où se retrouve Hoffmann comme à la fin du premier acte, assis sur le bord d'une table, la pipe aux lèvres et terminant son récit.

 

C'est Stella qui prend à ce moment la place de Giulietta dans la vie du jeune poète ; elle vient le relancer jusque dans la brasserie, mais Hoffmann a entendu la voix de la Muse ; c'est à la Muse qu'il veut désormais, appartenir sans partage ; il se raffermit dans sa haine contre la femme, contre l'amour ; il congédie donc assez lestement Stella, heureuse de rencontrer alors le conseiller Lindorf, qui lui met fort galamment sa pelisse et lui offre la main, en diable de bonne compagnie.

 

Dans cet ouvrage où, à défaut du drame proprement dit, abondent les situations lyriques, les auteurs ont fait d'Hoffmann un enragé buveur, d'accord en cela avec quelques biographes.

 

Pour certains de ces derniers, ses contes étaient le reflet de son existence aventureuse, de ses hallucinations de fumeur. D'autres le montrent beaucoup plus réservé, aimant peu la taverne, détestant la société des femmes jusqu'à s'enfuir d'un bout à l'autre d'une table si quelque voisine témoignait pour lui d'une trop directe attention.

 

Il est bien difficile, décidément, d'obtenir l'absolue vérité sur les hommes comme sur les évènements. Un aveu échappé à Hoffmann, dans une lettre écrite de Leipzig, nous laisserait pourtant croire que les auteurs du livret ne l'ont pas absolument calomnié en nous le montrant le verre à la main. Il y parle des caves où s'attablaient les buveurs. « Le pavé, écrit-il avec une charmante bonhomie, est tellement en pente aux abords de ces malheureuses caves, qu'en passant devant la porte on glisse involontairement du haut en bas de l'escalier. Une fois dedans, on est séduit par l'ameublement du local ; mais l'air est si humide ! On est obligé, pour se réchauffer, de prendre un bon verre de bishoff ou de vin de Bourgogne : voilà ce qui rend la vie un peu coûteuse à Leipzig. »

 

Cet Hoffmann fut, en somme, une curieuse personnalité. Dessinateur, peintre, chef d'orchestre, compositeur, un peu architecte, poète, écrivain par-dessus tout, il trouva encore le moyen d'être conseiller de régence, juge et juge très consciencieux.

 

Sans parler de ses travaux comme caricaturiste, comme peintre, à ne l'examiner que comme compositeur, on lui trouve un bagage considérable : six ou sept opéras, dont les trois premiers furent joués à Posen et dont le plus important parait avoir été Undine qui lui valut les suffrages de Weber.

 

Il voulait en écrire encore deux : Gargantua et le Renégat ; cette fois le juge étouffa le compositeur. « Je comptais, dit-il à son camarade Hippel, invoquer les Muses sous de frais ombrages, mais, hélas ! trente volumes de procédure, comme autant de rochers lancés par Jupiter, écrasent le géant « Gargantua », et trois assassins dont j'instruis le procès se vengent de mes réquisitoires en consommant un dernier meurtre : celui de l'infortuné « Renégat ! »

 

Les traits de cette physionomie, cette existence active, aventureuse, les créations de cet étrange cerveau, tout était fait pour tenter l'imagination d'un compositeur, lequel, par la tournure de son esprit et l'aspect même de sa personne, n'était pas sans offrir quelques points d'affinité avec les personnages de la légende hoffmanesque.

 

II

 

De tous les ouvrages donnés à l'Opéra-Comique par Jacques Offenbach, les Contes d'Hoffmann peuvent être considérés comme le meilleur. C'est le dernier et le plus aimé de ceux que l'inépuisable musicien ait écrits dans ce genre, avec l'espoir, dit-on, de le laisser comme son œuvre maîtresse.

 

Celui qui a été le créateur de l'opérette, le maître que nul, dans ce genre, n'a dépassé, ni même égalé, a tracé d'une main particulièrement soigneuse et attentive l'importante partition des Contes d'Hoffmann. Depuis Fantasio, dont la carrière fut brève à l'Opéra-Comique, il ne s'était pas trouvé aux prises avec un sujet de cette importance ; il avait dépensé sa verve à des œuvres d'ordre inférieur, dans lesquelles on trouve encore quelques fines monnaies d'or, quelques médailles délicatement frappées, malheureusement mêlées à beaucoup de cuivre. Il possédait pourtant toutes les qualités voulues pour réussir à l'Opéra-Comique, et s'il n'avait trop perdu de ses forces en les divisant, il y aurait probablement réussi plus complètement et plus tôt.

 

On aurait volontiers pu croire, d'autre part, que la pensée de travailler pour cette grande scène paralysait ou tout au moins guindait son inspiration, car c'est toutes les fois qu'il a écrit un ouvrage spécialement en vue de la salle Favart qu'il s'est trouvé, pour ainsi dire, au-dessous de lui-même, perdant la liberté d'allures qui faisait le charme de son style familier. Il est tel ou tel des petits ouvrages de la première époque de sa production qui, conçu avec une parfaite indépendance d'esprit, sans souci du milieu dans lequel il devait se produire et portant, par cela même, la marque particulière du génie de son auteur, ferait maintenant très bonne figure sur la scène de l'Opéra-Comique. La Chanson de Fortunio, pour ne citer qu'un seul titre, est certainement dans cette catégorie et prendra place, un jour ou l'autre, sur l'affiche de notre seconde scène musicale.

 

La préoccupation que je viens de signaler et dont Fantasio porte la marque, comme les œuvres précédentes représentées à l'Opéra-Comique, ne s'accuse point dans les Contes d’Hoffmann.

 

Destiné tout d'abord à une scène viennoise, cet ouvrage est arrivé l'Opéra-Comique, qui est sur le chemin de Vienne, et on l'y a retenu, à la grande satisfaction du compositeur : Offenbach s'est trouvé ainsi, comme M. Jourdain faisait de la prose, avoir écrit, sans le savoir, pour le théâtre qu'il préférait et qu'il avait appris à redouter, une partition relativement excellente.

 

La forme musicale des Contes d'Hoffmann est généralement distinguée, sinon bien personnelle ; elle s'allie, comme toujours, à une brièveté, â une clarté, à une entente de la scène qui sont les qualités dominantes et la raison des succès du compositeur. La recherche de l'effet y est partout évidente, dans les terminaisons brusques, comme pour la chanson de Klein-Zach, dans les retours imprévus des motifs, comme pour la strette du trio de l'acte d'Antonia ; mais cette recherche, dans ces passages comme dans la plupart des autres, n'accuse pas d'effort excessif et se fait supporter sans fatigue. Il faut y voir la main d'un expérimenté et non celle d'un prétentieux. Parfois, entre deux morceaux dictés par un réel souci de l'élévation et de la distinction du style, l'opérette se laisse entrevoir et chantonne quelque motif d'une facture plus courante ; mais le tout est enveloppé dans la trame brillante d'une orchestration très finement et très délicatement ouvrée. Cette orchestration souligne et met en valeur, très à propos, certaines phrases ; elle accentue le sentiment et donne au drame, par instants, une intensité particulière ; elle est un nouvel argument en faveur des procédés du théâtre musical moderne, qui fait concourir les combinaisons instrumentales, aussi bien que les voix, à la puissance de son action sur le public.

 

Il ne faut pas omettre d'ajouter qu'elle est l'œuvre de M. E. Guiraud, l'auteur de Piccolino ayant accepté la tâche de faire parler les instruments d'après les indications sommaires de la réduction au piano, laissée par le compositeur des Contes d'Hoffmann.

 

L'ouvrage n'a pas d'ouverture. Un simple prélude de neuf mesures, de forme solennelle, précède le lever du rideau, et prend ensuite les vives allures d'un allegro, pendant que sur la scène représentant la taverne de Luther apparaissent, dans une demi-obscurité, des êtres fantastiques, des femmes aux cheveux longs, vêtues les unes de pourpre, les autres d'or pâle.

 

On aurait pu croire que l'Opéra-Comique, ayant emprunté à l'Odéon les personnages des Contes d'Hoffmann, lui avait aussi emprunté ses Erinnyes. Mais, tout mieux examiné, les êtres fantastiques qui se meuvent dans les vagues lueurs de la brasserie, comme les Erinnyes dans les clartés douteuses du palais d'Agamemnon, sont plus joyeuses que terribles. Elles personnifient le vin, couleur de pourpre, et la bière, couleur d'or, et font le prologue de l'ouvrage, tandis qu'un chœur de buveurs résonne peu de distance.

 

Cette petite entrée de ballet, à la fois mystérieuse et légère, fait fort bon effet et place immédiatement le public dans le domaine de la fantaisie, où il doit rester durant toute la pièce.

 

Les couplets de Lindorf ont de l'esprit, de la vivacité, sans originalité. Le chœur qui les suit : « Drig ! Drig ! Drig ! maître Luther ! A nous ta bière, à nous ton vin ! » a été applaudi aussi vivement que le chœur des Fous qui fut, sur la même scène, le morceau le plus remarqué de Fantasio. Il est aussi mouvementé, aussi vivant, sans avoir autant d'accent.

 

La « chanson de Klein-Zach », dite par Hoffmann, est franche d'allures, mais, comme je l'ai déjà relevé, d'un effet un peu cherché ; elle est agréablement coupée par la rêverie du poète qui, tâchant de se rappeler les traits du visage de Klein-Zach, se trouve entraîné par son imagination et voit passer dans sa mémoire les tableaux de ses premières amours :

 

... Je la vois

Belle comme le jour où courant après elle

Je quittai comme un fou la maison paternelle

Et m'enfuis à travers les vallons et les bois.

 

Cette note mélancolique et amoureuse fait une bonne opposition à, la chanson humoristique dont la reprise termine la scène et dont les « flic ! flac ! » sonnent comme des coups de fouet, ramenant à la fois le chanteur et l'auditeur à la joie bruyante des étudiants.

 

Le final de l'acte, coupé par la dispute de Lindorf et d'Hoffmann, rappelle le motif du chœur des buveurs :

 

Luther est un brave homme

Tirelanlaire !

C'est demain qu'on l'assomme

Tirelanla !

Sa femme est fille d'Ève

Tirelanlaire !

C'est demain qu'on l'enlève

Tirelanla !

 

Puis le rideau tombe sur un effet froid : le commencement du récit d'Hoffmann. Cet acte, pris dans son ensemble, n'offre qu'un intérêt musical de second ordre, malgré d'estimables qualités. C'est dans les deux suivants que se trouvent les véritables éléments du succès de la soirée, succès dont l'expression a été parfois vive jusqu'à en devenir inquiétante pour sa durée.

 

Après un entracte musical précédant l'épisode d'Olympia et la romance d'Hoffmann, qui en est comme l'introduction, il faut citer un petit bijou, les couplets de Niklausse : « Une poupée aux yeux d'émail ! »» Niklausse, dont je n'ai pas encore prononcé le nom, tient à l'Opéra-Comique la place que tenait à l'Odéon Friedrick, le raisonneur, le mentor de l'écervelé Hoffmann. Friedrick était un homme grave, Niklausse est un blondin, un étudiant léger et gai, mais fort sage aussi ; qui tâche de ramener Hoffmann à la raison par la moquerie plus que par les conseils. C'est un travesti agréable, une sorte de Siebel, sans mélancolie.

 

L'entrée des invités de Spalanzani, sur un mouvement de menuet, réglé avec une solennité excessive, est un curieux tableau musical. Je passe sur le chœur qui l'accompagne, pour signaler la très amusante chanson d'Olympia, marquée par une diction automatique, ponctuée de soupirs, et terminée par des trilles brusquement arrêtés ou repris suivant le jeu du ressort touché par Spalanzani ou par son valet Cochenille.

 

La scène d'amour entre Hoffmann et la poupée, durant laquelle l'amoureux poursuit ses déclarations sans s'étonner du mutisme ou des réponses monosyllabiques d'Olympia, est sacrifiée au jeu des personnages. L'effet comique masque ici l'effet musical et le succès du morceau est tout dans sa terminaison scénique, la fuite rapide et anguleuse d'Olympia à travers les salons ; elle a si fort séduit le public, qu'il a contraint l'automate à recommencer cette singulière sortie.

 

La valse du final tire son intérêt principal des combinaisons instrumentales ; le dessin en est très ordinaire ; elle forme, avec la suite du morceau accélérant le mouvement jusqu'au vertige, la rixe entre Spalanzani et Coppelius, quand ce dernier a brisé l'automate, la désillusion d'Hoffmann et les moqueries de Niklausse, un dénouement plein de verve.

 

Le troisième acte me parait être le meilleur de l'ouvrage. Il débute par le prélude de la romance : « Elle a fui, la tourterelle ! » chantée, dès le lever du rideau, par Antonia, assise à son clavecin. Cette romance est une des pages les plus délicates de l'œuvre ; pleine d'une poésie pénétrante, elle tire d'elle-même toute sa valeur ; redite au piano, dépouillée par conséquent des parures de l'instrumentation, elle conserve le même charme.

 

La barcarolle qui suit, avec les soli pour voix de femmes, accompagnés par le chœur à bouche fermée des soprani, des ténors, des basses, est fort jolie et figure au nombre des morceaux les plus remarqués, qui sont en majorité dans cet acte.

 

Les couplets très gais du domestique Frantz font une digression agréable. Puis viennent le duo d'Antonia et d'Hoffmann, tout empreint de tendresse, et enfin le trio fantastique qui doit être considéré comme le point culminant de l'ouvrage.

 

L'acte a pour personnages Hoffmann, Krespel et le satanique docteur Miracle. La terreur du père et de l'amant, l'ironie sinistre de Miracle sont rendues avec une véritable puissance. Ce morceau est d'un maître ; il donne la mesure de la hauteur à laquelle le compositeur aurait pu atteindre, s'il avait moins monnayé son talent. La rentrée surprenante de Miracle à travers la muraille, pour la strette de ce trio, est l'invention d'un musicien théâtral par excellence. L'impression produite par cette apparition comme par l'animation de la fin du trio, qu'elle éclaire d'une lueur surnaturelle, a été des plus vives.

 

La scène de la mort d'Antonia est dramatique, bien composée à tous les points de vue, aussi bien que celle de la tentation, durant laquelle la pauvre fille cède au démon du chant qui l'entraîne à sa perte. Je passerai rapidement sur le quatrième acte, d'ailleurs fort court. Il fait un retour vers le chœur de l'introduction dont j'ai parlé ; la partie la plus saillante ici est la romance d'Hoffmann : « O Dieu, de quelle ivresse embrases-tu mon âme ! » Quoiqu'elle ait été mise en comparaison avec les inspirations de la meilleure époque du maître, il me semble qu'elle est de valeur secondaire et ne saurait supporter comme la rêverie d'Antonia, au début de l'acte précédent, une interprétation simple et une sèche lecture.

 

Les Contes d'Hoffmann sont chantés et joués d'une façon supérieure. Mlle Isaac, chargée du triple rôle de Stella, d'Olympia et d'Antonia, s'est placée très haut, par cette création, dans l'estime du public. Très amusante, d'une raideur mécanique très étudiée dans le personnage d'Olympia, touchante et dramatique dans celui d'Antonia, elle a fait applaudir, en dehors de ses grandes qualités de cantatrice, un talent de composition et une conscience artistique vraiment remarquables.

 

La voix de ténor de M. Talazac, d'un charme pénétrant et d'un éclat obtenu sans efforts, donne beaucoup de relief à certains passages, notamment à la romance du quatrième acte, que je viens de citer. C'est un excellent artiste aussi que M. Taskin ; il a donné à Lindorf, à Coppelius et surtout au docteur Miracle, une physionomie très frappante. Il n'a guère à chanter que trois morceaux ; c'est dommage.

 

Mlle Marguerite Ugalde, dans le joli travesti de Niklausse, a eu sa part des bravos et des bis. M. Grivot est très fin et très réjouissant dans ses trois rôles de domestique : Andrès, Cochenille et Frantz. M. Belhomme en Krespel, M. Gourdon en Spalanzani, complètent, avec MM. Troy, Chenevière et Teste, cette interprétation choisie.

 

On n'a fait à Mlle Dupuis qu'une part musicale bien faible. Elle intervient, comme une simple Voix, dans cette action complexe. On lui doit mieux que cela. Mlle Molé, qui personnifie la Muse d'Hoffmann, ne chante pas : elle récite quelques vers sur un mélodrame. C'est un écho littéraire de la pièce de l'Odéon. A l'Odéon, la Muse apparaissait dans la chambre de l'écrivain. Ici, elle se montre dans la taverne même et sort d'entre les tonneaux et les pintes ; c'est plus sans façon ; pourtant, quand elle apparaît ainsi, ce qu'il y a de difficile pour une muse accommodée à la mode antique, c'est de faire une retraite majestueuse ; mais on n'a pas prêté attention à ce détail d'une mise en scène d'ailleurs excellente.

 

M. Carvalho a introduit au second acte, avant et pendant le petit divertissement chorégraphique, une série de types et de costumes des plus curieux, reproduisant très fidèlement les allures et les modes du Directoire. Il y a là, dans ce salon d'un ton gris léger, rehaussé de notes claires, des groupes et des coins de tableau fins comme une toile de Boldini.

 

Le succès des Contes d'Hoffmann doit être durable, quand bien même il ne se tiendrait pas à la hauteur de l'enthousiasme de la première soirée. Le second et le troisième acte suffisent à le justifier.

 

III

 

J'aurais à parler encore d'une série de concerts, mais la place me manque, et nous voici d'ailleurs à l'époque où le don d'ubiquité serait nécessaire pour faire bien et complètement une chronique musicale. Je signalerai pourtant le succès obtenu au Cirque d'Hiver par un septuor de M. Camille Saint-Saëns, le jeune maître auquel l'Institut vient d'ouvrir ses portes, et les trois intéressantes soirées données à la salle Érard par le violoniste P. Sarasate. Je dois m'arrêter aussi sur l'exécution, dans la salle du Conservatoire, de la première œuvre couronnée au concours institué par Rossini.

 

L'illustre auteur du Barbier de Séville a, par testament, consacré une certaine somme à la fondation d'un prix destiné à récompenser d'abord un poète respectueux des « lois de la morale », ensuite un compositeur également respectueux des lois de la « mélodie ».

 

M. Camille Saint-Saëns, dont on ne saurait suspecter l'expérience en pareille matière, a dit, dans un récent article, d'excellentes choses au sujet de cette fameuse mélodie qu'on ne cesse de jeter à la tête des adeptes de l'école moderne comme un enseignement, et plus souvent encore comme un reproche. Il fait voir, — et personne n'en saurait douter maintenant sans s'obstiner dans la routine, — que « la première platitude venue » peut remplir à merveille les conditions que l'on croit être celles de la mélodie, et que Rossini « était un trop grand musicien pour penser un instant que les secrets de la musique fussent renfermés dans ce cercle étroit : la simplicité de la mélodie et la clarté du rythme. La beauté de ses harmonies, l'art profond de ses modulations, la structure savante de ses morceaux, la richesse et la nouveauté de son instrumentation, sont là qui en font foi. Que signifie donc ce programme : que le compositeur « devra s'attacher principalement à la mélodie » ?

 

On ne saurait mieux dire, et ce n'est pas sans doute uniquement la mélodie que le jury a voulu couronner en proclamant digne du prix Rossini Mme C. de Grandval, déjà connue par des compositions fortement empreintes de l'esprit moderne.

 

La Fille de Jaïre, qui lui a valu ce prix, est un court poème de M. Paul Collin, comportant seulement cinq numéros. Les chœurs y ont une large place. On pourrait relever dans ce poème certaines défaillances de forme, de nature à gêner l'inspiration musicale et dont le librettiste n'est heureusement pas coutumier.

 

A l'entrée de Jésus, par exemple, on trouve ces vers :

 

Le voilà, celui qui fait des merveilles,

On n'a jamais vu de choses pareilles !

 

La tournure n'a rien de lyrique et n'est pas faite, par conséquent, pour emporter bien haut l'esprit du compositeur.

 

Le musique de Mme de Grandval est pourtant d'un sentiment élevé ; on pourrait lui reprocher un peu d'inquiétude, trop de modulations, un défaut de simplicité dans les moyens. Le duo de Jaïre et de Martha, les strophes de Jésus, ont fait un grand effet, précisément parce qu'ils sont exempts de tout maniérisme, parce qu'ils ont du naturel.

 

Mme de Grandval, comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire, est au nombre des compositeurs avec lesquels et sur lesquels il faut compter.

 

Dans la même séance, l'auteur de la Fille de Jaïre a fait entendre pour la deuxième fois une scène dramatique : Atala, dont une première audition avait eu lieu au concert Pasdeloup.

 

Le public, quoique d'une réserve un peu académique, a fait, en somme, bon accueil à ces deux œuvres, qui méritaient mieux encore.

 

IV

 

L'exécution de la Fille de Jaïre, œuvre née d'un concours, me rappelle de nouveau, par relation, la question du Théâtre-Lyrique, sur laquelle je reviens avec une obstination jusqu'ici fort malheureuse, je le reconnais.

 

Concours de Rome, concours Cressent, concours de la Ville, concours Rossini, l'époque est décidément celle des concours ; on en a mis partout, comme la muscade dans la satire de Boileau ; mais le pain quotidien est bien préférable à la muscade, et c'est dans un théâtre lyrique de plus en plus problématique que les compositeurs trouveraient ce pain-là.

 

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de renouveler la Chambre, de bouleverser l'ordre social et de faire une révolution pour arriver à ressusciter cette institution. Il suffirait d'un peu plus de bonne volonté, de confiance en l'avenir et d'orgueil national.

 

Pendant que les musiciens, qui sont nôtres et bien nôtres par la naissance et par le génie, se morfondent dans la rue en attendant l'ouverture d'un théâtre dont les portes demeurent obstinément closes, les écoles étrangères font leur chemin ; on fait large place aux œuvres qu'elles produisent, et vous verrez, tant est grand notre amour pour ce qui nous touche ; que si, un de ces jours, une nouvelle scène lyrique est créée, le premier ouvrage qu'on y représentera sera, ou le Lohengrin de Richard Wagner, en train de convertir les Italiens à la musique allemande, ou le Mefistofele de Boito, qui, pour le présent, excite l'enthousiasme des Russes.

 

Eh bien, même au prix de la représentation de ces deux opéras exotiques, d'ailleurs fort remarquables, il faut encore demander et obstinément demander la création d'un Théâtre-Lyrique.

 

Quand nous aurons dit, en parodiant le mot de Fontenoy : « Chantez les premiers, messieurs les étrangers ! » nous permettrons peut-être à l'art français de donner à son tour la mesure entière de sa valeur.

 

Il sera instructif de dresser, à ce propos, la liste des ouvrages lyriques qui attendent leur mise à l'étude. Je donne ce relevé avec le nom de chaque auteur, au hasard de mes souvenirs et de mes notes. J'y rassemble tous les noms anciens ou nouveaux, glorieux ou obscurs encore ; on en dégagera vite ceux que leur situation acquise peut mettre hors de pages ; il y aura peut-être, en dehors de ceux-là, trois ou quatre heureux dans une période qui ne sera pas moindre de cinq ou six ans ; le reste de cette liste constituera un martyrologe, si le troisième théâtre de musique n'est pas fondé.

 

Après avoir enregistré Françoise de Rimini, de M. Ambroise Thomas, Maître Pierre et George Dandin, de M. Charles Gounod, je continue ainsi :

 

la Nuit de Cléopâtre — Victor Massé.

Sigurd — Ernest Reyer.

Hérodiade — J. Massenet.

Étienne Marcel — Camille Saint-Saëns.

Brunhilde — Camille Saint-Saëns.

 

Voilà pour les membres de l'Institut. Viennent ensuite :

 

le Feu — Ernest Guiraud.

le Chevalier Jean — Victorin Joncières.

Patrie ! — E. Paladilhe.

les Guelfes — Benjamin Godard.

Fiesque — E. Lalo.

le Roi d'Ys — E. Lalo.

Velléda — Lenepveu.                  

Fritjol — Th. Dubois.

Richard III — Salvayre.

Jacques Callot — Léo Delibes.

Lucrèce — Lefebvre.

le Voile — Lefebvre.

la Taverne des Trabans — H. Maréchal.

Calendal — H. Maréchal.

Benvenuto Cellini — E. Diaz.

la Belle Édith — Raoul Pugno.

le Bâtard de Mauléon — P. Puget.

la Fille de Ganelon — Wormser.

Faustine — G. Fauré.

le Capitaine Loys — Widor.

le Comte Hermann — Grandval.

Sabinus — Rousseau.

Lucrèce — De La Nux, etc.

 

On pourrait ajouter le Mahomet, de M. Vaucorbeil. Le compositeur de cet ouvrage, aujourd'hui directeur de l'Académie nationale de musique, est de ceux qui doivent le mieux comprendre l'utilité de la création d'un Théâtre-Lyrique. Il sait quelle difficulté on éprouve à se faire jouer à l'Opéra, combien la place y est circonscrite ; le nouveau théâtre peut paraître une institution discutable à un directeur ordinaire ; mais celui qui est doublé d'un musicien militant ne saurait y songer sans plaisir.

 

 

 

15 mars 1881

 

I

 

Il était une fois, dans Bagdad, des marchands d'oiseaux chanteurs qui entendaient supérieurement leurs affaires. Dans une volière sans vains ornements, ils montraient le plus merveilleux rossignol du monde, non point un rossignol ordinaire, au plumage roux et terne, mais un oiseau spécial aussi étincelant qu'un bengali, et dont les couleurs fraîches, la vivacité et la grâce n'étaient rien pourtant, comparées à l'éclat de sa voix et à la souplesse de son gosier.

 

Ces marchands vinrent à Bagdad vers le printemps, après avoir exploité bien d'autres villes. Et la réputation de leur charmant oiseau était depuis longtemps si grande, que, sur la simple annonce de leur arrivée, on se disputa à prix d'or les places au spectacle qu'ils allaient donner. Ils furent ainsi tout d'abord rassurés sur le résultat de leur entreprise.

 

Le rossignol incomparable ne pouvant suffire seul à la composition du spectacle, ses forces devant être d'ailleurs précieusement ménagées, les marchands l'avaient entouré d'autres oiseaux chanteurs, mais si pauvres chanteurs, que l'auditoire en témoigna de l'humeur et que la chose vint aux oreilles du calife.

 

Il manda auprès de lui ces étrangers et leur dit :

 

— Il ne suffit pas de nous montrer une merveille ; il nous la faut montrer dans un cadre et avec une suite digne d'elle. Méditez ceci pour que la faveur du public ne se retire pas quelque jour de vous.

 

Les marchands s'éloignèrent sans répondre, mais peu touchés de l'admonestation et grandement tenus en joie par le tintement clair de leurs sacoches.

 

Et l'année suivante ils revinrent. Et de nouveau on accourut, les mains pleines d'or. Cette fois, les oiseliers, sans trop embellir la volière, avaient donné au rossignol des compagnons plus agréables. Aussi s'étonnèrent-ils d'être mandés encore auprès du calife.

 

— Vous avez aujourd'hui, leur dit le justicier, mieux composé votre collection ; votre dédain pour ceux qui font votre fortune me semble cependant à peu près égal. Si extraordinaire que soit votre rossignol, si pure, si brillante que soit sa voix et si remarquable son talent, il faut penser que ses auditeurs se fatiguent, même en l'applaudissant, de lui entendre toujours répéter les mêmes airs. Vous auriez pu lui en enseigner de nouveaux, lui donner ainsi une autre occasion de briller, augmenter sa réputation, sinon vos profits ; vous ne l'avez pas fait ; pourquoi ?

 

— Parce que, répondirent doucement les marchands.

 

Et sur cette triomphante raison, ils se retirèrent, pensant, le cœur épanoui, que cette année-là encore ils quitteraient Bagdad, les poches gonflées, et se disant entre eux :

 

— Nous serions bien sots de perdre du temps et de l'argent à faire apprendre de nouveaux airs à notre divin rossignol. La chanson n'est rien, le chanteur est tout ; et d'ailleurs, nous sommes payés d'avance.

 

Et voilà pourquoi, je suppose, — et je ne suis pas le seul à risquer cette hypothèse, — les représentations italiennes du théâtre des Nations ont été inaugurées par la Sonnambula que Mme A. Patti chante depuis vingt ans.

 

L'opéra de Bellini date de 1831 ; il montre le compositeur déjà dégagé de la formule rossinienne et accusant ses tendances vers la musique purement expressive ; il dénote aussi cette négligence de l'instrumentation que ses contemporains eux-mêmes lui ont reprochée.

 

Si la Sonnambula a aujourd'hui quelques rides, la cantatrice heureusement n'en a pas ; c'est toujours la même jeunesse, la même grâce, le même sentiment dramatique ; la voix, comme le talent, est en pleine floraison.

 

Il est inutile, à propos du grand succès qui accueille Mme A. Patti, de parcourir plus longuement la série des formules élogieuses. Ces variations exécutées sur une seule corde semblent toujours hyperboliques, si justifiées qu'elles soient. Il est fâcheux que la critique ne puisse s'en tirer aussi commodément avec tous les artistes de la compagnie italienne. A part M. Nicolini, que ses grandes qualités mettent hors de cause, et M. Pinto, dont les débuts ont été remarqués, l'opinion commune n'a pas témoigné d'une satisfaction bien nette, touchant l'ensemble d'une interprétation dont les éléments sont pourtant meilleurs que l'année dernière.

 

Ce qui frappe dans le programme à peu près connu de ces représentations italiennes, c'est l'absence de toute nouveauté. On fait tourner Mme A. Patti dans le même cercle et je m'imagine, à tort peut-être, — puisqu'elle persiste dans cette évolution monotone, — qu'elle y perd autant que le public. Si ce dernier, en effet, est privé des émotions que lui apporterait l'audition d'œuvres, je dirai même de chefs-d'œuvre d'une renommée moins courante, ne semble-t-il pas que la cantatrice doit sentir s'émousser son sens artistique dans ces éternelles redites ? que ce jet, cet imprévu, cette inspiration du moment, qui emportent les créateurs dramatiques, lui peuvent manquer ? et qu'enfin l'immobiliser dans l'interprétation de quelques rôles, toujours les mêmes, c'est la condamner à une action presque mécanique, et ne vouloir faire d'elle qu'un admirable phonographe ?

 

Elle est pourtant une vraiment grande artiste ; elle a tout ce qu'il faut pour réagir contre sa propre situation ; elle peut se montrer nouvelle dans ses rôles les plus anciens ; mais quel charme ce serait que de la voir apparaître sous des traits absolument originaux ? Pourquoi ne lui a-t-on jamais donné une création à faire ?

 

Si elle a revécu, et très brillamment, sur nos théâtres, l'existence de divers personnages, aucun ne lui a dû personnellement la vie, aucun n'a été animé de son unique souffle. Il y a pour chaque rôle des traditions qu'elle a pu recevoir, quand l'inspiration directe des créateurs lui a manqué ; elle a imprimé sans aucun doute à chacun de ces rôles son accent particulier, mais elle n'a établi elle-même aucune tradition.

 

L'avenir la dédommagera peut-être sur ce point ; en attendant, le public se tiendrait pour satisfait, si on lui faisait entendre Mme A. Patti dans un ouvrage plus récent que ceux dont se compose son répertoire. Ne la verrons-nous pas, par exemple, dans les Bluets, l'opéra de M. Jules Cohen, traduit pour elle, et dont le principal rôle fut créé par Mme Christine Nilsson, sur cette même scène du théâtre des Nations, quand il s'appelait le Théâtre-Lyrique ?

 

L'affiche qui annonce, — bizarre accouplement, — que les représentations de Mme A. Patti « alterneront avec celles de Zoé Chien-Chien », est absolument muette sur ce point.

 

L'assiduité du public des représentations italiennes lui méritera peut-être un jour, — dans deux ou trois ans, — cette récompense depuis longtemps attendue : une nouveauté !

 

II

 

Le dimanche 6 mars, il y a eu assaut de musique moderne entre le concert du Châtelet et le concert du Cirque d'Hiver. Ici et là, on a donné la Damnation de Faust, dont l'exécution est d'autant meilleure qu'elle est devenue très fréquente. On entendra prochainement au Cirque les Argonautes, une partition de Mlle Augusta Holmès, Cette audition doit compter parmi les évènements importants de la saison musicale, les Argonautes ayant été l'objet d'une mention très honorable au dernier concours de la Ville.

 

Vers la fin du mois, l'Opéra pourra représenter le Tribut de Zamora ; pour l'Opéra-Comique, il prépare une reprise du Pardon de Ploërmel. Enfin, on annonce qu'une très sérieuse tentative va être faite pour transformer le théâtre du Château-d'Eau en une scène musicale importante. L'auteur de cette tentative est M. E. Millet, qui, depuis longtemps, poursuit ce but de la création d'un nouveau Théâtre-Lyrique. Il n'est plus nécessaire d'insister sur l'opportunité de cette création ; il doit suffire d'enregistrer des nouvelles que les compositeurs et le public accueilleront sans doute favorablement.

 

C'est le 1er mai que M. E. Millet doit ouvrir le nouveau théâtre. Il ne peut l'inaugurer avec une œuvre inédite. Il faut qu'il simplifie tout d'abord sa tâche, qu'il accoutume le public à son affiche et qu'il constitue le fonds de son répertoire. Les représentations auront lieu tous les jours. On débutera par le Trouvère et la Traviata ; les versions françaises du théâtre de Verdi appartenant à M. E. Millet, il est naturel qu'il ait songé à ces deux ouvrages. Ils ne doivent pourtant figurer que comme entrée de jeu, pour la saison d'été, et feront place, vers l'automne, à des œuvres inédites d'auteurs français.

 

Je ne connais pas bien la salle du Château-d'Eau ; comme situation, elle n'est pas très distante de l'emplacement du premier Théâtre-Lyrique ; comme contenance, on la dit plus que suffisante, et les aménagements nécessaires y doivent être faits par le nouveau directeur, dont la troupe est aujourd'hui à peu près complète. Cette troupe se composera en grande partie de sujets ayant passé par l'Opéra, et actuellement engagés dans la carrière italienne, où ils n'auront pu que gagner en valeur. L'orchestre, dirigé par M. Luigini, se composera de 60 à 70 musiciens ; les chœurs et le corps de ballet seront assez nombreux pour animer une scène qu'on affirme être aussi vaste que celle du Châtelet.

 

C'est sans demander aucun subside ni à l'État ni à la Ville, que la nouvelle entreprise va tenter cette glorieuse, mais difficile restauration. Avec des soins constants, avec une activité sans relâche, elle y doit réussir. Jusqu'ici, les prétendants au poste de directeur du Théâtre-Lyrique ont assez généralement subordonné leur prise de possession à l'octroi d'une subvention ; et l'État, on le comprend, n'a pu se montrer très empressé à les suivre dans cette voie. La Ville y a mis la même réserve. Il me semble à la fois avantageux et habile qu'un directeur proclame tout d'abord son indépendance et s'efforce de faire ses preuves. Pour peu qu'il y réussisse, la subvention lui viendra tout naturellement ; et au prix de moins de charges, car il faudra bien lui tenir compte des risques personnels qu'il aura courus et du courage qu'il aura montré.

 

 

 

15 avril 1881

 

Si tous ceux qui connaissent Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, ou l'Amour africain, de Prosper Mérimée, dans son Théâtre de Clara Gazul, n'ont pas vu le Tribut de Zamora, de MM. Dennery et Brésil, ils possèdent, du moins, certains éléments de l'ouvrage.

 

Le livret de cet opéra, représenté le 1er avril sur la scène de l'Académie nationale de musique, a été inspiré par un trait du Romancero. On a voulu contester l'authenticité du fait sur lequel les auteurs ont basé leur action : querelle bien inutile, à mon sens. Ce n'est pas au théâtre, ce n'est surtout pas à l'Opéra qu'on va apprendre l'histoire, déjà si difficile à enseigner dans les régions universitaires. Ici, l'important est de savoir si les créateurs, — qu'ils procèdent de l'histoire, de la légende ou de leur fantaisie personnelle, — ont été intéressants et s’ils ont été lyriques. — C'est ce que nous allons examiner, en racontant le poème du Tribut de Zamora ; et il devient, dans le cas actuel, d'autant plus intéressant et plus utile de le raconter que, confié à un compositeur absolument respectueux du caractère de ses œuvres, il a exercé sur la musique une influence très directe.

 

I

 

On est en Espagne, au IXe siècle, en pleine domination arabe. Le roi Ramire, courbé sous le joug, à la merci du vainqueur, règne dans sa ville royale d'Oviedo ; mais il n'a que les apparences du pouvoir ; le véritable roi, c'est le khalife Abd-el-Rhaman, souverain de Cordoue. — Après la prise de Zamora, dont la défense a épuisé les dernières forces des Espagnols, le musulman leur a imposé de dures charges. Plus exigeant que le Minotaure, auquel les Athéniens devaient fournir seulement, chaque année, sept jeunes garçons et sept jeunes filles, le khalife a frappé l'Espagne d'un tribut de cent vierges. La ville royale d'Oviedo est seule exemptée de ce tribut, jusqu'ici du moins.

 

C'est précisément à Oviedo que s'engage le drame. Xaïma, orpheline échappée au massacre des gens de Zamora, va épouser le soldat Manoël Diaz. Les fiancés se préparent à se rendre à l'église, lorsque des sonneries guerrières annoncent l'arrivée de Ben-Saïd, l'envoyé du khalife, — auquel la foule, et surtout Manoël, font un assez désagréable accueil. Xaïma elle-même, avec une imprudente fierté, brave l'envoyé, qui l'interroge ; elle évoque devant Ben-Saïd le sanglant souvenir de Zamora, où elle est née, où elle a vu périr les siens :

 

J'ai vu cela, seigneur, et j'ose le crier

A l'un de ceux peut-être

Qui brûlèrent ma ville et versèrent mon sang !

Il a voulu savoir le lieu qui me vit naître,

Il le sait à présent !

 

Ben-Saïd, sur ce mot, tombe éperdument épris de Xaïma et le lui dit tout net, à la grande indignation de Manoël ; puis il entre dans le palais du roi Ramire.

 

Cependant, les deux fiancés reviennent à leur rêve de bonheur ; le peuple les salue, les félicite, les cloches sonnent, le cortège de la noce se met en mouvement, et tout à coup s'arrête au moment de pénétrer dans l'église. Le roi a paru sur les marches de son palais ; il ordonne de fermer l'église, de faire taire les cloches, et bientôt l'alcade annonce au peuple consterné pourquoi Ben-Saïd est venu à Oviedo. — Le khalife se plaint qu'on se joue des traités, qu'on laisse se soustraire à l'impôt les filles les plus belles ; en un mot, qu'on manque de « sujets ». Il décide, en conséquence, qu'Oviedo, jusqu'ici dispensé du tribut, y sera désormais soumis.

 

Et malgré le mouvement de révolte du peuple, malgré l'intervention de Manoël l'appelant aux armes et entonnant l'hymne national, est procédé, sans autre délai, au tirage au sort qui doit désigner les futures esclaves du khalife.

 

Parmi les noms sortis de l'urne est, comme on devait s'y attendre, celui de Xaïma. — Elle est emmenée, en dépit de ses supplications et de la colère de son fiancé.

 

C'est devant les portes de Cordoue seulement qu'il doit la revoir. — Là se presse le peuple célébrant l'anniversaire du grand combat de Zamora. — Hadjar, frère de Ben-Saïd, dit une kassidah, chanson tour à tour amoureuse et guerrière. Ce hors-d'œuvre a pour suite l'entrée brusque d'une folle, Hermosa, captive espagnole appartenant à Ben-Saïd. Elle défend à Hadjar

de chanter. — Hadjar obéit ; car il a le respect des fous, que le Koran, dit-il, « proclame saints ».

 

La Foule imite sa réserve ; Hermosa peut se livrer sans crainte à ses divagations. Elle voit, en l'état de veille, toutes les créations de son rêve : un ange qui la guide, un vautour qui lui prend ses enfants, des fleurs, des oiseaux et des oiseaux encore !

 

Oiseau elle-même, — hirondelle, — elle le dit, du moins, elle s'envole enfin pour laisser passer le défilé des Arabes escortant les vierges du tribut, amenées par Ben-Saïd. — Les jeunes esclaves sont portées dans des pavillons de soie pareils à ceux dont on charge les méharis, remplacés ici par de simples nègres.

 

Parmi les soldats de l'escorte, un homme est resté en arrière. — Il n'a pas franchi, comme ses compagnons, la porte fortifiée de Cordoue. — Hadjar le remarque ; il le reconnaît, il s'incline devant lui, devant « le soldat espagnol », dit-il, qui, le trouvant dans la bataille, mourant, renversé sur le sol, « avec une profonde entaille », ferma son horrible blessure « quand il pouvait passer tout droit ». — Cet Espagnol, c'est Manoël. — Déguisé en soldat berbère, il est venu, espérant racheter Xaïma. — Il apporte, dans ce but, cinq cents dinars d'or, que ses compatriotes lui ont fournis. — Cinq cents dinars d'or, c'est bien peu. Heureusement, Hadjar met ses propres ressources à la disposition de son bienfaiteur. Manoël pourra donc racheter Xaïma, si toutefois elle n'a pas été choisie par le khalife, qui a droit à la part du lion dans cette capture de vierges.

 

Par un hasard que Manoël trouve tout d'abord des plus heureux, et contrairement à toutes les traditions du genre, le khalife n'a point accaparé, pour son sérail, l'héroïne du drame. Il l'a reléguée dans un stock d'esclaves à vendre aux enchères, ce qui, peu flatteur pour Xaïma, est au moins avantageux pour l'action, laquelle, sans ce dédain du khalife, n'aurait pu finir ou aurait, du moins, tourné tout autrement.

 

La vente est faite sous la direction et par les soins d'un cadi d'aspect bon enfant, légèrement facétieux, voltigeant autour de sa marchandise humaine avec les airs engageants d'un expert ou d'un crieur de la salle Drouot. C'est naturellement Xaïma qu'il met « sur table » tout d'abord et qu'il annonce de cette façon non exempte de bonhomie :

 

Je tombe justement sur une enfant charmante.

 

Le début n'a rien d'épique, ni même de dramatique ; il n'empêche pourtant pas de se dramatiser une scène qui n'est pas sans analogie, dans ses développements, avec la fameuse adjudication du château d'Avenel, déjà plus de douze fois centenaire à l'Opéra-Comique.

 

Plus riche et à la fois moins heureux que le lieutenant de la Dame Blanche, Manoël a de l'argent, le sien d'abord, celui d'Hadjar ensuite ; ces ressources combinées ne suffisent cependant pas ; Manoël, à ce jeu des enchères, est battu par Ben-Saïd, qui veut l'esclave et l'obtient à force d'or.

 

Au milieu du sérail de Ben-Saïd, où Xaïma est amenée par son nouveau maître, ce dernier lui donne une fête, il lui parle doucement, car ayant acheté le droit de s'imposer, il prétend seulement plaire, paraît-il.

 

Ici, des relations assez directes s'établissent entre la fable de MM. Dennery et Brésil et celle de Mérimée. Dans l'Amour africain, Zéïn, le héros de l'Yémen, dispute à son ami Hadji-Nouman le Cordouan, la possession de sa belle esclave Mojana. Il a sauvé la vie à Hadji-Nouman et il lui demande pour prix de ce service l'abandon de son amour.

 

— Prends tous mes biens, dit le Cordouan, je te donne tout.

 

— Non, tiens, réplique Zéïn, enragé d'amour, battons-nous ; que le sabre décide.

 

C'est à peu près ce qui se passe dans le troisième acte du Tribut de Zamora. Hadjar et Manoël, personnifiant à deux le type de Zéïn, viennent troubler les déclarations de Ben-Saïd. Seulement, c'est Hadjar qui entend, ici, faire payer à son frère sa dette personnelle.

 

J'ai ma part de reconnaissance

Dans la dette d'Hadjar, et mon bonheur est grand

De pouvoir m'acquitter avec magnificence,

O pauvre soldat, en t'offrant

Tout ce que je possède.

 

Ainsi réplique Ben-Saïd, dont la générosité excessive ne touche pas plus Manoêl que l'offre de Hadji-Nouman ne touche Zéïn.

 

— Je veux ma fiancée, s'écrie l'Espagnol.

 

Et pour mettre fin à ce différend, il faut aussi en venir aux mains. Ben-Saïd, toujours longanime, consent à se mesurer avec cet homme, qu'il pourrait faire décapiter d'un signe, et les soldats musulmans raillent l'audace de l'Espagnol assez hardi pour s'attaquer « au premier glaive de Cordoue ».

 

Manoël, en effet, est vaincu, terrassé. Ben-Saïd le frapperait si Xaïma, apparue tout à coup sur le balcon du harem qui domine un précipice, ne menaçait le vainqueur de se donner la mort :

 

Frappe, cruel !... et dans l'espace

Je m'élance à l'instant.

 

Xaïma a sauvé la vie de son fiancé qui, repoussant comme une honte la clémence de Ben-Saïd, outrage encore une fois son vainqueur. Encore une fois aussi ce dernier l'épargne et le chasse, tandis que Xaïma prend la résolution de se tuer.

 

Or, Hermosa a entendu les projets sinistres de la jeune fille, et les lui reproche.

 

Dans une scène devenue le point culminant de l'ouvrage, la folle, qui a témoigné précédemment d'une haine sauvage contre cette captive, au moment où on allait la vendre, et lui a dit : « Je veux te voir bien souffrir », la folle, comme dans Notre-Dame de Paris la Sachette, passe de la haine à la sympathie, à la tendresse, d'abord par un secret instinct, ensuite en reconnaissant dans Xaïma sa fille, qu'elle croyait ensevelie sous les décombres de Zamora. C'est en évoquant les tableaux de ce terrible siège, en se souvenant du soldat espagnol, son mari, frappé et tombant, ayant aux lèvres le chant de la patrie, qu'elle réveille dans l'esprit de Xaïma les mêmes images et provoque cette reconnaissance. Revenue à la raison, Hermosa va employer au salut de sa fille toute la furieuse ardeur, tout l'indomptable dévouement que la mère de la Esmeralda met en œuvre pour arracher son enfant au bourreau. La scène est toujours belle ; on verra quelle importance l'inspiration musicale lui a donnée.

 

Avec une obstination tout à la louange de son amour, Manoël, maintes fois épargné par Ben-Saïd, revient au palais ; il a bravement escaladé les murailles dans le but déterminé de se tuer, comme Xaïma le voulait faire tout à l'heure.

 

C'est ici qu'elle vit : il faut qu'ici je meure !

 

Hermosa s'est opposée au suicide de Xaïma, Xaïma va s'opposer à celui de Manoël, mais pour un instant seulement, car elle prétend mourir avant lui et de sa main. Les amants, décidés à « ces noces funèbres », échangent un suprême baiser et vont mettre leur projet à exécution, lorsque Hermosa s'interpose de nouveau et leur propose de fuir, à l'heure où Ben-Saïd se rend à la mosquée.

 

Malheureusement, Ben-Saïd tombe en plein dans cette petite conspiration. Son inaltérable indulgence va ici au delà de toutes les bornes ; au lieu de se venger, sans autres explications, comme les ardeurs de son sang l'y pourraient pousser, il ordonne simplement de reconduire Manoël à Oviedo. Après quoi, en ayant fini avec les ménagements et les douceurs, il signifie à Xaïma qu'il est son maître et entreprend de le lui prouver.

 

Il y parviendrait sans doute, si la vigilante Hermosa ne se dressait devant lui soudainement, et après de vaines supplications ne le frappait mortellement d'un coup de poignard.

 

Tout le monde accourt, même Manoël ; les soldats de Ben-Saïd veulent s'emparer d'Hermosa ; Hadjar la sauve. N'est-elle pas folle et par conséquent innocente ?

 

Et Manoël, Xaïma et Hermosa s'éloignent ensemble, dénouement heureux, comme il n'en est guère dans le domaine de la tragédie lyrique.

 

II

 

Un poème d'opéra devrait pouvoir se raconter en une page. On me pardonnera de m'être aussi verbeusement étendu sur celui-ci ; la longueur de l'analyse trouve une excuse ou du moins une explication toute simple dans la longueur de l'ouvrage.

 

Ce poème n'est pas d'une qualité supérieure, mais étant donné la réputation acquise en d'autres genres par son principal auteur, M. Dennery, on peut dire qu'il est d'une bonne marque, faite pour inspirer de la confiance au public, après en avoir inspiré aux directeurs.

 

Il n'y a pas assez de drame pour un drame dans le Tribut de Zamora ; il y en a peut-être trop pour un opéra. Les petits faits s'y multiplient, les explications y abondent ; ce n'est point un livret conçu suivant la formule bien connue de Scribe : « Pour qu'un opéra soit bon, il faut qu'on en puisse faire un ballet. » Cette formule est plus que jamais applicable aux ouvrages destinés à la nouvelle salle de l'Opéra, dont les vastes proportions, comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire, exigent : « les épopées, les grandes tragédies historiques ou légendaires, les tableaux pittoresques frappants, traversés de gros évènements, mettant en scène des masses plutôt que des sujets, c'est-à-dire ne laissant pas reposer principalement le sort d'une pièce sur des effets individuels » (L’Opéra. — Nouvelle Revue du 1er janvier 1880).

 

Or, le Tribut de Zamora est un opéra à romances, écrit sans préoccupation des grands effets musicaux, tels que les exige le procédé de l'école contemporaine ; il n'est pas réellement lyrique, et l'intérêt n'y est ni assez vif ni assez nouveau pour racheter cette imperfection.

 

Le personnage de la folle Hermosa est certainement dramatique ; mais M. Dennery a déjà tiré à un grand nombre d'exemplaires cette figure de mère ; le sentimental Ben-Saïd n'a rien du caractère de sa race, sauf cette courtoisie excessive qui n'existe guère, je le crains, que dans les romans de l'époque du Dernier Abencerage ; quant à Xaïma et à Manoël, ils sont coulés dans un moule vulgaire.

 

Le choix du siècle et du pays commandait certaine recherche de pittoresque, d'étrangeté et de couleur. Cette couleur n'existe guère et ce ne sont point les jasmins, les roses et les hirondelles dépensés dans le poème qui la peuvent remplacer.

 

Elle se révèle mieux en dehors de l'action, dans, le cadre même donné au drame : Oviedo, avec ses massives bâtisses, son église aux piliers trapus, son vieux palais sombre comme une citadelle et sa perspective de maisons riantes ; Cordoue, au pied de son rempart de sierras bleues et blanches, armée de ses tours de briques roses se mirant dans les eaux claires de l'Oued-el-Kébir ; puis le harem de Ben-Saïd, découpant ses arcs moresques sur l'implacable azur du ciel, faisant miroiter ses voûtes d'or et ses murs revêtus de faïences polychromes ; puis encore les jardins du sérail, couverts du voile transparent d'une nuit sidérale, baignant doucement les portiques, devant lesquels montent les sycomores et se dressent, avec leurs formes rudes, les agaves et les nopals.

 

Les décorateurs ont fait ici œuvre de poètes et il faut les féliciter au passage avant d'aborder l'examen de la partition.

 

III

 

A propos du Tribut de Zamora, un de nos confrères, étudiant dans son ensemble l'œuvre de l'illustre compositeur Charles Gounod, l'a montré comme l'inspirateur direct des livrets sur lesquels il a jusqu'ici travaillé. Je crois que c'est là, une erreur pour la plupart des cas ; c'en est une évidemment en ce qui touche l'œuvre que vient de nous donner l'Opéra. M. Gounod l'a acceptée, il ne l'eût certainement pas choisie, car elle nous apparaît très contraire à ses tendances, aux tendances de l'école nationale dont il est le chef incontesté. Il est permis de croire qu'il l'a prise sans enthousiasme ; il s'y est du moins attaché avec conscience ; il a consommé ce mariage entre le poème et la musique avec une parfaite honnêteté artistique et y a consacré toutes ses forces.

 

M. Gounod s'est montré dans tous ses ouvrages particulièrement séduit par une figure, dont il fait comme le pivot de son drame musical. Dans Faust, il a vu Marguerite, comme il avait vu précédemment Balkis de la Reine de Saba, comme il devait voir ensuite Juliette, Mireille, Polyeucte et, dans Cinq-Mars, le père Joseph, figure antipathique mais saillante, qu'il lui avait plu de peindre après avoir fixé sur la toile les traits délicats, touchants ou héroïques de ses précédents modèles. Dans le Tribut de Zamora, c'est sans doute la physionomie d'Hermosa qui a pu le séduire et rendre sa tâche plus attrayante.

 

Mais sa conception musicale ne se contente pas d'un type ; il lui faut une pensée. M. Gounod n'est point, comme on l'a trop souvent dit, un mystique ; c'est un spiritualiste ; à la fois philosophe et poète, il ne veut pas que le drame se traîne dans des développements purement matériels ; pour lui, l'idée doit planer au-dessus de l'action, encore qu'il veuille l'action vive et forte ; il ne construit pas ses morceaux sur des mots, sur des images physiques, comme les musiciens sensualistes ; il aime à mettre en lumière le sens intime et moral de la phrase ou de la situation ; aussi nul n'est-il plus respectueux de la forme littéraire, qu'il aime à trouver claire, nette, parfois même sentencieuse, — et que sa musique découpe avec une incomparable précision de lignes.

 

Doué d'un grand sens dramatique, sobre pourtant d'effets violents, il s'applique à la justesse de l'expression, à l'intensité du sentiment, et la recherche de la simplicité est chez lui évidente. Ses créations offrent des contours harmonieux, accusant tour à tour la grâce et la force. En peinture, il aurait été un Ingres, avec une couleur plus haute ; en musique, ayant pris, ce semble, pour dieux de son temple, Mozart, Beethoven et Rossini, il est celui des compositeurs français qui a le mieux résumé jusqu'ici, et sous la forme la plus concrète et la plus personnelle à la fois, les procédés d'écoles autrefois rivales.

 

Cette préoccupation de faire simple s'affirme plus expressément que jamais dans le Tribut de Zamora ; on a pu même reprocher au compositeur d'avoir fait un retour vers le passé en adoptant, pour cet ouvrage, un système de morcellement et de placage, aujourd'hui fort démodé, au lieu de le diviser largement et normalement, comme il en a donné lui-même l'exemple dans ses précédentes partitions.

 

Ce n'est pas cependant le compositeur qu'il faut ici mettre en cause, mais bien les librettistes ; adeptes d'une école ancienne où l'on sacrifiait tout à la virtuosité, ils ont fourni une succession de romances, de cavatines, d'airs variés épisodiques, au lieu de logiques divisions musicales.

 

Je n'ignore pas que ce genre ; que je condamne, est essentiellement sympathique aux chanteurs, soucieux avant tout de l'effet personnel ; pour le compositeur, qui doit songer à l'aspect général de son œuvre, il peut s'en montrer moins satisfait ; mais il n'y a guère de remède à cette incompatibilité de méthode entre le poème et la musique, et il faut prendre les cavatines comme elles viennent.

 

Si le compositeur est obligé parfois de couper les ailes à son inspiration, quand on l'enferme dans un domaine trop étroit, il a du moins la consolation de poursuivre son idéal au-delà du théâtre, de planer en pleine liberté dans des régions plus hautes et plus saines. Les compositions symphoniques, les conceptions libres de toute entrave et de toute convention, reposent le musicien du rude métier dramatique et favorisent l'épanouissement de son génie.

 

C'est à des œuvres de ce genre, comme Gallia, que M. Gounod s'est consacré, après ses grandes batailles dramatiques ; c'est, dit-on, à une inspiration également élevée : Rédemption, qu'il demandera l'oubli de ses fatigues après le Tribut de Zamora, partition considérable à laquelle je reviens sans autre digression.

 

Comme Faust, le Tribut de Zamora commence par un simple prélude, un adagio terminé par une marche de dix mesures seulement, d'une allure très majestueuse ; après quoi la toile se lève sur la scène des fiançailles de Manoël et de Xaïma.

 

L'aubade de Manoël : « O blanc bouquet de l'épousée ! » est simple et tendre. Elle met une note agréable et charmante au début de l'ouvrage, et pose très heureusement le rôle du ténor.

 

C'est l'arrivée menaçante de Ben-Saïd qui rompt brusquement cette scène de félicité tranquille et jette les fiancés en plein drame. On a remarqué le récit héroïque de Xaïma, d'un très bel accent, que suit immédiatement la déclaration de Ben-Saïd, dont la dernière partie a été soulignée par les bravos. La phrase de Ben-Saïd répondant à Manoël, qui le rappelle au respect de sa fiancée, est admirablement déclamée.

 

Le temps saura calmer la fièvre

Où je te vois :

La distance est grande parfois

De la coupe à la lèvre.

 

Cette supériorité dans l'art de la déclamation lyrique est, du reste, une de ces qualités que personne n'a jamais contestées à M. Gounod. Le compositeur y atteint la perfection, sans recherche apparente, par l'application constante d'un système de diction d'une absolue netteté. Il fait porter ainsi très loin l'effet de la phrase, même la plus douce, résultat précieux dans une salle de la dimension de celle de l'Opéra.

 

Un duo d'amour, précédant un chœur de jeunes garçons et de jeunes filles, m'a moins frappé que ce dernier morceau, tableau musical très gai, très vivant, accompagné par les tintements de trois cloches, touches claires sur un fond instrumental fin et harmonieux.

 

Les scènes finales de cet acte, je veux dire la lecture de l'édit relatif au tribut, les mouvements de révolte du peuple, le tirage au sort des captives et la catastrophe qui arrache Xaïma à Manoël, nous donnent lieu de noter une belle et large tirade de Ben-Saïd : « Je suis l'envoyé du khalife... ; » l'épisode pathétique d'Iglesia, une abandonnée que le sort désigne, avec Xaïma ; et surtout le motif de Manoël : « Noble Espagne, quoi ! nous dormons ! » lequel sert de point de départ au chant patriotique, qu'on a appelé la Marseillaise du Tribut de Zamora. Ce chant a été bissé, succès relativement peu important comparé à celui qu'il devait obtenir dans la suite de l'ouvrage et dont je vais avoir à parler.

 

La chanson de guerre et d'amour, la kassidah d'Hadjar, sert d'introduction au deuxième acte, dans lequel apparaît pour la première fois Hermosa. Les auteurs lui ont donné là un morceau très développé comme paroles et nécessairement comme musique :

 

Pitié, car je ne suis qu'une pauvre hirondelle...

 

Ce vers en représente le trait principal ou du moins celui que j'ai le mieux perçu et retenu. Le morceau, très développé, je le répète, retrace les hallucinations d'Hermosa et semble fait surtout pour mettre en relief les diverses faces du talent de l'interprète. On en a vivement applaudi la dernière période. Il est de ceux qu'il faut se réserver d'entendre de nouveau et plusieurs fois.

 

La marche martiale : « Sonnez, clairons ! » est d'un beau caractère ; on a paru cependant lui préférer la marche lente des captives, qui vient peu après. Elle a bien la couleur orientale et le dessin en est délicat comme une arabesque. La flûte et les cuivres y sont associés avec un art infini.

 

J'ai dit comment se présente dramatiquement la scène de la vente : les premières enchères proclamées par le cadi, les encouragements aux acheteurs, puis l'intervention de Ben-Saïd qui vient jeter les dinars à profusion, amènent un ensemble bien chantant, large et varié : « Il a l'or et la puissance. »

 

La fin de l'acte est marquée par une reprise de la marche martiale.

 

Dans le ballet, placé presque au début du troisième acte, j'ai particulièrement remarqué l'entrée des esclaves, durant laquelle les harpes détachent sur l'ensemble de l'instrumentation leurs notes cristallines, une valse rapide, le pas des Guirlandes dont la musique est d'un charme exquis, puis des danses caractéristiques, généralement moresques, bien que le compositeur ait écrit, si je ne me trompe, sous les numéros cinq et huit, un boléro et une tarentelle.

 

Un cantabile avant le ballet, une romance après, telle est la part de Ben-Saïd dans cette première scène. Le compositeur a mis, ici et là, son paraphe bien connu, car il excelle dans ces effets de tendresse persuasive :

 

O Xaïma, daigne m'entendre.

 

Mais, l'abondance nuit peut-être au résultat souhaité. C'est trop de douceurs pour Ben-Saïd, qui en aura encore bien d'autres à dire. Aussi accueille-t-on comme une diversion heureuse, indépendamment de sa valeur propre, le trio de Ben-Saïd, de Manoël et d'Hadjar, et la grande scène du duel.

 

A ce point, arrive le grand duo d'Hermosa et de Xaïma, qui a soulevé dans la salle de l'Opéra une véritable tempête de bravos.

 

C'est la scène de la reconnaissance de la mère et de la fille, et au milieu de cette scène le récit heurté, mouvementé d'Hermosa, terminé par le chant patriotique des Espagnols :

 

Debout ! enfants de l'Ibérie.

Haut les glaives et haut les cœurs !

Des païens nous serons vainqueurs

On nous mourrons pour la patrie !

 

Ces quatre vers, répétés en seize mesures, ont été déjà entendus au premier acte. Mais, moins ardemment dite par les chœurs, cette Marseillaise prend, en passant par les lèvres d'une femme blessée du même coup qui frappa la patrie, l'éclat d'un appel de trompettes, elle fait étinceler dans l'espace comme des lueurs d'épée. Un grand frisson a couru sur la foule quand s'est élevée cette voix étrangement terrible, répétant cette inspiration recueillie chaude et vibrante, telle qu'elle est sortie, en sa vulgarité voulue et nécessaire, de l'âme même du compositeur.

 

Il a pu, lui, l'homme des conceptions choisies, écouter sans s'amoindrir une muse un peu courante ; il l'a fait, parce qu'il sait, bien que le cri de l'émotion populaire, éclatant comme une flamme, ne se traduit pas par des recherches de style et qu'il a voulu rester dans la réalité de son sujet.

 

La fin de ce duo, animée d'un grand souffle, est d'une allure assez italienne. L'effet a été considérable et s'est soutenu pendant le quatrième acte, dont la longueur est heureusement rachetée par l'intérêt musical.

 

Les passages saillants de cet acte, après l'air de Manoël et le duo des amants résolus à mourir ensemble, sont les supplications, les reproches d'Hermosa à sa fille, morceau empreint d'un profond sentiment de tendresse ; la romance délicieuse de Ben-Saïd : « A force de L'aimer, je veux te désarmer, » qu'on a bissée unanimement et qui aurait gagné encore au point de vue de l'effet, si elle n'avait été précédée déjà de tant de romances ; la suite de la scène entre le tendre ambassadeur du khalife et Xaïma, notamment l'ensemble qui est puissant et passionné ; puis enfin le dénouement où un autre ensemble très coloré, d'une belle tournure, frappe vivement l'attention. Je veux parler de la fin de la scène entre Ben-Saïd et Hermosa, alors que cette dernière, avant de poignarder le persécuteur de Xaïma, essayé d'exciter sa pitié.

 

La phrase d'Hermosa : « Je suis l'ange de la justice », est fort belle ; une fioriture inattendue à la fin de cette phrase en dénature pourtant, à mon sens, le caractère grandiose. Je mets cet effet de virtuosité à la charge de l'interprète plutôt qu'à celle du musicien.

 

L'orchestration du Tribut de Zamora est d'une sonorité très harmonieuse, sans exubérance intempestive ; on y sent la main d'un maître sûr de sa force et l'affirmant sans effort.

 

IV

 

Les rôles du Tribut de Zamora sont supérieurement tenus. Il faut nommer tout d'abord Mlle Krauss, pour laquelle la première représentation de cet ouvrage a été l'occasion d'un triomphe sans précédent. La grande tragédienne lyrique a composé et chanté son rôle d'Hermosa avec une incontestable perfection. C'est avec les gestes superbes d'une Némésis patriotique qu'elle a accentué ce chant national des Espagnols, qui a galvanisé et enthousiasmé le public habituellement si réservé de l'Opéra.

 

Lassalle a trouvé dans la romance du quatrième acte l'occasion de faire valoir, avec ses excellentes qualités de chanteur, sa voix pénétrante et souple. Il a composé d'ailleurs tout son rôle avec la supériorité qu'on lui connaît et qui le fait maître de cette grande scène où il marque si brillamment sa place.

 

Le ténor Sellier prend peu à peu l'expérience du théâtre ; la voix, fort belle, est devenue plus docile. L'excellent Melchissédec fait applaudir, dans le personnage d'Hadjar, sa diction mordante et son jeu animé.

 

Pour Mlle Daram, elle a paru sensiblement fatiguée le jour de la première représentation, et je n'ai pas été étonné de la voir remplacée, pour cause de maladie, dès la seconde soirée, par Mlle Dufrane. La voix de cette dernière est peut-être d'une étoffe plus résistante que celle de Mlle Daram, mais l'artiste n'a pas un accent aussi personnel et un jeu aussi étudié que la créatrice du rôle de Xaïma, dont elle a pourtant tenu honorablement la place.

 

M. Sapin, le cadi que l'on sait, n'avait eu depuis longtemps un aussi long rôle à créer ; il l'a joué de façon plaisante et parfaitement chanté.

 

Quand j'aurai signalé la gracieuse composition du ballet de M. Mérante, dont les sujets sont Mlles Invernizzi, Sanlaville, Righetti, Piron et Fatou, loué la mise en scène mouvementée de M. A. Mayer, régisseur général, les costumes de M. Lacoste et les décors dus à MM. Rubé et Chaperon, Lavastre jeune, Lavastre aîné et Carpezat, j'aurai épuisé la série de renseignements que j'ai à fournir sur cette intéressante soirée du 1er avril.

 

Au point de vue purement musical, il y aurait bien des choses à en dire encore. Plus heureux que mes confrères des journaux quotidiens, j'ai pu entendre deux fois l'ouvrage avant la publication de cet article, — mais la partition est si considérable, que deux auditions attentives sont encore insuffisantes pour l'examiner à fond. — Puis, dans cette salle de l'Opéra, qui modifie si terriblement les perspectives, — si le mot est juste en pareil cas, — on n'est jamais sûr d'avoir apprécié une œuvre lyrique à sa véritable valeur, quand on ne l'a pas étudiée de près et intimement.

 

C'est pourquoi plusieurs morceaux, pour moi comme pour d'autres, ont pu rester dans l'ombre, qui apparaîtront plus tard en pleine lumière. C'est d'ailleurs le sort des grandes compositions dramatiques de ne se dégager que peu à peu des obscurités de la première heure. — Les conditions particulières que ces compositions rencontrent dans la salle du nouvel Opéra n'ont fait qu'accentuer cette situation fâcheuse, à laquelle elles sont d'ailleurs plus ou moins condamnées par leur essence même.

 

Le poète, le musicien, ont mis des mois, des années à combiner les éléments d'un sujet, à les équilibrer ; le public, pas plus que la critique, n'en saurait saisir de prime saut toutes les qualités ou toutes les imperfections.

 

La partition de Faust en est un exemple : il s'est trouvé dans le principe bien des gens pour ne pas s'apercevoir que le trio du duel, la mort de Valentine, la scène de l'église, sont des pages de premier ordre, et pour contester au compositeur la force et le pathétique qui y abondent.

 

Aujourd'hui, le temps a tout remis à sa vraie place. Il en sera de même quand on voudra bien ne pas se hâter d'ensevelir dans les magasins les œuvres à peine jugées. Polyeucte est au nombre des partitions de haute valeur faites pour gagner à cette succession d'épreuves, qui varierait d'ailleurs un peu la composition des affiches de notre Académie nationale de musique.

 

Les opéras inscrits au répertoire courant sont en nombre très restreint, — question purement matérielle, dit-on : on ne peut emmagasiner dans les coulisses de l'Opéra qu'une petite quantité de décors. — Eh bien, l'Opéra est vaste, la scène n'est qu'un point dans son immensité ; on y peut rassembler une collection plus considérable de décors, on y peut faire encore de la place pour accrocher quelques tableaux à côté des toiles anciennes dont les habitués ont le droit d'être fatigués, car la satiété fatigue de tout, même des chefs-d'œuvre.

 

 

 

01 mai 1881

 

I

 

Les concerts ont sévi avec une extrême violence, comme de coutume, pendant toute la durée du mois d'avril. Une montée de sève printanière communique, vers cette époque, à tous les cerveaux, une fièvre qui se traduit par un besoin plus vif d'expansion et d'activité. Pendant que les peintres donnent le dernier coup de pinceau à leur toile, les sculpteurs le maître coup de pouce à leur glaise, en vue du Salon, les compositeurs, avant les grands silences de l'été, s'empressent aussi à présenter au public leurs œuvres petites ou grandes. Il y a bien des sujets d'étude intéressante dans cette invasion musicale. L'importance de l'article consacré au Tribut de Zamora ne m'a pas permis de passer plus tôt en revue ces nouveautés, dont plusieurs déjà ne sont plus très nouvelles, mais sur lesquelles il convient de revenir.

 

Il faut, pour cela, se partager entre les concerts publics et diverses auditions particulières.

 

Au concert Pasdeloup, dès le commencement du mois, on a fort applaudi les Variations sur un air béarnais, de M. Octave Fouque. Le compositeur a employé, pour ce morceau, le procédé déjà utilisé avec succès par M. J. Massenet, dans sa Mélodie hindoue, et qui consiste à faire entendre tout d'abord, dans sa simplicité native, le thème choisi, lequel se développe ensuite en une série de tableaux musicaux, dont chacun a sa couleur et son accent bien particuliers.

 

Le même concert a révélé au public le talent fait de grâce, de dextérité et de force, de Mme Sophie Menter, pianiste, élève de Liszt. Les compositions de ce maître présentent parfois, on le sait, de ces difficultés que l'auteur semble avoir accumulées comme les termes d'une gageure faite contre lui-même. Ces difficultés, il en triomphait avec une supériorité dont Mme Menter paraît tenir le secret.

 

Pour beaucoup, il n'y a, dans la valeur plus ou moins grande d'un pianiste, qu'une question d'agilité et par conséquent de vitesse. Tirer sur le clavier un feu d'artifice de notes, c'est beaucoup ; mais donner une âme à cet instrument ingrat, c'est plus encore.

 

En entendant certains exécutants, je ne puis m’empêcher de songer à cette vieille histoire d'Henri Karr, le père de l'auteur des Guêpes, l'emportant dans un concours sur l'illustre Thalberg, rien que pour avoir opposé à une brillante et foudroyante exécution une naïve, gracieuse et mélancolique paraphrase musicale du motif : « Il pleut, il pleut, bergère ! »

 

J'ai commencé par dire que Mme Menter avait aussi ce don du charme, sans lequel la virtuosité ne serait rien. Mon souvenir ne doit donc pas être pris pour une critique en ce qui la concerne.

 

A la société Guillot de Sainbris, ont été données deux œuvres importantes : la Rebecca de M. César Franck et la Melka de M. Charles Lefebvre.

 

Une audition de la Tempête, de M. A. Duvernoy, a fait se renouveler le succès qui avait accueilli, au concert du Châtelet, cet ouvrage couronné au concours musical institué par la Ville de Paris.

 

Enfin, on a entendu, au Conservatoire, une cantatrice américaine, Mlle Emma Thursby, qui interprète Mozart à la perfection ; et au cercle de l'Union artistique, une série de compositions vocales et instrumentales : dans le nombre, je citerai une ouverture de Jeanne Darc, de M. Léon de Maupeou, et les fragments de Sylvia, de M. Léo Delibes, le Prélude et les Chasseresses, deux compositions exquises, toujours rencontrées avec plaisir sur les programmes.

 

II

 

Voilà pour la première quinzaine d'avril. Dans la seconde, nous rencontrons le concert historique du Cirque d'Hiver, qui a réuni sur la même affiche les noms de Lulli, de Rameau, de Gluck, de Berlioz et de Wagner.

 

Des fragments de l’Armide, de Quinault, mise en musique à près d'un siècle de distance par Lulli et par Gluck, ont vivement éveillé l'attention du public. Je crois que le programme du concert présente une erreur de date au sujet de Lulli. Son Amide est de 1686 et non de 1672. Cette dernière date est celle de la représentation de l'opéra : les Fêtes de l'Amour et de Bacchus, qui fut le début au théâtre de l'ancien petit marmiton de Mlle de Montpensier, devenu inspecteur général des violons et surintendant de la musique de la chambre du Roi.

 

Le succès de ce concert a été pour le vieux Français Rameau. Rien de plus vivant, de plus charmant que sa « gavotte » et son « tambourin » des Fêtes d'Hébé, dont un siècle et demi n'a pu altérer la grâce.

 

De 1739, qui est l'époque de Rameau, M. Pasdeloup nous a conduits à 1834, qui est celle de Berlioz,— dont il a fait entendre quelques Fragments empruntés à la Damnation de Faust, — puis à 1865, année qui marque l'avènement musical de Richard Wagner.

 

La Méditation instrumentale et deux morceaux des Maîtres chanteurs, l'air du « concours » et le « quintette », avaient été placés à la fin du programme, bonne précaution en cas d'orage, comme il s'en produit communément lorsqu'on exécute du Wagner. Cette fois, tout s'est bien passé.

 

La Méditation est une composition d'un caractère délicat ; elle est harmonieuse, mais sans variété ; une belle phrase lente, exécutée par les instruments à cordes, en forme le trait principal. Ce morceau est d'une longueur excessive que le défaut de nuances exagère encore. Il est possible qu'il n'ait pas été assez répété ; après quelques exécutions, l'effet ne peut que s'améliorer.

 

L'air du concours et le quintette n'ont pas eu, malgré leur valeur, une vive action sur le public.

 

III

 

Le Châtelet, comme le Cirque, a composé pour le concert spécial du vendredi saint une affiche très chargée. Ici et là figurait le Sommeil de la Vierge, de M. J. Massenet, page choisie dont j'ai déjà eu l'occasion de parler. Au Cirque, la symphonie de M. V. Joncières, la Mer, a eu les honneurs de la soirée.

 

Le programme du Châtelet comportait une série de morceaux d'orchestre d'un caractère un peu trop monotone ; la séance a été traversée de quelques orages.

 

L'exécution d'un Concerto pour piano, orchestre et chœurs, a été notamment troublée, de telle sorte qu'il a dû falloir à l'excellent exécutant, M. Th. Ritter, beaucoup de sang-froid pour aller jusqu'au bout de sa tâche.

 

Une Marche funèbre de M. B. Godard a été entendue dans de mauvaises conditions, aussi bien que la symphonie de M. Salvayre : Extase des Élus. « Extase » aurait suffi d'ailleurs comme titre ; le complément de ce titre parait redoutable et l'est, en effet, promettant plus qu'il ne peut tenir.

 

Le Jugement dernier, de Félicien David , manque de puissance ; il a fatigué un public qui, je l'ai dit, était ce soir-là particulièrement nerveux et devant lequel n'ont guère trouvé grâce entière que les morceaux chantés par M. Faure.

 

C'est à dessein que je n'ai pas parlé des Tristia, trois compositions de Berlioz figurant aussi sur ce long programme. Il faut les mettre hors concours et pour leur valeur et pour l'accueil qui leur a été fait. Cet accueil, en général très favorable, est arrivé jusqu'à l'enthousiasme pour la troisième de ces compositions : Marche funèbre pour la dernière scène d'Hamlet.

 

Rien de plus étrange et de plus saisissant que cette marche. L'effet est obtenu avec des oppositions de sonorités, parfois avec des dissonances qui mènent l'auditeur jusqu'aux limites extrêmes du domaine musical et semblent par instants sur le point de l'en faire sortir. Les sonneries barbares des cuivres, les grandes phrases plaintives sur lesquelles battent lugubrement les tambours et éclatent soudainement les détonations de la poudre, arrivent, en se combinant, à une extraordinaire puissance. C'est là de la musique théâtrale originale et de premier ordre ; elle porte la marque de cette fatalité tragique dont l'œuvre de Shakespeare est empreinte.

 

L'impression causée par ce morceau a été considérable ; l'exécution en est d'ailleurs parfaite.

 

IV

 

Je m'arrêterai un peu plus longuement sur les Argonautes, symphonie dramatique, poème et musique de Mlle Augusta Holmès, exécutée au concert Pasdeloup, après avoir été classée en seconde ligne, avec une mention particulièrement honorable, au concours municipal.

 

Le poème des Argonautes met en scène, en quatre tableaux, les aventures et les amours de Jason. Les deux premiers montrent le héros et ses compagnons en route pour la Colchide, où est la Toison d'or, gardée par les monstres de la Fable, les taureaux aux cornes et aux sabots d'airain et le dragon formidable.

 

Sur la nef Argo, au départ d'Iolchos, les voyageurs chantent, tandis que les matelots rompent les amarres. Les jeunes filles et le peuple d'Iolchos célèbrent la gloire de Jason : le vaisseau s'éloigne enveloppé de lumière, dans les splendeurs du soleil levant. Et Jason dit sa mission glorieuse : la conquête de cette Toison d'or que le poète laisse voir comme un mythe philosophique, idéal vers lequel le conquérant doit aller, délivré de toutes les attaches matérielles :

 

La science du Vrai, la Beauté toujours belle

Qui règne dans l'azur.

 

Des obstacles se dressent devant Jason, avant même qu'il ait touché les bords de la Colchide. C'est d'abord la mer se soulevant contre l'audacieux qui la brave, la mer tempétueuse sous un ciel noir, déchiré par l'éclair, traversé par les cris perçants des oiseaux voraces, la mer faisant surgir contre lui tous ses monstres, depuis les plus hideux, jusqu'aux plus charmants : les sirènes, autrement redoutables avec leurs douces voix que les géants de l'abîme. Elles entourent la nef de leurs bras polis et ruisselants, elles disent les charmes de la volupté charnelle :

 

L'or fuit, l'amour trahit, la gloire est éphémère,

Moi je suis l'immortel plaisir.

 

Jason combat en vain les charmeresses. L'équipage affolé se soulève contre lui. Enfin, il triomphe de la lâcheté des hommes comme des séductions des filles de l'Océan. Et le navire délivré aborde « la terre inconnue ».

 

Ici le drame change d'aspect. Après les clartés joyeuses du départ, les agitations du voyage, c'est le calme sinistre de la nuit sur un chemin désert. Là-bas, aux lueurs de la lune, autour d'une chaudière où bouillent les plantes et les poisons, tournent les compagnes de Médée, menant leur ronde magique. Elles accomplissent les rites du culte d'Hécate, et Médée les conduit.

 

A l'aurore, Jason apparaît, beau comme le soleil ; Médée le prend pour un jeune dieu. Elle est frappée d'amour, et quand le héros lui apprend le but de son entreprise, elle se voue à son triomphe.

 

Si tu veux, si tu veux,

Je trahirai mon peuple et mes dieux et mon père !

 

Ses enchantements font à Jason une route plus facile vers le trésor convoité. Mais, pour que ce trésor soit à lui, il faut que le jeune victorieux arrache de son cœur cet amour même qui lui a donné la victoire.

 

J'ai vaincu les plaisirs, les terreurs et la mort.

Je vaincrai l'amour de la femme...

 

Et il repousse Médée suppliante, pendant qu'une « grande clarté se fait lentement et que la Toison d'or apparaît ».

 

Sur ce poème très lyrique, qui rappelle les conceptions wagnériennes et emporte l'esprit au delà des étroites bornes du théâtre, Mlle Augusta Holmès a écrit une partition dont la haute valeur a tout d'abord frappé les juges du concours de la Ville.

 

La vaste salle du Cirque d'Hiver a reçu, le dimanche 24 avril, un auditoire nombreux appelé à juger à son tour l'ouvrage.

 

Le début musical en est simple. — C'est un appel de trompettes précédant le chœur des matelots, ponctué par les cris de manœuvre : Eïao ! eïao ! — L'attaque de ce chœur est d'une très franche allure ; la phrase des ténors, qui en forme le trait intermédiaire, se développe avec beaucoup de grâce au milieu du mouvement général.

 

Le chant triomphal du peuple, puis le motif : « C'est Jason le plus fier de tous, » d'un accent à la fois très animé et très original, amènent un récit de Jason, dont la péroraison, pleine de largeur, aurait demandé une interprétation un peu moins sèche. — La même qualité dans la conception musicale, le même défaut dans la traduction vocale se remarquent pour la phrase suivante :

 

Peuple, la Toison d'or, c'est la vie immortelle !

 

Le chanteur avait là toute la place nécessaire pour « étaler » sa voix, ce qu'il n'a pas fait suffisamment.

 

La deuxième partie, l'épisode des Sirènes, me semble, à première audition, contenir les maîtresses pages de la partition. — Ici, la symphonie tient une place assez importante. Elle sert à la description de la tempête, elle accompagne l'apparition des sirènes et fait constater, chez Mlle Augusta Holmès, une connaissance très complète et une application très délicate des procédés de l'instrumentation.

 

A la scène vocale où la sirène appelle Jason et cherche à l'attirer vers elle, il y a dans les développements de la phrase beaucoup de séduction pénétrante, et dans les répliques du chœur un sentiment de voluptueuse lassitude parfaitement exprimé. — La conclusion musicale du rôle très court, mais très important, de la sirène, amène une période du plus heureux effet : « O toi, Jason, pourquoi cette fureur amère ? » qui, très nettement expressive d'abord, expire comme pâmée, sur le mot final : « Je suis l'immortel plaisir. »

 

La danse magique des compagnes de Médée, leur chœur entrecoupé au milieu de la ronde, nous conduisent, dans la suite de l'ouvrage, à un récit clairement présenté et à un duo entre Jason et Médée, duo qui gagnerait à être plus concret et dont les divers épisodes, notamment celui des remords de Médée, font fléchir parfois l'intérêt musical. — Il faut citer cependant, au courant de ce duo, le motif : « Si tu veux ! si tu veux ! je trahirai mon peuple », d'une tendresse chaleureuse et persuasive.

 

Ce motif contient le germe d'un ensemble ; les paroles que répète Jason laissent croire que cet ensemble a été tout d'abord dans la pensée de l'auteur. Toutefois il ne l'a pas fait ; j'estime que c'est regrettable : le duo y eût gagné, sinon plus de tendresse, du moins plus de flamme.

 

Ce n'est que vers la fin de la scène que les deux voix s'unissent un instant, dans un ensemble tendre et doux, auquel participe le chœur, chantant l'épithalame des deux amants. Les voix s'éloignent et se perdent peu à peu, en même temps que, dans l'action, les personnages disparaissent.

 

Dans le tableau final, l'orchestre accompagne d'une façon très frappante l'apparition de Jason au milieu des Esprits gardiens du trésor. L'effet principal de ce tableau a été pourtant dans les plaintes de Médée, tour à tour douloureuses, énergiques et tendres, d'une grande justesse d'accent, et dans la scène de l'abandon, terminée par ce cri de Jason, dont la brutalité est corrigée par une pénétrante expression de pitié :

 

O pauvre femme,

Je ne t'aime pas !

 

Ce remarquable ouvrage, bien chanté par Mmes Richard, Panchioni et Caron, ainsi que par M. Laurent, sauf le défaut que j'ai signalé dans le rôle de Jason, qui voudrait en général plus de plénitude d'émission vocale, a obtenu un éclatant succès. La salle entière a longuement rappelé Mlle Augusta Holmès. Elle ne s'est point prêtée à cette tentative d'ovation à l'italienne. Elle a bien fait, et au fond, malgré un grain de curiosité contrariée, on lui a su gré de sa réserve.

 

 

 

01 juin 1881

 

I

 

Le mouvement musical se ralentit. L'Opéra et l'Opéra-Comique, réservant leurs nouveautés pour la saison prochaine, sont entrés dans la période des reprises. L'Opéra nous a rendu Hamlet avec M. Maurel, qui accuse dans la composition du personnage principal une préoccupation constante du sens littéraire et dramatique, particulièrement remarquable et intéressante chez un chanteur. Dans cet ouvrage a débuté une toute frêle et mignonne danseuse, aux traits fins, aux cheveux blonds un peu envolés, Mlle Julia Subra, qui a fait à l'Opéra même son éducation chorégraphique. Elle danse avec une grâce aérienne et affronte le feu de la rampe avec la bravoure charmante d'un enfant de troupe.

 

Après la Flûte enchantée, partition délicieuse dont rien ne vient rompre le charme, pas même le poème, resté absolument énigmatique pour tout le monde, y compris, je crois, les auteurs chargés de le traduire en français, l'Opéra-Comique a remis en scène le Pardon de Ploërmel.

 

La reprise a eu lieu, le 23 mai, avec Mlle Van Zandt, Mme Engally et M. Dufriche dans les rôles principaux.

 

Cette soirée a été fort brillante ; les interprètes de l'ouvrage de Meyerbeer, notamment Mlle Van Zandt et Mme Engally, ont été salués par de frénétiques applaudissements. Paris est en veine d'enthousiasme.

 

Tous les menus faits que je viens de rappeler n'offrant cependant pas un aliment bien substantiel à la critique, j'aurais gardé aujourd'hui le silence sans un évènement dont les suites peuvent être favorables à l'agrandissement du domaine, actuellement si restreint, de la musique dramatique.

 

II

 

Cet événement, — qui s'est produit sans bruyants préliminaires, et dont l'importance a pu paraître, tout d'abord, fort minime au public spécial des premières représentations, — a été la conversion en théâtre d'opéra de la scène du Château-d'Eau, jusqu'ici consacrée aux grands éclats et aux violences du mélodrame.

 

Le fait s'est accompli dans la soirée du 7 mai, grâce à l'initiative de M. Millet, dont j'ai récemment signalé les audacieux projets. C'est, en effet, plus que du courage, c'est de l'audace qu'il faut pour rassembler une troupe, un orchestre, des chœurs, et s'en venir, en pleine saison chaude, restaurer, sur un théâtre assez distant du centre artistique, le culte sévère de la Muse lyrique.

 

A cette audace, déjà fort grande, M. Millet a ajouté celle de choisir, pour son spectacle d'ouverture, le Trouvère, œuvre vulgarisée par des milliers de représentations, et dont l'action sur un public parisien était évidemment fort problématique.

 

La lumière que l'inspiration musicale de Verdi a jetée sur les noirceurs de ce drame, le mouvement passionné et puissamment dramatique qu'il a communiqué à ses étranges personnages, ne sauraient suffire, aujourd'hui, pour appeler la foule et l'intéresser encore à un ouvrage dont l'attrait ne peut plus être renouvelé que par la valeur de ses interprètes.

 

On pouvait craindre que le nouveau directeur ne réussit pas à créer un groupe d'artistes capables de faire écouter, sans lassitude, sans impatience, un opéra aussi rebattu que le Trouvère. — Eh bien, il n'en a rien été. — La troupe du Château-d'Eau est fort bonne ; animée de la généreuse ardeur qui se traduit par une interprétation bien active, bien vivante, elle garde à ces quatre actes le souffle et les clartés de la jeunesse, en dépit des décors poudreux et bizarres, des costumes accommodés à la hâte et assemblés comme au hasard.

 

M. Auguez, venu de l'Opéra, fait un comte de Luna excellent ; Mme Panchioni, que nous avons déjà rencontrée au concert Pasdeloup, chante et joue le rôle de Léonore avec une réelle supériorité ; et Mme Rose Meryss, qu'on ne s'attendait guère à rencontrer dans ce milieu grave, après l'avoir vue dans la Fée Cocotte, s'est transformée en Azucena de façon à mériter d'unanimes éloges. Le petit rôle de Fernand est échu à M. Paravey, dont la belle voix met le personnage en relief.

 

III

 

Voilà donc un ensemble des meilleurs. La valeur en est, de plus, fortement rehaussée par l'éclatant début d'un tout jeune ténor, M. Prévost. Sa voix est d'une fraîcheur, d'une égalité et d'une étendue assez rares. Il multiplie les notes de poitrine avec une prodigalité qui pourrait devenir dangereuse pour la santé de son organe, s'il se laissait trop emporter par l'enivrement du triomphe. Pour un artiste abordant, dit-on, pour la première fois, le théâtre, il se tient bien en scène, n'a point le geste gauche et joue avec une certaine simplicité native non exempte de charme. Il est du reste sans apprêt et se présente en cheveux courts, un peu comme un jeune soldat, jouant et chantant en amateur et insoucieux des effets plastiques. Son triomphe, je répète le mot, a été immense. Je n'ai jamais vu à Paris une salle aussi tumultueusement enthousiaste. M. Prévost, s'il continue comme il vient de commencer, comptera certainement, dans une carrière qui peut être fort longue, bien des succès ; je doute qu'il retrouve une soirée pareille à celle de sets débuts et une émotion aussi profonde.

 

M. Millet fera bien de garder précieusement cet oiseau rare, qu'il a eu la bonne fortune de présenter au public. Rien que pour l'entendre dans la scène finale du troisième acte du Trouvère, on apprendra vite le chemin de ce théâtre du Château-d'Eau, lequel a donné, comme salle lyrique, des résultats dont je dois dire un mot.

 

IV

 

Cette salle, très développée du côté des loges, se resserrant aux abords de la scène, a paru excellente sous le rapport de l'acoustique. L'acteur y est en parfaite communication avec l'auditeur et les effets peuvent s'y produire sans fatigue. Les chœurs et l'orchestre, numériquement inférieurs à ceux de l'Opéra et de l'Opéra-Comique, sonnent très nettement et très pleinement. La scène, assez profonde comparativement à sa largeur, peut recevoir des décors d'une importance suffisante pour le service des grands ouvrages.

 

Du reste, la question des décors doit être ici secondaire. Si la scène du Château-d'Eau est destinée à devenir définitivement un théâtre de musique, Opéra-Populaire ou Théâtre-Lyrique, comme il plaira aux directeurs de le nommer, il faudra, suivant l'enseignement recueilli dans cette première tentative, y donner des ouvrages tirant tout leur intérêt de leur propre fond. Je dirai volontiers, — si vieux que soit le mot et si illusoire que l'application en puisse paraître, — que dans cette salle il faudra enfin faire de « l'art pour l'art », reléguer à l'arrière-plan la question des décors et même celle des costumes, ne se soucier que de la valeur des œuvres et les faire chanter et jouer aussi supérieurement que possible.

 

On révélera ainsi au public non seulement des compositeurs, mais aussi des artistes.

 

Du grand succès de la soirée d'inauguration du Théâtre-Lyrique du Château-d'Eau, on ne doit pas nécessairement conclura que l'entreprise va devenir définitive. Il faut pour cela que la foule entre dans les vues du directeur. Les éléments dont elle se composait le 7 mai ne se retrouveront pas les mêmes par la suite. Il y a eu, dans cette soirée, une promesse d'avenir faite par un auditoire impressionnable, qui s'est promptement passionné, qui a été séduit par des effets presque inattendus, par le côté aventureux d'une tentative peu commune ; c'est au public payant, au public de tous les jours qu'il appartient de tenir cette promesse.

 

Et il faut souhaiter qu'il la tienne. L'entreprise de M. Millet deviendra alors un argument plus fort que toutes nos raisons en faveur du rétablissement du Théâtre-Lyrique. A ceux qui nient, à ceux qui doutent quand on leur parle de remettre en état d'activité cette institution, il aura ainsi prouvé le mouvement, — à la façon simple et péremptoire de Newton, — en marchant.

 

On annonce, du reste, qu'une commission vient d'être instituée avec la mission d'étudier les conditions dans lesquelles la ville de Paris pourrait accorder une subvention au directeur ou à la société qui créerait un Opéra populaire.

 

Il est désirable, il est possible que cette commission formule des conclusions favorables et que l'on se décide à ouvrir à la musique une voie nouvelle, en s'apercevant enfin, — suivant le mot d'un Français revenu parmi nous après un long séjour en Amérique, — que ce qui a le moins changé, à Paris, depuis quarante ans, c'est la composition des affiches de l'Opéra et de l'Opéra-Comique.

 

V

 

Un concert dont le programme rassemblait les noms de Mendelssohn, de Rossini, d'Auber, de Chopin, d'Hérold et de Gounod, a été donné au lycée Louis-le-Grand par les élèves de l'école Galin-Paris-Chevé, et a ramené l'attention du public sur un système de notation musicale qu'on a tenté autrefois de substituer au système usuel.

 

La méthode Galin-Paris-Chevé, qui consiste à remplacer la note par le chiffre dans l'écriture musicale, n'a fait que remettre au jour une tentative risquée par Jean-Jacques Rousseau, renouvelée par Natorp, et qui faisait dire à Rameau, appelé à juger le Projet concernant de nouveaux signes pour la musique, publié par l'auteur de la Nouvelle Héloïse : « C'est très ingénieux, mais cela ne peint pas ! »

 

Le reproche que les musiciens adressent, en effet, à la notation chiffrée, est de ne pas « peindre » immédiatement aux yeux les formes musicales et de ne pas donner, comme la notation vulgaire, « une aperception simultanée de phrases complètes ». Ils ajoutent que la note n'est d'ailleurs pas plus difficile à apprendre que le chiffre et qu'elle se prête à toutes les combinaisons musicales avec une incontestable clarté, ce que le chiffre ne saurait faire, ne présentant pas la même diversité d'éléments graphiques.

 

Tout en recueillant les traditions des réformateurs, M. Amand Chevé, directeur actuel de l'école dont les élèves se sont fait entendre au lycée Louis-le-Grand, ne s'est pas montré aussi absolu dans l'application de leur enseignement particulier.

 

Il s'en est servi avec succès, mais uniquement comme procédé préliminaire. Restreint à ce rôle simple, le chiffre rend de véritables services ; il a une précision qui encourage l'élève à l'étude de la langue musicale ; mais on peut dire que l'élève ignorerait la plupart des trésors et des ressources de cette langue, s'il devait en attendre du chiffre seul la complète révélation.

 

 

 

15 novembre 1881

 

I

 

La saison musicale, close assez pauvrement en juin, a recommencé en octobre sans intéresser bien directement la critique. Cette période de quatre mois, en apparence stérile, n'a cependant pas suspendu le mouvement artistique. L'évolution des esprits vers un art toujours supérieur s'accomplit lentement, mais sûrement. Dans ce siècle où l'on brûle pourtant à toute vitesse les étapes de la vie, tout ce qui tient aux questions d'esthétique, au progrès des choses de l'art, se manifeste avec cette lenteur doublée d'une incontestable force. Tandis que dans le domaine matériel il suffit d'un mois pour accomplir une révolution et anéantir un système, il faut des années, en musique, comme en littérature, comme en peinture, pour faire accepter à ce public, d'ailleurs si prompt au changement, une formule plus parfaite, une tendance plus haute.

 

En ce qui touche l'art musical, — ici le seul en cause, — nous avons déjà pu juger comment procèdent les foules. Notre société française, fort capricieuse dans ses affections, marchandant aux uns des éloges très mérités, attribuant aux autres des mérites absolument, imaginaires, a pu laisser croire, en bien des occasions, ou qu'elle n'aimait pas la musique, ou tout au moins qu'elle ne la comprenait pas. S'il a pu en être réellement ainsi, c'est un défaut de tempérament ou d'éducation dont, fort heureusement, elle se corrige chaque jour. Il s'opère d'ailleurs, — cela devient de plus en plus évident, — une sorte de fusion entre les diverses écoles nationales : les symphonistes, parfois un peu sévères, — d'aucuns même rébarbatifs, — s'assouplissent ; les mélodistes, — ce mot ne signifie plus rien pour nous, mais je l'emploie à cause de son ancienne valeur courante, — les mélodistes se défient de la banalité et cherchent des tournures plus délicates.

 

A cette fusion, le public applaudit, admettant qu'elle est faite pour lui. Et c'est vraiment bien pour lui qu'elle s'opère : c'est pour ménager ses révoltes que les solennels descendent de leur trépied ; c'est pour ne pas choquer son goût, devenu plus pur, que les plaisantins se soucient davantage du bien-dire. Il est, après tout, le juge souverain, sinon le juge infaillible.

 

C'est pourquoi nous verrons, l'hiver venu, des musiciens graves s'essayer à la musique légère, et les directeurs de certaines scènes, vouées jusqu'ici à l'opérette, se convertir à la musique. — Je dis la « musique », sans qualificatif.

 

Nous aurons donc, cette année, à nous occuper de ces théâtres, où il n'y a eu, jusqu'à ce jour, à compter que deux partitions : les Deux Roses et Faublas, dont la destinée a été si brève qu'elle n'a guère duré plus que le temps de les nommer.

 

Un autre théâtre, habituellement étranger à tout lyrisme, les Nouveautés, vient de sortir de son genre pour se donner le luxe d'un peu de musique spirituelle et fine. — Le Jour et la Nuit, opéra bouffe de MM. Leterrier et Vanloo, a fourni à M. Lecocq le thème d'une très agréable partition, pleine de bonne humeur, de verve et aussi de délicatesse.

 

II

 

L'Opéra-Comique et l'Opéra sont en pleine prospérité. Nous verrons tout à l'heure ce qu'ils nous promettent. Pour ce qu'ils nous donnent, c'est bien simple : ils vivent sur leur passé, passé excellent, du reste, et avec lequel ils ne semblent pas près de rompre. L'Opéra-Comique a rassemblé, — il le faut reconnaître, — la troupe la plus complète et la plus parfaite qu'on y ait applaudie depuis longtemps. Mme Carvalho, et, après elle, trois cantatrices de premier ordre, se partagent le répertoire courant, dont elles font accepter l'impassible fixité, si bien que chaque jour recule la date choisie pour la représentation d'œuvres nouvelles depuis longtemps prêtes à prendre l'affiche.

 

Pour l'Opéra, depuis le Tribut de Zamora, il ne nous a offert, comme nouveauté, qu'une expérience d'éclairage.

 

Plus d'un de nos confrères, en ces jours de disette pour la critique musicale, a dû se rejeter sur une étude du luminaire au théâtre et faire défiler en longues colonnes, devant ses lecteurs, le cortège des moucheurs de chandelles, des allumeurs et des gaziers traînant le char triomphal des électriciens. Le sujet est épuisé.

 

En attendant l'avenir, on n'en est pas moins allé à l'Opéra, — pour y aller, comme presque toujours. — Pour une bonne moitié du public, la part de la musique est mince dans ces soirées mondaines. On y est sans passion; on proclame volontiers les œuvres mauvaises ; puis, par indifférence, on les accepte, comme un bruit auquel on s'est accoutumé et un spectacle qui ne fatigue plus l'attention.

 

Cette situation inaltérablement heureuse de nos deux premières scènes musicales serait un excellent argument en faveur de la création d'un troisième Théâtre Lyrique ou d'un Opéra populaire, si la nécessité de cette création, tant de fois étudiée à cette place, était encore à démontrer.

 

Une subvention municipale assure désormais l'existence de ce théâtre, dont l'organisation s'élabore en ce moment de la manière la plus sérieuse.

 

L'Opéra et l'Opéra-Comique, passés à l'état de musées nationaux et où il sera bientôt impossible de monter plus d'un ouvrage par an, vont trouver dans cette création le moyen de dégager leurs abords encombrés de partitions inédites. Le bénéfice leur paraîtra peut-être discutable ; les compositeurs et le public du moins ne s'en plaindront pas.

 

III

 

En suivant dans ses développements le mouvement actuel de la musique, nous ne rencontrons rien de plus intéressant que les concerts.

 

Bien que le compte rendu des œuvres qu'on y exécute n'entre point absolument dans notre cadre, il faut pourtant faire la part d'un sujet d'étude qui s'impose, qui nous déborde pour ainsi dire, — alors que les théâtres nous réduisent à peu près au silence, — et sur lequel nos lecteurs doivent être au moins sommairement renseignés.

 

Là, dans la plus haute acception du mot, la musique est souveraine maîtresse ; nous n'y voulons prendre et examiner pourtant que ce qui est du domaine théâtral.

 

A côté des œuvres classiques, des grandes pages symphoniques, le programme des concerts hebdomadaires admet les fragments dramatiques des écoles anciennes et modernes.

 

Les disparus, les étrangers, les impatients, y ont une petite place réservée où, méconnus naguère, ils peuvent se relever ; où, inconnus la veille, ils peuvent trouver la renommée, sinon la gloire.

 

C'est donc là que nous viendrons parfois étudier de près l'art de la composition dramatique dans ses manifestations élémentaires.

 

Et je ne sais pas si, à ces auditions simples, l'égoïsme du compositeur ne trouve pas de très pures jouissances.

 

Sans action, sans décors, sans costumes, sans effets plastiques, l'œuvre musicale apparaît tout entière dans sa nudité éblouissante ou misérable. Si l'on en remarque mieux les fautes, les faiblesses, mieux aussi on en analyse les beautés. C'est là seulement, je le répète, le calcul d'un égoïsme professionnel. L'intérêt mieux entendu d'un ouvrage veut qu'il soit placé dans le milieu pour lequel il a été écrit. Pour les compositeurs vraiment doués au point de vue dramatique, le concert ne saurait donc être qu'un pis-aller, souvent redoutable.

 

Les organisateurs de ces grandes auditions, — intéressés à la découverte et à la révélation de talents nouveaux, — favorisent activement l'exécution d'ouvrages de ce genre auxquels manque leur milieu naturel : le théâtre. L'intéressant programme de la séance d'inauguration des « Nouveaux Concerts », fondés par M. Charles Lamoureux au Théâtre du Château-d'Eau, comprenait quatre fragments d'œuvres dramatiques, parmi lesquels on a surtout remarqué et applaudi le duo de Béatrice et Bénédict de Berlioz.

 

Vivant très discuté, Berlioz est aujourd'hui un mort envahissant. Il est partout et partout acclamé. Beaucoup de ses contemporains, qui le repoussaient comme un barbare, font actuellement partie de cette postérité en train de le sacrer grand homme.

 

Un autre concert, sous la direction de M. Broustet, s'est ouvert au Cirque des Champs-Élysées. Je n'en puis rien dire sinon que, là, encore, la tendance dramatique s'affirme. On y a entendu l'ouverture du Sigurd de M. E. Reyer, un opéra qu'une malheureuse destinée met en belle place sur le programme de tous les concerts, et arrête au seuil de tous les théâtres. Le nouveau Théâtre Lyrique, à défaut de l'Opéra, nous fera probablement connaître en entier cet ouvrage dont le public a déjà applaudi de nombreux fragments.

 

Le Cirque d'Hiver, sous la direction de M. Pasdeloup, le Châtelet, sous celle de M. Colonne, tiennent, par ordre d'ancienneté, le premier rang parmi ces entreprises. C'est à eux que nous avons dû tout d'abord nous attacher.

 

IV

 

J'ai à parler spécialement aujourd'hui de la scène du « Venusberg », fragment du Tannhäuser, entendue pour la première fois depuis l'exécution, à l'Opéra, de cet ouvrage de Richard Wagner, et qui constituait pour la grande majorité du public une véritable nouveauté.

 

Cette scène importante, donnée au deuxième concert du Châtelet, est une symphonie dramatique avec chœur, à l'intelligence et à l'effet de laquelle le mouvement scénique serait profitable.

 

On y a suppléé par un sommaire assez étendu.

 

La scène est dans une grotte où Tannhäuser est endormi, la tête appuyée sur les genoux de Vénus, au milieu des Grâces et des Amours. Les nymphes, les faunes, les bacchantes, animent le tableau de leurs danses. Les Amours et les Grâces calment la violence des faunes. Une douce langueur s'empare d'eux. Au chant des sirènes, ils s'éloignent peu à peu...

 

Sur ce thème rococo, dans lequel la légende du Nord se mêle bizarrement à la fable païenne, le poète nébuleux mais, par contre, le puissant musicien qui est Richard Wagner, a écrit une page des plus intéressantes, des plus belles, selon moi, et aussi, je le reconnais, des plus discutables, où l'étrangeté, la violence des procédés le montrent en flagrant antagonisme avec toute la vieille église musicale.

 

Le milieu de ce morceau a dû bien des fois servir d'argument à ceux qui appelaient naguères l'auteur du Tannhäuser le « musicien de l'avenir », en manière d'épigramme, et auraient dit volontiers, comme le critique Azevedo, qui fut un enragé rossinien : « J'entends du Wagner parce que j'y suis forcé, mais j'ai mon médecin près de moi. »

 

Ce tableau du « Venusberg » est, en réalité, d'un remarquable coloriste. — A défaut de la ligne pure et de la forme irréprochable d'Ingres, il a la fougue, la vigueur de tons de Delacroix, dans cette partie intermédiaire sur laquelle portent les résistances irréfléchies comme les enthousiasmes exagérés du public.

 

Après le début ample, descriptif, la scène s'anime, l'orchestre s'emporte comme la tempête ; les sonorités se heurtent furieusement : c'est la danse désordonnée des nymphes, des faunes et des satyres, un tapage de couleurs, à travers lequel, pendant un instant, on cherche péniblement le trait à peu près insaisissable du dessin musical ; mais, en somme, une inspiration dont l'attrait s'impose à qui l'écoute sans parti pris. Puis tout se calme graduellement et le morceau s'achève en un andante d'une infinie douceur, qui expire en un murmure très lointain ; c’est l'évanouissement d'une vision dans la brume.

 

Une page de ce caractère et écrite dans cet esprit serait facilement détestable, si l'exécution n'en était parfaite. Les archets promenés avec furie sur les chanterelles donnent l'illusion des sifflements du vent ; des exécutants médiocres en feraient des miaulements insupportables. Si excellentes que soient les conditions dans lesquelles il a été entendu, il n'en a pas moins eu son action sur les nerfs d'une partie du public. On l'a pourtant bissé, et les protestations ont été moins vives et moins persistantes que de coutume. Nous sommes loin déjà des orageuses séances du Cirque d'Hiver, alors que le choix d'un fragment de l'œuvre de Wagner suffisait pour soulever des clameurs contre ce musicien, antipathique moins encore par ses tendances artistiques que par ses outrages contre notre pays, au lendemain d'ineffaçables désastres.

 

La foule enfin apaisée, sinon oublieuse, donne la marque de ce suprême bon sens qui fait laisser de côté toute question étrangère à l'œuvre.

 

Pour la critique, sa tâche est toujours de se tenir à cette hauteur qui l'empêche de voir la petitesse de l'homme.

 

Si l'auteur de la comédie politique : Une Capitulation est le même que celui de Lohengrin, tant pis pour lui seul ! La supériorité de l'art n'en saurait être atteinte ; tandis que la figure de l'homme s'estompe dans la brume du passé, perdant ses reliefs disgracieux, emportant le souvenir de ses misères ou de ses lâchetés, au grand jour l'œuvre demeure ; elle n'a plus de patrie, elle appartient au monde qui la juge.

 

Des musiciens dont le nom est aujourd'hui prononcé avec respect, Mozart et Weber, ont mérité, à l'égard de la France, le même reproche que Wagner. Comme pour eux, elle aura pour lui la générosité de l'oubli, ou tout au moins de l'indifférence.

 

V

 

Dans une lettre de Mozart, rendue publique et dont le texte me revient à l'esprit, à propos de ces distinctions de l'opinion entre l'homme et l'œuvre, il est dit nettement que les Français ne sont que « des patauds, des ânes incapables de produire et forcés de recourir aux étrangers ».

 

Dure parole que la France a su pardonner à l'auteur de Don Juan et des Noces de Figaro, et qu'elle continue d'ailleurs à démentir de la façon la plus concluante du monde, car voici que nos compositeurs s'emparent des principaux théâtres de l'étranger.

 

On doit donner, en effet, à Vienne, le Richard III de M. Salvayre ; à Londres, la Velleda de M. Lenepveu ; à Hambourg, la Dalila de M. Saint-Saëns, et enfin à Bruxelles, l'Hérodiade de M. Massenet.

 

Cet ouvrage, commandé par l'Italie, où il a sa place réservée, passera dans les premiers jours de décembre, au théâtre de la Monnaie, qui est présentement notre troisième théâtre lyrique.

 

Ce sera la première nouveauté dont nous aurons à rendre compte et sans doute l'évènement capital d'une saison musicale dont voici à peu près le complet programme.

 

A Bayreuth, on prépare le Parcival de Richard Wagner. Le sujet en est emprunté à la même source que Lohengrin et l'action, suivant l'ordre chronologique, précède immédiatement celle de ce dernier ouvrage, Parcival étant, si je ne me trompe, le père de Lohengrin. Il sera curieux d'étudier dans cet opéra la synthèse des formules wagnériennes arrivées aujourd'hui à leur complet développement.

 

A Paris, nous aurons à l'Opéra-Comique, après la Taverne des Trabans, de M. Maréchal, les Pantins, de M. Hüe, un prix de Rome, à qui le concours Cressent ouvre heureusement la carrière difficile du théâtre, — et probablement Galante Aventure, de M. Guiraud.

 

Le théâtre de la Renaissance, converti à un art plus délicat, mettra à l'étude le Saïs, véritable opéra-comique que doit chanter le ténor Capoul.

 

L'Opéra méditait, pour accompagner les œuvres chorégraphiques, une reprise du Barbier de Séville, à laquelle, paraît-il, il a renoncé et dont il y aurait eu bien des choses à dire, le moment venu. Il ne faut donc compter absolument que sur le ballet corfiote de M. Lalo, pour l'entrée de l'hiver.

 

La Françoise de Rimini de M. Ambroise Thomas terminera la saison. On en poursuit les études avec ce soin patient qui caractérise notre Académie nationale de musique.

 

Cet ouvrage a une légende déjà presque aussi ancienne que celle de 1'Africaine, ce qui n'est point sans danger ; il lui reste à conquérir la même situation.

 

 

 

01 janvier 1882

 

I

 

Le charme est rompu : la Musique qui, pareille à la belle princesse du conte, dormait depuis un siècle, vient de nous être enfin rendue. C'est à Bruxelles qu'elle s'est éveillée, toujours jeune, souriante et vaillante, de ce long sommeil auquel les génies, — étaient-ce bien des génies ? — l'avaient condamnée. A travers la forêt qui enveloppe la cité brabançonne, sous le ciel gris de décembre, sans souci du temps à perdre, de la pluie ou du froid, les Parisiens avides de sensations nouvelles, épris d'avance de l'inconnue, sont allés au-devant d'elle pour saluer son réveil et lui faire fête, sous réserve pourtant de leur droit de critique. Il leur a été donné ainsi d'assister à l'une de ces solennités trop rares où toutes les préoccupations s'effacent, où tous les différends s'apaisent devant les exquises jouissances que procure fart le plus pur et le plus élevé.

 

Un ouvrage lyrique, qui comptera parmi, les plus considérables de notre époque, a été représenté le 19 décembre au théâtre de la Monnaie. C'est l'Hérodiade de M. J. Massenet.

 

Écrit sur un livret de MM. Milliet, Grémont et Zanardini, cet opéra devait être le sujet d'une expérience redoutable pour la réputation d'un compositeur arrivé, en très peu de temps, à des hauteurs où il est toujours extrêmement difficile de se maintenir. Je me hâte de constater, avant d'aborder l'examen de l'œuvre, que non seulement M. Massenet n'est pas descendu de ce sommet où l'opinion publique l'a placé, mais encore qu'il y a, de nouveau et de la manière la plus éclatante, affirmé son droit de possession.

 

II

 

La tradition biblique à laquelle les auteurs d'Hérodiade ont emprunté leur titre est trop haute, trop froidement majestueuse, en général, pour donner à ceux qui l'utilisent au théâtre, sans en modifier les caractères, le succès qu'on doit attendre d'un drame, même d'un drame lyrique. Il faut la faire descendre de son Sinaï, la réduire aux proportions humaines, en animer les personnages de passions vulgaires, mais d'une expression frappante, l'accommoder enfin au goût de notre modernité, sous peine de n'en obtenir qu'un oratorio.

 

C'est pourquoi on ne saurait blâmer ces librettistes, en parfaite communion d'idées avec leur collaborateur musical, de n'avoir pris à la Bible que des noms, des figures, des paysages, des traits de mœurs, en pétrissant à leur usage de nouveaux caractères, en vue d'une nouvelle action.

 

Pour eux, Jean le Précurseur n'est point le sauvage prophète de la Judée ; il n'est point le farouche captif des Trois Contes de Gustave Flaubert, ensanglantant aux grilles de sa cage son front hérissé, crachant des injures et des malédictions à la face de l'incestueuse épouse du tétrarque Hérode. Il est un justicier, parfois indigné et menaçant, mais plutôt doux et calme comme le Christ, le libérateur, dont il annonce la venue. Il est surtout un homme, ayant le cœur et la chair d'un homme, et apte à jouer, dans la vie théâtrale, le drame banal, mais éternellement vrai, éternellement nécessaire, de l'amour.

 

De même que Jean emprunte ses principaux traits à la figure du Christ, Salomé qui, avec lui, domine l'action, est un développement, une amplification, du type de Marie-Madeleine.

 

Madeleine aime le Nazaréen inconsciemment. Ses aspirations idéales vers la vérité, vers la lumière céleste, que personnifie le Maître, sont, en apparence, dégagées de toute influence matérielle. Mais comme ses cris de douleur, ses extases, ses larmes, ses joies ineffables, touchent de près à l'amour humain ! Sainte Thérèse, plus pure, plus extatique encore, enferme dans ses prières les mêmes ardeurs ; toutes ses expansions vers le divin bien-aimé sont formulées dans un langage qui est celui de la tendresse la plus terrestre.

 

Voilà les figures qui tentent M. Massenet. La femme, sous les divers aspects de sa nature physique et morale, l'attire irrésistiblement ; c'est celle qui le séduit par-dessus tout, et c'est par elle qu'il séduit avant tout.

 

C'est en transportant Madeleine de l'oratorio dans le drame qu'il a fait Salomé. Celle-ci n'est point condamnée, par une auréole de sainte, à vivre de la vie immatérielle. Elle peut aimer la doctrine, elle peut aimer aussi l'homme qui la prêche, et le lui dire, parler tour à tour le langage de la foi et le langage des sens. Le compositeur, qui ne veut point d'héroïne vulgaire, qui affirme toujours dans ses œuvres, — je l'ai dit ici même à propos de la Vierge, — une recherche constante de l'idéal le plus complet, a trouvé dans Salomé la réalisation d'un type depuis longtemps incarné dans son esprit.

 

Il lui a plu d'oublier la danseuse lascive qui fut Salomé, la fille cruelle et dissolue, la charmeuse demandant la tête de Jean en échange de sa beauté révélée comme un excitant poème ; il lui a plu de voir en elle une blonde enfant à, l'âme tendre et pourtant vaillante, prête au martyre comme à l'amour, résignée à l'enfer, heureuse du ciel, pourvu que rien ne la sépare de l'élu de son cœur.

 

Les collaborateurs de M. Massenet ont fait évidemment selon sa volonté en posant ainsi leurs principaux personnages, et ils ont eu parfaitement raison dans l'intérêt même de leur œuvre. Il est possible que les particulières aspirations du musicien les aient parfois gênés dans leur conception ; qu'ils aient dû, ici et là, étendre ou abréger, alors que leur sentiment leur eût dicté des dispositions toutes contraires ; mais M. Massenet n'est point de ceux qu'on puisse guider et mettre à la gêne. Je sais, par expérience, que vouloir lui imposer une action, une situation, des développements jugés par le poète nécessaires et par lui contraires à son succès, ce serait paralyser son génie et le faire renoncer à son travail. S'il n'a pas toujours raison, à mon sens, dans ce maniement de la matière dramatique, au moins est-il toujours de bonne foi.

 

C'est donc sans parti pris du respect absolu de l'histoire ou de la tradition, qu'il faut accepter le poème d'Hérodiade, dont la principale invention est dans les épisodes et qui repose d'ailleurs sur une fable dramatique des plus simples, comme il convient en pareil cas.

 

III

 

Le drame commence par un de ces tableaux pittoresques qu'affectionne M. Massenet.

 

A l'aurore, devant le palais d'Hérode, dorment les chefs des tribus qui viennent à Jérusalem, apportant les baumes, l'or, l'encens, l'ivoire, destinés au tétrarque. D'origine différente, ces gens se disputent volontiers, et c'est au milieu d'une de leurs disputes que l'action s'engage.

 

Phanuel le Chaldéen, dont le rôle peu défini dramatiquement ferait croire que de larges coupures l'ont atteint au courant du travail, Phanuel apaise cette dispute. Il n'est pas temps de se quereller quand la Judée est sous le joug, quand elle attend vainement le libérateur.

 

Salomé console bientôt Phanuel de l'indifférence de la foule. Elle croit, elle ; elle a entendu la parole du prophète Jean, annonçant la venue prochaine du Messie et le règne de la justice et de la vérité. Elle voudrait le revoir, le suivre, l'aimer !...

 

C'est dans cette pensée qu'elle s'éloigne, tandis qu'Hérode, dévoré par l'amour, la cherche partout : il demande à Phanuel de lui expliquer le mal qu'il ressent et de le guérir de cet amour. Phanuel, qui ne se soucie pas de cette cure, le ramène à d'autres idées plus graves :

 

Une femme t'occupe alors que tout respire

Autour de toi la révolte et le sang ?

 

En somme, les chefs dont Hérode se croyait sûr sont alliés aux Romains, le peuple est inconstant, il a peur du tétrarque, mais il acclame Jean.

 

Pour Hérode, Jean sera un instrument de politique ; il soulèvera le peuple et servira à l'expulsion des Romains. Après quoi, Hérode se débarrassera et des prophètes et des ambitieux. Des messagers arrivent d'ailleurs pour donner raison à Hérode et lui annoncer la venue de ses voisins tributaires de Rome, prêts à s'unir contre elle avec lui.

 

Il n'a pas le temps d'aller vers eux. Hérodiade est devant lui pâle, furieuse. Elle réclame justice contre Jean, qui vient de l'outrager, lui reprochant son mariage avec Hérode, mariage rendu incestueux par sa parenté avec le tétrarque, la flétrissant du nom de Jézabel, la menaçant de la colère céleste. Invoquant l'amour qu'Hérode eut jadis pour elle, elle implore la mort de Jean. — Hérode hésite. Hérodiade s'emporte :

 

Tu ne m'aimes plus ? Soit ! Seule j'accomplirai

Ce que j'ai résolu... Jean ! je te frapperai.

 

— « Frappe donc ! » — Jean vient d'apparaître. Il brave la fureur d'Hérodiade, il maudit Hérode. Et tous deux, tremblants de terreur, sans force contre cet homme que d'un mot ils pourraient faire arrêter, entrent précipitamment dans le palais pour se dérober à ses anathèmes.

 

Je ne goûte pas beaucoup cette scène ; à mon sens, elle n'est pas à sa vraie place dans l'ouvrage ; si, en faisant fuir aussi promptement Hérode et Hérodiade devant Jean, les auteurs ont en vue d'exprimer la puissance surnaturelle du prophète, ce mouvement est logique ; mais rien dans les paroles n'indique que telle ait été leur intention ; la scène, réduite à son sentiment apparent, manque de grandeur, d'autorité et de force.

 

On trouve dans le conte de Gustave Flaubert, Hérodias, un superbe passage : c'est la malédiction de Iaochanann. Il y a là Hérode, il y a Hérodiade, il y a Vitellius, et les Juifs et les Romains, les soldats et les bourreaux. Le prophète parle avec la voix du tonnerre, et ceux qui l'écoutent sont haletants de terreur, et la colère bientôt les emporte en clameurs sauvages. Ce n'est plus une scène à trois, comme dans l'opéra, scène dont je reconnais la valeur musicale, mais dont la brièveté amoindrit l'intérêt. C'est une puissante composition, un tableau digne de la main d'un maître.

 

Je m'étonne que M. Massenet niait pas cherché là, le motif d'un finale qui pouvait dénouer le tableau. Il a reporté, à la fin de l'acte, l'arrestation de Jean qui aurait été ici, ce me semble, beaucoup plus en situation, et cela sans noirs faire perdre la scène de la rencontre de Jean et de Salomé.

 

Quand Jean se trouve seul devant Salomé, elle lui avoue son amour avec une impudeur naïve. Comme la Madeleine versant des parfums sur les pieds du Nazaréen et les essuyant de sa chevelure dénouée, elle voudrait « à ses genoux épandre l'or de ses cheveux ».

 

Aime-moi donc alors, mais comme on aime en songe

Dans la mystique ardeur où l'idéal te plonge,

Transfigure l'amour.

 

Ayant ainsi parlé, Jean se délivre des bras de Salomé et s'éloigne en lui montrant le ciel.

 

C'est la fin du premier tableau. Le second est rempli par l'arrivée de Vitellius, qui vient déranger les projets ambitieux du tétrarque. Jean passe au milieu de cette foule bigarrée et violente. Il est suivi de Salomé et des Cananéennes, de Juifs et de Romains portant des palmes et chantant l’Hosannah. Hérodiade le dénonce à Vitellius. Et Jean est saisi par les gardes.

 

On le voit : le poème, conformément au procédé habituel à M. Massenet, se déroule par plans très déterminés, par tableaux absolument distincts, variés de caractère et de couleur. Le défaut de liaison du drame est ici compensé par une distribution très habile des effets musicaux.

 

Je passerai rapidement sur la suite du livret, afin de consacrer à la musique la part léonine qui lui est due.

 

Salomé est dans le temple. Elle sait que Jean est captif sous ces voûtes profondes, et que peut-être il va mourir. Elle veut le revoir, partager sa destinée. C'est dans le temple aussi qu'Hérode la retrouve. En vain il veut la séduire, la convaincre de son amour. Salomé en aime un autre... un autre dont Hérode se vengera, qu'il livrera au bourreau avec elle.

 

Une scène religieuse divise l'acte à ce moment. Elle est suivie du jugement et de la condamnation de Jean amené devant Hérode, Vitellius et Hérodiade. Le tétrarque reconnaît alors dans le prophète ce rival que lui préfère Salomé, car Salomé réclame la faveur de mourir avec lui.

 

C'est le motif qui le décide à laisser s 'accomplir une sentence dont ses projets politiques lui commanderaient d'ajourner l'exécution.

 

Jean est donc ramené dans sa prison pour attendre la mort. Il entrevoit l'immortalité prochaine. L'amour pourtant veille auprès de lui. Salomé paraît. Elle vient se donner à lui, se donner et mourir. Elle est belle, et ses bras nus enveloppent de caresses le prophète troublé. Son rude cœur se fond sous cette ardente étreinte ; il s'abandonne un instant aux délices de cette heure si brève, si douce et si terrible...

 

Mais l'amour de Jean et de Salomé n'est point de ce monde.

 

Jean doit marcher à la mort pur de toute souillure charnelle. Il pourrait vivre encore pourtant. Pour cela, il lui suffirait de céder aux sollicitations d'Hérode, transmises par Phanuel, de parler au peuple, de l'armer, en proclamant roi le tétrarque.

 

Jean refuse :

 

Je suis le serviteur du Dieu puissant et fort

Et non du lâche Hérode ! Allons ! J'attends la mort.

 

La pièce devrait s'arrêter là, car en réalité le drame est fini ; il n'a plus rien d'intéressant à nous apprendre. Mais, tranché à ce point, il finirait dans le noir, ce que M. Massenet déteste par-dessus tout. Nous y gagnons par conséquent un dernier tableau d'un intérêt dramatique secondaire, mais une série de pages musicales d'une haute valeur, bien que tout à fait épisodiques.

 

Le tableau se compose d'une invocation des soldats romains à la Patrie. J'aurais mieux aimé pour ces conquérants une invocation à la Fortune envers eux si prodigue ; mais c'est une habitude prise chez les envahisseurs de s'attendrir au nom de leur patrie et de leur liberté, en violant la patrie et la liberté des autres.

 

Suivent une fête dans le palais du proconsul et un ballet très heureusement placé par le musicien pour ceux qui n'aiment que la chorégraphie, comme pour ceux qui la détestent, les uns pouvant venir et les autres s'en aller juste à ce moment.

 

Pendant cette fête, Salomé vient demander à Hérodiade et au tétrarque la grâce de mourir avec le prophète ou de vivre avec lui. Elle implore en vain. Il est trop tard. Au moment où Hérodiade va céder, abandonner sa vengeance, le bourreau paraît, tenant à la main son glaive rouge de sang. Jean est mort.

 

C'est alors un mouvement de fureur de Salomé ; elle veut poignarder Hérodiade. Celle-ci l'arrête d'un mot : « Je suis ta mère ! » Salomé la maudit et se tue.

 

Ce dénouement est inutile ; il n'est d'ailleurs aucunement préparé. C'est un coup frappé dans le vide. Il faut admettre, à la décharge des auteurs, que nous sommes là en présence des débris d'une scène autrefois importante, ayant eu sa place ailleurs et s'y développant à l'aise.

 

Cela dit, je ne blâmerai pas l'intention évidente chez eux de précipiter l'évènement final ; ils ont eu d'ailleurs pour excuse, à ce moment de la soirée, que la cause de l'ouvrage était brillamment gagnée.

 

IV

 

La première représentation d'Hérodiade a été pour le public et pour la critique une nouvelle occasion d'étudier les origines de la musique de M. Massenet, de lui chercher des attaches dans le passé ou dans le présent. Autrefois, ceux qui l'aimaient le faisaient l'imitateur de Gounod ; ceux qui ne l'aimaient pas, lui donnaient Wagner pour patron.

 

On a encore redit ces choses à propos de sa dernière œuvre ; mais on les a redites du bout des lèvres, sans conviction, comme une banale et expirante protestation contre une personnalité bien nette, bien accentuée et désormais incontestable.

 

C'est, en effet, une personnalité des plus originales et des plus intéressantes que celle de ce musicien, qui est aussi un peintre et un poète ; il parle une langue bien à lui, une langue riche de tournures spéciales et d'un accent dont le charme est irrésistible.

 

Si personnel que l'on soit pourtant, il est des façons de dire que l'on adopte de préférence pour les relations courantes. Comme l'enfant emprunte à sa nourrice, à ses parents, à ses maîtres, des vocables, des inflexions, des fragments de discours, le musicien, l'écrivain et le peintre empruntent à leurs devanciers et à leurs contemporains des formules et des procédés qu'ils s'assimilent suivant les ressources de leur génie. Si j'avais à rechercher les affinités qui s'accusent, à l'heure actuelle, dans l'œuvre de Massenet, c'est à Berlioz et à Verdi que je songerais tout d'abord.

 

Comme Berlioz, il va jusqu'à l'extrême délicatesse pour sauter brusquement aux effets violents ; c'est le même amour des oppositions, des sonorités imprévues ou piquantes ; la même façon de manier la phrase, de la présenter, tantôt simple et nue, tantôt dans la pourpre et l'or de l'enveloppe instrumentale ; de la renvoyer d'un bout à l'autre de l'orchestre comme un oiseau léger, puis de la perdre un instant pour la faire éclater tout à coup dans quelque formidable ensemble. Moins romantique que l'auteur des Troyens, plus moderne, je veux dire plus précis, il donne pourtant comme lui parfois l'impression d'une vive tension nerveuse, et pousse jusqu'au paroxysme l'intensité de l'expression.

 

De Verdi, il tient un amour particulier de la note passionnée : il voudrait, à son exemple, donner au chant des ailes de flamme et cet emportement rythmique qui transporte les foules.

 

Il y réussit parfois ; mais là où il triomphe absolument, c'est quand il s'abandonne à lui-même, à ce naturel, à cette jeunesse heureuse qui lui apportent des formes d'une simplicité, d'une richesse et d'une fraîcheur délicieuses et font de lui un incomparable charmeur.

 

C'est peut-être bien de l'audace à moi de chercher ainsi à passer au creuset les éléments dont est fait le talent de M. Massenet. Il est très possible que je me trompe ; mais je m'imagine que l'erreur est honorable, et que si le compositeur lui-même était mis en situation de faire l'analyse de sa propre essence, — si tant est que l'on puisse se juger exactement soi-même, — il ne saurait être mécontent de se découvrir tel que je le montre : épris de certaines formules magistrales et absolument personnel pour la plus large part de son œuvre.

 

J'ai eu la bonne fortune de suivre de très près les évolutions de l'esprit de M. Massenet aux prises avec les divers sujets dont il s'est occupé jusqu'ici, en dehors de ses œuvres instrumentales.

 

Marie-Madeleine, son premier ouvrage, m'apparaît comme celui dans lequel il se montre, non le plus personnel, car tout le rôle de Judas est traité dans une forme archaïque, — mais le plus dégagé de préoccupations à l'égard du public. Il a écrit cet ouvrage dans la parfaite sincérité de son âme, ne sachant pas, ne voulant pas savoir quel accueil lui réserveraient les auditeurs. Aussi les morceaux se développent-ils sans hâte, sans fièvre, avec une sérénité de conception qui en fait véritablement, selon moi, l'œuvre d'un grand artiste noblement indépendant des caprices de la foule.

 

Ève, moins égale, laisse voir le musicien plus inquiet des appréciations courantes. Il a vu le feu une première fois ; il a compris que les goûts du public ne s'accommodaient pas toujours des inspirations les plus hautes ; il fait quelque concession et on lui paye en applaudissements ce qu'on lui devait pour Marie-Madeleine.

 

Pareille tendance se manifeste dans le Roi de Lahore. Avec Hérodiade, je retrouve M. Massenet tout à fait maitre de lui-même, parce qu'il se sent enfin maitre de la foule. Il dit ce qu'il veut et comme il le veut, sachant que cette fois on l'écoute, parce qu'il a conquis sa place et imposé sa conviction.

 

Cette partition nouvelle nous le montre avec toute cette grâce native, toute cette poésie débordante, qui est le propre de son talent. Elle est claire, lumineuse, élevée, puissante aussi. Ces trésors de délicatesse et de charme, de passion et de couleur, qu'il possède au plus haut degré, il nous les a livrés cette fois sans réserve, sans crainte d'être taxé de faiblesse, de voir prendre et compter pour des défauts les dons merveilleux de sa nature.

 

Mais ne semble-t-il pas aussi que, tout en révélant ces grâces, il ait voulu les compenser, se les faire pardonner par un excès de force dans certaines parties de l'ouvrage ? que, étant un Virgile, il ait voulu démontrer qu'il était encore un Lucain ?

 

Écrites en vue d'une salle plus vaste que celle du théâtre de la Monnaie, ces parties ont paru d'une sonorité vraiment excessive ; quelques-uns ont reproché d'avoir fait « gros » à un compositeur qui a travaillé à faire « grand », et y a réussi, en principe, son ouvrage étant écrit pour la Scala ou pour l'Opéra. J'ai parlé de la netteté des divisions scéniques, en parcourant le poème ; je dois noter aussi, comme un caractère général de cette partition, la sobriété des récitatifs, l'imprévu et la variété de l'effet théâtral.

 

La réduction du récitatif entre évidemment dans le procédé du compositeur : son œuvre y gagne en rapidité et en intérêt. Pour la science de la mise en scène, il demeure acquis qu'elle marche de pair chez lui avec la conception musicale.

 

V

 

L'introduction d'Hérodiade est simple et large, traversée par une phrase mélodique dont l'aspect se modifie deux ou trois fois d'une façon très heureuse ; le chœur des marchands qui la suit, immédiatement après quelques mesures destinées à peindre le lever du jour, est souligné dans l'orchestre par un intéressant dessin des cors. Ce chœur qui s'anime jusqu'à la dispute est interrompu par l'arrivée de Phanuel, rôle musical bien établi, bon type de déclamation lyrique, mais rôle écourté malheureusement.

 

C'est l'entrée de Salomé qui apporte un rayon de lumière blonde dans ce tableau plein de soleil oriental. Son air : « Il est doux ! Il est bon ! » expression d'un amour à la fois idéal et charnel, a fait courir un souffle de printemps dans la salle.

 

Le duo de Phanuel et d'Hérode a de l'énergie en sa brièveté. Un morceau autrement important est la supplication d'Hérodiade outragée demandant la tête de Jean. Dans la première partie de ce morceau, l'orchestre traduit, d'une façon plus frappante encore peut-être que la voix, le trouble et la fureur de la femme du tétrarque. Le motif : « Ne me refuse pas ! » accompagnant les souvenirs d'amour évoqués à propos, est d'une expression presque sensuelle. Par une opposition heureuse de cri de Jean : « Jézabel ! Jézabel ! » frappe l'air avec une éclatante énergie, mettant bientôt, trop tôt, je l'ai dit, Hérode et Hérodiade en fuite. Ce trio, cependant, exprime bien la sainte indignation du prophète, la stupeur et l'épouvante de ceux qu'il maudit, mais il l'exprime d'une touche un peu rapide.

 

La rencontre de Salomé et de Jean : « Ce que je veux ? te dire que je t'aime », est une des plus délicieuses pages de l'œuvre de M. Massenet. La phrase de cor répétant le motif du ténor : « Élève ton âme au ciel », est d'une pureté admirable. Ce duo a été le grand succès de l'acte, qui se termine, en un second tableau, par l'arrivée de Vitellius, grand finale développé, excellemment disposé, mais plutôt musical que dramatique. La sonorité en est très puissante et très voulue ; l'orchestration, — une mosaïque dont les couleurs sont parfois heurtées, — dénote une main des plus ingénieuses et des plus sûres. Avant ce finale, j'avais remarqué, avec le chœur : « Gloire au tétrarque ! » une très jolie marche accompagnant l'entrée d'Hérode et des tributaires.

 

L'effet principal de cette fin d'acte a été dans l'épisode de Jean traversant la foule avec Salomé et les Cananéennes. C'est une vision céleste, accompagnée par les harpes et le doux chant de l'Hosannah ! digression musicale et théâtrale du plus grand charme.

 

Le deuxième acte, dans le temple, devant le sanctuaire, débute par un chœur au dehors :

 

Hérode, à toi ces palmes,
A toi ces fleurs.

 

M. Massenet affectionne ces effets lointains qui, du reste, lui réussissent fort.

 

Les plaintes, la douleur, les regrets de Salomé sont ici exprimés d'une façon touchante dans le cantabile : « Charme des jours passés », et ce morceau d'une inspiration supérieure en amène un autre appelé à compter parmi les meilleurs du répertoire du jeune maître. — Je veux parler du duo-scène d'Hérode et de Salomé, au courant duquel se place l'arioso :

 

Vision fugitive et toujours poursuivie...

 

Un bel andante précède cet arioso qui va courir le monde, en compagnie des deux airs de Salomé que j'ai précédemment cités, et donner une idée de la valeur de l'ouvrage à ceux qui n'ont pas eu la bonne fortune de l'entendre.

 

L'ensemble : « Faveur suprême », n'est-il pas un peu coulé dans le moule de Verdi ? Peut-être, mais ce qui est du Massenet le plus pur, sans alliage aucun, c'est la scène religieuse, avec le chant du « Schemah Israël ! » derrière le rideau du sanctuaire, les danses sacrées des filles de Manahïm, les harmonies aériennes de la lyre aux dix cordes, du kinnor et du nébel, le bruissement qui accompagne le balancement des cassolettes devant le Saint des Saints, et enfin l'épisode de la Sulamite appelant le Bien-Aimé, page d'une facture absolument originale et séduisante.

 

Tout cela est d'une pureté, d'une poésie et d'une couleur qui font ressortir, par opposition, la scène dramatique du jugement qui dénoue l'acte. Là encore se place un finale très plein, très tenu, supérieur ce me semble à. celui de l'acte précédent, et que traversent comme une clarté céleste les accents inspirés de Jean et de Salomé.

 

Un prélude d'une grande sérénité, rappelant les phrases typiques des rôles de Jean et de Salomé, sert d'introduction au troisième acte.

 

L'air de Jean dans sa prison est d'une grande importance ; il ne m'est apparu que très imparfaitement, et, si j'en ai bien suivi le mouvement, il me semble que le rendu n'en a pas été complètement juste. Je crois devoir faire une réserve pour ce passage, qu'il conviendra d'étudier de nouveau.

 

Le duo passionné de Salomé et de Jean est d'un bel élan, d'une inspiration franche ; s'il n'a pas le charme pénétrant du duo correspondant applaudi au premier acte, il accentue du moins avec éclat ce tableau, dont la fin est une courte scène musicale sobrement et énergiquement traitée.

 

Le tableau final, avec son chœur à la Patrie, sa sonorité large et pleine, ses deux orchestres et son délicieux ballet, à complété le succès du compositeur. J'ai dit précédemment mon avis sur ce tableau. Je ne m'arrêterai que sur la musique du ballet, qui se compose d'un andante, d'un allégro et de deux autres motifs sur lesquels dansent des Gauloises, puis des Phéniciennes. Une scène de marchands d'esclaves, des plus gracieuses et des plus gaies, termine cet ensemble chorégraphique. La scène finale, courte, presque brutale, avec son apparition sanglante, dénote l'esprit pratique du musicien.

 

On le voit : deux rôles, celui de Salomé et celui de Jean, se détachent en lumière sur le fond de cette partition. Hérodiade a donné son nom à l'œuvre ; le personnage ne vient qu'en troisième ligne, en quatrième même, car, si je ne me trompe, le rôle d'Hérode est prépondérant, ne serait-ce, au point de vue musical, que par les scènes du deuxième acte.

 

L'interprétation est très bonne. Je nommerai tout d'abord Mlle Duvivier, dont la voix est superbe et dont le succès a été très grand et très mérité dans le rôle de Salomé.

 

Mme Deschamps (Hérodiade), Mme Lonati (la Sulamite), M. Vergnet, chanteur excellemment doué, devenu un consciencieux acteur, M. Manoury, un peu malade, mais vaillant toutefois, MM. Gresse, Fontaine et Boutens, tous enfin, ont eu leur part importante ou modeste dans le succès du compositeur.

 

L'hospitalité qu'Hérodiade a trouvée à Bruxelles a été des plus brillantes. Costumes et décors font honneur à l'intelligente direction de MM. Stoumon et Calabrési.

 

Est-il nécessaire d'ajouter que le triomphe d'Hérodiade est une victoire, non seulement pour M. Massenet, mais pour toute la jeune école française ? On sait déjà que des portes vont s'ouvrir devant elle, aussi hospitalières, mais moins lointaines, heureusement, que celles du théâtre de la Monnaie.

 

VI

 

C'est avec le Saïs, poème et musique de Mme Olagnier, que le théâtre de la Renaissance a opéré sa conversion dans le sens de la musique, — je ne dirai pas de la musique sérieuse, le mot serait trop rébarbatif — de la musique élégante, distinguée, voire passionnée, parfois se haussant jusqu'au ton du grand opéra, mais aussi, — que l'on se rassure, — souvent vive et de belle humeur.

 

Il ne faudrait pas, en effet, faire sauter tout d'un coup la joyeuse troupe de la Renaissance du langage bon enfant de l'opérette au langage précieux ou grave de certains opéras. L'opérette a du bon, même de l'excellent, pourvu que le compositeur veuille bien demander à son imagination quelque chose de mieux que les poncifs du genre. Prenons donc le Saïs comme une œuvre de transition, qui ne nous mènera pas jusqu'au lyrisme, mais nous donnera le goût d'une forme musicale plus châtiée et plus séduisante.

 

Le Saïs, c'est M. Capoul, et je ne crois pas me tromper en affirmant qu'il a dû avoir une influence assez directe sur la conception, l'agencement et les développements de la pièce dont il est le principal interprète. Ce n'est ni un opéra ni un drame qu'on la nomme, c'est un conte, un conte arabe et non point un conte à dormir debout, car le spectacle est des plus brillants et la musique des mieux sonnantes.

 

Il y a là un vague reflet de Lalla-Roukh, et aussi quelque peu des Amants de Vérone et de Paul et Virginie, trois ouvrages dans lesquels M. Capoul trouva naguère de beaux succès.

 

En l'espèce, il s'agit d'une petite princesse ou sultane fort curieuse, fort étourdie, fort volontaire, qui, se promenant sur les bords du Nil, est effrontément embrassée une fois, deux fois, trois fois, par un jeune Saïs qui la trouve belle et le lui prouve ainsi sans précautions oratoires. Elle pourrait le faire décapiter ou empaler ; elle n'en fait rien ; elle emporte dans le harem sa colère, sa rougeur, et par-dessus tout le souvenir de ces impudents baisers. Tefida, c'est son nom, Naghib, c'est le nom du Saïs, qui n'est pas un Saïs, mais quelque émir du désert,

quelque prince déguisé, comme il doit toujours arriver dans un conte qui se respecte ; donc Tefida et Naghib vont s'aimer, ce qui est encore absolument réglementaire.

 

Le jeune homme a pris du haschisch, afin tout, d'abord de revoir sa maîtresse en rêve et aussi de nous donner une jolie fin d'acte. Après quoi, il passe de la poésie à une prose non moins douce ; il s'introduit dans le sérail et vient chanter des romances à la sultane endormie. Elle s'éveille sur le dernier accord de la guzla d'usage, pour le duo dont elle ne saurait se dispenser. L'infortunée est promise par le khalife à Reschid-Pacha. « Jure que tu ne l'épouseras pas ! » exige le Saïs. Elle jure ; hélas ! nonobstant le serment, elle va épouser pourtant le malencontreux pacha, contrainte et forcée qu'elle est, après tout, lorsque Naghib s'en tire en tuant tout bonnement le futur. On veut l'arrêter ; alors il s'empare de Tefida et lève le poignard sur elle. Tant de résolution paraît toucher le khalife. Il autorise les deux amants à s'épouser, mais cela ne va pas sans une arrière-pensée des plus turques il ordonne à un eunuque, qui pousse le dévouement jusqu'au sacrifice de sa vie, de noyer les nouveaux époux au moyen d'un bateau à soupape. Naghib et Tefida tombent à l'eau ; sauvés de ce bain par les compagnons du Saïs, ils reparaissent, immédiatement séchés par le bienfaisant soleil d'Égypte, et entonnent un alleluia d'amour qui termine la pièce au contentement unanime.

 

J'ai pu esquisser légèrement ce petit ouvrage, que cela n'empêche pas d'avoir très brillamment et très complètement réussi. Il comporte deux personnages épisodiques dont je n'ai pas tout d'abord parlé et qui sont la gaieté de la pièce : l'eunuque et la confidente Fatime.

 

La partition, très bien instrumentée pleine d'ingénieux détails, nous révèle quelques motifs arabes d'un caractère fort curieux, notamment le chœur de fête du deuxième acte et l'air de danse qui le précède.

 

Le chœur du Kief, qui forme introduction, est aussi d'une jolie couleur orientale.

 

Les couplets de Naghib au premier acte, au deuxième sa sérénade « Pourquoi rester close ? » ont été bellement applaudis. Le duo de Naghib et de Tefida a des allures de Marseillaise, comme naguère le fameux duo de Paul et Virginie.

 

Au troisième acte, la Berceuse fait de l'effet. Mais le morceau capital de l'acte, c'est un finale de grand opéra, dont la sonorité met comme un bruit de canonnade au milieu de cette idylle, page intéressante d'ailleurs et d'une valeur réelle.

 

Peu de chose dans le quatrième acte. Au résumé, amusant petit ouvrage, dans lequel Capoul se dépense avec une prodigalité excessive. La voix, le geste, le mouvement, rien n'est ménagé. C'est une belle ardeur qu'il faut louer grandement, en ce temps où les artistes complets sont rares. Mlle Landau est une ravissante Tefida, chantant avec un art véritable. Mme Desclauzas fait applaudir le joli couplet : « La parole est d'argent, mais le silence est d'or » et met de la finesse aux moindres mots. M. Vauthier personnifie un khalife superbe et domine de sa belle voix le finale du troisième acte. Enfin Jolly, le comique Jolly, expire tragiquement à la fin de la pièce, ce qui n'est pas le moins drôle des effets qu'il ait obtenus jusqu'à ce jour.

 

M. Koning a monté le Saïs d'une manière délicieuse. C'est un vrai régal pour les yeux que ces décors et ces costumes tous exacts, avec une nuance de fantaisie qui ne messied pas dans le pays des Contes. C'est la mise en scène d'un véritable et très délicat artiste.

 

VII

 

Le Saïs, dont l'auteur-compositeur est une femme, m'amène tout naturellement à parler d'un autre ouvrage également dû, livret et musique, à une femme, une Française aussi, qui vient de faire représenter à Florence un opéra-ballet ayant pour titre la Conjuration de Chevreuse.

 

On me signale le succès de la « maestra », qui est Mlle Pauline Thys, et l'on met sous mes yeux les nombreux journaux italiens qui le constatent. Ils citent notamment l'ouverture, le prélude de la romance du ténor et cette romance même « O memorie a me si care » unanimement bissée ; la « polacca » du premier acte, un air de baryton, un terzetto et diverses autres pages dont nous ne potinons apprécier directement la valeur, que semble démontrer suffisamment d'ailleurs le grand nombre de rappels enregistrés par la presse florentine.

 

Il nous est, en outre, arrivé d'Italie deux envois des pensionnaires de l'École de Rome. Je n'en puis parler aujourd'hui, non plus que des concerts, dont les nombreux programmes, — sur lesquels j'aurai à revenir, quand les œuvres purement théâtrales me le permettront, — sont riches en fragments dramatiques, généralement empruntés à Wagner et à Berlioz.

 

Ces deux noms, dont le dernier nous est cher, sont mis en avant d'une manière devenue peut-être un peu exclusive ; cette abondance de fragments tirés du répertoire de maîtres autrefois peu en faveur, a du moins l'avantage de perfectionner, de compléter l'éducation musicale du public, de le mettre à même de comparer, de juger des hommes et des œuvres difficiles à rencontrer sur nos grandes scènes.

 

Ce qui assure, concurremment avec les concerts du dimanche, les perfectionnements de cette éducation, ce sont les institutions particulières, les sociétés chorales et instrumentales d'amateurs. Telle est la société Guillot de Sainbris, qui va donner dans quelque temps une série de petits ouvrages de jeunes compositeurs. Telle est aussi la « Concordia », dont le but est de faire entendre des ouvrages lyriques anciens et modernes, de s'intéresser au mouvement musical de notre temps et de prêter un concours effectif aux musiciens contemporains. Cette société, créée sur l'initiative de Mme Henriette Fuchs et dirigée par M. Widor, mérite d'être fort encouragée. Elle a rendu et doit rendre encore d'importants services à une époque où l'intelligence des choses musicales, tendant à s'élever, doit être constamment fortifiée par de saines études.

 

 

 

15 janvier 1882

 

I

 

La revue des ouvrages nouveaux exécutés durant l'année 1881 sur nos grandes scènes lyriques peut se faire en deux lignes : un ouvrage à l'Opéra : le Tribut de Zamora ; trois à l'Opéra-Comique : les Contes d'Hoffmann, les Pantins, et la Taverne des Trabans ; c'est tout. Et encore cette dernière pièce, due à la collaboration de MM. Jules Barbier, Erckmann-Chatrian et Henri Maréchal, appartient-elle plutôt à l'année qui commence qu'à celle qui vient de finir, car si elle est née officiellement le 31 décembre 1881, c'est de 1882 qu'elle doit attendre réellement la sérieuse existence que je lui souhaite.

 

Cette Taverne des Trabans, dont l'enseigne semble promettre une série d'aventures cavalières et évoque à nos yeux des tableaux peuplés de reîtres tapageurs, de belles filles pourchassées par des soudards casseurs de pots, est, en réalité, une honnête taverne alsacienne, où les trabans ne figurent qu'à titre de souvenir historique.

 

Elle a pourtant ses batailles ; elle les a eues du moins, car on ne les voit pas, on les raconte. Le tavernier Sebaldus et l'ermite Johannès, grands mangeurs, grands sécheurs de pintes l’un et l'autre, se sont en effet administré, à la suite d'une pantagruélique beuverie, une volée dont on parle encore. Les coups sont venus au cours d'une discussion religieuse : Johannès ne croit qu'au Dieu de Jacob, et Sebaldus, en bon ivrogne, n'admet que le dieu Soleil, qui fait mûrir le raisin. A titre d'argument, Sebaldus a cassé une chaise sur la tête de Johannès, heureusement fort dure, et Johannès a, de son bâton, travaillé comme épis en grange les côtes de son estimable ami, qu'il a mis au lit pour une quinzaine.

 

L'ermite retranché dans son ermitage sur la montagne de Saint-Yves, le tavernier renfermé dans sa taverne, sont brouillés à mort et mortellement navrés de leur brouille. Les narines de Johannès aspirent de haut le fumet des cuisines de Sebaldus, où s'élabore le succulent festin du « Paon », que l'hôtelier veut donner pour ses relevailles, et Sebaldus pleure secrètement la perte d'un ami qui buvait si bien.

 

Heureusement, il y a dans ce petit coin du monde, deux êtres que le parfum des grillades laisse indifférents : une jolie fille, Fridoline, qui est la propre enfant du tavernier, un joli garçon, Aloys, peintre, musicien et par-dessus tout amoureux, qui est le neveu authentique de l'ermite.

 

Les accordailles sont vite faites entre ces deux cœurs, et tout irait pour le mieux, n'était l'entêtement de Sebaldus et de Johannès qui se refusent formellement à faire la première démarche. Sebaldus exige que Johannès descende à la taverne pour solliciter la main de sa fille ; Johannès déclare que Sebaldus doit gravir la rude pente de Saint-Yves pour lui demander son neveu.

 

Au fond, ils n'aspirent qu'à faire la paix et, secrètement, ils y travaillent. Une bouteille de l'eau de Saint-Yves déposée mystérieusement chez Sebaldus par l'ermite, un flacon poudreux de vieux vin apporté en cachette dans la hutte de Johannès par le tavernier, servent de cartes de visite aux deux adversaires.

 

Et quand se dresse les tables chargées de victuailles pour le festin du Paon, que les convives prennent place au son d'une musique foraine exécutant une triomphante symphonie de la composition d'Aloys et que Sebaldus, encore mélancolique à la pensée du compagnon absent, va s'asseoir à la place d'honneur, Johannès apparaît. On se réconcilie, on marie fille et neveu, on s'embrasse, on se réembrasse, et l'idylle d'Aloys et de Fridoline se termine le plus joyeusement du monde au cliquetis des fourchettes et au tintement des verres.

 

II

 

Il n'y a pas une très grande place pour le sentiment dans cette histoire en trois chapitres d'une querelle et d'un raccommodement de francs buveurs. M. Jules Barbier, avec son expérience des choses lyriques, s'est chargé de venir en aide aux amoureux Aloys et Fridoline et de mettre en lumière, autant que possible, ces deux rôles un peu effacés dans la conception originale des auteurs de tant d'œuvres si justes et si délicates de ton.

 

L'Ami Fritz est le prototype de ces tableaux alsaciens où les personnages se meuvent et respirent dans une atmosphère toujours un peu chargée d'atomes culinaires, mais où du moins ils montrent d'honnêtes, de franches, de curieuses figures. Le Juif polonais, joué à Cluny et dans lequel il y a un drame et certains éléments fantastiques à côté d'une action assez sentimentale, aurait fourni au compositeur un thème plus intéressant que la Taverne des Trabans, maintenue dans les limites de la petite comédie. Les auteurs ont voulu respecter les traditions locales, et les conservateurs de ces traditions, qui n'ont pas vu sans regret notre seconde scène musicale sacrifier parfois à un genre plus sévère, doivent être satisfaits de ce retour aux bons principes. L'Opéra-Comique est fait, n'est-il pas vrai ? pour les émotions douces ; la sensibilité du public doit y être ménagée ; il ne faut point le prendre en traître et lui servir un drame quand il attend une bergerade. Que Roméo s'empoisonne parfois sur cette scène, qu'Antonia y succombe tragiquement, ce sont là des noirceurs admises à titre exceptionnel dans ce domaine de l'art aimable, mais qui conviennent beaucoup mieux à un théâtre purement lyrique qu'à cette salle Favart où les ombres inquiètes de Monsigny, de Dalayrac, de Grétry, entendent trop obstinément monter autour d'elles depuis quelque temps le flot tumultueux de la musique moderne.

 

La Taverne des Trabans, du moins, ne rompra pas leur antique quiétude ; elle laisse l'âme sans trouble et l'esprit sans visions émouvantes ; il faut dire à la louange de M. Henri Maréchal qu'il est parfaitement resté dans le caractère de son poème et n'a pas poussé de pointes ambitieuses vers les régions supérieures, comme c'est assez l'habitude de nos jeunes compositeurs cherchant dans un tout petit cadre l'occasion de se montrer dignes d'être chargés d'un grand tableau.

 

Sa musique est simple, saine, franche, comme les personnages dont elle constitue le langage ; elle n'accuse ni mièvrerie, ni recherche ; si parfois elle se vulgarise dans les ensembles, elle a d'heureuses revanches quand elle traduit les tendresses douces, les printanières effusions du cœur naïf d'une Fridoline ou d'une Suzel.

 

Le premier acte de la Taverne des Trabans contient les meilleures pages musicales de l'œuvre : le début en est gracieux et tendre avec le petit duo d'Aloys et de Fridoline ; l'entrée de Sebaldus est d'une belle allure ; le terzetto a de la légèreté ; mais le morceau qui a le plus directement porté sur le public, lequel a voulu l'entendre une seconde fois, est un chœur de buveurs, supérieurement écrit, d'un accent très mordant, d'un aspect très varié, qualités qui ne se retrouvent point à un égal degré dans l'ensemble terminant musicalement cet acte.

 

Au deuxième acte, la romance du ténor : « Dans la clarté limpide », est mieux inspirée et a été aussi plus favorablement appréciée que l'air de Fridoline placé à la première scène. Cet air, destiné à faire valoir les précieuses qualités de l'interprète, montre le compositeur en quête d'effets brillants qu'il rencontre bien plus facilement en ne les cherchant pas. Les vocalises ne vont guère au tempérament d'un sujet tel que la Taverne des Trabans, où le rôle de la chanteuse, fait de charme, de sentiment et de grâce naturelle, ne peut que perdre à ces enjolivements. C'est, je le veux bien, une gymnastique vocale des plus intéressantes ; il ne faut toutefois l'employer qu'avec une extrême réserve, à moins d'être en pleine fantaisie, comme dans le Toréador, petit ouvrage dont je vais avoir quelques mots à dire.

 

Un effet franchement comique a été obtenu par le compositeur, au dernier tableau, avec son orchestre villageois, soufflant dans les instruments à vent pour l'interprétation burlesque de la symphonie d'Aloys. A la salle Favart, cette fantaisie inattendue a fort amusé le public, qui a surtout remarqué d'autre part, dans cet acte, une romance de Sebaldus, laissant dans l'ombre un duo et un trio dont la forme est discutable.

 

L'interprétation est parfaite. A côté de la charmante Mlle Bilbaut fort applaudie, ainsi que M. Nicot chargé de lui donner la réplique dans l'amoureuse aventure de Fridoline et d'Aloys, on a fait fête à Mlle Vidal, à M. Fugère, à M. Belhomme, la servante, le tavernier et l'ermite, et au spirituel comique Grivot, dans un rôle épisodique de tambour de ville.

 

III

 

Deux jours avant de nous donner la Taverne des Trabans, l'Opéra-Comique avait composé une affiche avec l'Aumônier du Régiment, un emprunt au Théâtre-Lyrique de 1877, le Toréador, une résurrection, et les Pantins, une nouveauté née du concours Crescent.

 

L'Aumônier du Régiment appartient, comme pièce, à une époque déjà lointaine. Comédie-vaudeville devenue opéra-comique, elle a gagné à cette transformation quelques agréments que le public a trouvés de son goût. M. Hector Salomon, chargé de l'adaptation musicale de la petite pièce de MM. de Leuven et Saint-Georges, est un compositeur dont les preuves sont depuis longtemps faites.

 

La science de l'instrumentation qu'il affirme dès le début, dans une ouverture très importante, n'exclut chez lui ni la légèreté, ni la bonne humeur. Bien entendu, — et la chose est toute naturelle, — la note militaire est ici dominante ; au fond de cette instrumentation à la valeur de laquelle il faut rendre justice, il y a toujours, lointain ou proche, un régiment qui passe.

 

Cet ouvrage transporté sur la scène où la Fille du Régiment, avec laquelle il a quelques liens de parenté, compte tant de jours de gloire, y a rencontré le même succès que lorsqu'il fut donné à la Gaîté, sous la direction de M. Vizentini.

 

Ce fut alors, je crois, M. Lepers qui créa le rôle de l'aumônier, échu aujourd'hui à M. Barré. La très piquante Mlle Thuillier, MM. Maris et Grivot, ont été, avec lui, chargés de présenter au public cette œuvre légère qui fera un bon acte de répertoire, facile à monter, agréable à entendre.

 

Avec le Toréador, nous sommes en plein dans la musique à paillettes, à facettes, portant la marque d'Ad. Adam, cet improvisateur charmant qui, ayant produit hâtivement un grand nombre d'ouvrages, a porté la peine de cette dispersion de ses forces. Dans les deux actes que vient de nous rendre l'Opéra-Comique, il nous montre du moins un très aimable esprit, une gaieté facile dont la tradition se perd et qu'il faut préférer au sentimentalisme de l'opéra comique courant, genre essentiellement faux.

 

Ce badinage musical est d'un bon enseignement ; nous devons savoir gré à M. Carvalho de nous l'avoir offert, ne serait-ce que parce qu'il lui a servi en même temps à nous révéler le talent de Mlle Merguillier, une vocaliste de premier ordre, — dont le succès a été éclatant. Bonne diseuse, d'ailleurs, pleine de naturel et de finesse, Mlle Merguillier a pris, dans le rôle de Coraline, une très grande situation. Avec elle, avec MM. Taskin et Bertin, le Toréador, qui date pourtant de 1849, a retrouvé une grâce et une ardeur juvéniles qui le maintiendront probablement sur l'affiche pendant de longs jours.

 

IV

 

Les Pantins, de M. Édouard Montagne, mis en musique par M. Georges Hüe, tous deux vainqueurs au concours Crescent, n'ont pas rencontré l'accueil particulièrement chaleureux auquel les auteurs, forts de leur victoire, pouvaient s'attendre. Cette froideur n'a pas uniquement pour cause le livret et la musique.

 

La fable des Pantins est des plus simples, d'une naïveté voulue et qui peut être dangereuse, comme l'évènement a prouvé.

 

Il s'agit d'un bonhomme, fabricant de jouets, de poupées, de pantins, et père d'une fille qu'il entend marier au brasseur Coster, riche, laid et bête, tandis qu'elle aime l'étudiant Ulric, très charmant et aussi très pauvre, comme de juste. Il y a, à ce sujet, de vives altercations entre les intéressés, surtout entre le père et la fille. Pendant qu'il enrubanne ses pantins, qu'il les attife, il ne peut s'empêcher de comparer sa fille à la légère et inconséquente Isabelle, Ulric au beau et volage Léandre. L'enfant poursuit alors irrévérencieusement la comparaison. Dans le Polichinelle bossu, ridicule, qu'elle fait sortir du tas de pantins jetés sur l'établi, elle voit le brasseur Coster, son futur ; dans Cassandre elle reconnaît son père lui-même. On se sépare là-dessus. La jeune fille a invoqué en sa détresse Trilby, le lutin du foyer. Trilby l'écoute. Il endort le vieillard sur son ouvrage et lui envoie un rêve biscornu.

 

Dans ce rêve, Léandre, Cassandre, Isabelle, se substituent aux personnages du poème dont ils empruntent les traits. Polichinelle, imposé pour époux à Isabelle, bat Cassandre son beau-père, menace sa femme et se laisse berner par Léandre qui la lui prend.

 

C'est la morale du conte, c'est ce qui doit arriver si le brasseur Coster est préféré à Ulric. Les quatre personnages ont, par la grâce de Trilby, fait tous le même rêve. Coster renonce à son épouse ; l'amoureux triomphe.

 

La musique des Pantins n'est pas d’un caractère bien accentué : elle a plus de distinction que de gaieté, plus de poésie que de verve. Et la gaieté, la verve eussent été nécessaires pour faire vivre la scène du rêve, petit tableau de la comédie italienne d'où ne se détache réellement qu'une ilote lumineuse et franche : rentrée et la danse des polichinelles, arrangement instrumental fort bien fait sur un motif populaire.

 

La rêverie de l'amoureuse, au début de l'ouvrage, une romance du ténor, voilà ce qui a tout d'abord intéressé, après l'air de danse dont je viens de parler, dans cet ouvrage convenablement joué et chanté par la jeune troupe de l'Opéra-Comique.

 

Le tort est d'avoir coupé en deux actes et trois tableaux un sujet bien évidemment destiné à ne faire qu'un acte, et encore un acte d'une substance très légère. Ce fractionnement intempestif n'a pas été sans influence sur l'insuccès de la soirée.

 

Une mauviette qu'on croquerait d'une bouchée et avec quelque plaisir ne peut être présentée en trois morceaux, sur trois plats différents, sans que l’on trouve la solennité ridicule et la chère discutable.

 

Si les auteurs des Pantins ont voulu ce morcellement funeste à leur œuvre, c’est une maladresse dont il faut les blâmer ; s’ils l'ont subi, c’est une faiblesse dont il faut les plaindre.

 

V

 

On a, à propos de ces Pantins, beaucoup parlé de l'inutilité des concours, qui ne donnent que de minces résultats, et le thème était ici d'autant plus facile à développer, que M. Georges Hüe, le compositeur, est non seulement un lauréat du concours Crescent, mais encore un pensionnaire de l'École de Rome.

 

L'épreuve ne lui a pas été absolument défavorable d'ailleurs ; elle l'a montré comme un bon élève ; on ne doit pas en demander plus. La personnalité d'un compositeur ne saurait se dégager à ces premières heures de la vie militante, et les conditions dans lesquelles le place la situation faite aux jeunes pensionnaires de l'État n'est pas des plus favorables à la manifestation de cette personnalité.

 

La « question romaine » s'est posée et imposée depuis quelque temps dans la presse artistique : on a longuement discuté pour et contre l'institution de l'Académie de France à Rome, et M. Charles Gounod, avec sa grande autorité et son incontestable expérience, a défendu, en quelques pages éloquentes, cette institution dont il est un des plus illustres représentants (La Nouvelle Revue du 1er janvier 1882).

 

Il a traité la question de très haut et d'une manière générale. Je voudrais, dans des limites plus étroites, l'examiner rapidement, en ne prenant pour objectif que l'intérêt des compositeurs.

 

La nécessité d'une grammaire, d'une syntaxe, d'un haut enseignement artistiques, sans lesquels le génie demeurerait à l'état de force inapplicable, est un principe que personne ne saurait contester.

 

Ce haut enseignement, l'élève le reçoit tout d'abord au Conservatoire, puis, ses preuves faites, on l'envoie à Rome, où il perfectionne sa culture intellectuelle dans le commerce des sculpteurs, des peintres, des architectes, et dans la contemplation des chefs-d'œuvre anciens ; il conçoit là, s'il ne le possède déjà, l'amour des belles choses, à quelque ordre qu'elles appartiennent, et bien que depuis longtemps la musique italienne n'ait plus de secrets pour lui, le séjour de Rome, où il n'a rien à attendre d'elle, lui est vraiment utile en ce qu'il le place dans un milieu particulièrement favorable à la conception d'œuvres saines, fortes et élevées.

 

Ce séjour ne lui est plus imposé d'ailleurs pendant toute la durée de son stage académique ; on le laisse libre, après un temps, d'aller chercher ses inspirations ailleurs qu'à Rome. Mais il faudrait que cette liberté fût plus complète encore et que les aptitudes particulières du sujet pussent se développer avec une certaine indépendance, sous le haut patronage des maîtres, qui doivent être des conseillers plutôt que des pédagogues, car il en est du tempérament moral, du tempérament artistique, comme du tempérament physique, qui ne saurait s'accommoder d'un traitement et d'une direction uniformes.

 

Le foyer de la production artistique se déplace. L'Italie l'avait pris à la Grèce, la France l'a pris à l'Italie. Paris est aujourd'hui ce que furent Athènes et Rome, et le temps n'est pas éloigné peut-être où les nations européennes fonderont une école de Paris, comme nous avons naguère fondé une école de Rome. Ceci est à noter aussi bien pour la musique que pour les autres arts.

 

Pour beaucoup, Paris est le creuset où viennent se fondre, se combiner, les idées du monde entier, en une synthèse admirable. À ceux-là son séjour est indispensable ; ils ne produiront bien que là, au milieu de son tumulte, comme d'autres ne produiront bien qu'à Rome, dans le calme de la Ville morte et pourtant éternellement vivante ; tandis que d'autres encore voudront demander à Constantinople, sous le ciel argenté, en face des flots bleus du Bosphore ; à Athènes, devant le champ pierreux où se dresse l'Acropole ; à l'Espagne, à la Hollande, à la montagne, à la mer, au désert, les inspirations qu'ils attendent de l'immense et inépuisable nature. Question d'affinités qu'il faudrait peut-être résoudre en laissant le compositeur lauréat du Conservatoire libre de disposer de son temps et de sa personne, maître d'aller chercher à Rome ou hors de Rome des enseignements et des impressions, comme faisaient les artistes de la Renaissance, courant de ville en ville et d'école en école ; en ne lui imposant d'autre devoir que de rapporter, après le temps consacré, son œuvre de maîtrise.

 

Que se passe-t-il actuellement ? L'État, pendant trois ou quatre ans, met l'élève à l'abri du besoin ; il le dérobe à la dure nécessité des leçons au cachet, cela est vrai ; il lui permet de se perfectionner dans son art ; mais lui offre-t-il les moyens de l'exercer ? Or, le principal pour les compositeurs pensionnaires de Rome est, après avoir travaillé en plein idéal, après avoir vécu dans l'intimité des maîtres, de ne pas venir échouer platement sur le trottoir de l'Opéra ou de l'Opéra-Comique.

 

Il y a, je le sais, les envois de Rome comme ceux que nous avons entendus récemment au Conservatoire, et dont l'un s'inspire de la Bible et l'autre de la légende indoue ; mais les compositeurs dramatiques proprement dits, pour lesquels la villa Médicis est surtout ouverte, puisque c'est après la composition d'une cantate dramatique qu'on les y envoie, que fait-on pour les mettre en lumière ?

 

On doit, réglementairement, leur donner un petit ouvrage en un acte. Quand, par hasard, on le leur donne, c'est sans consulter leurs goûts, leurs dispositions, leurs aspirations. Ne doivent-ils pas s'estimer bien heureux qu'on leur confie un poème, et ne seraient-ils pas vraiment mal venus s'ils en marchandaient la valeur ou s'ils en discutaient le caractère ? Que l'on fasse faire une berquinade à un musicien que son talent désigne pour un drame, un drame à celui qui ne réussirait bien qu'une pastorale, peu importe ! On lui a fait faire quelque chose. Il tombe, tout est dit ; on ne lui doit plus rien. Il peut retourner à la misère noire ou aux leçons au cachet, s'il n'a pas de fortune personnelle.

 

Tout autre serait le résultat si, pendant qu'il est pensionnaire de l'État, le compositeur pouvait consacrer toutes ses forces vives à la conception, à l'exécution, d'un ouvrage choisi selon son goût, approprié à son tempérament, — choix que devrait contrôler, bien entendu, une commission spéciale, — et qui, rapporté par lui, chèrement caressé, fini sans hâte, sans préoccupation d'aucune sorte, constituerait cette œuvre de maîtrise dont je parlais tout à l'heure, — et sur laquelle on le jugerait définitivement digne ou indigne de l'encouragement accordé à ses débuts.

 

A cette œuvre, il faudrait un théâtre. Or, comme les théâtres sont communément des entreprises privées, il faudrait en même temps que ce théâtre appartînt à l'État, que l'étude d'un opéra en deux ou trois actes ne pût intéresser que les finances de l'État. Il faudrait en un mot pouvoir appliquer à ce théâtre, le système de la régie, système excellent dans son principe, puisqu'il supprime la coalition des intérêts personnels, mais d'une difficile, sinon d'une irréalisable pratique.

 

On pourrait faire à ce propos une étude qui, purement administrative, n'entre point dans le cadre de cet article. J'ai dit déjà ici (1) toutes les raisons qui me semblent militer en faveur de la création d'un théâtre dont le souci bien entendu de la prospérité de notre art national a enfin démontré l'urgence. Utile au public qui, en somme, contribue de ses deniers aux splendeurs d'un Opéra dont il n'a pas communément les moyens de profiter, utile aux compositeurs de talent dont les œuvres s'accumulent et s'immobilisent, il complétera très heureusement l'ensemble de nos institutions musicales.

 

(1) Voir la Nouvelle Revue du 1er janvier, du 15 mai, du 1er juin, du 15 décembre 1880, du 1er février, des 1er et 15 mars, du 1er juin et du 15 novembre 1881.

 

VI

 

Il faut lire, dans les Lettres intimes d'Hector Berlioz, récemment parues à la librairie Calmann Lévy, et dont la Nouvelle Revue avait eu la primeur, l'histoire instructive des Troyens, ouvrage joué en 1863 au Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet, et dont un acte vient d'être exécuté au neuvième concert de l'Association artistique, sous l'intelligente direction de M. Ed. Colonne.

 

Cette histoire, pleine de pages tour à tour amères et exaltées, nous montre le compositeur désenchanté par le mauvais vouloir d'un directeur, consolé par les enthousiasmes d'un autre, et finalement arrivant à ce grand jour de la première représentation d'un opéra dont, par une commune illusion, le succès lui apparut d'abord éclatant, et dont la carrière devait être des plus brèves. Ces pages enseigneront la persévérance, la ténacité et aussi la foi à nos jeunes compositeurs que rebutent les difficultés de l'époque actuelle.

 

L'audition du deuxième acte des Troyens au « Festival Berlioz », donné par M. Colonne, a été l'occasion d'une intéressante comparaison pour ceux qui ont assisté en 1863, — et je suis de ceux là, — à la première représentation de la pièce.

 

Les deux rôles principaux, confiés à Montjauze et à Mme Charton-Demeur, avaient trouvé en eux d'excellents créateurs, dont Ira vaillance ne sauva pas une partition pour l'intelligence de laquelle l'éducation musicale du public n'était pas alors assez complète.

 

Je revois très distinctement encore la salle houleuse, railleuse, parfois traversée pourtant d'un souffle d'enthousiasme, les galeries supérieures pleines de fervents et d'opposants, ces derniers chantant en manière de protestation le chœur des soldats de Faust, et criant des lazzis, jetant des calembours d'un bout de la salle à l'autre, pendant d'interminables entr'actes.

 

Presque rien ne resta debout de cette œuvre magistrale, qui parut alors mortellement froide, à l'exception d'un duo et d'un septuor dont la pure beauté fit éclater d'unanimes applaudissements.

 

Ce sont ces deux morceaux très supérieurs qui ont été entendus de nouveau au festival Berlioz. Ils étaient accompagnés d'airs de ballet formant le début de l'acte.

 

Il m'a semblé que les passages applaudis de préférence étaient ceux dont la contexture offre la complication la plus laborieuse, et non point ceux dans lesquels le compositeur, suivant une expression empruntée à l'une de ses lettres, s'est efforcé de faire « grandement simple ». Cette tendance à souligner ce qui indique l'effort, à négliger ce qui démontre la véritable force, n'accuse-t-elle pas de la part du public un zèle un peu excessif à prouver qu'il comprend bien aujourd'hui ce que naguère il déclarait incompréhensible ?

 

Les airs de ballet ont fait beaucoup d'effet. C'est, après le prélude, un motif d'une distinction rare, dont le trait principal est une belle et grande phrase grave, puis un pas d'une tournure plus banale, mais ingénieusement nuancé, et enfin une danse nubienne, au rythme rapide. On en connaît le mouvement : c'est celui de la danse arabe qui va de la langueur au vertige, et qu'accentuent le tambourin et. les flûtes se détachant sur le fond d'une instrumentation d'un coloris très fin et très ingénieux.

 

Le septuor et le duo ont eu du succès ; ils ne me paraissent cependant pas avoir été aussi bien compris et aussi favorablement appréciés qu'ils le furent par le public de la première représentation.

 

La conception en est des plus élevées et le sentiment des plus intenses, notamment dans le duo : une exécution vocale un peu monotone en a amoindri la portée, qui reprendra toute son étendue après une étude plus approfondie des rôles de Didon et d'Énée, et une pénétration plus intime de la pensée de Berlioz.

 

L'auteur des Troyens craignait toujours de ne pas trouver des interprètes capables.

 

« J'aimerais mieux, écrivait-il, recevoir dans la poitrine dix coups d'un ignoble couteau de cuisine, que d'entendre massacrer le dernier monologue do la reine de Carthage. Shakespeare l’a dit : « Rien n'est plus affreux que de voir déchirer de la passion comme des lambeaux de vieille étoffe... »

 

Ce duo n'a pas été ainsi « déchiré » ; il a été plutôt « voilé », traduit en forme de nocturne, suivant le caractère de son début, alors que le mouvement s'en échauffe peu à peu, se passionne, et que Didon, folle d'amour, jette au héros troyen, avec un douloureux reproche, l'aveu de sa tendresse profonde.

 

A défaut de l'enseignement direct du compositeur, c’est au caractère de l'instrumentation qu'il faut demander le sentiment juste d'un morceau. Et l'instrumentation est ici des plus instructives : elle exprimé de la façon la plus claire l'agitation, le trouble de l'âme des personnages ; elle enveloppe de lumière et de flamme cette scène d'amour si savamment graduée et d'une inspiration si simple et si haute, indiquant phrase par phrase à l'interprète le mouvement qu'il doit lui donner.

 

 

 

15 février 1882

 

I

 

Le « Centenaire » d'Auber a été célébré à l'Opéra, le 29 janvier, avec une certaine solennité. On devait bien une cantate à ce musicien fécond ; c'est à lui-même qu'on l’a empruntée : des fragments de quelques-uns de ses ouvrages, soigneusement assemblés par M. Léo Delibes, ont servi à accompagner des vers de M. Philippe Gille, chargé de célébrer, suivant les rythmes choisis, la grâce aimable, le charme, l'esprit et le patriotisme de ce parfait Parisien, qui fut l'auteur de la Muette de Portici.

 

Cette cérémonie avait groupé sur la scène de l'Académie nationale de musique tous les principaux sujets, heureux de figurer parmi les chœurs dans le formidable ensemble : « Amour sacré de la patrie » qui n'a probablement jamais été chanté avec cette ampleur et cette force. On a ainsi fêté le compositeur dans son œuvre et par son œuvre.

 

La Muette de Portici était le spectacle tout indiqué pour cette soirée : cet ouvrage, devenu rare, est de ceux qui conviennent parfaitement au vaste cadre de l'Opéra : il procède par tableaux mouvementés, la conception en est simple et grande, et, quand on se souvient qu'il est antérieur à Guillaume Tell, à Robert le Diable et à la Juive, on ne saurait trop louer les qualités natives d'un compositeur parfois si dédaigneusement renvoyé au genre plus modeste de l'opéra-comique.

 

Le même jour, les concerts fêtaient aussi le centenaire d’Auber. Le lendemain, le théâtre de l'Opéra-Comique composait son affiche avec des fragments empruntés aux principales partitions du maître, et accompagnait ce spectacle d'un « Hommage » de M. Jules Barbier, récité par M. Delaunay, de la Comédie-Française.

 

Tout cela a naturellement remis en lumière la figure du compositeur : on a discuté la date de sa naissance, raconté sa vie, noté les traits de son caractère, collectionné ses mots, et cette belle figure de rhétorique qu'on appelle l'hyperbole a joué un rôle prépondérant dans les articles, comme dans les cantates et dans les poèmes.

 

En France, un peu partout, du reste, c'est avec une vraie prodigalité qu'on paye à une mémoire illustre un tribut d'éloges qu'on a parfois si maigrement octroyé à l'homme lui-même. On dirait que ces éloges sont faits pour humilier les vivants plus encore que pour honorer les morts. C'est ainsi qu'à propos de l'auteur unanimement aimé de la Muette, de Fra Diavolo, du Domino noir, d'Haydée, on n'a pas manqué de jeter quelques pierres dans le jardin de l'école musicale contemporaine. Au nom de l'art « français », on a condamné les tendances de cette école sans s'apercevoir ou sans vouloir reconnaître qu'elle est la plus complète et la plus haute manifestation de notre génie national.

 

C'est une bataille de mots qui a fait, un moment, quelque bruit, mais que l'opinion publique a déjà sainement jugée.

 

II

 

L’œuvre d'Auber, étudié sans parti pris, n'offre point cette synthèse parfaite des formules et des procédés qui constitue une véritable personnalité de musicien. Sans contredit, le génie particulier de l'homme s'y affirme, mais non sans alliage ; la fusion des éléments individuels et des éléments étrangers n'y est point complète ; les italianismes y apparaissent à chaque instant ; n'en retrouve-t-on pas des traces jusque dans cet admirable duo patriotique de la Muette, qu'on a pu citer comme une page « française » par excellence, bien plutôt, je crois, parce qu'il touche vivement la fibre française que parce qu'il est écrit suivant une forme vraiment française ?

 

J'aimerais mieux, je trouverais moins prétentieuse pour Auber cette qualification de Parisien, qui nous vient instinctivement en parlant de lui. C'était, d'ailleurs, le titre qu'il affectionnait par-dessus tout. C'est avec son esprit vivant de Parisien, pétillant comme la mousse du champagne, qu'il concevait et qu'il exprimait. Et ne peut-on dire, sans irrévérence, qu'il voyait tout à travers la vie parisienne, qu'il appliquait à tout le tempérament parisien, dont les élans ne vont pas sans un assez joli fond de scepticisme ?

 

Son procédé de travail, qui consistait à fournir à son collaborateur des moules musicaux, en lui laissant le soin d'y couler des idées, ce procédé ne semble-t-il pas indiquer qu'il voyait dans la musique une caresse pour l'oreille, une source de sensations, plutôt qu'un langage absolument subordonné aux situations et aux caractères ?

 

L'influence des milieux, devenue aujourd'hui si considérable, ne s'exerçait guère sur lui. Qu'on écoute, par exemple, cette « Marche du Bœuf Apis », tirée de l'Enfant prodigue, et exécutée le jour du centenaire, au Concert des Champs-Élysées. On y trouvera d'assez belles sonorités, de la vie, du mouvement, de la variété, mais rien qui dénonce exactement l'origine de l'inspiration. Cette marche, on l'aurait entendue certainement avec moins de surprise du haut du perron de Tortoni, devant lequel passait le cortège, autrefois pompeux, du Bœuf Gras, qu'en se transportant par l'imagination sous les lourdes colonnades de quelque temple d'Égypte, vers lequel on aurait vu monter, à travers une double rangée de sphinx, la procession

des danseuses, des musiciens, des prêtres et des serviteurs d'Apis.

 

Nonobstant des réserves de ce genre, toujours permises au sujet des manifestations plus ou moins heureuses de son talent, Auber a assez de gloire, assez de gloire incontestable pour qu'il ne soit pas nécessaire de chercher à le grandir encore en lui offrant eu holocauste toute la nouvelle génération.

 

Elle est, du reste, très respectueuse du maître, cette génération fréquemment et pesamment accusée de wagnérisme, plus respectueuse que ne le furent ses contemporains, Rossini, entre autres, à qui l'on disait un jour : « Quel talent, cet Auber ! Il ne change pas ; » et qui répondait avec bonhomie : « Oui, toujours vieux ! »

 

La souriante et robuste jeunesse d'Auber était faite pour supporter ce mot injuste, mais bon à citer afin de faire prendre en patience aux hommes les petites méchancetés de leur temps.

 

III

 

Auber n'a pas fait que des opéras ; il a fait aussi des ballets ; il était juste que la danse fût, comme la musique, de la fête donnée en son honneur. C'est pourquoi l'intermède de la Muette, modifié pour la circonstance, a réuni deux danseuses de premier ordre, qu'on n'est point habitué à voir dans le même ouvrage : Mmes Sangalli et Mauri.

 

La technologie chorégraphique est des plus ardues, et il faudrait en posséder toutes les ressources, tous les termes raffinés pour écrire un équitable parallèle entre les deux charmantes artistes. De la grâce provocante, de la force, de la légèreté, de la séduction des poses, de l'imprévu des mouvements, de la crânerie et de la vivacité des allures, il faudrait faire deux justes parts, tâche délicate à laquelle je renonce, imitant en cela la réserve du public, qui a également applaudi les deux émules, dont il était courtois de ne pas exciter la jalousie pour une fois qu'elles se montraient ensemble dans une si parfaite harmonie.

 

IV

 

Quelques jours avant la célébration du Centenaire, avait eu lieu à l'Opéra une soirée dont je regrette de n'avoir pu parler plus tôt et que je ne saurais oublier : Mme Krauss abordait pour la première fois le rôle de Marguerite dans Faust.

 

On sait de quelle lumineuse poésie ce rôle est resté enveloppé pour ceux qui ont assisté à sa création, pour ceux-là même qui en ont seulement recueilli la tradition. Mme Miolan-Carvalho qui fut cette première et cette inoubliable Marguerite, qui l'était encore hier, qui pourrait l'être demain, sans qu'on s'aperçût du temps écoulé, tant a été grande cette union toute de charme et de sympathie entre l'artiste et le public, Mme Miolan-Carvalho a rendu bien difficile la tâche de celles qui ont voulu, après elle, faire vivre cette simple, touchante et délicieuse figure née de l'imagination de Goethe.

 

Marguerite, au théâtre, s'est appelée tour à tour Christine Nilsson, Adelina Patti, Fidès Devriès ; mais, dans l'histoire du théâtre, c'est le nom seul de Mme Miolan-Carvalho qui restera inséparable de celui de la candide et confiante amoureuse de Faust.

 

Avec son immense talent de composition, sa haute intelligence des situations, Mme Krauss a pris de ce rôle ce qui pouvait s'adapter à son tempérament : elle a laissé dans l'ombre tous les points où sa supériorité ne pouvait pleinement et complètement s'affirmer.

 

Les parties gracieuses, délicates, idéalement tendres du rôle, tous les passages où la forme de Marguerite se dessine d'un trait fin, comme une vision de légende dans une atmosphère vaporeuse, où, pour parler plus simplement, l'effet plastique doit accentuer, compléter l'effet vocal, ont été rendues par Mme Krauss avec l'évidente intention de ne point chercher à lutter contre des souvenirs ineffaçables.

 

Tout le second acte notamment nous l'a montrée très sobre d'effets ; sa voix, mieux disposée à l'éclat qu'à la légèreté, n'a point donné à l'air des Bijoux l'accent de coquetterie, de fraîcheur et de jeunesse qui en est le véritable caractère ; la cantatrice a voulu cependant accentuer le trait final de ce morceau, de façon à affirmer sa puissance, dépassant alors, ce me semble, le but assigné par le compositeur à son interprète, imprimant à ces mots : « C'est la fille d’un roi ! », plus de fierté hautaine que de naïf orgueil.

 

Elle a d'ailleurs joué toute cette scène dans une sorte de demi-teinte qui semblait voulue, restreignant son action à des limites étroites, mettant toute cette jolie comédie enfantine du coffret dans un coin obscur, alors que les précédentes Marguerites s'y étalaient en pleine lumière, au beau milieu du théâtre, sollicitant, provoquant les regards du public.

 

Mais, en revanche, quelle belle et puissante interprétation de la partie dramatique du rôle nous a donnée Mme Krauss, au tableau de l'église, à l'épisode de la malédiction de Valentin, à l'acte de la prison ! C'est une très grande et très complète artiste que celle qui, dans l'église, courbée sur le prie-Dieu, sait écouter ainsi la voix des remords de Marguerite ; ce n'est pas seulement une cantatrice : elle a oublié la musique pour le drame, elle ne se défend pas contre l'émotion qui l'envahit, elle s'y abandonne au contraire. Les yeux fixes, le corps brisé, défaillante, meurtrissant son front au bois du pupitre de chêne, froissant entre ses doigts les feuillets du missel sans y trouver la prière libératrice, criant son désespoir et sa terreur sous l'anathème qui l'accable, tombant enfin comme foudroyée à la vue de l'infernal abîme, elle est là absolument belle, et rien que pour cette unique scène on doit s'applaudir qu'elle ait voulu être Marguerite.

 

Après la mort de Valentin, finale dans lequel la tragédienne se révèle encore, Mme Krauss a trouvé dans le trio qui termine l'ouvrage l'occasion d'un de ses plus beaux triomphes.

 

Toutes les parties de la scène qui ramènent les motifs nés des premières heures d'amour de Faust et de Marguerite, tous ces souvenirs chastes, gracieux et doux qui fleurissent, à ce moment, dans l'esprit de la prisonnière, ont été traduits avec une exquise délicatesse. Puis la voix a pris des ailes de flamme pour l'invocation finale : « Anges purs, anges radieux ! » Tout l'amour, toute la foi, toute l'âme enfin de la femme aimante, abandonnée, repentante, aspirant aux éternelles joies, débordait dans cette suprême expansion, qui constitue d'ailleurs une des maîtresses pages de cette glorieuse partition de Faust.

 

V

 

Il n'y a pas de transition possible entre Faust et le Petit Parisien, entre l'Opéra et les Folies-Dramatiques, où, le 16 janvier, on a représenté ce dernier ouvrage. Il n'en faut donc point chercher.

 

Le Petit Parisien appartient au genre Déjazet, classe des travestis. Il a fallu utiliser les qualités d'une charmante artiste, Mme Simon-Girard, et on lui a taillé un rôle sur le patron des Richelieu, des Létorière, des Petit Duc, de tous les aimables vauriens qui font le désespoir des précepteurs, des maris, des exempts et le charme des douairières autant que des ingénues.

 

Celui qui nous occupe est un jeune duc de Bagneux, en rupture de duché, qui, sous le nom du Petit Parisien, arrête une belle princesse en voyage, la princesse de Parme, et se trouve tout justement avoir mis la main sur la femme qu'on lui destine.

 

Bien entendu, il l'aime sans la connaître et tout s'arrange pour le mieux à l'heure où il convient de finir la pièce.

 

Une Flora, comédienne, maîtresse du Petit Parisien, et jalouse, cela va sans dire ; un précepteur naïf, un chevalier du guet facile à berner, brochent sur le fond de ce canevas quasi classique.

 

Il n'y a là aucune surprise pour l'esprit ; on n'est d'ailleurs pas exigeant pour les ouvrages de cette nature. Un joli spectacle, le plaisir des yeux, quelque gaieté et un peu de musique sans prétention, voilà ce qu'il leur faut demander. Et il y a de tout cela dans le Petit Parisien.

 

Le compositeur de cet ouvrage, M. Léon Vasseur, qui fait partie de la pléiade des musiciens d'abord voués au genre fantaisiste de l'opérette et dont la conversion vers l'opéra-comique proprement dit continue à s'opérer, ne rencontrera peut-être pas sur ce nouveau terrain un succès pareil à celui que lui apporta naguère la Timbale d'argent, représentée, il y a quelques années, aux Bouffes-Parisiens.

 

Sa partition a cette valeur courante que multiplie la valeur d'une interprète justement aimée du public. Cela suffit pour faire un succès dans ces heureux petits théâtres, dont la muse, ou plutôt la musette, chante des chansons faciles, d'un tour familier, et dont le moindre trait soulève une tempête d'applaudissements.

 

Les Folies-Dramatiques ont leur diva en Mme Simon-Girard. Elle est entourée, dans le Petit Parisien, d'un groupe d'excellents artistes qu'on aime à revoir, et parmi lesquels compte Mme Rose Meryss, vaillante au point de chanter l'Azucena du Trouvère, et n'ayant pas dédaigné cependant d'interpréter ici le petit, trop petit rôle musical de Flora.

 

VI

 

Je poursuis autant que possible, dans les concerts, toutes les œuvres ayant le caractère dramatique ; la vulgarisation de ces œuvres ne pouvant se faire actuellement par la voie du théâtre, qui est leur domaine réel, il faut bien les prendre où elles sont.

 

Mais les concerts sont nombreux ; il y en a quatre chaque dimanches sans compter le Conservatoire, où la critique n'a pas sa place bien déterminée. Il en est un, dans le nombre, dont je n'ai pu m'occuper que très incidemment, et qui mérite une sérieuse attention : c'est le concert du théâtre du Château-d'Eau, dirigé par M. Lamoureux.

 

Cette salle du Château-d'Eau, — je l'ai dit déjà à propos des représentations lyriques données par M. Millet, il y a quelques mois, — est dans des conditions exceptionnellement favorables : rien ne s'y perd, les sonorités y gardent toute leur valeur, toute leur plénitude ; le hasard a fait là, pour l'excellence de l'acoustique, ce qu'on a vainement cherché maintes fois dans d'autres salles spécialement construites pour l'audition d'œuvres musicales.

 

L'orchestre de M. Lamoureux est, d'ailleurs, parfaitement discipliné. Les premiers programmes de ces Nouveaux Concerts ont été d'abord presque exclusivement consacrés aux compositions instrumentales ; peu à peu leur domaine s'est élargi : les choristes et les solistes ont été appelés à y prendre part.

 

Nous devons à l'association d'artistes, organisée et dirigée par M. Lamoureux, une des plus remarquables, exécutions de la Symphonie avec chœurs qui ait eu lieu depuis longtemps, et la connaissance de nombreux fragments dramatiques. Le nom de Richard Wagner revient souvent dans les programmes de ces concerts ; l'intérêt que l'on prend aux études comparatives, dont ces fragments fournissent le sujet, nous empêchera d'en blâmer le fréquent retour.

 

Au Concert des Champs-Élysées, de jeunes compositeurs trouvent souvent l'occasion d'essayer leurs forces devant le public. Je n'ai pu entendre, dans la période écoulée depuis le 1er janvier, que deux de ces concerts. Dans l'un on a exécuté un intéressant extrait de la Résurrection de Lazare, de M. Raoul Pugno ; je citerai exceptionnellement, dans l'autre, — une composition purement instrumentale, œuvre d'une femme qui dérobe sa personnalité sous le pseudonyme de Gilbert Desroches, — un « larghetto » et un « menuet », d'une facture très habile. Le menuet a été le plus applaudi. Le « larghetto » est cependant d'une valeur supérieure.

 

Deux œuvres importantes se sont partagé l'attention des habitués du Concert du Châtelet : la « Symphonie funèbre et triomphale » de Berlioz, et les fragments du Rienzi de Richard Wagner.

 

Comme presque toutes les productions de Berlioz, la Symphonie funèbre et triomphale porte le caractère d'une inspiration vraiment théâtrale.

 

C'est, pour la première partie, une marche variée, vue et entendue, à travers une ville remuante, chaude encore de la bataille des rues. — On se souvient que cette Symphonie a été composée pour l'inauguration de la colonne de Juillet. — La deuxième partie fait ressortir une grande phrase des cors et des instruments en bois, destinée à donner l'impression d'une pompeuse oraison funèbre, et se reliant à la péroraison, à l'apothéose, pour laquelle se déchaînent toutes les sonorités heurtées et violentes dont le compositeur affectionne l'emploi.

 

Ce morceau est extrêmement long dans le développement de ses trois parties ; il ne témoigne pas d'une inspiration aussi franche et aussi originale que la Symphonie pour la dernière scène d'Hamlet, dont, par bien des points, il rappelle le procédé.

 

Rienzi, le premier ouvrage de Wagner qui ait été accueilli avec quelque faveur par le public, date de 1839. Le compositeur était alors dans une période de tâtonnements qui nous le montre, selon la découverte assez singulière d'un de ses biographes, cherchant à « imiter le style d'Auber ». Il renonça d'ailleurs assez vite à cette entreprise fantastique pour écrire Rienzi, dont la représentation à Paris ne date que de quelques années. Elle eut lieu au Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet, sous la direction de M. Pasdeloup.

 

Les fragments entendus, le 5 février, au Châtelet, sont l'ouverture de l'ouvrage, morceau considérable, sommaire instrumental de l’œuvre ; le chœur, très développé, des messagers, la prière de Rienzi et le finale.

 

Bien que Wagner ait parfois dédaigneusement classé cet ouvrage au nombre de ceux où sa personnalité était encore dominée par une influence étrangère, il faut reconnaître qu'il y a, dans ces pages détachées de la partition de Rienzi, un souffle, une puissance, et, par instants, une sérénité, qui dénotent un sentiment dramatique des plus élevés.

 

Le compositeur a atteint, dans cet opéra, un but qu'il a souvent dépassé depuis, en voulant le chercher plus loin et plus haut. Rienzi restera dans le domaine des œuvres accessibles et pratiques ; tandis que la Tétralogie, et, je le crains bien, le Parcifal qu'on doit représenter à Bayreuth dans quelques mois, demeureront, pour nous du moins, à l'état de conceptions idéales et extra-scéniques. C'est ce que semble nous promettre le poème de ce dernier ouvrage, dont le livret a été récemment publié.

 

Il faudra revenir sur cette série d'œuvres et en approfondir l'examen quand l'occasion, probablement prochaine, nous sera offerte de revoir au théâtre, dans des conditions normales, un des opéras qui composent l'abondant répertoire de Richard Wagner.

 

J'en finis avec les Concerts, en parlant d'un petit ouvrage, d'aspect dramatique, chanté par la Société Guillot de Sainbris, pour laquelle des compositeurs bien connus ne dédaignent pas d'écrire quelques pièces spéciales.

 

La Belle au bois dormant, scènes de féerie, dont le compositeur est M. Albert Cahen, auteur d'un acte : le Bois, représenté l'Opéra-Comique, forme une série de tableaux dans lesquels s'affirme un très réel souci de l'intelligence scénique. Il faudrait à certaines parties, notamment au prélude et au finale, une interprétation plus complète. L'instrumentation en est intéressante ; un orchestre pouvant la traduire dans tous ses détails donnerait un plus haut relief à cet ouvrage, qui a été, d'ailleurs, fort justement applaudi.

 

VII

 

J'espérais pouvoir terminer cet article par le compte rendu de Namouna, le ballet de M. Lalo. C'est partie remise. Il faut se contenter, pour cette fois, des menus faits que je viens de passer en revue.

 

Si l'Opéra est forcé de retarder la représentation de cet ouvrage chorégraphique, qui, vraisemblablement pourtant, aura eu lieu quand paraîtra cette chronique, il nous donne une autre nouveauté, que les curieux, les bibliophiles et les dilettantes attendaient avec impatience.

 

C'est l'ouverture de sa bibliothèque, patiemment et intelligemment organisée par MM. Nuitter et Th. de Lajarte.

 

On va trouver là une foule de renseignements précieux dont profitera l'histoire du théâtre et de l'art musical en France, qui, si étudiée qu'elle ait été jusqu'ici, nous garde encore bien d'intéressantes découvertes.

 

Puisque cette inauguration de la bibliothèque de l'Opéra m'amène à toucher à une question de littérature musicale, j'en prendrai texte pour dire un mot d'un ouvrage qu'on signale à mon attention : François del Sarte, par Mme Angélique Arnaud.

 

C'est une étude approfondie sur cet artiste, sur ses découvertes en esthétique, sa science, sa méthode ; une étude écrite avec le respect passionné du maître, pleine de renseignements et de faits.

 

On y trouvera quelques pages fort instructives sur la prononciation, l'intonation, la prosodie. Je signalerai à l'auteur, en passant, une erreur qui lui est échappée à propos des exemples qu'il donne précisément dans ce chapitre, et lui a fait attribuer à la Reine de Chypre un chœur, pourtant très connu, de Charles VI. Mais cela ne touche pas au fond de la question, et l'étude sur François del Sarte n'en sera pas lue avec moins d'attrait.

 

 

 

15 mars 1882

 

I

 

Le ballet est un genre extrêmement philosophique.

 

On ne saurait nier cette vérité, surtout lorsqu’il s’agit d’un ballet contenu dans les limites du monde réel. On y voit alors la vie sous les aspects les plus imprévus ; on y apprend ainsi que le sage ne doit s’étonner de rien et que les complications les plus extraordinaires ne sauraient émouvoir sa sérénité.

 

Cela n’a point, généralement, d’enchaînement logique, et cet illogisme est délicieux. Le ballet doit être absurde ou ne pas être ; je voudrais qu’il devînt plus indépendant encore en ses manifestations, et je me demande si le plus réussi de tous ne serait pas celui qui ferait défiler sous les yeux du spectateur une série de scènes et de tableaux, sans liaison aucune, amusants et divers comme le spectacle de la rue, comme les conceptions du rêve, dont on ne discute pas l’incohérence.

 

Les Italiens de notre temps ont fait beaucoup dans ce sens. Ils donnent au ballet une importance considérable ; ils ne lui assignent point de limites. J’ai eu entre les mains deux ou trois ouvrages de cette espèce, rapportés de Milan en ces dernières années, qui démontrent clairement jusqu’où peut aller la fantaisie du chorégraphe à l’encontre de toute poétique.

 

L’un d’eux, « Excelsior ! », – une sorte de féerie scientifique, – fait faire à la locomotive et au ballon des chassés-croisés merveilleux ; rien n’arrête les personnages ; ils plongent sous les tunnels, ils filent sur le câble transatlantique, ils pointent leur orteil sur le Popocatepetl pour piquer une tête dans les mines de l’Oural, et tout cela le plus naturellement du monde, avec un parfait et charmant détachement de toute convention.

 

Quoique le goût du « spectacle » se développe de plus en plus parmi nous, l’Opéra doit à la solennité de son titre d’Académie de danse de ne point donner dans de telles licences.

 

Sérieusement parlant, on n’y connaît que le ballet féerique et le ballet d’action. Le premier me semble de beaucoup préférable : à la fois plus brillant et plus modeste, sans prétention dramatique trop haute, il est fait pour éveiller plus de sensations que de sentiments et m’apparaît comme l’idéal de tout musicien à l’imagination vive et à l’esprit ingénieux. Le ballet d’action se compose d’éléments beaucoup moins homogènes : les fureurs de la jalousie traduites par la seule mimique, les délicatesses de l’amour pur paraphrasées par des ronds de jambe, les ardeurs de la passion accentuées par des jetés-battus, ne sont point suffisamment émouvants pour qu’on les préfère aux pures et gracieuses combinaisons chorégraphiques qui ne disent rien et, par conséquent, disent tout ce que l’esprit agréablement mis en éveil y veut entendre.

 

II

 

La Namouna que M. Nuitter vient de donner à l’Opéra et qui n’a aucune parenté avec le conte d’Alfred de Musset, dont elle emprunte seulement le titre, appartient à la catégorie des ballets d’action.

 

Si M. Nuitter, à qui l’on doit l’amusante fantaisie qui a nom Coppelia, a quitté le pays bleu pour entrer dans le domaine du drame réel, c’est sans doute parce qu’il s’est préoccupé de fournir à son collaborateur musical le thème le mieux approprié à son tempérament. C’est un point sur lequel je vais avoir à revenir, quand j’aurai dit comment M. Nuitter, assisté de M. Petipa, un très habile maître de ballet, a présenté et développé l’histoire des amours de l’esclave Namouna et du seigneur Ottavio.

 

Ce roman s’ébauche en plein XVIIe siècle, dans un casino de Corfou, où un capitaine d’aventure, un forban plutôt, du nom d’Adriani, perd aux dés, contre Ottavio, son or, sou vaisseau, son équipage, et finalement offre, comme suprême enjeu contre tout ce que la mauvaise chance vient de lui ravir, son esclave Namouna.

 

Comme l’or, comme le vaisseau, comme l’équipage, Namouna est gagnée par Ottavio. Voilée et tremblante, elle s’approche.

 

– Tu dois être belle ! lui dit alors son nouveau maître. Si je te voyais, je n’aurais peut-être pas le courage de te laisser partir.

 

Ottavio ajoute à ce beau mouvement le don de tout ce qu’il vient de gagner à Adriani et met en liberté, sans la connaître, l’esclave reconnaissante et émue, ne retenant d’elle qu’une fleur de son bouquet, gracieusement offerte en souvenir.

 

Donc, laissant Namouna s’éloigner sur le navire d’Adriani, qui désormais lui appartient, laissant le forban dépossédé maudire la fortune, Ottavio retourne à ses amours qui sont, pour le présent, la belle Héléna.

 

Il lui vient donner une aubade sous son balcon, en pleine place publique. Cette musique n’est point du goût d’Adriani, qui passe par là et ne demande qu’un prétexte pour se venger de son gagnant. Il chasse les symphonistes. Ottavio se fâche. Gros mots, ou plutôt grands gestes, puisqu’il faut s’insulter sans ouvrir la bouche ; épées tirées ; double attaque furieuse ; tout cela va grand train quand, entre les deux adversaires, s’interpose une bouquetière, leur offrant tour à tour ses fleurs. Elle parvient ainsi à les séparer ; elle y est aidée, au surplus, par la foule envahissant la place pour la Fête des palmes, épisode chorégraphique à la suite duquel Adriani, ayant reconnu son esclave Namouna, lui fait une déclaration des plus passionnées.

 

Namouna n’a que faire d’un amour qu’on ne lui a guère démontré jusque-là, il le faut bien reconnaître. Celui qu’elle aime, c’est l’homme qui l’a délivrée, sans rien exiger d’elle...

 

Nalheureux au jeu, malheureux en amour, en dépit du proverbe, Adriani se résout à faire assassiner son rival.

 

Heureusement, Namouna veille, et son jeune serviteur Andrikès s’emploie pour elle.

 

Aux bravi apostés par Adriani, Andrikès oppose quelques hommes convertis au bien par les libéralités de Namouna. Ils tirent Ottavio de l’embuscade dans laquelle il est tombé ; après quoi ils lui déclarent qu’il doit les suivre.

 

Ils ont des ordres, les ordres d’une belle dame masquée, dont la barque s’approche et qui apparaît elle-même.

 

Le charme de l’imprévu décide Ottavio à se laisser ainsi enlever. On s’embarque, l’intraitable Adriani reparaît, acharné contre Ottavio qu’il veut vainement poursuivre. Namouna sauve encore une fois son sauveur et l’emmène vers une destination ignorée.

 

Le deuxième acte nous fait connaître le but de ce mystérieux voyage ; il nous transporte dans un milieu qui aurait prêté à une description poétique, s’il était d’usage d’écrire en vers les livrets de ballet.

 

III

 

C’est une île, allongeant ses riantes collines dans le calme profond des cieux étincelants ; un lumineux pays où les brises salines bercent des flots d’azur sur des rivages blancs. Là, dans les bois obscurs où la blonde déesse dévoilait autrefois sa fière nudité, des esclaves, goûtant une heure de paresse, dorment, rêvant d’amour plus que de liberté. Ainsi qu’un vol d’oiseaux posé sous les platanes, elles mettent dans l’ombre un fourmillement clair, et leur corps, à travers des voiles diaphanes, reçoit languissamment les baisers de la mer.

 

Namouna aborde avec Ottavio dans cette île de l’Archipel où ses anciennes compagnes attendent, en dormant ainsi, qu’on les vende aux riches seigneurs turcs du pays. Elle commence par les racheter à leur maître Ali, qu’elle paye avec les trésors dus à la générosité d’Ottavio. Puis, elle se fait connaître à ce dernier, en lui montrant une fleur pareille à celle qu’elle lui a offerte au premier tableau. L’esclave jouée et perdue par Adriani, affranchie par Ottavio, c’était elle.

 

Voilà comment se font les constatations d’identité dans le monde des sylphides, et je pense qu’on ne saurait rien trouver à reprendre à ce procédé, puisqu’il détermine chez Ottavio l’explosion d’un violent amour.

 

On se réjouit, on danse dans cet Eldorado de l’Archipel grec ; mais Adriani est un trouble-fête, qui vient encore une fois contrarier les amours de Namouna. Elle charge ses compagnes de séduire les bandits qui escortent l’aventurier. Elles y réussissent et les désarment, tandis qu’Adriani, plus avisé ou plus incorruptible que ses hommes, s’empare tout bonnement de son rival Ottavio, auquel il ferait faire incontinent une très désagréable fin, si Namouna, à bout de supplications, ne prenait le parti de griser abominablement ce joueur si rancunier.

 

Scène d’orgie et « pas de la coupe », après lesquels l’amoureuse Namouna enlève définitivement Ottavio. On reprend la mer pour voguer vers quelque autre île fortunée, et Adriani, avec lequel il faut toujours compter, est tué par le petit et charmant Andrikès, le page fidèle de Namouna, au moment où il va s’opposer à l’embarquement.

 

C’est ainsi la bataille du lion et du moucheron qui sert de conclusion et de morale à ce conte.

 

IV

 

Le choix du sujet, la façon dont il est traité, dénotent chez M. Nuitter, comme je l’ai dit tout d’abord, une préoccupation des situations qui doivent le mieux répondre aux tendances de son collaborateur musical, M. Édouard Lalo.

 

Ce dernier, bien que Namouna soit son début au théâtre, a été néanmoins classé, dans l’opinion courante, parmi les compositeurs auxquels l’énergie et la passion du drame lyrique doivent mieux convenir que les grâces et le sentimentalisme d’une fable chorégraphique. Aussi, le librettiste, s’est-il efforcé d’extraire, au profit du musicien, toute l’essence dramatique que pouvait lui fournir son sujet. Il en a fait une sorte d’opéra sans paroles, dont le premier tableau offre cette singularité que le rideau se lève au moment même, – c’est le livret qui parle, – « où les danses viennent de finir ». Pour un « ballet » c’est, on le reconnaîtra, poser, dès le début ; un parti pris de conciliation entre deux genres peu conciliables. L’œuvre a certainement perdu à ce régime mixte la franchise de son allure ; je ne saurais dire si le musicien y a sérieusement gagné.

 

Un compositeur dramatique trouvera toujours insuffisantes les concessions qui pourront lui être faites dans ce domaine de la danse où ses facultés géniales ne peuvent se manifester dans leur complète expansion ; mais quand ce compositeur dramatique est doublé d’un symphoniste, il y peut rencontrer l’occasion d’affirmer assez nettement sa personnalité. C’est, je crois, ce qui est arrivé pour M. Lalo.

 

M. Lalo, dont les compositions instrumentales ont fondé la réputation, a écrit pour le théâtre deux ouvrages non encore représentés : la Conspiration de Fiesque et le Roi d’Ys, dont il a été donné quelques fragments dans les concerts. – On a pu apprécier ainsi la direction de ses idées musicales, mais non le juger à fond. – Et, suivant des impressions comme toujours fort sommaires, M. Lalo a été assez généralement rangé parmi les irréconciliables, contempteurs de toute mélodie et dédaigneux de toute formule précise, tandis que, d’autre part, on voyait en lui, plus justement, un musicien consciencieux, convaincu, recherchant la vérité de l’expression et la variété de la forme, disant parfois peut-être un peu longuement ce qu’il a à dire, mais le disant toujours au moins dans un langage pur, élégant et élevé.

 

Quand un compositeur de ce caractère et de cette valeur aborde pour la première fois le théâtre, ceux qui lui ont marqué arbitrairement sa place parmi les adeptes de la musique compliquée, ceux-là sont fort surpris de le trouver simple, et pour un peu ils lui feraient un reproche de sa clarté ou la lui compteraient comme une défaillance. L’aventure est commune à tous ceux de nos musiciens contemporains qui, ayant débuté par des conceptions abstraites, sont descendus aux choses de la vie courante et y ont apporté cet esprit pratique, cette faculté d’assimilation, cette détente nécessaire, sans lesquels il n’est point de communication possible entre l’artiste et le gros du public.

 

V

 

Le compositeur de Namouna n’a pas écrit d’ouverture pour son ouvrage ; les quelques mesures qui précèdent le lever du rideau peuvent à peine compter pour un simple prélude, tant elles sont discrètes, voilées, presque timides. C’est une sorte « d’avertissement au lecteur » destiné à lui faire bien comprendre qu’on veut en user courtoisement avec lui et ne pas rompre brusquement avec les traditions du genre.

 

La scène du Casino, qui fait tout le premier tableau, et durant laquelle on ne danse pas, n’est qu’un mélodrame sur lequel s’ébauche l’action initiale. On n’est pas encore vraiment entré dans le plein de l’œuvre.

 

On y arrive par une symphonie qui relie le premier tableau au second et qu’on a dû très mal juger, l’ayant très mal écoutée. Elle prépare l’aubade d’Ottavio qui marque le premier point auquel se soit sérieusement arrêtée l’attention d’un public habituellement moins distrait.

 

La scène du duel d’Ottavio et d’Adriani, coupée par le pas de la bouquetière, est bien comprise musicalement quant à son point de départ, mais elle s’allonge et manque de verve ; on a appuyé là sur un effet qui devait être bref et saisissant. Le divertissement de la « Fête des Palmes » fait une très vivante diversion et amène un motif très dansant, dont le rythme est nettement marqué par les bugles et les trompes de la fanfare placée sur la scène. Les cuivres tracent ici d’un trait presque dur, sur le fond harmonieux de l’instrumentation, le dessin principal du morceau. C’est d’une vulgarité voulue, mais il s’agissait de rappeler le caractère des orchestres populaires; le compositeur l’a fait sans pousser l’imitation à l’excès ; on n’a point manqué toutefois de se jeter sur ce prétexte pour lui faire un procès de tendance et l’accuser de recourir à des procédés violents et à des effets vulgaires. On devrait cependant, et depuis longtemps, s’être habitué à cet emploi des cuivres. La génération musicale actuelle a pour ces sonorités claires un goût qu’elle tient de la génération précédente. On sait l’effet obtenu autrefois par les trompettes de la Reine de Chypre ; depuis, ce goût s’est accentué et il n’est pas d’œuvre lyrique complète sans sa bande de sonneurs : dans Aïda, trompettes ; dans Faust, fanfares ; dans Étienne Marcel, trompettes ; dans le Roi de Lahore et dans Hérodiade, trompettes ; trompettes enfin dans Namouna ! J’en passe. Cela suffit pour marquer un des traits saillants du caractère de l’école contemporaine qui, fort heureusement, n’est pas que l’école des trompettes.

 

Le pas de la « Roumaine », avec l’épisode du « Joueur de mandore », ramènent le musicien dans un ordre d’idées plus recherchées, quoique d’un accent moins personnel que ce qui va suivre.

 

Je parle du lever de rideau du deuxième acte : la sieste des esclaves, délicieuse inspiration, berceuse qui prend parfois les mollesses d’inflexions d’une « habanera » dont on aurait ralenti le mouvement jusqu’à la langueur.

 

Le divertissement des fleurs est joli et plaît aux yeux comme à l’oreille, mais musicalement je lui préfère la scène dans laquelle Namouna se fait reconnaître à Ottavio en lui montrant une fleur pareille à celle qu’elle lui a donnée naguère au Casino de Corfou. – Toute cette scène est mimée sur un andante dont les harmonies exquises disent mieux que des paroles le trouble, l’extase de ces deux âmes près de s’unir, de se confondre, comme les deux fleurs échangées mêlent doucement leurs parfums.

 

La valse des « forbans » séduits et désarmés par les compagnes de Namouna n’est pas d’une invention bien originale, mais l’agencement scénique en est très agréable et par instants très plaisant.

 

Enfin, le final de l’orgie ponctue chaleureusement la dernière période de cet ouvrage qui a été, qui sera fort discuté, où l’on relèvera peut-être plus de délicatesse que de vivacité, plus d’élégance que de force, mais où les recherches de style sont des plus intéressantes et qui réserve bien des découvertes précieuses à ceux qui prendront la peine de l’étudier consciencieusement.

 

Mme Rita Sangalli s’est fait unanimement applaudir dans le rôle de Namouna. – On a fait à Mlle Subra un succès assez vif dans une scène épisodique du deuxième acte ; Ottavio nous a montré M. Mérante toujours jeune et charmant; Adriani est apparu sous les traits de M. Pluque, qui compose très sérieusement son personnage. – Tout ce monde enfin, costumé à ravir par M. Lacoste, se mouvait dans de merveilleux décors.

 

L’Opéra n’a rien épargné pour faire réussir le ballet de M. Lalo. L’opinion commune est pourtant qu’il aurait mieux fait encore d’épargner un ballet à M. Lalo, musicien transporté par la force des choses sur un terrain où il ne serait probablement jamais allé de son plein gré et qui, appliquant à sa situation le mot du doge de Gênes, déjà repris par Scribe dans son discours académique, a pu se dire quelquefois : « Ce qui m’étonne le plus ici, c’est de m’y voir ! »

 

VI

 

La reprise de Philémon et Baucis, reprise accompagnée d’un petit acte nouveau de M. Vincent d’Indy, permet à l’Opéra-Comique de faire attendre agréablement au public la première représentation de Galante Aventure, l’œuvre de M. Guiraud.

 

Cette partition de Philémon et Baucis prend, comme en peinture une œuvre de maître, une couleur plus fine et plus harmonieuse à mesure qu’elle vieillit ; ou plutôt, n’est-ce pas le public lui-même qui acquiert peu à peu un sens plus juste et dont le goût s’affine à ce point que ces deux actes, froidement accueillis il y a vingt ans, sont aujourd’hui tellement goûtés, qu’on en a fait recommencer presque tous les principaux morceaux ?

 

Ces morceaux sont dans toutes les mémoires ; ils ont eu, cette fois, la bonne fortune de garder toute leur valeur native, grâce à une interprétation hors ligne.

 

M. Taskin, qui ressemble au Jupiter Trophonius, M. Belhomme, un Vulcain au teint cuit par le feu de la forge, ont excellemment chanté et joué ; Baucis était Mlle Merguillier, dont j’ai signalé le brillant début dans le Toréador, et Philémon M. Nicot, qui, dès le premier duo avec la jeune chanteuse dont la voix souple et sûre se joue de toutes les difficultés, a mis le succès de l’ouvrage en bon chemin.

 

Je ne veux pas savoir si le poème du petit acte composé par M. d’Indy, Attendez-moi sous l’orme ! procède de Regnard ou de Dufresny ; MM. Prével et de Bonnières l’ont adopté et adapté, et la chose n’a pas, même à leurs yeux, je suppose, assez d’importance pour servir de base à une discussion littéraire.

 

Ils ont trouvé là un petit sujet de paravent ou d’éventail, simple prétexte à musique, et ils l’ont offert à M. d’Indy, qui l’a pris peut-être un peu comme M. Lalo a pris le ballet de Namouna, sans conviction, mais avec la volonté de voir le feu, coûte que coûte.

 

M. d’Indy est un harmoniste distingué, élève de M. César Frank, un maître musicien qui voit de haut et dont la méthode très précise est faite pour prémunir un débutant contre les exubérances de son esprit, mais aussi, il faut bien le dire, pour le guinder quelque peu, lorsqu’il s’agit, comme dans le cas présent, d’un sujet autorisant, exigeant même une certaine désinvolture.

 

Chargé de dire musicalement comment la paysanne Agathe a quitté Colin, son fiancé, pour le chevalier Dorante, comment l’amoureuse est désabusée, grâce à Lisette, qui se charge, sous un déguisement, de montrer Dorante infidèle, M. d’Indy s’est acquitté de sa tâche avec une conscience qui parfois le gêne et coupe les ailes aux inspirations légères que commanderait ce léger sujet.

 

Après l’ouverture, dont la terminaison me semble un peu banale, et un premier chœur d’un accent assez indécis, j’ai remarqué l’air de Dorante, d’un tour archaïque très heureux, la chanson de Lisette, fort joliment faite ; mais en somme, il me semble que M. d’Indy a, dans tout cela, vêtu de gris des personnages qui voulaient être vêtus de rose. Ce ne sont pourtant pas les idées qui lui manquent ; ces idées toutefois gagneraient à être exprimées plus librement, à n’être point tant revues et corrigées par son savoir.

 

 

 

01 avril 1882

 

I

 

« En la sixiesme journée on devise des tromperies qui se sont faictes d’homme à femme, de femme à homme ou de femme à femme, par avarice, vengeance et malice. »

 

Ainsi dit l’Heptaméron des Nouvelles de « très haute et très illustre princesse Marguerite d’Angoulême, royne de Navarre ».

 

La Galante Aventure de MM. Louis Davyl et Armand Sylvestre, contée à l’Opéra-Comique, le 23 mars 1882, avec accompagnement de musique par M. Ernest Guiraud, est une de ces « tromperies » dont on trouve de nombreux exemples dans tous les vieux diseurs d’histoires gauloises.

 

Ici, l’aventure, faite pour être développée grassement et joyeusement, a pris un tour sentimental, concession jugée sans doute nécessaire par les arbitres du genre. Racontons-la brièvement.

 

Le marquis de Chandor, argentier du roi François, tout récemment emmarquisé, portant « de gueules au besant d’or », veut, ayant acquis les qualités d’un gentilhomme, en acquérir aussi les vices. Il médite l’enlèvement d’une charmante veuve, Armande de Narsay, sauf, quand il l’aura enlevée, à se trouver probablement fort embarrassé de son triomphe ; car s’il est noble homme, il n’est pas fort vaillant homme, au dire de sa propre femme, du moins, – bien située pour le savoir.

 

Elle est au courant du complot et s’avise de se faire enlever à la place d’Armande ; les circonstances font que ce n’est ni elle ni Armande qu’on enlève, mais bien la jolie chambrière Gilberte.

 

Gilberte est délivrée par le capitaine Urbain de Bois-Baudry ; sans la connaître, il la reconduit à demi pâmée au logis, où il passe avec elle une heure, qu’on a lieu de supposer fort agréable.

 

Or, Bois-Baudry, ayant bien guerroyé en Italie, est revenu à Paris, le cœur encore plein d’amertume : aimé naguère d’Armande de Narsay, il se croit dédaigné par elle, dont il ignore le veuvage.

 

Il veut s’amuser, et il commence, comme on le voit. Son ancien compagnon d’armes, Vigile, un peu poète, beaucoup bohème, promet de l’y aider. C’est ce même Vigile qui a préparé d’ailleurs l’enlèvement d’Armande et s’imagine avoir eu affaire à elle réellement.

 

Les soldats que commande Bois-Baudry sont pour peu de temps à Paris. Armande de Narsay, informée par hasard du retour de celui qu’elle n’a cessé d’aimer, vient bravement le trouver à son campement. On se reconnaît, on s’explique et de nouveau l’on s’adore.

 

Tout irait le mieux du monde, si Vigile, de très bonne foi, ne s’en allait dire à Bois-Baudry que la femme avec laquelle il a passé une heure, – sans lumière apparemment, – n’est autre qu’Armande de Narsay.

 

Le capitaine ne veut plus de l’héroïne d’une telle équipée et il le lui déclare. Larmes obligées, après quoi il est clairement reconnu qu’il y a eu substitution de personne.

 

C’est la chambrière Gilberte qui a tout arrangé et tout dérangé. M. de Chandor, comme Urbain de Bois-Baudry, en est quitte pour la peur. Et c’est, en somme, Vigile qui paye les frais de l’accident, car Gilberte ne lui est pas indifférente.

 

II

 

Ce sujet, imaginé et mis en œuvre par un auteur dramatique et par un poète de valeur, ayant fait tous les deux leurs preuves ; aurait gagné à être maintenu sur son vrai terrain.

 

L’invasion du sentimentalisme en dénature le caractère ; ce n’est plus de l’opéra-comique vraiment français dans sa convention absolue, ce n’est pas encore du drame lyrique pur. Ces produits hétérogènes ne satisfont complètement personne, pas même leurs auteurs, obligés, par convenance locale, et de brider leur verve gaillarde, et de modérer leur élan dramatique.

 

Le musicien n’a pas trouvé absolument son compte à ce croisement; le charmant auteur de Sylvie, de Kobold, de Madame Turlupin, de Gretna-Green et de Piccolino, est fait pour donner une note plus haute et plus étendue ; les ressources de son esprit veulent des thèmes moins sommaires que ceux de Galante Aventure.

 

Ses collaborateurs ne lui ont généralement offert que de tout petits morceaux, tenant au sujet par un fil très fragile quand ils y tiennent, – ce qu’on appelait autrefois des placages, – alors que des scènes lyriques de plus longue haleine auraient parfaitement convenu à son tempérament, comme il l’a du reste surabondamment prouvé dans deux ou trois passages.

 

Tous ces morceaux brefs, mélodie, air, chanson, sérénade, couplets, cavatine, un peu noyés au milieu du dialogue, toutes ces minces choses fort bien faites sont assurément une bonne fortune pour les éditeurs, mais leur ensemble ne constitue pas réellement un opéra.

 

Le prélude de Galante Aventure avec ses phrases plaintives de hautbois, sa fanfare et ses tambours, sa péroraison brillante, a un caractère moitié cavalier, moitié sentimental, qui est la caractéristique de l’ouvrage.

 

Le chœur de l’introduction : les femmes célébrant les griseries printanières, les gamins. annonçant avec des cris l’arrivée des routiers de Bois-Baudry, a de l’entrain, dans son dernier épisode :

 

Les voici ! leur capitaine,

C’est le fameux Bois-Baudry !

 

La première partie de ce chœur m’apparaît moins intéressante ; cette introduction chorale est toutefois la page capitale de l’acte, comme importance, sinon comme effet, car à part un final assez sec, on ne trouve plus dans cet acte que des airs ou des couplets environnant un trio léger.

 

Une mélodie d’Armande, des couplets spirituellement traités pour la marquise de Chandor, une chanson de Vigile, motif mouvementé, sans grande recherche de facture, ne sont point faits pour retenir vivement l’attention. Il faut leur préférer l’air d’Urbain de Bois-Baudry :

 

Paris, voilà Paris, la ville tant rêvée !

 

Il a de l’ardeur et de la tendresse et pose heureusement le personnage.

 

La sérénade chantée par Vigile pour préparer l’enlèvement d’Armande de Narsay est très légère, très fine, d’une préciosité charmante. Très bien dite d’ailleurs, elle a été unanimement bissée.

 

Au deuxième acte, après un chœur de soldats d’une bonne sonorité, carrément bâti, sans aucun aspect imprévu pourtant, après un air de ballet très agréable, et une scène d’orgie d’une gaieté assez contenue, on a noté les couplets du soldat Éloi, forcé de tricoter des bas par ordre de son sergent : « Fortune, voilà de tes coups ! » ; l’air de Vigile : « Mentir ! c’est le seul bien » ; le trio bouffe : « Je suis le marquis de Chandor ! » ; toutes choses fort estimables, mais qui se dérobent à l’analyse, le relief n’en étant pas suffisamment accusé.

 

Armande de Narsay, dont le rôle musical n’est pas des plus heureux, a dans cet acte un air à agréments vocaux comme il n’en faudrait plus faire, n’en déplaise aux artistes qui, trop souvent, les réclament.

 

Armande a beau gazouiller : « O bonheur, ô doux espoir ! » c’est de la virtuosité, ce n’est pas du sentiment vrai, et, par conséquent, ce n’est pas de la musique dramatique.

 

Autrement humain est le duo, qui vient ensuite, entre la jeune femme et Bois-Baudry :

 

J’ai tant pleuré sur nos amours!

……………………………………

C’est comme une extase infinie!

 

Tous les traits de cette page d’amour sont heureusement tracés ; ils ont de la séduction et de la sincérité, et nous transportent tout à coup sous le ciel lumineux d’un monde qui n’a plus rien de factice.

 

L’effet de ce duo est complété par celui d’un finale largement développé, dans le genre italien, sur lequel s’étale une fort belle phrase de Vigile, et qui a été redemandé.

 

Quand j’aurai fait la part d’un air piquant de la chambrière Gilberte : « Que d’aventures, bon Dieu ! » je ne trouverai guère dans le troisième acte que des redites destinées à traduire les regrets, la colère, la douleur, les joies enfin d’Armande et de Bois-Baudry.

 

J’ai retenu, pour en parler en dernier lieu, un entr’acte charmant, en forme de marche, instrumenté avec une abondance de fins détails et d’exquises tournures, qui nous a rendu, pour un instant, dans toute la plénitude de son talent, un compositeur dont la personnalité s’affirme bien moins nettement dans la majeure partie de l’ouvrage.

 

La forme symphonique est, en effet, ici, bien supérieure à la forme dramatique ; cette supériorité laisserait croire que l’art théâtral est secondaire, se contente d’une expression moins châtiée, et que l’emploi des lieux communs y peut passer pour de l’expérience, erreur dont il serait prudent pour les compositeurs de se garder.

 

On a fait à cet entr’acte un gros succès. Je redoute ces coups d’enthousiasme frappant à côté, encore que cet enthousiasme soit fort juste.

 

Mais le mérite d’un ouvrage écrit en vue de la scène doit être dans l’acte, et non dans l’entr’acte. Au concert, j’applaudis sans réserve de tels hors-d’œuvre ; au théâtre, tout en me séduisant, ils m’inquiètent. Il me semble alors que le musicien dramatique sort diminué de ce triomphe.

 

– Il y a un beau vers ! – dit, à propos d’une tragédie, un personnage du Monde où l’on s’ennuie ; il ne faut pas qu’on dise, avant tout, d’un opéra : « Il y a un bel entracte ! »

 

III

 

Le rôle de l’aventureux Vigile a pris, dans Galante Aventure, même musicalement, une importance qui le fait presque supérieur à celui de Bois-Baudry. A part un léger accident au début de la soirée, ce dernier a été pourtant supérieurement chanté par M. Talazac. M. Taskin, vêtu de serge noire râpée, avec ses chausses tailladées, ses cheveux tombant sur son col en nappes de filasse et sa longue rapière, est un Vigile merveilleusement composé. Il dit le dialogue et la musique avec une rare intelligence et un souci extrême du détail.

 

Mme Bilbaut-Vauchelet n’aura pas trouvé dans Armande de Narsay une de ses meilleures créations ; elle a été pourtant fort applaudie, mais ces applaudissements étaient plutôt un hommage rendu à la valeur connue de l’artiste qu’à la valeur très contestable du rôle.

 

La marquise de Chandor (Mlle Dupuis), Gilberte (Mlle Chevalier), le marquis de Chandor (M. Grivot), Éloi (M. Barnolt) ont tous leur petit couplet et leur petit succès dans cet ouvrage en somme un peu minuscule, qui avance un pied timide vers les sommets de l’opéra et se contient pour ne pas laisser croire qu’il sort du cabaret de l’opérette.

 

La mise en scène et les décors sont parfaits de tout point ; c’est, d’une part, une restitution fidèle et curieuse de l’ancien Paris ; de l’autre, une série de scènes très habilement réglées, notamment celle de la sérénade, où des gueux étrangement nippés servent d’accompagnateurs à Vigile. Il y a là, et tout le long de la pièce, un ravissant assemblage de couleurs, une palette absolument plaisante à l’œil et de vraies trouvailles d’arrangement et de costumes.

 

En somme, jolie pièce à voir pour des aquarellistes. Succès certain d’édition musicale ; le public moins raisonneur des représentations ordinaires décidera s’il faut ajouter : succès de théâtre, ce que je souhaite bien sincèrement.

 

IV

 

On vient de représenter à Hambourg un important ouvrage dont l’examen s’impose à la critique. C’est l’opéra : Samson et Dalila, poème de M. F. Lemaire, musique de M. C. Saint-Saëns.

 

Écrit il y a plusieurs années, Samson et Dalila doit être la première composition dramatique de M. Saint-Saëns ; ses autres œuvres plus récentes ont trouvé un théâtre qui a longtemps manqué à ce drame biblique, dont la carrière, d’abord des plus difficiles, promet d’être, par compensation, des plus brillantes.

 

Connu partiellement des Parisiens par quelques auditions dans les concerts, l’ouvrage, en train de faire actuellement son tour d’Europe, arriva d’abord à la scène par une étroite porte. Le deuxième acte fut représenté deux fois sur un théâtre particulier bâti dans un joli parc de Croissy. Les rôles principaux furent créés, là, devant quelques amis, par Mme P. Viardot, M. Nicot et M. Auguez.

 

On commença dès lors à parler de l’œuvre avec la considération dont elle est digne. Comme l’Hérodiade de M. Massenet, elle traversa l’Opéra sans s’y arrêter, ou plutôt sans qu’on l’y arrêtât, et dut accepter de l’étranger une hospitalité que son pays ne lui accordait pas.

 

La première représentation de Samson et Dalila eut lieu à Weimar, le 2 décembre 1877. Le théâtre de Weimar est une scène d’initiative où fut donné aussi pour la première fois, en 1850, le Lohengrin de Richard Wagner. L’ouvrage de notre compatriote est resté au répertoire de ce théâtre.

 

Un an après, à Bruxelles, on l’entendit encore, avec le concours de la société de musique et des principaux sujets du théâtre de la Monnaie.

 

M. Saint-Saëns dirigeait l’exécution de son ouvrage, comme il vient de le faire à Hambourg, pendant les trois premières représentations, et comme il le fera prochainement à Cologne.

 

Le théâtre de Hambourg, sans être une scène comparable à celles de Paris et de Vienne, est un grand théâtre où rien ne manque pour le développement d’une œuvre étendue. Son directeur, M. Pollini, est audacieux et entreprenant, qualités de plus en plus rares ; il a monté avec un grand éclat et un grand succès le Néron de M. Rubinstein, ouvrage écrit en vue de l’Opéra de Paris et qui avait effrayé tous les directeurs auxquels il avait été présenté. L’activité déployée à l’Opéra de Hambourg, est prodigieuse ; on y joue de cinquante à soixante pièces par an.

 

C’est beaucoup ; en France, on ne saurait prétendre à ce chiffre.

 

V

 

La Dalila de MM. Lemaire et Saint-Saëns n’est pas absolument celle de la Bible ; elle joue un rôle de vengeresse ; elle apparaît dans l’action au moment où Samson vient de délivrer son peuple de la tyrannie d’Abimélech, satrape de Gaza ; elle se montre à lui dans tout l’éclat de sa séduisante beauté, au milieu des voluptueuses prêtresses de Dagon.

 

Il la suit dans la vallée de Soreck ; c’est là qu’après lui avoir arraché le secret de sa force, elle le livre aux Philistins. Et Samson, humilié, aveugle, captif, entend dans sa prison les Hébreux lui reprocher sa faiblesse qui de nouveau les a livrés à leurs oppresseurs. Il meurt du moins superbement, comme dans la version biblique, en faisant crouler sur ses ennemis le temple de leur dieu infâme.

 

Ce sujet, présenté en trois actes et quatre tableaux, avec une grande simplicité de lignes et une indépendance très apparente des conventions théâtrales courantes, est de ceux qui doivent particulièrement séduire un compositeur du tempérament de M. Saint-Saëns.

 

A côté de tableaux mouvementés, d’un ton parfois violent, comme la scène du meurtre d’Abimélech par Samson, il y trouve des épisodes pittoresques, d’une couleur orientale charmante, des passages bien faits pour tenter un descripteur musical et pour encadrer des scènes d’amour, telles que celle qui nous montre, dans la vallée de Soreck, Dalila enivrant Samson de sa tendresse capiteuse, à la fois attirante et perfide comme le parfum d’une fleur d’Asie.

 

Un critique allemand, en constatant « les beautés de premier ordre » que contient la partition de Samson et Dalila, a néanmoins fait une observation visant ce qu’il appelle un certain manque d’unité. – Cette observation est mal fondée. Peu de compositeurs se préoccupent autant que M. Saint-Saëns de l’harmonie générale de leur œuvre ; seulement il faut reconnaître que son procédé, en tant que musicien dramatique, porte la marque du plus large éclectisme. – Il est, sur ce terrain du théâtre, beaucoup moins absolu que dans le domaine purement symphonique.

 

Le moment n’est pas venu de s’étendre sur cette double manifestation de son talent ; – il sera plus opportun de le faire quand ceux qui s’intéressent à ces études pourront suivre sur une scène parisienne, en présence de l’œuvre même, le procédé que je signale et dont il sera alors plus facile de contrôler l’analyse, au moyen d’exemples directs.

 

Il suffira de dire aujourd’hui que l’emploi de divers styles par le musicien est ici assimilable à l’emploi par le peintre de touches différentes pour arriver au rendu de certains effets ; il n’y a donc point là un défaut d’unité, mais une application rationnelle des ressources multiples de l’art.

 

Il est superflu d’ajouter, quand on est en présence de M. Saint-Saëns, que son instrumentation est tout à fait supérieure, pleine de douceur et de puissance, abondante et intéressante en surprises, et d’une originalité incontestable ; il est de ceux qui manient le quatuor avec une magistrale aisance ; c’est une vérité que les partisans de sa musique ne se donnent plus la peine de répéter et que ses adversaires n’ont jamais songé à mettre en question.

 

En revoyant cette partition, je noterai donc seulement au passage les morceaux qui me semblent solliciter plus particulièrement l’attention au point de vue dramatique. – J’ajouterais volontiers : au point de vue « mélodique », si toutes les opinions étaient bien d’accord quant à la valeur de ce mot, sur le sens duquel il faudra bien un jour s’entendre ou tout au moins s’expliquer minutieusement.

 

L’ouverture de Samson et Dalila sert de cadre à un chœur chanté derrière la toile par les Hébreux déplorant leur servitude ; ce chœur, d’un accent très mélancolique, s’achève, le rideau levé, s’accentue et prépare très heureusement l’entrée de Samson, essayant de raffermir le courage de son peuple. – Il y a beaucoup d’autorité et de foi dans les reproches du Juge d’Israël :

 

L’as-tu donc oublié celui dont la puissance

A si souvent pour toi

Fait parler ses oracles .....

 

La dispute d’Abimélech et de Samson, dont l’inspiration s’exalte peu à peu, est une page mouvementée que domine un bel ensemble : « Israël, lève-toi ! »

 

La fin de cette, scène, où Samson désarme Abimélech et le frappe de sa propre épée, est traitée en mélodrame, sur lequel se détache le seul cri de mort du satrape : « A moi ! »

 

Tout le reste est de la mimique : la lutte des Philistins contre Samson, la retraite terrible de ce dernier et des Hébreux. – Là où un autre compositeur aurait vu à faire un nouvel ensemble plus développé que le précédent ; M. Saint-Saëns s’est attaché simplement à une action attirant les yeux du spectateur, dont les impressions sont traduites d’une façon autrement saisissante par l’orchestre que par le chant.

 

C’est là, chez le compositeur, le résultat d’un système dont il a fait plus d’une application dans cet ouvrage même, et qui est particulièrement intéressant en ce qu’il détermine d’une manière très démonstrative l’importance considérable de la symphonie dans le drame, quand elle est, comme c’est ici le cas, judicieusement employée.

 

La malédiction du grand-prêtre de Dagon, en présence du cadavre d’Abimélech, passionnée dans son mouvement, pesante dans ses terminaisons, vient bien au milieu de l’effarement des Philistins, affolés de terreur et prêts à céder devant la force surhumaine de Samson.

 

Leur fuite dans la montagne au lever du soleil est encore une page descriptive d’un très grand effet, où s’épandent en notes lumineuses les clartés naissantes du jour.

 

Je passe sur le retour des Hébreux triomphants, pour parler du chœur plein de fraîcheur et de suave poésie que chantent les Philistines tout à coup apparues avec Dalila à l’entrée du temple de Dagon.

 

Voici le printemps... Chantons, mes sœurs !

 

De ce chœur des sopranos et des contraltos sort la voix enchanteresse de Dalila célébrant la victoire de Samson, que les vieillards hébreux veulent en vain détourner de la perfide charmeuse.

 

Elle chante, poursuivant son œuvre de séduction :

 

Doux est le muguet parfumé,

Mes baisers sont plus doux encore.

 

Il y a, dans cette sorte d’incantation amoureuse, comme un parfum du Cantique des Cantiques. Les danses des prêtresses de Dagon succèdent aux enchantements de Dalila. Ce morceau est très connu à Paris. Les concerts du dimanche en ont affirmé la valeur et popularisé le succès. On y a remarqué l’ingénieux emploi des bois, des cordes graves et des pizzicati de violons, ponctuant les pas d’une danse provocante.

 

Ce qui l’est moins et mériterait de l’être, c’est l’air de Dalila qui termine l’acte :

 

A la nuit tombante

J’irai, triste amante,

L’attendre en pleurant.

 

C’est le rendez-vous donné à Samson, tandis que la Philistine regagne les degrés du temple, qui se referme devant Samson troublé. Fin d’acte d’une couleur très délicate ; impression musicale d’un grand charme.

 

VI

 

Au deuxième acte se présentent les pages qui ont donné au public parisien, à un public restreint, il est vrai, une première idée de la valeur de l’œuvre.

 

C’est d’abord l’air haineux et passionné de Dalila : « Amour, viens aider ma faiblesse » ; puis le duo avec le prêtre de Dagon, morceau magistral, avec sa phrase d’un si beau mouvement

 

Qu’importe à Dalila ton or

Et que pourrait tout un trésor

Si je ne rêvais la vengeance !

 

Le duo de Samson et de Dalila, point culminant de la partition, est certainement l’un des plus longs qui soient au théâtre. Aussi le compositeur a-t-il eu le soin d’en varier beaucoup les aspects ; les interprètes doivent être ici de fidèles et fermes serviteurs de sa pensée.

 

C’est aux grondements lointains d’un orage qu’il commence, c’est dans le déchaînement d’une tempête qu’il s’achève. Dalila, pour séduire Samson et lui arracher le secret de sa force, y emploie tour à tour la voluptueuse persuasion de sa voix, toutes les ressources de sa passion et de sa haine ingénieuse ; la note sensuelle, ardente, y emprunte les accents de la sincérité et fait oublier que là se joue simplement, dans la pensée de l’auteur, la comédie de l’amour.

 

Au milieu de ce duo abondant, varié et coloré, je relèverai comme portant la marque la plus caractéristique des hautes inspirations de son auteur, le beau passage où Samson proclame sa mission dans Israël :

 

Il a dit à son serviteur

Je t’ai choisi parmi tes frères...

 

Il y a là ce souffle, cette largeur et cette puissance qui se retrouvent dans divers ouvrages plus récents de M. Saint-Saëns, notamment dans le Déluge, et les marquent très magistralement de son signe.

 

Quand, à la fin de ce morceau considérable, Samson s’élance dans la maison de Dalila où la trahison l’attend, le poète demeure muet, le musicien seul s’empare de la scène. Personnages silencieux mais actifs d’un grand tableau symphonique, les Philistins s’approchent, épiant la sortie de Samson qu’ils vont saisir et charger de chaînes.

 

J’estime qu’un musicien de la race antique n’aurait pas manqué de demander là à son collaborateur un petit chœur nocturne, dont le classique « Marchons en silence » aurait fait le fond. M. Saint-Saëns s’est privé de l’intérêt peut-être palpitant de cet épisode ; c’est un homme sans respect pour les saines traditions.

 

L’acte troisième est en deux tableaux. Dans le premier, Samson, en prison, en proie aux reproches des siens, aux remords de sa conscience, implore la pitié du Seigneur dans un air dont je ne saurais parler en suffisante connaissance de cause.

 

Au tableau suivant, on est dans le temple de Dagon où s’accomplit la suprême et terrible vengeance de Samson. En dehors des airs de ballet fort colorés, il faut signaler dans cet acte le chœur des adorateurs de Dagon, traité en forme de canon et dont on remarque l’intensité d’accent, le chœur qui termine l’ouvrage, et la phrase de Samson renversant les piliers du temple, phrase que le compositeur s’efforçant toujours de rester sobre n’a pas fait dégénérer en une apostrophe suprême aux Philistins, comme les principes du genre l’y eussent autorisé.

 

Je citerai aussi, au courant de cet acte, le motif insultant et ironique de Dalila rappelant à Samson son amour et sa crédulité, et dénaturant comme à plaisir les inflexions amoureuses du duo du second acte pour en rendre le souvenir plus cruel.

 

N’est-ce pas là un procédé à peu près analogue à celui du retour de la phrase favorite imaginé par Berlioz dans la Symphonie fantastique et qui montre cette phrase déformée, mais toujours reconnaissable, au milieu des conceptions d’un rêve douloureux ?

 

L’exécution de Samson et Dalila, à Hambourg, un peu hésitante le premier jour, par suite de la rapidité presque incroyable des études, s’est affermie aux représentations suivantes et est devenue très brillante. M. Winckelmann, chargé du rôle de Samson, est considéré comme le meilleur ténor de l’Allemagne. A ses côtés ; Mme Sucher (Dalila) et M. Krauss (le grand-prêtre) ont mis au service de l’œuvre un talent de premier ordre et une véritable conscience artistique.

 

Il ne m’est pas permis d’apprécier plus amplement la valeur des interprètes actuels de Samson et Dalila. Les impressions directes rapportées de l’audition de l’œuvre à son origine sont du moins demeurées intactes dans mon esprit : j’y retrouve net et vivant le souvenir de la grande cantatrice qui consentit pour un jour à faire entendre à de rares privilégiés la partition de M. Saint-Saëns, et à personnifier avec sa puissance extraordinaire de création cette redoutable Dalila. J’ai nommé Mme P. Viardot.

 

VII

 

Les Scènes alsaciennes de M. J. Massenet, suite instrumentale exécutée le 19 mars, au Concert du Châtelet, ont obtenu le plus grand et le plus légitime succès.

 

Elles sont inspirées de souvenirs empruntés à un ouvrage de M. Alphonse Daudet. Les quatre parties en sont très variées et traitées tour à tour avec une ingéniosité, une délicatesse et une vigueur qui en font une des plus heureuses conceptions du maître.

 

C’est d’abord l’impression du Dimanche matin : les rues désertes, l’église pleine, les chants religieux entendus de loin ; – puis les bruyantes scènes du cabaret, la chanson des gardes forestiers se rendant au tir, les sonneries du cor traversant l’espace et apportant avec elles comme des bouffées de l’air balsamique de la forêt. – Le deuxième morceau, écrit avec une grande fermeté, avec une magistrale sûreté de main a eu, comme le suivant, les honneurs du bis.

 

« Sous les tilleuls », après l’heure du cabaret, vient l’heure de l’idylle, dans le grand silence des après-midi d’été, tout au bout du pays, dans la longue avenue où les amoureux marchent la main dans la main. – Voilà une inspiration délicieuse ; la délicatesse y va jusqu’à l’extrême ténuité ; sur un fond vaporeux, le violoncelle et la clarinette dialoguent tendrement, duo exquis disant, mieux encore que la voix, les pures ivresses, les chastes aveux des âmes naïves.

 

Pour la fin, c’est le grand tournoiement des danses, les motifs populaires enlevant vigoureusement les robustes filles aux bras de leurs valseurs. L’heure tinte ! un roulement de tambour, une sonnerie de clairons ! C’est la retraite, la retraite française qui passe au loin...

 

Et, bien que cette page soit écrite simplement sur des souvenirs de l’Alsace heureuse et libre, en l’écoutant, on lui prête un sentiment plus poignant, une signification plus douloureuse.

 

Alsace ! Alsace !... Tandis que les petits tambours s’éloignent dans la brume du soir, que les dernières sonneries claires s’évaporent dans l’espace, une larme vient aux yeux et l’on songe à ceux qui, là-bas, le cœur palpitant, répètent : « France ! France ! », ayant encore dans l’oreille cette retraite joyeuse qui, depuis douze ans, ne sonne plus...

 

 

 

15 avril 1882

 

I

 

La lanterne magique parisienne vient de faire passer sous nos yeux trois tableaux : Boccace, aux Folies-Dramatiques ; Madame le Diable, à la Renaissance ; Fatinitza, aux Nouveautés, qui, arrivant tout juste après Galante Aventure, le dernier ouvrage donné à la salle Favart, se présentent fort à point pour confirmer des idées déjà exprimées sur le déplacement des genres, sur l’évolution lente de l’opérette vers l’opéra-comique, de l’opéra comique vers le drame lyrique.

 

En ce qui concerne l’opérette, ce mouvement s’opère avec plus de liberté, un dégagement plus complet de l’influence des milieux. L’opéra-comique, au contraire, comme on l’a vu avec Galante Aventure, montre plus de timidité ou d’indécision : avec le respect craintif des vieilles formes, il a des poussées vers un nouvel idéal et il résulte de ce ménage entre le passé et l’avenir des productions dont on se trouve parfois assez empêché de désigner la véritable famille.

 

Avec un peu plus de travail pour l’affinement de ses expressions, une recherche de certaine délicatesse spirituelle préférée à la banalité courante, l’opérette pourra, à brève échéance, reconstituer le type de l’opéra comique français, auquel conviennent parfaitement la fantaisie et la comédie de libre allure, comme Madame le Diable et Boccace, dont je parlerai tout spécialement, laissant de côté Fatinitza, qui est une reprise.

 

Ce qui manque surtout à ces productions pour se développer dans le sens de l’opéra-comique, c’est un groupe d’interprètes capables à la fois de chanter et de dire, de se risquer à des ensembles, d’animer musicalement la scène. Communément, les théâtres qui montent de tels ouvrages ont un ou deux premiers sujets sur lesquels repose tout le poids de la partition, composée forcément d’une suite de couplets, d’airs, de chansons, de duettinos et de quelques chœurs d’exécution facile.

 

De là, la discrétion imposée au compositeur, à qui les éléments d’interprétation font défaut, plutôt que les ressources professionnelles. Avec une éducation plus complète donnée aux sujets de tout ordre dans les théâtres de genre, la musique y prendra peu à peu sa vraie place à côté de la comédie, et de cette association pourront naître encore quelques œuvres de franche venue. Et comme, en matière d’opéra comique, l’art du comédien est inséparable de l’art du chanteur, je crois qu’il sera plus facile d’accomplir cette évolution complète dans les théâtres dont je parle, que de rendre à son genre originel le théâtre de l’Opéra-Comique, où bien des artistes remarquables, emportés par des aptitudes hautement musicales, se montrent de plus en plus rebelles à l’étude et au rendu du dialogue.

 

II

 

Ce mouvement qui nous frappe s’affirme parfois en dépit même de ceux qui en sont les agents : auteurs, directeurs et artistes font alors de la décentralisation sans s’en douter et arrivent ainsi graduellement à s’emparer en maîtres du domaine de l’Opéra-Comique, d’ailleurs faiblement défendu.

 

Très peu de temps doit suffire pour les y établir définitivement. Le goût du public les aide à cette conquête ; les scènes qui ont vu défiler les extravagances de la musique caricaturale s’accommodent très bien déjà du comique de bon aloi et des finesses de la musique légère.

 

Aimables créations d’un esprit ingénieux, sans aspirations prétentieuses, Fra Diavolo, le Domino Noir, les Diamants de la Couronne, en supposant qu’ils se produisent seulement de nos jours, seraient on ne peut mieux placés sur un théâtre comme la Renaissance, et je ne crains pas d’affirmer que probablement on les trouverait bien petits pour l’Opéra-Comique, où le temps les a aujourd’hui confirmés dans leur situation de chefs-d’œuvre. Scribe et Auber n’auraient point assurément dédaigné ces scènes plus étroites, où le public est en communication directe avec l’acteur, où tout mot porte, où toute finesse se détaille exactement ; je dois ajouter, dans le même ordre d’idées et en prenant des points de comparaison plus près de nous, que le Roi l’a dit, de M. Delibes, les spirituels badinages de M. Poise, pour ne citer que deux de ces exemples, auraient trouvé une situation meilleure et une destinée plus durable dans ces théâtres, bien que le succès ne leur ait pas manqué à l’Opéra-Comique, désormais manifestement entraîné vers des oeuvres de plus grande taille et de relief plus accusé.

 

Il n’y a pas beaucoup à argumenter sur ce chapitre ; il suffit d’examiner le public aux prises avec un nouvel ouvrage donné à l’Opéra-Comique : l’épreuve est suffisamment démonstrative. Quand cet ouvrage affecte quelque tournure héroïque, on crie à la violation du genre local ; quand il se tient purement dans les données traditionnelles, on le déclare « vieux ». De là, l’embarras des compositeurs qui, ne sachant à qui répondre, produisent des œuvres où le procédé ancien et le procédé moderne hurlent à se trouver inconsidérément accouplés. Conclusion : Être ou n’être pas. – Que l’opéra comique soit vraiment de l’opéra-comique, ou qu’il accomplisse résolument sa nouvelle incarnation sous la forme de l’opéra dramatique, d’où ni la grâce, ni l’humour, ni la gaieté ne doivent cependant s’exclure, et qui est appelé à devenir la forme française par excellence.

 

III

 

Je reviens à mon point de départ, d’où m’ont éloigné peut-être un peu trop ces considérations qui sont d’ailleurs des redites, et je me trouve en présence de Boccace, cause première de cette dépense de mots.

 

Le compositeur de cet ouvrage est M. Franz de Suppé, chef d’orchestre autrichien, musicien né en Dalmatie, de parents nés à Crémone et issus d’une famille belge. Ce mélange de nationalités, joint à l’éducation musicale du compositeur terminée par Donizetti, aux influences de son éducation littéraire faite à Vienne, pourrait servir à expliquer le caractère assez complexe de sa musique, s’il fallait, à ce sujet, pousser à fond l’analyse, ce qui ne semble point nécessaire.

 

M. de Suppé, né en 1820, est pour nous un nouveau, s’il n’est point un jeune ; il n’avait donné jusqu’ici, en France, que Fatinitza.

 

Boccace, représenté aux Folies-Dramatiques, est le dernier ouvrage d’une série déjà considérable, car son auteur a fait exécuter en Autriche une vingtaine d’opéras bouffes et écrit la musique de deux cents vaudevilles, s’il faut en croire un de ses biographes, qui le représente comme un « tempérament éclectique, soutenu par une excellente éducation alliant la grâce italienne à la profondeur allemande ».

 

Nous n’avons à l’examiner aujourd’hui que comme compositeur dramatique, et nous le voyons tour à tour entraîné par deux courants dont le plus accusé est celui de la musique dansante ; l’autre le mène à travers un pays où règnent une grâce, une bonne humeur et une rondeur toutes françaises, que dépare par instants le poncif de l’opérette.

 

Les trois actes de Boccace, dus à la collaboration de MM. Chivot et Duru, procèdent de certaines vieilles pièces du répertoire des Variétés ou du Vaudeville, germanisées au profit de M. de Suppé et finalement revenues à leur lieu d’origine, avec un assaisonnement nouveau.

 

Les auteurs de ces trois actes se sont comportés sans pruderie avec un sujet qui leur permettait de mettre en scène les grivoiseries du conteur florentin ; mais ils l’ont fait très légèrement et très habilement ; on les sent beaucoup plus à l’aise là que ne l’ont été les auteurs de Galante Aventure avec une fable gauloise dont il fallait absolument affadir le sel.

 

Le rôle de Boccace, écrit d’ailleurs pour un travesti, fait accepter assez facilement certaines situations galantes, que ce rôle confié à un homme ferait peut-être trop vivement ressortir.

 

Boccace, tel que nous l’ont montré les auteurs, est un amusant gamin, un don Juan imberbe, un Siebel moins sentimental que le type ; en somme, un gentil petit garçon dont les équipées sont des plaisanteries sans portée et dont l’amour, même en vue du mariage, n’a rien de profondément senti.

 

Il fait, au moment où l’action s’engage, le désespoir des Florentins, avec ses contes, tournant la tête à toutes les femmes et mettant en fureur tous les maris.

 

Pour lui, il s’est épris d’une jeune fille, Béatrice, qu’il veut épouser et qui, surveillée, entourée par ses parents d’adoption comme par leurs voisins, ne peut être conquise que par ruse ou par force ; c’est à quoi s’emploient les amis de Boccace, l’étudiant Lelio et Orlando, un faux étudiant, qui n’est autre que le prince de Palerme, venu à Florence pour épouser la fille du grand-duc et voulant tout d’abord, sous un nom d’emprunt, étudier de près la situation.

 

Lelio et Orlando font la cour à Péronelle et à Frisca, les deux femmes dont les maris sont, l’un, le père adoptif, l’autre, le voisin gênant de la blonde Béatrice ; Boccace complète, avec cette dernière, un triple duo d’amoureux, et tout irait au mieux si une désagréable révélation ne venait tout à coup séparer les jeunes gens.

 

On apprend que Béatrice, adoptée, recueillie par le jardinier Pandolfo, est tout simplement la fille du grand-duc de Florence destinée au faux Orlando, prince de Palerme : – ces choses-là arrivent communément dans les opéras-comiques et l’on serait mal venu à s’en étonner.

 

Boccace veut enlever la princesse ; il s’introduit, vêtu en femme, dans le palais, où il lui serait fait un mauvais parti, si une députation de la ville de Naples ne lui apportait, avec le titre de citoyen napolitain, le laurier d’or, glorieux emblème qui lui donne du cœur, lui est comme une promesse d’avenir et lui permet de compter sur la main de Béatrice, à laquelle renonce d’ailleurs, avec assez d’empressement, le fantaisiste Orlando, prince de Palerme.

 

Toute cette petite action se déroule très joyeusement et met en œuvre quelques-uns des principaux contes du Décaméron, notamment celui du Cuvier et du Poirier enchanté qui, réunis en une seule scène, font le succès du deuxième acte.

 

Je ne mettrai pas à passer en revue les principaux morceaux de la partition plus de temps que je n’en ai mis à donner un aperçu de la pièce. J’ai déjà indiqué d’ailleurs la physionomie générale de cette musique.

 

L’ouverture en est assez longue et plus pompeuse qu’on ne pourrait s’y attendre ; c’est maintenant, semble-t-il, le caractère de ces ouvrages légers de débuter par une pièce de résistance, alors qu’à l’Opéra-Comique, comme nous l’avons vu récemment, on abrège singulièrement ce morceau préliminaire qui, autrefois, était comme une synthèse de l’ouvrage.

 

On compte dans Boccace quelques morceaux, tels que l’introduction et le finale du premier acte, dont le développement accuse cette tendance bien marquée vers les combinaisons musicales d’un genre supérieur à celui de l’ancienne opérette.

 

Cette introduction du premier acte a beaucoup de mouvement et de variété; un chœur de mendiants la coupe très heureusement, et la scène de la dispute des Florentines et de leurs époux lui donne un relief particulier.

 

Une sérénade comique « O ma femme ! » dite par trois voix, a produit beaucoup d’effet, mais ce qu’il y a de plus notable dans cet acte, en dehors du finale très important, où toutefois s’accuse à un certain moment un peu de mollesse, c’est la vieille chanson de Béatrice : «  D’abord le cœur sommeille. » – Elle est distinguée et d’une discrète et charmante couleur.

 

Une chanson de tonnelier, accompagnée par le bruit des maillets chassant les cercles sur les douves, sonne brillamment et joyeusement dans le deuxième acte, où je remarque encore le babillage fin du trio des billets : « Je suis tremblante de plaisir » ; les couplets du jardinier : «  J’suis pour vous plaire », patoiserie amusante dont il serait pédantesque de relever l’anachronisme ; la scène du Cuvier et du Poirier ; enfin le finale où le mouvement de valse, cher au compositeur, s’accentue d’une façon très déterminée.

 

Au troisième acte, chanson du sommelier qui est bien proche parente de la chanson du tonnelier dont je viens de parler; duo italien « Mia bella Fiorentina », entre Boccace et Béatrice, fantaisie exotique peu justifiée et d’ailleurs médiocrement plaisante ; ensemble bouffe et finale, toutes choses un peu moins intéressantes que ce qui précède, – mais se faisant encore volontiers écouter.

 

C’est Mlle Berthe Thibaut, chanteuse déjà applaudie à l’Opéra et à l’Opéra-Comique, qui donne à la partition légère de M. de Suppé l’appoint d’un talent essentiellement musical ; c’est Mlle Montbazon qui met la grâce de sa personne et la jeunesse de sa voix au service du séduisant Boccace ; Mlle Vernon fait une charmante et coquette Frisca, et Mme Fossombroni une divertissante Péronelle.

 

M. Lepers, qui a chanté au Théâtre-Lyrique, se prête avec une parfaite bonne grâce aux joyeusetés de l’opéra bouffe.

 

L’interprétation est, d’autre part, très amusante avec MM. Maugé, Luco et Désiré ; les décors et les costumes n’ont rien à envier aux grandes scènes. Boccace constitue ainsi, dans son ensemble, un ouvrage conçu dans les données du véritable opéra comique et dont il faut encourager le succès.

 

IV

 

J’ai cru rencontrer dans Boccace un exemple assez complet de ce déplacement des genres dont j’ai parlé au début de cette revue : à une époque qui n’est pas encore trop éloignée de nous, on aurait trouvé presque à sa place sur la scène de l’Opéra Comique un ouvrage de ce genre ; sans doute, on se serait montré plus sévère pour certains détails, mais très peu de travail aurait suffi pour le mettre au point.

 

Bien que Madame le Diable, la féerie musicale en quatre actes de MM. Henri Meilhac et Arnold Mortier, musique de M. Gaston Serpette, représentée à la Renaissance, n’offre point au même titre que Boccace un argument en faveur de la même thèse, elle se rattache au moins à la famille des œuvres tenant de près à l’opéra-comique proprement dit.

 

On a joué naguère, salle Favart et à l’ancien Théâtre-Lyrique, beaucoup d’ouvrages de ce caractère, louvoyant entre le vaudeville et la grande féerie. Se rappelle-t-on notamment une Chatte merveilleuse qui fut un des jolis succès de Mme Cabel ? C’était un conte de fées, agréablement arrangé et mis en musique, un spectacle varié et divertissant sans excès de mise en scène.

 

Madame le Diable, conception plus fantaisiste, aurait pu prendre musicalement une importance aussi grande, s’il ne s’était agi d’échelonner avant tout une série de morceaux destinés à mettre en valeur, sous ses aspects les plus variés, le talent de la principale interprète, Mlle Jeanne Granier.

 

L’idée très originale de Madame le Diable appartient, nous dit la chronique, à M. Édouard Blau ; elle a subi diverses transformations, pour être enfin présentée sous sa forme définitive par les deux auteurs que j’ai nommés, après avoir passé par les mains de M. Albert Millaud.

 

Suivant les données de la pièce, l’enfer est un État administré conformément aux règles les plus terrestres ; on y est même fort sévère pour les ministres ; on les y tient en haleine par une incessante surveillance ; or Nick, ministre des corruptions extérieures, est précisément suspect de beaucoup de négligence.

 

Il a dans son département le service des compteurs indiquant ville par ville l’état de la fidélité des femmes ; l’aiguille reste stationnaire quand les mœurs sont irréprochables ; elle marche quand elles sont médiocres ; elle galope quand elles sont mauvaises, et la sonnerie de l’appareil fait un carillon perpétuel.

 

Or le compteur de la petite ville de Pruth-sur-Pruth n’a pas sonné depuis deux ans. Nick est invité, sous peine de destitution, à faire cesser cet état de choses, à corrompre à bref délai les habitants de cette petite cité, notamment les femmes qui sont autant de remparts de vertu, et il part, malgré les observations de Flamma, sa propre femme, Madame le Diable enfin, dont il est adoré. Flamma au surplus l’accompagne à son insu ; pour cela, elle se fait assez mignonne pour tenir dans la valise ministérielle ; on arrive à Pruth–sur–Pruth, et les transformations commencent, Madame le Diable ne voulant pas être trompée par son mari, même pour raison d’État.

 

Dire comment Nick échoue dans ses entreprises, comment le compteur de Pruth-sur-Pruth, dont il est muni, reste muet dans toutes les circonstances ; comment il ne sonne que pour montrer Madame le Diable en aventureuse rencontre, et comment enfin Nick se trouve destitué mais heureux de rentrer dans l’enfer conjugal dont Flamma a fait un paradis, cela nous mènerait beaucoup trop loin et se trouve mieux fait pour être vu que pour être conté.

 

La musique dont M. Serpette a accompagné cette agréable fantaisie est d’un compositeur qui, sans laisser oublier sa distinction native, n’a pas mis une extrême recherche à ce travail d’ailleurs forcément limité.

 

L’ouverture, qui se pose sur une parodie de l’Évocation des Nonnes dans Robert le Diable, a beaucoup d’entrain et dénote une extrême facilité de main.

 

Le reste, à deux ou trois morceaux près, parmi lesquels je citerai la marche infernale du troisième acte, bien rythmée mais d’un aspect trop uniforme, est une succession de motifs dont bénéficie Flamma. En laitière, en pianiste, en automate, en Anglaise, en grenadier, dans les parodies du grand opéra, dans les fantaisies élégantes ou bouffonnes, Madame le Diable trouve à faire montre de la souplesse de son talent, comme le compositeur de la facilité de son improvisation.

 

La mise en scène de ce petit ouvrage, si luxueuse qu’elle soit, ne lui ajoute aucune valeur, au contraire ; il me semble que l’ensemble gagnerait à être vu avec moins d’atours. C’est une débauche d’esprit parisien qui pourrait être faite dans un milieu simplement élégant et que le clinquant, les verroteries, les dorures, les défilés de costumes tapageurs, les ours blancs en manchon, les cent-gardes microscopiques chevauchant des boucs barbus, Le Dante et Virgile, Méphistophélès et Bertram, tout ce tohu-bohu de la féerie banale, de la revue à apothéoses variées, ne peut certainement qu’alourdir.

 

Le succès est dans le fond même de l’œuvre, dans l’interprétation absolument charmante de Mlle Jeanne Granier, très joyeusement fine de Mlle Desclauzas ; il ne saurait être dans ce feu d’artifice fait pour être tiré sur le champ de manœuvre du Châtelet, non dans le petit salon capitonné de la Renaissance.

 

 

 

01 mai 1882

 

I

 

Françoise de Rimini est l'œuvre la plus importante représentée à Paris durant la saison musicale ; annoncé depuis plusieurs années, retardé par la difficulté d'une distribution avantageuse des rôles, cet opéra a vu enfin le jour, partageant avec l'Africaine de Meyerbeer les avantages et les dangers d'une légende qui a tenu longtemps en éveil la curiosité du public, et a dû le trouver d'autant plus exigeant que la longue patience imposée à cette curiosité semblait impliquer la promesse d'un pur chef-d’œuvre.

 

Son auteur, M. Ambroise Thomas, est le doyen des compositeurs français. Artiste patient, consciencieux, convaincu, il n'est point de ceux qui s'abandonnent au hasard de l'inspiration et laissent sortir un ouvrage de leurs mains avant de l'avoir scrupuleusement revisé, d'en avoir achevé la ciselure comme celle d'un bronze fin, dont chaque profil doit apparaître exempt de toute négligence de burin.

 

Il est donc permis de penser que s'il a enfin consenti à produire sur un théâtre cette Françoise de Rimini déjà depuis longtemps considérée comme devant être le couronnement de sa carrière, la synthèse de ses procédés artistiques, M. Ambroise Thomas ne l'a pas fait sans l'avoir armée de toutes pièces, sans avoir déployé dans cette création toutes les fortes de son génie, toutes les ressources de son talent, tous les trésors de son expérience.

 

C'est à ces divers titres que le nouvel ouvrage représenté le 14 avril 1882, sur la scène de l'Académie nationale de musique, doit être jugé sans hâte, avec l'attention minutieuse due à une conception si considérable et si laborieuse, mais aussi avec cette entière indépendance qui est une forme du respect dit aux véritables maîtres, dont l'esprit dédaigne les banalités de l'éloge autant que les attaques passionnées de la critique.

 

Il convient tout d'abord de remonter à l'origine de l'inspiration du compositeur.

 

II

 

L'Enfer de Dante, comme la Divine Comédie tout entière, est certainement riche de sujets symphoniques : les évènements humains, les passions, les vices, les crimes, y apparaissent dégagés de leur origine vulgaire, commentés par une puissante imagination, enveloppés de flammes ou de nuées ; hors de ce milieu formidable, ils retomberaient dans le domaine parfois

terrible, parfois banal, de l'histoire des hommes.

 

La matière ici ne serait rien sans la forme. Il a suffi du génie poétique de Dante pour fixer d'une manière impérissable quelques noms, quelques figures et quelques faits dont l'existence se perdrait sans lui dans le fonds commun des récits historiques ou légendaires.

 

Cet Enfer, singulier et grandiose mélange de l'enfer mythologique et de la géhenne catholique, n'est point une adaptation de l'idée virgilienne qui soit propre au grand poète italien.

 

On aimait au moyen âge à peindre sous des couleurs terribles les supplices de l'enfer ; on voulait faire de ces peintures un exemple profitable, et les fictions reproduisant les voyages dans les sombres abîmes étaient fréquentes à cette époque. Guérin le Chétif descendait par le puits de Saint-Patrice en Irlande jusqu'aux lacs enflammés où se purifient les âmes ; il voyait les sept cercles concentriques dans chacun desquels est puni l'un des péchés mortels, et il y rencontrait un grand nombre de personnages connus ; on écrivait le Songe d'Enfer, le Jongleur qui va dans l'Enfer ; Albéric, moine du Mont-Cassin, avait une vision très nette de l'enfer, du purgatoire et des sept cieux, qu'il visitait porté sur les ailes d'une colombe et assisté de deux anges ; enfin, Brunetto Latini, dont Dante fut l'élève, racontait un voyage périlleux à travers une forêt mystérieuse d'où l'intervention d'Ovide l'avait tiré, de même que l'intervention de Virgile sauve le poète de la Divine Comédie, jeté « hors de la bonne voie ». La situation est identique.

 

Perdei il gran cammino

E tenni alla traversa

D'una selva diversa...

Ma Ovidio per arte

Mi diede maestria

Si ch'io trovai tal via.

 

Mais on a oublié Guérin le Chétif, Rodolphe de Houdan, auteur du Songe d'Enfer, le moine visionnaire du Mont-Cassin, comme Brunetto Latini. Et la forme rayonnante du poème dantesque lui a conquis l'immortalité ! On n'a pas plus reproché à Dante son emprunt à la fiction de Brunetto, qu'on ne reproche à Molière d'avoir calqué une maîtresse scène du Pédant joué de Cyrano de Bergerac.

 

Le poème de l'Enfer, considéré par Boccace comme une sorte de libelle politique, est jugé moins étroitement par la plus grande partie des commentateurs. Ils y voient une œuvre « théologique, morale, historique, philosophique, allégorique, encyclopédique, mais coordonnée de manière à donner des leçons salutaires pour la vie sociale ».

 

Des considérations sur le véritable caractère de la Divine Comédie sont hors de question, étant donné le sujet du présent article, et je me hâte de m'y dérober pour me retrouver sur le passage de M. Ambroise Thomas, dont M. Jules Barbier s'est fait le Virgile, en ce voyage de découvertes autour de la touchante légende de Françoise de Rimini et de Paolo Malatesta.

 

III

 

J'ai dit que l'Enfer de Dante était riche de thèmes symphoniques. Je vois, en effet, en ses divers chants, bien des points sur lesquels pourraient s’appuyer les divisions d'une composition vaste, mettant brièvement en relief les figures et les épisodes que le poète a rendus avec une netteté et une sobriété si puissamment magistrales, et leur donnant des cadres musicaux d'une ampleur illimitée.

 

Mais là où le symphoniste se meut comme dans son naturel élément, le dramatiste éprouve de sérieuses difficultés à vivre, et ce qu'il y va puiser n'offre point toujours une ample matière aux développements scéniques ; en descendant dans l'enfer dantesque, pour y chercher un sujet humain et le restituer à la vie, il s'expose à quelques mécomptes.

 

Les scènes et les figures apparues à travers la pluie éternelle, le brouillard glacial ou les rouges lueurs des cercles infernaux sont, en effet, je le répète, peintes d'un trait, caractérisées d'un mot ; à les étendre et à les grandir, on risque fort d'en anéantir la force, l'intérêt ou la grâce.

 

C'est ainsi que les amours de Francesca et de Paolo tiennent en quelques vers du cinquième chant. Ces vers, le monde entier les a dits avec émotion, et même ceux-là qui ignorent l'harmonieuse beauté du texte original en ont goûté la saveur.

 

Ils racontent comment Francesca, lisant avec Paolo les aventures de Lancelot du Lac, leurs cœurs naissent à l'amour, et comment, pareils aux héros du livre, ils échangent un premier baiser.

 

« Ce jour-là, nous ne lûmes pas davantage... »

 

Tout le charme intense de la scène est dans ces derniers mots, dans cette phrase expirant sur les lèvres de Francesca, dans cette délicieuse réticence, où l'extase prochaine se devine, où les mystérieuses joies de la tendresse pure se dévoilent un instant aux yeux du poète.

 

Il suit d'un regard attendri ces deux âmes inséparables, emportées par une éternelle tempête dans le tourbillon des « voluptueux », où volent avec elles Cléopâtre et Hélène, « pour qui coula tant de sang », et Achille, qui, « en aimant, courut à une mort. Prématurée », et Pâris et Tristan, qui fut tué par Marc, le roi de Cornouailles, pour avoir aimé la reine Yseult ; il se rappelle comment Francesca et Paolo furent frappés à leur tour par Lanciotto Malatesta, époux de l'une, frère de l'autre, et il pleure, et il s'évanouit.

 

C'est tout. C'est cette perle brillante et pure comme une larme qu'il s'est agi d'enchâsser dignement ; c'est sur ce fragile et délicat point d'appui qu'il a fallu échafauder un poème en quatre actes avec prologue et épilogue.

 

En ramenant pour un instant sur la terre les deux amoureux de Rimini, le librettiste a dû recourir tout d'abord à l'histoire. Mais l'histoire lui a montré seulement Francesca, fille de Guido de Polenta, seigneur de Ravenne, mariée à Lanciotto, fils aîné de Malatesta, seigneur de Rimini ; elle lui a appris que Lanciotto était laid, boiteux, difforme, brusque et avare ; et comme il fallait, pour faire figure à l'Opéra, que Lanciotto fût seulement terrible, amoureux et magnifique, il a laissé de côté l'histoire et il est entré dans la fiction.

 

Tout d'abord, il a entendu faire au compositeur sa part de symphoniste ; il a pour cela mis en action la vision poétique de Dante ; il lui a plu de supposer que cette scène dans laquelle le poète, perdu dans la noire forêt, épouvanté par des fauves, trébuche au milieu des rochers sinistres où se cache la porte de l'éternel abîme, avait été une scène réellement vécue.

 

Là, Dante écoute les cris terribles et les gémissements qui viennent des profondeurs, réalisant la menace évangélique : Hic erunt gemitus et stridor dentium ; il se croit perdu, quand la forme libératrice de Virgile lui apparaît, envoyée par Béatrix, l'âme tant aimée du poète, pour le guider dans les cercles de l'enfer.

 

C'est là enfin que, traversant le fleuve des ombres, sous les arches des rochers mordus par d'inextinguibles flammes, au milieu de la tempête souterraine, Dante et Virgile voient Francesca et Paolo passer d'un vol rapide et les arrêtent pour entendre l'histoire de leurs malheurs.

 

— Pour toi, dit Virgile à son compagnon, que remplit d'émotion l'aveu à peine prononcé de cet amoureux passé, pour toi ce passé va revivre.

 

Et seulement alors la pièce commence. Ce prologue, conforme d'ailleurs aux péripéties imaginées par le poète florentin, est dû à un procédé d'évocation déjà employé par M. Jules Barbier et son collaborateur Michel Carré, en diverses occasions, notamment pour les Contes d'Hoffmann ; mais ici, il est beaucoup moins justifié que dans cette dernière œuvre, toute de fantaisie.

 

Puisqu'on voulait, dans la fable présente, développer surtout le drame humain, on pouvait se dispenser de ce prologue ; il est poétique et saisissant, je veux l'admettre, mais ces qualités n'en justifient pas l'existence ; il n'aura qu'une utilité : ce sera d'occuper la scène pendant le temps nécessaire pour permettre aux spectateurs peu zélés d'arriver sans hâte pour le premier acte, mince avantage que ni le compositeur, ni le librettiste, n'ont assurément recherché.

 

Voici maintenant le poème dégagé des ténèbres de son point de départ.

 

IV

 

Francesca, encore libre, est chez son père, dans son oratoire. Paolo Malatesta est auprès d'elle. Ensemble, ils lisent l'histoire des amours de Lancelot et de la reine Ginèvre. Ainsi posée entre deux personnages à qui leur situation permet de s'aimer sans scrupule, cette scène n'a que l'aspect du duo passionné indiqué dans les strophes de Dante, elle n'en a pas l'intérêt.

 

A cette remarque, l'auteur pourrait répondre qu'elle n'est autre chose que la préparation de la scène réelle dont il doit se servir pour dénouer l’action.

 

Donc, Paolo et Francesca s'aiment, se le disent et échangent un baiser qui est celui de leurs fiançailles.

 

Guido de Polenta intervient dans ce doux tête-à-tête, dont il ne semble aucunement surpris ; il apprend à sa fille et à Paolo que les Guelfes investissent la ville :

 

Les Guelfes triomphants gagnent, de place en place,

Tout le pays toscan….. Milan n'existe plus !

Ils ont pillé Ferrare, ils ont saccagé Parme !

Leurs troupes de Florence occupent les chemins,

Et Rimini va tomber dans leurs mains.

Écoutez ! Écoutez ! C'est le signal d'alarme !

 

Les Guelfes ainsi annoncés seraient des Huns, qu'on ne les dépeindrait pas sous des couleurs plus terrifiantes. Si l'on consultait l'histoire, il faudrait peut-être ramener à des proportions plus modestes ce trait des guerres civiles italiennes ; mais là n'est point absolument la question.

 

Paolo, apprenant l'arrivée des Guelfes, veut appeler le peuple aux armes. Guido l'arrête. Il ne s'agit pas de combattre : la ville est perdue d'avance, l'or étranger l'a secrètement conquise.

 

Les jeunes gens profitent de cet instant pour apprendre à Guido leur mutuel amour. Il ne demande pas mieux que de consentir à leur union ; toutefois il les engage à fuir, pour éviter « le courroux d'un ennemi cruel », sans que l'on sache clairement ce qu'ils auraient à en craindre.

 

Pour lui, il ira s'offrir aux ennemis pour sauver les femmes, les vieillards, les enfants de Rimini. Ce sacrifice ne s'explique guère, même par ce fait que l'armée guelfe est commandée par un homme autrefois banni de Rimini et qui pourrait se venger de ses concitoyens. Ajoutons que ce banni est Lanciotto Malatesta, le propre frère de Paolo.

 

Sur cette révélation, exaltation patriotique de Paolo indigné, qui entonne une sorte de Marseillaise à laquelle, comme Francesca, s'associe Guido, oubliant toutes ses résolutions de prudence.

 

Cependant, les bourgeois de Rimini, auxquels se mêlent des soldats, sont sur la place d'armes, devant l'arc de triomphe d'Auguste, devant la pierre carrée du haut de laquelle autrefois César haranguait ses troupes. Ce double voisinage ne les rend pas plus belliqueux. Le tocsin sonne, les gens de Rimini tremblent, les soldats vendus refusent de défendre la ville, les Guelfes vont entrer. — Ascanio, un page, un courageux enfant, raille en vain la lâcheté des habitants, en vain il reproche aux soldats leur défection ; il se trouve seul avec Paolo, accouru au son de la cloche d'alarme, pour conseiller la résistance. — Il est trop tard : déjà les portes sont livrées ; déjà les fanfares annoncent l'approche, l'entrée triomphale de Malatesta.

 

Le vainqueur paraît, l'épée à la main, au son d'une musique guerrière, saluant les bannières impériales qui, pour le moment, sont les siennes, — détail que je relève, car il me semble que communément les Gibelins étaient impériaux et non pas les Guelfes ; — il ne trouve qu'un homme dont le front ne se courbe pas devant lui : c'est Paolo, son frère. Un conflit s'engage, dans lequel Malatesta expose assez inopinément sa politique :

 

Je ne connais qu'une patrie,

Et je ne veux qu'un étendard !

 

Malgré cette tendance vers l'unification de l'Italie, — question que l'on ne s'attendait guère à voir surgir en cette affaire, — Malatesta prend ses précautions vis-à-vis de Rimini. Il lui faut un otage, — mais il est bon prince, car il est devenu subitement amoureux, — cet otage, ce ne sera ni Guido de Polenta, qui naguère contribua à son bannissement, ni Paolo, qui vient de le souffleter du nom de traître, ce sera Francesca, dont il compte faire sa femme.

 

Paolo doit donc s'éloigner, caressant encore l'espoir d'arracher par la force sa fiancée à son rival et de délivrer du même coup Rimini. Ascanio l'accompagne comme page et comme ami.

 

Les évènements marchent très vite entre le premier et le deuxième acte.

 

Francesca est sur le point d'épouser Lanciotto Malatesta. — Mais, bien qu'elle ait au front le voile des mariées et la couronne, ce qui est un commencement d'obéissance aux exigences de la situation, — elle se révolte contre son père qui, au nom des proscrits, pour le salut de tous, l'a condamnée à cette union.

 

Guido insiste. D'ailleurs à quoi bon parler de serments anciens ? Paolo n'est plus et Ascanio vient confirmer cette nouvelle : Paolo, dans un combat contre le parti guelfe, est tombé parmi les morts. Il a confié à Ascanio ses dernières pensées : elles ne sont pas parfaitement définies ; Francesca peut croire qu'il a douté de son amour. Toutefois, il est mort, voilà la certitude contre laquelle il n'y a pas à revenir. Francesca, veuve de son espérance, donnera maintenant sa main à Malatesta, comme prix du repos de ses concitoyens.

 

Malatesta se présente, car l'heure est venue. Il déclare à Francesca, ainsi que la courtoisie l'y oblige, qu'il ne veut la « tenir que d'elle-même » ; elle garde le silence ; nonobstant cette réserve pourtant, elle se laisse conduire à l'autel ; cela vaut bien une réponse verbale.

 

Et voici que, durant la cérémonie, tandis que le jeune Ascanio prie pour la pauvre enfant, et que les pages de Malatesta rient de sa tristesse, Paolo paraît.

 

Laissé parmi les morts, et sauvé par miracle

Je ne dois pas mourir, et je veux la revoir.

 

Cette déclaration serait un blâme pour la légèreté d'Ascanio, qui s'est empressé de venir annoncer la mort de son maître, s'il fallait regarder de trop près à ces choses. N'y insistons pas.

 

Quand Paolo apprend ce qui se passe, quand il entend, du seuil de la chapelle, le chœur répétant les paroles sacramentelles de la bénédiction nuptiale, il ne veut plus vivre.

 

Il arrache l'appareil protégeant sa blessure et il tombe évanoui.

 

On accourt, — c'est d'ailleurs la fin de la cérémonie, — et Francesca apprend l'étendue de son malheur : elle revoit Paolo, mais pour le perdre encore. Elle succombe à son affliction ; elle chancelle. Pourtant Malatesta s'éloigne, disant au père :

 

C'est à vous de prendre soin d'elle,

Seigneur Guido ! Nous prendrons soin de lui.

 

Et il fait emporter Paolo, toujours évanoui, cependant que Guido, voyant sa fille désespérée et défaillante, songe qu'il lui reste « un recours suprême : l'empereur ! »

 

Il aurait pu y songer plus tôt, en vérité. Mais on ne s'avise pas de tout.

 

Il fait à sa fille cette recommandation étrange :

 

Maîtrise-toi jusqu'à la fin du jour.

 

Puis il la laisse, lui ayant juré que Paolo est encore vivant, déclaration qui suffit à ranimer Francesca.

 

Seule alors, elle se livre à un emportement lyrique extraordinaire.

 

Après quoi elle déchire son voile, froisse sa couronne, jette son anneau nuptial. On croit à quelque résolution désespérée. Toute cette violence aboutit, dans l'acte suivant, à une scène entre les deux nouveaux époux, scène dans laquelle Malatesta se fait tendre à l'excès et qui fournit simplement à Francesca l'occasion de débiter quelques spéciosités, telles que celle-ci :

 

Je suis votre femme,

Mais je n'ai point vendu mon âme.

 

Cette distinction subtile est bien indifférente à Malatesta, qui donne tranquillement le signal des réjouissances.

 

Ascanio, un peu ingrat, ce me semble, chante un épithalame ; et rien ne troublerait le bonheur de Lanciotto, si le père de Francesca n'apparaissait, muni d'un arrêt de l'empereur, citant Malatesta devant lui pour répondre « de ses méfaits et de sa cruauté », accusation bien dure en apparence, car jusqu'ici ce terrible conquérant s'est révélé surtout comme un parfait chanteur de romances.

 

Malatesta obéira sans retard. Au moment de partir, apercevant dans la foule son frère Paolo apparu avec Guido, il lui confie Francesca, sa femme.

 

Mon frère, j'ai reçu sa main.

Francesca m'appartient. Je la fie à ta garde.

 

Le mouvement pourrait être noble ou ridicule ; étant donné les éléments de l'action, il représente une simple et vulgaire perfidie. Malatesta ne doit faire là qu'une fausse sortie.

 

En effet, Paolo et Francesca se rencontrent, à l'acte suivant, dans l'oratoire où ils ont échangé leur premier aveu, devant ce livre où ils ont appris l'amour.

 

Vainement Francesca a voulu se défendre contre elle-même ; vainement Paolo a voulu s'éloigner. Ils se retrouvent assis l'un près de l'autre, la main dans la main, échangeant les mêmes douces paroles. Malatesta, qui veille, a poignardé Ascanio, aposté au pied du balcon. Le page arrive en scène pour mourir, sans pouvoir avertir les amants ; — sur ses pas, le mari se précipite l'épée à la main, prêt à les frapper...

 

Un rideau de nuages obscurcit la scène. Quand il se relève, on retrouve Francesca et Paolo achevant leur duo d'amour dans le deuxième cercle de l'enfer. Dante et Virgile les contemplent encore ; le ciel s'ouvre, et la divine Béatrix apparaît, dans un chœur d'anges, apportant aux deux âmes dolentes l'espérance d'un prochain pardon.

 

Tout cela, fort naturel au premier aspect, est, examiné de près, assez bizarre, sans enchaînement logique ; on y sent l'effort continu, né de la nécessité d'élargir, de distendre à tout prix un sujet qui ne comportait point cette importance et qu'on a surchargé d'accessoires mélodramatiques pour masquer sa nudité.

 

De tous les actes, le meilleur, de beaucoup, est le quatrième, étant le seul qui soit vraiment pris au cœur même de l'action. Il est plein d'une émotion réelle et animé du souffle de la tendresse la plus poétique et la plus passionnée.

 

V

 

En abordant l'examen de la volumineuse partition de M. Ambroise Thomas, il n'y a pas à s'arrêter sur le prélude de l'ouvrage, un andante de seize mesures, simple lever de rideau, mais il convient de faire une place spéciale à la symphonie dramatique de l'Enfer qui constitue le prologue.

 

Pour s'élever à la puissance d'impression du poème dantesque, il faudrait une complexité d'éléments que la composition musicale la plus abondante pourrait très difficilement réunir et surtout harmoniser ; ici, du moins, l'effort dans le sens de l'effet le plus large et le plus saisissant est constant et appréciable.

 

Je passe sur l'entrée de Virgile, marquée par des traits intéressants d'orchestre, pour m'occuper surtout du tableau infernal qui, en réalité, fait le fond de cette scène.

 

Les souffrances et les fureurs des damnés, comme avivées par des vibrations stridentes de cuivres, s'expriment avec une intensité qui montre l'auteur préoccupé de peindre ce que le poète a décrit : « Les voix plaintives formaient dans cette enceinte ténébreuse un mugissement semblable à celui de la mer battue par une tempête. »

 

Ce prologue est une des meilleures parties de l'ouvrage, encore qu'il paraisse surchargé de détails dont l'action générale n'a pas à bénéficier, tels que les explications entre Virgile et Dante. La seule chose qui m'ait frappé dans cette partie préliminaire, en dehors de la pièce symphonique très remarquable dont je viens de parler, est l'ensemble : « O trop cruel effort ! épreuve trop cruelle ! » des ombres de Paolo et de Francesca.

 

L'Enfer de M. Ambroise Thomas trouvera sa vraie place et son plus franc succès dans les concerts : à l'Opéra, il n'est qu'une « longueur » qui sera rarement écoutée comme elle mérite de l'être.

 

Le duo du livre nous met en plein dans l'action, dans le vrai drame musical. Je reprocherai au début de ce duo, qui est la lecture même de la Chronique amoureuse de Lancelot et de la reine Ginèvre, d'être traité en forme de mélodie, au lieu de l'être en forme de mélopée, ce qui serait d'un accent beaucoup plus naturel.

 

Paolo « lit » comme s'il « chantait » ; la mélopée aurait pu accuser une émotion, un trouble que la mélodie n'exprime point. Elle se borne à une expression de tendresse qui n'est pas assez

sensiblement distincte de la paraphrase passionnée de la lecture faite par Paolo :

 

Ah ! l'heureux chevalier que sa dame convie,

Par un si tendre aveu, de lui donner sa foi !

 

En revanche, l'expansion des deux amants et l'ensemble : « Regarde-moi, mon cœur, ma joie ! » ont une passion, une chaleur des plus franches. Le milieu du duo est d'ailleurs émaillé de détails très heureux, notamment une réplique charmante et malicieuse de Francesca sur le mot de Paolo :

 

De loin je contemplais les cieux !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

— C'est pour les voir de près, cependant, qu'à mon père

Vous avez demandé d'être mon écuyer.

 

Dans le trio dénouant le tableau, une part assez importante est faite au rôle de Guido de Polenta. L'air : « J'ai vu ces guerres sans gloire » se développe largement sans donner une impression bien profonde ; on passe ensuite par une jolie phrase de Francesca : « On croit braver l'amour, il est déjà vainqueur », empreinte d'une tendre mélancolie ; et après l'exclamation de Paolo apprenant le retour de son frère, revenu pour assiéger sa ville natale, exclamation accentuée par le regret plutôt que par l'indignation, on arrive à l'ensemble :

 

Italie ! Italie !

Noble terre avilie,

Qu'on livre à l'étranger !

 

C'est la note patriotique accommodée à l'italienne ; mais la formule, ici, s'est trouvée insuffisante à tenir lieu de la flamme indispensable. Le morceau a plus de mouvement que de conviction et plus d'agitation que de réelle énergie.

 

Dans le tableau suivant, quand les bourgeois rassemblés sur la place d'armes commentent les désastreuses nouvelles de l'investissement de la ville et qu'Ascanio vient essayer de raffermir leur courage, la scène, faite de phrases courtes, parait traitée avec un souci peut-être excessif de l'enchaînement musical. Toutes les répliques se tiennent, alors que des intervalles eussent plus exactement traduit l'état d'indécision des esprits, nécessairement frappés des paroles encourageantes d'Ascanio.

 

C'est un détail qui ne touche qu'à l'application de la musique au drame, et que je relève seulement à ce titre.

 

Le chœur de la défection : « Guelfes ou Gibelins, qu'importe ? » a la tournure d'un air de bravoure. On ne lui en demandait pas tant ; il devait simplement exprimer l'insouciance d'hommes prêts à se ranger sous les drapeaux du plus fort.

 

Le rôle d'Ascanio, dans toute cette scène, est traité d'une façon très vaillante et à la fois très légère, qui donne un vif intérêt musical à un personnage assez inutile dans le drame.

 

Dans l'appel aux armes, ou, comme la partition le nomme, le « Chant de guerre » de Paolo, qui se place à la suite et affecte l'allure d'un pas redoublé, je remarque sur le mot « Courage » un trait qui accentue, vulgarise ce mot, et ôte au morceau la plénitude de son caractère héroïque. Concession faite au chanteur ou licence de ce dernier, la chose est ou regrettable ou blâmable.

 

Le finale de l'acte, c'est-à-dire l'entrée de Malatesta dans Rimini, abonde en sonorités qui ne nous semblent plus excessives, habitués que nous sommes maintenant aux deux orchestres et à la bande de cuivres devenue à l'Opéra l'accompagnement obligé de toute entrée triomphale. Ce déchaînement de l'orchestre et des voix n'atteint pas toujours à l'effet de grandeur en vue duquel il est mis en œuvre : la banalité est souvent de la partie, mais en somme il emplit bien cette vaste nef de l'Opéra, faite comme à plaisir pour encourager les musiciens à cette dépense de souffle.

 

Ce que je veux surtout relever dans ce finale, c'est l'indication du caractère musical du rôle de Malatesta, lequel se dessine d'abord d'une façon assez ferme, pour tourner bientôt vers un adoucissement qui va parfois jusqu'à la mollesse.

 

VI

 

J'ouvre une parenthèse au sujet de cette question, dont la très réelle importance a provoqué déjà de nombreuses et judicieuses observations.

 

Depuis l'arioso de la Coupe du Roi de Thulé, dont M. Faure fit, il y a quelque dix ans, un si grand succès, tout opéra de haute allure a eu son arioso destiné à faire briller pleinement les qualités du baryton, à compenser en quelque sorte, à un certain moment, son infériorité sur le ténor, généralement mieux partagé que lui dans la distribution des morceaux et réservé par la nature même de sa voix aux effets de tendresse et de charme.

 

Jusque-là, c'était bien. Un arioso était chose due à un baryton qui avait, au courant de la pièce, à faire montre de toutes les qualités viriles que comporte son tempérament et pouvait trouver, par opposition, un effet considérable dans une page plus délicate ou plus attendrie.

 

Mais voici que bientôt on ne s'est plus contenté, pour le baryton, d'un arioso ou d'une romance : on a multiplié les effets de tendresse et, soit que les chanteurs aient été plus exigeants sur ce point, soit que les compositeurs aient cédé au désir de multiplier dans leur œuvre des placages faits pour forcer les applaudissements, même nuisibles à l'ensemble, soit enfin que les ténors aient manqué ou que le talent ait manqué aux ténors, — ce serait la seule valable excuse, — ce qui était une exception est devenu une règle, ce qui était un accident est devenu un mal chronique. On fait au baryton une place égale et parfois supérieure à celle du ténor. Ces deux tempéraments vocaux, que la nature a disposés pour répondre à deux exigences différentes de la musique dramatique, s'avancent maintenant devant le public sur deux lignes parallèles ; baryton et ténor, les bras en corbeille, avec des roucoulements de pigeon, chantent les mêmes fadeurs sur le même mode.

 

Alors, le public ne s'attache plus à rien ; l'abondance de ces motifs doucereux lui est insupportable, autant que le retour savamment ménagé lui en paraîtrait heureux, et il résulte de cette abondance que ce qu'on a voulu accumuler d'éléments au bénéfice de l'œuvre tourne tout justement à son préjudice.

 

Et voilà pourquoi, à partir de ce finale du premier acte de Françoise de Rimini, on a tort de faire chanter à Lanciotto Malatesta tant de pages en style de romance. A ce régime, la colère même du terrible époux de Francesca s'attiédit ; il y a une langueur d'amour au fond de toutes ses phrases musicales ; la pièce prend les allures que le satiriste reprochait à celles de Quinault :

 

Et jusqu'à : « Je vous hais ! » tout s'y dit tendrement.

 

C'est grand dommage ; un retour aux traditions, à la variété des motifs pour l'emploi des barytons profitera très largement à quelque autre grand ouvrage, où ce genre de voix, si merveilleusement fait pour se prêter à l'expression des sentiments les plus énergiques, les plus généreux et les plus nobles, se trouvera judicieusement utilisé.

 

Il y aura peut-être lutte alors entre la volonté du compositeur et celle de l'interprète, mais voilà des cas où le compositeur, en ne cédant pas à quelques caprices de virtuose, fera acte de prudence autant que de fermeté.

 

VII

 

On a vu par l'analyse du poème que le deuxième acte reposait sur le mariage de Francesca et de Malatesta, union très sommairement préparée. Les scènes de Francesca et de son père, l'arrivée d'Ascanio, la narration de la prétendue mort de Paolo, nous mènent, à travers des récitatifs dont l'intérêt musical ne justifie pas l'excessive longueur, jusqu'au chœur de l'hommage aux nouveaux époux :

 

Longs jours, heureuse destinée

Aux époux que Dieu va bénir !

 

Ce chœur encadre l'entrée de Malatesta et l'arioso madrigalesque qu'il adresse à sa fiancée.

 

Cet arioso, plein de tendresse et de passion humble, interprété d'ailleurs avec une perfection absolue, a obtenu un de ces brillants succès faits pour perpétuer le titre et le souvenir d'un ouvrage. L'amour de Malatesta, un amour né d'un regard, dans l'enivrement d'une heure de victoire, cet amour s'exprime avec la même apparence de sincérité, avec la même suavité d'accent, que l'amour de Paolo. L'antagonisme n'est pas seulement ici dans les situations ; il est dans l'expression vocale et ne va pas sans engendrer par la suite une certaine monotonie d'aspect.

 

On a beaucoup remarqué dans cet acte le chœur des pages entourant Ascanio et riant de sa mélancolie. Il est plein de grâce, d'esprit et de jeunesse : c'est une fleur posée sur un sombre vêtement de velours noir ; ce morceau égaye le fond ténébreux du drame, et malgré sa note finale, lancée à toute volée et arrêtée net, en vertu d'un procédé très efficace pour enlever l'effet, je le crasserai parmi les plus précieux et les plus délicats ornements de cette partition sobre de parures légères.

 

L'arrivée inattendue de Paolo amène un air de ténor qui a du charme, que M. Sellier chante d'une voix pénétrante, mais à l'effet duquel nuit évidemment le trop proche voisinage de l'arioso de Malatesta.

 

Une belle phrase d'orchestre accompagne la scène de l'évanouissement de Francesca lorsqu'elle se trouve en présence de Paolo, évanoui lui-même.

 

A ce moment, l'acte est réellement terminé ; pourtant la toile ne tombe pas : il faut passer par l'entretien de Guido et de Francesca encore à demi pâmée ; après quoi, Francesca, seule, se remet soudainement pour chanter un air à l'italienne. « Il vit ! il vit ! » qui est bien une des plus détestables fins de tableau que je connaisse.

 

Là, le sacrifice à la virtuosité apparaît dans toute son horreur. Il s'agit de traduire l'extase de Francesca retrouvant vivant celui qu'elle pleurait, son délire, son amour, sa fureur à la pensée de l'union accomplie. Tout le morceau se développe sans cohésion, sans élévation réelle, entremêlé de traits qui en anéantissent le sentiment. Le public semble goûter cette cocotterie musicale ; je voudrais faire comme lui ; mon sens particulier s'y refuse. Mlle Salla, l'héroïne de ce morceau, est douée d'une belle voix, bien pure, suffisamment résistante pour affronter les écueils de cette grande scène de l'Opéra ; mais si elle est pour quelque chose dans le style composite de cette page capitale de son rôle, je crois qu'elle a été mal inspirée en demandant à des exercices de gymnastique vocale un succès que des effets d'une simplicité magistrale et d'une passion vraie auraient assurément fait plus considérable.

 

M. Lassalle commence le troisième acte par un autre arioso, dans lequel je remarque la nuance très délicate, très jeune, d'une phrase terminant la première période :

 

A mes jeunes vertus je me sentais renaître.

 

L'interprète, qui traduit avec une remarquable valeur tout ce rôle de Malatesta, doit être avide de quelque création où le côté mâle de son talent puisse complètement s'affirmer ; il n'a pas besoin pour cela, je suppose, d'être renvoyé à la parenthèse ouverte plus haut au sujet de l'emploi du baryton dans le drame musical.

 

Mlle Richard, chargée de personnifier le page Ascanio, trouve plus loin un morceau à trois périodes qui est peut-être l'inspiration la plus originale de l'ouvrage et assurément la page la plus intéressante de ce rôle.

 

Ce sont des couplets, en forme d'épithalame ou d'hommage à Francesca et à Malatesta, dits au moment où les jeunes filles apportent leurs présents aux nouveaux époux, lorsque commence le ballet. L'agencement du morceau est ingénieux et je m'imagine que la forme mélodique en est née avant les paroles, je veux dire que les paroles ont été coulées dans un moule donné par le compositeur, à en juger du moins par la figure assez tourmentée du vers et par les rencontres de rimes dissemblables qui accusent le parti pris de suivre, sans l'altérer, le développement de l'idée musicale.

 

Le ballet commence. Une gondole paraît. Francesca s'intéresse à la gondole :

 

Que nous cache cette gondole

Sous ses rideaux mystérieux ?

 

Elle cache deux captifs hispano-arabes : Pedro , c'est-à-dire M. Mérante ; Dolorès, c'est-à-dire Mlle Rosita Mauri, la grâce incomparable, la vivacité, la gaieté de tout cet ouvrage, dont le divertissement chorégraphique est le point le plus lumineux.

 

Le pas de la Captive avec son délicieux solo d'instruments en cuivre, l'adagio, le capriccio, la habanera qui, par une ravissante pénétration, nous fait connaître, dès le treizième siècle, un rythme musical de l'Amérique du Sud découverte deux cents ans plus tard ; enfin la brillante et caractéristique Sévillana, tout cela n'est qu'un long triomphe pour la danseuse et aussi, il faut bien le dire, pour le compositeur, dont ce ballet est une des plus juvéniles et des plus vivantes inspirations.

 

La scène du retour de Guido de Polenta, apportant l'arrêt de l'empereur crée, entre le parti de Guido et celui de Malatesta, une série de répliques d'une allure très franche, et fait se développer un ensemble final, qui a plus de largeur que d'énergie, en dépit du sens des paroles, et dont la péroraison est encore manifestement italienne.

 

Le quatrième acte paraît être musicalement le meilleur. C'est la rêverie amoureuse de Francesca, l'achèvement de la scène et du duo du Livre, le tout traversé d'incidents d'une grande variété et d'une réelle passion.

 

Un seul « agrément » vocal dans le rôle de Francesca sépare encore cet ensemble et fait reparaître la virtuose à côté de la femme passionnée ; mais ce trait, heureusement, passe vite et rend les deux interprètes à l'expansion ardente qui les entraîne, insoucieux des pièges de Malatesta, jusque dans le ciel, jusque dans l'enfer.

 

VIII

 

A considérer sous son aspect général la partition de M. Ambroise Thomas, il semble que l'intérêt en soit dans des phrases plutôt que dans des morceaux, c'est-à-dire que l'inspiration n'en soit pas absolument soutenue, qu'elle ait autant de dépressions subites que de superbes élans.

 

Les tendances italiennes y abondent dans la partie dramatique ; le musicien français, un des maîtres de l'art contemporain, y est aussi présent à son heure ; italien et français, du reste, en tout et partout, le compositeur remplit consciencieusement la tâche qu'il s'est donnée, mais j'oserai dire qu'il la remplit sans nous faire éprouver une sensation absolument nouvelle, sans nous apporter une de ces surprises d'art que nous gardent quelquefois des œuvres d'une correction moins haute.

 

Françoise de Rimini, superbement montée, aura vraisemblablement une longue durée à l'Opéra ; un allègement dans le rôle épisodique d'Ascanio, comme dans la partie symphonique, donnerait à l'ensemble de l'ouvrage un mouvement plus libre et en favoriserait la fortune.

 

 

 

15 juillet 1882

 

I

 

Il serait bien tard pour parler des Noces de Figaro, reprises par l'Opéra-Comique un peu avant la clôture de la saison musicale, si l'immortalité du génie de Mozart ne gardait toujours un caractère d'actualité aux observations faites sur tout ce qui tient à son œuvre.

 

De dix ans en dix ans, plus ou moins bien servies par les ressources du théâtre, au point de vue d'une interprétation qui devrait être irréprochable, les Noces de Figaro reparaissent sur l'affiche de l'Opéra-Comique ; les générations d'auditeurs se succèdent comme les générations d'interprètes et à notre public si différent par les goûts, les mœurs, l'éducation, les tendances, du public qui l'a précédé, la même admiration s'impose de par l'éternelle force du Beau.

 

On n'analyse plus la partition des Noces : elle est classique comme le chef-d’œuvre littéraire dont elle s'est inspirée. Mozart, tout eu empruntant quelques ornements courants à l'école italienne, l'a marquée de cette originalité charmante et puissante faite pour triompher, il y a prés d'un siècle, de la frivolité du parterre viennois, de la résistance des compositeurs rivaux, de la cabale des chanteurs, et se manifester jusqu'à nous sans avoir souffert aucune atteinte.

 

La dernière fois que l'Opéra-Comique donna les Noces de Figaro, Mme Carvalho était Chérubin. Elle est aujourd'hui la Comtesse ; — Chérubin, c'est maintenant Mlle Van Zandt ; — Mlle Isaac a pris le rôle de Suzanne ; celui du Comte appartient à M. Taskin, celui de Figaro à M. Fugère ; M. Barnolt, enfin, a revêtu la souquenille et le grand chapeau de Basile.

 

C'est là une interprétation dont les éléments ne sauraient être meilleurs, étant donné la composition de la troupe de l'Opéra-Comique. Aussi le succès de la reprise a-t-il été considérable.

 

Je ne retiens, au sujet de cette interprétation, qu'une remarque sur le caractère général qu'elle a imprimé à l'œuvre. Il est hors de doute que les opéras de Mozart ont eu, dans la pensée du maître, une portée bien moins haute que celle qu'on leur accorde aujourd'hui. Je crois avoir déjà dit ici-même, à propos de Don Juan, comment l'esprit de ce chef-d'œuvre a été exagéré, dénaturé, par les commentateurs ; comment, écrit dans le ton de la comédie, il s'est peu à peu dramatisé ; comment enfin le cadre en a été élargi jusqu'à l'exagération. La terrible philosophie qui est au fond de ce sujet de Don Juan, pris d'abord à la légère par le compositeur, a fini par dominer le sujet lui-même ; elle est la cause et elle reste l'excuse du changement de ton adopté par les personnages et de l'importance extrême donnée aux moindres incidents.

 

Le sujet des Noces de Figaro n'atteint point à la hauteur de la conception de Don Juan ; il a pourtant sa part d'humanité, mais le dénouement s'y maintient dans les limites de la fable comique et les sentiments peuvent s'y traduire sans que l'acteur ait besoin de retourner son masque.

 

La gaieté, la malice, le charme, la grâce, y dominent obstinément sur un fond peu intense de sombre humeur ; c'est pourquoi on a pu s'étonner d'une certaine teinte grise jetée sur l'ensemble de l'ouvrage par la façon dont les rôles ont été rendus.

 

C'est, dira-t-on, leur grand respect pour une œuvre magistrale, leur louable souci de la correction, qui ôtent à de consciencieux artistes la liberté d'allures dont bénéficierait leur interprétation. J'admets cela ; mais je le regrette : — je regrette, comme pour Don Juan, cette tendance à tout grossir, à tout solenniser, qui va parfois jusqu'à l'alourdissement.

 

Il en résulte une impression de contrainte à certains moments où l'auditeur ne demanderait qu'à se laisser emporter sur les ailes légères de l'inspiration musicale. Le Comte et la Comtesse, et même Chérubin, ont quelque excuse à faire valoir sur ce point ; mais comment Suzanne justifiera-t-elle l'expression parfois attristée qu'elle donne à divers traits de son rôle ? comment le joyeux Figaro se défendra-t-il, si on lui demande pourquoi il a imprimé, par instants, une allure dogmatique au personnage ?

 

Ils diront, — ce qui est bien vrai, — que notre époque est une époque grave, où l'on met une « intention » dans tout, et que c'est la faute de leur éducation et non celle de leur goût, s'ils apportent tant de recherche à ce qui demanderait tant de naturel.

 

Quand on perd, par triste occurrence,

Son espérance

Et sa gaieté,

Le remède au mélancolique,

C'est la musique

Et la beauté.

 

Ainsi a dit Musset ; ainsi, bien avant lui, pensait très certainement Mozart. Les excellents chanteurs et comédiens dont je parle, considérant à leur tour que les Noces de Figaro ont été écrites comme un « remède au mélancolique », nous rendront certainement, à la rentrée, ce bel ouvrage dégagé de la légère brume dont il nous a semblé enveloppé le soir de la reprise.

 

II

 

M. Carvalho, — qui est un délicat en matière artistique, — ne s'est pas borné, pour la fin de sa campagne, à nous rendre dans un cadre très brillant les Noces de Figaro : il lui a plu de faire revivre le Joseph de Méhul et de nous le présenter, pour la première fois, avec des décors et des costumes très exacts. Costumes et décors jurent assez avec cette littérature de 1807, qui conserve un charme modéré malgré de judicieuses coupures. Les sujets de pendule abondent dans ce poème, qui groupe sentimentalement Jacob et Benjamin, Benjamin et Joseph, comme on groupait à la même époque Malek-Adel et Mathilde ; heureusement la musique reste et n'a rien à démêler avec ce style pendulaire. Elle est fort belle et la reprise de l'ouvrage a fait se rencontrer, dans une commune sympathie, des théoriciens musicaux qu'on aurait pu croire irréconciliables.

 

Quand Joseph fut donné pour la première fois, il n'obtint qu'un fort médiocre succès. On reprochait alors à Méhul d'avoir cherché à se poser comme un musicien « savant », ce qui est la pire injure qu'on puisse adresser à un homme et le meilleur moyen de lui faire entendre qu'il est ennuyeux ; ses critiques reconnaissent toutefois que, malgré le défaut d'une trop grande recherche, il y a dans Joseph d' « admirables mélodies ».

 

La postérité a mis à sa véritable place le remarquable ouvrage que l'Opéra-Comique vient de nous rendre.

 

La partition de Joseph est écrite avec la plus parfaite sincérité. On y sent la main d'un homme que rien n'a distrait de son impression, et assurément il n'a pas pris pour thème les périodes déclamatoires de son librettiste, il ne s'est pas inspiré du même sentimentalisme. Il s'est rappelé tout simplement les versets simples et touchants du Livre. — Et la figure attendrie et affectueuse de Joseph lui est apparue à côté du visage candide de Benjamin, à côté des traits sévères de Jacob, au milieu du trouble de la rencontre des frères indignes et de leur innocente victime.

 

Alors il a chanté la mélancolie nostalgique du favori de Pharaon, ses souvenirs naïfs, le désespoir et les remords de Siméon, les aspirations religieuses de Jacob, la tendresse de Benjamin, et il a trouvé des accents simples, empreints tantôt d'une sérénité admirable, tantôt d'une puissance pathétique irrésistible.

 

Il y a dans l'œuvre comme un reflet de la manière de Gluck, mais d'un Gluck plus accessible, plus simplement humain que l'auteur d'Orphée, d'Alceste et d'Armide. La préoccupation de ce que, dans notre jargon moderne, nous appelons le « clou » en est absente : l'ouvrage commence par un récit et par un grand air, ex abrupto ; avec les raffinements de notre art, nous y aurions voulu, — s'il était venu de nos jours, — un début plus pittoresque : quelque chœur de chameliers ou de tributaires, et sans aucun doute un directeur n'aurait pas eu assez d'ironique pitié pour des auteurs s'engageant de si simple manière dans une telle aventure dramatique.

 

Méhul n'y a point cherché tant de façons ; il faut ici proclamer une fois de plus la supériorité de l'art qui s'impose à tous. Le malheur est, — surtout pour l'auteur, — que cette supériorité n'éclate réellement qu'après plus d'un demi-siècle.

 

L'Opéra-Comique, entré avec Joseph dans la voie des restaurations musicales, devrait, comme on l'entreprit naguère, essayer de créer pour l'enseignement de notre public une sorte de musée rétrospectif de la musique nationale.

 

A la condition de donner à ces restitutions l'éclat d'une distribution remarquable comme l'est celle de l'ouvrage de Méhul, avec M. Talazac, Mme Bilbaut-Vauchelet, MM. Cobalet et Carroul, il attirerait certainement la foule.

 

Il est des auteurs absolument inconnus de notre génération et qu'il serait intéressant de remettre en lumière. Notre confrère Octave Fouque, dans son livre : les Révolutionnaires de la musique, consacre à l'un d'eux, Lesueur, une intéressante monographie et nous donne l'envie d'entendre cet opéra des Bardes, avec lequel l'Opéra « connut pour la première fois les recettes de dix mille francs ».

 

Il est peu probable que l'Opéra-Comique satisfasse sur ce point notre curiosité. En revanche, il nous prépare une série de nouveautés dont le programme n'est pas encore bien définitivement arrêté et qu'il faut enregistrer, par conséquent, sous bénéfice d'inventaire.

 

C'est d'abord l'ouvrage de M. Léo Delibes : Lakmé, qu'on dit inspiré du Mariage de Loti, dont les lecteurs de la Nouvelle Revue ont eu la primeur. Ensuite viendraient la Manon Lescaut, de M. Massenet ; la Diana, de M. Paladilhe, ou la Nuit de Cléopâtre, de M. Massé. Il ne faut pas compter, je crois, divers drames lyriques que M. Carvalho a eus en vue et dont la mise à l'étude le ferait rompre trop brusquement avec les traditions de son théâtre.

 

III

 

L'Opéra, depuis Françoise de Rimini, a donné seulement une reprise du ballet de M. Salvayre : le Fandango, qui a été un triomphe pour Mme Julia Subra. Cet ouvrage était accompagné de la Favorite, devenue le lever de rideau obligé de tout ballet, en attendant quelque ouvrage nouveau en deux actes. M. Maurel s'est montré, dans le rôle du Roi, parfait chanteur et comédien de premier ordre ; il serait temps de confier à cet artiste une création importante.

 

Les nouveautés que nous promet l'Académie nationale de musique pour la saison prochaine sont les suivantes : le Henri VIII, de M. Camille Saint-Saëns, dont les études sont déjà commencées ; la Farandole, ballet de M. Th. Dubois, et enfin Tabarin, de M. E. Pessard, qui serait l'opéra destiné à accompagner, sur l'affiche, les ballets du répertoire.

 

Je trouve dans un excellent ouvrage annuel de MM. Édouard Noël et Edmond Stoullig : les Annales du théâtre et de la musique, dont le septième volume vient de paraître, une statistique fort intéressante des opéras représentés, durant l'année écoulée, sur nos deux scènes lyriques subventionnées.

 

A l'Académie nationale de musique, dix-sept ouvrages se sont partagé l'affiche. Parmi eux figure un seul opéra nouveau, le Tribut de Zamora, représenté trente-quatre fois. Aïda vient ensuite sur cette liste : le nombre des représentations de l'opéra de Verdi a été de vingt-trois pendant la même période. La Juive et le Freischütz n'ont eu chacun qu'une représentation.

 

A l'Opéra-Comique, vingt-sept ouvrages ont défrayé le répertoire ; dans le nombre, figurent seulement deux opéras nouveaux : les Pantins et la Taverne des Trabans, formant un total de quatre actes, représentés le 28 et le 31 décembre, c'est-à-dire tout à fait à la fin d'une année remplie surtout par de fructueuses reprises. Les Contes d'Hoffmann figurent pour cent une représentations dans le bilan de l'Opéra-Comique pour l'année 1881, l'Amour Médecin pour soixante-deux, Richard Cœur-de-Lion pour quarante-six ; le Pré-aux-Clercs et le Pardon de Ploërmel se classent après eux.

 

La publication des Annales de MM. E. Noël et E. Stoullig est des plus utiles ; elle constitue pour tous les théâtres une source de précieux renseignements, et donne pour ainsi dire jour par jour un état de notre art national. Le travail en est suivi avec une conscience minutieuse qui fera dans l'avenir de ce livre un document des plus sûrs à consulter pour l'histoire du théâtre et de la musique à notre époque.

 

Les détails auxquels je viens de m'arrêter ne sont pas absolument du domaine de la critique ; je ne saurais pourtant, à ce moment de l'année où l'on se sépare de la musique et des musiciens pour deux ou trois mois, me dispenser de toucher aux points qui intéressent de près ou de loin le mouvement de notre école.

 

Après avoir fait, dans ce paragraphe qu'il faut considérer comme une parenthèse, un peu de statistique et de bibliographie, je veux dire un mot, au moins pour mémoire, des remarquables auditions données par M. Guilmant au Trocadéro, où ses compositions pour le grand orgue ont été fort appréciées, et du concert militaire de M. A. de Kontski, au Théâtre des Nations. La Grande Symphonie militaire exécutée dans ce concert, avec les strophes du « Salut au drapeau » dites par Mme Jenny Howe, a obtenu le plus vif succès.

 

IV

 

Il faut quitter Paris et aller à Londres, au théâtre de Covent Garden, quand on est curieux de nouveautés en cette saison stérile. C'est à Covent Garden, en effet, qu'on a représenté, le 4 juillet la Velléda de M. Lenepveu, opéra en quatre actes, traduit en italien d'après le poème original de MM. Aug. Challamel et Chantepie.

 

L'ouvrage est taillé sur le patron des tragédies lyriques classiques ; les chansons à boire, les ballades, les romances, les airs, y abondent suivant le formulaire du genre ; le sentiment dramatique s'y affirme pourtant de façon assez haute, nonobstant cette exubérance d'épisodes.

 

Voici, sommairement, l'exposé de l'action.

 

Sur la lande aride, des Gaulois assemblés gémissent des malheurs de la patrie opprimée par l'envahisseur, qui est le Romain. Leur chef Teuter leur promet le secours de Velléda, la druidesse aimée des Dieux. Mais, aimée des Dieux, Velléda est aussi aimée des hommes. Elle a inspiré un violent amour non seulement à Teuter, mais encore à Cœlius, chef romain, qui, emporté par sa passion, se risque, sous un déguisement, jusque dans le camp gaulois.

 

Reconnu par Teuter, qui veut se défaire de lui, Cœlius est attiré, au nom de Velléda, dans la forêt sacrée, où il croit rencontrer seule celle qu'il aime. Ce rendez-vous était un piège de Teuter. Cœlius, entouré par les Gaulois, va succomber, quand Velléda intervient, le sauve et revient au milieu des siens pour les exciter à la bataille.

 

Cette bataille, dont les Gaulois comptaient faire une victoire, leur a été funeste. Ils sont vaincus et les principaux chefs, prisonniers avec Velléda, se retrouvent dans le palais de Cœlius. L'amour du jeune Romain et de la druidesse éclate là dans toute son ardeur, — amour contrarié par l'arrivée d'un tribun envoyé de Rome et, au nom de Rome, ordonnant le massacre de tous les prisonniers gaulois. — Cœlius refuse de faire exécuter cet ordre et sauve Velléda, comme Velléda l'a sauvé. Il la retrouve au dernier acte dans un village de l'Armorique ; sur les bords de la mer. Velléda sent qu'elle ne peut résister à sa passion, réprouvée par son père et par tous les siens. Poussée à bout par les reproches et les malédictions, elle avoue cette passion qui l'a pourtant laissée pure et elle se frappe en s'écriant :

 

J'aime, et je m'en punis !

 

Cœlius saisit l'arme de Velléda et se frappe à son tour.

 

L'action est traversée par la figure épisodique d'Even, jeune Romaine naguère sauvée par Cœlius, l'aimant, l'accompagnant partout et à l'occasion lui faisant des scènes à propos de Velléda. Cette situation d'un homme aimé de deux femmes a toujours quelque chose d'un peu ridicule au théâtre et transforme facilement un héros en bellâtre. Les auteurs auraient pu l'éviter sans inconvénient pour la marche de leur drame : ils auront voulu assurément accentuer l'importance vocale de l'œuvre dans l'intérêt de leur collaborateur : il faut les en excuser. Leur conception tragique est d'ailleurs des plus honorables, bien qu'elle n'ait recouru à aucune combinaison nouvelle.

 

Dans la partition fort abondante de M. Lenepveu, on a remarqué, après un prélude très bien instrumenté, le chœur des Gaulois pleurant les malheurs de la patrie. Depuis 1870, il est peu d'œuvres lyriques qui n'aient exploité ce sentiment poignant de l'accablement qui suit la défaite. Il conviendrait de mettre quelque réserve dans ces manifestations : elles perdent de leur valeur en se multipliant.

 

Une marche religieuse composée d'une belle phrase, jouée à l'unisson, une romance de Cœlius, sur la tonalité de si bémol, et le finale du premier acte que domine une invocation de Velléda, ont vivement frappé le public.

 

Le second acte a permis à M. Lenepveu de faire preuve de ses qualités de symphoniste, dans la description musicale de la tempête grondant sur la forêt sacrée. Le morceau que l'on a généralement considéré comme le meilleur de l'ouvrage se rencontre dans cet acte : c'est la scène de la « Conspiration », dans laquelle Velléda, après un religieux silence, fait éclater, au nom des dieux, un formidable cri de guerre. Le morceau a beaucoup d'élan et de puissance : il a révélé en M. Lenepveu une réelle force dramatique.

 

Un chœur de victoire des Romains, un chœur d'orgie, une espèce de Gloria Victis chanté par Teuter et bizarrement accomgné par les instruments en bois, une marche triomphale du tribun envoyé de Rome, marche marquée par les trompettes en scène répondant aux sonorités de l'orchestre, deux duos d'amour, des airs de ballets ingénieusement et finement traités, un finale surtout, dans lequel l'allégro à l'italienne est heureusement remplacé par une fugue très excellemment développée, tels sont les points saillants d'une partition que je regrette de ne pouvoir étudier plus directement et plus intimement, et sur laquelle la fortune de l'œuvre me donnera, je l'espère, l'occasion de revenir.

 

Telle qu'elle m'apparaît, elle semble affirmer pleinement la plupart des tendances de l'école musicale contemporaine : recherche des contrastes, prédilection pour les sonorités éclatantes, souci de l'impression exacte, sentiment de la couleur et constante préoccupation de la justesse de l'effet dramatique.

 

Quelques phrases à l'italienne apparaissent de temps à autre ; il ne faut point trop les reprocher à un auteur dont l'effort est manifeste dans le sens de la formule la plus élevée de son art.

 

Velléda doit, après Hérodiade, être effacée de la liste des œuvres qui, entièrement terminées l'année dernière, n'avaient plus à attendre qu'un théâtre (Voir la Nouvelle Revue du 1er mars 1881). Ce théâtre, elles l'ont trouvé, l'une à Bruxelles, l'autre à Londres. Elles auraient pu, elles auraient dû le trouver à Paris, — même en dehors de l'Opéra. Ce théâtre pouvait être le Théâtre-Lyrique municipal, dont l'existence, en question depuis plusieurs mois, n'est pas encore résolue.

 

Disons tout de suite qu'il est bien difficile qu'elle le soit maintenant assez à temps pour permettre aux compositeurs de nous révéler leurs œuvres pendant la saison 1882-83.

 

Bien des questions se posent au sujet de ce malheureux théâtre. D'abord, on voudrait qu'il fût avant tout « populaire », qu'il servit à l'enseignement musical des masses, et, pour cela, qu'il contint un grand nombre de petites places, c'est-à-dire de places à très bon marché, désir louable assurément, mais dont la réalisation, telle qu'on l'entend, présente bien des difficultés. D'autre part, on estime que le répertoire de cet Opéra populaire ne pourrait se composer d'œuvres nouvelles, qu'il faudrait autant que possible puiser dans le fonds de l'Académie Nationale de musique et obtenir d'elle l'autorisation de lui emprunter, au besoin, Faust, les Huguenots, Guillaume Tell ou la Juive, dont l'audition est actuellement un plaisir trop cher pour le commun des amateurs.

 

Pour les esprits qui mettent en avant ce principe de la vulgarisation des chefs-d’œuvre classiques, l'intérêt des producteurs, c'est-à-dire des compositeurs d'ouvrages inédits, ne vient qu'en seconde ligne : réellement même, cet intérêt n'entre pas en compte. Il ne s'agit pas, pour eux, de créer des auteurs nouveaux, mais seulement de compléter, de perfectionner, l'éducation musicale de la foule.

 

Et pour cela, dit-on, il est inutile d'établir autre chose qu'un musée musical où chacun pourra aller admirer les maîtres d'hier sans avoir rien à faire pour la notoriété des maîtres de demain. Appliqué aux choses de la peinture, un tel raisonnement mènerait facilement à cette théorie : que le musée du Luxembourg est inutile pourvu qu'on ait le musée du Louvre. Il immobiliserait le présent au profit du passé et barrerait soudainement la route à des artistes qui, encouragés à leurs débuts par l'État ou par la Ville, ont le droit de compter sur une constante protection.

 

Aucune des entreprises qui se sont présentées pour la gestion de ce théâtre n'a pu, jusqu'à présent, remplir les conditions exigées par le Conseil municipal. Et ces conditions, dont je siens de relever la plus importante : — le grand nombre des places à bon marché, — sont, à la vérité, des plus difficiles à réaliser.

 

La musique est un plaisir cher, et fort cher, quand surtout on veut de la bonne musique. Au prix où sont les ténors, il ne faut pas rêver une interprétation excellente sans une grosse dépense par soirée. La subvention et le prix des places à bon marché suffiraient-ils à couvrir cette dépense ? Il est permis d'affirmer le contraire.

 

Le mieux serait donc de laisser les directeurs libres, quant à leur tarif, et de leur demander, en échange de cette liberté, un certain nombre de représentations à prix très réduits ou même de représentations gratuites. Ils accepteraient certainement ce compromis, qui concilierait leurs intérêts avec les justes exigences de notre état social.

 

En ce qui touche l'utilisation libre du répertoire de l'Opéra, il est bien évident que l'Opéra, pas plus que l'État, ne se montrera traitable sur ce point. Mais si un Théâtre-Lyrique parisien ne peut se mettre en concurrence avec notre première scène et monter en même temps qu'elle des ouvrages dont la renommée est populaire, ne reste-t-il pas un grand nombre d'autres ouvrages, d'autres chefs-d’œuvre, appartenant au domaine public, et dont chacun peut s'emparer ? N'avons-nous pas vu, il y a quelques années, un de ces chefs-d’œuvre classiques, le Don Juan de Mozart, représenté, dans la même saison, sur trois scènes à la fois : l'Opéra, le Théâtre-Lyrique et le Théâtre-Italien ?

 

Qui empêchera un directeur de reprendre un opéra que les théâtres subventionnés, débordés par les exigences de leur situation n'auront pu maintenir ou remettre à leur répertoire ? la Reine de Saba, par exemple, cette œuvre si hautement classée et si mal connue ?

 

Et, d'autre part, ne contribuera-t-on pas, comme on le veut faire, à l'éducation musicale du peuple en stimulant la production, en opposant aux compositions de l'école ancienne celles de l'école contemporaine, en tirant de cette comparaison des leçons capables d'affiner le sens artistique de l'auditeur et de le faire passer de l'admiration traditionnelle à l'admiration raisonnée ?

 

Il ne faut pas, en insistant sur la nécessité de poursuivre uniquement à coups de chefs-d’œuvre l'éducation musicale des masses, paraître céder à une considération purement sentimentale. Une libre pratique, un large éclectisme, donneront certainement de meilleurs résultats que la mesure qui ferait d'un Théâtre-Lyrique municipal un simple musée pédagogique.

 

VI

 

En attendant que ce théâtre existe, la Ville, il faut le reconnaître, fait beaucoup pour l'enseignement musical. Le résultat des efforts tentés pour la perfection de cet enseignement s'est affirmé, comme en 1881, dans le grand concert vocal, donné le dimanche, 9 juillet, au Cirque d'Été, par les élèves des écoles communales, des écoles primaires et des cours d'adultes.

 

Quatorze cents exécutants, dont huit cents enfants et six cents adultes, participaient à ce concert, véritable fête de l'art musical populaire. Cet enseignement de la Ville est parfaitement constitué. A sa tête est M. A. Danhauser, inspecteur principal, qui s'est voué avec une haute intelligence et un dévouement infatigable à sa laborieuse tâche. Il a sous sa direction 315 écoles, dans lesquelles 78 professeurs viennent tour à tour apporter leur somme de savoir et d'expérience.

 

Les douze morceaux brillamment exécutés dans cette séance et tirés exclusivement des œuvres de maîtres français avaient été mis à l'étude il y a un mois à peine ; ils ont pu être appris, sans aucun dérangement dans le programme des études ordinaires.

 

Nous sommes, en France, dans un état indéniable de supériorité sur les autres pays, pour la rapidité de l'enseignement. On nous conteste pourtant l'aptitude musicale ; on nous oppose volontiers les Allemands, les Belges et même les Anglais.

 

Les rapports de M. Halley sur l'enseignement anglais, de M. Danhauser sur l'enseignement en Belgique et en Hollande, sont fort édifiants sur ce point.

 

Tandis que nos élèves, par exemple, lisent et apprennent des morceaux souvent compliqués en un mois, en Angleterre ils mettent une année entière à apprendre six petits chants à une voix, qu'ils exécutent aux distributions de prix.

 

En Belgique et en Hollande, ce n'est pas sans beaucoup de préparations qu'on arrive à une exécution simplement satisfaisante ; les petits Conservatoires et les Athénées abondent pourtant dans ce pays. Nous n'avons pas ou pas assez d'institutions de ce genre.

 

La supériorité apparente de certains peuples vient, non pas d'une aptitude plus haute, mais plutôt, semblerait-il, d'une éducation plus continue ; car s'il est vrai que nous apprenons ou que nous enseignons plus rapidement, il est vrai aussi que nous nous lassons plus vite d'apprendre ou d'enseigner.

 

Jusqu'ici, la musique n'a été enseignée que dans les classes supérieures et dans les asiles : les élèves des asiles, en entrant dans les classes élémentaires, restent quatre ans en moyenne sans entendre un son musical ou voir un signe de notation. C'est seulement vers l'âge de dix ou onze ans qu'ils reprennent leurs études musicales.

 

C'est cette lacune que l'on s'occupe de combler en donnant l'enseignement à toutes les classes, à tous les degrés. L'enseignement musical ne doit pas être un enseignement d'exception. C'est en le généralisant qu'on créera des sujets véritablement armés pour la pratique d'un art, non pas seulement agréable, mais essentiellement moralisateur.

 

 

 

15 août 1882

 

I

 

Un grand bruit s’est fait dans le monde au sujet de Parsifal, le nouvel ouvrage de Richard Wagner, en cours de représentations à Bayreuth, un bruit tel que bien des gens simples se sont demandé s'il s'agissait ici d'un chef-d'œuvre entre les chefs-d’œuvre.

 

Autrefois, en effet, la coutume n'était pas de mener tant de vacarme autour d'un ouvrage : il arrivait devant la rampe sans se faire précéder de sonneurs de fanfares, et, quand il s'appelait les Huguenots, le Prophète, Faust et même Lohengrin, il faisait sa trouée lumineuse à travers les foules, qui n'ont pas besoin de formulaire pour servir d'appui à leur admiration.

 

Mais les temps sont changés : le télégraphe, les chemins de fer, la presse ont donné des ailes à l'opinion comme à la réclame : on sait, presque au moment où il sort tout fumant du creuset, que tel ouvrage est né ; on est au courant, minute par minute, des volontés, des désirs, des projets, des caprices de l'artiste.

 

L'artiste aussi est changé ; autrefois modeste et simple, il est heureux de tout ce bruit, il l'encourage et même il le provoque : il se trouve ainsi qu'on considère Parsifal, avant sa venue, comme un miraculeux effort de l'esprit humain, comme un de ces monuments déjà consacrés par une gloire de plusieurs siècles.

 

On va jusqu'à mettre en almanach la vie et les œuvres de l'auteur et tout ce qui tient à l'auteur ; on bourre cet almanach d'éphémérides dont il est le sujet : le 13 janvier de telle année, il a quitté Bayreuth pour six semaines, éphéméride ; le 9 mars de telle autre, il a daigné descendre dans un hôtel de Munich comme un simple voyageur, éphéméride ; une autre fois, il a consenti à passer quelques jours à Weimar, éphéméride ; il s'est marié et « le même jour » il a écrit un poème, éphéméride toujours !

 

Cet homme qui se marie et qui « le même jour » écrit un poème, voilà, en vérité, une puissante possession d'esprit, et l'auteur de l'almanach peint là son héros d'un trait particulièrement glorieux.

 

Cette idolâtrie poussée jusqu'au grotesque n'est pas pour peu, je veux le croire, dans cet épanouissement d'orgueil qui caractérise le compositeur de Parsifal et le fait se mettre continuellement en évidence.

 

On ne peut s'empêcher de s'arrêter pourtant devant cette figure en somme curieuse et attachante d'un homme qui, au milieu des préoccupations de la politique, trouve le moyen de s'imposer à l'attention générale, de forcer l'opinion à se tourner vers lui, à se passionner pour ou contre lui. On tient à la connaître d'autant plus qu'elle est loin de nous. On l'aime ou on la déteste ; elle n'a point d'indifférents.

 

A l'époque où le musicien venait chercher à Paris une voie vers le succès et que, logé pauvrement dans la rue de la Tonnellerie, il écrivait des arrangements d'opéra pour flûte et piston et des chansons sur la Descente de la Courtille, il avait déjà, dans sa modestie forcée, des échappées d'esprit vers de glorieuses destinées.

 

La conscience apparente de son néant ne l'empêchait pas de laisser voir, — avec une bonhomie dont nul n'était dupe, — qu'il se sentait devenir dieu !

 

— On ne sait pas, disait-il d'un ton détaché, — on ne sait pas si je suis un hydrocéphale ou un homme de génie !

 

Et, en effet, dans le salon où cette parole était dite, on n'en savait rien alors. D'aucuns affirment qu'on n'en sait rien encore.

 

Pour les admirateurs de Wagner, une grande lumière brille dans ce cerveau divin et rien n'en sort qui ne soit idéalement pur. Il est des fanatiques qui le veulent aimer « jusque dans ses verrues ».

 

Pour les autres, ce vaste crâne n'est qu'un marécage où flotte, piteusement noyée, l'Idée toujours insaisissable.

 

Lui passe, souriant aux uns, dédaigneux des autres, concentré surtout dans la contemplation de son moi, comme un fakir, les yeux obstinément fixés sur son ombilic, centre idéal du monde visible.

 

Sa vanité profondément blessée par la chute d'un de ses ouvrages accueilli à Paris par des sifflets, et condamné presque sans jugement, lui a inspiré une violente haine contre la France et nous a valu ce lourd vaudeville : Une Capitulation, dans lequel il insulte longuement à nos malheurs.

 

L'œuvre est du reste si platement et si pesamment méchante, que son auteur, en la publiant, nous a suffisamment vengés d'elle.

 

En écoutant, l'autre jour, Parsifal, aucun Français ne s'en est certainement souvenu, car en nous l'esprit de justice finit toujours par l'emporter sur l'esprit de rancune. Le compositeur, personnalité remuante, agressive, se met trop constamment, trop volontairement en vue pour refuser, à ceux qui l'observent, le droit de juger sa nature particulière ; mais quand vient l'heure où, en présence d'une œuvre d'art, la critique seule doit s'exercer, ceux-là savent aussi parler sans passion et sans amertume ; si parfois l'artiste est grand devant la foule, peu leur importe que l'homme soit misérablement petit.

 

II

 

La physionomie de la salle de Bayreuth est toujours des plus curieuses à ces auditions consacrées aux œuvres wagnériennes. Le public n'a là toute sa liberté que pour la toilette que la fantaisie et la nécessité d'un voyage rapide montrent dégagée de toute contrainte. Pour tout le reste, les moindres détails sont réglés par la volonté du maître, et tout d'abord, à cette stricte discipline, à cette sévérité des ordonnances directoriales, on sent qu'on n'est pas venu uniquement pour s'amuser. Ce théâtre est un sanctuaire : on y dit la messe de l'art ; nulle distraction profane n'en doit troubler la majesté.

 

De là, les détails que l'on sait, que tous les reporters ont prodigués : l'orchestre invisible, l'obscurité profonde de la salle pendant le drame, le public condamné à ne pas sortir, à écouter, sous les verrous, des actes qui durent souvent plus d'une heure et demie.

 

Le tempérament français se révolte généralement contre cette musique cellulaire.

 

L'Allemand, lesté de bière et de charcuterie pendant les entr’actes, se recale à sa place avec plus de magnanimité.

 

Dans l'obscurité, au milieu d'un religieux silence, il écoute chaque acte, n'interrompant point l'acteur par des applaudissements ou des bravos. Notre public français, léger, gouailleur, mais prompt à s'électriser et attentif en somme, même sous des torrents de lumière, est tout à fait dépaysé dans ce milieu lugubre et dans cette ombre sacrée.

 

Il se demande si ce silence que l'auditoire garde est de l'admiration ou de la torpeur, si ces cris, ces applaudissements éclatant à la fin de chaque acte sont vraiment la forme d'un enthousiasme sincère, s'il ne s'y mêle pas la joie enfantine de gens longuement enfermés dans une cave et qu'on rend soudainement à la lumière et à l'air pur.

 

Cette physionomie de la salle se complète par l'apparition intermittente du compositeur parlant au public, remerciant, enseignant, réglementant l'admiration des masses avec un orgueil magistral.

 

Il me semble que le génie pur n'a point de ces recherches de mise en scène, qu'il préfère marcher dans l'ombre, isolé même dans la foule, écoutant le murmure de ce désert d'hommes, d'où il tire quelquefois une souffrance, quelquefois une joie, toujours un enseignement.

 

Ce besoin singulier d'ostentation, ce goût pour le rôle de pasteur des peuples, transforme malencontreusement l'artiste en pédagogue et le met en cette situation qu'un vocable irrévérencieux de notre langue familière appelle la « pose ».

 

Richard Wagner qui, au risque d'en être diminué, fait ainsi volontiers la leçon à la foule, ne nous apparaît pas seulement comme l'un des compositeurs les plus féconds et les plus indépendants dont l'histoire de la musique ait à enregistrer le nom : il touche à tout ce qui intéresse l'art lyrique ; il a été architecte, il est dessinateur, décorateur, machiniste ; il tient entre les mains toutes les forces capables de concourir à son succès, et il les emploie avec une âpre ténacité.

 

Mais c'est surtout comme poète lyrique qu'il le faut considérer de près. Le compositeur et le librettiste sont en lui indissolublement liés. Et ce n'est pas, sans doute, avec un sentiment différent de sa valeur qu'il s'est manifesté sous ces deux formes. Pour la révolution qu'il a voulu faire dans le domaine du drame lyrique, l'ombre de Shakespeare lui est assurément apparue à côté de l'ombre de Beethoven, peut-être parfois les a-t-il toutes deux regardées de haut.

 

Je n'ai jusqu'à ce jour parlé du système wagnérien que d'une manière tout à fait incidente, me réservant de l'étudier plus intimement lorsqu'un nouvel ouvrage du compositeur saxon m'en fournirait l'occasion.

 

Voici que Parsifal me permet enfin de m'arrêter un peu longuement en présence de celui dont le nom est, depuis vingt ans, comme un drapeau autour duquel se livre une interminable bataille.

 

Pour arriver à Parsifal, il faut traverser, en l'examinant avec quelque attention, le cycle dramatique et légendaire de Richard Wagner, série d'œuvres dans lesquelles la poésie et la musique tendent à se fondre comme les deux éléments d'un même métal.

 

III

 

Ce n'est pas du premier coup que cette fusion, résultat d'un système dirigé contre les maîtres de l'ancienne école et notamment contre Meyerbeer, s'est produite dans les œuvres de Richard Wagner.

 

Il a commencé par se soucier, comme ses prédécesseurs et ses contemporains, des exigences théâtrales courantes, autant pour le poème que pour la musique.

 

C'est seulement à partir de Tristan et Yseult qu'il a très franchement rompu avec la tradition et commencé à travers des nuées de plus en plus opaques cette ascension qui vient de le conduire à Parsifal.

 

La Novice de Palerme, son premier ouvrage, est peu connu ; le répertoire de Wagner ne commence réellement qu'avec Rienzi, représenté à Dresde en 1842. Il y a quarante ans, le sous-titre était en faveur, et Rienzi s'appelait aussi le Dernier des tribuns. L'auteur avait fait là un sacrifice au goût du jour, comme dans la musique il avait sacrifié, avec une certaine souplesse, aux préférences du public pour le genre italien.

 

Aussi Rienzi est-il celui de ses ouvrages que Wagner met au rang le plus inférieur et que ses adeptes ne lui comptent même pas comme une promesse ; il n'en restera pas moins un des plus clairs, un des plus accessibles pour les masses toujours réfractaires aux œuvres philosophiques.

 

Dans ce drame au moins, l'homme est vivant. Bien qu'il s'emporte parfois en des violences folles, il intéresse par la réalité de ses passions. L'accent musical qui les exprime a son écho dans l'âme de la foule ; si la personnalité du compositeur ne s'y affirme pas, l'humanité s'y retrouve ; cela suffit pour que Rienzi garde sa place dans l'estime de ceux qui jugent sans parti pris, et ne déclarent pas le compositeur plus sublime à mesure qu'il devient plus nébuleux.

 

A partir de Rienzi, le musicien-poète entre, pour n'en plus sortir qu'une fois, à propos des Maîtres chanteurs, dans le domaine de la légende et de la fiction philosophique.

 

C'est d'abord le Vaisseau Fantôme, l'histoire de ce Hollandais blasphémateur, qui défie l'orage avec l'aide de Satan, est condamné à errer sans cesse avec son navire, et qu'une mystique créature, languissante d'amour pour le damné, se dévoue à sauver du naufrage.

 

« Cette œuvre, dit un des panégyristes de Richard Wagner, dans un petit ouvrage venu en même temps que Parsifal, cette œuvre semble née d'un seul jet sous l'inspiration d'une impression violemment éprouvée. L'Océan avec ses rages, ses crimes, ses mystères et ses douceurs est tout entier dans cette musique, qui est comme l'âme de la mer. » (Richard Wagner et son œuvre poétique depuis Rienzi jusqu'à Parsifal, par Judith Gautier.)

 

Le rôle prépondérant de la symphonie dans le drame commente à se dessiner dans cet opéra où les personnages passent au second plan, où la voix n'est plus déjà qu'un instrument destiné à formuler le thème dramatique, largement développé ensuite par les masses orchestrales.

 

Tannhäuser et Lohengrin prennent place à la suite du Vaisseau Fantôme. Vulgarisés en France et en Belgique par des exécutions partielles, ils ont grandement contribué à la réputation de leur auteur.

 

La fable de ces ouvrages a son origine dans nos vieilles légendes françaises, légendes mêlées avec celles des pays du Nord, promenées ici et là, sous des noms différents, avec des détails empruntés aux mœurs et au caractère de chaque région, mais dont la source première n'est pas douteuse.

 

Si nos auteurs nationaux contemporains n'ont pas puisé plus souvent à cette source, c'est peut-être que l'esprit chevaleresque de ces légendes ayant été, au commencement de ce siècle, exagéré, ridiculisé par une littérature fausse, ce précédent les en a détournés et les en détourne encore, par la crainte d'une assimilation moqueuse.

 

Richard Wagner n'a rien redouté sur ce point des réflexions de ses compatriotes ; il est entré de plain-pied dans la mystérieuse et exubérante forêt de la légende. Il nous a montré, avec une foi naïve et courageuse en somme, le chevalier Tannhäuser devenu l'époux de la déesse Vénus, et s'arrachant des bras de son infernale séductrice, en invoquant le nom de la vierge Marie ; il nous a fait voir Lohengrin, dans un esquif mené par un cygne sur les eaux de l'Escaut, arrivant au secours de la duchesse Elsa, faussement accusée d'un meurtre, l'épousant après avoir combattu victorieusement pour elle, mais lui défendant de chercher à savoir « quel est son nom et sa nature », — et la quittant enfin parce qu'elle n'a pas respecté son secret.

 

Il y a là comme un ressouvenir de la charmante fable antique de l'Amour épousant Psyché, mais ici, cette nuit d'ivresse nuptiale, traversée par les souffrances de la femme doutant de celui qui l'a choisie, est enveloppée d'évènements singuliers dont on chercherait vainement le sens.

 

Lohengrin a beau annoncer qu'il est fils du roi du Graal, ce même Parsifal dont la légende va bientôt nous occuper ; il a beau expliquer que les chevaliers du Graal sont doués d'une vertu merveilleuse, mais qu'une loi sévère les oblige à rester inconnus, cela ne nous touche pas et n'est point d'un fantastique assez rationnel.

 

Car, au théâtre, il faut bien le dire à l'encontre de ceux qui se contentent d'une spéculation poétique pure sans attache aucune avec la réalité, — au théâtre, le surnaturel même doit avoir sa logique ; il ne suffit pas d'accoupler les évènements comme au hasard pour constituer un tout supportable.

 

Ce sans-souci des liens nécessaires va se manifester encore bien davantage dans la suite de l'œuvre de Wagner, — après toutefois que l'on aura dépassé le pathétique poème de Tristan et Yseult où l'humanité reparaît et domine les enchantements de la suivante Brangœne qui a versé aux deux jeunes gens le philtre d'amour auquel ils doivent leur malheur.

 

Cette histoire de Tristan envoyé par le roi de Cornouailles au-devant de sa fiancée Yseult et devenu l'amant de celle qu'il devait ramener pure, cette histoire est la même que celle de Lancelot du Lac et de la reine Genièvre ; elle revient dans toutes les littératures, comme toutes les légendes d'amour touchantes et simples ; Dante l'avait recueillie sous cette dernière incarnation pour en faire l'origine de la scène du livre entra Francesca et Paolo, greffant ainsi une tige nouvelle sur l'arbre des vieux conteurs.

 

Wagner a mis dans cet ouvrage un art particulièrement recherché. On a voulu y voir la manifestation d'une nouvelle manière ; au fond, il ne s'agit que d'un retour vers l’expression dramatique, mais moins dégagée que dans Rienzi, plus sujette à l'influence des milieux et d'ailleurs modifiée par l'intervention de moyens magiques.

 

Après Tristan et Yseult, traînée lumineuse dans l'œuvre du compositeur ; après les Maîtres Chanteurs, chronique joyeuse, amoureuse et de bonne santé, dont la vie sera plus dure que celle des héros casqués et cuirassés du théâtre de Bayreuth, les ténèbres wagnériennes commencent, de loin en loin illuminées de quelque douce aurore boréale, ou traversées de la lueur de quelque flamboyant météore.

 

Ces ténèbres s'appellent l'Anneau du Nibelung. C'est la fameuse « tétralogie » qui a rempli la première saison du théâtre de Bayreuth.

 

Tétralogie ! tératologie ! aimeraient à dire ceux pour qui les relations de mots engendrent les relations d'idées ; monstruosités, difformités, œuvre attirante, cependant, pour qui est curieux de toute analyse ; monument énorme, pareil à ces temples de l'Inde, immenses et sombres, avec leur fourmillement de figures hybrides, leurs pesantes assises, dont on examine l'ensemble comme un problème obscur, dans une sorte de stupeur, et dont, tout à coup, un ornement, un détail, une forme se détache, superbement mis en lumière, doré, fouillé par le soleil levant !

 

IV

 

L'Or du Rhin, — le Rheingold, — est le premier de ces quatre ouvrages. Dans le lit du vieux fleuve, les ondines gardent l'or pur. Celui qui pourrait, avec cet or, forger un anneau, serait le maître du monde, à la condition de renoncer à l'amour. Et les ondines sont sans crainte, sachant que toute créature veut aimer.

 

Pourtant Alberich le Nibelung, nain curieux et plein de convoitise, arrache à leur garde l'or souverain. Il forge l'anneau magique, et il en essaierait la puissance, car il a maudit l'amour, si le dieu Wotan ne lui arrachait son talisman.

 

Wotan, maître de l'or du Rhin, s'en sert pour payer la rançon de sa fille Freïa, divinité charmante, qu'il a engagée aux géants constructeurs du Walhalla, séjour des dieux, en garantie de la valeur de leur travail.

 

Les éléments déchaînés accentuent le drame ; les géants, les dieux, les déesses, les ondines et les êtres du Nibelheim se confondent là dans un tourbillon au milieu duquel il sera prudent de ne pas les suivre.

 

La Walkyrie est la suite de ce premier ouvrage. Siegmund, un héros élu par Wotan pour reprendre aux géants l'or du Rhin, arrive, la nuit, dans une chaumière, où il demande l'hospitalité et où il la reçoit de Sieglinde, sans se douter que cette dernière est la femme de Hunding, son ennemi.

 

D'autre part, Sieglinde est la sœur de Siegmund. Amour fraternel traversé par l'intervention du farouche Hunding. Il veut tuer Siegmund. Le héros est sans armes ; mais il sera sauvé s'il peut arracher du tronc d'un arbre une épée qu'un inconnu y enfonça un jour, défiant qu'on l'en retirât jamais.

 

Siegmund, favori des dieux, la retire aussi facilement que si elle eût été plantée dans de l'argile humide.

 

Tout cela semble puéril. Y a-t-il un mythe au fond de ces inventions ? S'il existe, s'il échappe à mon intelligence, je m'incline humblement et je demande qu'on me l'explique.

 

Mais la Walkyrie ? demandera-t-on. La Walkyrie, dont le nom est Brunhilde, reçoit de Wotan la mission d'assurer la victoire à Siegmund dans son combat contre Hunding.

 

La jalouse déesse Frika, qui favorise Hunding, fait changer la destinée de Siegmund. Il est tué et emporté par Brunhilde dans le Walhalla.

 

Ici encore, je m'arrête, ne voulant que donner un aperçu de toutes ces conceptions, qui promènent le spectateur en pleine nuit, au milieu des combinaisons les plus invraisemblables. Siegfried et le Crépuscule des Dieux complètent la tétralogie. Il faudrait tout raconter minutieusement ; autant vaut lire le poème lui-même. C'est plein de personnages singuliers, de chars traînés par des béliers, de cavalcades enragées, de forgerons terribles, comme Siegfried, fendant les enclumes d'un coup de la redoutable épée dont il vient de rebattre et de retremper le fer, et s'en allant ensuite chanter un duo avec un petit oiseau dont il comprend le langage et qui est « l'âme de sa mère ».

 

De même que Tristan et Lancelot ont la même origine, Siegfried peut être considéré comme identique au Sigurd ou Sjurd de la légende scandinave et au Lyderick de la légende flamande.

 

Il y a, çà et là, au milieu de ces tableaux où le parti pris d'étrangeté est évident, des scènes d'une exquise fraîcheur, des effets d'une grandeur admirable.

 

Mais, en fin de compte, on en vient à se demander, à mesure que l'on avance dans l'observation de cet ensemble d'œuvres, si le génie ne confine pas parfois à la folie et s'il n'y a pas dans ces combinaisons scéniques un reflet des rêves qui hantaient l'esprit halluciné de Gérard de Nerval et se traduisaient, aux derniers jours de sa vie, dans les vers étranges qui nous ont été conservés.

 

Jusqu'où ira le compositeur de Parsifal dans cette voie ? On assure qu'il songe à plonger en pleine mythologie hindoue. Les poèmes du Nord ne sont cependant pas épuisés. Il reste encore beaucoup de nuages à faire sortir des Eddas, beaucoup de spectacles bizarres à tirer des Sagas scandinaves.

 

Peut-être un jour Wagner nous dira-t-il, comment Gudrun fut sauvée des eaux, comment les flots la portèrent au pays du roi Jonakur, qui la prit pour épouse ; peut-être encore nous montrera-t-il Swanhilde, fille de Sigurd, écrasée par des chevaux ; peut-être enfin mettra-t-il en scène le Chant de Gunnar, noble chef qui, captif dans la tour de Grabak, les mains liées, attendant le supplice, charmait ses dernières heures en jouant de la harpe avec les pieds !

 

V

 

Si le lecteur n'a pas épuisé toute sa patience sur le commencement de cet article, il en finira avec l'œuvre poétique de Wagner en parcourant les trois actes de ce Parsifal qui est, suivant les uns, le glorieux couronnement de l'œuvre du maître, et, suivant les autres, le témoignage le plus probant de son irrémissible décadence.

 

Parsifal est le « PUR SIMPLE », le « SACHANT PAR COMPASSION », ou, suivant l'explication que je trouve dans un auteur déjà cité, « l'être inculte, ignorant, à qui la seule compassion révèle tout ce qu'il doit savoir ». C'est ce compatissant dont les chevaliers gardiens du Graal attendent la venue. Le Graal, vase sacré dans lequel fut recueilli le sang du Christ crucifié, est conservé par eux dans le monastère de Montsalvat, sur le versant nord des montagnes ibériques. Ils avaient aussi la lance qui servit à percer la poitrine du Nazaréen ; cette arme sacrée, ils l'ont perdue. Elle a été arrachée à leur roi Amfortas par le magicien Klingsor, lequel a fait au roi, de cette même arme, une blessure « qui ne veut pas se fermer ».

 

Klingsor, à l'encontre du diable qui se fait ermite, est un ermite qui s'est fait diable ; il a changé son désert en un jardin de délices, où croissent comme des fleurs « des femmes diaboliquement belles », et où, par d'infernales voluptés, il s'efforce d'attirer les chevaliers du Graal.

 

Son auxiliaire est Kundry, « Kundry l'innomée, la primitive diablesse, rose de l'enfer, qui jadis fut Hérodias ».

 

Elle a déjà rendu impur le roi Amfortas, elle rendra impur celui qui veut relever le royaume du Graal, c'est-à-dire Parsifal, inconscient encore de la haute mission à laquelle il est destiné.

 

Parsifal est rencontré dans la forêt de Montsalvat par Gurnemanz, écuyer d'Amfortas, qui croit reconnaître en lui le libérateur attendu par les chevaliers du Graal et l'emmène dans le sanctuaire où les chevaliers « vêtus de la cotte d'armes blanche, une colombe brodée sur le manteau », célèbrent leur fête annuelle, qui est une représentation de la Cène évangélique.

 

Parsifal ne comprend absolument rien à cette cérémonie et passe pour un niais aux yeux de Gurnemanz qui le congédie.

 

Pourtant, Parsifal ne doit pas échapper à sa destinée. Klingsor a deviné sa mission supérieure et veut l'empêcher de l'accomplir.

 

Il l'attire dans ses jardins enchantés et le livre aux séductions des fleurs animées, des femmes qui peuplent ces jardins, sorte de paradis arabe où les houris s'empressent autour du nouveau venu et lui disent de douces paroles :

 

— Viens, viens, doux garçon, laisse-moi fleurir pour toi.

— Laisse-moi rafraîchir ton front.

— Prends-moi sur ton cœur.

— Non, moi !... La plus belle, c'est moi.

— Non, j'embaume, moi, plus doucement.

 

Parsifal les repousse en riant. Alors Kundry apparaît, belle d'une beauté surnaturelle ; elle appelle Parsifal, elle lui parle ; mais l'enchanteresse, vouée à l'éternelle prostitution et aspirant pour s'en délivrer à l'éternel sommeil, ne tarde pas à subir le charme de cette âme simple qui a l'intuition du mal et qui s'y dérobe, de cet homme qui lui parle de salut, quand elle lui parle d'amour.

 

En vain, elle veut lui barrer la route ; en vain, Klingsor veut le frapper de la lance sacrée : « Le fer divin ne peut atteindre celui qui est demeuré pur ; le jeune héros s'empare de l'arme et trace dans l'espace le signe de la croix. » A ce signe, les chemins s'ouvrent, Parsifal s'éloigne, bénissant encore la pécheresse.

 

Au troisième acte, Kundry convertie, Gurnemanz tout à fait vieux, Parsifal, en cuirasse noire, le casque fermé, la lance à la main, se retrouvent dans les bois, non loin du sanctuaire du Graal.

 

C'est l'anniversaire de la Cène des chevaliers ; Gurnemanz salue en Parsifal le roi du Graal.

 

Et, pour tout dire en quelques mots, après que le roi Titurel, père d'Amfortas, qui n'intervient que de très haut dans l'action, a succombé et que les chevaliers ont porté en terre le vieillard, « mort parce qu'il n'était plus réconforté par la vue du Graal », Parsifal va vers Amfortas, touche sa blessure du fer de la lancé divine et le guérit.

 

Il est élu roi du Graal, et tandis qu'Amfortas et Gurnemanz s'agenouillent pour lui rendre hommage, que Kundry meurt à ses pieds et, repentante, entre enfin dans l'éternel repos, Parsifal monte à l'autel et élève aux yeux des chevaliers le Graal à jamais resplendissant.

 

Tel est, sommairement raconté, ce drame mystique. D'où procède le merveilleux de ce drame ? D'où vient la puissance de Klingsor ? De quelle vie vivent tous-ces êtres qu'il a plu au poète de dresser devant nous ? Est-ce une leçon de morale simple qu'il faut tirer de tous ces évènements ? Réellement, il n'a pas été nécessaire d'attendre jusqu'à notre époque pour savoir que la vertu au théâtre sort toujours triomphante de toutes les épreuves. La féerie des Sept Châteaux du Diable avait déjà démontré la chose avec moins de solennité et des agréments plus vifs.

 

VI

 

Richard Wagner est un réformateur, il s'est depuis longtemps annoncé comme tel. Il n'est pas établi pourtant que cette réforme, dont il a formulé les principes dans divers ouvrages d'esthétique, s'étende jamais au delà, du cercle dans lequel se meut son active personnalité. En un mot, il semble difficile qu'il fasse jamais souche de compositeurs. Laissons donc de côté ses théories pour ne nous occuper que de la manifestation de son génie individuel.

 

C'est le choix des sujets, c'est surtout l'ordonnance générale du poème qui doit donner tout d'abord la mesure du caractère musical des œuvres de Richard Wagner.

 

En effet, sur ce point, rien ne lui est imposé ; sa création est une : on peut donc affirmer que la caractéristique de ses poèmes est infailliblement celle de sa musique.

 

Il a été dominé avant tout, nous dit-on, par le désir d'appliquer son inspiration musicale à l'analyse intime du cœur humain.

 

A l'encontre de cette opinion, je ne pense pas que le cœur humain ait une si large place dans ses préoccupations : à considérer l'ensemble de son œuvre, je le vois surtout séduit par la peinture de scènes étranges, grandioses, terribles, par la représentation enfantine de tableaux où la pastorale se mêle à l'épopée.

 

Descripteur et impressionniste, encore que ses descriptions ne soient pas toujours claires et ses impressions toujours nettes, le compositeur a fait de la symphonie son procédé de prédilection. Le personnage déclame dans un ton que le musicien s'efforce de ramener à la justesse la plus naturelle ; il est comme un « récitant » chargé de mettre le public au courant de sentiments, de passions, d'impressions dont la symphonie forme l'important commentaire.

 

Il arrive ainsi dans bien des cas que la phrase vocale semble froide, tandis que la paraphrase symphonique abonde en détails d'un puissant effet ou d'une ingénieuse richesse.

 

Ce système n'exclut point la mélodie, comme on s'empresse trop souvent de le déclarer ; il y a au contraire, dans l'œuvre de Wagner, surabondance de mélodie ; mais elle n'existe point là comme on l'entend communément, débitée en petits fragments clairement séparés les uns des autres ; elle y est continue, perpétuelle, et par conséquent insaisissable pour la plupart des auditeurs.

 

Elle se dérobe d'ailleurs assez souvent sous les ornements de l'instrumentation. L'idée qui l'inspire apparaît parfois d'abord assez nettement et simplement formulée, puis cette idée plonge au milieu des masses orchestrales, s'y noie un instant, reparaît plus loin, s'efface encore et finit dans bien des cas, sinon par se perdre, du moins par échapper à l'attention de l'auditeur surmené. C'est pour en vouloir trop dire que le compositeur arrive ainsi à ne plus se faire comprendre.

 

Au lieu de cette forme nette, serrée, brève et vivante qui convient aux choses du théâtre, il a affecté une forme démesurément allongée : il n'a pas évidemment sur l'art du théâtre des idées concordantes avec les règles courantes. Cet art synthétique par excellence est de ceux dont il entend modifier les procédés. Malheureusement, tous les réformateurs du monde ne sauraient lutter contre l'ennui, et c'est l'ennui qui se dégage de ces longues déclamations musicales, de ces discours sans fin insuffisants à remplir le vide de l'action.

 

Aussi reste-t-il, après l'audition d'un opéra de Wagner, très peu de morceaux se détachant de l'ensemble. Les scènes se suivent et s'enchaînent sans temps d'arrêt et plus le réformateur avance dans la carrière, plus s'accentue cette tendance à tout confondre, sous prétexte de tout simplifier.

 

Ce sont les grands finales, les marches, les chœurs, rarement un morceau exquis comme la « Chanson de l'Étoile », — qui demeurent debout après ces exécutions dramatiques et passent du théâtre au concert, où ils servent à initier les foules à ce qu'il y a, en somme, de meilleur dans le répertoire du maître saxon.

 

Sous ce rapport, Parsifal aura à peu près la même fortune que les ouvrages précédents. On en tirera deux ou trois morceaux pour les concerts ; le reste ira dormir de l'éternel sommeil dans l'ombre paisible des bibliothèques.

 

VII

 

On a voulu voir dans Parsifal un effort heureux du compositeur dans le sens de la simplicité des formes.

 

Ceux qui voudraient chercher la preuve de cette simplicité en se contentant de feuilleter la très belle partition publiée par les frères Schott, de Mayence, seraient grandement déçus. L'audition à l'orchestre seule peut permettre de se faire une opinion à cet égard.

 

La réduction de la partition pour piano, dénote un très grand souci de la reproduction aussi fidèle, aussi étendue que possible, des effets obtenus par l'orchestre. Faite avec une conscience, avec une minutie peut-être excessive, elle se hérisse de difficultés pour l'exécutant, et prend parfois l'aspect d'un véritable casse-tête chinois.

 

Elle offre cependant au lecteur patient de précieux renseignements sur l'emploi des instruments et une variété d'indications qui mettent très vivement en lumière la pensée dramatique et musicale de l'auteur.

 

L'ouverture de Parsifal débute par une belle phrase, large, simple, attaquée par les instruments à cordes ; c'est un des morceaux les plus remarquables de la partition. Par instants, les combinaisons instrumentales s'y compliquent, il est vrai, jusqu'au fouillis, mais l'ensemble reste d'un grand style.

 

Le début du premier acte, quand les trompettes du Gralsburg réveillent, pour la prière du matin, Gurnemanz et ses deux compagnons endormis dans la forêt, est d'un aspect vraiment lumineux. La prière muette, ou plutôt la symphonie accompagnant la prière des trois personnages est d'aine belle expression ; malheureusement, les choses ne tardent pas à s'embrouiller avec les prolixes récits de Gurnemanz.

 

L'inspiration musicale ne faiblit pas peut-être, mais elle se traduit avec une telle monotonie d'effets que l'intérêt s'épuise.

 

On ne saurait analyser comme une œuvre française une partition semblable. — Tout s'y tient, je l'ai dit, et les vues d'ensemble y sont plus faciles que les classifications.

 

Je veux citer au passage pour son accent sauvage, pour sa recherche évidente de réalisme, le cri de Kundry, lorsque dans la forêt elle vient apporter au roi, pour sa blessure, un baume qu'elle croit salutaire et repousse pourtant tout remerciement.

 

« Nicht Dank ! Nicht Dank ! »

 

C'est un cri barbare d'une puissance très dramatique dans le récit.

 

Une symphonie d'un grand caractère, — encore une symphonie — est celle qui conduit l'auditeur de la forêt au Gralsburg, en même temps que Parsifal et Gurnemanz simulant une marche à travers la montagne, tandis que, devant eux, le décor se modifie jusqu'au moment où apparaît le sanctuaire du Graal.

 

L'effet a été grand et on l'a trouvé très nouveau au point de vue décoratif. — Nouveau peut-être à Bayreuth. — II nous semble qu'à Paris, sans même aller jusqu'à l'Opéra, on rencontrerait quelques exemples de ces modifications d'aspect obtenu par des déplacements successifs du décor.

 

C'est dans ce milieu que se place une des maîtresses pages musicales de l'œuvre : la cérémonie religieuse du Graal avec ses masses chorales imposantes, et la scène des lamentations d' Amfortas ; elles constituent un finale vraiment superbe.

 

Entre le premier acte, où domine la note mystique, et le second, fait surtout de grâce et de lumière, il y a une heureuse opposition.

 

Je passe sur l'évocation de Kundry par le magicien Klingsor pour louer les parties délicates, telles que l'épisode des fleurs séductrices et particulièrement le chœur en forme de valse, que suit bientôt la scène capitale du drame, c'est-à-dire le duo entre Kundry et Parsifal.

 

Très belle page musicale que ce duo dans lequel s'expriment tour à tour la passion farouche de Kundry, la mansuétude divine de Parsifal. — Il y a là, une tirade de Kundry, d'une longueur formidable, mais d'un intérêt réel. Cette scène est au nombre des morceaux qui se placeront en première ligne dans une sélection des œuvres de Richard Wagner.

 

L'invocation à la nature, chantée par Parsifal à l'acte suivant, donne encore une de ces notes fraîches et charmantes, comme un chant d'oiseau, qu'il faut recueillir à travers les broussailles et les taillis de la forêt wagnérienne.

 

Mais là, la fraîcheur même de l'inspiration n'en exclut pas la grandeur.

 

Ce n'est pas, à proprement parler, du « théâtre » ; c'est peut-être pourtant supérieur à du « théâtre », et cela donne un instant de jouissance réellement pure et de parfaite béatitude.

 

La marche funèbre de Titurel, nouvel épisode symphonique, et le finale religieux de la rédemption d'Amfortas, finale traversé par des traits empruntés à la première cérémonie du Graal, sont au nombre des plus éclatants sommets de cette œuvre étrange, dont je n'ai voulu marquer que les reliefs vraiment lumineux, laissant les parties lourdes, monstrueuses ou diffuses, — on dira, si l'on veut, incomprises ; — enveloppées dans des ténèbres que bien peu auront le courage ou la volonté d'explorer.

 

VIII

 

Et maintenant que j'ai dit ce qui m'a frappé, irrité ou séduit dans l'homme et dans l'œuvre, ce que j'en aime et ce que j'en déteste sincèrement, je voudrais faire justice de cette sotte accusation de wagnérisme, si inconsidérément portée depuis quinze ans contre notre école nationale.

 

Wagnérisme, symphonisme, musique de l'avenir, voilà les traits continuellement lancés à nos compositeurs français quand ils ne marchent pas dans l'ornière antique, quand ils ont soif de liberté, quand ils sont curieux d'horizons nouveaux, quand ils cherchent consciencieusement, sans se rebuter des hostilités constantes, une expression plus juste, plus élevée, plus complète d'un art dont, après tout, leurs devanciers n'ont pas irrévocablement déterminé les bornes.

 

La musique dramatique ne se contente plus de vivre à côté de l'action, elle veut vivre dans l'action même, en tirer toute sa valeur.

 

Mais il y a dans ce mouvement une spontanéité incontestable ; il s'est produit suivant le développement normal de notre sens artistique ; il n'a point été le résultat d'un entraînement dont il faut chercher la cause hors de nos frontières.

 

Non ! le génie français ne s'est pas mis servilement à la remorque du génie allemand !

 

S'il y a eu une influence de peuple à peuple, ce n'est pas nous qui l'avons subie ; ce n'est pas aux formes germaniques qu'il faut rattacher les tournures actuelles de notre langue musicale si élégante, si souple et si forte.

 

Richard Wagner est un novateurs sans doute ; mais si l'on remonte à l'origine de ses tendances, on trouvera peut-être qu'il doit bien quelque chose à notre Berlioz.

 

 

 

15 novembre 1882

 

I

 

En relisant mon article publié le 15 novembre 1881, je me demande s'il ne conviendrait pas d'y renvoyer tout simplement le lecteur au lieu d'en écrire un autre.

 

Nous sommes, en effet, en présence de la même situation et prêts à redire les mêmes choses. Alors, pourquoi les redire ? Cela serait oiseux assurément, si le lecteur, obligé à moins de mémoire que le critique, n'aimait mieux subir les répétitions de l'article du jour que de recourir à celui de la veille.

 

Comme l'an dernier à pareille date, il s'agira surtout ici d'une chronique. Il faudra, à défaut de matière expérimentale nouvelle, s'intéresser à l'ensemble du mouvement musical qui, tant en France qu'à l'étranger, ne met point en saillie d'œuvre marquante.

 

Ma première redite sera la constatation de la prospérité de nos deux principales scènes lyriques : l'Opéra et l'Opéra-Comique.

 

A l'Opéra, il n'y a qu'une floraison annuelle qui, cette fois, sera en avance de deux ou trois mois, progrès lent, péniblement obtenu, quoique assidument poursuivi : on nous donnera en janvier le Henri VIII, de M. Saint-Saëns, et, peu avant ou après, la Farandole, de M. Dubois.

 

A l'Opéra-Comique, la production se ralentit de plus en plus, ralentissement heureux pour l'administration du théâtre, puisqu'il est en raison directe de son succès. Le répertoire barre la route aux œuvres nouvelles. C'est à la fin de 1881 que nous avons eu les premières représentations réglementaires applicables à cet exercice ; en 1882, nous n'en aurons peut-être pas une seule, ou nous n'en aurons que d'insignifiantes : quelque pièce en un acte, maigre satisfaction donnée aux curieux de nouveautés, mesquine aumône faite aux compositeurs.

 

Les reprises et les débuts ont occupé, à ce théâtre, les premières semaines de la saison ; l'œuvre la plus importante et aussi la plus intéressante de celles qui ont été remises sur l’affiche est le Roméo et Juliette, de M. Ch. Gounod. L'âge fait éclater sur cet ouvrage une lumière de plus en plus vive ; il est certainement de ceux qui prendront place un jour à côté de Faust dans le répertoire de l'Académie nationale de musique.

 

On ne pourrait dire pourtant que cet opéra, enfermé dans les bornes un peu étroites de la salle Favart, y paraît à son désavantage. Si le côté décoratif, comme le mouvement des masses, y laisse à désirer, les scènes intimes y gardent tout leur charme exquis, qu'affaiblirait peut-être un cadre plus vaste.

 

Il y poursuivra donc sa carrière brillante, et très probablement aucun ouvrage d'égale importance ne l'y remplacera, car si le genre de l'opéra-comique tend à s'élargir, son évolution n'est pas encore assez complète pour qu'il arrive à se confondre avec le drame lyrique proprement dit, dont Roméo et Juliette constitue un des plus remarquables types.

 

II

 

Les organisateurs de concerts se sont souciés de cette disette d'œuvres tant à l'Opéra qu'à l'Opéra-Comique et ils ont voulu en tirer un nouvel élément de succès pour eux-mêmes, tout en entendant rendre service aux compositeurs qui se morfondent à la porte de nos deux théâtres subventionnés.

 

Dans une lettre rendue publique, l'un d'eux, M. Pasdeloup, a annoncé qu'il se disposait à faire pour la composition dramatique moderne ce qu'il avait fait jusqu'ici pour la musique instrumentale classique. Il désire vulgariser par des auditions populaires les œuvres que les directeurs dédaignent ou ajournent, celles qui naissent hors de France et que la France n'adopte pas, celles encore que l'on écrira tout spécialement en vue de ces auditions destinées à affirmer le génie dramatique de notre école.

 

Pour nous, qui nous agitons actuellement dans un vide désolant, ce sera une bonne fortune que ces essais de vulgarisation ; nous retrouverons là l'art théâtral qui se dérobe à nous dans son milieu naturel. Mais pour les compositeurs sera-ce aussi une bonne fortune ?

 

Ici, je touche à une seconde redite. J'ai déjà fait remarquer que si l'égoïsme professionnel d'un compositeur trouvait à se satisfaire largement dans ces auditions, l'intérêt bien entendu d'un ouvrage dramatique exigeait qu'il fût présenté dans le milieu pour lequel il a été conçu et écrit. Pour les compositeurs de théâtre, le concert ne saurait être qu'un pis-aller redoutable. Je veux parler seulement, — bien entendu, — des œuvres terminées, ayant déjà une destination et que la lassitude ou l'impatience de leurs auteurs, abandonnera, morceau par morceau, dans un concert, à la curiosité du public.

 

Si l'essai est heureux, il se fera quelque bruit, pendant un temps, autour du nom de l'homme, mais l'œuvre elle-même n'en profitera pas dans son ensemble. — On lui opposera presque toujours dans l'avenir, lorsqu'elle se présentera à un théâtre, ce vice énorme d'avoir été déflorée dans un concert.

 

Les œuvres ont aussi leur virginité, dont le renoncement leur est fatal. Le peu qu'elles ont donné d'elles-mêmes aura vainement affirmé leur force et leur beauté ; ceux qui par profession spéculent sur l'attrait d'une primeur ne voudront ni d'un fruit déjà mordu, ni d'un livre déjà feuilleté. Et les auteurs trop impatients condamneront ainsi à de dédaigneux refus des œuvres estimables, remarquables peut-être, dont ils auront voulu escompter l'avenir.

 

La chose n'est plus à démontrer d'ailleurs. Je pourrais citer bon nombre d'ouvrages qui, monnayés dans les concerts, sont devenus des non-valeurs aux yeux des directeurs de théâtre. A l'un, on a emprunté une ouverture retentissante, à l'autre un air, à celui-ci on a pris un duo, à celui-là, un final dramatique ; ouverture, air, duo ou final ont eu, ont et auront un éclatant succès ; on ne s'avisera jamais de jouer l'ouvrage. Vivant et étincelant dans une partie de son être, il est dans les autres frappé d'une incurable paralysie.

 

Il ne faut citer ni nom ni titres à l'appui de cette moralité. Ce qu'il faut dire, c'est que l'intérêt des compositeurs consisterait non point à arracher un lambeau de leur œuvre pour le livrer aux exécutants et à la foule, mais bien à écrire tout spécialement pour les concerts, de courtes scènes, des épisodes de quelque opéra idéal, ayant bien le caractère dramatique et pouvant exactement donner la mesure de leur valeur.

 

Malheureusement, ces œuvres spéciales n'existent pas encore. C'est pourquoi les organisateurs de concerts, en quête de chair fraîche, se jetteront d'abord comme des ogres sur les opéras inédits, en tireront le morceau délicat à leur convenance, en abandonnant la carcasse sur le chemin, sans se soucier du reste du régal. L'auteur en pourra pâtir ; il en pâtira, sans nul doute ; ceux qui seront ravis, par exemple, ce sont les directeurs de théâtre qui, déjà prévenus contre les ouvrages de la jeune école, auront, cette fois encore, un bon prétexte pour n'en vouloir plus.

 

III

 

En attendant que l'avenir dise si c'est à tort ou à raison que je me montre, sur ce point, tant pessimiste, les trois concerts du dimanche ont inauguré leur première série, simultanément, avec le prélude du Parsifal de Richard Wagner, composition instrumentale d'un grand caractère, dont j'ai naguère noté la valeur, mais qui n'a pu donner aux auditeurs qu'une très faible idée de ce que peut être une partition comme celle dont l'auteur de la Tétralogie vient d'écraser le monde musical.

 

Il est probable que le Parsifal, déjà pénible à absorber dans le pays de production, ne sera jamais représenté à Paris. — Le prélude et divers extraits vraiment remarquables suffiront amplement à satisfaire la curiosité et la passion de notre public, toujours partagé, quand il s'agit de Wagner, entre la plus fanatique admiration et la plus féroce résistance.

 

Le révolutionnaire de Bayreuth, dont ses adeptes s'efforcent de faire un colosse dominant seul le monde musical, a occupé l'attention publique d'une façon presque absolue, il est vrai, pendant la dernière partie de la saison ; mais toutes les personnalités ne sont pas noyées dans l'ombre de la sienne.

 

Il ne sera pas sans intérêt, à ce propos, de jeter un rapide coup d'œil sur le mouvement de la musique dramatique en Europe depuis ces dernières aimées, durant lesquelles s'édifiait si tyranniquement la gloire du maître allemand.

 

Cette revue sera à l'avantage de notre école nationale pourtant si malheureuse, si discutée, à qui les théâtres manquent, à qui du moins la foi ne manque pas, et dont la production n'est découragée ni par la résistance des directeurs, ni par l'inconséquence du public qui se passionne volontiers pour des étrangers et se montre indifférent à des compatriotes.

 

En Italie, le compositeur en évidence est Arrigo Boito, dont le Mefistofele, aujourd'hui connu dans le monde entier, fut donné sans succès, il y a douze ans, à la Scala. Alors, on parlait tout simplement de tuer l'auteur, qui ne dut son salut qu'au dévouement des musiciens de l'orchestre ; aujourd'hui, on le compte parmi les gloires de la jeune Italie et l'on attend avec impatience un Nerone qu'il promet depuis plusieurs années. Le Mefistofele, chanté à Bologne, trois ans après son échec à la Scala, a réussi partout, même à ce dernier théâtre, où il en a été fait récemment une éclatante reprise.

 

A côté de Boito, il faut compter Marchetti, auteur secondaire, mais auquel son Ruy-Blas, œuvre écrite dans des données un peu vulgaires, a fait un succès considérable ; puis Ponchielli, le plus fécond producteur de l'école italienne contemporaine. C'est ce que nous appelons en France un « jeune », car il n'a guère plus de cinquante ans. Un de ses premiers ouvrages, d'un style léger, I Promessi sposi (les Fiancés, de Manzoni), a été et demeure populaire. Viennent ensuite dans son répertoire I Lituani, partition abondante en belles pages et pourtant succès de second ordre ; la Gioconda, une adaptation de l’Angelo de Victor Hugo, ouvrage qui, exécuté pendant quatre ou cinq ans, sans grand éclat, fait en ce moment son tour d'Italie d'une façon brillante, grâce aux qualités dramatiques d'une artiste de premier ordre : la Mariani.

 

L'Enfant prodigue du même auteur a été représenté sans succès à la Scala, l'année dernière.

 

Avec Luigi Mancinelli, nous retrouvons un jeune compositeur que nous avons salué naguère dans les concerts internationaux du Trocadéro. Il a écrit une partition symphonique très remarquable pour la Cleopatra de Pietro Cossa, et en certaines parties de cet ouvrage, a pu se faire juger comme compositeur dramatique ; il donne à ce titre de sérieuses espérances à son pays.

 

En Allemagne a paru, et malheureusement disparu, trop vite enlevé à son art, un auteur d'une rare valeur, Hermann Goetz, mort à trente ans, après avoir écrit un seul ouvrage : la Sauvage apprivoisée, d'après le poème de Shakespeare.

 

Goldmark, un Autrichien, a donné la Reine de Saba, l'unique succès réel du théâtre allemand de nos jours, représenté, il y a environ sept ans, à Vienne.

 

Mais il faut nommer surtout Rubinstein, le seul en dehors de Wagner qui, produisant beaucoup, ait vu représenter en six ou huit ans quatre œuvres importantes : Feramors, le Démon, les Macchabées et Néron.

 

L'Espagne est pauvre en noms marquants, comme l'Angleterre, dans le domaine de la musique dramatique ; en Belgique, l'illustre compositeur Gevaert garde le silence ; mais en Russie la production est plus active : les opéras de Glinka jouissent de la faveur du public et d'autres noms s'élèvent à côté du sien, notamment celui de Serof et actuellement ceux de César Cui et de Tchaïkovski.

 

Mais au-dessus de ces noms, dans toutes les parties de l'Europe, rayonnent ceux de notre pléiade française. Après Gounod, Bizet, Massenet, Saint-Saëns ont fait la conquête des théâtres étrangers.

 

La Carmen de Bizet est partout, en Europe et en Amérique ; Massenet promène le Roi de Lahore dans vingt villes d'Italie ; Saint-Saëns a fait applaudir Samson et Dalila à un public dont on pouvait croire que Richard Wagner était le dieu unique.

 

D'autres viennent à la suite, qui travaillent et grandissent peu à peu, et, comme il faut être patriote, même en musique, il est opportun de constater que ce pays de France, où la musique est moins encouragée que partout ailleurs, est encore le plus riche en hommes et en œuvres ; que la vie artistique y est plus puissante que dans toutes les écoles étrangères, et que les manifestations de notre génie national s'imposent au dehors dans ce qu'elles ont de plus élevé et de plus noble.

 

Sur un seul point nous avons perdu un peu de terrain ; mais, en vérité, ce n'est pas une grande perte. Les opérettes françaises faisaient autrefois fureur chez nos voisins ; aujourd'hui, en général, elles ne sont plus de mode et nos fournisseurs ne trouvent plus au delà de nos frontières un accueil aussi chaud que par le passé. Il y a des exceptions, sans doute, notamment celle qui vient de se produire pour l'opéra-comique : Rip-Van-Winkle, qu'on donne en ce moment à Londres et à New York ; mais c'est surtout auprès du public viennois, autrefois si favorable aux légèretés d'importation française, que nous sommes en défaveur. A Vienne, on ne fait plus guère de succès durable qu'à Strauss, à Genée et à Karl Millöcker.

 

IV

 

Je n'ai pas parlé, à sa date officielle, de la séance musicale annuelle de l'Académie des Beaux-Arts, non par dédain, non par oubli, mais parce que, si solennelle que soit la chose, elle ne fournissait point la substance d'un article.

 

J'y reviens aujourd'hui pour enregistrer le début plein de promesses de M. Georges Marty, auquel l'Académie a décerné le premier prix de composition musicale.

 

Voilà encore un jeune homme qui va s'en aller à Rome avec la pensée que c'est le plus court chemin pour arriver à Paris ! Puisse-t-il toucher à la réalité de ce rêve !

 

Il y a en lui, il faut le dire, de quoi nous faire espérer qu'on ne l'aura pas vainement lancé sur le rude chemin de la fortune musicale. Sa cantate Edith accuse un réel tempérament dramatique ; les tournures en sont nettes, l'instrumentation est des mieux faites et révèle de très fécondes ressources.

 

Il s'agit, comme toujours, d'une scène des plus simples : Edith, le soir de la bataille d'Hastings, cherche parmi les morts le corps du roi Harold, son fiancé. Un moine l'accompagne. Elle retrouve Harold, vivant encore. Elle le ranime, et le moine, qu'elle appelle, unit les deux amants au bruit de cloches et de psalmodies lointaines.

 

Le prélude de cet ouvrage est une bonne étude de symphonie dramatique. Les cloches entendues au loin avec les cantiques des moines, la marche lente d'Edith à travers le champ de bataille, ses agenouillements pendant la terrible recherche, en font un tableau instrumental très vivant et très coloré. L'air du moine, très bien déclamé par M. Cobalet ; un autre air : « O mon Edith », supérieurement chanté par Talazac, ont vivement frappé l'auditoire qui a, d'autre part, très vivement souligné la justesse de l'expression dramatique dans les principaux passages de cette action fort sommaire ; mais suffisante pour classer le musicien parmi ceux qui sont vraiment doués pour le théâtre.

 

M. Georges Marty n'a pas seul reçu cette année son passeport pour Rome ; un autre lauréat, M. Pierné, l'y accompagnera. C'est un jeune homme de vingt ans, depuis longtemps connu au Conservatoire par une série de succès dans toutes les classes. Son Edith, qui lui a valu le second premier grand prix, accuse moins de qualités spéciales que celle de M. Marty ; elle dénote toutefois une organisation musicale des plus heureuses et un savoir déjà considérable.

 

V

 

L'Opéra, qui ne nous offre qu'une fois par année l'occasion d'analyser une grande œuvre nouvelle, nous convie très souvent en revanche à l'audition de nouveaux interprètes dans les œuvres anciennes.

 

Un des plus intéressants débuts auxquels il nous ait été ainsi donné d'assister, est celui de Mme Engally dans le rôle d'Amneris, d'Aïda. La cantatrice russe est de celles qui ne sauraient laisser la foule indifférente ; même pour ceux qui la jugent sévèrement, elle compte, elle est « quelqu'un ».

 

Voix superbe, tempérament ardent, elle s'attaque à un rôle avec une fougue qui exclut toute méthode ; mais sa nature la sert parfois plus heureusement que l'art le mieux appris. Elle a du génie plutôt que du talent, et peut passer en une minute, suivant l'entraînement de sa nature, de l'effet le plus médiocre à un élan de passion superbe.

 

Dans ce rôle d'Amneris, qui n'est certes pas des plus intéressants à composer, car la vie réelle en est absente, elle a montré, surtout à l'acte du Jugement, des qualités très supérieures. Mme Engally peut prendre à l'Opéra une place des plus importantes. Dans un milieu assez solennel et froid, elle apportera un peu de flamme et de mouvement. Si son exemple pouvait seulement communiquer quelque animation aux personnages des chœurs, qui, dans les situations les plus actives, conservent obstinément une imperturbable placidité de fonctionnaires, Mme Engally aurait, en dehors de ses autres titres, bien mérité de l'administration de l'Opéra, qui a eu grandement raison de se l'attacher.

 

Quelques jours après ce début, le ténor Villaret donnait sa représentation de retraite. Encore une figure qu'il convient de saluer au passage. Dans une carrière de près de vingt années, Villaret s'est montré à l'Opéra dans presque tous les grands rôles, sans jamais faire une création. Il s'en va dans la plénitude de son talent, en laissant des souvenirs que ses camarades, plus gâtés par le public, auront parfois quelque peine à effacer quand ils aborderont les mêmes rôles du grand répertoire : Éléazar, Raoul, Jean de Leyde !

 

Villaret était de la race des chanteurs consciencieux, non raisonneurs, qui se contentent de ce que le maître a écrit et ne tentent pas de substituer leur pensée à celle du compositeur, race qui tend à disparaître de jour en jour, car aujourd'hui, plus que jamais, les auteurs ont à compter avec leurs interprètes.

 

L'artiste est devenu une puissance à côté de celle du directeur, parfois au-dessus d'elle, et si jamais quelque musicien de ce temps, en veine de littérature comme Berlioz, se met en tête d'écrire ses mémoires, il en aura long à conter sur les prétentions de certaines personnalités contemporaines, de celles que les journaux spéciaux appellent éminentes ou illustres. C'est ne désigner personne dans le monde des chanteurs, car notre abus de l'hyperbole, — plaie de cette époque, — nous fait donner de l'éminence au premier venu, pourvu qu'il ne soit pas outrageusement médiocre.

 

Le pauvre Georges Bizet, qui fut un homme d'esprit en même temps qu'en remarquable compositeur, — ce qui se voit quelquefois, — relevait assez plaisamment ces exigences d'un de ses chanteurs.

 

— Non seulement, disait-il, il ne consent à créer un rôle que si le personnage est irréprochablement pur et sympathique, mais encore il veut, lorsqu'il n'est plus en scène, que les autres disent du bien de lui !

 

VI

 

J'arrive à la petite musique qui, coup sur coup, nous a donné trois œuvres nouvelles.

 

De la première, le Cœur et la Main, je ne dirai rien, par la péremptoire raison que je ne l'ai point entendue.

 

Les deux autres, Fanfan la Tulipe aux Folies-Dramatiques, et la Bonne Aventure à la Renaissance, sont des œuvres de ce genre léger qui tend de plus en plus, musicalement au moins, à se rapprocher des formules de l'ancien Opéra-Comique, dont il n'a pourtant pas encore toute la finesse.

 

Fanfan la Tulipe, mis en scène par des gens habiles, est un petit badinage militaire et galant, qui n'a rien à voir avec le drame joué autrefois sous le même titre et où il y avait une si jolie scène de pommes croquées en tête à tête par la favorite du roi et le beau soldat. M. Varney a écrit sur ce thème aimable une musique très vive, parfois ingénieuse, mais beaucoup moins recherchée que celle de sa première partition : les Mousquetaires au Couvent. Il s'est dit assurément, enseigné d'ailleurs par l'exemple de quelques-uns de ses confrères, que pour écrire une opérette il ne fallait point tant de façons, et il s'est parfois contenté trop vite de ce qui lui venait à l'esprit.

 

C'est le défaut de ces œuvres lestes, d'ailleurs, de mettre au bout d'une idée souvent délicate une formule banale ou surannée.

 

M. Jonas, compositeur de la Bonne Aventure, sait mieux que M. Varney les ressources de son art. C'est un musicien de race, fait pour l'Opéra-Comique et que de premiers succès ont entraîné vers le genre secondaire de l'opérette. Il y dépense un réel talent et laisse sentir combien il serait soigneux de sa forme si un sujet favorable à ses tendances natives lui était offert, sur une scène plus importante.

 

Ici, dans les terminaisons, il va parfois, lui aussi, au plus pressé et demande moins à son imagination qu'a sa mémoire. Mais pas plus à M. Jonas qu'à M. Varney, je crois qu'il ne faut adresser de critique au sujet de l'emploi dans l'opérette de ces phrases toutes faites, de cette reproduction incessante d'effets connus, pour ponctuer la période musicale.

 

Il est bien évident que si les lieux communs abondent dans les œuvres de ce genre, ils sont simplement une concession désagréable mais nécessaire à l'imparfaite éducation musicale des chanteurs et surtout des choristes, car c'est principalement dans les finales et dans les chœurs que l'emploi des vieux clichés musicaux semble être devenu obligatoire.

 

Le jour où les interprètes seront vraiment des musiciens, les compositeurs d'opérette pourront, sans crainte d'être trahis, donner à leur forme plus de finesse et à leur langage plus d'imprévu, car il est impossible d'admettre que ce soit par impuissance ou par indifférence qu'ils se laissent aller ainsi par instants au courant de la pure banalité.

 

 

15 décembre 1882

 

I

 

Quand l'Opéra-Comique fait trêve à ses succès courants et consacre une soirée à la première représentation de deux pièces en un acte, précédées de quelque petit ouvrage du répertoire, il me semble que cette solennité rare a quelque chose de religieux, et je songe vaguement au sacrifice d'Iphigénie.

 

Ces deux jeunes et innocentes pièces, espoir de leurs auteurs, apparaissent telles que de touchantes victimes parées pour la mort, et cependant menées au trépas avec des airs encourageants par le vieil ouvrage qui les précède, leur prédisant implicitement une longévité pareille à la sienne.

 

Prévision, hélas ! trompeuse. Le Chalet, les Noces de Jeannette, œuvres consacrées par l'âge et chargées généralement de ce rôle de duègne auprès de ces ingénues, ne se reproduisent plus de notre temps. Est-ce la faute des auteurs, ou la faute du temps lui-même ?

 

En réalité, de nos jours, une pièce en un acte ne compte plus. Elle ne compte du moins que comme un mince échantillon de la valeur du musicien, auquel on ne prête qu'une attention quasi dédaigneuse. Il lui faudrait accumuler dans cet acte toutes les qualités imaginables, en faire comme la quintessence de quelque opéra de longue haleine très réussi, pour fixer cette attention. Et encore serait-ce sans espoir de voir vieillir son œuvre.

 

Les petits actes, fatalement, meurent jeunes à l'Opéra-Comique. Et certes, parmi ceux qui nous ont été donnés en ces dernières années, il en est qui eussent mérité une destinée moins brève. Venus au temps du Chalet, et même à celui des Noces de Jeannette, plus voisin du nôtre, plus d'un de ces ouvrages eût résisté, qui aujourd'hui succombe, plutôt par suite d'un changement de mœurs que d'un défaut de mérite.

 

Le public actuel veut des spectacles ; je dis « spectacles » dans le sens du mot qui s'applique aux choses décoratives ; bien qu'habitué à vivre vite, il se désintéresse des œuvres courtes ; elles ne peuplent pas assez la scène et ne retiennent pas assez son œil, plus exigeant parfois que son esprit.

 

Pourtant, rien n'est plus difficile à faire qu'un de ces actes, comptés comme sans importance ; la nécessité d'enfermer une action logique, suffisamment attachante, dans un cadre si étroit, est des plus dures que l'on puisse imaginer. Et il y a assurément, dans tel ou tel de ces actes, comptés même parmi les médiocres, plus d'efforts qu'il en faudrait pour remplir le moule d'un ouvrage en trois ou quatre tableaux, où l'abondance des moyens peut dispenser d'ingéniosité.

 

C'est spécialement aux librettistes que ces considérations s'appliquent. Son rôle est là plus influent que celui du compositeur dont il porte la fortune. Fortune très mince, je le répète, mais dont, avec raison, se montrent avides les musiciens qui, se sentant doués, veulent au moins une fois prendre la parole, ne fût-ce que pour dire un simple mot, sur cette scène de l'Opéra-Comique, si recherchée, si forcément inhospitalière, encombrée qu'elle est de ses richesses classiques.

 

Ce mot, c'est l'acte ainsi présenté au public, au début d'une carrière qu'on rêve féconde. Le mot prononcé, l’œuvre disparaît généralement, vite étouffée sous la puissante frondaison du répertoire. Née d'une obligation administrative, elle n'exhale bientôt plus qu'un fugitif parfum de fleur morte séchée entre les feuilles du cahier des charges de l'Opéra-Comique.

 

II

 

C'est à propos de la Nuit de la Saint-Jean et de Battez Philidor ! deux ouvrages nouveaux que l'on n'attendait plus si tôt, précisément parce qu'ils avaient été trop longtemps promis, que me sont revenues ces idées.

 

Je pense qu'elles ne seront pas démenties par l'accueil fait et l'avenir réservé à ces deux opéras-comiques, dont le premier est de M. Lacome, musicien déjà aguerri aux batailles du théâtre, et le second de M. Dutacq, un prix de Rome d'il y a quelques années, débutant dans la vie militante.

 

M. Lacome, musicien distingué et spirituel, d'une imagination extrêmement prompte et d'un talent très sain, a accepté la mission de mettre en musique une délicate nouvelle d'Erckmann-Chatrian : les Fiancés du Grinderwald. En passant du livre au théâtre, la nouvelle a pris un autre titre mieux justifié : la Nuit de la Saint-Jean.

 

C'est, en effet, durant cette nuit de juin tant fêtée dans les pays de montagnes que se développe la toute frêle action de cette pastorale.

 

Franz aime Charlotte, la fille du garde Yéri Forster, et, suivant l'usage, il se dispose à porter cette nuit-là même à sa fiancée son bouquet de la Saint-Jean, bien que le vieux Forster n'ait nullement autorisé cette galanterie, puisqu'il n'entend donner la main de la jeune personne à l'amoureux que dans le cas, considéré comme très improbable, où ce dernier arriverait à se faire nommer aussi garde forestier.

 

Une ambition en appelle une autre. Forster et sa femme ne tardent pas à savoir qu'ils peuvent espérer mieux pour leur fille.

 

M. Seiler, le juge de paix du canton, a senti ses cinquante ans prendre feu aux doux regards, aux jolies mines de Charlotte ; il en ferait volontiers sa femme. C'est dans cette agréable pensée qu'il se dispose à s'endormir dans le logis du forestier, il a accepté l'hospitalité pour la nuit, quand tout à coup dans l'ombre une sérénade se fait entendre à la fenêtre ; cette fenêtre s'ouvre et Franz, le bouquet de la Saint-Jean à la main, saute dans la chambre et tombe dans les bras du juge de paix !

 

L'arrivée simultanée de Charlotte explique tout. Seiler jette des cendres sur sa flamme amoureuse trop prompte et, résigné au rôle de bienfaiteur, c’est Franz qu'il présente aux vieux Forster comme le seul époux digue de Charlotte, en même temps qu'il assure au jeune homme sa nomination prochaine de garde.

 

Ce n'est pas grand'chose que cette fable sylvestre, c'est pourtant assez pour un musicien qui veut donner discrètement sa note dans un milieu qui n'est pas encore le sien et où il aspire à se faire accepter.

 

Il m'a semblé, après une première audition, que M. Lacome avait peut-être exagéré cette discrétion et mis de trop longues manchettes pour écrire un ouvrage où sa libre allure habituelle n'aurait point fait tort à sa finesse.

 

Le prélude, très ingénieusement instrumenté, dominé par une phrase dite par le cor et que l'on retrouvera au courant de l'ouvrage, dans un duo d'amour entre Franz et Charlotte, est une excellente entrée en matière qui montre le compositeur déjà soucieux du bien-dire habituel aux gens de la maison.

 

Il y a ensuite une vive chanson dans le style ancien : « Marie, levez-vous ! » un motif à deux voix, d'une carrure et d'un entrain amusants, un chœur de garde-chasses, la sérénade de Franz sous la fenêtre, morceaux intéressants à divers titres et qu'il convient de citer spécialement. Mais ce qui l'emporte surtout, non point peut-être comme valeur musicale, mais pour le relief que lui a donné l'interprète, c'est le double couplet de Seiler : « J'avais rêvé ! » délicieusement dit et chanté par Grivot, dont le succès a été considérable.

 

Puisse l'excellent juge de paix du Grinderwald, après avoir assuré le bonheur de son rival Franz, assurer aussi à l'ouvrage de M. Lacome une existence prolongée au delà de la durée moyenne des piécettes de cette taille.

 

Pour Battez Philidor ! c'est un opéra-comique conçu à la façon de nos pères, une petite comédie à ariettes, sans la moindre velléité de lyrisme. M. Abraham Dreyfus, qui a la grande habitude de ces tableaux lestement crayonnés, ne s'est pas soucié assurément de donner grand'chose à faire à son musicien.

 

Philidor, plus connu comme joueur d'échecs que comme compositeur, fréquente le café de la Régence, auquel il fait une célébrité. Le propriétaire de l'établissement, le bonhomme Boudignot, fanatique admirateur de Philidor, a une fille, Doris, et, comme il convient, cette fille a un amoureux, Richard, musicien de l'orchestre de la Comédie-Italienne.

 

On voudrait s'épouser, mais Boudignot ne donnera sa fille à Richard que si Richard bat Philidor aux échecs. Étrange ambition d'un père, à laquelle il n'y a point lieu de s'arrêter. Philidor, gagné à la cause du jeune homme, lui promet de perdre obligeamment la partie. Mais, distrait par les vocalises de Doris qui veut le troubler en le régalant d'un air dont il est l'auteur, il oublie d'être maladroit, joue machinalement et gagne ! Richard perdrait à la fois la partie et la main de Doris, si Philidor n'arrangeait tout en déclarant à Boudignot que désormais il ira jouer au café Procope, s'il s'obstine dans son rôle de père barbare.

 

C'est tout. On voit qu'il n'y a pas là grand prétexte à musique, surtout pour un compositeur de la génération de M. Dutacq, qui doit voir à l'horizon autre chose que les boiseries grises du café de la Régence.

 

L'instrumentation de son ouvrage est d'une recherche distinguée ; il a mis là toutes les ressources qu'il n'avait pas l'occasion de déployer dans l'action même, dont le morceau capital est la pastorale de Doris, pastiche de la musique du temps, d'une longueur démesurée, conséquence naturelle peut-être de ce pastiche ; car, à l'époque de Philidor, on goûtait vivement ces interminables développements musicaux qui nous semblent aujourd'hui mortellement ennuyeux.

 

Le reste n'est pas d'un intérêt bien vif, et je n'y insisterai pas. La Nuit de la Saint-Jean et Battez Philidor ! sont bien interprétés et mis en scène avec beaucoup de soin.

 

L'Opéra-Comique, qui perd Mlle Isaac, prise par l'Opéra, se prépare à la remplacer par une cantatrice américaine dont les débuts auront lieu dans la Perle du Brésil de Félicien David. Lakmé, le nouvel ouvrage de M. L. Delibes, viendra ensuite ; trois actes de M. Poise sont également annoncés, mais tout cela sera pour 1883 ; la campagne de l'Opéra-Comique, en ce qui concerne les ouvrages nouveaux, peut être considérée, cette année, comme close.

 

III

 

À ce même Opéra-Comique fut représenté, il y a quelques années, un ouvrage qui est, si je ne me trompe, le dernier de l'auteur de la Perle du Brésil et de Lalla-Roukh.

 

Il s'appelait le Saphir et mettait en scène une aventure gaillarde, prise dans la collection de Boccace, mais édulcorée, sentimentalisée en vue des convenances théâtrales.

 

C'est ce même sujet que viennent de traiter pour les Bouffes, sans en tempérer autant la gauloiserie, MM. Chivot et Duru, sous le titre de Gillette de Narbonne.

 

Gillette, au moyen de certain breuvage, guérit le bon roi René d'une maladie « dont il s'en allait mourir ». Pour récompenser son gentil médecin, le roi est prêt à toutes les exigences. Gillette, simple bourgeoise, à qui le comte Roger a conté fleurette et qui aime le comte Roger, demande tout naïvement qu'on le lui donne pour époux.

 

Roger aurait bien voulu Gillette pour maîtresse ; pour femme, il n'y tient guère. Cependant, comme on ne peut désobéir au prince, il marche à l'autel bravement.

 

Mais il entend ne pas faire plus. Au sortir de l'église, il part précipitamment, laissant à la pauvre Gillette un billet dans lequel il lui signifie qu'il ne la saluera pour sa femme que le jour où elle lui montrera un enfant né d'elle et de lui.

 

Autant dire qu'il lui signifie une séparation éternelle. On devine qu'une substitution arrange tout.

 

La femme délaissée suit à Naples le dédaigneux Roger et, — au bon moment, — prend auprès de lui la place d'une Rosita, laquelle il a donné rendez-vous.

 

Si bien que lorsque le comte revient en Provence, il retrouve au château les gens réunis pour le baptême d'un enfant qu'on lui déclare sien.

 

Gillette, en témoignage de sa véracité, lui présente l'anneau seigneurial qu'il a cru donner à la Rosita, la nuit de ce rendez-vous qui l'a fait père comme il croyait ne devoir jamais l'être.

 

Battu, et content de n'être que battu, Roger fait amende honorable : « Tout est bien qui finit bien, » a dit Shakespeare, à propos du même sujet.

 

M. Edmond Audran a écrit la musique de Gillette de Narbonne dans le même esprit que celle de la Mascotte, mais on s'accorde à trouver que l'ordonnance de sa partition n'est point aussi heureuse.

 

Parmi les morceaux remarqués, je citerai une romance de ténor, le duo : « Rappelez-vous nos promenades », une ronde provençale, un finale dramatique, et surtout un trio au second acte ; dans le troisième acte, rien d'intéressant musicalement. Je dois me borner à ce procès-verbal très sec d'un ouvrage que j'ai pu seulement parcourir, sans que l'occasion m'ait été donnée encore de l'analyser sérieusement.

 

IV

 

Le Roi s'amuse vient de reparaître à la Comédie-Française, cinquante ans, jour pour jour, après sa première représentation. Il ne m'appartient pas de m'occuper de cet ouvrage ; il me sera permis, cependant, à son propos, de chercher mon bien sur les marges de la chronique dramatique : je veux parler de la musique que M. L. Delibes a écrite pour accompagner l'œuvre du grand poète.

 

Bien que ce dernier, dit-on, n'aime point la musique, n'on seulement il ne l'a pas bannie de ses ouvrages, mais encore il y a presque constamment recouru. Quelque éditeur pourra faire un jour un curieux recueil dont le titre serait : la Musique dans le théâtre de Victor Hugo.

 

Ce recueil grouperait quelques pièces instrumentales et vocales assez intéressantes, depuis les mélodrames de la Porte Saint-Martin, en 1830, jusqu'aux chansons de la Comédie-Française, en 1882.

 

Victor Hugo, dont on pourrait dire qu'il fait lui-même la musique de ses vers, et peut à bon droit dédaigner la musique des autres, n'a pas cependant sacrifié à l'usage seul lorsqu'il a laissé intercaler dans ses ouvrages de la musique de scène ; il s'est bien certainement soucié de l'influence sur le spectateur de ce qu'on appelle modestement le « mélodrame », plaisamment le « trémolo », de ce qui est en réalité la symphonie dramatique à l'état rudimentaire, influence subie par ceux-là même qui la contestent, en se moquant des chefs d'orchestre prétentieux ordinairement chargés de ce travail musical. Victor Hugo fut plusieurs fois sollicité par Meyerbeer et par Berlioz, qui auraient volontiers fait ce travail : chaque fois il répondit « qu'il ne lui fallait pas de grands musiciens ».

 

On pourrait trouver dans cette réponse la raison du refus obstinément opposé par le poète à la conversion de ses drames en opéras : dans le drame la musique n'est que servante, dans l'opéra elle eût été maîtresse.

 

Dans Marion Delorme, dans Lucrèce Borgia, dans Angelo, dans Marie Tudor, donnés à la Porte Saint-Martin, ce fut donc le chef d'orchestre du théâtre qui reçut mission de commenter musicalement certaines situations du drame. Ce chef d'orchestre, nommé Piccini, écrivit aussi le De Profundis de Lucrèce Borgia, morceau qui rappelle la manière de Gluck et pourrait bien être une adaptation d'une composition de ce maître sur le même psaume.

 

Ruy Blas, donné à la Renaissance, puis à l'Odéon et aux Français, a occupé successivement cinq compositeurs, pour la « Chanson des lavandières ». Le maître en avait demandé primitivement la musique à Ad. Adam, qui composa le morceau et s'en alla, place Royale, avec vingt choristes, pour le faire entendre à Victor Hugo, lequel n'en voulut pas, préférant un solo à un chœur. Cette musique n'a jamais été exécutée.

 

La Chanson des lavandières a été composée par Pilati. Elle a été faite aussi par M. Weckerlin, par Mme Pauline Viardot, et enfin par M. Delibes, qui lui a rendu la forme chorale, pour la dernière reprise de l'ouvrage.

 

Dans les Burgraves, la musique n'a point trouvé de place à prendre. Pour Hernani, on trouve au cinquième acte la Romanesca, musique du XVIe siècle, d'un auteur inconnu, qui se jouait dans toute sa simplicité primitive. De nos jours, Hernani s'est augmenté d'une fanfare, et la Romanesca a reparu, arrangée pour instruments à cordes, par M. Laurent Léon, directeur de la musique, car il y a un directeur de la musique dans la maison de Molière, où cet emploi n'est point une sinécure, bien qu'on ait depuis longtemps supprimé l'orchestre.

 

Dans le Roi s'amuse, la musique de scène, la seule admise aujourd'hui aux Français, a pris les proportions d'un événement. C'est une véritable partition que M. Delibes a écrite, ou pour mieux dire une véritable suite symphonique, dont l'exécution n'occupe pas moins de quarante musiciens. C'est la composition des anciens orchestres : trente instruments à cordes, huit instruments en bois et deux timbales. C'était à peu près tout ce qu'il fallait autrefois pour exécuter le Don Juan et tout le répertoire de Mozart ; on n'y ajoutait guère que des trompettes pour les entrées.

 

Je donnerai quelques détails sur cette musique, nécessairement très sacrifiée au drame, inégalement entendue, faite pourtant avec un soin exquis et valant tout à fait la peine qu'on s'y arrête.

 

V

 

C'est dans la Fête au Louvre, c'est-à-dire au premier acte de l'ouvrage, que prennent place les morceaux les plus importants et les plus complets de cette partition. Ce sont, pour la plupart, des airs de danse entendus à distance et servant de fond au dialogue.

 

Le premier est une « Gaillarde », danse d'un rythme vif, accompagnée par les hautbois, les violes et les basses de viole, et composée dans la forme du XVIe siècle.

 

Cette danse faisait habituellement suite à une pavane. Ici, au contraire, elle précède une pavane d'un caractère large qui par instants va jusqu'à la langueur, comme dans toutes les pavanes du temps de Janequin, le vieux musicien de la Bataille de Marignan.

 

Ce morceau accompagne à ravir la déclaration du roi à Mme de Cossé. Il est de 1572 et a été publié, en 1685, par Thoinot Arbeau dans sa collection d'anciennes pièces musicales.

 

A la scène du bouquet quand le roi abandonne Mme de Coislin pour suivre encore Mme de Cossé, M. Delibes a placé un chant de violoncelles et d'altos, tout a fait de sa façon. C'est un très joli andantino, auquel succède, suivant le mouvement scénique, une nouvelle pavane, ou plutôt espèce de pavane, qu'on appelait « Lessquarcarde », danse d'un caractère particulier. Le hautbois donne le dessin de cette danse, qui est d'un tour beaucoup plus vif que la précédente ; elle est extraite des quatre livres de « Danseries » de Jean d'Estré, publiés en 1560.

 

Une sorte de cantabile sert de mélodrame à la tirade de Triboulet : « Manquez-vous de plaisir ? », et paraît destiné à peindre la mollesse efféminée de la cour de France. Peut-être, l'auteur n'y a-t-il point mis, après tout, tant de philosophie ; le morceau est toutefois des plus charmants.

 

L'épisode musical se termine par un « Passepied », d'un mouvement vif et léger. Cette danse rapide, qu'on nommait aussi « Trihori », était surtout en usage en Bretagne. C'est un très habile pastiche du genre ancien, délicatement harmonisé à la moderne.

 

Le compositeur n'a d'ailleurs emprunté, je crois, aux vieux auteurs français que les deux pavanes dont j'ai indiqué l'origine ; tout le reste est absolument à lui, ou du moins il l'a fait sien par une adaptation des plus ingénieuses.

 

La chanson que M. de Pienne chante en scène au troisième acte, quand Triboulet vient parmi les courtisans après l'enlèvement de sa fille, est d'un accent très naïf. Le début : « Quand Bourbon vit Marseille » ne rappelle-t-il pas, — pour les deux premiers vers au moins, — quelque noël provençal de Saboly ?

 

Une ritournelle très légère de mandoline voltige autour de la scène terrible que l'on sait, et fait une opposition piquante au caractère du chant.

 

Si M. Delibes s'est trouvé à l'aise pour la chanson de Bourbon, l'image de maestro Verdi a dû, en revanche, lui apparaître un instant, lorsqu'il a eu a écrire la musique des quatre versiculets de la chanson du roi au dernier acte.

 

Souvent femme varie.

Bien fol est qui s'y fie !

Une femme souvent

N'est qu'une plume au vent.

 

« La donna e mobile », de Rigoletto, n'a rien à voir ici. M. Delibes, soigneux jusque dans les plus petites choses, a su donner un intérêt spécial à ce fragment en écrivant en style archaïque une chanson pleine d'insouciance, absolument conforme à l'esprit du personnage.

 

Pour ma part, j'avoue que le souvenir de Rigoletto m'a souvent troublé pendant cette mémorable soirée du 22 novembre. Et je me suis demandé si le succès que le maître italien a trouvé dans l'exploitation de l'œuvre du poète français n'aurait point sa lourde part d'influence sur la fortune d'une reprise attendue depuis un demi-siècle. Mais ceci n'est point une question purement musicale et je m'arrête aux limites extrêmes du champ qui m'est réservé.

 

 

 

01 janvier 1883

 

I

 

« Le mort saisit le vif ! » pourrait-on dire à l'Opéra-Comique, aussi bien qu'au Palais. Mais ce mort envahissant qui, en ce moment, se fait sur cette scène une si large place au détriment des compositeurs vivants, ce mort, c'est Mozart, ce mort, c'est Méhul ! On s'incline charmé, on accepte la séduisante tyrannie de l'ancêtre, sans songer tout d'abord aux musiciens modernes forcés de s'en aller à l'aventure, tandis qu'on applaudit Joseph ou les Noces de Figaro, deux reprises éclatantes, double succès de la dernière saison qui se ranime plus vif encore par ces belles soirées de décembre, en pleine période active de la vie théâtrale.

 

Si la critique devait se renfermer dans les questions de pure esthétique, se borner à l'analyse des œuvres que l'on fait passer devant elle, sa mission serait, à cette heure, vite remplie. Quelques redites admiratives suffiraient ; mais elle a d'autres devoirs ici, et d'autres droits.

 

Les intérêts généraux de l'art ne doivent pas moins la toucher que l'examen des œuvres, et c'est au nom de ces intérêts mêmes qu'elle peut exercer certaines revendications.

 

C'est pourquoi, lorsqu'on a donné satisfaction à ce sentiment d'égoïsme qui est le fond naturel de notre pauvre espèce, goûté sans réserve cette pure jouissance née de l'audition d'un chef-d’œuvre, salué Chérubin, Suzanne et la comtesse, applaudi Benjamin et Joseph, et Jacob, et Figaro, et Almaviva, associé enfin les interprètes aux manifestations qui saluent la parfaite création d'un maître, on revient peu à peu à la réalité présente.

 

Alors, au sortir du théâtre, le cerveau rafraichi, on se demande si ces beautés doivent éternellement suffire à l'admiration publique et s'il n'y a vraiment plus rien à attendre de notre époque.

 

On ouvre, le lendemain, quelque journal et on y lit que l'Opéra-Comique, ayant repris glorieusement les Noces de Figaro et Joseph, va donner encore, et cela dans la même semaine, le Pré-aux-Clercs, le Maçon, les Diamants de la Couronne et le Toréador ; on y voit de plus que ces chefs-d’œuvre et ces demi-chefs-d’œuvre occuperont six soirées, ou très peu s'en faut, car dans ce programme il n'est qu'une toute petite place réservée, une seule fois, à Philémon et Baucis.

 

Sans doute, on serait mal venu à se plaindre de cette surabondance de biens. Hérold, Auber et Adam, après Mozart et Méhul, cela serait parfait, si l'Opéra-Comique était un Louvre ; mais il n'a jamais été décrété, ce nous semble, que ce théâtre deviendrait pour les compositeurs ce que notre grand musée national est pour les peintres.

 

Aussi, tant d'illustres morts, en une semaine, pour ce seul vivant non moins illustre, qui est Ch. Gounod, ont-ils de quoi nous étonner et même nous inquiéter. Notre respect et notre admiration pour leurs œuvres élevées, passionnées ou charmantes, ne nous doivent point distraire du souci de l'avenir de toute une génération pleine d'espérance, de vie et de force, devant laquelle on recule sans cesse le but obstinément poursuivi.

 

Que nous a donné l'Opéra-Comique durant cette année qui vient de finir, en dehors de ses brillantes reprises ? Que va-t-il nous donner demain ?

 

Même en ajoutant ce qu'il nous promet à ce qu'il nous a tenu, le bilan serait des plus sommaires. Pourquoi d'ailleurs faire un procès sur cette question à l'administration de l'heureux théâtre ? L'exploitation en est des plus fructueuses et c'est là, sans doute, la plus souveraine des raisons pour ceux que touche par-dessus tout le soin de sa prospérité.

 

Mais il est d'autres considérations plus générales dont on doit enfin se résoudre à tenir compte. Quelque sympathie que l'on éprouve pour un directeur dont on connaît les hautes qualités artistiques, il faut bien arriver à se dire que des institutions de l'État, telles que les théâtres subventionnés, ne sont point fondées au profit d'une entreprise particulière. Ce n'est pas d'elles que le découragement doit venir aux producteurs : elles sont faites autant au moins pour favoriser les vivants que pour honorer les morts.

 

Et si l'État, fait pour tenir la balance égale entre les divers intérêts qu'il représente, a quelquefois dû prendre à l'égard des théâtres dramatiques une mesure conservatrice des bonnes traditions de l'art, c'est-à-dire imposer aux directeurs la réserve de certains jours pour le répertoire ancien, n'y aurait-il pas lieu de se demander s'il n'agirait pas opportunément en faisant ici tout le contraire, en exigeant de l'Opéra-Comique une répartition plus libérale de ses soirées au profit d'œuvres nouvelles ?

 

Peut-être cette répartition entraînerait-elle quelque sacrifice matériel ; c'est là une considération économique dont l'État n'a point à se soucier ; ce qui importe par-dessus tout, c'est de ne pas laisser décliner un art, auquel ne manquent pas les primes officielles offertes par le gouvernement, par l'Institut, par les municipalités, mais dont l'exercice et les moyens de vulgarisation deviennent de plus en plus difficiles et de plus en plus restreints.

 

II

 

L'Opéra, qui a tenu, en 1882, tous ses engagements en nous donnant un opéra : Françoise de Rimini, et un ballet : Namouna, nous a fait assister, à défaut d'œuvres inédites, à d'intéressants débuts que j'ai notés en leur temps et dont les deux derniers sont ceux de Mlle Lureau dans les Huguenots et de Mlle Julia Subra dans Coppelia.

 

Mlle Lureau a obtenu un éclatant succès dans le rôle de la reine Marguerite ; elle mérite que l'on fasse d'elle une mention toute spéciale. Un critique autorisé a dit « que le temps et l'étude lui apprendraient très certainement toute la différence qu'il y a entre un chant d'oiseau et le chant d'une virtuose ». J'avoue, pour ma part, que je préfère le chant d'oiseau à la mécanique vocale, et que j'ai fort goûté la pureté, la fraîcheur et l'abondance de cette voix que n'a point encore dénaturée une trop savante recherche.

 

De Mlle Julia Subra, je n'ai qu'un mot à dire, ayant déjà parlé de son heureux début dans le Fandango. Elle nous a rendu, avec sa grâce enfantine et sa légèreté d'oiseau, cette jolie figurine de Swanilda, l'héroïne d'un des plus délicieux ballets que l'Opéra ait inscrits à son répertoire depuis bien des années : la Coppelia, de M. Léo Delibes.

 

On a retrouvé avec autant de plaisir le ballet que la ballerine. Il est au nombre de ces œuvres qui ne sont pas seulement l'accompagnement plus ou moins réussi des dessins chorégraphiques ; l'écriture musicale en est des plus distinguées et des plus fines. C'est dans ces fantaisies, où rien ne vient contrarier son imagination pittoresque et charmante, que M. Léo Delibes est tout à fait passé maître.

 

Je devrais borner là cette revue s'il s'agissait uniquement pour l'écrire de prendre texte des nouveautés plus ou moins neuves que nous ont offertes nos deux grandes scènes musicales. Les concerts, cette fois encore, sont venus heureusement compenser la stérilité des théâtres ; la fin de l'année 1882 comptera parmi les plus fécondes en œuvres qui, procédant pourtant du genre dramatique, ont dû s'offrir toutes nues, sans costumes, sans mise en scène et sans décors, à l'appréciation du public.

 

Les principales sont le Sardanapale, de M. Duvernoy, et la Loreley, de MM. P. et L. Hillemacher ; je parlerai plus loin des envois de Rome, dont le plus important se rattache absolument aux conceptions scéniques.

 

III

 

Le Sardanapale de M. Duvernoy, — intitulé je ne sais trop pourquoi « symphonie lyrique », car il s'agit bel et bien d'une suite de scènes dramatiques qui semblent détachées de quelque opéra de longue haleine, — a été exécuté par l'excellent orchestre des Nouveaux Concerts, dirigé au théâtre du Château-d'Eau par M. Ch. Lamoureux.

 

La partition est écrite sur un petit poème heureusement agencé par M. Pierre Berton.

 

C'est la nuit, dans les jardins de Sardanapale. Pendant que dansent de belles esclaves, le roi reproche à Myrrha, une captive grecque qu'il adore, sa tristesse et sa froideur. Myrrha aime en secret ce barbare, mais elle le voudrait plus soucieux de sa gloire. Au lieu de cet efféminé, elle rêve un héros.

 

Cependant on conspire contre Sardanapale. Le prêtre Bélézès veut renverser le roi ; les conjurés se réunissent sous ses ordres dans le temple de Baal. La révolte éclate et vient surprendre le roi au milieu d'une fête. Pania, le plus fidèle de ses officiers, est blessé mortellement. Sardanapale demande des armes ; son courage se réveille. Myrrha, entraînée, se jette dans ses bras et seulement alors lui avoue son amour.

 

Et quand le roi, vaincu, ordonne à ses soldats de fuir en emmenant Myrrha, elle résiste, elle reste ; elle monte avec lui sur le bûcher qu'il a fait préparer pour échapper royalement à la mort honteuse que lui réservent les rebelles.

 

Tout cela, on le voit, ne saurait caractériser une symphonie même qualifiée de lyrique ; ce n'est pas davantage un oratorio, titre trop communément donné aux ouvrages exécutés hors du théâtre, qu'ils soient religieux ou profanes ; c'est, j'y reviens, un drame dont l'examen doit nous permettre parfaitement de juger ce que l'auteur serait capable de faire au théâtre. Et c'est assurément un jugement de ce genre qu'il a voulu provoquer en écrivant Sardanapale.

 

L'introduction, avec le chœur des soprani et la danse des esclaves, est d'une couleur très discrète et d'un accent un peu contenu. On pourrait dire que les danses ne « sont pas en scène », si le compositeur n'avait eu évidemment l'intention d'obtenir un effet d'éloignement, de peindre un fond dans une note adoucie, pour mieux mettre en valeur le récit de Myrrha qui complète le tableau, récit pourtant de tournure simple, dit sur un accompagnement de cordes pincées et bien encadré par les chœurs.

 

L'air de Myrrha, qui se place au début de la deuxième scène, aurait demandé plus de mouvement et de souffle ; je lui préfère de beaucoup la romance de Sardanapale tout empreinte d'une voluptueuse tendresse :

 

Dans l'ombre silencieuse,

Une voix délicieuse

Réveille les voluptés.

 

Le morceau capital de l'épisode de la Conjuration est une prière, très développée, variée d'aspect, et dans laquelle le compositeur a déployé toutes les ressources dont il dispose.

 

Une marche triomphale, peut-être un peu maigre, fait l'introduction de la deuxième partie, où je trouve à noter l'hymne à Bacchus, qui a plus de langueur que d'ardeur, et un divertissement agréable, dont le tort principal est d'être trop bref, ou peut-être d'avoir été joué trop vite.

 

C'était là pourtant le cas de faire un peu de musique instrumentale pure, en nous donnant un ou deux jolis airs de ballet, que le compositeur, plus soucieux de dramatique que de pittoresque, a sacrifiés à l'entrée de Pania blessé, annonçant l'attaque soudaine des conjurés.

 

Je veux placer tout à fait en première ligne le Chant funèbre accompagnant, dans la troisième partie, le retour des soldats rapportant le corps de Pania tué dans la bataille. C'est une page d'une ordonnance très large et d'une inspiration vraiment supérieure.

 

Si j'examine l'œuvre dans son ensemble, j'y remarque une tendance presque constante à la solennité et à. l'uniformité des effets, d'où résulte un aspect général un peu monochrome. Mais l'auteur n'est pas ici seul en cause ; l'interprétation modifie parfois l'expression de sa pensée : elle est une fréquente source d'erreur pour la critique forcée de juger sur l'effet rendu et non sur l'effet voulu. Il est possible aussi que M. Duvernoy, en vue d'utiliser le plus largement possible les magistrales qualités de son principal interprète, habitué à poser sa voix, à étaler sa phrase avec une majestueuse grandeur, se soit attaché de parti pris à des effets parfois en opposition avec le sentiment des paroles, comme je l'ai fait remarquer pour l'Hymne à Bacchus.

 

Il ne faut pas descendre plus avant dans cette analyse ; je conclus en constatant que si la personnalité de M. Duvernoy ne s'affirme pas encore entière dans ces fragments dramatiques, il y a du moins témoigné d'un très constant souci de la forme, d'une juste entente de la scène et d'une vraiment haute conscience d'artiste.

 

M. Faure chante le rôle de Sardanapale comme un maître qu'il est en l'art du chant, et Mme Brunet-Lafleur se fait applaudir à côté de lui, ce qui n'est pas chose commune, pour le charme de son expression et la jeunesse de sa voix.

 

M. Ch. Lamoureux a dû donner quatre auditions successives de cet ouvrage, dont il dirige l'exécution avec beaucoup de netteté et de précision.

 

IV

 

Dans la Loreley de MM. Hillemacher, il y a une préoccupation plus évidente de la partie symphonique que dans l'ouvrage dont je viens de parler, — bien que la part la plus large soit aussi faite au drame. On sait que la partition de Loreley a été choisie au concours musical de 1881-82, concours institué par la Ville de Paris et qui nous a déjà donné le Tasse, de M. Benjamin Godard, et la Tempête de M. A. Duvernoy.

 

Dans le rapport présenté par M. Perrin au nom du jury chargé du classement des partitions, on lit, à propos des deux jeunes compositeurs, « que le sentiment dramatique domine aussi chez eux, car leur partition prend volontiers les allures et le développement d'un opéra ; que l'inspiration y est généralement heureuse ; que des qualités très diverses, le mouvement, l'ampleur, la sensibilité, s'y montrent tour à tour, et qu'enfin la partie symphonique qui tient dans l'ensemble de l'œuvre une place fort importante, est traitée avec une incontestable habileté. »

 

C'est le 14 décembre que le public a été invité à venir sanctionner ou réformer ce jugement officiel. Public officiel aussi, il faut bien le constater, n'ayant pas cette cohésion de l'auditoire habituel des concerts du dimanche et, par conséquent, n'offrant point toutes les garanties désirables pour juger en dernier ressort. L'attitude de ce public a été réservée, pour ne pas dire froide, en présence de l'ouvrage des jeunes lauréats ; une contre-épreuve sera nécessaire, non pour l'analyse de leur partition, mais comme contrôle de l'effet qu'elle a tout d'abord produit.

 

La fable de Loreley est empruntée à la légende rhénane qui dépeint les belles créatures de son espèce, nymphes ou sirènes, à moitié plongées dans l'eau, ou bien assises, soit dans une prairie, soit sur des rochers, où leur occupation favorite consiste à peigner leurs longs cheveux, à se regarder au miroir et à chanter mélodieusement pour la perte des hommes. La Loreley se présente ainsi dans la plupart de ses portraits, car elle a eu ses portraits, cette séduisante fée, à l'époque des naïves croyances, quand on se racontait, le soir, les exemples de ce charme puissant de celle qui faillit un jour séduire « le diable en personne ». C'est toujours la vieille histoire de Circé, charmeresse à la fois gracieuse et terrible ; il a plu à M. Adenis d'accommoder cette histoire en vue d'une composition lyrique, et je crois, si mes souvenirs ne me trahissent pas, qu'il s'est servi de la version présentée par Saintine dans sa Mythologie du Rhin.

 

Il n'y a pas d'érudition à déployer à ce propos ; il convient seulement de constater que le poème de M. Adenis fournit un bon thème, à la fois symphonique, dramatique et lyrique, à l'inspiration du compositeur.

 

Le librettiste établit que Lore est une « magicienne morte en état de péché et condamnée à revenir sur la terre jusqu'à ce qu'elle ait rencontré un chevalier qui, au prix de sa vie, lui ait fait perdre le souvenir de son premier amour ». Contentons-nous de cet argument emprunté au programme, sans être trop exigeant au sujet du principe de l'action, qui, en sa qualité de légende, ne saurait se passer de quelque grain d'absurdité.

 

Donc les chants de la fée Lore attirent les bateliers, les charment et les précipitent à leur perte. Leurs barques se brisent sur un rocher dont on parle avec terreur dans le pays. Après un de ces naufrages, les gens de Lorch rencontrent, au sortir de l'église, une jeune fille qu'ils reconnaissent aussitôt, — clairvoyance vraiment extraordinaire, — pour la sirène cause de tous leurs malheurs. Ils veulent la tuer. L'évêque de Lorch s'interpose ; il apaise la foule en déclarant que la prétendue magicienne est une folle, — folle par amour. Il ordonne qu'elle soit conduite au monastère de Frauenthal ; mais en route elle s'échappe, « saisit la harpe qu'elle a laissée la veille à sa place accoutumée », — ce qui fait honneur à son esprit d'ordre, — et, « les yeux au ciel, se laisse lentement choir, non plus comme un corps qui tombe, dit toujours le programme, mais comme une colombe qui vole ».

 

Je ne chicane pas le poète sur cet étrange exposé. La fée rendue à son élément inspire une passion profonde au jeune chevalier Heinrich qui, en dépit des exhortations de son écuyer Walter, se laisse entraîner par la voix de Lore jusqu'au bord du terrible rocher. Là, il la voit, et Lore « reconnaît en lui ce fiancé qui, en lui sacrifiant sa vie, doit racheter son âme ».

 

Pourquoi alors a-t-elle fait périr tant de braves gens jusque-là ? pourrait-on se demander. Mais Heinrich s'interdit lui-même cette question. Il prend la nature entière à témoin de son amour, jure d'appartenir éternellement à Lore et se précipite avec elle dans les flots, tandis que les voix de la terre et du ciel chantent l'hymne nuptial des deux amants.

 

Si j'ai souligné au passage quelques traits naïfs de ce poème, je ne méconnais pas du moins, je le répète, l'intérêt qu'il a pu offrir aux compositeurs. Pour ces derniers , j'examinerai leur œuvre personnelle avec d'autant plus d'attention qu'ils ont été, je l'ai dit aussi, assez sommairement jugés tout d'abord.

 

Le prélude de leur partition est une page descriptive dont on ne saurait contester la valeur générale, tout en en reprenant certains détails. Le début lent et majestueux peint la marche pesante des ondes dans la nuit. Tout à coup s'élèvent les cris des bateliers : c'est un chœur à bouche demi-fermée, sans paroles, ou plutôt fait seulement d'interjections dont on ne saisit guère le sens ; s'agit-il ici de cris de terreur ? s'agit-il d'une plainte ou simplement de quelque mélancolique chanson de route ? En vérité, on n'en sait rien. Cela est plutôt idéal que réel, cela chante pour le seul besoin, semblerait-il, de mêler la voix humaine aux combinaisons instrumentales. Des paroles précisant le sens du morceau auraient été préférables pour ce prélude, dont la fin, destinée à peindre l'engloutissement des bateliers, est d'une véritable puissance. Toute cette importante page est d'ailleurs instrumentée avec beaucoup de recherche et un savoir des plus sérieux. La ballade plaintive de Lore, qui en forme le principal épisode vocal, bien préparée par le chant des instruments à cordes et dont le motif se trouve heureusement ramené dans le courant de l'ouvrage, a passé un peu inaperçue à la première audition. Elle méritait une attention plus sympathique.

 

Pour le chœur dans l'intérieur de l'église de Lorch, je le condamnerais volontiers sans appel. Il m'a paru lourd et des moins intéressants. Je place au contraire tout à fait à part le numéro suivant, c'est-à-dire la scène dans laquelle la foule reconnaît et menace Loreley : il est mouvementé, vivant et scénique, et donne très justement la mesure de ce que les auteurs pourraient faire au théâtre. Je suppose, sans rien leur enlever du mérite de leur création, qu'ils ne sont point sans connaître la scène de l'insulte dans la Marie-Madeleine de M. J. Massenet, et qu'ils n'ont point dédaigné de la prendre pour modèle. Les réponses de Lore à l'évêque sont empreintes du même caractère mélancolique que la ballade. Tout le rôle, du reste, est écrit dans ce sentiment ; monotonie presque obligée, mais regrettable pour l'effet de l'ouvrage.

 

Le morceau qui termine la première partie et raconte symphoniquement la fuite de Lore et son « envolement » dans les brumes du Rhin, est absolument écourté et ne laisse aucune impression que l'auditeur puisse définir, sinon celle d'un très grand vide. Il faut dire ici du reste une fois pour toutes que les compositeurs n'ont mis aucune malice dans le dénouement musical des trois parties de leur ouvrage. La terminaison reste toujours « en l'air » ; rien ne sollicite l'applaudissement. Ce procédé est assurément la marque d'une grande honnêteté artistique ; mais il est de ces vertus dont l'excès est parfois préjudiciable à ceux qui les pratiquent.

 

Le chœur sans accompagnement, entrée en matière de la troisième partie, est très nettement rythmée et finit d'une façon pittoresque, dans la demi-teinte. L'air d'Heinrich, errant dans la forêt, air diffus et sans caractère ; la scène avec Walter essayant d'arracher son maître au charme de Lare, scène bien faite, mais dont la valeur qui s'accentuerait au théâtre s'affaiblit considérablement dans un concert, sont deux épisodes qu'il faut vite laisser en arrière pour aborder la scène IV.

 

Elle est placée dans une taverne où sont les étudiants Heinrich et Walter, et commence par un rappel du chœur de l'introduction de cette troisième partie. Puis vient une chanson à boire, dite par Walter :

 

Je n'ai mis mon bonheur sur terre

Dans aucun des biens d'ici-bas.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Voilà pourquoi,

Je suis si joyeux d'être au monde !

 

Cette chanson est le seul morceau qui ait déridé le public. Elle a été bissée. J'en reconnais les qualités au point de vue purement musical : elle est bien faite, parfaitement équilibrée, mais le sentiment n'en semble pas juste ; elle est dogmatique plutôt qu'insouciante, elle manque de bonne humeur et d'entrain. Chanson à boire, a-t-on pu dire, qui n'est pas faite pour donner soif.

 

Une rêverie d'Heinrich se détache sur le fond de cette scène d'une manière assez agréable. Toujours une rêverie, malheureusement. Ce nuage perpétuel dans lequel s'enveloppent les personnages de l'œuvre, n'est pas peu fait pour en rendre l'audition assez fatigante.

 

Cette scène IV restera cependant la plus lumineuse et la plus vivante de la partition, avec le chœur tumultueux de la première partie dont j'ai signalé l'accent dramatique.

 

La scène unique de la troisième partie nous enfonce encore davantage dans les espaces éternellement bleus où se termine le drame amoureux d'Heinrich et de Lore. Les noces mystiques des deux amants s'accomplissent au milieu des voix de la Nature. L'invocation d'Heinrich et le duo final ont un charme très doux, et les derniers accords s'évanouissent mollement, en même temps que la vision disparaît dans un pli de la vague.

 

C'est très délicat, trop délicat pour frapper suffisamment l'esprit du public, sans recourir aux ressources de l'optique.

 

Ces effets de scène n'intéressent pas au concert ; pour la mise en lumière du talent de certains compositeurs, dont les simples auditions sont maintenant l'unique ressource, il y a, dans cet ordre d'idées, quelques essais à tenter, une forme spéciale à adopter en vue de ce qu'on pourrait appeler la dramaturgie des concerts. Des tableaux largement distribués, avec des plans très déterminés, sans récitatif de transition, des ensembles ou des soli donnant d'un bloc toute la situation, conviendront toujours mieux en ce cas que les compositions agencées d'une façon trop complexe et laissant trop à faire à l'imagination de l'auditeur.

 

L'aspect général de la partition des frères Hillemacher les montre très maîtres de leur outil, mais très entraînés vers un genre qui, je le crains, ne rencontrera pas beaucoup d'adeptes en France, même dans un lointain avenir. Je n'aurais pas voulu prononcer à leur propos le mot de Wagnérisme ; il est généralement interprété dans un sens trop excessif : malgré moi pourtant il m'est venu à l'esprit en voyant ces deux compositeurs se complaire dans la recherche de formules assez abstraites et ne pas se livrer plus ardemment à l'expansion des qualités et même des défauts de leur jeunesse. Leur Loreley est une œuvre d'une correction sévère, mais c'est une grisaille sur laquelle on serait charmé de rencontrer çà et là, quelque vive éclaboussure de pinceau, quelque note tapageuse et claire. Le sujet ne le permettrait pas, dira-t-on. C'est bien possible. Il faut, en tout cas, rapporter de cette expérience un sentiment de sérieuse estime pour les nouveaux lauréats de la ville de Paris. La muse de Berlioz et celle de M. J. Massenet passent quelquefois à travers leur œuvre ; mais si leur passage s'y fait sentir, elles ne lui communiquent malheureusement pas toute leur intense vitalité. Les frères Hillemacher ont publié, en même temps que Loreley, un recueil de mélodies qui les révèle sous un aspect plus simple. Ces deux collaborateurs, qui apportent au public dans chacune de leurs œuvres le résultat d'une association assez rare en matière musicale, paraissent avoir toutes les qualités nécessaires pour marquer honorablement leur place, quand la raison et l'expérience les auront rendus plus indépendants de certaines influences d'école.

 

L'exécution de Loreley a été parfaite. Elle était dirigée par M. Charles Lamoureux, et les quatre rôles de l'ouvrage avaient été confiés à Mme Salla, à MM. Talazac, Taskin et Planson.

 

On nous promet, à brève échéance, l'audition de Prométhée, de M. Messager, ouvrage classé au concours après Loreley et dont les qualités ont paru assez remarquables pour en faire désirer la mise à l'étude.

 

V

 

Nous n'en avons pas fini avec les lauriers et les lauréats. Deux grands prix de Rome, M. Georges Hüe et M. Samuel Rousseau, se sont acquittés de l'obligation imposée aux pensionnaires de la villa Médicis en envoyant, l'un une « symphonie », l'autre trois pièces pour petit orchestre et un fabliau lyrique : la Florentine, qui ont été exécutés le 21 décembre, dans la grande salle du Conservatoire.

 

M. Georges Hüe a déjà débuté au théâtre ; il est l'auteur des Pantins, le dernier ouvrage sorti du concours Cressent et joué à l'Opéra-Comique. Le compositeur y avait affirmé certaines qualités qui se développent avec plus d'aisance dans la symphonie qu'il vient de nous donner.

 

C'est une composition vivante et colorée, parfois un peu verbeuse, comme si le musicien avait quelque peine à trouver sa terminaison, mais toujours d'une excellente facture. L'allegro, développé assez longuement, a de la distinction et de la puissance ; je passe sur l'andante qui, précisément, a motivé ma réflexion sur le verbiage musical de l'auteur. Quant au menuet, il est de bonne allure, un peu vif peut-être, un peu bruyant pour une danse de caractère. En revanche, j'aime absolument le finale, avec ses claires sonneries de cuivres et son instrumentation bien pleine.

 

M. Samuel Rousseau a aussi son menuet. C'est la première de ses trois pièces pour petit orchestre. Ce menuet, gentil, léger, babillard, est un agréable papotage que le public a bissé unanimement et dont il a fait le succès le plus vif de la soirée.

 

La romance avec solo d'alto est moins heureuse. Mais très délicat me semble le scherzo, la dernière de ces petites pièces, toutes trois d'une nuance discrète et fine.

 

C'est dans la Florentine que M. Samuel Rousseau a certainement voulu donner un échantillon tout à fait complet de son savoir-faire. Il s'agit ici d'un opéra en miniature, que l’auteur du poème, M. Ed. Guinaud, a emprunté à Musset, lequel l'avait lui-même demandé à Boccace.

 

Il n'y avait pas à exagérer l'importance de ce mince sujet de Simone, — c'est ainsi que Musset l'a nommé ; — il s'est pourtant présenté souvent à l'esprit des compositeurs, car il est touchant et charmant.

 

Mais, dès qu'il nous vient une idée,

Pas plus grosse qu'un petit chien,

Nous essayons d'en faire un âne.

 

C'est Musset encore qui le dit dans le préambule de Simone, et c'est un travers dont il était prudent de se garder en semblable occurrence. Les auteurs y ont mis la discrétion nécessaire. Ils ont simplement montré, en huit petites scènes, la Florentine Simone amoureuse du gentil Pascal, et lui accordant rendez-vous dans un bois d'orangers, près du couvent de Saint-Gal.

 

Là, Simone cueille une fleur inconnue qu'elle offre à Pascal. Il la respire, la porte à ses lèvres et tombe inanimé. On accuse la jeune fille d'avoir empoisonné son amant. Elle raconte naïvement ce qui s'est passé, prend à son tour, tout en parlant, la plante mystérieuse, la respire, et meurt. C'est tout ; ce n'est pas assez, on le voit, pour une fable dramatique ; mais il n'en fallait pas plus pour le prétexte à musique que cherchait M. Samuel Rousseau.

 

Les couplets avec ensemble, dans la scène de la rencontre de Simone et de Pascal, ont de la légèreté au début ; la fin m'en a paru un peu traînante. Le chœur des jeunes gens de Florence « saluant le soleil couchant avant de rentrer dans la ville », est fort bien fait ; mais il a, avec son temps de marche bien marqué, quelque peu l'allure d'un chœur d'opérette. Le programme, évoquant l'idée d'un « salut au soleil », semblait promettre quelque chose de plus ample.

 

Je trouve, dans le duo de Pascal et de Simone échangeant leurs serments d'amour, une jolie impression poétique plutôt que l'expression d'une tendresse réelle. Tontes ces phrases d'amour me paraissent trop ouvragées : il y a là un travail de marqueterie auquel je préférerais un sentiment plus simple et un élan plus cordial.

 

Le chant des moines succédant à ce morceau est d'une grande étendue, plein d'oppositions heureuses et d'une bonne sonorité.

 

La mort de Pascal, les plaintes de Simone traversant lugubrement le chœur joyeux des garçons et des filles qui reviennent en chantant, et enfin la mort de Simone, constituent une suite d'épisodes rapides traités avec une sobriété de touche et une délicatesse bien conformes à la nature du sujet.

 

Le chœur funèbre qui termine l'ouvrage, avec le glas sonnant au couvent de Saint-Gal, est d'un beau caractère. Je me suis souvenu, en l'écoutant, des lamentations sur la mort du Tasse, dans l'ouvrage de M. Benjamin Godard. Et peut-être, en l'écrivant, M. Samuel Rousseau a-t-il évoqué le même souvenir.

 

S'il fallait juger la Florentine au point de vue de l'application scénique, je trouverais fâcheuse la disparition du principal personnage au moment où, pour l'effet vocal, sa présence serait des plus nécessaires. Mais au concert il ne faut pas avoir de telles exigences.

 

En résumé, voilà de jeunes et vaillants musiciens, que dévore l'amour du théâtre et auxquels, il faut le craindre, les scènes jalousement défendues contre les tentatives de l'école contemporaine demeureront encore longtemps fermées.

 

Il est bien vaguement question de l'ouverture prochaine d'un troisième Théâtre lyrique. Mais on l'a tant et si vainement espéré et promis, qu'on s'habitue à le considérer comme un monument féerique, rayonnant aux yeux des compositeurs éblouis et bâti dans le nuage, à des hauteurs de plus en plus inaccessibles.

 

VI

 

Je ne raconterai pas par le menu la querelle survenue entre le Brandebourg et le Palatinat ; je ne dirai pas comment, pour terminer cette querelle, la sœur du grand Électeur s'avise de faire enlever la princesse palatine, à laquelle se trouve substituée une jolie fille d'auberge, qui compromet le Palatinat en signant tous les traités que l'on veut, et comment enfin tout s'arrange à la satisfaction des margraves, des barons, des princesses, des chanteurs de romances et des fillettes engagés dans cette aventure.

 

Tout cela est l'histoire de cette Ninetta qu'on vient de jouer au théâtre de la Renaissance, imbroglio dont les fils très fatigués par un long usage se mêlent et se démêlent suivant les procédés les plus usuels. Cet « opéra-comique », titre extraordinairement ambitieux, est le premier ouvrage dramatique de M. Raoul Pugno, compositeur ayant à son actif une série d'œuvres qui l'ont tout d'abord heureusement signalé à l'attention.

 

Il a fait, hélas ! en la circonstance actuelle, la musique de sa pièce ! Musique et pièce sont un décalque de toutes les opérettes passées, dont il semble qu'on ne saurait modifier le caractère sans troubler dans ses chères habitudes un public venu pour applaudir les artistes plutôt que l'œuvre.

 

C'est à croire parfois, tant se ressemblent ces ouvrages de facture, que c'est toujours le même qui revient sous les feux de la rampe, et que l'on prend seulement la peine de déplacer l'ordre des morceaux , d'habiller autrement les personnages et de les présenter dans d'autres décors.

 

Mlle Jeanne Granier y chante toujours les mêmes couplets fins, naïfs ou tendres ; elle y a toujours les mêmes scènes de malice ingénue ; Mlle Desclauzas y déploie les mêmes fantaisies vocales et les mêmes jovialités ; Mlle Mily-Meyer, les mêmes petites mines gentilles de souris étonnée ; M. Joly, la même bouffonnerie froide ; et tout cela est très amusant ! Mais c'est toujours amusant de la même façon.

 

Alors, pourquoi changer autre chose que les toilettes et les décors et ne pas renouveler continuellement la même opérette par l'addition de quelque élément ou de quelque condiment spécial, suivant l'excellent procédé gastronomique de la salade perpétuelle qui, ayant toujours le même fond de verdure, s'augmente un jour d'un blanc de volaille, et le lendemain d'un blanc de homard ?

 

M. Raoul Pugno a laissé voir, par le maniement de son orchestre, par la finesse de certaines tournures, par le coloris éclatant de plus d'une page, qu'il n'était point un musicien de l'espèce vulgaire ; mais il n'a pu réagir, comme il l'aurait fallu, contre l'autorité des poncifs. Il ne faut ni lui en vouloir, ni le condamner pour avoir ainsi pris trop vite le ton de la maison où il entrait tout en arborant l'enseigne de cette autre maison qui s'appelle l'Opéra-Comique. On n'est jamais bien maître de sa forme, ni bien ferme dans ses convictions, à cette heure, si redoutable pour un musicien, du premier pas à faire dans la carrière dramatique.

 

Ninetta est merveilleusement montée, avec un luxe éblouissant et des fantaisies de costumier parfois exquises. Aucun luxe n'a manqué d'ailleurs à la pièce nouvelle, pas même celui de l'édition, car M. Heugel nous a présenté la partition de Ninetta sous une forme aussi élégante que celle de Joseph, dont il vient de publier une très belle version nouvelle.

 

 

 

15 février 1883

 

I

 

Une partie de la presse musicale parisienne vient de faire, pour la deuxième fois depuis le mois de décembre 1881, le voyage de Bruxelles, afin d'aller chercher au théâtre de la Monnaie une de ces nouveautés dont Paris se montre de plus en plus avare.

 

Deux compositeurs de la génération nouvelle l'y ont appelée tour à tour : M. J. Massenet, le 19 décembre 1881, avec Hérodiade ; M. Arrigo Boito, le 19 janvier 1883, avec Méphistophélès.

 

Récemment, en parlant ici du mouvement musical en France et à l'étranger, j'ai cité le Méphistophélès de M. Boito et j'ai rappelé brièvement sa curieuse fortune. Brutalement accueilli d'abord à Milan, acclamé à Bologne, cet opéra a été peu à peu adopté et enfin classé en Italie parmi les œuvres de premier ordre, par la grâce d'une de ces évolutions de l'opinion publique que presque tous les compositeurs aujourd'hui célèbres ont connues et qui ne sont pas, en vérité, à la louange du sens artistique des foules.

 

Le théâtre de la Monnaie, que nous allons nous habituer à considérer comme une des scènes lyriques les plus intéressantes de Paris, bien que sept heures de chemin de fer nous en séparent, a voulu nous donner le premier la version française de l'opéra de M. Boito.

 

M. Paul Milliet a été chargé de cette délicate adaptation ; il s'est acquitté de sa tâche avec une conscience parfaite et un très évident souci du caractère littéraire de l'œuvre. Son texte, serrant de près l'original, est, en même temps, assez respectueux de la pensée de Goethe pour qu'on passe sur quelques imperfections de forme, expliquées d'ailleurs par les exigences musicales imposées au traducteur.

 

M. Arrigo Boito, auteur de Méphistophélès, est un rapsode dans toute la force du terme : il fait des vers et il les chante. Comme Berlioz, il a donc écrit le poème et la musique de son ouvrage ; et non seulement il écrit pour lui, mais il écrit encore pour ses confrères ; il fait, après divers autres poèmes, un Iago pour G. Verdi, nous donnant ainsi le curieux spectacle que nous donneraient en France Massenet ou Saint-Saëns, musiciens de race, rimant un poème, pour Gounod ou Ambroise Thomas.

 

A la pensée d'un Méphistophélès écrit par un musicien nouveau et venant non pas seulement après le Faust de Ch. Gounod, mais après celui de Spohr, celui de Schumann et celui de Berlioz, pour ne nommer que les plus célèbres parmi les œuvres nées du poème de Goethe, on se dit tout d'abord que l'auteur a montré beaucoup de présomption ou tout au moins beaucoup d'imprudence.

 

Mais l'épreuve, si aventureuse qu'elle fût, a en partie réussi à ce présomptueux ou à cet imprudent ; il s'est fait au théâtre une place qui nous oblige à compter sérieusement avec lui.

 

En sortant de la Monnaie, l'esprit encore tout plein des images qui venaient de passer sous mes yeux, personnages et scènes déjà évoqués tant de fois sous d'autres aspects et d'autres couleurs, j'ai voulu faire comme les auteurs mêmes de ces diverses incarnations : remonter à la source première de leur inspiration. J'ai ouvert le volume de Goethe où, côte à côte, nous apparaissent les deux Faust : le Faust humain, dont le souvenir lumineux est dans toutes les mémoires ; le Faust philosophique, à la suite duquel nul ne s'est jamais engagé sans effroi, et dont l'image restera toujours enveloppée de nuées pour le lecteur, si patient et si acharné qu'il soit à la pénétration de son mystère.

 

Ce n'est point ici la place d'un travail sur le caractère et la portée de la création complexe de Goethe. Cette création d'ailleurs s'est tellement dégagée du livre, qu'on ne la compte plus, qu'on ne la juge plus telle que le livre la présente, mais telle que le théâtre nous l'apporte, dépouillée de son enveloppe philosophique, dans la réalité de sa substance et, pour ainsi dire, dans la nudité de la forme vulgaire.

 

Il ne s'agit plus, en effet, d'autre chose que d'une légende du moyen âge en ce qui s'applique à l'intervention surnaturelle de Méphistophélès dans la vie de Faust, et d'un simple et banal roman d'amour en ce qui touche Marguerite.

 

Cette enfant, que l'éclat d'un collier séduit, qu'une heure d'enivrement jette aux bras d'un homme jeune, beau et opulent, cette vierge qui, après l'amour, connaît la maternité et la douleur, va jusqu'à l'infanticide et se rachète par le repentir et par la mort, cette Marguerite innocente d'abord ou plutôt inconsciente, puis folle et coupable, ne serait, pour notre réalisme moderne, qu'une fille-mère victime d'un séducteur comme il en est des milliers de par le monde, et sa lamentable histoire ne donnerait qu'un fait-divers. E a plu à Goethe de lui faire une destinée plus haute : elle a alors donné un poème ; le prestige de la poésie, l'éternelle puissance de la forme, lui ont assuré l'immortalité des chefs-d’œuvre.

 

Le rôle de Méphistophélès dans cette action, rôle surtout philosophique dans le livre, n'apparaît plus guère à la scène qu'il l'état d'élément féerique, personnifiant, comme dans Robert le Diable, comme dans toutes les pièces où l'Enfer intervient, la lutte classique entre le Bien et le Mal, entre le bon et le mauvais Esprit.

 

Faust n'est plus ici un docteur sublime, un philosophe en quête de la souveraine vérité et du bonheur idéal ; c'est un vieux savant fatigué de sa science, las de son austérité, et qui, transfiguré par un philtre, s'en va de par le monde, affamé de jeunesse et de volupté.

 

Si les musiciens qui s'attachent à des œuvres de ce caractère leur attribuent un sens plus élevé, c'est surtout parce que, en composant leur personnage, ils continuent à voir en lui le prototype dont ils ont voulu s'inspirer et non sa manifestation théâtrale.

 

Ce prototype, qui est dans Goethe, ne nous arrive intact ni avec Faust, ni avec Méphistophélès, — personnages à visées extra-humaines ; — Marguerite, au contraire, nous le restitue presque sans déviation, parce que, dans le drame original, Marguerite est seulement femme, femme aimante, souffrante et croyante, et qu'elle peut passer du livre au théâtre dans toute sa vivante réalité.

 

M. Boito parait être celui des utilisateurs de la création de Goethe qui, voulant aller plus avant que ses prédécesseurs dans la pensée du poète allemand, s'est le plus manifestement affranchi des règles de l'art dramatique ; en quoi, dans son intérêt même, il ne me semble pas qu'il ait bien fait.

 

II

 

Le poème de Méphistophélès se superpose exactement, dès le début, à l'original allemand, dont il doit par la suite abandonner quelques pages des plus importantes, que l'auteur semble avoir laissées de parti pris hors de son plan, pour éviter assurément certaines rencontres et par conséquent certaines comparaisons avec le Faust de Ch. Gounod. C'est là un point sur lequel j'aurai à revenir au courant de cette analyse.

C'est tout d'abord le « Prologue dans le Ciel », la rencontre de Méphistophélès et de Dieu, représenté ici par un chœur mystique. Le chœur chante la gloire du Seigneur Éternel. Le démon, un pied sur son manteau, qui l'isole de ce milieu céleste, écoute, railleur, ces divines louanges. Il vient déclarer au Maître des maîtres que l'Homme ne lui paraît plus digne de ses tentations.

 

... Pour ce tyran du monde,

Je me sens pris d'une pitié profonde,

Et vraiment je n'ai pas le cœur de le tenter.

 

— « Connais-tu Faust ? » répond le chœur mystique. Et une gageure de s'établir entre le Ciel et l'Enfer. Méphistophélès, mis au défi de conquérir l'âme du docteur Faust, se vante de l'avoir bientôt « dans ses filets ».

 

Tandis que les phalanges célestes éclatent en un chant d'amour et de gloire, Satan disparaît, non sans avoir lancé un de ces traits ironiques qui sont, dans Goethe, sa marque particulière. Ce trait procède directement du texte primitif.

 

J'aime de temps en temps à revoir le Grand-Vieux.

Me brouiller avec lui serait fort misérable.

C'est beau de voir le puissant Roi des cieux

Parler humainement avec le Diable...

 

Quand commence la première partie, c'est-à-dire le drame réel, on est à Francfort-sur-le-Main, aux portes de la ville.

 

Au pied des bastions, une foule bigarrée va, vient, s'interpelle, chante et rit. Des danses s'organisent. Des charlatans crient. Un cortège passe, cavalcade pittoresque accompagnant le prince Électeur : bouffons, fauconniers, pages; arbalétriers, seigneurs sur leur palefroi, dames sur leur haquenée, défilent à grand' peine à travers la cohue des artisans, des étudiants et des gens du peuple. Les cloches sonnent à joyeuses volées. Tout est lumière et allégresse ; les premiers parfums du printemps sont dans l'air.

 

Le vieux Faust, appuyé au bras de Wagner, son élève, traverse la place, souriant à ces bonnes figures de bourgeois en liesse, à l'épanouissement de ces jeunes visages d'amoureux.

 

Mais un moine gris, dont les uns s'écartent, que les autres saluent, est là dans la foule. Sa présence, instinctivement, trouble Faust. Il s'éloigne, vaguement inquiet, sans remarquer que le moine le suit.

 

Ce moine joue dans la version de M. Boito le rôle du « barbet noir » qui, dans Goethe, suit Faust jusque dans son cabinet, se révèle par ses aboiements et ses hurlements et, sur l'injonction du docteur, qui emploie contre lui la « Conjuration des Quatre », se transforme en étudiant voyageur, et plus tard en cavalier.

 

Ainsi fait à peu près le moine gris entré chez Faust et prêt à se mettre à son service. Faust accepte le pacte que lui propose son inattendu visiteur.

 

Et tous deux, enveloppés dans le manteau noir du mauvais Esprit, s'envolent à travers l'espace.

 

— Où allons-nous ? a demandé l'Homme.

 

— Où tu voudras, a répondu complaisamment le tentateur.

 

Il a plu à Faust, paraît-il, d'être transporté sans transition dans le jardin de Marguerite et d'y apparaître sous les traits d'un jeune et élégant cavalier, sans qu'on ait pris le soin de nous initier à cette métamorphose. C'est en effet dans ce jardin que nous le retrouvons en compagnie de la jeune fille déjà rencontrée, déjà à demi gagnée, de dame Marthe et de Méphistophélès, scène à quatre occupant tout le tableau et aussi brusquement nouée que dénouée.

 

Après l'aveu de Marguerite qui la termine, l'action sort encore de la sphère naturelle. Faust, talonné par Méphistophélès, marche péniblement dans les ravins du Harz pour arriver aux rochers sinistres du Brocken, dont les sommets bizarrement déchirés s'éclairent de lueurs sanglantes.

 

Saboé ! Saboé ! Saboé ! Har Sabbat !

 

Ce sont les sorcières et les follets qui tournoient dans la clairière, épouvantant Faust, saluant Méphistophélès, leur roi. La situation est tout entière à ce dernier, qui trône au milieu des puissances de l'Abîme, rêvant et symbolisant la chute du monde par le bris d'un globe de verre tiré tout fumant de la chaudière magique.

 

Faust, dont on ne s'occupe plus guère, aperçoit pourtant tout à coup, dans l'ombre, un fantôme dont l'apparition terrible lui fait pousser un cri d'angoisse. Ce fantôme, c'est Marguerite, pâle, liée de cordes, le col marqué du sanglant filet rouge des décapitées.

 

Méphistophélès le rassure, et la ronde infernale recommence autour d'eux avec une nouvelle furie.

 

Cependant, la vision n'était point trompeuse. Marguerite a empoisonné sa mère, en croyant ne lui verser qu'un narcotique pour assurer la tranquillité de ses rendez-vous ; puis, mère elle-même, elle a tué son enfant. On l'a jugée ; elle va mourir ; elle pleure, dans sa prison, et ses illusions perdues et sa jeunesse immolée.

 

Faust vient, suivi de Méphistophélès. Il veut sauver la pauvre enfant ; mais l'égarement est dans l'esprit de Marguerite : elle n'a déjà plus rien de la terre ; elle retrouve pourtant de tendres

paroles, des souvenirs exquis, dans les bras de son bien-aimé. Un instant il la croit encore à lui : ils rêvent de s'enfuir loin, bien loin, pour jamais !...

 

Puis de nouveau l'esprit de Marguerite s'exalte. Après avoir pleuré, après avoir souri, elle maudit ! Elle a reconnu Méphistophélès, le monstre, Satan ! Elle tend les bras vers le ciel, l'implore ardemment et meurt « Jugée ! » dit le Mauvais Esprit, « Sauvée ! » chantent les voix claires du chœur céleste dans l'immensité.

 

Ici se termine le « Faust » humain, en même temps que le troisième acte. La scène, fort belle et très connue, est celle qui forme le dénouement de l'opéra de Ch. Gounod.

 

M. Boito est allé au-delà. Partant de ce principe, exposé dans une note au courant de sa brochure, que le « second Faust est la continuation et le complément nécessaire du premier », il transporte l'action en Grèce, pendant la nuit du Sabbat classique. Dire que le second Faust est le complément « nécessaire » du premier, surtout en matière théâtrale, est une opinion émise, ce me semble, pour les besoins de la cause, mais qui serait tout à fait discutable, s'il était opportun de la discuter.

 

Faust et Méphistophélès sont donc en Grèce, non plus dans la vision, mais dans la réalité ; des femmes passent : ce sont les Chorétides, c'est Panthalis, c'est Hélène, puis les Sirènes et les Dorides !

 

Hélène songe au désastre d'Ilion et se perd dans la mélancolie de ses souvenirs. Mais Faust vient, et l'amour naît entre le héros « beau comme un immortel » et la divine Hélène. Le langage de Faust, parlant en vers rimés, tandis qu'elle s'exprime en vers simplement rythmés, la frappe tout d'abord et c'est « au moment où elle conçoit l'art de la rime que l'amour s'empare d'elle ». Voilà évidemment un moyen de faire naître l'amour qui sort de l'ordinaire ; mais s'il a pour lui la rime, il serait peut-être présomptueux d'affirmer qu'il a également pour lui la raison.

 

Faust, trouvant dans Hélène le type de l'éternelle beauté, oubliant pour elle cette enfant « qui l'enchaîna sur terre », rêve une ivresse sans fin. Hélène, ravie pareillement, lui tend les bras.

 

L'Épilogue est la Mort de Faust. Le docteur, arrivé à l'extrême vieillesse, songe enfin au bonheur de l'humanité, après s'être tant soucié de ses personnelles jouissances ; mais le terme est venu où Méphistophélès veut l'arrêter dans son essor et s'emparer de cette âme, qu'il sent d'ailleurs près de lui échapper.

 

En vain il précipite l'instant fatal. Faust trouve sous sa main l'Évangile : ce sera son bouclier contre le maudit. Il invoque le Verbe, l'éternelle Vérité. Et le ciel s'ouvre pour lui, comme il s'est ouvert pour Marguerite.

 

On a pu voir se dégager de ce qui précède neuf tableaux bien distincts, bien différents d'aspect, thèmes assurément favorables à l'inspiration du compositeur, mais conçus dans le plus pur esprit d'égoïsme musical qu'il soit possible d'imaginer.

 

Dans l'ordonnance générale de son poème, M. Boito s'est avant tout soucié, en effet, de sa satisfaction personnelle. Il a écrit son œuvre sans se demander si le public la comprendrait, ou du moins il a supposé chez le public une notion littéraire que celui-ci ne possède pas toujours ou qu'il possède imparfaitement.

 

Que l'on conduise, dans le théâtre où se joue une pièce telle que le Méphistophélès, un spectateur intelligent mais manquant de lecture, c'est-à-dire ne connaissant point le poème de Goethe, que pensera-t-il de cette étrange succession de scènes ou de tableaux sans lien, où l’action s'appuie sur des évènements qui se passent pendant les entr'actes, où les personnages se meuvent sans raison nettement déterminante ? Ceci est une grosse faute en matière théâtrale et l'auteur en portera certainement la peine, car si son œuvre est des plus intéressantes pour le public de la première représentation, il est possible que la valeur en échappe au public de tous les jours, qui doit d'abord être pris par l'action pour que la musique puisse un jour le retenir.

 

Le Méphistophélès est, en somme, en tant que drame, une œuvre non sans grandeur, mais une œuvre étrange, incohérente qui, si elle a bien servi les aspirations de l'auteur, ne servira pas également bien ses intérêts, surtout en France, où l'intelligence facile et la clarté des sujets est une des conditions indispensables du succès.

 

Je disais, en commençant, que M. Boito avait évité, en écrivant son poème, certaines comparaisons avec le Faust de Charles Gounod. On ne retrouve dans le Méphistophélès ni la délicieuse rencontre de Faust et de Marguerite dans la rue, ni la scène puissamment terrible de l'Église, ni la malédiction de Valentin. On ne saurait blâmer M. Boito d'avoir laissé dans l'ombre ces épisodes, qui sont au nombre des maîtresses pages de notre grand compositeur, et qu'il n'aurait pu recommencer sans s'exposer à des rapprochements redoutables, même en Italie.

 

Il a pris soin, d'autre part, de modifier la physionomie de ses personnages et leur allure dans l'acte du Jardin, comme dans celui de la prison, qu'il a dû nécessairement garder.

 

Le compositeur italien, pourtant, s'il faut en croire quelques notes biographiques, n'aurait pas connu le Faust de Ch. Gounod lorsqu'il a composé son Méphistophélès. Il paraît difficile d'admettre ce renseignement comme exact. La partition de Faust était vieille de plus de dix ans lorsque M. Boito a écrit la sienne ; elle avait été donnée en Italie et, d'ailleurs, un musicien soucieux du mouvement de son art ne pouvait l'ignorer, à moins d'une inexplicable indifférence.

 

Pour ma part, j'estime que si M. Boito n'avait pas connu l'opéra de Gounod, Méphistophélès ressemblerait davantage à Faust.

 

III

 

Le Prélude de Méphistophélès et le « Prologue dans le Ciel » donnent la mesure à peu près complète des qualités et des tendances du compositeur ; ils en sont comme la synthèse. On l'y voit très manifestement emporté à la poursuite de formules originales, encore attaché pourtant aux traditions de sa race. Ces premières pages sont des plus curieuses à examiner ; elles peuvent faire dire, en appliquant à M. Boito un mot du poème sur Faust, qu'il « voudrait s'échapper de l'enveloppe humaine », de son enveloppe italienne, faut-il traduire en ce cas.

 

Et il est remarquable qu'il ait réussi à s'en échapper autant, à s'assimiler les procédés des Écoles étrangères, à les utiliser d'une façon toute personnelle, étant donné le milieu et l'époque

où son œuvre a été conçue et les enseignements qui ont dû être ceux de son enfance.

 

Il me semble, en examinant l'ensemble de la partition de M. Boito, que nous sommes en présence d'un compositeur dont tous les efforts se portent vers les combinaisons orchestrales. Là, ses ressources apparaissent considérables, et parfois très nouvelles. Et en parlant des parties orchestrales, j'entends aussi parler des ensembles, où les voix viennent se combiner avec les instruments. Pour les parties vocales simples, qui sont l'affaire des solistes, je leur trouve une certaine uniformité d'aspect. Je dirais volontiers qu'elles ne sont que de la déclamation lyrique, une sorte d'extension de la déclamation tragique, plus ou moins expansive, suivant le degré d'intensité des sentiments exprimés ; une manière d'appuyer sur les mots au moyen de notes tenues, et d'en faire sentir toute la valeur. Ce procédé donne souvent des effets très puissants ; communément, il n'est point favorable au rythme, ou si l'on veut, à ce qu'on appelle la mélodie, mot que j'écris toujours avec une très grande réserve, ceux qui le prononcent le plus volontiers étant peut-être ceux aussi qu'on trouverait le plus en peine de l'expliquer. D'autre part, il est des cas où l'expression dramatique est beaucoup plus nettement accusée par l'orchestre que par la voix, défaut qui blessera surtout ceux qui demeurent attachés aux traditions anciennes de la musique dramatique.

 

Le Prologue dans le Ciel n'a d'autre personnage apparent que Méphistophélès, seul devant les nuages qui cachent les chœurs célestes. Toute cette première partie est purement de la symphonie, conception extra théâtrale, mais d'une véritable grandeur, jugée au seul point de vue musical.

 

Des traits bien caractéristiques, pleins d'ironie et de moquerie, annoncent l'apparition de Méphistophélès.

 

Ave, Seigneur, Ave. — Pardonne à mon langage

S'il ressemble imparfaitement

Aux cantiques d'usage.

 

Tout le récitatif qui suit cette entrée est d'une allure assez large, parfois même magistrale à l'excès, mais toujours spirituellement accompagné dans le ton ironique et léger qui peint mieux que l'accent même du personnage son véritable caractère.

 

Ce Prologue dans le Ciel est une page hors ligne, la page souveraine de la partition. L'ensemble qui le termine, et dans lequel se mêlent les voix des saintes phalanges, des chérubins et des pénitentes de la terre répétant l'Ave Maria, aboutit à un crescendo d'une simplicité et d'une puissance admirables.

 

Le trait distinctif de ce tableau était la rencontre, l'opposition des deux principes : la gageure entre le Bien et le Mal ; symphoniquement, ces pages ne paraissent pas trop longues ; dramatiquement, on aurait pu les abréger. Le public comprend peu la scène vide, comme elle l'est à ce moment ; mais, il faut le répéter, tout ce qu'on entend hors de ce cadre sans personnages visibles, est intéressant et puissant, et parfois d'une sérénité sidérale ; la musique, emplissant magnifiquement l'espace, y transforme les sons en clartés.

 

Une sonnerie de cloches à l'improviste marque joyeusement le début du premier acte : le dimanche de Pâques, devant les portes de Francfort.

 

C'est la même scène que la kermesse de Faust ; ce n'est pas le même mouvement. L'allure du morceau est peut-être plus réaliste ; elle est beaucoup moins entraînante et gaie. Il y a de bons effets pourtant dans le va-et-vient de la foule tumultueuse se pressant sur le passage des cortèges, échangeant des appels et des remarques joyeuses ; et charmante est la danse de l'Obertas, accompagnée sans façon par des claquements de mains.

 

Faust fait là son entrée et n'y a qu'un récit coupé par les répliques de Wagner. La partie la plus saillante de cette page est l'épisode final, alors que Faust s'effraye de l'obstination du moine gris, dont le froc cache Méphistophélès.

 

Il semble autour de nous vouloir tendre des lacs,

Il tourne en s'approchant.

 

Cela est dit pendant que les chœurs lointains reprennent leur motif joyeux et que le moine semble fasciner le docteur.

 

C'est très bien fait ; absolument scénique, et la transition symphonique qui relie ce tableau au suivant me paraît des plus heureuses. Ce sont des harmonies très mystérieuses accompagnant la sortie de Faust suivi dans l'ombre par le moine, et le conduisant jusque dans sa maison, où a lieu l'apparition satanique.

 

Là, la méditation de Faust sur l'Évangile passe sans éveiller un vif intérêt ; le récit du docteur, au moment où le moine se dresse devant lui, parait un peu tourmenté. Quant aux parties réservées à Méphistophélès dans ce dialogue lyrique, elles sont faibles, sombres parfois, toujours assez contournées, ce qui est le caractère défectueux de tout le morceau. Rien de l'ironie mordante et de la gouaillerie spirituelle du Méphistophélès de Ch. Gounod, dont le souvenir s'impose obstinément à l'auditeur, quelque parti qu'il ait pris de ne pas établir de comparaison constante entre les deux ouvrages.

 

L'allégro de Méphistophélès : « Je suis l'esprit qui nie » se termine par un effet d'une originalité contestable.

 

Je ris en jetant ce mot infernal :

« Non ! » Je tente et je mords ; je détruis, je persifle,

Je siffle !

 

Et sur ce mot, le Diable met les doigts entre ses lèvres, tandis qu'un sifflement se fait entendre à l'orchestre.

 

Cela est d'un goût douteux et n'accentue en rien le relief du personnage. Puisqu'il faut parler franc de cette terminaison bizarre d'un morceau sur lequel l'auteur avait certainement compté, je dirai que, le trait admis, on pouvait attendre là quelque coup de sifflet strident, satanique, effrayant ; pas du tout : c'est le son prolongé d'un sifflet de locomotive entrant sous un tunnel, quelque chose de très platement réel, et je ne suis pas surpris que ce petit moyen, qui a naguère, paraît-il, déterminé l'accueil hostile fait à l'ouvrage par les Milanais, ait été fort peu goûté par les Bruxellois.

 

Une belle phrase très large de Faust se détache heureusement de l'ensemble de la scène :

 

Si je connais par toi l'oubli des jours moroses,

Si je connais par toi le mystère des choses...

 

Le « Fort bien ! Tope ! » de Méphistophélès est du plus pur italien. Le tableau, en somme, est médiocre. Le suivant, qui donne l'épisode du Jardin, lui est de beaucoup supérieur. C'est un simple quatuor, ou plutôt un double, duo-promenade, aboutissant à un ensemble. Les personnages passent et chantent alternativement. Jusqu'au moment où les quatre voix s'unissent, rien n'apparaît bien frappant ; alors seulement l'intérêt musical grandit : cet ensemble a beaucoup d'expansion et de chaleur ; il est d'une belle sonorité. La fin du quatuor et du tableau est une charmante et vive comédie musicale, traversée d'éclats de rire et de baisers, qui en feront le succès le plus théâtral et le plus populaire de la partition.

 

On a bissé ce morceau, écrit avec une dextérité parfaite et une grande vivacité d'esprit. La Marguerite de M. Boito, apparue pour la première fois dans cet acte, n'a rien de commun avec la Marguerite de Ch. Gounod. La figure mélancolique et rêveuse que ce dernier enveloppe si poétiquement d'amour et de lumière ne reconnaîtrait point pour sœur l'enfant rieuse et vive, la petite ménagère aimable, qui se laisse prendre la taille et dit : Je t'aime ! avec tant d'abandon, dans la conception de M. Boito.

 

Les deux femmes, Marthe et Marguerite, ont, en vérité, au moment de ce curieux final, à travers lequel semblent éclater les fusées du champagne, quelque peu l'air de deux soupeuses faisant mine de se refuser pour donner plus de prix à leur possession.

 

Après ce joli et amusant passage, nous entrons dans les noirceurs de la Nuit du Sabbat.

 

Le fantastique qui doit faire le fond de ce tableau, dont Satan reste le personnage en évidence, consiste surtout en des effets de mouvement : spirales de lutins, chevauchées désordonnées de sorcières sur le balai classique, danses et cris ; l'impression de terreur nocturne et d'horreur ressentie par l'auditeur le moins nerveux durant le second acte du Freischütz ne se retrouve point ici.

 

Le « Sabbat » de M. Boito, débutant par une symphonie descriptive qui accompagne la marche pénible de Faust entre les rochers, au milieu des sifflements du vent, se poursuit à travers une succession d'épisodes musicaux pour aboutir un ensemble final animé jusqu'à la violence et rapide jusqu'au vertige.

 

Au milieu de cette agitation incessante a passé la Ballade du Globe, dite par Méphistophélès : elle n'a pas un relief extraordinaire, malgré son accent très voulu. Au résumé, le tableau est très remuant, se prêtant supérieurement à une mise en scène originale et qui nous a paru fort bien réglée, mais il semble parfois d'une couleur plutôt brutale que puissante.

 

Un andante orchestral précède l'air de Marguerite dans sa prison ; c'est un court prélude formant une délicate opposition au tumulte final de la scène du Brocken. Cet air lui-même est d'une recherche heureuse : il mêle, avec un souci constant des contrastes, les rêves, les souvenirs, les terreurs et les supplications de Marguerite. Je passerai rapidement sur le débat pathétique qui suit l'entrée de Faust dans la prison, pour arriver à l'une des pages les plus exquises de la partition, le duo par lequel se dénoue cette scène :

 

Fuyons vers la blanche falaise ;

Là-bas, toute angoisse s'apaise.

Fuyons sur l'azur de la mer,

Le vent dans la voile, la flamme

Dans l'hymne, l'extase dans l'âme

Planons éperdus dans l'éther.

 

C'est un ensemble suave, soupiré par deux créatures oubliant aux bras l'une de l'autre le monde et la vie, puis grandissant peu à peu jusqu'à l'exaltation pour s'achever dans l'extase, union intime de deux voix, de deux âmes, expirant, se confondant dans l'infini.

 

Le dénouement est là. Marguerite qui, durant tout cet acte, fait oublier par l'émotion de son accent la petite rieuse du tableau du Jardin, Marguerite échappe à la damnation. En réalité, l'ouvrage est fini. Du moins, il aurait dû l'être, suivant la logique du théâtre ; mais nous y aurions perdu, — et c'eût été dommage au point de vue musical, — cette deuxième partie consacrée à l'évocation d'Hélène et des Chorétides qu'il a plu au compositeur d'aller chercher à travers la forêt ténébreuse du second Faust.

 

Il y a là, après un début d'un caractère assez vague, espèce de nocturne chanté par Hélène, Panthalis et les chœurs, une très jolie ronde des Chorétides. Mais le morceau qui doit frapper vivement l'attention est le récit d'Hélène rappelant les malheurs de Troie : il est d'une grandeur épique et d'une justesse d'accent remarquable ; c'est un des plus beaux modèles de déclamation lyrique que je connaisse.

 

L'union d'Hélène et de Faust termine ce tableau, né dans l'esprit de l'auteur d'impressions très diverses. De la douleur et du remords, Hélène passe à l'amour le plus pur, tout empreint de la poésie grecque. Les Sirènes, les Bolides et les Héros chantent le poème nuptial et la toile tombe, lente, lente, en même temps que s'évaporent dans l'azur, à travers les lauriers et les myrtes amers, les flottantes harmonies de ce chant entendu comme dans un rêve.

 

L'épilogue racontant la mort et la rédemption de Faust a de l'ampleur et affirme de nouveau les qualités scéniques de M. Boito. Il y a pourtant, dans le motif de Faust : « Je touche au but suprême », cette tendance à l'uniformité de l'inspiration que j'ai signalée déjà pour les parties confiées aux solistes. Le dénouement musical de l'œuvre est très beau ; nécessairement plus bref que le final du prologue, il en rappelle l'aspect grandiose.

 

Cette mort de Faust, tombant comme les héros du Ramayana couvert d'une pluie de roses, ne saurait être présentée avec plus de poétique majesté.

 

Je terminerai en répétant, au sujet de cette partition, ce que j'ai dit précédemment à propos du poème : je ne sais quel accueil trouvera auprès du public courant une œuvre qui ne me semble pas très facilement accessible aux masses ; elle a été pour nous du moins l'objet d'une des études les plus intéressantes dont la musique moderne étrangère nous ait offert le sujet.

 

L'interprétation de Méphistophélès est excellente. Je citerai en première ligne Mme Duvivier dans le double rôle de Marguerite et d'Hélène ; MM. Jourdain et Gresse, Mme Deschamps, complètent un quatuor d'artistes d'une sérieuse valeur et placé d'ailleurs dans des conditions très favorables sur la scène de la Monnaie, théâtre merveilleusement disposé sous le rapport de l'acoustique.

 

La mise en scène, les costumes, les décors, font honneur au goût intelligent des deux directeurs, MM. Stoumon et Calabresi, dont la premier se révèle parfois et très heureusement, comme compositeur, sur la scène qu'il administre.

 

Toutes les fois que j'assiste à une représentation donnée à ce théâtre de la Monnaie, maintenant si près de nous, toutes les fois que j'examine le mécanisme si simple et si actif de son administration, je ne puis m'empêcher de revenir, avec un nouveau sentiment de regret, sur cette question du Théâtre-Lyrique que j'ai retournée ici sous toutes ses faces, à ce point que j'éprouve toujours quelque embarras à la reprendre. Je songe à ce que nous pourrions faire en France, à ce que nous ne faisons pas faute d'entente.

 

En ce moment même, le Conseil municipal a à statuer sur la proposition d'un administrateur qui, las de délais et d'hésitations, se dispose à retirer sa candidature posée tout d'abord à la direction d'un Opéra populaire. Je n'ai point à discuter les mérites de ce directeur que je ne connais pas. Je ne me soucie que d'un principe : Faire quelque chose ; et je vois bien que cette fois encore on ne fera rien.

 

On en arrive même, dans cet état de paralysie artistique, à ne plus croire au mouvement de la musique française.

 

Il y a quelques jours je rencontrais un de nos grands éditeurs, celui qui peut inscrire le plus souvent sur ses catalogues le nom glorieux de Gounod ; je lui rappelais qu'à une certaine époque, la seule pensée d'éditer de la musique d'opérette l'horripilait, tandis qu'à présent les partitions légères se pressent dans ses vitrines. Et de bonne foi il me répondait : « Que voulez-vous ! il faut bien que j'édite cela, puisqu'il n'y a plus de grandes œuvres, plus de vraie musique. »

 

Et pourtant Massenet, Saint-Saëns, Godard, Lalo, Joncières, Paladilhe, Guiraud, Salvayre, sont là, et ce ne sont pas les premiers venus, et ils n'ont pas les mains vides.

 

Il y a des hommes, il y a des œuvres ; il n'y a plus de théâtres, faudrait-il dire, ou du moins il n'y en a plus qu'à l'étranger.

 

IV

 

Après Bruxelles, si l'on veut en ce moment retrouver la musique française en train de conquérir en Europe la situation que la mère patrie lui marchande ou lui refuse, il faut aller à Hambourg.

 

Au printemps de l'année dernière, on y représentait, sous la direction de M. Pollini, le Samson et Dalila de M. Saint-Saëns, dont j'ai parlé à son heure ; on vient d'y donner l’Hérodiade de M. J. Massenet, qui sera jouée également à Vienne le mois prochain.

 

J'ai fourni au sujet du théâtre de Hambourg (Voir la Nouvelle Revue du 1er avril 1882) des détails sur lesquels je crois bon d'insister pour montrer ce qu'on peut obtenir en matière d'économie théâtrale, je veux dire ce qu'on pourrait obtenir en France, quelle vitalité pourrait communiquer à une entreprise le zèle d'un directeur convenablement soutenu par l'État ou par la Ville.

 

Les répétitions d'Hérodiade ont commencé dans le courant de novembre, et dès le principe la date de la représentation a été fixée. On est arrivé au jour dit, militairement.

 

Il est bon d'ajouter, ce qui est d'un utile enseignement pour nous, que, dans les théâtres de ce genre, on se préoccupe de l'œuvre seule : décors et costumes sont secondaires ; il existe des magasins très complets où chaque ouvrage trouve à s'approvisionner. Tout est sacrifié aux seules questions d'art musical ou dramatique. Aussi, peut-on donner dans la même semaine, — c'est du théâtre de Hambourg spécialement que je parle, — les Huguenots, le Roman Parisien, Tristan et Yseult, les Brigands de Schiller, Fœdora et Hérodiade.

 

Le secret du succès de ce théâtre, qui dédaigne décors et costumes, vient uniquement de ce que le directeur a toujours tenu à avoir les meilleurs artistes de son pays : encore un exemple à suivre dans notre bonne ville de Paris, où l'on caresse la généreuse utopie de la musique à bon marché. C'est à ces conditions que l'on peut dire de Hambourg qu'elle est le centre d'où part le mouvement musical de l'union allemande.

 

L'Hérodiade, de M. J. Massenet, a été chantée à Hambourg, par Reichmann, le ténor créateur du rôle de Parsifal, et par Mme Sucher, qui a en Allemagne la situation de Mme Krauss à Paris.

 

Les chœurs et l'orchestre sont admirablement disciplinés. Aussi, ne trahissent-ils point la pensée du compositeur. M. J. Massenet a été acclamé, et pendant une soirée les couleurs françaises ont brillé dans un théâtre allemand sous forme de couronnes offertes au jeune maître.

 

Ce ne sont pas là de petites victoires dans le pays du gallophobe Wagner, et s'il est permis d'en rêver de plus matérielles, du moins est-il consolant de voir s'affirmer pacifiquement en Allemagne la prépondérance de l'art français.

 

V

 

Les petites scènes musicales qui nous ont un peu occupé depuis le commencement de l'hiver vivent depuis quelque temps de leurs succès récents ou de leurs reprises. Parmi ces dernières, j'en citerai deux : le Petit Duc, à la Renaissance, et les Cloches de Corneville, aux Folies-Dramatiques. Ces deux pièces, types du genre, ont retrouvé leur fortune d'autrefois.

 

Parmi les nouveautés de la dernière semaine, je dois mentionner une très belle ouverture de M. Benjamin Godard, exécutée sous la direction de l'auteur au concert Pasdeloup, et dans laquelle se retrouvent toutes les qualités dominantes de ce jeune compositeur : la couleur, la clarté, la force.

 

Enfin, l'Opéra-Comique nous a rendu Giralda, une des productions les plus marquantes de ce maître improvisateur qui fut Ad. Adam ; trois actes légers supérieurement interprétés et montés avec ce goût et ce soin qui caractérisent M. Carvalho, même quand il a simplement affaire à une des œuvres les plus modestes de ce musée rétrospectif de la musique française qu'il est en train de reconstituer.

 

 

 

15 mars 1883

 

I

 

Richard Wagner est mort. Celui qui commença si modestement, l'humble arrangeur d'opéras français dont, vers 1840, la vie besogneuse se cachait à Paris dans une petite chambre de la rue de la Tonnellerie, a fini à Venise, dans un palais, après avoir goûté tous les enivrements et aussi toutes les amertumes de la gloire.

 

Le bruit de sa disparition subite a eu, en Europe, un retentissement qui se prolongera longtemps encore ; on lui a fait les funérailles d'un héros, et son nom est désormais gravé dans l'histoire de l'art allemand, à la suite des noms de Mozart, de Beethoven, de Weber, de Schumann, sans que l'on puisse dire aujourd'hui à quelle distance de ces devanciers illustres il conviendra de le placer.

 

La postérité est lente à asseoir ses jugements et, pour Richard Wagner, la postérité commence à peine.

 

Toutefois, le compositeur de la Tétralogie nous apparaît déjà plus grand, maintenant que la mort l'a couché devant nous. En présence du musicien vivant, on avait quelque peine à oublier l'homme : on pouvait admirer certaines manifestations de son art, on se révoltait contre les traits de son caractère. Pour la France, il avait été un ennemi, ou du moins les apparences le dénonçaient comme tel ; — nous ne l'aimions pas et nos impressions ont pu se ressentir de cette antipathie.

 

La froideur, parfois l'hostilité de notre public français, n'avait point cependant de quoi le surprendre, à la condition qu`il se montrât conséquent avec ses propres théories.

 

« Il est certain, a-t-il dit, en effet, dans la préface de Trois Poèmes, que jamais artiste n'a pu être aimé sans qu'il fût aimé comme homme », — opinion discutable, car il est des artistes éminents qui sont des hommes détestables.

 

N'est-ce pas, au contraire, la véritable supériorité de l'art d'être au-dessus de l'homme même ; de dégager l'individu de sa propre création ; de faire qu'un médiocre citoyen, un égoïste, un lâche, puisse être un grand artiste ; de séparer enfin le monde intellectuel du monde moral ?

 

Le Qualis artifex pereo ! de Néron était peut-être la formule d'une vérité, encore bien que Néron fût un monstre !

 

Il ne faut donc pas pousser au delà de la vie la querelle qu'on a pu faire à l'homme privé. Richard Wagner s'est défendu, d'ailleurs, dans une lettre récemment rendue publique, des sentiments d'hostilité dont on pouvait, non sans raison, le croire animé contre la France.

 

Quoi qu'il en soit, la France, debout devant l'œuvre de ce mort, ne voudra plus voir désormais que cette œuvre même et, toujours généreuse envers des ennemis, pardonnera volontiers au génie de Wagner, comme elle a pardonné au génie de Mozart, qui fut aussi, à son heure, d'une grande et méprisante dureté pour elle.

 

Au point de vue purement musical, Wagner est d'une conscience très haute. Il a toujours marché en avant dans la voie qu'il s'était tracée, aveugle aux démonstrations hostiles, sourd aux conseils et aux critiques. Qu'il se soit ou non trompé, il a eu, il aura une grande influence sur la musique de son temps.

 

Cette influence a été sensible dans la musique française. Il y a un peu plus de dix ans qu'elle s'est manifestée de la façon la plus directe et la plus générale. Alors, la génération musicale, aujourd'hui en pleine force, en était à ses débuts, et l'on peut dire qu'elle était wagnérienne.

 

Les mésaventures du Tannhäuser à l'Opéra vivaient encore dans toutes les mémoires. Pour beaucoup, la figure du compositeur allemand apparaissait comme celle d'une victime ; on l'étudiait avec sympathie ; il avait alors plus d'adeptes fervents que de détracteurs éclairés.

 

Mais le génie français ne devait pas tarder à l'emporter. Après quelques premières œuvres où l'influence de Wagner est manifeste, nos compositeurs comprirent qu'ils se fourvoyaient. Après une sorte d'oscillation entre deux pôles très opposés, la vieille musique franco-italienne et la musique allemande, leur formule s'est dégagée peu à peu plus nettement.

 

Ils ne voient plus dans les conceptions lyriques de Richard Wagner que ce qu'il y a réellement : un idéal extra-dramatique incompatible avec le tempérament et les goûts d'un public français. Le mécanisme très particulier de son art reste toujours pour eux, au contraire, un intéressant sujet d'étude, une source féconde d'enseignement.

 

Son œuvre est comme une forêt mystérieuse où se découvrent tout à coup, au sortir de fourrés inextricables, de lumineuses échappées. C'est dans ces régions bénies qu'aiment à vivre parfois ceux que touche l'éternelle beauté de l'art. Producteurs, ils en rapportent l'amour des impressions saines et puissantes, comme celle qui se dégage, par exemple, de l'invocation de Parsifal ; auditeurs, ils y trouvent des émotions d'une intensité délicieuse.

 

Un zèle certainement excessif a voulu déjà mesurer la place que l'œuvre de Richard Wagner pourrait occuper sur nos scènes françaises et il a fait cette place très large.

 

Il faudra se garder de cet entraînement ; nos directeurs assurément ne s'y abandonneront point. Mais ils trouveront quelque chose à faire. Le premier acte de Lohengrin, par exemple, qu'on vient d'exécuter au concert Pasdeloup, gagnerait à être donné, avec l'animation de la scène et le prestige du décor en vue desquels il a été conçu et écrit.

 

Richard Wagner, jugé dans les concerts, ne peut être jugé qu'à demi. — A toute œuvre théâtrale, il faut un théâtre.

 

Le public ne supporterait pas à la scène l'audition complète de certains de ses opéras ; il en acceptera très volontiers une sélection.

 

II

 

L'Opéra-Comique, avec la reprise de la Perle du Brésil, reprise retardée par une indisposition de Mlle Nevada, une débutante dont on dit grand bien, évoque, en opposition aux traits un peu tourmentés de Richard Wagner, la figure calme et douce d'un compositeur qui est bien à nous, bien français, par son caractère et par la nature particulière de son talent, Félicien David, l'auteur du Désert et de Lalla Roukh, pour ne nommer que deux de ses œuvres les plus populaires.

 

C'était une physionomie singulièrement intéressante que une de ce compositeur, qui fut bien, je pense, un des plus grands distraits de son temps.

 

Toujours rêveur, il s'en allait de par le monde, en apparence sans écouter et sans voir, ouvrant sur l'infini ses « yeux de bœuf » pareils à ceux de la divinité homérique, et ne répondant guère que par monosyllabes aux paroles de ses interlocuteurs.

 

Il avait fait du mot « oui » une réponse à toutes les questions, et savait lui donner un sens affirmatif ou négatif, railleur, admiratif ou approbateur, suivant le ton dont il le prononçait.

 

C'était le poète des roses qu'il a si bien chantées dans Lalla Roukh. Le dimanche, il s'en allait, seul, dans la forêt de Saint-Germain, avec un paquet de tiges, s'amusant à greffer le long du chemin les sauvageons qu'il rencontrait.

 

C'est ainsi que le promeneur trouvait parfois, à sa grande surprise, dans quelque coin de bois, un rosier d'espèce rare, fleurissant parmi les touffes sauvages.

 

Cet amoureux des fleurs et des libres espaces avait commencé bizarrement, par une pointe dans le domaine du saint-simonisme ; il s'était promené à travers l'Orient sous la tunique des adeptes de la nouvelle doctrine, avait fait à Constantinople un peu de prison pour la bonne cause et finalement, ce qui valait mieux, était revenu à Paris avec une collection de chants arabes dont il devait tirer parti plus tard dans quelques-unes de ses œuvres.

 

Sa musique n'est point savante : elle coule de source, s'en va, joyeuse ou plaintive, suivant les incidents du chemin ; elle a parfois la morbidesse de quelque fille créole, indolente et voluptueuse, parfois la vivacité et la légèreté d'un oiseau. La couleur en est toujours vive et juste, sans éclat tapageur. On lui a reproché un peu d'italianisme. C'est la faute de son éducation plutôt que de ses tendances.

 

Et si on veut considérer l'époque à laquelle il écrivait, on pourra le prendre encore pour un indépendant. Il en est qui, depuis, ont mieux su leur métier que lui ; il en est peu qui aient fait aussi nettement briller, à travers leur œuvre, cette petite lumière par qui tout s'anime, et qui est celle de la lampe symbolique de Psyché.

 

La Perle du Brésil, dont s'empare aujourd'hui l'Opéra-Comique et qui, malgré un succès très vif, est bien moins connue que Lalla Roukh, fut donnée, en 1850 à l'Opéra National, en 1858 au Théâtre-Lyrique, et s'est présentée d'abord sous la forme d'un opéra-comique, ou si l'on veut d'un drame lyrique.

 

Plus tard, on a supprimé le dialogue ; on en a fait absolument un opéra. C'est ainsi qu'elle se formule dans la nouvelle et très belle partition que vient de publier M. Heugel, et où nous trouvons les distributions complètes de l'œuvre depuis son origine.

 

Le rôle de Zora, confié en 1883 à Mlle Nevada, fut créé par Mlle Duez et repris par Mme Carvalho.

 

Ce petit ouvrage, qui n'est pas sans quelque lien de parenté avec Haydée et divers autres opéras de Scribe, a pour auteurs J. Gabriel et Sylvain Saint-Étienne.

 

On y voit la Brésilienne Zora, — une Brésilienne « blanche comme du lait », — aimée de son protecteur l'amiral Salvador, et aimant un jeune lieutenant des gardes du nom de Lorenz. Les amoureux, embarqués ensemble sur le navire de Salvador, se voient assez facilement ; néanmoins, ils échangent des billets, qu'ils cachent « dans le cabestan », singulière boîte aux lettres, comme le fait judicieusement remarquer un des personnages.

 

L'amiral découvre tout. Heureusement, il apprend aussi que Lorenz est le propre fils d'un homme qu'il a tué naguère par mégarde ; il sacrifie donc son amour en expiation de ce meurtre.

 

Tout cela n'est ni bien compliqué ni bien neuf ; il faut y ajouter, comme ragoût, une fête à la cour, une forêt « primitive », des Brésiliens farouches, et tout ce qu'il faut pour faire de la couleur locale par à peu près.

 

Je pense que l'Opéra-Comique, au lieu de la version originale, aura adopté le texte lyrique de la nouvelle partition. Cette partition est restée d'une jeunesse et d'un coloris charmants ; assurément elle retrouvera devant le public, pourtant plus exigeant, plus expert qu'autrefois en matière musicale, le succès qu'elle rencontra à l'époque où Mme Carvalho chantait si délicieusement les jolis couplets du Mysoli.

 

Je reviendrai, à l'occasion, sur les détails de cette reprise, dont la date est de jour en jour reculée, et je dirai comment Mlle Nevada s'est tirée de la difficile tâche de faire revivre, avec toute sa grâce musicale, la poétique brésilienne Zora.

 

III

 

C'est avec un auteur vivant et très vivant, M. Charles Lecocq, que la chronique se retrouve, en ce mois de février qui ne nous aura pas apporté grand'chose en dehors de ces souvenirs consacrés aux musiciens disparus.

 

M. Charles Lecocq nous a donné aux Folies-Dramatiques, théâtre de son premier succès depuis longtemps abandonné par lui, un opéra-comique en trois actes : la Princesse des Canaries, dont le livret est de MM. Chivot et Duru.

 

J'ai écrit « opéra-comique » en nommant cet ouvrage, pour me conformer au programme et aux affiches ; en réalité, le titre est un peu ambitieux, bien que l'œuvre, — je me hâte de le dire, — soit des plus agréables.

 

Il s'agit tout bonnement d'une opérette, mais d'une opérette de la plus jolie façon — avec beaucoup de grosse gaieté, et çà et là des finesses et des tendresses qui décèlent un musicien de race.

 

M. Charles Lecocq qui, naguère, se vit placé de pair dans un concours avec Georges Bizet, ce très délicat et très remarquable compositeur enlevé si jeune à son art, M. Charles Lecocq trouve, dans un milieu secondaire, le moyen de ne pas laisser oublier son origine.

 

Obligé d'écrire d'une façon un peu courante pour les voix, sachant bien qu'il ne rencontrera pas toujours, aux Folies-Dramatiques plus qu'à la Renaissance, des artistes absolument rompus aux difficultés du métier, il donne tous ses soins à l'instrumentation et y fait la preuve de sa véritable et sérieuse valeur.

 

Je ne raconterai pas la Princesse des Canaries. — Le sujet en est aussi banal, mais aussi amusant, que les canevas sur lesquels MM. Chivot et Duru ont brodé précédemment, à l'usage de leur compositeur, des détails d'une fantaisie qui nous laisse sans surprise et d'une grâce qui nous semble sans réelle nouveauté.

 

Ils sont gens habiles ; il est permis de s'étonner qu'ils ne demandent pas davantage à leur imagination ; — c'est, du reste, un défaut spécial à notre époque de ne plus faire vivre les ouvrages que par le détail ; le fond importe peu, semble-t-il ; voilà pourquoi la Princesse des Canaries ne se distingue guère de ses congénères que par quelques différences de plumage ; quant au langage, il est le même. Je l'ai dit déjà à propos d'un récent ouvrage ; je n'y insisterai pas.

 

La partition de M. Charles Lecocq offre deux actes assez ordinaires et un acte très bon, le second.

 

Je citerai dans cet acte le très amusant duo bouffe de deux généraux grotesques : « Bonjour, général Bombardos », qui est un spirituel badinage musical, la curieuse chanson anglaise des deux femmes, les couplets du « sommeil », et un finale encadrant la chanson de la princesse.

 

Cela est plus que suffisant pour assurer et faire durable le succès d'un ouvrage d'ailleurs très bien joué et chanté par Mme Simon Max et Mme Jeanne André, MM. Simon Max, Delannoy et Lepers.

 

Je ne quitterai pas le théâtre des Folies-Dramatiques sans parler d'une reprise des Cloches de Corneville, qui porte à je ne sais combien de centaines les représentations de cet ouvrage classique dans son genre.

 

Un baryton, très remarquable comme comédien et comme chanteur, s'y est révélé aux matinées du dimanche. C'est M. Maupas, dont on ne saurait trop louer la science de composition et l'excellente éducation musicale.

 

IV

 

L'Opéra, à la veille d'une solennité qui sera l'évènement musical le plus considérable de son hiver : la représentation du Henri VIII de M. Camille Saint-Saëns, ne s'est pas désintéressé des œuvres de son répertoire. Il a voulu fêter et solenniser d'une façon tout exceptionnelle la deux centième représentation d'Hamlet.

 

Dans ce but, il a demandé l'intervention de Mme Fidès Devriès-Adler, qui, depuis sept ans, avait abandonné la carrière théâtrale.

 

Mme Devriès est au nombre des trois cantatrices qui, chargées du rôle d'Ophélie, ont laissé au public parisien les meilleurs souvenirs. Les deux autres sont Mme Christine Nilsson et Mme Miolan-Carvalho.

 

Elle a obtenu un de ces succès qui font époque dans la carrière d'une artiste. Et ce succès, elle ne l'a pas dû, même partiellement, à l'attrait de sa réapparition.

 

On a oublié bien vite, en l'écoutant, à quel titre elle était là. Sa voix et son talent restaient seuls en cause.

 

Cette épreuve a été pour elle un triomphe. Mme Devriès est revenue devant le public avec une remarquable abondance de moyens. Sa voix, d'un registre extraordinairement étendu, est à la fois puissante et charmante ; elle la manie avec une sûreté et une habileté qui doivent faire regretter que le monde ait pris à l'art une virtuose de cette valeur.

 

Peut-être le théâtre est-il, après tout, en train de la reconquérir ? Ce public de l'Opéra, si réservé, si froid d'ordinaire, s'est mis, en cette soirée, tellement en frais d'enthousiasme, l'artiste était si visiblement émue de ces manifestations d'une si rare spontanéité, que ce retour de la cantatrice, ainsi fêtée, pourrait bien marquer le commencement d'un nouveau bail.

 

M. Lassalle est, après M. Faure et M. Maurel, un Hamlet d'une physionomie plus simple que celle des interprètes primitifs, mais non moins vivante. Les évènements, du reste, portent le personnage et lui laissent toute sa valeur tragique, encore que l'artiste donne plus de soin à la partie vocale qu'à l'expression psychologique du rôle.

 

Ici, la voix est superbe, chaude et souple comme une riche étoffe, et rarement les compositeurs auront eu à leur service un interprète aussi désirable que M. Lassalle, lequel, après avoir créé demain le rôle d'Henri VIII, s'en ira, dit-on, et il faut le regretter fort, chercher en province et à l'étranger le bénéfice de la réputation que Paris lui a faite.

 

Mlle Richard complète l'interprétation de l'opéra de M. Ambroise Thomas de la manière la plus heureuse. Encore une cantatrice dont l'organe généreux et résistant est capable de supporter longtemps le régime de cette terrible salle de l'Opéra, mortelle pour les chanteurs comme pour les œuvres ; nous la retrouverons dans le rôle d'Anne de Boleyn, à côté de M. Lassalle et de Mlle Krauss, dans l'ouvrage dont la représentation nous est annoncée pour les premiers jours de mars.

 

V

 

Profitant de ce que cet article s'applique à tant de sujets divers, à défaut d'œuvre fournissant la substance d'une étude étendue, je dirai un mot des trois concerts du dimanche.

 

Tous les trois rivalisent de zèle et nous font entendre avec plus ou moins de perfection des œuvres classiques et modernes. Beethoven triomphe au Châtelet et au Château-d'Eau ; Wagner est largement représenté au Cirque par le premier acte de Lohengrin et la scène du Graal extraite de Parsifal.

 

Ici et là se font applaudir, dans ces diverses œuvres, des artistes d'une vraie valeur : Mme Brunet-Lafleur et Mme Caron, M. Lauwers, M. Claverie et M. Bolly.

 

Voilà des sujets tout trouvés pour l'Opéra-Populaire, si tant est que ces artistes se décident à passer du concert au théâtre.

 

Je veux citer aussi, à la suite de ces noms déjà connus, celui d'une cantatrice appelée, semble-t-il, à se faire une place très importante dans les concerts : c'est Mlle Adèle Lemaître qui vient de chanter, à la salle Pleyel, la cantilène de Cinq-Mars de Ch. Gounod, et l'andante des Saisons de Victor Massé. Elle a dit aussi à merveille des compositions de Massenet et de B. Godard ; sa voix est d'une ampleur remarquable et, pour une fois que je m'occupe des artistes, contrairement à mes habitudes assez exclusives de ce genre de mention, je suis heureux de constater son réel succès.

 

 

 

01 avril 1883

 

I

 

Les solennités telles que la première représentation d'un grand ouvrage à l'Opéra sont de ces évènements rares qui, tout à coup, lorsqu'ils se produisent, font grandir dans la lumière le compositeur dont le tour est venu de s'offrir au jugement du public dans ce redoutable milieu.

 

Ancien ou nouveau, il devient pour un moment le point de mire de tous les regards ; avec cette active curiosité qui fait le fond du caractère de ce temps, on va fouiller dans sa vie ; on dit son passé, ses débuts, ses victoires ou ses luttes, histoire souvent déjà faite et que l'on recommence à plaisir pour ceux qui ne la connaissent pas ; on raconte comment il s'habille, et même comment il mange ; si par hasard il adore les chats et déteste la couleur bleue, ce qui se rencontre, on le note sérieusement, bien que l'art n'ait rien à voir en ces choses, et l'on apporte l'homme tout vivant devant ses contemporains pour le clouer sur la table d'examen.

 

Les biographes, les reporters et les interviewers n'ont pas manqué, on peut le croire, et ne manqueront pas à Camille Saint-Saëns, à cette heure où son nom se fait lire pour la première fois dans les cadres de l'Académie nationale de musique.

 

Il a été un enfant prodige et, par surcroît, il l'a été sans que l'abondante et hâtive floraison de ses premières années ait abouti, comme il en est de fréquents exemples, à un épuisement rapide de ses forces. Sa production ne s'est pas arrêtée ; il est demeuré comme un arbre en pleine sève et au nombre de ceux dont on peut attendre encore des fruits abondants.

 

Comme homme, Camille Saint-Saëns est peu connu, même pour beaucoup de ceux qui croient le bien connaître. Quoiqu'il puisse gagner à l'être plus exactement et plus intimement, je m'abstiendrai pourtant de tout détail sur sa vie matérielle et sur sa nature physique, bien que je sois riche de souvenirs personnels à son sujet. J'estime que, dans le portrait que je veux pourtant mettre en tête de ce travail de critique, on aimera mieux trouver la figure de son esprit que celle de son corps.

 

Lorsque Camille Saint-Saëns est entré à l'Institut, j'ai cherché à définir déjà le caractère particulier de son talent et de ses tendances, en même temps que j'ai relevé certains traits significatifs de son tempérament musical (Voir la Nouvelle Revue du 1er février 1881). Aujourd'hui, je voudrais l'examiner d'une façon plus générale.

 

Cet esprit est assurément de ceux dont les facultés d'assimilation apparaissent les plus nombreuses et les mieux équilibrées. L'art musical le possède, c'est celui auquel il s'est le plus spécialement appliqué, ce n'est pas le seul auquel il eût pu s'appliquer utilement et même supérieurement. Très méthodique sous des apparences parfois légères résultant de sa nature primesautière et fantaisiste en dehors dés choses de l'art, pour lequel son culte et son respect demeurent inaltérables, doué d'une conception très vive, d'une mémoire prodigieuse, ayant emmagasiné dans son cerveau une série de notions précieuses, Camille Saint-Saëns représente une des intelligences les mieux armées de la grande pléiade musicale contemporaine, comme il en est une des consciences les plus hautes.

 

Avec le sentiment de l'harmonie nécessaire entre toutes les facultés créatrices, avec une grande précision et une sérénité bien rare dans ce tourbillon d'une existence qui précipite tout à coup le compositeur, virtuose de premier ordre comme on sait, de Paris à Londres, à Rome, à Madrid ou à Pétersbourg, pour quelque tournée de concerts, il s'est appliqué tour à tour à des études dont il n'avait point à utiliser pratiquement les résultats ; il l'a fait par une sorte d'égoïsme intellectuel, dans le seul but de sa satisfaction personnelle.

 

Il a aimé, il aime encore les sciences et les arts, non point d'un égal amour, mais d'un amour toujours sincère et s'exprimant parfois avec une ardeur particulièrement vive.

 

Sans prétention, avec une aisance parfaite, cherchant à apprendre plus qu'à faire montre de ce qu'il sait, il s'engage volontiers dans quelque causerie sur les sciences naturelles ; il a appris et observé, et il parle de façon à éveiller quelque surprise chez ceux-là mêmes qui ont la science, comme lui la musique, pour principal objectif.

 

L'astronomie a été le sujet de ses spéciales prédilections.

 

Je me rappelle une soirée passée en sa compagnie : c'était tout au haut d'une maison du faubourg Saint-Honoré, dans le cabinet de travail où le compositeur, — à côté du pupitre où il écrit debout, couramment, d'une écriture magistrale, sur son immense papier à musique, — avait établi un télescope assez fort.

 

Dans la nuit d'un bleu noir s'allumaient les constellations, et le jeune maître, en présence d'un homme pour qui le vaste ciel avait été jusqu'alors un livre fermé, prenait plaisir à le promener à travers les splendeurs sidérales de cette nuit d'été. — Le télescope, fréquemment déplacé, allait des paysages lunaires aux éclatantes lueurs de l'anneau de Saturne, des rayonnements de Sirius ou de Jupiter aux groupes multicolores des nébuleuses. — Et tandis que le regard, suivant avec peine le mouvement rapide des mondes, s'égarait à travers cette poussière d'astres pareille à un feu d'artifice éternel, la parole du démonstrateur s'élevait claire et rapide, expliquant nettement les mystères du ciel, comme il aurait découvert à un profane les secrètes beautés d'une partition de Gluck ou de Beethoven.

 

Et pourtant, qu'on était loin alors des choses de la terre et de la musique ! Et comme le concert des étoiles vibrant dans l'impalpable éther s'emparait de l'esprit et le faisait insensible aux conceptions du génie humain !

 

II

 

J'aime à remonter le cours de ces souvenirs. Ils me montrent encore Camille Saint-Saëns descendu de son petit observatoire et rentrant dans le monde tangible pour écrire quelques articles dans les revues, toujours sur les questions musicales qui lui sont chères.

 

Il est de ces musiciens militants qui aiment à défendre leurs idées la plume à la main, — j'allais dire l'épée à la main, et je garde le mot, car souvent sa plume a le tranchant et l'acuité d'une lame.

 

Journaliste, on l'a vu à l'œuvre. — Il a écrit, il écrit encore ici et là ; ses études sur la Mélodie et la Symphonie sont restées dans la mémoire de tous ceux que passionnent ces deux mots, sur lesquels l'entente n'est pas près de se faire.

 

On ignore qu'il est, à l'occasion un ciseleur de strophes, doué d'un sens poétique des plus délicats. — Il n'a sur ce point aucune prétention : il se laisse aller au charme du tintement des belles rimes, comme il se laisse prendre au scintillement des étoiles ; ces rimes qu'il aime chez les autres, il les poursuit volontiers chez lui et les fait s'entrechoquer habilement.

 

Dans la plupart des cas, elles s'appliquent à des fantaisies humoristiques, à des badinages littéraires entre lesquels pourtant viennent se placer des inspirations d’un ordre plus grave, nées de quelque généreuse pensée ou de quelque heure de solitude.

 

Je n'ai qu'à ouvrir une collection de lettres intimes embrassant plus de dix années, pour y trouver deux échantillons curieux des manifestations poétiques de cet esprit complexe dont je tente ici d'esquisser la physionomie.

 

Le premier est un sonnet « bien sonnant », fait à l'intention de celui qui fut Georges Bizet. — On venait de jouer de ce dernier, à l'Opéra-Comique, un petit acte ayant pour titre : Djamileh, tableau oriental, dont une douzaine de représentations devaient épuiser la mince fortune et pour lequel le public s'était montré assez froid.

 

Dans la presse même, on avait eu la dent dure pour cet ouvrage du futur auteur de Carmen, Camille Saint-Saëns aimait et admirait fort cette musique, dont le principal tort fut peut-être de venir quelques années trop tôt ; sa mauvaise humeur s'était épanchée dans le sonnet dont je parle et que voici :

 

Djamileh, fille et fleur de l'Orient sacré,

D'une étrange guzla faisant vibrer la corde,

Chante, en s'accompagnant sur l'instrument nacré,

L'amour extravagant dont son âme déborde.

 

Le bourgeois ruminant, dans sa stalle serré,

Ventru, laid, à regret séparé de sa horde,

Entr'ouvre un œil vitreux, mange un bonbon sucré,

Puis se rendort, croyant que l'orchestre s'accorde.

 

Elle, dans les parfums de rose et de santal,

Poursuit sort rêve d'or, d'azur et de cristal,

Dédaigneuse à jamais de la foule hébétée.

 

Et l'on voit, au travers des mauresques arceaux,

Ses cheveux dénoués tombant en noirs ruisseaux,

S'éloigner la houri, perle aux pourceaux jetée.

 

(Juin M D CCC LXXII.)

 

Quelques jours plus tard, l'auteur de cette élégante satire devait connaître à son tour, sur la même scène, les sévérités, ou tout au moins les dédains, de ce « bourgeois », auquel il offrait la Princesse Jaune, son premier ouvrage représenté.

 

Avant, il avait écrit le Timbre d'Argent, joué plus tard au Théâtre-Lyrique. Il a donné aussi Samson et Dalila, sur divers théâtres de l'étranger. Sa dernière œuvre, précédant cet Henri VIII que vient de nous faire connaître l'Opéra, est son Étienne Marcel, exécuté à Lyon, en 1879 ; ouvrage très important, que Paris doit connaître quelque jour, et qui commença à faire comprendre au public et à la critique que le compositeur, déjà très grand comme symphoniste, mais encore très discuté comme dramatiste, était de ceux qui, parlant un langage élevé, peuvent pourtant se faire entendre de la foule.

 

Mais je dois au lecteur un autre spécimen des fantaisies poétiques du compositeur, et je reviens à mon sujet. Les vers qu'on va lire sont empruntés à une lettre écrite d'Alger, le 12 novembre 1873, et datée de Saint-Eugène où le musicien était allé chercher quelques semaines de repos, ou plutôt quelques semaines de travail, dans ce repos d'esprit que donne la solitude.

 

C'est une « impression » dont on pourrait bien retrouver la trace dans la Suite Algérienne, exécutée naguère au concert du Châtelet, et qui traduisait alors une de ces heureuses détentes dont le compositeur-pianiste a tant besoin après les heures fiévreuses de sa vie nomade.

 

Quand le soir est venu, puis l'ombre et le silence,

Et l'étoile du ciel et celle du gazon,

D'un pas lent et discret je sors de la maison

Pour goûter le repos de la nuit qui commence.

 

Je vais dans un jardin muet, sombre et désert.

Une vasque de marbre y répand son eau rare,

Don précieux et pur d'une naïade avare.

Des insectes lointains j'écoute le concert.

 

Nul ne vient en ce lieu ; pas de voix ennemies

Qui troublent le silence et son hymne divin ;

Et je bois à longs traits comme un céleste vin

Le calme qui descend des branches endormies.

 

On me pardonnera d'avoir fait, à propos de critique musicale, ce voyage autour d'un esprit dont la physionomie me semblait curieuse à retenir.

 

Je l'abandonne maintenant pour ne plus voir que l'auteur de Henri VIII, opéra en quatre actes et six tableaux, composé sur un livret de MM. Armand Silvestre et Léonce Détroyat.

 

III

 

Avant d'entreprendre l'analyse de cet ouvrage, avant même de le connaître, voyons ce que fut réellement cet Henri VIII d'Angleterre dont, assurément, sur la seule foi de mes souvenirs, il ne me semblait pas qu'on pût jamais songer à faire le héros d'une tragédie lyrique.

 

Il faut enregistrer ici toute une page d'histoire. Henri était presque un enfant encore lorsqu'il monta sur le trône, en 1509 ; il avait dix-huit ans à peine ; déjà il aimait et il « voulait », avec cette âpre ténacité qui, plus tard, sut tourner, franchir ou briser tous les obstacles ; il aimait Catherine d'Aragon, plus âgée que lui de huit ans, pour laquelle il affirmait un « inaltérable attachement ». C'est du moins en ces termes qu'il en parlait à Fuensalida, ambassadeur d'Espagne.

 

Elle avait été mariée à son frère Arthur, charmant et débile prince de quatorze ans, mort quatre mois après cette union. Belle, vertueuse, entourée d'hommages, elle avait continué à vivre à la cour d'Angleterre. Quand Henri la fit reine, elle le connaissait depuis plusieurs années, elle avait conçu pour lui, semble-t-il, une de ces respectueuses tendresses qui survivent aux injustices et aux persécutions.

 

On était, au moment de ce mariage, à la grande époque de la Réforme. S'ils n'adoptaient pas toutes les opinions de Luther, les savants anglais en lisaient avec avidité tous les écrits, déjà activement poursuivis, saisis et brûlés, comme dangereux pour l'ancienne doctrine.

 

Henri, esprit cultivé, alors tout dévoué à la cause de l'orthodoxie, voulut lutter contre le théologien allemand. Il écrivit sa célèbre polémique de la Défense des sept Sacrements, et obtint de Rome, non sans quelque peine, le titre de « défenseur de la foi », tandis que Luther, tout en lui décernant un brevet d'élégance littéraire, le traitait, sur tous les autres points, d'âne, de sot, de blasphémateur et de menteur.

 

Ce n'est là qu'un trait de l'histoire politique du royal personnage, trait à relever au passage, comme une opposition à cet acte de violence qui le fit plus tard schismatique et arracha l'Angleterre à la domination spirituelle de la papauté. Il faut franchir une période de dix-sept années pour entrer dans le vif de ses aventures conjugales, sur lesquelles le drame doit nécessairement s'appuyer.

 

Henri est alors las de sa femme Catherine : « Elle a perdu son cœur, dit un de ses historiens, mais pourtant il n'a pas cessé de l'estimer. » Depuis longtemps on ne compte plus ses maîtresses ; on nomme parmi les plus marquantes Élisabeth Blount, dont il eut un fils, Henri Fitzroy, mort prématurément, et Mary de Boleyn, sœur de cette séduisante Anne de Boleyn, qui devait le détacher tout à fait de Catherine.

 

Anne avait vécu pendant sept ans en France, sous la protection de Claude, femme de François Ier ; rappelée en Angleterre en 1522, elle était au rang des dames d'honneur de la reine. Française par son éducation, elle faisait un contraste charmant avec ses compagnes, filles de la sévère noblesse anglaise. Henri la remarqua ; mais elle était aimée du jeune Percy de Northumberland ; elle l'aimait. Le roi fit tout pour les séparer : il y réussit. Anne se refusa longtemps à l'amour du maître. Plus défiante que sa sœur, enseignée d'ailleurs par son exemple, elle ne voulait pas se donner sans que son amour eût pour récompense le triomphe de son orgueil.

 

Henri, dès lors, songea au divorce. Il chercha, pour justifier ce divorce, des motifs dans les prétendus scrupules de sa conscience : Catherine avait été la femme de son frère, cette union devait être réprouvée par l'Église.

 

La question était grosse de complications : la nullité du mariage d'Henri, c'était l'illégitimité de ses enfants ! Rome redoutait le roi. On recourut à des expédients ; on accumula délais sur délais.

 

Anne fut atteinte d'une maladie contagieuse, la suette, qui, un instant, éloigna d'elle le roi et le fit se rattacher à Catherine. La favorite guérit ; l'épouse fut de nouveau abandonnée, puis répudiée.

 

Anne de Boleyn régna : règne court, tranché d'un coup de hache. On lui prêtait des amants ; le roi, fatigué déjà de son amour, la fit convaincre de trahison, et cette tête charmante tomba.

 

Son mariage avec Anne l'avait mis en lutte contre Rome ; le légat Campeggio l'avait excommunié. Henri, le défenseur de la foi, était devenu Henri le schismatique.

 

Après Anne, il eut Jeanne Seymour, morte en couches, fin heureuse pour elle peut-être, car au moins fut-elle regrettée ; puis Anne de Clèves, épousée trop vite sur une fausse réputation de majestueuse beauté, et répudiée comme Catherine ; ensuite Catherine Howard, décapitée comme adultère ; enfin Catherine Parr, qui lui survécut.

 

Une figure domine la lugubre histoire de ce roi aux six femmes, dont l'Esprit des contes a pu, vraisemblablement, s'emparer pour créer le type de l'Homme à la Barbe bleue : c'est celle de Catherine d'Aragon.

 

Jalouse d'abord avec toute la violence de son sang espagnol quand elle s'aperçoit que le roi veut se séparer d'elle, elle se résigne bientôt, elle se renferme du moins dans sa dignité royale.

 

« Je suis sa femme, mariée à lui légitimement par la volonté de la Sainte Église », dit-elle à la députation qu'on lui envoie pour la requérir de vouloir, pour le repos de la conscience du roi, s'en référer à la décision de huit juges spirituels et temporels ; « je suis sa femme et telle je resterai. Quelque part que j'aille, je serai toujours sa légitime épouse. »

 

Elle s'éloigne de Windsor, se retire à Ampthill et, durant ce temps, dans la tourelle de Whitehall, Henri épouse Anne, à la messe du point du jour, furtivement. Puis Catherine est citée à comparaître devant le tribunal qui doit statuer sur la nullité de son mariage. La complicité de Cranmer, archevêque de Canterbury, assure le triomphe du roi : non seulement la légitimité de l'union secrète d'Henri et d'Anne est proclamée, mais encore on couronne triomphalement cette dernière, et Catherine est invitée à se contenter désormais du titre de princesse douairière de Galles.

 

Mais, toujours, Catherine se redresse devant la main qui la veut courber. Elle dit que la raison invoquée pour la nullité de son mariage est un vrai prétexte, qu'elle est « venue vierge dans le lit du roi, qu'elle ne sera point sa propre calomniatrice et ne conviendra pas qu'elle a été une prostituée pendant vingt ans ».

 

Cette attitude trouble le roi et gagne à la cause de Catherine toutes les cours étrangères. A la cour de Londres, si les hommes se taisent, les femmes parlent, poursuivant de leur réprobation celui qui abandonne ainsi lâchement Catherine. Henri frappe autour de lui ; il enferme à la Tour celles qui parlent trop haut ; c'est alors une succession de folies, de vengeances et de persécutions qui achèvent de faire du roi ce monstre dont s'épouvante l'histoire.

 

Enfin, Catherine succombe, toujours résignée, touchante et aimante. Et de son lit de mort elle écrit encore à son « très cher lord, roi et mari » pour le prier de lui pardonner ses torts et lui recommander ceux qui l'ont fidèlement servie.

 

Cette mort, pleine de grandeur et de simplicité, est comme le signal de la mort violente d'Anne de Boleyn. Dès que le roi n'a plus à se soucier de cette question du divorce si laborieusement suivie, et en somme toujours pendante, le caprice de son esprit l'entraîne : il songe déjà à briser les liens nouveaux qu'il s'est donnés.

 

On dirait d'autre part que Anne de Boleyn prend plaisir à irriter le roi. Au lieu de porter le deuil de Catherine, suivant les ordres d'Henri, elle s'habille de soie jaune, elle se croit enfin vraiment reine ! Elle ne se doute pas qu'à ce moment même on lui donne une rivale en Jeanne Seymour, sa dame d'honneur, comme elle-même fut la dame d'honneur de Catherine d'Aragon.

 

Et soudain, voici qu'on l'accuse d'avoir été infidèle. On compte tout haut ses amants. On nomme Brereton, Norris, Waston, gentilshommes de la Chambre ; on nomme lord Rochford ; on nomme Smeaton, musicien du roi ! On emprisonne alors Anne de Boleyn à Greenwich, et c'en est fait d'elle.

 

Henri peut courir à d'autres amours. Il va ainsi jusqu'à l'année 1547, frappant de la hache et de l'épée, brutalisant les évènements, dominé par ses passions, dominateur par elles et pour elles !

 

Telle est l'histoire.

 

Certes, ce voluptueux sanguinaire, ce polémiste sans conscience, ce jouisseur ventripotent qui, vers la fin, traînait sa panse à travers son palais, et dont la main alourdie se refusait même à signer les actes de son tyrannique pouvoir, ce roi qui faisait assassiner juridiquement la vieille comtesse de Salisbury, la dernière des Plantagenet, laquelle, devant le billot, disait au bourreau : « Ma tête n'a jamais commis de trahison ; si vous la voulez, prenez-la comme vous pourrez » et qu'on saisissait par ses cheveux blancs pour la coucher de force sous la hache ; ce Falstaff mâtiné de Néron ou de Vitellius, si grandement terrible et tragique qu'il soit, ne m'était jamais apparu, je le répète, comme le principal personnage d'une œuvre lyrique.

 

Et ce n'est pas parce qu'il aimait assez passionnément la musique pour faire un crime à Anne de Clèves, sa troisième femme, de ne savoir ni jouer ni chanter, que la musique semblera fondée à le réclamer comme sien.

 

A tout prendre, les auteurs du nouvel ouvrage représenté à l'Académie nationale de musique, le 5 mars 1883, ont cédé à la même impression. Leur Henri VIII est, il est vrai, le principal agent des évènements, mais il n'en est pas la personnalité supérieure. Ces évènements qu'il mène, une haute figure les domine dans la fiction comme dans l'histoire : celle de Catherine d'Aragon.

 

IV

 

« Je ne viens plus pour vous faire rire ; ce sont des choses de physionomie grave et sérieuse, tristes, élevées, pathétiques, pleines de grandeur et de douleur, ce sont de nobles scènes aptes à solliciter les yeux aux pleurs que nous vous présentons aujourd'hui. »

 

Ainsi parle Shakespeare dans le prologue de sa tragédie le Roi Henri VIII, œuvre terminée par une scène de déclamation à la louange d'Élisabeth, la « reine-vierge » sa protectrice, fille d'Anne de Boleyn, et dont le principal épisode est le jugement et la mort de Buckingham.

 

Si les auteurs du nouvel Henri VIII n'ont emprunté au grand poète anglais que quelques traits et quelques détails de leur action, ils ont opéré en vertu du même principe et ne sont pas « venus pour nous faire rire ».

 

Leur ouvrage est taillé d'une seule pièce, sans aucun de ces incidents qui rompent la gravité d'un sujet ; travail de dramaturge plutôt que de poète lyrique, il faut le juger comme un drame, en oubliant pour un instant que la musique est de la partie.

 

Le collaborateur de MM. Silvestre et Détroyat n'est point de ceux d'ailleurs que le drame pur est capable d'effrayer. Il a sur ce point des théories très nettes : il se plaît au développement normal des passions humaines et n'aime point les poèmes jetés dans le moule ancien des cavatines, des cabalettes, des romances et autres agréments et hors-d’œuvre qui sont autant d'obstacles sur le chemin de l'action.

 

— Surtout, oubliez que vous écrivez pour un musicien, disait-il un jour à l'un de ses librettistes.

 

Les auteurs d'Henri VIII semblent avoir reçu la même recommandation, sans l'avoir complètement mise en pratique. Aux prises avec un sujet peu lyrique, abondant en conflits de paroles, ils l'ont traité en général comme une tragédie dont le ton s'élève de loin en loin et permet alors de substituer véritablement le chant à la simple déclamation.

 

Ils ne font point assister le spectateur aux origines de la passion d'Henri VIII pour Anne de Boleyn.

 

Quand le rideau se lève, Henri aime déjà, déjà il songe à substituer Anne à Catherine et, sournoisement, il prépare la voie dans laquelle il va bientôt s'engager.

 

Don Gomez de Feria, ambassadeur d'Espagne, dont le prototype paraît être le Capucius, envoyé de Charles-Quint, dans la pièce de Shakespeare, arrive de France à Londres où il compte retrouver Anne de Boleyn qu'il aime et dont il est aimé. Le témoignage de cet amour est dans une lettre écrite par Anne elle-même à Catherine d'Aragon ou à Gomez, et restée en la possession de la reine ; le poème n'est pas très explicite sur ce point. Cette lettre, quoi qu'il en soit, a touché Catherine et a fort servi Gomez dans sa fortune et dans son amour, puisqu'elle a contribué à le faire nommer ambassadeur à Londres.

 

Mais il apprend du duc de Norfolk, et bientôt il a la preuve, qu'Anne de Boleyn est devenue indifférente à sa tendresse. Le roi l'aime et, pour l'avoir près de lui, il la nomme dame d'honneur de la reine et lui confère le titre très envié de marquise de Pembrocke.

 

C'est là l'entrée en matière du poème, mais ce n'en est pas tout le sujet. Ce sujet est aussi dans la tragédie conjugale qui se joue entre Catherine et Henri, l'un voulant la répudiation de sa femme, l'autre luttant noblement, passionnément, contre cet outrage qu'elle n'a point mérité.

 

Le drame parcourt ici la série des évènements historiques précédemment rapportés. Catherine y sollicite vainement la grâce de Buckingham ; elle y assiste avec la même impuissance à l'élévation de sa rivale ; elle y a, devant le Synode chargé de prononcer sur sa répudiation, la même attitude touchante et noble. Vaincue enfin, elle se retire à Kimbold, où, au dernier acte, nous devons la retrouver mourante.

 

Durant tout l'ouvrage, Anne triomphe en son amour, amour vénal s'il en fut jamais, car lorsque le roi, après la scène du premier acte, la rejoint à Richmond où une fête se prépare en son honneur, la question de sentiment se résout en une question de position. Anne ne sera pas la maîtresse du roi, elle sera sa femme, elle sera reine ! C'est à ce prix qu'elle tombe dans ses bras.

 

Quoique Espagnol, don Gomez de Feria, mis fréquemment en présence d'Anne, ne rappelle en rien, dans les diverses circonstances où il se trouve, le don Fernand de la Favorite. Plus passif, plus contenu, plus digne peut-être, il est beaucoup moins passionné, et c'est dommage.

 

Après la grande scène du Parlement, dans la salle de Black-Friars, au milieu d'un cérémonial pompeux dont les détails se retrouvent dans la tragédie de Shakespeare, le drame touche à la catastrophe finale.

 

Anne de Boleyn règne ! Tandis qu'elle assiste à la répétition d'un ballet qu'elle veut donner au roi pour son anniversaire, le soupçonneux Henri promène dans son palais ses pensées troublantes. L'image de don Gomez, la rencontre qu'il en a faite naguère à Richmond dans une sorte de tête-à-tête avec Anne, quelques histoires du passé qu'on lui a contées peut-être, tout cela lui revient à l'esprit. Et parfois il songe à cette Catherine qui, elle, n'a jamais donné prise au soupçon. Voilà du moins ce que rapportent les courtisans.

 

C'est dans ces dispositions d'esprit qu'une fois encore, à ce moment même, Henri surprend Gomez en présence d'Anne, seule.

 

L'ambassadeur espagnol est venu pour remettre au roi un message de Catherine. Anne, qu'un secret pressentiment agite, profite de cette rencontre pour demander au jeune homme si le message ne contient pas des « armes contre elle ».

 

Catherine pourrait vouloir se venger, envoyer au roi les lettres naguère écrites par Anne à Gomez ! — Non ! ces lettres, Gourez les a brûlées. — Toutes ? — Toutes, excepté celle qui décida son arrivée à Londres comme ambassadeur Celle-là, la reine l'a gardée. Anne l'apprend avec une profonde terreur.

 

V

 

Pourquoi cette terreur ? Ici, les auteurs paraissent avoir accepté, en vue du dénouement de l'œuvre, un moyen qui paraît fort discutable.

 

Après nous avoir montré, au courant de la pièce, par une sorte de spéculation sentimentale, Anne de Boleyn souvent poursuivie par la vision de la hache qui frappa Buckingham et dont rien pourtant, en ces heures encore pures de sa vie de femme et de reine, ne saurait lui faire craindre la menace, ils nous la montrent terrifiée à la pensée de l'existence de cette lettre écrite avant sa liaison avec le roi.

 

Pourquoi cette terreur, encore une fois ?

 

Anne n'est point ici coupable, ni même suspecte : elle n'a à se défendre que devant le public qui peut trouver basse et vile l'âme de cette femme qui se vend, même pour un trône.

 

Mais, aux yeux du roi, quelle est sa faute ? Elle a tenu honnêtement son marché. Elle n'a donné à son royal acheteur aucun rival ; si, au sujet de Feria, elle a témoigné de quelque souvenir ou de quelque regret, elle n'a laissé voir du moins aucune coupable espérance.

 

Donc, quel effet produirait ]a lettre si elle était découverte à ce moment et si Anne faisait loyalement au roi l'aveu de son origine ? Henri pourrait-il considérer cette lettre, vestige d'un passé mort, comme une trahison actuelle et méritant toute sa fureur ?

 

Assurément, non. Le drame prendrait une tout autre tournure et nous n'aurions plus la scène qui le dénoue, scène sans doute préconçue par les auteurs, scène superbe, il faut le dire, en présence de laquelle on oublie volontiers la faiblesse du prétexte dont on s'est servi pour l'amener.

 

Combien pourtant cette scène, dans laquelle se pose la question de savoir si le roi va trouver ou ne pas trouver une lettre faite pour perdre Anne à tout jamais, combien cette scène aurait été plus parfaite si elle eût reposé non sur une convention, mais sur une vérité ; si Gomez, par exemple, au lieu de se montrer trop promptement résigné, avait voulu disputer au roi Anne encore pure ; s'il avait cherché à l'arracher à sa perte ; si enfin, après quelque brûlante rencontre, elle lui avait écrit un billet signé, daté, affirmant la réalité de son amour, billet qu'elle aurait cherché vainement à reprendre une fois définitivement déchue et dont la découverte aurait été son arrêt de mort !

 

Ces réserves n'ôtent rien au caractère saisissant du tableau final.

 

Le roi, trouvant don Gomez auprès d'Anne, reçoit de lui le message touchant de Catherine qui, au jour de son anniversaire et se sentant près de mourir, a voulu lui envoyer un témoignage de son affection ; mais, ses soupçons le torturant, un vague instinct lui disant que le secret qu'il cherche est aux mains de Catherine, il invite l'ambassadeur à l'accompagner à Kimbold.

 

C'est là, dans une vieille salle triste, devant la haute cheminée dont les personnages de pierre sont les seuls témoins de sa douleur, que Catherine pleure sa patrie, sa royauté et son amour.

 

C'est là qu'Anne, précédant le Roi, vient dans l'espoir de lui arracher, à force de larmes et de feint repentir, la lettre dont elle redoute la découverte. Catherine la lui refuse.

 

Eh bien, non, misérable !

Non ! non ! fille sans cœur ! Regarde : le voilà,

Cet écrit qui te perd et me fait redoutable !

 

C'est sur le cri : « Grâce » jeté par Anne de Boleyn, que le roi paraît, suivi de Gomez.

 

Alors commence une lutte violente entre l'esprit de vengeance et l'esprit de pardon, dans l’âme de Catherine.

 

La chrétienne finit par l’emporter sur la femme outragée : elle jette au feu la lettre accusatrice et meurt ! Anne est sauvée, mais le roi dit devant elle que si jamais ses soupçons se confirment, c'est la hache qui le vengera. Il fait entrevoir ainsi la sanglante destinée réservée à la nouvelle reine, vraiment reine cette fois, mais qui va l'être si peu de temps.

 

Ce drame, sur lequel il était nécessaire d'appuyer afin d'en faire bien apercevoir le caractère, très différent de celui des œuvres franchement lyriques, est à la fois fort compliqué et fort simple : simple par la fable, compliqué par les détails. Tel qu'il est, sa justification définitive sera d'avoir servi de base à l'une des plus belles partitions de notre temps.

 

Je veux, avant d'entrer dans l'analyse de cette partition, rendre un hommage particulier à Mlle Krauss, oublier un instant qu'elle est une cantatrice de premier ordre, pour ne la revoir que comme tragédienne. Elle nous est apparue, dans ce dernier tableau, sublime d'accent, de physionomie, de geste et d'attitude. On ne peut rien imaginer de plus parfait et de mieux composé que cette écrasante scène de l'indignation, de la lutte, du pardon et de la mort de Catherine. C'est l'absolu de la beauté tragique. Et il convenait de le dire, en se désintéressant de la musique, afin de garder à cet éloge toute l'étendue de sa valeur.

 

VI

 

La partition d'Henri VIII est faite pour surprendre bien des gens. Les uns, habitués à considérer Camille Saint-Saëns comme un adepte de l'école wagnérienne, ont dû s'étonner de le trouver si clair ; les autres, le comptant comme le chef du parti de l'intransigeance musicale, ont pu s'indigner de le trouver si réactionnaire.

 

En réalité, il n'est que logique. Depuis que je le suis dans les diverses manifestations de son talent, je me suis fait à son égard une opinion que je crois fondée. En lui m'apparaissent deux hommes essentiellement distincts, non quant au principe, mais quant à l'application des forces émanant de ce principe.

 

Qu'il sache à fond les secrets de son art, cela est hors de cause. On peut donc admettre que s'il n'utilise pas ses moyens d'une façon absolument régulière, c'est, non pas un défaut de sa nature, mais une conséquence de son raisonnement. La musique symphonique et la musique dramatique ne sauraient avoir le même critérium.

 

Pour le symphoniste, la forme dramatique est évidemment une forme musicale inférieure, sous laquelle peut encore s'affirmer hautement la personnalité de l'auteur, mais qui ne lui laisse point la liberté absolue de son esprit et de son tempérament. Il est tenu, au théâtre, dans un état de subordination dont il ne saurait s'affranchir sans compromettre le sort d'une œuvre qui n'est pas complètement sienne.

 

Dans les œuvres symphoniques, au contraire, le compositeur n'a à répondre que de lui. Son inspiration s'exerce sur un thème purement musical ; il n'a à se soucier d'aucune convention ni d'aucune exigence matérielle.

 

C'est pourquoi on ne doit point s'étonner de le trouver très sensiblement différent de lui-même quand il passe du concert au théâtre.

 

Doué d'un sens très littéraire, le compositeur d'Henri VIII a toujours donné la preuve, dans ses œuvres dramatiques, d'un constant souci de la justesse de l'accent et de la vérité de l'impression.

 

Il traite donc le dialogue en s'inspirant de la pensée que j'ai rapportée plus haut, c'est-à-dire en se persuadant que le librettiste a « oublié qu'il écrivait pour un musicien ». Il se préoccupe avant tout de la diction naturelle faite pour mettre en valeur le sens des mots ; c'est dans l'orchestre qu'il place l'âme du personnage et le commentaire de son discours.

 

Mais quand, au milieu de l'action, le germe lyrique se développe, pousse et s'épanouit, alors la musique change de caractère. C'est une floraison superbe, soudainement apparue à travers les solides assises du récit.

 

Dans tout cela se fait voir une simplicité qui n'est point pauvreté, une simplicité apparente, obtenue par les moyens les plus raffinés, qui sont le comble de l'art. On y sent chez le musicien aux formules magistrales, avec lequel nous ont familiarisé les auditions de très nombreux ouvrages symphoniques, le désir de rester accessible à la foule, l'intelligence des besoins et des aspirations de cette foule, à qui il ne faut pas parler absolument la langue des lettrés et des philosophes, tout en restant littéraire.

 

Ce double courant d'inspiration, bien sensible dans Henri VIII comme dans les plus récentes œuvres de Camille Saint-Saëns, a créé le double courant d'opinion que je viens de signaler. Wagnérien ! disent les rétrogrades que déroutent les périodes récitatives au bout desquelles ils ne rencontrent plus les accords plaqués de la manière italienne ; rétrograde ! disent les wagnériens, prenant pour concessions fâcheuses les parties lumineuses, pures de forme, nettes d'accent, qui surgissent du dialogue.

 

Rien de tout cela. Le compositeur d'Henri VIII est Français et bien intelligemment Français, voilà tout. Utilisant les précieuses facultés d'assimilation qui sont le propre de notre race, laissant aux dogmatiques leur solennel ennui, aux poncifs leur banalité courante, il manie la substance musicale d'une main supérieurement exercée, et nous apporte, frappé de sa marque personnelle, un ouvrage conçu tout à fait suivant l'esprit de notre éclectisme moderne.

 

VII

 

Henri VIII est une partition de premier ordre.

 

Un court prélude commence l'ouvrage. — La mode n'est plus aux ouvertures développées présentant comme le programme complet des divers morceaux de la partition ; nos musiciens actuels aiment mieux les discours sans exorde que les avertissements au lecteur.

 

Il serait donc assez difficile de deviner, sur la seule audition de ce prélude, quel sera le caractère dominant du drame. Il est d'une simplicité majestueuse, et monte par grandes onde harmoniques jusqu'au moment où le rideau se lève sur une scène des plus ordinaires, avec laquelle il n'a aucun point d'attache bien sensible.

 

C'est le dialogue de Norfolk et de Gomez, dans lequel ce dernier apprend l'amour du roi pour Anne de Boleyn. Au cours de ce dialogue se placent deux jolies strophes symétriques du jeune ambassadeur :

 

La beauté que je sers est telle

Que jamais les regards ne sauraient s'en lasser !

 

La beauté que je sers est blonde,

Ses cheveux sont plus clairs que l'or vivant des blés !

 

Elles respirent une ardeur juvénile ; fort bien dites par M. Dereims, elles ont favorablement impressionné le public. L'ensemble qui les suit, après quelques phrases de récit, est très bref, très enlevé, toujours dans le même sentiment d'animation et de confiance joyeuse de la part de Gomez.

 

L'entrée dialoguée du chœur venant annoncer la nouvelle de la condamnation à mort de Buckingham gagnerait, ce me semble, à être placée sur un fond instrumental moins travaillé. Les mots : « Condamné — Quel châtiment ? — La mort ! » dits presque à découvert prendraient un caractère plus saisissant.

 

Au chœur tourmenté des gentilshommes épiloguant sur la conduite et le caractère du roi, s'oppose très habilement le salut mielleux des mêmes courtisans tout à coup surpris par l'arrivée de leur redoutable maître.

 

La phrase de bienvenue adressée par Henri à Gomez est de la fine comédie lyrique, d'un ton juste et naturel.

 

Après cette phrase, le caractère de la musique se modifie. Henri demeure avec Surrey, son confident. Jusque-là l'orchestre seul avait accusé discrètement les préoccupations de l'esprit du roi ; à ce moment les instruments éclatent en même temps que déborde son cœur, irrité contre Rome et avide de liberté :

 

Donc, le pape est hostile à ma secrète envie ?

— Oui, Sire ! —

Je l'y soumettrai !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Puis, Anne lui résiste encore et il s'en désole :

 

Je souffre pour cette rebelle

Des maux plus durs que le trépas.

— Près de la femme la plus belle,

Un roi commande...

— Qui donc commande quand il aime !

 

C'est sur ce dernier vers que se pose un exquis cantabile d'Henri, dont la fureur s'est fondue tout à coup en pensées amoureuses. C'est une page d'une mélancolie pénétrante. Le milieu s'anime un instant, en même temps que le sentiment d'une résistance qui l'irrite grandit dans l'esprit du roi ; puis le motif primitif reparaît développé, mis en valeur et aboutissant à une péroraison à la fois éclatante et chaude.

 

C'est là un des points en relief de la partition et l'un des premiers « effets » de M. Lassalle, qui chante et joue ce rôle d'Henri avec une véritable supériorité. Sa voix superbe et d'une souplesse merveilleuse y est au service d'un talent aujourd'hui en pleine possession de lui-même.

 

Le reste de l'acte est, au point de vue de la musique dramatique, une conception puissante.

 

La scène commence doucement entre Catherine et le roi, puis l'effet grandit progressivement : c'est d'abord la colère d'Henri opposée aux supplications de Catherine demandant la grâce de Buckingham, les accents douloureux de la reine : « Vous ne m'aimez plus ! » les déclarations doucereuses du roi, que l'orchestre suit et souligne de la façon la plus intéressante, toute cette comédie du souverain et de l'époux tour à tour hypocrite quand il parle de son amour, dogmatique en invoquant le Saint-Livre qui condamne son mariage, faisant sentir sous chaque mot quelle violence pourrait soudainement éclater dans sa parole et dans ses actes. Le conflit des instruments est là aussi attachant que le drame humain. Ils disent ce que la parole ne peut dire, et parfois ils démentent ce que la parole dit.

 

Je passe sur l'ensemble de ce long morceau, ensemble qui a quelque peu de l'allure italienne, pour louer comme il le mérite ce magnifique contraste musical de la première déclaration d'amour du roi à Anne de Boleyn et des chants funèbres du De Profundis accompagnant sous les fenêtres du palais le corps de Buckingham décapité.

 

Les paroles passionnées du roi : « Si tu savais combien je t'aime ! » empruntent une sorte de charme infernal à cette situation qui semble prise de quelque drame d'Hugo. Le compositeur a peint ce tableau d'une couleur sobre et vivante, et l'a appuyé d'un final d'une belle sonorité et d'une riche ampleur qui l'a emporté très haut sur les ailes de l'inspiration.

 

Dans les jardins de Richmond, décor frais, poétique et d'une étendue considérable supérieurement peint par M. Lavastre jeune, va s'accentuer et s'achever le duo amoureux d'Henri et d'Anne. Un andante, d'une grâce et d'une délicatesse extrêmes, caractérise l'entr'acte qui sert de lever de rideau à ce tableau.

 

J'y voudrais citer l'air de Gomez, exprimant son indignation et son amour, morceau très pathétique, l'énergique revendication de Catherine, l'ensemble dans lequel intervient le légat ; mais tout s'efface devant l'effet immense obtenu par le duo d'Henri et d'Anne, dans lequel cette dernière répond enfin aux impatients désirs du maître.

 

C'est une page d'un art consommé ; l'expression en est d'un charme délicieux, d'une tendresse abandonnée, qui font oublier entièrement de quels personnages il s'agit ici, de quels calculs d'ambition de la part de la maîtresse, de quelle sensualité grossière de la part de l'amant, procède cette rencontre sous les ombrages de Richmond. Camille Saint-Saëns l'a oublié lui-même ; il n'a pas fait de réflexions psychologiques sur cette situation ; il ne s'est soucié que de chanter un poème de grâce, de jeunesse et d'amour ; il n'a vu là que deux cœurs à émouvoir, à faire battre l'un contre l'autre dans l'extase d'un double rêve réalisé !

 

Mlle Richard, qui personnifie et chante en digne partenaire de Mlle Krauss et de M. Lassalle le rôle d'Anne de Boleyn, a eu sa belle part dans le succès du compositeur et de son principal interprète.

 

Un ballet forme intermède entre cette partie du drame et les grands évènements qui le terminent : le Synode réuni pour le divorce du roi et la mort de Catherine.

 

Ce ballet, auquel prélude le mimo-drame d'un bouffon de cour, sur une introduction d'instruments à cordes très originale et très fine, comprend six numéros, composés, dit-on, presque tous sur de vieux airs écossais, ce qui ne nous touche guère, mais variés, d'un rythme franc, d'un tour vif ou d'une couleur vaporeuse, ce qui nous intéresse autrement que la mention de ces origines exotiques.

 

Je crois, pour ma part, que l'Écosse où Camille Saint-Saëns est allé chercher son scherzetto et son motif de cornemuse ou de pibroch est située tout près de l'Inde où Jules Massenet a pris les variations du ballet du Roi de Lahore, c'est-à-dire dans le beau pays de leur seule imagination, et qu'il faut attribuer ces jolies trouvailles à leur personnelle invention et non, comme le disait Cyrano de Bergerac à propos de Molière, aux bons offices que leur rend leur mémoire.

 

Mlle Subra est la gracieuse reine de ce divertissement, dans lequel Mlle Hirsch s'est fait remarquer en gipsy jongleuse.

 

Le tableau qui nous montre le roi ratiocinant tout seul dans son palais sur le pouvoir de Rome, auquel il entend résister, puis rudoyant le légat, dont l'indignation douloureuse s'exprime en un long monologue, est un tableau inutile, embarrassant l'action ; il n'aurait eu sa raison d'être que si le musicien y avait trouvé son compte. Il n'en a pas été ainsi.

 

La grande tirade du légat a des beautés sévères qui ne sont point faites pour séduire l'abonné de l'Opéra. Un air de basse est d'ailleurs tout ce qu'il y a de plus difficile à écrire et de moins séduisant à entendre, même s'il est d'ordre supérieur.

 

Le reste, encore que le monologue d'Henri soit d'un imposant caractère déclamatoire, n'a pas été beaucoup plus apprécié.

 

Il y a là à pratiquer une coupure que conseillent à la fois le mouvement du drame, la satisfaction du public, dont les applaudissements ont consacré le triomphe des autres parties de l'œuvre, et l'intérêt même du compositeur dont le premier acte, présenté une heure plus tard, aura quelques chances de plus d'être régulièrement entendu.

 

Le tableau du Synode est peint dans un esprit d'ensemble qui est la caractéristique de la manière de Camille Saint-Saëns. Tout s'y tient, tout y concourt à l'effet général. La marche des Juges représente un merveilleux travail instrumental ; elle est d'un caractère grave, presque religieux ; quelques sonneries la précèdent, trompettes éclatant au loin sur le passage du roi ; en dehors de cet incident, le morceau se développe jusqu'au bout dans la même allure sérieuse et recueillie.

 

Les musiciens estimeront très haut cette page du nouvel ouvrage.

 

L'invocation de l'archevêque de Canterbury : « Toi qui veilles sur l'Angleterre », écrite dans la forme liturgique et renforcée par les masses et par les voix des premiers sujets, est une magnifique entrée en matière pour ce tableau du Synode, où passent tour à tour le large récit d'Henri, la noble déclaration, la supplication touchante de Catherine, marquée par des silences poignants, ayant leur valeur musicale, et enfin la phrase patriotique du roi, reprise par le chœur, morceau bien dessiné, affectant le caractère d'un air « di bravura », comme on disait au temps de l'Opéra Italien.

 

Un ensemble de vastes proportions, traversé par la phrase du légat excommunicateur, termine ce tableau où il faut remarquer, dans la partie descriptive, la tempête orchestrale grondant sous les voix, tandis que le peuple, appelé par le roi pour se prononcer sur le schisme, monte et se précipite en tumulte dans l'immense salle de Black-Friars.

 

J'arrive au dénouement, qui est un pur chef-d’œuvre, en signalant au passage, dans la première partie du dernier acte, un menuet dansé devant Anne, et dont la musique sert de fond à une conversation entre deux courtisans, broderie très légère du plus heureux effet.

 

Ce dénouement, qui ferait à lui seul la fortune de l'ouvrage, si l'ouvrage n'avait déjà accumulé un nombre suffisant d'éléments de succès, nous montre Catherine dans cette retraite de Kimbold que j'ai déjà dépeinte.

 

Au dehors, le peuple chante en l'honneur de l'anniversaire du roi ; Catherine, seule, murmure une sorte de lamento empreint d'une nostalgie poignante ; puis, après sa scène avec Anne, durant laquelle l'énergie du rôle s'accentue de mesure en mesure, arrive le quatuor final, qu'on a déjà placé, d'une commune voix, au même rang que l'immortel quatuor de Rigoletto.

 

Toute l'âme de Catherine mourante ; le musicien l'a mise dans les accents pathétiques de ce morceau ; toute la fureur jalouse et à la fois tout l'amour d'Henri y sont exprimés en phrases suaves ou violentes ; la terreur d'Anne de Boleyn s'y traduit, comme la douleur de Feria pleurant, en présence de la reine expirante et de la maîtresse déloyale.

 

Les quatre interprètes ont composé là un tableau dramatique et musical d'une intensité vivante. L'admirable voix de Lassalle y a répondu aux explosions superbes de la voix de Mlle Krauss, qu'il faut admirer ici comme cantatrice, après l'avoir saluée comme tragédienne.

 

C'est une rare bonne fortune pour un compositeur que de rencontrer quatre interprètes tels que ceux à qui l'Opéra a confié le sort d'Henri VIII ; une bonne fortune aussi pour des artistes de se trouver au service d'une œuvre de cette magistrale hauteur.

 

 

 

15 avril 1883

 

I

 

La musique dramatique se comporte en très discrète personne : elle ne fait point parler d'elle.

 

Depuis la première représentation d'Henri VIII à l'Opéra, nous n'avons rien eu : ni la Perle du Brésil, qu'on oublie après l'avoir officiellement annoncée ; ni Lakmé, qu'on nous fait attendre ; ni la reprise de Carmen, qu'on nous laisse indéfiniment espérer, œuvre charmante pourtant et vraiment neuve, dont la réapparition serait unanimement approuvée et que l'étranger commence à connaître mieux que nous.

 

Tout cela finira par venir, il faut le croire ; mais tout cela viendra avec la prudente lenteur qui caractérise maintenant ce qui touche aux choses de la musique dramatique, art tellement solennel, sacré et redoutable, qu'on arrivera à en abandonner la pratique, à force de raffinement, de respect ou de défiance, car je ne saurais trop dire auquel de ces sentiments il convient d'attribuer notre disette de nouveautés.

 

Voilà pour nos deux grands théâtres. Sur les scènes consacrées à la musique de genre, je ne vois, en ces dernières semaines, qu'un petit ouvrage : le Premier Baiser, valant la peine d'être signalé. La musique est de M. E. Jonas, un compositeur distingué qui tourne depuis des années dans le cercle de l'opérette dont ses aptitudes et son savoir-faire le rendent digne de sortir, et à qui l'Opéra-Comique conviendrait bien mieux que le théâtre des Nouveautés, où se joue actuellement son ouvrage.

 

Le livret du Premier Baiser est de MM. de Najac et Toché ; ils y ont développé un peu couramment une idée assez gauloise sur le perfectionnement de l'art d'aimer ; mais tout cela, confié à des interprètes comme Mlle Ugalde et M. Berthelier, relevé d'une musique leste et vive, fait le meilleur effet sur un public dont les exigences sont modérées.

 

Si le théâtre nous marchande les œuvres, le concert, en revanche, nous les prodigue. Ce printemps, qui ressemble fort à un hiver bourru, avec sa bise piquante ; ce doux avril, qui se donne des airs de janvier et se coiffe plus souvent que de raison du chaperon de grésil de la légende, prolongent d'une façon exceptionnelle la saison des concerts habituellement close au jour de Pâques fleuries.

 

Je ne m'en plains pas, puisque l'occasion m'est ainsi donnée de revenir sur quelques œuvres de valeur, dont le moindre opéra m'aurait empêché de parler à mon aise.

 

II

 

Il faut remonter tout d'abord assez haut dans le mois de mars pour y trouver la Velléda de M. Lenepveu, dont un important fragment, la scène de la Conjuration, a été exécuté au Cirque d'Hiver.

 

On sait que cet ouvrage, un peu parent de la Norma, fut représenté à Covent-Garden, en juillet 1882, et que le principal rôle en dort rester comme la première création de Mme Adelina Patti, habituée jusque-là à de simples reprises.

 

J'ai parlé, en son temps, de cet opéra (Nouvelle Revue du 15 juillet 1882) ; j'en ai signalé les tendances ; j'ai montré l'auteur s'efforçant de mettre au service des exigences de l'art moderne les ressources d'un tempérament véritablement dramatique, quoique encore un peu engagé dans les liens de l'ancienne scolastique ; j'ai cité notamment, comme très puissante et très vivante, la page que M. Pasdeloup nous a fait entendre, et qui met en scène Velléda, appelant aux armes les guerriers gaulois.

 

Le public a fait à ce morceau, écrit avec une simplicité et une netteté propres à frapper vivement les foules, un accueil des plus enthousiastes.

 

Mais si j'ai rappelé cette audition déjà, ancienne, — je crois bien qu'elle a eu lieu en février plutôt qu'en mars, comme je viens de l'indiquer, — ce n'est pas tant pour enregistrer une fois de plus le succès de M. Lenepveu que pour signaler au passage l'éclatant début de Mlle Figuet, chargée du personnage de Velléda. Cette jeune personne, encore élève du Conservatoire, si je ne me trompe, sera à prochain délai une cantatrice dramatique d'une sérieuse valeur.

 

Et puisque me voilà occupé de personnalités musicales, en cette revue qui, faute d'objet spécial, ne sera guère qu'une causerie à bâtons rompus sur les faits des quatre dernières semaines, je dirai un mot de Mlle Rolandt, que l'Opéra-Comique nous a présentée, le 13 mars, dans la Reine de la Nuit de la Flûte enchantée.

 

Étrange rôle musical que celui-là ; fantaisie ou problème vocal, né on ne sait trop sous quelle influence, bien que certains chroniqueurs y voient une petite vengeance de Mozart : un casse-cou disposé à l'usage de la première interprète, qui fut sa belle-sœur après avoir refusé d'être sa femme.

 

Quoi qu'il en soit, ce rôle noté tout à fait au-dessus de la portée normale et que, seule, Mlle Christine Nilsson a pu dire tel qu'il a été écrit, ce rôle, destiné à faire valoir une voix exceptionnelle ou à briser une voix ordinaire, n'a point été favorable à Mlle Rolandt.

 

Elle en a exécuté toute la gymnastique avec une agilité assurément intéressante ; mais sa voix, très inégale, l'a assez mal servie dans toutes les parties qui ne demandent que de la correction et du charme.

 

De plus, Mlle Rolandt, peu familiarisée avec notre langue, l'accentue, pourrait-on dire, comme de la musique sans paroles. Il en résulte un défaut de sentiment que corrigera, on doit l'espérer, une éducation plus complète. Nous attendrons une nouvelle épreuve, dans quelque autre ouvrage, pour juger définitivement cette jeune fille qui, vraiment, avait à se débattre, dans ce rôle de la Reine de la Nuit, contre des difficultés et des souvenirs trop redoutables pour une nouvelle venue.

 

III

 

Une cantatrice, n'appartenant point au monde dramatique, mais animée d'une foi ardente pour tout ce qui touche à l'art, interprétant avec une religieuse passion les ouvrages des maîtres anciens et modernes, nous a donné, le 20 mars, la très grande joie de connaître, dans une audition intime organisée à la salle Érard, la Rédemption de Ch. Gounod, trilogie sacrée entendue pour la première fois, l'été dernier, au festival de Birmingham.

 

Je veux parler de Mme Henriette Fuchs, qui s'occupe avec une généreuse activité de cette société chorale : la Concordia, dont les associés consacrent une ardeur si louable au service de la grande musique.

 

Cette audition était destinée à donner à quelques privilégiés une idée élémentaire d'une composition à laquelle les masses orchestrales et chorales restitueront toute sa grandeur.

 

Le piano et l'orgue Mustel soutenaient seuls l'exécution vocale, en cette soirée intéressante du 20 mars. Je n'entreprendrai pas ici l'analyse de l'œuvre magistrale dont une audition solennelle doit avoir lien prochainement au Trocadéro, et dont seulement alors il m'appartiendra de parler dans tous ses détails.

 

Pour aujourd'hui, je me bornerai à dire qu'il s'agit d'un grand oratorio dont le titre révèle tout le sujet. C'est l'histoire de l'homme, suivant la version biblique et évangélique, depuis sa chute jusqu'à son rachat par le sang versé sur le Calvaire. Le drame de la Passion du Christ y est suivi de sa glorification céleste ; la puissance du Verbe y est proclamée dans la dernière partie, lumineux couronnement de l'œuvre.

 

Des personnages apparaissent dans ce vaste champ ; mais les ensembles y occupent la place la plus large ; ils en forment comme la trame solide et brillante, sur laquelle se détachent, en traits très délicats, les figures du Christ, de la Vierge, de l'Ange et des Saintes Femmes.

 

Une grande impression se dégage de l'approche de ce bel ouvrage : il apparaît comme un de ces monuments aux lignes harmonieuses et pures, témoignage matériel de la sérénité de l'esprit de l'artiste.

 

Ch. Gounod est, certes, parmi nos maîtres, au premier rang de ceux qui marquent leurs œuvres d'un signe très personnel, d'un paraphe auquel personne ne se trompe ; cette personnalité, on la retrouve ici tout entière, mais il s'y ajoute, surtout dans les parties chorales, cet effet de simple et majestueuse grandeur que nous font éprouver les compositions de Haendel.

 

Mme Storm, MM. Hermann-Léon, Mazalbert et Quirot étaient, avec Mme Fuchs, les excellents solistes chargés de l'interprétation de cette trilogie.

 

La salle du Trocadéro, où nous sommes appelés à l'entendre avec toute l'armée de choristes et d'instrumentistes qu'elle comporte, recevra aussi, vers le même moment, les exécutants d'un ouvrage qu'on dit des plus remarquables : le Lucifer, de M. Peter Benoit.

 

M. Peter Benoit est un compositeur belge dont le nom est très connu en France et la renommée considérable dans son pays ; ses ouvrages n'ont pas encore, toutefois, passé la frontière. Un de ses compatriotes, musicien distingué d'ailleurs, m'en parlait un jour dans des termes faits pour nous rendre assez exigeants à son égard : il le représentait comme le plus grand compositeur de notre époque, tout simplement.

 

Il a fait exécuter, il y a quelques années, à Anvers, sa ville natale, une vaste symphonie dans laquelle un canon placé sur la tour de la cathédrale faisait bravement sa partie. Voilà assurément qui n'est pas de la petite musique.

 

IV

 

Le concert du Châtelet a terminé la saison avec une très belle exécution de la Damnation de Faust. Quant au Concert Populaire, il n'a pas encore clos la série de ses auditions au moment où cette revue est écrite.

 

On y a produit, le 1er avril, un jeune compositeur, M. Albert Cahen, qui n'est pas tout à fait pourtant un nouveau venu, ayant donné déjà, à l'Opéra-Comique, un petit acte : le Bois, et dans les concerts diverses œuvres d'un caractère mixte, c'est-à-dire tenant le milieu entre l'oratorio et le drame lyrique.

 

L'œuvre que M. Pasdeloup nous a fait entendre, ce jour-là, appartient à cette dernière catégorie. C'est un Endymion, poème mythologique en trois tableaux, retraçant les amours de Diane, et surtout personnifiant la déesse sous ses trois formes : terrestre, infernale et céleste.

 

Diane, Hécate, Phœbé, voilà les trois figures que M. Albert Cahen a voulu reproduire musicalement. Tout en ne donnant pas à l'ouvrage son titre, elles en sont, en réalité, le principal sujet.

 

La nymphe Nicéa et le dieu Pan apparaissent dans le tableau comme des figures de second plan. — Les chœurs y jouent, par contre, un rôle assez actif, et la symphonie descriptive y a sa belle part.

 

Bien que je me sois directement intéressé à cet ouvrage, je n'en connaissais pas la musique : j'ai donc pu l'écouter sans parti pris. — Je dirai tout de suite que certaines scènes m'ont semblé laisser quelque peu à désirer sous le rapport de la cohésion et de l'homogénéité du style ; en revanche, j'y ai trouvé des parties très largement traitées et faisant grand honneur à leur auteur.

 

Je citerai une incantation de la déesse frappant Endymion du sommeil surnaturel qui doit le lui livrer pour toujours ; le finale de la première partie avec ses chœurs très heureusement variés et agencés ; et surtout la belle marche des offrandes autour de l'autel de Diane Hécate. — Puis se placent dans mon souvenir une ronde de sorcières, un chœur très léger annonçant la venue d'Endymion et un duo d'amour s'enchaînant avec un finale sonore, apothéose musicale du plus heureux effet.

 

M. Albert Cahen est un musicien d'une inspiration prompte, sachant bien ses auteurs et se piquant à leur endroit d'une belle émulation, qui se traduit par d'heureuses rencontres. — On a fait avec raison un grand succès à son nouvel ouvrage, qui assurément va prendre dans son répertoire la place d'honneur.

 

Mlle Richard prêtait l'éclat de sa superbe voix au principal personnage. — Elle a trouvé, dans ce rôle de Diane, l'occasion d'une très belle création musicale qu'il serait facile de transformer en une création dramatique, si la mode était encore aux opéras mythologiques, si fort goûtés au dernier siècle. A Mme Caron et à M. Auguez, artistes de choix, étaient échus les rôles épisodiques de la nymphe Nicéa et du dieu Pan. — M. Bosquin, mieux partagé, personnifiait Endymion. — Le duo final, bissé, comme l'avait été précédemment la marche des offrandes, a associé très largement l'excellent ténor au triomphe de Mlle Richard.

 

Le dimanche suivant, la salle du Cirque était comble. — Il s'agissait d'entendre Faure dans une sélection des œuvres de Richard Wagner. — Sur le programme figuraient en première ligne un acte du Tannhäuser et un acte de Lohengrin.

 

Je retrouve, en présence de ces fragments, une impression que j'ai, je crois, déjà exprimée et qui se reproduit chaque fois que je les écoute.

 

Il me semble que pour garder toute leur valeur, il leur faudrait le cadre théâtral en vue duquel ils ont été écrits ; car il ne faut point s'y tromper, Wagner, habituellement jugé comme dédaigneux ou ignorant de la partie dramatique de son art, est un des compositeurs qui s'en sont le plus constamment souciés, sans avoir d'ailleurs toujours réussi à cet accord heureux du drame et de la musique.

 

C'est pourquoi, en disant que j'aimerais entendre en scène ces fragments de Lohengrin et du Tannhäuser , je crois nécessaire d'ajouter que ces ouvrages ne me semblent pas au nombre de ceux qu'il faudrait servir en entier à un public du tempérament du nôtre.

 

Mais où fera-t-on jamais entendre à ce public, en vue de compléter son éducation musicale, ces fragments instructifs déjà au concert, et qui à la scène le seraient plus encore ? — Ce n'est pas à l'Opéra ; c'est encore moins à l'Opéra-Comique. Ce pourrait être à l'Opéra-Populaire, qui, suivant certaines combinaisons, permettrait d'être une institution fondée en vue de l'encouragement de la production nationale, comme en vue de l'enseignement général par la vulgarisation des chefs-d'œuvre des écoles française et étrangère.

 

Or, voici que l'Opéra-Populaire, qui semblait prendre corps et devait vivre vers le mois de septembre, s'est soudainement évanoui, paraît-il !

 

C'est grand dommage. Une année de perdue encore, c’est beaucoup trop pour les compositeurs, pour les artistes, pour le public.

 

Pour peu que cette malchance s'obstine, la question de l'Opéra-Populaire sera, dans l'art musical, le pendant de ce que représente, en politique, l'éternelle question d'Orient : toujours posée, jamais résolue ; et le directeur de ce fabuleux théâtre, personnage imaginaire jusqu'ici, apparaîtra constamment sous la figure piteuse de « l'homme malade », à la manière du Grand Turc.

 

 

 

01 mai 1883

 

I

 

L'Opéra-Comique, qui ne nous a point accoutumés à une telle abondance de biens, vient, en une semaine, de nous donner Lakmé, le nouvel ouvrage de M. Léo Delibes, et de nous rendre Carmen, la dernière partition de Georges Bizet.

 

En nommant ici, en même temps, ces deux opéras, je ne prétends établir entre eux aucune comparaison ; je veux dire seulement que l'un et l'autre sont d'un tempérament essentiellement différent de celui des œuvres du répertoire courant de la salle Favart et que leur double succès n'ira pas sans porter quelque atteinte aux traditions du genre.

 

Pour ne parler tout d'abord que de Lakmé, — la première en date, — il faut bien reconnaître que, malgré le dialogue obligatoire, elle n'est rien autre chose qu'un drame lyrique et un drame lyrique de forme simple, dédaigneux de toutes les prétendues habiletés de la vieille rhétorique dramatique. Je ne sais ce que penseront les conservateurs du musée musical des antiques de cette évolution de M. Carvalho vers un genre à la fois plus rationnel et plus conforme aux aspirations de l'école moderne ; je ne sais s'il ne s'étonnera pas lui-même de se voir en pareille aventure ; mais ce qui demeure certain, c'est que voilà la poétique nouvelle substituée aux procédés primitifs et que les auteurs de Lakmé, qui furent ceux de Jean de Nivelle, ont singulièrement modifié leur manière, depuis ce dernier ouvrage, dans lequel ils avaient essayé d'associer les gaîtés de l’opéra bouffon aux émotions du drame lyrique et même historique ; car, s'il m'en souvient bien, il n'y allait de rien moins alors que de la mise en œuvre d'un épisode de l'histoire de France.

 

Lakmé est une conception à la fois moins ambitieuse et plus haute. Il ne s'agit plus que d'une idylle dramatiquement dénouée, et dont la couleur indo-européenne a beaucoup de charme et de piquant. Le Mariage de Loti, que tout le monde a lu naguère dans la Nouvelle Revue et qui fut la révélation d'un talent d'une exquise délicatesse littéraire, n'est pas étranger à l'heureux évènement de la naissance de Lakmé.

 

Mais la petite sauvage Rarahu, fleur frêle au parfum capiteux, éclose au bord des eaux océaniennes, brillant et recevant l'amour, sans que rien des évènements communs de la vie, rien des passions étrangères se mêle à son existence, ne pouvait guère se transplanter dans le milieu où, malgré des efforts constants vers la vérité, la convention théâtrale s'impose comme une loi.

 

Il a donc fallu, pour que l'Opéra-Comique trouvât son compte à cette affaire, aller chercher dans quelque autre pays une fable analogue à ce doux roman de Rarahu et de Loti, qui a touché et charmé bien des cœurs.

 

On a imaginé Lakmé, et l'on a évoqué, pour y faire vivre, cette Inde mystérieuse où la civilisation anglaise se heurte à tout instant à la foi puissante ou, si l'on veut, au fanatisme de la race vaincue ; où vivent ensemble, sans se confondre, le brahmane et le clergyman, les misses vaporeuses et les filles des pagodes à la peau de bronze clair, où il y a encore, par les nuits lumineuses, des rugissements de fauves et des appels sinistres d'êtres humains, où les fleurs les plus belles ont les poisons les plus subtils ; où l'Européen se sent vaguement enveloppé d'une trame invisible, incessamment menacé d'un péril indéfini, dont la conscience lui rend la vie à la fois plus irritante et plus séduisante.

 

Le théâtre doit beaucoup à cette Inde si féconde, d'où nous vient aujourd'hui Lakmé, fille du brahmane Nilakantha, élevée dans la virginale retraite du temple paternel, aimée par le lieutenant Gerald, un beau cavalier de l'armée anglaise, amoureuse bientôt et bientôt aussi victime de son amour.

 

C'est un conte joli et touchant, en trois chapitres, qui se serait suffi à lui-même, se fait écouter avec plaisir, et, dépouillé de détails et d'épisodes destinés à dissimuler la simplicité du fond, pourrait, à la rigueur, être dit sans recourir aux multiples ressources de la prose.

 

II

 

Dans l'enclos plein de fleurs, d'arbres et de lianes

D'un jour mystérieux vaguement éclairé,

Un temple familier interdit aux profanes

Monte sous les rameaux du banyan sacré.

 

Au seuil, veille, accroupi, levant sa tête énorme,

L'éléphant Ganésa, dieu bon, sage et prudent.

Un lotus bleu fleurit dans sa droite difforme ;

Il rêve, extasié, loin du soleil ardent.

 

Dans le recueillement sacré de la nature,

Nulle voix ne s'entend au loin, sinon la voix

D'un ruisseau frais, perdu sous la sombre verdure

Et qui s'en va disant sa chanson par les bois.

 

Là, vit Nilakantha, le vieux brahmane austère,

Gardant jalousement dans le blanc sanctuaire

Lakmé, sa fille, — idole et prêtresse à la fois.

 

Le jour naît. Voici l'heure où saluant l'aurore

L'hymne des purs croyants plane dans l'air sonore...

Comme un écho du ciel dans le temple profond

Une prière calme et douce lui répond.

 

La porte lentement s'ouvre. — Sous ses longs voiles,

Lakmé paraît alors, solennelle, et pourtant

Laissant voir en ses yeux pleins de lueurs d'étoiles,

Sous sa fierté d'idole une grâce d'enfant.

 

Ses cheveux d'ambre roux coiffés de la tiare

Roulent confusément dans l'or de ses colliers.

Muette, elle descend les larges escaliers,

Et la foule asservie à son charme bizarre

Se prosterne et l'adore avec ravissement.

 

Seule bientôt, Lakmé fait glisser doucement

Les lourds émaux chargeant son col et sa poitrine,

Les anneaux de métal serrant sa jambe fine

Et les cercles d'argent passés à ses bras nus.

 

Elle court dans les fleurs ; elle n'est plus déesse !

Sa liberté l'enivre et son âme sans cesse

Lui parle vaguement de bonheurs inconnus.

 

Et quand elle revient, les mains pleines de roses,

Un homme est devant elle, un barbare, un de ceux

Qui tiennent sous le joug ses parents et ses dieux !

 

Or, bien qu'en frémissant elle songe à ces choses,

Elle n'ose pourtant trahir l'audacieux !

 

Lui, demeure attendri, fasciné, devant elle.

A cette Ève apparue en sa grâce mortelle,

Il murmure des mots brûlants comme du feu !

 

Et quand la chaste nuit monte dans le ciel bleu,

Quand l'étranger a fui, cédant à ses prières,

Lakmé se ressouvient des paroles dernières

Qu'il a dites pour elle en son ardent adieu !

 

En son sein frissonnant une autre âme palpite,

Une part de son cœur s'envole aussi là-bas.

Elle devrait haïr cet homme qui la quitte,

Et ses lèvres déjà le rappellent tout bas.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Le brahmane a facilement deviné le secret de sa fille ; pourtant il ne connaît pas l'homme qui a ainsi troublé son repos. Il vient à la ville, espérant le découvrir. Il le découvre en effet. Gerald retrouvant Lakmé sur la place publique, où elle chante une de ces complaintes populaires aimées des Hindous, se trahit par un cri. Nilakantha aussitôt dispose tout pour une prompte vengeance.

 

Pour assurer cette vengeance, il abandonne Lakmé un instant. Gerald ne tarde pas à la rejoindre. Des aveux s'échangent ; Gerald va suivre la jeune fille, quand tout à coup dans l'ombre une arme étincelle. Le brahmane a frappé Gerald d'un coup de poignard et s'éloigne aussitôt, laissant Lakmé en larmes agenouillée devant le corps de son amant. Mais, aveuglé par sa fureur, il n'a pas vu que son arme n'avait fait qu'une légère blessure et que le sang versé allait féconder ce germe d'amour enfermé dans le cœur de son enfant.

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Lakmé et Gerald ont fui ensemble. Ils sont allés se cacher au plus profond de la forêt. De grandes fleurs versent sur leurs fronts rapprochés le parfum enivrant de leurs calices, des milliers d'oiseaux chantent autour d'eux, des traînées de soleil mettent dans les clairières des lueurs joyeuses. L'amour s'épanouit comme les fleurs ; le monde est oublié, ou plutôt il n'y a plus au monde que deux cœurs qui battent l'un près de l'autre au milieu du grand murmure des feuilles.

 

Gerald ne pense plus ni à sa fiancée, ni à son pays. Voici pourtant que tout à coup, au delà des profondeurs bleuâtres de la forêt, troublant le gazouillement des oiseaux et les caresses de la brise, retentissent au loin les fifres et les tambours de son régiment.

 

C'est son devoir qui le rappelle, et son cœur est troublé profondément ! Lakmé devine qu'il y a en lui quelque chose de plus fort que l'amour. Elle ne veut pas le retenir, mais elle n'est point résignée à le perdre. Elle presse alors sur ses lèvres une fleur de datura, une fleur aux sucs mortels ; et, dans les bras de son bien-aimé, elle expire, le faisant libre par sa mort, lui souriant déjà dans l’immortalité.

 

III

 

Tel est le roman d'amour de Gerald et de Lakmé. — A dessein, j'ai négligé, comme je l'ai dit, les épisodes qui n'y apportent ni dramatiquement, ni musicalement, aucun réel élément d'intérêt et qui, plutôt, en alourdissent la trame.

 

L'officier Frédéric qui s'efforce de détourner Gerald de sa passion ; miss Ellen et miss Rose, fille et nièce du gouverneur de la ville près de laquelle et dans laquelle se passe l'action ; mistress Bentson, gouvernante des deux jeunes filles, dont l'une est, comme de juste, la fiancée de Gerald,— voilà autant de personnages qui n'ont pas même pour exister l'excuse d'un contraste à établir entre les mœurs européennes et les mœurs hindoues.

 

Le régiment qui passe au loin tandis que Gerald s'oublie aux pieds de Lakmé, dans cette forêt dont elle lui a fait un paradis, aurait suffisamment caractérisé le lien qui doit rattacher et ramener le jeune homme aux devoirs de sa vie régulière ; le fifre et le tambour entendus tout à coup, au milieu de l'extase amoureuse du tableau final, eussent remplacé parfaitement l'ami Frédéric, dont les remontrances morales sont à coup sûr bien moins éloquentes que cette petite marche militaire dont chaque sonnerie doit avoir son douloureux écho dans le cœur de l'oublieux.

 

En dépit de ces légères réserves, Lakmé est un charmant poème, comme Mlle Van Zandt est une charmante Lakmé, dont la grâce native et l'adorable naïveté se prêtent merveilleusement à la réalisation de cette forme entrevue dans un rêve poétique et que peu d'autres pourront nous restituer comme elle.

 

Mlle Van Zandt sera Lakmé, comme Mme Galli-Marié a été Mignon.

 

Je ne parle pas encore ici de la cantatrice, mais seulement de l'artiste au point de vue de la composition du rôle, figure à la fois chaste et provocante, moins voluptueuse que Rarahu, mais faite pour éveiller les mêmes sensations en gardant la mesure que le théâtre impose.

 

MM. Edmond Gondinet et Philippe Gille ont tiré grand parti des précieux dons naturels de Mlle Van Zandt ; elle sera pour beaucoup dans leur succès, mais elle leur devra aussi beaucoup du sien.

 

Une mise en scène très pittoresque, des décors d'une couleur merveilleuse, notamment celui du troisième acte qui est de M. Lavastre jeune, une figuration fort bien réglée, un ballet d'un éclat tout asiatique, contribueront aussi à ce succès dont il faut, comme de juste, reporter la meilleure part à la musique de M. Léo Delibes, qu'il me reste maintenant à apprécier.

 

IV

 

Personnalité très sympathique, M. Léo Delibes n'est pas seulement un compositeur de talent : il est un compositeur heureux ; cet accord entre la fortune et la valeur d'un homme est chose assez peu courante pour qu'on la doive noter.

 

Il serait difficile de citer dans le répertoire de l'auteur de Lakmé une œuvre qui soit obscurément tombée, qui n'ait, par quelque point brillant, séduit le public et contribué pour sa part à édifier cette réputation de musicien aimable, élégant, gracieux et spirituel dont il jouit pleinement aujourd'hui.

 

A tous ses titres à la faveur d'un public sur lequel sa manière exerce une action très directe et très vive, il cherche à en ajouter d'autres chaque fois qu'il revient au théâtre avec une œuvre nouvelle.

 

Après une longue carrière consacrée à la musique de genre, après d'heureux débuts à l'Opéra où il a donné, entre autres ouvrages, un des plus délicieux ballets du répertoire, Coppelia, on l'a vu dans le Roi l'a dit prendre le ton de l'opéra-comique classique, et dans Jean de Nivelle s'essayer à la grande musique dramatique, autant que le lui permettaient les développements d'un sujet dont le genre n'apparaissait pas très nettement défini. Aujourd'hui, le voilà aux prises avec un drame lyrique, d'un caractère poétique et tendre, d'un orientalisme tempéré, où le tragique du dénouement s'illumine d'un sourire d'amour.

 

C'est bien là, semble-t-il, d'après l'expérience que nous venons d'en faire, une œuvre telle qu'il la faut pour mettre en valeur les qualités dominantes de M. Léo Delibes et ne pas l'entraîner trop vers le domaine de l'épopée et les noirceurs de la tragédie.

 

Il sait charmer et toucher ; il n'aura point par surcroît, avec ces dons heureux, l'ambition d'être terrible, et préférera toujours les modulations de la flûte, les chansons mélancoliques du hautbois à l'éclat strident des cuivres. Il se préoccupe plus de séduire que d'étonner, et, débarrassé du souci de faire grand, il s'efforce de faire juste, ce dont il convient de le louer hautement.

 

Les éloges, d'ailleurs, ne lui ont pas manqué au sujet de Lakmé ; en quelque estime que l'on tienne son mérite, il ne faut point chercher à renchérir sur ces éloges, qui vont parfois en leur banalité jusqu'à offenser, j'imagine, le sens délicat de celui qui les reçoit, et le mettre en garde contre la sincérité de celui qui les donne.

 

Je dirai donc simplement, en jugeant d'ensemble la partition de Lakmé, quelle impression elle me cause. J'y vois M. Léo Delibes très soucieux de se mettre en parfaite concordance d'inspiration avec son sujet, très soucieux aussi de faire valoir les qualités vocales de ses interprètes, ce qui est bien naturel quand ceux-là s'appellent Mlle Van Zandt, voix légère d'une ténuité et d'une agilité précieuses, et M. Talazac, organe généreux et pur, auquel conviennent ces effets d'expansion terminale des phrases dont il use si fréquemment avec un si véritable succès.

 

La musique de Lakmé n'apparaît pas comme ce que l'on appelle bourgeoisement de la musique « savante ». Elle l'est pourtant ; mais sa science est discrète, afin de ne point faire tort à sa grâce. D'autre part, malgré l'occasion favorable sous le ciel enflammé de l'Inde, elle ne se berce point trop dans le hamac de Félicien David, déjà fatigué par beaucoup d'orientalistes musicaux, et sait relever d'un trait piquant ou lumineux les harmonies flottantes qui forment pour ainsi dire les dessous de l'œuvre.

 

Parfois la note légère et rieuse de l'Opéra-Comique des anciens jours reparaît au courant de la partition, dont l'accent général est tout autre. Cette note n'est point déplaisante en elle-même, le musicien étant de ceux qui savent le mieux la donner, mais elle rompt parfois trop vivement l'harmonie de l'ensemble, et j'estime, pour mon plaisir personnel, qu'elle y est trop voulue et plutôt nuisible qu'utile.

 

Je n'entrerai pas dans le détail de cet opéra sans mettre encore à l'actif du compositeur une qualité bien rare chez ceux qui écrivent pour le théâtre : la sobriété et la mesure dans l'ordonnance de ses morceaux.

 

L'ouvrage débute par un prélude de moyenne longueur, dans lequel se reconnaissent, ou pour mieux dire s'annoncent, la phrase caractéristique du rôle de Lakmé, le motif principal d'un duo d'amour que nous retrouverons au second acte, et surtout une marche religieuse également placée dans cet acte. Ce prélude, d'un mouvement très largement indiqué vers sa conclusion, et qui se ralentit au moment où le rideau va se lever, s'enchaîne avec le chœur et la prière composant l'introduction scénique de l'ouvrage.

 

Ce chœur des soprani, des ténors et des basses, composant la foule groupée autour du brahmane Nilakantha, amène sans effort la prière de Lakmé, chantée du fond du temple :

 

Blanche Dourga, protégez-nous !

 

Le morceau est d'une couleur claire et fraiche ; la harpe le ponctue de notes lumineuses du plus heureux effet, donnant une impression tout à fait printanière, qui se retrouve encore dans le duo entre Lakmé et Mallika, une de ses compagnes :

 

Sous le dôme épais où le blanc jasmin

A la rose s'assemble,

Ah ! glissons en suivant

Le courant.

 

Cette page, des meilleures, est suivie d'un quintette que je goûte peu, malgré la légèreté et la franchise de son allure. Il est au nombre de ces épisodes écrits en vue des contrastes, que j'ai signalés en commençant, et dont il me semble qu'on doit contester l'opportunité, bien qu'on n'en condamne pas la forme.

 

Il est dit par Ellen, Rose, mistress Bentson, Gerald et Frédéric, entrés un peu à la légère dans l'enclos de Nilakantha.

 

Autrement intéressant est l'air de Gerald resté seul et prenant tour à tour sur l'autel de Ganésa les bijoux un instant abandonnés par Lakmé.

 

Fantaisie aux divins mensonges,

Tu reviens m'égarer encor !

Va, retourne au pays des songes,

O Fantaisie aux ailes d'or.

 

Les strophes de Lakmé : « Les fleurs me paraissent plus belles ! » un andante qui s'anime peu à peu et s'achève en une expression très intense de béatitude et de volupté encore inconsciente, préparent le duo de la rencontre, dans lequel Gerald jette pour la première fois dans ce jeune cœur de brûlantes phrases d'amour.

 

Ce duo, plein d'émotion et d'ardeur juvénile, est comme la préface du poème de tendresse qui va se développer en deux autres duos, formant la partie essentielle du second et du troisième acte.

 

Un entr'acte-marche précédant le second acte a été fort remarqué ; fifres et tambours s'y associent pour apporter à Gerald le souvenir de la mère patrie, dont son cœur l'éloigne. On trouve là aussi et liée à cette marche une scène populaire très vivante, à travers laquelle se glissent les airs de danse formant le divertissement. La musique de ce divertissement est d'un dessin original ; des instruments persans et hindous l'accompagnent bizarrement sur un mode étrange, qui fait de cette page une petite curiosité musicale, telle qu'on en rencontre dans les partitions de Massenet et de Saint-Saëns.

 

Dans la suite de l'acte, après les belles stances de Nilakantha : « Lakmé, ton doux regard se voile », que M. Cobalet a excellemment chantées, je rencontre la scène et la légende de la fille du paria, morceau écrit évidemment en vue de Mlle Van Zandt et dans lequel elle peut déployer toutes ses qualités de virtuose.

 

Il y a là un certain mi dont on se plaît à parler ; cette note décrochée comme une timbale à la flèche d'un mât de cocagne, est un de ces effets dont je suis toujours médiocrement touché ; il ne m'a pas empêché pourtant d'apprécier l'ingénieuse économie du morceau et son amusant accompagnement de typophone, imitant le tintement cristallin des clochettes.

 

Mlle Van Zandt a trouvé là et un peu plus loin, avec le duo-romance dans lequel se révèle et éclate son ardent amour pour Gerald, l'occasion d'un véritable triomphe.

 

Le chœur des brahmanes, amis de Nilakantha et unis contre Gerald : « Des siens séparons le coupable », et la marche de la déesse Douga, formant finale, complètent brillamment cet acte dans lequel la petite sonnerie des fifres a ramené un instant notre souvenir vers un épisode du même genre qui fut et qui est resté un des attraits musicaux du premier acte de la Carmen de Georges Bizet.

 

Un nouvel entr'acte sert de prélude aux dernières scènes de l'ouvrage, C'est une symphonie lentement développée, dans laquelle s'accuse déjà la couleur funèbre du dénouement et que traverse le motif principal du duo-romance de l'acte précédent.

 

Abstraction faite du trio : « Réveillez-vous, gentil rêveur », dit par les deux misses et par le lieutenant Frédéric, et qui vient encore là se jeter inopportunément à travers la poésie réelle du dénouement musical, je citerai, comme méritant d'être entendu et réentendu, tout le dernier acte, dans lequel s'enchaînent une berceuse de Lakmé : « Sous le ciel tout étoilé », la cantilène : « Ah ! viens dans cette paix profonde » supérieurement chantée par Talazac, le duo et le finale embrassant le délicieux passage dans lequel Gerald écoute au milieu du bruissement de la forêt, du chant des oiseaux et des phrases amoureuses de Lakmé, les lointaines sonneries de son régiment qui s'éloigne, enfin la scène du sacrifice volontaire de la pauvre petite idole pressant sur ses lèvres la fleur qui doit la tuer et faire libre pour toujours celui qu'elle aime !

 

Interprétation très remarquable. J'ai parlé au courant de cette analyse de Mlle Van Zandt, de M. Talazac, de M. Cobalet. Je veux citer aussi Mlle Frandin pour son duo du premier acte, dans le rôle de Mallika ; Mlles Remy, Molé et Pierron et M. Barré représentant ce quatuor européen qui me déplaît, mais en somme le représentant à merveille, et auxquels il convient de faire leur part de louanges.

 

L'orchestre s'est fort distingué sous la conduite de M. Danbé. L'instrumentation de M. Léo Delibes est d'une variété et d'une richesse qui ne sauraient s'accommoder d'une médiocre exécution.

 

Quant aux décors et aux costumes, je crois avoir dit qu'ils étaient fort réussis. Je le redis volontiers pour terminer sur un éloge à l'adresse d'un théâtre qui, s'il nous donne peu d'œuvres, sait au moins les bien choisir et les bien présenter.

 

V

 

Si je voulais évoquer, à propos de Carmen, la figure du compositeur de ce chef-d’œuvre musical, je dépasserais les limites que je dois ici m'imposer, tant j'aurais de choses à dire sur cette exquise nature d'artiste.

 

Cette figure était là devant nous, l'autre soir, à l'Opéra-Comique, ravivant en nos cœurs un souvenir attendri. Le temps est proche où le public, réparant l'injustice du passé et plaçant à son véritable rang G. Bizet, longtemps méconnu, comme il y a placé H. Berlioz, il sera opportun de dire ce que fut l'auteur des Pêcheurs de Perles, de la Jolie Fille de Perth, de Djamileh, de l'Arlésienne et de Carmen, ce qu'il aurait pu être si la mort ne l'avait si cruellement et si prématurément frappé, de le voir revivre dans ses lettres, dans ses projets confiés aux amis des derniers jours, de recueillir les traits de son caractère et de noter les tendances de son esprit.

 

Il faut aujourd'hui parler seulement de Carmen, dont la rentrée triomphale à la salle Favart est faite pour dédommager ceux qui ont aimé G. Bizet, comme ils admirent son œuvre, de l'accueil assez froid réservé naguère à cet ouvrage.

 

La partition, il est vrai, pourrait être tout d'abord mise à part en cette affaire. Ce fut le sujet surtout qui choqua l'abonné de l'Opéra-Comique et lui parut tout à fait condamnable sur un théâtre réservé, selon lui, probablement, aux polissonneries musquées du lieutenant de la Dame Blanche.

 

Cette Carmen est une fille, peinte par Mérimée d'une couleur très vivante ; une fille, peut-on dire sans qu'il soit besoin d'ajouter un qualificatif à ce mot ; mais, en somme, elle ne se vend pas, dans la pièce du moins : elle n'y a que des caprices. Elle aime José et le lui prouve ; elle le quitte pour Escamillo et ne s'en cache pas. Cela est très vilain, incontestablement, mais au moins pourrait-on, à la rigueur, l'expliquer aux pensionnaires innocentes qu'on mène à l'Opéra-Comique quand elles ont bien étudié leur piano, plus naturellement qu'on ne leur expliquerait le sens de certain madrigal du bel officier de la Dame Blanche dont je parlais tout à l'heure.

 

L'étranger, qui passe pour pudibond, a montré, depuis huit ans, moins de réserve ou moins de corruption que le Parisien. Il a adopté et applaudi Carmen sans y entendre malice, et c'est à ce long succès d'outre-mer et d'outre-monts que nous devons le retour tardif d'une partition qui n'aurait jamais dû quitter l'affiche.

 

Il ne doit plus exister maintenant aucun nuage entre le public et les auteurs. On a, çà et là, corrigé la verdeur de quelques mots et amendé un peu les caractères ou, tout au moins, veillé à ce que l'interprétation n'en accentuât pas trop les saillies. Carmen, que Mme Galli-Marié nous avait montrée dans toute sa fougue espagnole, dans toute l'insolence de son vice, nous a été présentée par Mlle Isaac sous des traits moins violents et avec des allures moins provocantes. On est même allé assez loin dans ce travail de correction morale. Tout le second acte, qui se passait dans une posada hantée seulement, lors de la création, par deux ou trois jolies filles, est devenu le cadre d'un tableau chorégraphique dont l'innocence est désormais incontestable. La morale est donc sauvée !

 

Reste la musique dont le salut n'était pas douteux. Avec quelle joie nous l'avons retrouvée, cette délicieuse partition d'un esprit si charmant, d'une finesse et à la fois d'une force si grandes ! Et que sont devenues les théories de ceux qui naguère appelaient G. Bizet un wagnérien et lui contestaient tout sens dramatique ?

 

Il serait difficile de trouver au théâtre une partition plus logiquement dramatique, plus serrée de forme et plus abondante en motifs que celle de Carmen. De cette abondance, G. Bizet semble parfois se soucier comme d'un défaut ; son idée, éclose nette et claire, s'enveloppe alors des richesses de l'instrumentation au point de disparaître aux yeux ravis qui la suivaient ; mais comme il sait au besoin la ressaisir, la relever et la représenter plus brillante et plus pure ! Tous les passages qui, dès la première audition, s'étaient classés dans l'estime du public, ont retrouvé leur succès ; d'autres, qu'on avait d'abord moins appréciés, sont venus s'y adjoindre.

 

L'épisode de la garde montante, avec son chœur de gamins si pittoresque et si gai, la habanera de Carmen, le duo de Micaëla et de José, la dispute des cigarières et la séguidille, ont été, pendant tout le premier acte, l'occasion de bravos et de bis multipliés même jusqu'à l'excès.

 

L'entr'acte, la chanson de la gitana, le quintette des contrebandiers, le duo auquel la retraite des dragons d'Alcala donne un accent si vif, autant de points lumineux à signaler au second acte, dont le plus gros effet reste toujours acquis aux couplets du toreador.

 

Le troisième acte, avec le trio des cartes et le remarquable ensemble qui le termine, le dernier tableau du toril, d'une couleur si chaude et d'une passion si intense, ont achevé d'assurer la fortune complète de l'œuvre.

 

Et c'est bien ici vraiment l'œuvre elle-même qui a triomphé ! Elle ne doit rien, ou elle ne doit que très peu de chose à une interprétation fort au-dessous de ce que l'on en attendait.

 

Mlle Isaac a fait convenablement valoir les principaux traits du rôle de Carmen ; Mlle Merguillier a traduit agréablement mais faiblement les parties dont se compose celui de Micaëla ; M. Stephane n'a pu que jouer en bon comédien, une indisposition le privant d'une partie de ses moyens vocaux ; M. Taskin a pris de trop haut le rôle cavalier d'Escamillo, et cette solennité lui a grandement nui ; enfin, tout cela, chœurs compris, a manqué de relief et de mordant.

 

La hâte des études en est la cause ; Lakmé, dont on a dû assez exclusivement s'occuper, a bien eu aussi son influence sur ce résultat de la première soirée. Quelques représentations remettront tout en ordre : les voix un peu éteintes se ranimeront, les mouvements un peu dénaturés se régulariseront et Carmen reprendra définitivement cette vivacité et cette souplesse d'allures dont la première interprétation musicale nous a laissé le souvenir.

 

 

 

15 mai 1883

 

I

 

Une légende, assez accréditée dans le monde musical, nous avait représenté jusqu'ici M. Peter Benoît, l'auteur du Lucifer, exécuté le 7 mai au Trocadéro, comme une sorte de Richard Wagner flamand. Cette légende disait que M. Peter Benoît, tenant en médiocre estime la musique française, ayant vu de près et jugé à fond la musique allemande, avait la légitime ambition de créer un genre absolument neuf, un art flamand, exclusivement flamand ! Mais, en même temps qu'ils constataient chez lui cette tendance, ses biographes soulevaient quelques objections touchant l'application de ces idées de spécialisation nationale.

 

Suivant la théorie de l'école néo-flamande, dont ils considéraient M. Peter Benoît comme le chef, le moyen de constituer un art original aurait consisté uniquement pour les adeptes de cette école à écrire de la musique sur des paroles flamandes !

 

Il n'est pas possible qu'une pensée aussi naïve soit jamais entrée dans le cerveau d'un homme intelligent. Elle lui a été gratuitement et malignement prêtée ; de même que, gratuitement et malignement, plusieurs l'ont représenté comme un gallophobe, déterminé à ne jamais écrire sur des paroles françaises, à ne laisser jamais traduire ses ouvrages en français et, de plus, ayant fait, après la guerre, des conférences dans lesquelles il passait en revue les compositeurs qui sont la gloire de notre École française et s'efforçait de réduire leur valeur à néant, en quelques traits de très partiale critique.

 

Pour anéantir cette légende, pour réfuter ces allégations, M. Peter Benoît a pris le parti le plus simple : il est venu à Paris, il y a apporté une version française de son œuvre, il en a confié l'interprétation à des artistes français ; il a pris le bâton de chef d'orchestre devant un public français, auquel il entendait demander la consécration de sa haute renommée.

 

Nous n'avons donc plus à nous occuper que de la personnalité de M. Peter Benoît, peu ou mal connue en France, et de l'analyse de son œuvre.

 

M. Peter Benoît, né à Harlebecke en 1834, a eu en Belgique de grands succès d'école. C'est vers l'Allemagne qu'il s'est d'abord tourné, au début de sa carrière musicale ; c'est en Allemagne qu'il a écrit ce livre sur lequel se base probablement la réputation d'exclusiviste qui lui a été faite et qui traite De l'École de musique flamande et de son avenir.

 

Le jeune compositeur cherchait alors sa voie : il écrivait des œuvres de style grave, notamment une messe solennelle, sur laquelle son compatriote Fétis publiait une note très élogieuse ; il allait aussi vers le genre dramatique, et il venait à Paris, espérant y faire jouer un opéra en trois actes, le Roi des Aulnes, pour lequel ne s'ouvrirent point les portes du Théâtre-Lyrique.

 

Comme Wagner, le papillon pris et brillé à cette grande lumière qu'on appelle Paris retomba dans la médiocrité d'une situation dépendante. Le futur auteur de Parsifal avait été obligé d'écrire des arrangements pour piston des opéras en vogue ; le futur auteur de Lucifer accepta la place de chef d'orchestre aux Bouffes-Parisiens. C'est un rapprochement qui ne saurait déplaire à M. Peter Benoît.

 

En rentrant à Bruxelles ou à Anvers, le compositeur se mit à l'œuvre avec une activité infatigable et donna successivement à ses compatriotes une vingtaine d'ouvrages d'une assez grande importance, parmi lesquels figure ce Lucifer, oratorio flamand en trois parties, exécuté pour la première fois en 1866, c'est-à-dire il y a dix-sept ans. On trouve dans ce bagage considérable un seul ouvrage dramatique, Isa, opéra en trois actes, qui date de 1867. Le reste du répertoire du maître belge se compose de symphonies, d'oratorios et de cantates, produits pour la plupart à l'occasion de fêtes officielles.

 

Tout cela n'est point sorti encore, que je sache, des frontières de la Belgique, où la célébrité du musicien est pourtant considérable et méritée. L'opinion établie sur ses ouvrages les présente comme se distinguant par une grande puissance de conception, de réelles qualités d'inspiration, une science rare de l'orchestre et de l'emploi des grandes masses.

 

L'auteur de ces diverses œuvres nous est apparu, l'autre jour, à la tête des cinq cents exécutants du Trocadéro, sous les dehors d'un homme d'allure puissante et simple ; la tête rappelle un peu celle de notre poète-musicien Pierre Dupont, dans la période moyenne de sa vie ; très maître de lui, semble-t-il, le compositeur ne perd pas un détail de l'ensemble qu'il domine.

 

C'est toujours un spectacle intéressant que celui d'un musicien aux prises avec son œuvre et jouant ainsi de l'orchestre pour la faire complètement valoir. Bien peu en jouent avec la possession d'esprit nécessaire. M. Peter Benoît est de ceux qui, après Gounod, Massenet et Verdi, devant lesquels je me suis arrêté naguère en pareille circonstance, retiennent le plus l'attention de leur public et obtiennent le plus de leurs exécutants.

 

C'est au duc de Camposelice que nous devons le plaisir d'avoir connu, dans des conditions exceptionnellement brillantes, M. Peter Benoît et son œuvre capitale. En organisant le festival du 7 mai, le duc de Camposelice a donné à l'artiste une haute preuve de son estime ; il a fait aussi une belle action en faveur de celui qui fut son maître, car le protecteur de M. Peter Benoît n'est pas seulement un amateur libéral, il est aussi un musicien distingué.

 

II

 

Le poème original de Lucifer a été écrit en langue flamande par M. Emmanuel Hiel. MM. Victor Wilder et Gustave Lagye ont fait l'adaptation française que nous avons entendue au Trocadéro.

 

Voici le sujet de ce poème, divisé en trois parties.

 

Lucifer, révolté contre Dieu, veut associer l'Homme à sa révolte. Au milieu des forces de la nature, il apparaît. La Mort est sa messagère, les éléments sont ses esclaves.

 

Il met au service de l'Homme, la Terre, l'Eau et le Feu. Si l'Homme le veut, en utilisant ces forces, il égalera en puissance Dieu lui-même. C'est, comme l'explique le livret, l'idée du Prométhée grec ; idée chère, sans doute, à M. Peter Benoît, car il a traité aussi dans un oratorio exécuté à Gand ce sujet de Prométhée.

 

Dans la deuxième partie, la Terre dit ses trésors, ses forces mystérieuses ; l'Eau chante ses caresses et ses colères ; le Feu exalte son pouvoir presque divin.

 

Tous trois ils s'offrent à l'Homme contre Dieu.

 

Or, l'Homme refuse de servir les rancunes infernales. Lucifer veut alors déchaîner contre lui les forces de la matière, dont il lui offrait tout d'abord l'appui. La Mort accourt à son appel. Mais en même temps les Esprits de lumière entonnent l'hymne de délivrance. Lucifer est foudroyé. L'Eau, la Terre et le Feu subissent l'influence de l'Amour céleste « et apportent à l'Homme leurs forces devenues bienfaisantes. L'Humanité chante ses cantiques de foi, d'espérance et d'amour ».

 

Je cite à peu près textuellement les indications de ce dénouement, arrivant sans logique au bout d'un sujet dans lequel on n'a cherché probablement que certaines oppositions grandioses.

 

Il faut n'en pas demander plus et se contenter d'une pensée générale : l'éternelle lutte du bien et du mal. Elle est ici enveloppée de nuées, mais l'important c'est que la musique se dégage de cette obscurité et nous apporte des impressions plus franches.

 

Si je voulais faire un procès à Emmanuel Hiel, je lui demanderais pourquoi, dans cette conception dont l'Homme est l'objet au moins autant que Lucifer, il ne nous a pas montré l'homme lui-même dans sa lutte avec les forces du mal. A la troisième partie, Lucifer constate simplement en ricanant la défection de celui qu'il considérait comme son auxiliaire naturel :

 

Si l'homme même

Tremblant et blême

Craint d'accomplir mon espoir et mou vœu,

Fuyant ma cause

S'il n'ose

Se lever contre Dieu,

Qu'il râle, qu'il pleure !

Qu'il tombe, qu'il meure !

Onde ! Terre ! Feu !

 

Tout cela serait bien plus intéressant si l'Homme, je le répète, n'était absent du drame. Il y est constamment en cause ; on voudrait l'y voir agir, même à l'état collectif, c'est-à-dire sous la forme chorale qu'affectionne particulièrement le musicien, comme nous allons le constater.

 

Je n'insiste pas, songeant que c'est peut-être par la volonté même du compositeur que le librettiste est resté dans le domaine des Esprits.

 

Tel qu'il est, ce poème offre quelque analogie avec les conceptions wagnériennes. La personnification de la Terre gardienne de l'or rappelle la fable de Reingold. Mais ce qui frappe

le plus dans l'ouvrage, — et c'est ici le musicien seul que je vise, car son influence est indiscutable, — c'est la prépondérance accordée au chœur dans cette action extra-humaine.

 

Le chœur non seulement prend ici la valeur d'un personnage, comme au théâtre, mais il apparaît au lieu et place du récitant, c'est-à-dire de l'auteur. A la fois descriptif et actif, il l'emporte sur Lucifer lui-même, et cette prépondérance s'affirme jusqu'à ne jamais laisser complètement la parole aux personnages.

 

Nous allons, au courant de la partition, le rencontrer à tout instant sur notre route et le voir, témoin et acteur, se mêler intimement aux diverses péripéties de l'action.

 

III

 

La musique de M. Peter Benoît accuse une conviction et une conscience profondes. La sérénité d'esprit de l'homme écrivant sans souci des impatiences de la foule s'y affirme à chaque page. J'aime, pour ma part, ce dégagement de l'artiste qui s'est efforcé de donner à son œuvre la hauteur et la forme de son choix et l'a aimée pour elle-même, sans s'inquiéter de la gloire ou de la désillusion qu'elle lui doit apporter en fin de compte.

 

Ce n'est pas l'abondance des idées qui frappe chez M. Peter Benoît, c'est plutôt l'abondance des effets, la puissance de la mise en œuvre de thèmes souvent fort simples, l'ampleur des développements et l'ordonnance magistrale de la plupart des morceaux.

 

Si quelque inégalité, et aussi quelque prolixité, s'accusent en divers passages, il faut considérer que l'œuvre a été écrite durant la première période de la carrière du compositeur, c'est-à-dire à une époque où le sens critique n'est pas assez développé chez l'homme pour modérer son exubérance.

 

L'ouvrage débute par un beau prélude s'enchaînant au chœur des Esprits qui décrit le morne aspect des solitudes primitives. Les harmonies semblent flotter à travers l'infini de l'espace, dans un grand vide solennel, apportant à l'esprit l'impression d'une genèse confuse.

 

Peu à peu, au-dessus des eaux stagnantes, des souffles s'élèvent, une véritable tempête orchestrale se déchaîne, traversée de clameurs saisissantes, et des sonorités claires de cuivres annoncent l'apparition de Lucifer.

 

Ce tableau instrumental et vocal est d'une grande variété, plein d'oppositions heureuses, entre l'orchestre et les voix.

 

J'y remarque notamment un contraste intéressant entre le chant très tenu planant à larges ailes, tandis que l'orchestre se détache en périodes nettes, comme des coups régulièrement frappés.

 

Cet effet a sa formule classée dans les méthodes d'harmonie et n'offre rien assurément qui doive surprendre la critique pédagogique, mais l'action en est très directe et très vive sur un auditeur moins prévenu que les gens du métier.

 

L'appel de Lucifer aux esprits rebelles se formule en trois couplets symétriques, d'une vaillante allure :

 

Démons, esprits rebelles,

Dont Dieu brisa les ailes,

O forces éternelles,

A moi !

 

La terminaison des couplets, reprise en forme d'écho par le chœur, — procédé familier à l'ancienne école musicale, — n'a rien de la vulgarité qu'on y pouvait craindre.

 

L'air suivant de Lucifer : « Forces de la terre féconde », affecte également la forme symétrique, qui ne nous montre pas M. Peter Benoît aussi révolutionnaire qu'on s'y attendait. — C'est un chant large et d'un bel accent, soutenu par l'ensemble des trois Forces, l'Eau, la Terre et le Feu, qui termine la première partie du drame, quant à l'action du moins ; car cette première partie a son dénouement purement lyrique dans un chœur d'une étendue considérable, destiné à célébrer les beautés de la nature en même temps qu'à décrire l'esclavage de l'homme.

 

Au début de ce chœur, les harpes précisent le caractère lumineux et poétique du morceau, qui va se développant jusqu'aux dernières limites de l'amplification musicale.

 

La deuxième partie constitue la part réservée aux solistes dans cette trilogie. Le chœur pourtant y parle encore, affirmant là comme partout l'immense importance que le compositeur lui a donnée. Lucifer s'y montre seulement pour pousser trois formidables appels : Terre ! Onde ! Feu ! et évoquer tour à tour les trois Forces de la Matière.

 

L'air de la Terre, air de basse naturellement, comme il convient à un personnage expliquant le mystère des profondeurs, a les qualités et les inconvénients des morceaux de ce tempérament. Écrit avec un soin particulier , il se présente avec la pesanteur dont le dégagerait seule une interprétation hors ligne.

 

C'est une page délicieuse, en revanche, que la chanson de l'Eau, confiée au ténor et que le public a bissée avec enthousiasme, une page digne de Weber dont elle procède directement.

 

La première phrase : « L'eau féconde et fraîche » est surtout d'une délicatesse et d'un charme exquis. Dans la suite du morceau, le chœur s'unit encore, et de la façon la plus heureuse, à la voix du soliste, qu'il laisse cependant assez à découvert pour ne rien lui enlever de son effet.

 

L'air du Feu, partagé entre le soprano et le contralto, est placé sur un accompagnement rapide de l'orchestre, d'où se détachent comme des jaillissements d'étincelles. Le milieu en a été particulièrement remarqué.

 

Toute la troisième partie forme un drame musical dont se dégage avec un étrange relief la figure de Lucifer. Les voix célestes y alternent avec celles des esprits infernaux et finissent par les dominer en un ensemble d'une sonorité superbe.

 

La malédiction de Lucifer et son engloutissement amènent un final que les puissantes harmonies de l'orgue revêtent d'une majestueuse beauté.

 

Une sorte d'hymne de l'Humanité, célébrant les Forces de la nature converties au Bien, sert de péroraison à l'oratorio de M. Peter Benoît, œuvre de jeunesse et de foi, à laquelle, ce me semble, on n'a pas rendu toute la justice qui lui était due, et qu'un examen plus réfléchi mettra à sa véritable place.

 

Verdi écrivait un jour à l'un de ses amis, en lui annonçant qu'il viendrait à Paris diriger une de ses compositions : « Surtout ne me faites pas trompetter dans les journaux ! »

 

Peut-être est-ce parce qu'on a trop « trompetté » la venue prochaine de M. Peter Benoît et la valeur extraordinaire de son ouvrage, que Paris a trouvé ce qu'on lui donnait au-dessous de ce qu'on lui avait promis.

 

L'impression se modifiera avec le temps. La solennité du 7 mai comptera, quoi qu'il en soit, au nombre des fêtes musicales les plus intéressantes de l'époque.

 

C'est le créateur du rôle de Lucifer, M. Blawauërt, que nous avons entendu au Trocadéro. Cet artiste, dont une carrière déjà longue ne paraît aucunement avoir altéré les forces, possède une voix de baryton solide, puissante et mordante, qui ferait merveille au théâtre. Il a chanté en Belgique des œuvres françaises, et il est probable que nous le retrouverons plus d'une fois dans les concerts. Je ne sais s'il s'est consacré à la carrière dramatique ; il paraît doué de toutes les. qualités requises pour y réussir.

 

On a fort applaudi la délicieuse voix de M. Vergnet, d'une suavité bien rare. L'artiste, maintenant d'ailleurs, ne se contente pas du charme de sa voix, il « chante » dans le sens le plus complet du mot.

 

M. Henri Fontaine a dit de son mieux l'air de la Terre.

 

Un rôle dédoublé, celui du Feu, nous a donné l'occasion d'applaudir divers passages rendus à merveille par Mme Montalba et par Mme Vicini. Les chœurs, dirigés par M. Émile Bourgeois, ont, comme l'orchestre, parfaitement fonctionné sous l'archet du maître, dont j'ai dit la présence d'esprit et l'autorité.

 

 

 

01 juin 1883

 

I

 

Félicien David, dont j'esquissais naguère la physionomie à propos de cette reprise de la Perle du Brésil, son premier ouvrage dramatique, que l'on n'espérait plus pour l'avoir trop espérée, et que l'Opéra-Comique nous a donnée le 17 mai ; Félicien David, le doux rêveur, le poète, autrefois salué comme le révélateur d'un monde nouveau, commence à perdre devant notre génération plus exigeante la situation exceptionnelle que lui avait faite la génération précédente, dans la légende musicale. On veut bien lui reconnaître encore une certaine valeur superficielle ; mais on lui dénie toute profondeur et toute science ; on ne lui passe plus cette facture facile, comme lâchée, cette faiblesse de trame instrumentale qui fait si pauvre, au dire de certains, le vêtement dont il habille ses mélodies.

 

Sa muse, il est vrai, se promène en plein soleil sans s'envelopper de l'opulente étoffe orchestrale qui cache les nudités et parfois les maigreurs de la forme.

 

Cela est dit pour notre temps. — A une autre époque, on appelait Félicien David un symphoniste ! Ce mot était déjà une grosse injure ; répété à propos de l'auteur de la Perle du Brésil, il serait fait pour émouvoir d'une douce pitié les symphonistes d'à présent.

 

Symphoniste, lui ! Dédaigneux des formes convenables au théâtre ! Cela sonne comme une ironie, — car si l'on rapproche des conceptions de l'école contemporaine, riches assurément, mais riches parfois jusqu'à la pesanteur, les pages faciles et brillantes du compositeur de la Perle du Brésil, ces dernières apparaîtront comme autant d'essais très élémentaires ne demandant pas le moindre effort à l'intelligence de l'auditeur.

 

Toutes réserves faites sur cette facilité, sur cette fluidité d'inspiration qui va, chez Félicien David, jusqu'aux limites du banal, il faut reconnaître, pour l'en louer fort, qu'il est de l'école de la lumière, école précieuse dont les adeptes se font de plus en plus rares ; il faut, en dépit d'un italianisme assez accentué, ne pas condamner, comme si elle sortait toute chaude du moule, l’œuvre offerte à notre jugement, et se souvenir qu'elle date de plus de trente ans et représente une floraison hâtive de cette année 1851, en laquelle elle fut donnée pour la première fois. Cette partition nous montre distinctement deux hommes.

 

Dans les parties que le livret voue absolument à la facture courante de l'opéra-comique, la marque de la nonchalance d'esprit du compositeur est très apparente. — On l'y sent tout à fait abandonné au flot de la banalité ; il ne se défend pas ; il écrit comme un pensum ces pages sur des thèmes qui l'ennuient, et cela bien certainement sans se dissimuler qu'elles doivent aussi ennuyer et fatiguer le public.

 

Mais, il le faut ! Qu'auraient dit les oracles dramatiques, infaillibles de son temps comme aujourd'hui, — nul ne l'ignore, — s'il s'était permis de jeter par-dessus bord tout ce fatras et d'écrire tout uniment de la musique telle qu'il la sentait ou de n'en pas écrire sur des motifs qui lui déplaisaient ? — C'est pour le coup qu'on l'aurait appelé symphoniste, le superlatif de ce mot, qui est : « Wagnérien ! » n'étant pas encore inventé !

 

Là où l'autre homme apparaît, je veux dire où le véritable compositeur se retrouve, c'est lorsque la vision de l'Orient le hante.

 

Orientaliste, il l'est et de la plus merveilleuse façon, et pour ainsi dire originellement. On a voulu voir dans ses voyages à Constantinople et en Égypte la cause d'une prédilection qui s'affirme dans tout son œuvre ; je crois qu'il ne faut pas aller chercher si loin cette influence. Elle résidait dans la nature même de l'artiste : homme de race latine et peut-être même sarrasine, — car le sang sarrasin coule encore çà et là dans nos régions du Sud-Est, dont était Félicien David, — il a pu, par l'effet d'une simple loi d'atavisme, s'éprendre de ces pays étincelants, dont il a rapporté sans doute quelques formules, mais dont il aurait trouvé l'impression en lui et autour de lui.

 

Comme Diaz, qui n'a jamais eu d'autres horizons que ceux de Fontainebleau, il eût fait de l'Orient par la méthode intuitive. Comme Diaz aussi, — détail à noter, — il avait des yeux de coloriste, de ces gros yeux construits pour boire le soleil et en condenser les rayons.

 

Puis, dès le berceau, vivant dans cette Provence si chaude et si lumineuse, on peut dire qu'il y avait suffisamment goûté aux sources de la poésie orientale, en présence de ces grandes lignes fuyant sous le ciel argenté du matin, devant les hauts rochers aux déchirures roses, plaqués d'ombres violettes, au milieu des aridités du désert de la Crau, où chantent les cigales et où retentissait au loin, dans l'ombre noire des thuyas, les tambourins et les galoubets, tandis que, là-bas, la mer bleue frissonne sur les rivages éclatants.

 

Toute sa vie, il demeura fidèle à ces impressions de la première jeunesse ; entre le Désert qui commence sa carrière musicale et Lalla-Roukh qui la termine, pour ne parler que de ses succès les plus marquants, il n'est aucun de ses ouvrages qui n'ait porté la marque de ses visions ensoleillées.

 

II

 

Un milieu singulier, par exemple, est celui dans lequel se passe la Perle du Brésil, de par la grâce de Gabriel et Sylvain Saint-Étienne, ses auteurs : un palais de Lisbonne, le pont d'un vaisseau amiral, une forêt brésilienne, servent tour à tour à encadrer une action des plus platement sentimentales qui soient, en dépit des efforts faits pour lui donner quelque relief et quelque clarté.

 

J'ai déjà raconté les amours de la Brésilienne Zora et du lieutenant Lorenz, et dit la jalousie de l'amiral Salvador, lequel est au fond un brave homme, puisqu'il finit par marier les deux amoureux (Voir la Nouvelle Revue du 1er mars). Il est des récits dont il convient de ne pas abuser. Laissons donc là le « poème » pour feuilleter rapidement la partition dont j'ai indiqué le caractère général.

 

L'ouverture, — en ce temps-là on faisait encore des ouvertures, — est d'un caractère assez mélancolique, qui se modifie peu à peu et se mouvements pour aboutir à une terminaison très entraînante.

 

Dans la version de grand opéra, — car il y a deux versions de la Perle du Brésil, — un chœur en scène suit immédiatement l'ouverture et commence l’introduction :

 

Toute la cour se rend à la chapelle.
Ah ! Que la fête sera belle !

Amis, que nous sommes heureux

De pouvoir rester en ces lieux !

 

La version de l'Opéra-Comique nous épargne cette poésie élevée. Elle passe à la vingt-neuvième page de la partition et débute par une prière dans la coulisse, avec accompagnement d'orgue, dite par un double chœur et d'un effet scénique assez intéressant.

 

L'air de l'amiral : « Hardis marins, braves amis », a de l'allure, mais n'a point de distinction. Puissamment soutenu par le chœur : « Dieu garde le Saint-Raphaël ! » il a fait pourtant beaucoup d'effet.

 

Une romance du ténor : « Zora, je cède à ta puissance », a été fêtée avec d'autant plus d'ardeur, qu'un sifflet malencontreux avait traversé la première salve d'applaudissements adressée à l'interprète.

 

Le trio qui précède la ballade du Grand-Esprit, morceau d'entrée de Zora, n'est pas de qualité supérieure ; il rentre dans la catégorie des poncifs auxquels l'auteur avait dû assurément se résigner. Il y a ensuite un nouvel air sentimental de Salvador, qu'il ne faut pas davantage inscrire à l'actif du compositeur, et enfin le chœur de fête, avec danses, préparant le finale dans lequel se reproduit assez heureusement le chœur de l'introduction : « Dieu garde le Saint-Raphaël ! »

 

Au second acte, après la tarentelle dans laquelle le maître coq, suivant le programme de la partition, doit venir, « poursuivi par les mousses », esquisser un pas comique que l'on remplace par l'ensemble chorégraphique de la Rondeña, accompagné par un chœur sans paroles, je cite le duo de Lorenz et de Zora :

 

Enfin, on nous laisse
En ce séjour,

A notre tendresse,

A notre amour !

 

La marche de l'amiral, avec ses variations sur les batteries et les sonneries « aux champs », est d'une couleur assez vivante ; en revanche, je ne saurais louer le quatuor final, avec effets d'orage. Cet orage, en vérité, n'est point méchant, et c'est là que le symphoniste ne s'est pas complètement livré à lui-même. Il ne nous a apporté qu'une impression très tempérée, alors que nous aurions voulu être enlevés sur les ailes de la tempête.

 

Il y a, avant le troisième acte, un intermède : le Rêve, qui est le bijou de la partition. On devrait exécuter cet intermède, le rideau levé, vers la cinquantième mesure, c'est-à-dire au tiers environ de sa durée il accompagnerait ainsi très heureusement le sommeil de Zora, bercée dans son hamac sous les grands ombrages de la forêt brésilienne. Le public, forcément détourné des conversations intimes, en goûterait davantage le véritable charme ; mais on l'a conduit, toile basse, jusqu'au réveil de Zora qui, dit la partition, descend alors « de son hamac et cherche son mysoli » ! — Son mysoli, c'est « son oiseau chéri ».

 

Je ne me trompe pas ! C'est mon oiseau chéri !

C'est lui ! c'est le doux mysoli !

 

Elle le trouve et prend prétexte de cette trouvaille pour chanter de délicieux couplets, après chacun desquels elle bat ces trilles légers que Mme Carvallo exécutait si bien à la reprise de l'ouvrage en 1858 et qui sont à l'exercice vocal ce que l'entrechat est à l'exercice chorégraphique.

 

J'ai toujours professé une très médiocre estime pour ces effets de virtuosité, mais je reconnais volontiers leur action très directe sur le public et je comprends jusqu'à un certain point la persistante faveur dont ils jouissent.

 

Après le chant de guerre : « O Patrie ! » dont le mouvement ne saurait faire excuser la vulgarité, se place l'épisode des chefs brésiliens, d'un caractère musical très intéressant. C'est assurément la page la plus avancée de la partition. Elle a produit, à juste titre, un très grand effet et s'est placée, dans l'estime générale, bien au-dessus du finale qui n'est, en dépit de la ballade du Grand Esprit, revenue pour provoquer le dénouement, que la médiocre mise en œuvre d'un motif des plus courants.

 

Mlle Nevada, qui débutait dans le rôle de Zora, est, comme Mlle Van Zandt, une cantatrice américaine. Elle a, comme elle, mais non dans le même genre, un certain charme personnel qui n'emprunte rien à la plastique ; c'est une sorte de grâce discrète et un peu enfantine, qui fait volontiers passer sur des qualités physiques très inégales. La voix, faible dans le médium, est pure, moelleuse et bien homogène dans le registre supérieur, d'une émission parfaite et d'une souplesse incontestable.

 

Dans le répertoire purement lyrique, Mlle Nevada rendra de précieux services ; dans le répertoire de l'opéra-comique proprement dit, où il faut absolument parler, elle ne pourra se produire qu'au prix d'une étude très assidue de la diction française, avec laquelle elle n'est pas encore familiarisée.

 

M. Cobalet, dont la voix est excellente, mais ne monte pas très facilement, a fait applaudir plus vivement les passages de force que les passages de charme du rôle de l'Amiral. M. Mouliérat, après son succès dans la romance du premier acte, ne pouvait espérer mieux. Il a été très favorablement accueilli par le public dans toute la suite du rôle.

 

La Perle du Brésil a eu pour lever de rideau un petit acte : Saute, Marquis ! dont le livret est de M. Truffier, pensionnaire de la Comédie-Française, et la musique de M. Jules Cressonnois, un compositeur disparu avant d’avoir goûté la suprême joie de voir son œuvre livrée au public.

 

Il s'agit, dans ce marivaudage à l'ancienne manière, d'un comédien de province qui, se faisant passer pour marquis, épouse une comédienne, laquelle, de son côté, joue à la marquise. Il y a là quelques couplets francs et spirituels, agréablement coulés par le compositeur dans le moule de l'opéra-comique d'antan. Mme Molé-Truffier et M. Labis ont trouvé un petit succès de bon aloi dans cette comédie de paravent, qui malheureusement, le premier soir, s'est jouée un peu devant les banquettes.

 

III

 

Depuis que la question du Théâtre-Lyrique est posée officiellement, il s'est trouvé des audacieux pour essayer de la résoudre en se passant des libéralités administratives.

 

C'est au théâtre du Château-d'Eau que ces essais ont lieu généralement, à l'époque où la chaleur fait le vide dans les salles de spectacle. Le dernier de ces directeurs « essayistes » est M. de Lagrené qui, eu deux jours, nous a présenté deux ouvrages : Norma et le Voyage en Chine.

 

Dans Norma, a débuté un ténor, M. Van Loo de Varzy, lequel a éprouvé quelques mécomptes en cette soirée de « musique populaire » dont il était appelé à devenir le principal attrait. Son directeur, du moins, avait pris soin de le signaler à l'attention du public et de la presse comme un ingénieur belge des plus distingués, possédé du démon du théâtre et possesseur d'un ut irrésistible. Ce certificat d'origine n'était point nécessaire, l'influence du génie civil sur la production des ténors n'étant pas suffisamment démontrée pour venir en ligne de compte.

 

Mais j'abandonne M. Van Loo de Varzy pour arriver au sujet sérieux de cette partie de notre chronique musicale : les représentations populaires d'opéra et d'opéra-comique organisées au théâtre du Château-d'Eau par M. de Lagrené, continuateur des tentatives de même genre faites précédemment sur cette scène par M. Leroy et par M. Millet.

 

J'ai déjà dit bien des fois mon sentiment à l'égard des représentations « populaires », — et par ce mot il faut entendre la musique à bon marché. Je ne reviendrai pas sur ce point : il me semble surabondamment établi que la musique, la bonne musique, à prix réduit, ne constitue qu'une illusion, toutes les fois que les subsides de l'État ou de la Ville ne comblent pas la différence entre le prix qu'elle coûte et celui qu'il faudrait la faire payer.

 

Ces réserves ne m'empêchent pas de saluer sympathiquement ceux qui s'en vont, de propos délibéré, comme M. de Lagrené, se faire tuer pour une idée généreuse.

 

S'ils tombent, au moins ont-ils fait quelque chose de profitable à la musique et aux musiciens. A voir l'empressement que le public met à se rendre à leur appel, la passion qu'il apporte à venir juger la valeur de leurs tentatives de restauration artistique, on comprend que, le jour où le troisième Théâtre-Lyrique sera, enfin, sérieusement et définitivement fondé, les encouragements ne lui feront pas défaut.

 

M. de Lagrené paraît avoir organisé en toute hâte la compagnie d'artistes qu'il nous a donné à juger dans Norma. Les surprises d'une mise en scène improvisée ne l'ont point découragé. Des décors variés nous ont montré, en pleine Gaule, des Alhambras inattendus et des jardins peignés à l'anglaise, grâce auxquels la druidesse a pu reparaître, après bien des années de silence.

 

Le chef-d’œuvre de Bellini, en ces imparfaites conditions, n'a rien perdu de son charme spécial. Il nous revient toujours doué de la même passion et de la même séduction, encore qu'il ne réponde plus à l'idéal de notre conception moderne. Mais s'il est des procédés qui vieillissent , il est une chose qui reste jeune : l'inspiration puisée à la source même des joies et des douleurs humaines.

 

Norma sera, à ce titre, un des ouvrages qui frapperont toujours au cœur de la foule, insoucieuse des formules anciennes ou nouvelles pourvu qu'elle soit touchée et émue.

 

Les interprètes de Norma, au Château-d'Eau, sont : Mme Mira Calderazzi, à qui la langue française semble peu familière ; Mlle Gilbert, premier prix du Conservatoire de Bruxelles ; M. Luckx, une basse venue de l'Opéra-Comique ; et enfin M. Van Loo de Varzy, le ténor-ingénieur dont il a été tant parlé avant la lettre. Ce quatuor est tout à fait dépourvu d'homogénéité ; on dirait des gens venus des quatre points cardinaux et se rencontrant sur la scène sans s'être préalablement vus, c'est-à-dire sans avoir répété ensemble. Les chœurs se présentent dans les mêmes fâcheuses conditions ; l'orchestre manquant aussi de l'unité nécessaire, il en est résulté que, par instants, l'exécution de Norma a pris le caractère d'un massacre.

 

Et le public, qui ne s’occupait plus alors de la fin fort louable de cette représentation, mais seulement des moyens, a trouvé ces moyens insuffisants, et il a ri.

 

Pourtant, les éléments dont se compose l'interprétation de Norma ne sont pas sans valeur.

 

Mme Mira Calderazzi, dont la voix manque d'agilité mais non pas de force, trouve, d'autre part, dans les effets de demi-teinte l'occasion de se faire sincèrement applaudir. Mlle Gilbert, très embarrassée de sa personne, est assez heureusement douée au point de vue vocal. M. Luckx a une belle voix de basse qu'il manie péniblement ; enfin, il n'est pas jusqu'à M. Van Loo de Varzy qui n'ait laissé deviner quelques heureuses qualités, en dépit d'une émotion qui allait jusqu'à la strangulation.

 

Tout cela appelle une mise au point qui rétablira les proportions de l'ensemble et permettra au public de venir écouter pendant quelques semaines un peu de vraie musique.

 

Après le premier acte de Norma, l'orchestre du Château-d'Eau a attaqué, sans crier gare, l'ouverture de Guillaume Tell. Chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre ! La pensée était bonne ; mais il aurait fallu, pour faire de cet intermède une surprise agréable, une harmonie plus complète entre des exécutants qui, avec le temps, finiront peut-être par s'entendre.

 

Le Voyage en Chine, destiné à faire les lendemains de Norma, appartient à cette catégorie d'ouvrages qui soutiennent leur compositeur et le portent au delà du but qu'il eût atteint s'il avait été livré à ses seules forces.

 

F. Bazin, professeur grave, s'était attaché à ce sujet léger et plein de bonne humeur, sans doute avec la pensée qui faisait dire à l'un de ses contemporains et de ses collègues au Conservatoire : « Je n'ai pas assez de talent pour me passer d'une bonne pièce. » La pièce n'a pas trompé l'attente du musicien : elle a été et elle est restée bonne dans toute l'acception du mot ; malheureusement la musique n'a pas tenu ; c'est de l'art à la détrempe : il n'en demeure rien après quelques années de vogue.

 

Dans l'avenir, ce titre : le Voyage en Chine, restera encore dans le souvenir de ceux qui s'intéressent aux choses de la musique ; mais ce souvenir ne s'étendra pas au delà du titre, suffisant pour sauver de l'oubli le nom de l'auteur. Pour la musique elle-même, il n'en sera plus question désormais.

 

Le public a fait pourtant bon accueil à cet opéra-comique, que la seconde troupe de M. de Lagrené a chanté d'une façon assez satisfaisante. C'est Mlle Stella de la Mar qui a eu les honneurs de la soirée. Cette artiste a passé par l'Opéra-Comique, où elle n'a point laissé de traces bien lumineuses, en dépit de son nom ; elle est pourtant digne d'encouragements et peut aspirer à mieux que la scène du Château-d'Eau.

 

Les autres interprètes du Voyage en Chine sont également recommandables, notamment M. Gruyer, une basse qui nous vient de province et que Paris pourrait bien retenir.

 

IV

 

On avait prêté à M. Pasdeloup l'intention de monter, à l'Éden-Théâtre, le Lohengrin de Richard Wagner, dont il a fait déjà entendre d'importants fragments au Cirque d'Hiver.

 

Je ne sais ce qu'il peut y avoir de fondé dans cette nouvelle ; toutefois, en attendant qu'on la confirme où qu'on la démente, M. Pasdeloup a organisé d'intéressantes séances de musique classique et moderne sur cette scène où brille chaque soir Excelsior, le ballet de M. Mazotti et de M. Manrenco.

 

La troisième de ces séances était consacrée à ces grands morts qui sont Beethoven, Mozart et Mendelssohn, mais des vivants y tenaient aussi une bonne place. Verdi y était représenté par l'entr'acte de la Traviata et Boito par un duo de Mefistofele. Nos jeunes français y figuraient : M. B. Godard avec son bel Intermezzo pour violon, très bien exécuté par M. Hayot, et M. Léon de Maupeou avec une scène lyrique, Cassandre, œuvre d'un beau caractère, fort remarquablement chantée par Mme Caron.

 

Le public s'habituera-t-il à venir, pendant la journée, applaudir les maîtres d'autrefois et les compositeurs d'aujourd'hui dans cette salle où la foule se presse, le soir, pour assister à la lutte de l'Obscurantisme et de la Lumière exprimée par des entrechats, des variations et des ballabiles ? C'est ce qu'on ne saurait dire encore ; mais la tentative de M. Pasdeloup est de celles qui méritent toute sympathie, et peut-être contient-elle, en germe, le Théâtre-Lyrique de l'avenir, qui ne saurait être mieux placé que là, dans le voisinage immédiat de l'Opéra, dont il serait tout prêt à recueillir les épaves, les compositeurs de valeur dont les ouvrages viennent échouer sur cet inabordable rocher formant déjà une assez importante collection.

 

 

 

01 août 1883

 

I

 

Lorsque la lueur de certaines étoiles nous arrive, ces étoiles sont éteintes depuis longtemps, s'il faut en croire les astronomes.

 

C'est précisément ce qui se passe en ce moment dans une région moins sidérale : j'ai à parler de deux petites pièces apparues un instant dans le ciel de l'Opéra-Comique et que le Sort a soufflées, après deux ou trois soirs, comme de simples chandelles.

 

Elles sont venues, il faut le dire, en ce mois de juin qui est, comme décembre, consacré aux holocaustes. Durant ces deux mois, quelques victimes propitiatoires sont offertes au dieu pourtant peu terrible qui préside aux destinées de ce théâtre et tient en sa droite le cahier des charges. Décembre termine l'année, juin termine la campagne. En Chine, toutes les exécutions ont lieu en une seule fois, à date fixe à l'Opéra-Comique, il y a plus de variété : comme je viens de le dire, on y exécute les jeunes compositeurs deux fois par an.

 

Et je parle d'exécution dans le sens le plus complet du mot, car, parmi ces auteurs, il en est bien peu qui reviennent de cette solennité bisannuelle.

 

MM. Lacome et Dutacq avec la Nuit de la Saint-Jean et Battez Philidor ! nous ont été offerts en décembre ; MM. de Bertha et de Lajarte, avec Mathias Corvin et le Portrait, ont complété en juin la série des victimes de l'année théâtrale 1882-83.

 

Bien qu'il ne me reste que de très faibles espérances au sujet d'un retour sur l'affiche de ces deux derniers ouvrages, pour le moment de la rentrée, je vais pourtant les saisir au vol et en donner une rapide analyse. Ils appartiennent, si peu que ce soit, à l'histoire musicale de cette année, assez pauvre de nouveautés pour qu'on n'en néglige pas les moindres incidents.

 

Mathias Corvin est un ouvrage de très petite dimension et de très familier caractère, malgré son titre qui pourrait faire attendre quelque action d'héroïque allure. Les auteurs de ce poème, MM. Paul Milliet et Jules Levallois, ont supposé que le roi Mathias Corvin faisait sa police lui-même et nous l'ont montré venant, sous un déguisement, dans la maison du maître de chapelle Zecchi, où on lui a affirmé que se tramait une conspiration contre sa personne.

 

Le dénonciateur n'est qu'un galant éconduit qui veut se venger d'un amoureux, aimé de la fille du vieux Zecchi. Cette dernière et Ridolfo, son amant, se marient très promptement, car la pièce a cette qualité d'être fort courte ; pour la dénouer, il suffit que Ridolfo établisse, en chantant devant le roi, qu'il est non pas un conspirateur mais tout bonnement un ténor.

 

Le traître en est pour sa courte honte, et l'excellent Mathias Corvin s'éloigne satisfait d'avoir fait deux heureux et de n'avoir plus rien à craindre pour la tranquillité de la Hongrie.

 

Hongrois, comme le personnage que ses librettistes lui ont choisi, M. de Bertha a dû affectionner ce sujet, auquel il lui appartenait de donner une atmosphère musicale très particulière. Telle a été son intention sans doute, sans qu'on s'en soit fort aperçu, car la partition de Mathias Corvin, bien faite d'ailleurs, ne porte pas la marque d'une réelle personnalité.

 

S'il y a quelques recherches d'étrangeté dans cette partition, cette étrangeté s'affirme plutôt dans l'instrumentation que dans les parties écrites pour les voix, où, d'après certains renseignements, l'auteur aurait voulu faire l'application des procédés musicaux usités par les instrumentistes tziganes que l'on entend dans les czardas.

 

Si cette application a été tentée, ce n'est point d'une façon assez frappante ; on rencontre, je le répète, dans la partition de M. de Bertha, des complications indiquant le désir de sortir de la formule banale, mais ces complications ne sont point suffisantes pour constituer par elles-mêmes une autre formule ; elles n'apportent à l'auditeur qu'une gêne pour l'appréciation du talent d'ailleurs réel de M. de Bertha, qui aurait beaucoup gagné à se montrer sous des dehors plus simples.

 

On a applaudi les couplets très francs de l'organiste Zecchi, ainsi qu'une scène-duo entre ce personnage et Lisbeth, sa servante. Ces pages ont un parfum antique assez agréable ; M. de Bertha s'y révèle très habile imitateur des vieux maîtres.

 

Pour le finale fort développé, qui est le morceau de résistance de la partition, je ne le goûte guère. Il est mal en scène, inégalement distribué et tout entier sacrifié au grand air que le ténor Ridolfo chante « devant son roi » pour établir sa parfaite innocence.

 

M. de Bertha, qu'une fortune des plus rares a conduit sur une scène fermée à bien des compositeurs français, est écrivain distingué en même temps que musicien de valeur. Il a donné dans Mathias Corvin un échantillon discret de son talent ; on lui a pourtant compté, à bon droit, ce petit acte comme une sérieuse promesse.

 

Le vaudeville qui, sous ce titre : le Portrait, accompagnait Mathias Corvin sur l'affiche, et auquel son importance donnait la place d'honneur, est une agréable bouffonnerie faite pour se passer de musique. M. de Lajarte a pourtant écrit, sur les marges de cet ouvrage, pourrait-on dire, une très agréable et très fine partition, spirituellement scénique, et dont on devra regretter la trop courte apparition si le destin contraire la condamne à ne pas revenir sur l'affiche.

 

C'est presque une opérette que cet ouvrage badin ; j'avais dit d'abord vaudeville ; opérette convient mieux, puisque, après tout, on y chante, çà et là.

 

Le « portrait » dont il est ici question est celui de l'illustre poète Michel Cervantès, que l'on dit mort, et dont on doit apporter le corps chez le peintre Girellos, chargé de reproduire ses traits, faveur que Cervantès, paraît-il, n'aurait accordée de son vivant à aucun artiste.

 

Girellos n'est pas seulement peintre, il est père. Sa plus belle œuvre est sa fille Anita. Aussi a-t-elle deux amoureux, ce qui n'est point trop : un pour le bon motif, l'autre... pour le mauvais. Le galant bien intentionné est le jeune Octavio, fils de l'alcade local ; le séducteur est le prince Fernand, de la maison d'Espagne.

 

Tous deux, comme cela est permis dans le joyeux pays du vaudeville, ont la même idée : apporter dans la maison de Girellos le faux cadavre d'un faux Cervantès et profiter de l'aventure pour enlever Anita.

 

L'un l'enlève, en effet : c'est Fernand ; mais l'autre la reprend : c'est Octavio, à qui finalement on la donne.

 

C'est tout ! Très peu de chose en somme, rien de bien original, mais beaucoup de gaieté, de bonne humeur et d'entrain. On a ri, ce qui est toujours un précieux résultat, et l'on a fait fête aux auteurs, lesquels sont deux vétérans, MM. Laurencin et Jules Adenis.

 

A l'actif de M. de Lajarte, le compositeur, on a compté, en les soulignant de vifs applaudissements, bien des pages charmantes, telles que la sérénade de la servante qui est, je crois, le premier numéro de l'ouvrage ; un quatuor, et surtout le septuor de la clé et le finale du premier acte, dans lequel tous les personnages disparaissent un à un, laissant à Girellos le soin de la péroraison de l'ensemble. C'est de l'excellente bouffonnerie musicale.

 

Le même Girellos a, au deuxième acte, une chanson très gaie : « Je suis joyeux et je vois tout en rose. » On remarque aussi dans cet acte une ronde dont le motif est emprunté à un intermède précédemment fort applaudi.

 

Je ne pense pas que le Portrait ait l'importance suffisante pour constituer deux actes ; je dirais plus volontiers que c'est un gros acte coupé en deux pour faire nombre.

 

Ces deux ouvrages étaient fort bien interprétés et montés avec beaucoup de soin ; il est de toute justice de reconnaître que si, à l'Opéra-Comique, les ouvrages courts ont aussi de courtes destinées, on les loge et on les habille comme de futurs centenaires.

 

II

 

En suivant l'ordre chronologique des évènements accomplis, depuis le 1er juin, dans le monde musical, je rencontre une très importante nouvelle : celle de la reconstitution sérieuse d'un théâtre italien à Paris.

 

Cette nouvelle est faite pour ramener à l'ordre du jour l'examen de la situation de notre musique nationale. Tout d'abord, sans s'arrêter aux apparences, il faut considérer comme très heureuse pour l'art français cette restauration de la musique italienne, dans les conditions où elle doit se produire.

 

Il a été affirmé, en effet, qu'une compagnie composée d'artistes de toutes nationalités, au premier rang desquels figure M. Victor Maurel, le baryton bien connu, se réunirait, sous la direction des frères Corti, anciens directeurs de la Scala, pour interpréter au théâtre des Nations une série d'ouvrages qui, quoique de texte italien, appartiendraient à toutes les écoles.

 

Ces représentations auraient lieu le mardi, le jeudi et le samedi ; on ne ferait pas de frais de mise en scène considérables ; la musique serait, là, aimée pour elle-même et les places coûteraient fort cher. C'est l'idéal ! En parlant autrefois de la question toujours pendante du Théâtre-Lyrique, j'avais formulé un programme analogue, surtout en ce qui concerne les représentations réduites à douze ou seize par mois, si l'on veut compter une représentation exceptionnelle le dimanche.

 

Je n'avais pas rêvé ; sans doute, le tarif seigneurial dont on parle pour le futur Théâtre Italien, où les moindres fauteuils doivent coûter quelque chose comme vingt-cinq francs ; mais au moins la musique appartiendra sans conteste à qui la voudra ainsi payer : nulle subvention ne venant grossir les ressources de l'institution, aucun contribuable ne sera autorisé à dire qu'il fait les frais d'un plaisir dont il ne profite pas, comme il le peut dire pour nos théâtres privilégiés.

 

Ce ne sera pas là, par conséquent, le théâtre de musique populaire que peuvent désirer ceux dont l'enseignement artistique des masses excite à bon droit l'intérêt. Assurément, l'art dont le théâtre des Nations doit être le temple ne sera point cet art à bon marché dont l'idée éveille dans certains esprits de généreuses illusions.

 

Mais, le Théâtre Italien une fois reconstitué, un courant se trouvera créé, dans lequel se laisseront facilement entraîner ceux qui tiennent entre leurs mains les destinées de notre troisième scène musicale.

 

Déjà les efforts tentés au théâtre du Château-d'Eau par un directeur audacieux ont éveillé l'attention ; on a vu que, dans ce théâtre imparfaitement agencé, avec des troupes recrutées comme au hasard, avec une parfaite insouciance de la mise en scène, en dépit de trente-cinq degrés de chaleur, on pouvait obtenir des résultats satisfaisants, créer un public et constituer un semblant de répertoire.

 

Il pourrait donc bien arriver que l'entreprise, de provisoire qu'elle semble être, devînt définitive, et que le directeur du Château-d'Eau se trouvât avoir fait l'Opéra populaire sans avoir eu, tout d'abord, la prétention de le faire.

 

D'autre part, on prête à M. Ritt, qui, un instant, a été présenté comme le candidat agréé par le Conseil municipal, l'intention de reprendre ses projets et de faire de la salle du Châtelet un Opéra National.

 

Enfin, un troisième impresario se disposerait à arriver en avril prochain, avec une pièce nouvelle d'un auteur français qu'il aurait fait, au cœur de l'hiver, représenter sur une grande scène étrangère et qu'il montrerait aux Parisiens, avec la même interprétation, sur un de nos grands théâtres.

 

Voilà bien des projets et bien des espérances. Et peut-être, la saison prochaine, en faudra-t-il venir, après avoir tant dit qu'il n'y avait pas assez de théâtres lyriques, à déclarer qu'il y en a trop !

 

En attendant, et pour nous en tenir à la réalité, voyons, suivant la coutume, ce que nous promet l'hiver 1883-84 dans les théâtres sur lesquels nous pouvons compter.

 

L'Opéra-Comique montera Manon, le nouvel ouvrage de M. Massenet ; ce sera la grande nouveauté et aussi la grande attraction de cet hiver que, très probablement, elle remplira tout entier. Manon, ce sera Mme Heilbronn ; ce devait être Mlle Jeanne Granier ; elle semblait faite à souhait pour le rôle, mais une carrière déjà longue au théâtre de la Renaissance l'a peut-être trop spécialisée pour qu'on ait osé lui confier, de prime saut, à l'Opéra-Comique, une création de cette importance.

 

A l'Opéra, l'illustre auteur de Faust reparaîtra avec l'œuvre de sa jeunesse, cette Sapho que personne ne connaît bien et qu'on dit si digne d'être connue. Un remaniement considérable de l'ouvrage en fera une quasi-nouveauté, même pour ceux qui l'ont vu il y a trente ans. La Farandole, de M. Th. Dubois, le Tabarin, de M. Hector Pessard, sont les deux ouvrages légers qui doivent suivre ou précéder, suivant l'état des études, la Sapho de Charles Gounod.

 

Il a été un moment question de donner aussi, à l'Académie nationale de musique, le Sigurd de M. Ernest Reyer, drame lyrique qui a déjà sa légende, et que son auteur a fait émigrer au théâtre de la Monnaie, où il sera représenté en décembre ou en janvier.

 

Deux autres opéras attendent une destinée qui leur sera probablement faite vers la même époque : le Chevalier Jean de M. Joncières et les Guelfes de M. Benjamin Godard.

 

Le Richard III de M. G. Salvayre ira encore plus loin que le Sigurd de M. Reyer ; c'est en Russie qu'on doit le jouer.

 

En l'état actuel des choses, il n'est pas pour les musiciens de l'école contemporaine de théâtres plus parisiens que ceux de Bruxelles ou de Pétersbourg.

 

III

 

Tandis que les compositeurs, en pleine période militante, se mettent en quête d'un théâtre, l'Académie des beaux-arts prépare une nouvelle génération de musiciens et comble de lauriers

des jeunes gens qui vont s'en aller à Rome chercher et perdre des illusions sur la carrière promise aux grands prix de composition.

 

Des six jeunes gens qui ont apporté à leurs juges, après une incubation de vingt et un jours, la musique de la cantate officielle, trois ont obtenu des récompenses.

 

Ce sont MM. Vidal, Debussy et René. Le premier est l'élève de M. Massenet ; il a, comme son maître, beaucoup de jeunesse et de charme et manie l'outil musical avec une remarquable dextérité. On lui a donné la récompense la plus haute. Ses deux émules, M. Debussy, élève de M. Ernest Guiraud, et M. René, élève de M. Léo Delibes, brillent par des qualités moins complètes, mais des plus estimables. Le premier révèle un tempérament heureux, d'une exubérance peut-être excessive que modéreront l'expérience et l'étude ; le second, imagination fort vive et en même temps esprit des plus méthodiques, accuse de réelles aptitudes scéniques.

 

Les cantates dans lesquelles ]es lauréats ont donné au jury et au public un échantillon de leur talent, se trouvaient confiées, cette année, à des artistes tels que Mme Krauss, Mlle Lureau, MM. Talazac, Taskin, Giraudet et Belhomme, auxquels s'étaient adjoints Mme Caron, M. Muratet et M. Van Dyck qui, bien que n'appartenant pas à nos grandes scènes, n'en ont pas moins brillamment complété l'interprétation de ces morceaux de concours.

 

Le poème choisi par l'Académie des beaux-arts pour l'épreuve annuelle était le Gladiateur de M. Émile Moreau. L'œuvre a sa valeur littéraire, mais sa valeur lyrique est fort discutable. Il s'agit, suivant la coutume, d'un tableau à trois personnages, dont l'action est pour ainsi dire réglée à l'avance.

 

Cette fois, M. Émile Moreau a présenté un fils de Jugurtha, du nom de Narbal, qui, révolté contre les Romains, a été pris et se trouve condamné à périr dans le cirque, de la mort des gladiateurs. Tandis qu'il se répand en imprécations contre les vainqueurs, la fille de Métellus, le consul qui l'a fait prisonnier, vient le voir dans sa prison et lui offre la liberté en même temps que l'amour. Fulvie, tel est son nom, va sauver Narbal, en effet, lorsque le père se présente, afin de constituer le trio final qui est dans le programme académique. Il va reprendre sa fille et envoyer le prisonnier au supplice sans plus attendre ; mais Fulvie le prévient : elle donne du poison à son amant et meurt avec lui.

 

Il n'y a point de mal à dire de ce sujet, sinon qu'il manque absolument d'imprévu. Il offre à tout esprit banal un aliment suffisant ; à tout esprit original il semblera se traîner par trop dans l’ornière classique. Il ne faut pas s'en prendre au librettiste, mais bien à l'Académie des Beaux-Arts qui rédige encore ses programmes comme on les rédigeait en 1803, date de la fondation du prix de Rome.

 

Parmi les membres de l'Institut qui composent la section de musique, il est des esprits jeunes et indépendants, mais là, comme partout, la collection tue l'individualité ; tel qui, livré à lui-même, réclame et s'élève contre les errements du passé, se retrouve académique comme devant, par tradition ou par respect, quand il est rentré en séance.

 

On trouverait cependant quelque chose à faire, et quelque chose de très simple, pour élargir le champ ouvert, chaque année aux concurrents inscrits pour le grand prix de composition musicale. Il suffirait de se préoccuper un peu des tendances diverses de notre époque, et de demander aux librettistes chargés de préparer les thèmes officiels l'introduction de quelques éléments nouveaux dans leur œuvre : des chœurs, des parties symphoniques ou pittoresques. Ainsi se trouverait rétabli, à très peu de frais, l'équilibre entre des concurrents qui tous ne doivent pas et ne veulent pas se consacrer au théâtre.

 

Le caractère uniforme du poème ne peut évidemment donner satisfaction à toutes les aptitudes dont il convient de se soucier ; il ne serait donc pas inopportun de faciliter aux symphonistes l'accès de la villa Médicis, à une époque où les compositeurs dramatiques, retour de Rome, ne trouvent aucun théâtre ouvert à leurs premiers essais.

 

Un musicien de la valeur de M. César Franck, par exemple, n'honorerait-il pas plus hautement l'école, bien que ses conceptions restent communément dans le domaine spéculatif, que tel ou tel compositeur de valeur médiocre ayant plus ou moins bien traité, suivant les poncifs, un sujet de commune invention ?

 

Eh bien, c'est pour les musiciens appartenant à cette élite qui, sans dédaigner le théâtre, se tient bien au-dessus des conventions de la scène ; c'est pour ceux qui, comme un Beethoven, sans se désintéresser de Fidelio, se trouvent entraînés davantage vers ces immortels chefs-d’œuvre qui s'appellent la Symphonie en ut ou la Symphonie pastorale, qu'il semble nécessaire de réformer le programme des concours.

 

Autrefois, quand on avait à envoyer les peintres à Rome, on mettait au concours périodiquement un paysage historique, au lieu de la scène mythologique formant le fond habituel des programmes. Il y a en musique aussi des paysagistes qui seraient très heureux de trouver à faire montre, sur un sujet de leur goût, des richesses de leur pinceau.

 

On objectera sans doute que, dans les envois annuels, chaque pensionnaire de Rome peut apporter sa note personnelle, se révéler avec son véritable tempérament, et que cela est aussi vrai pour les musiciens que pour les peintres. Mais le point de départ a une importance capitale : il ne faut pas que les musiciens qui ne se sentent aucune aptitude pour les choses du théâtre se trouvent éloignés du concours par la nature même de l'épreuve.

 

Le théâtre, on ne saurait se le dissimuler, est un genre inférieur pour les musiciens de grande race. Donc, tout ce qui étendra vers la symphonie le genre théâtral proprement dit, sera considéré comme un progrès et un encouragement par notre jeune génération musicale, beaucoup plus éclectique que les précédentes.

 

Le procédé qui consisterait à donner pour thème aux élèves en loge un fragment dramatique, coupé de parties symphoniques, avec quelque épisode choral, brisant tout à fait le moule de la cantate sacro-sainte, aurait l'inconvénient, — ce serait le seul et il ne serait point grave, — de ne pas permettre une interprétation complète devant le jury, car, dans ce cas, il faudrait rassembler des masses, alors qu'il faut aujourd'hui seulement des solistes.

 

Mais les juges de la section de musique sont de ceux que cette difficulté matérielle ne gênerait pas pour l'expression de leur opinion : ils savent « lire » et n'ont pas besoin d'une exécution d'ensemble pour apprécier la valeur d'une partition.

 

IV

 

Deux débuts assez importants ont eu lieu, pendant le mois de juin, à l'Opéra : celui de Mme Duvivier, dans les Huguenots, et celui de M. Pol Plançon, dans Faust.

 

Mme Duvivier est une élève de notre Conservatoire, où elle obtint autrefois un premier prix. Elle a chanté et brillé surtout à Bruxelles ; son succès y a été des plus grands dans l'Hérodiade de J. Massenet, et dans la Marguerite du Méphistophélès de Boito.

 

A l'Opéra, elle s'est présentée dans ce redoutable rôle de Valentine, dont toutes les parties ne lui ont pas été également favorables. Mme Duvivier joue avec beaucoup de passion et d'énergie ; sa voix est généreuse et pleine ; mais, par instants, elle a paru faiblir, soit que l'émotion la paralysât, soit que son partenaire Salomon, visiblement fatigué et même malade, ne la secondât pas utilement dans des passages d'importance supérieure, tels que le duo du quatrième acte.

 

Malgré l'inégalité des effets obtenus, cette épreuve n'a point été défavorable à Mme Duvivier, qu'on doit revoir prochainement dans la Juive et qui semble faite pour rendre de sérieux services sur cette vaste scène si dangereuse aux voix de santé médiocre.

 

M. Pol Plançon est un jeune chanteur, grand, bien campé, d'une physionomie expressive, très intelligent et portant fort bien le costume. Sa voix de basse chantante est d'une belle sonorité et d'un mordant très favorable au rendu de ce rôle de Méphistophélès que M. Plançon a abordé avec une émotion visible, dont on lui a su gré, mais aussi avec une grande volonté et une véritable bravoure.

 

Quelques-uns lui ont reproché d'avoir un peu haché le débit, dans des passages où il aurait été convenable de bien établir la phrase musicale : ce sont des imperfections de la première heure que l'artiste en pleine possession de lui-même fera rapidement disparaître.

 

J'ajouterai que M. Pol Plançon chante juste, ce qui n'est pas un éloge banal. J'avais entendu ce jeune artiste à Lyon, dans le Cinq-Mars de Gounod et dans l'Étienne Marcel de Saint-Saëns ; il me semblait alors destiné à faire son entrée dans le monde parisien par la grande porte, c'est-à-dire par celle de l'Opéra. Je suis heureux de ne m'être pas trompé.

 

Ces deux débuts nous ont permis de revoir une jeune cantatrice dont les commencements ont été des plus remarquables, Mlle Lureau, qui a été la Marguerite de Faust après avoir été la Marguerite des Huguenots. Bien qu'elle ne me semble pas jouer ce délicieux rôle de Marguerite avec la candeur enfantine qu'il comporte, elle y apporte au point de vue vocal une grâce, une émotion et une fraîcheur dont je ne saurais trop la louer.

 

L'acte de la prison lui permet de développer toute l'étendue et toute la richesse de cette voix qui semble faite pour d'éclatants et durables succès.

 

Les publications sont, comme les débuts, parmi les questions secondaires auxquelles peut s'intéresser la critique. Au nombre des ouvrages qui me sont arrivés, durant ce mois, je parlerai d'une composition de M. V. de la Nux, musicien distingué, sur un Sonnet adressé à Mme Sarah Bernhardt ; d'un recueil de « Mélodies » publié par M. Alfred Mutel, un mélodiste irréprochable, qui a écrit sur des poèmes de Méry, de Musset, de Murger, et même de Voltaire, trente pièces vocales d'un sentiment toujours délicat et d'une expression parfois très dramatique ; enfin d'une nouvelle édition des Saisons de Victor Massé, cette œuvre exquise que l'Opéra-Comique doit nous rendre quelque jour.

 

Le maître, immobilisé par la souffrance, comme on le sait, mais d'un esprit toujours vivant et alerte, a remanié profondément cette partition. Ces remaniements ou additions ne portent pas sur moins de huit morceaux, parmi lesquels il faut surtout citer une ouverture entièrement nouvelle et qui donne une impression générale de l'ouvrage.

 

Au milieu de cette distribution de menus faits, que je verse sur le papier, au hasard de mes notes, je ne veux pas oublier une reprise du Trouvère au théâtre du Château-d'Eau, où l'on a applaudi M. Dulaurens, un ténor d'autrefois, resté fort jeune de voix et de talent, M. Quirot et Mme Calderazzi.

 

Les théâtres de genre eux-mêmes ont fermé leurs portes. Il en est un seul qui, spéculant peut-être sur la désertion générale des directeurs des alentours, n'a pas craint de mettre sur son affiche un nouvel ouvrage en trois actes.

 

Ce théâtre, c'est celui des Folies-Dramatiques ; cet ouvrage, c'est l'Amour qui passe, opéra bouffe, de MM. Langlé et Jules Ruelle, musique de M. Amédée Godard.

 

C'est une cocasserie selon la formule du genre, un méli-mélo d'épiciers génois et de négociants vénitiens courant après des enfants qui ne sont pas perdus, de mandolinistes, de gitanas, d'estafiers burlesques et de pages en maillots abricot, le tout assez incohérent et prolixe, s'émaillant çà et là de quelque scène assez gaie et pétillant de loin en loin de quelque coup de pistolet chargé au gros sel.

 

La musique de cette littérature de carnaval n'est pas d'une marque aussi vulgaire : elle a de l'élégance, de la grâce et de la finesse. Une petite marche, une mandolinata, une berceuse, un joli quintette, un duo d'amour, ont été remarqués et méritaient de l'être.

 

Il y a là un jeune baryton, M. Bouvet, qui chante à ravir deux ou trois charmantes pages.

 

Bref, si l'on peut reprocher quelque chose à cette musique, distinguée sans être absolument originale, c'est de ne pas rester dans le ton du sujet et de ne pas représenter la musiquincaillerie de carrefour qui convient aux opérettes.

 

J'estime que, dans le domaine de l'extravagance, il convient d'aller jusqu'au bout, et j'ai toujours regretté de ne point trouver, en ce genre très spécial de l'opérette, la musique aussi folle que le dialogue, et les décors mêmes peints d'une touche aussi caricaturale ou aussi fantaisiste que les personnages.

 

 

 

01 novembre 1883

 

I

 

Le Roland à Roncevaux, de M. A. Mermet, date de 1864. Il eut, à cette époque, un très bruyant succès, après lequel il s'endormit d'un sommeil qu'on pouvait croire définitif, quand l'idée vint à M. de Lagrené de l'en tirer à l'occasion de la réouverture du Théâtre-Lyrique populaire.

 

Il faut estimer que le jeune directeur a bien fait, d'abord parce que le succès lui a donné raison, — ce qui est péremptoire, — ensuite parce que, à tout prendre, peu d'œuvres eussent été dans des conditions aussi favorables que Roland pour une tentative de vulgarisation artistique telle que celle dont il s'agit ici.

 

En étudiant le caractère général, poème et partition, de l'œuvre de M. Mermet, on se rendra facilement compte des avantages qu'elle offrait pour un théâtre lyrique nouveau, créé en vue de l'enseignement musical des masses, alors que, dans tout autre milieu, on aurait pu contester l'opportunité de cette reprise.

 

Le poème de Roland à Roncevaux a compté naguère et comptera encore pour beaucoup dans le chaleureux accueil fait à l'œuvre, aussi bien à son apparition à l'Opéra, le 3 octobre 1864, que l'autre soir sur la scène du Château-d'Eau.

 

Ce poème a pour lui la simplicité, la clarté, le mouvement et le sentiment, qualités maîtresses des œuvres lyriques qui, bien qu'on en dise parfois, s'accommodent mal des complications et des petits moyens, excellents dans le drame proprement dit, mais constituant, en matière musicale, de réelles imperfections.

 

Roland comporte quatre actes et cinq tableaux, coupe normale qui aurait pu fournir un ouvrage de durée moyenne si le compositeur n'avait parfois dépassé la mesure que le librettiste lui traçait et écrit une partition beaucoup trop étendue, défaut rendu plus apparent par la répétition constante des mêmes effets.

 

Mais voyons d'abord le poème construit sur une de nos plus brillantes légendes nationales.

 

Dans un château des Pyrénées, on célèbre les prochaines fiançailles du comte Ganelon et de la belle Alde ; le père de cette dernière la lui a, en mourant, destinée pour femme ; Ganelon a sur elle un pouvoir auquel elle voudrait se dérober ; elle ne l'ose faire, malgré les conseils de Saïda, captive sarrasine, fille de l'émir de Saragosse, qui l'engage à fuir et lui promet un asile sûr dans les États de son père.

 

Or, pendant que l'on vide les hanaps et que l'on chante joyeusement, un pâtre vient annoncer l'approche de l'armée de Charlemagne qui, avec Roland et ses pairs, se dispose à passer en Espagne.

 

Alde est demeurée seule. Dans les Pyrénées l'orage gronde. Un chevalier égaré a demandé l'hospitalité au château ; on l'amène devant la jeune châtelaine. Elle lui fait accueil, et avec joie elle apprend qu'il est au nombre « des paladins qui suivent Charlemagne ». Elle voudrait voir le roi ; elle voudrait implorer son appui. Cet appui, l'inconnu le lui offre, sans savoir encore ce qu'elle craint et ce qu'elle désire.

 

Quand je chaussai l'éperon d'or,

Je jurai de punir le crime,

De protéger ceux qu'on opprime !

 

Cette déclaration du chevalier est suivie de la confidence d'Alde. Il jure de la défendre contre Ganelon. Et, en effet, quand l'archevêque Turpin vient pour la célébration du mariage d'Alde, Roland se nomme et s'interpose ; il appelle Ganelon au combat. Ce n'est point qu'il aime la jeune fille. Cet amour, du moins, il n'ose se l'avouer encore ; — c'est seulement pour faire son devoir de chevalier qu'il agit ainsi.

 

Turpin ne veut pas que le sang coule dans un duel.

 

Au nom de l'empereur, vous ne vous battrez pas !

Tous les deux, chevaliers, choisis par Charlemagne,

Pour vous rendre en son nom chez les Maures d'Espagne,

C'est à lui seul qu'appartiennent vos bras.

 

Roland se résigne à remettre son combat avec Ganelon au jour où ils seront l'un et l'autre rentrés en France. D'ailleurs son but est atteint. Le mariage d'Alde n'aura pas lieu encore ; Ganelon voudra bien retenir ou faire enlever la jeune fille, mais ce jour-là elle se résout à fuir avec Saïda.

 

Roland est rejoint par ses compagnons d'armes, et, bannières déployées, il part pour franchir les défilés et entrer en Espagne.

 

Superbes Pyrénées,

Qui dressez dans le ciel

Vos cimes couronnées

D'un hiver éternel,

Pour nous livrer passage

Ouvrez vos larges flancs !

Faites taire l'orage :

Voici venir les Francs !

 

C'est sur ce chœur qui eut, il y a vingt ans, son heure de grande célébrité, que se termine le premier acte et que le drame commence à prendre cette allure martiale qu'il ne doit plus guère quitter jusqu'au dénouement.

 

Voici maintenant la « claire Espagne », où dans Saragosse commande l'émir, père de Saïda. C'est là que Ganelon et Roland, envoyés du roi franc, sont arrivés pour exiger du Sarrasin une soumission qui le fera chrétien et vassal de Charlemagne.

 

Ganelon, perfidement, fait entendre à l'émir que tant que Charlemagne aura Roland pour lieutenant et pour conseiller ; les peuples ne doivent espérer ni paix, ni trêve, et que Roland prendra l'Espagne, « si Dieu ne le rappelle à lui ».

 

De là naît le complot. Ganelon indique aux Sarrasins le val de Roncevaux, où Roland et ses pairs doivent périr. On fera donc bonne figure à Roland ; on le renverra chargé de présents ; on lui promettra tout ce qu'il exigera au nom de son maître ; prochaine est l'heure où l'on reprendra tout ce qu'on a donné et où le sang des héros francs coulera jusqu'à la dernière goutte.

 

Cependant, Roland, jeté au milieu des séductions de la cour de Saragosse, n'y oublie point son œuvre. Comme le Parsifal de Wagner, dont il semble être là le prototype, il passe calme et fier, au milieu des almées, aux lèvres souriantes et aux bras tendus vers lui. — Mais bientôt, sous le voile des femmes sarrasines, il retrouve Alde.

 

Aveux et serments échangés. Duo qui commence d'une façon ingénieuse et délicate, alors que Roland, ne reconnaissant pas encore Alde voilée, se met en garde contre une séduction, au nom de son amour même

 

O dame de beauté, ne lève pas ton voile.

Quand ton œil brillerait comme brille une étoile,

Mon cœur n'a plus sa liberté.

 

Mais, pour avoir aimé, pour avouer son amour, Roland a perdu cette vertu guerrière qui toujours le faisait vainqueur. C'est la légende de la miraculeuse épée Durandal, qui « donne toujours la victoire à celui qui la porte, à la condition qu'il ne donne jamais son cœur ». Cette légende, Roland la dit à l'archevêque Turpin, quand, à l'acte suivant, surpris dans le val de Roncevaux par ceux qui ont juré sa perte et celle des siens, il se croit abandonné de Dieu.

 

Ton devoir te prescrit d'oublier cette femme.

Il faut t'en séparer à l'instant...

 

Tel est le sévère conseil de Turpin. Un pâtre est chargé de conduire Alde hors du défilé de Roncevaux. Roland pousse le cri de guerre des Francs et s'élance à la tête de ses soldats vers l'ennemi invisible dont on lui a signalé la présence.

 

On ne doit plus le revoir que couché dans un champ de carnage, sur le monceau de morts qu'il a faits. Il ne s'en relève péniblement que pour prononcer son triste adieu à la France, serrer une dernière fois dans ses bras Alde désespérée, puis retomber en criant encore : « En avant ! » tandis que les trompettes sonnent, que Charlemagne parait, saluant avec des larmes le corps du héros qu'on emporte abrité sous les étendards.

 

Tout cela est très bien, d'un spectacle très sain et très réconfortant, animé d'un souffle généreux, et merveilleusement choisi pour vivifier dans l'esprit des masses cette ardeur française qu'on ne saurait trop entretenir et relever.

 

II

 

C'est surtout à ce dernier point de vue que j'insiste tant sur le poème de M. Mermet. Ce poème m'a fait relire la Chanson de Roland, dans l'édition classique si intéressante due à M. Léon Gautier.

 

Le compositeur-librettiste s’est assez directement inspiré de cette épopée vraiment nationale ; il s'en écarte seulement d'une façon très nette en ce qui concerne Ganelon, dont il a fait le rival amoureux de Roland, et qui dans la Chanson est tout simplement son beau-père.

 

Mais, très ingénieusement, il a appliqué à ce même Ganelon certains traits empruntés à Blancandrin, le chevalier sarrasin, et adroitement résumé dans son deuxième acte toute cette œuvre de perfidie élevée contre Charlemagne et ses preux.

 

On éprouve une vraie joie à lire ces antiques pages, à en voir surgir la grande figure du vieil empereur « à la barbe florie », dont les exploits étaient si nombreux et depuis si longtemps accumulés que la légende laissait croire qu'il avait déjà vécu deux siècles et plus, « plus ad dous cenz anz ». A tout instant, il y est question de la « franceise gent », de la préférence que Charlemagne lui montrait.

 

« Jamais, dit le commentateur de la Chanson de Roland, en songeant à ceux qui menacent si volontiers la France et qui parlent de « ressusciter l'empire de Charlemagne », jamais il n'y eut une conception de Charlemagne comparable à celle de notre poète français. Ceux d'outre-Rhin ont imaginé sur lui quelques fables creuses ; mais le type complexe, le véritable type, le voilà. C'est ce roi presque surnaturel, marchant sans cesse à la tête d'une armée de croisés, sa barbe blanche étalée sur son haubert étincelant, le regard jeune et fier, malgré ses deux cents ans. Autour de lui se pressent vingt peuples ; mais c'est sur les Français qu'il jette son regard le plus tendre. Il ne veut, il ne peut rien faire sans eux. »

 

Charlemagne est donc bien à nous, comme Roland. Pour celui-là, il semble que ce soit l'âme même de la France qui l'anime. Et dans le récit de sa mort, le conteur n'a-t-il pas mis une sorte de symbolisme ? Roland, blessé, mourant, accablé sous le nombre, ne veut pas du moins que Durandal, sa bonne épée, tombe aux mains de l'ennemi. Une première fois, pour la briser, il la frappe sur la roche brune, une seconde fois sur le perron de sardoine, une troisième fois sur la pierre bise. Mais jamais l'épée ne se rompt ni ne s'ébrèche ; elle va dormir à côté de son maître ; vienne le jour des prochaines batailles, elle sera prête encore à frapper.

 

Et après la nuit terrible de Roncevaux, la grande épée française apparaît dans la lumière pour l'éclatante revanche due à Roland et à ses pairs.

 

Et pendant des siècles les jongleurs chantent dans les châteaux, en s'accompagnant du rebec, devant les fils français tressaillant d'orgueil, la gloire pure du héros qui mourut pleurant sa « dolce France ».

 

Ce sont de telles évocations, de tels souvenirs que je trouve bon de renouveler ; ce sont eux qui m'ont fait m'attarder à l'examen d'un poème d'opéra, lequel, tant s'en faut, n'est plus une nouveauté.

 

III

 

A mon avis, on le voit, ce n'est pas tout à fait musicalement qu'il faut juger l'ouvrage de M. Mermet. Dans un théâtre qui prend le titre de théâtre populaire, le point de vue de la critique doit se déplacer. Ce qu'elle discuterait peut-être ailleurs, il convient ici qu'elle l'approuve.

 

Considérée au point de vue de sa valeur artistique, la partition de Roland sera jugée sévèrement par les gens du métier.

 

La conception est trop uniforme ; d'autre part, l'exécution accuse une singulière inégalité de main. Cette inégalité s'accentue surtout dans la trame instrumentale, tantôt chargée de détails grossiers, tantôt d'une recherche et d'un éclat qui surprennent, le plus souvent sans solidité et sans couleur. On dirait que des procédés divers ont été tour à tour essayés pour ce travail autrefois secondaire, devenu aujourd'hui une des préoccupations les plus hautes des compositeurs.

 

Dans les parties vocales, la note martiale domine jusque dans les duos d'amour, et s'il faut faire intervenir ici la loi d'atavisme, on reconnaîtra que M. Mermet, issu d'une famille de militaires, ne ment point à son origine. Les sonneries guerrières ont accompagné ses jeux d'enfant ; il en a gardé le goût jusque dans les moindres détails. Ce n'est point qu'il n'y ait çà et là quelques épisodes accusant la recherche de la grâce et du pittoresque, mais ils ne sauraient être comptés comme une compensation suffisante à cette série d'élans belliqueux qui vont d'un bout à l'autre de l'ouvrage et en ponctuent invariablement tous les finales.

 

Que les intransigeants de la musique moderne condamnent en son essence cette partition éclatante et défectueuse, ils ne sauraient la condamner dans son application. Destinée à un public dont l'éducation musicale est toute à faire, et qui a dû s'en tenir forcément jusqu'ici au petit vin aigrelet de l'opérette, ou au gros vin bleu du café-concert, elle va commencer à lui mettre dans la tête un peu de l'ardeur généreuse du vrai vin, l'intéresser à des choses qui ne sont ni des pasquinades ni des grossièretés, et par instants, en somme, lui faire goûter un morceau de vraie musique, comme le trio du troisième tableau.

 

Pour les grands morceaux classés, tels que le finale du premier acte et le chant de guerre de Roncevaux, s'ils ne sont point de première qualité, ils ont du moins ce diable au corps qui enlève les foules et met dans l'air l'odeur de la poudre et le frisson des drapeaux. Ils font instinctivement battre la mesure du pied, comme au passage d'une musique de régiment jouant

un pas redoublé, et pour un peu le public chanterait avec les chœurs l'appel aux armes des guerriers francs.

 

Donc, que la construction de certains morceaux soit faible, que l'instrumentation soit lâche, que par instants même le compositeur prosodie mal ses propres vers, ce sont là des défauts qui s'effacent devant l'effet moral de cette musique, on ne peut mieux choisie pour l'inauguration d'un théâtre lyrique populaire dont on ne veut point oublier le but.

 

 

 

01 décembre 1883

 

I

 

Je ne prétends point faire la minutieuse analyse des divers ouvrages que les théâtres de genre nous ont donnés depuis la rentrée. A dessein j'ai laissé passer ces ouvrages, dont j'aurais pu parler il y a quinze jours ; je l'ai fait afin de les examiner d'ensemble, en vue de cette chronique consacrée, comme chaque année, à pareille époque, à notre mouvement musical et aux tendances qu'il révèle.

 

C'est à la veille des grandes soirées de la pleine saison d'hiver qu'elle trouve tout naturellement sa place.

 

Les théâtres subventionnés ne nous ont encore appelés que pour des débuts et des reprises ; les théâtres d'opérette nous ont offert diverses œuvres faites pour confirmer une opinion déjà plusieurs fois exprimée ici sur le déplacement incessant des genres. Ce sont, en effet, des opéras-comiques et non des opérettes que ces théâtres viennent de présenter au public, exception faite pour le Vertigo, ouvrage joué à la Renaissance et réunissant toutes les conditions nécessaires pour figurer à l'Exposition des arts incohérents, s'il y existait une section d'œuvres musicales.

 

Avec une rapidité conforme à l'esprit de son titre, le Vertigo a disparu, entraînant à sa suite le Fou Chopine, un acte mis en musique par M. Sellenick, et qui laissera le souvenir d'une jolie valse et d'un chœur d'agréable facture.

 

Le même théâtre a monté ensuite la Clairon, de MM. Gaston Marot, Élie Frébault et Édouard Philippe, musique de M. Georges Jacobi, dont le sort n'a pas été beaucoup plus brillant. Il s'agit ici d'un opéra-comique, enseigne franchement arborée du reste par les auteurs, mais d'un opéra-comique qui, à force de vouloir paraître distingué, a revêtu des formes d'une froide élégance et produit le plus maussade effet du monde.

 

M. Jacobi, chef d'orchestre à Londres, habitué à mener à la bataille une grosse cavalerie d'instrumentistes, est tombé évidemment dans l'excès de la qualité cherchée. Par crainte de faire trop gros, de laisser sentir l'influence de son milieu habituel, il s'est interdit toute gaieté, toute expansion, si bien qu'on ne retiendra volontiers de sa partition qu'une valse, — encore une valse comme dans le cas précédent ! — un duo et un quatuor ; ce n'est vraiment pas assez pour trois heures de musique.

 

Le livret dont s'est inspiré M. Jacobi est taillé sur le patron ancien. On y voit une tragédienne, reine de théâtre, la Clairon, prise pour une vraie princesse régnante, une intrigue diplomatique doublée d'une histoire d'amour, doublure déjà fort élimée, comme on sait, par le long usage qu'on en a fait dans le répertoire.

 

N'insistons pas sur la malchance d'un très intéressant et très charmant petit théâtre, dont la direction s'efforce de reconstituer la fortune. — La Renaissance a dans Mme Thuillier-Leloir, venue en droite ligne de la salle Favart où elle avait conquis déjà une jolie place, dans M. Jolly, comique très original, et même dans M. Alexandre baryton de bon style, de très suffisants éléments pour établir un succès. Ce succès viendra peut-être, sinon avec une œuvre inédite, du moins avec quelque reprise empruntée au fonds assez riche en somme du répertoire local.

 

Comme je ne procède pas par ordre de dates, je parlerai tout de suite de François les Bas-bleus de Firmin Bernicat, représenté avec un éclatant succès aux Folies-Dramatiques.

 

L'auteur est mort. — Aussi ne lui a-t-on pas marchandé les éloges. — Vivant, disons-le, il les eût mérités.

 

C'était un compositeur perdu dans le monde des cafés-concerts, y ayant toutefois gardé le culte de la vraie musique. Entre deux chansonnettes, il écrivait quelques fines et délicates pages en vue d'un avenir venu trop lentement pour sa réputation. Il a composé, pour Bruxelles, les Beignets du Roi, que Paris va maintenant connaître, mais dont le succès, si par hasard il égale celui de François les Bas-bleus, ne saurait certainement le dépasser.

 

L'ouvrage représenté au boulevard du Temple, opéra-comique conçu, au point de vue du livret, tout à fait dans l'esprit du genre, se trouve rajeuni par une forme musicale à la fois ingénieuse, brillante et distinguée. L'orchestration est traitée avec une véritable science, d'une touche sobre et juste, d'une couleur très lumineuse. Nous voilà débarrassés, au moins pour un temps, de ces affreuses péroraisons exécutées à l'italienne, qu'on était sûr de retrouver au bout de tous les ensembles, dans presque tous les ouvrages précédents, fatigantes redites, clichés musicaux devant lesquels le public montre depuis longtemps une inaltérable et incompréhensible patience.

 

Le sujet de François les Bas-bleus n'a rien de surprenant ; la Fille du Régiment lui a prêté quelques-uns de ses traits, Ange Pitou y a mis du sien. On y retrouve l'histoire tant de fois contée de l'écrivain public faisant une chanson séditieuse de la chanson bien pensante dont on lui a confié la copie et la correction ; la modeste fille du peuple, chanteuse des rues, aimée par le scribe-poète, c'est-à-dire par François les Bas-bleus, séparée de lui parce qu'on la reconnaît pour l'enfant du marquis de Pontcornet, puis mariée à celui qu'elle aime, devenu un personnage politique. La prise de la Bastille, qu'on ne s'attendait guère à rencontrer en cette affaire, sert à amener le dénouement.

 

Tout cela est arrangé par des gens sachant leur métier, rondement traité, de bonne humeur ; il n'en faut pas plus, étant donné la valeur de la partition, pour renouveler aux Folies-Dramatiques le succès de la Fille de Madame Angot et des Cloches de Corneville.

 

C'est M. André Messager, élève de M. Camille Saint-Saëns, qui a présidé aux répétitions de l'ouvrage de Firmin Bernicat. Là ne s'est pas bornée son action : il a écrit plusieurs morceaux et s'est occupé de donner la tournure définitive à l'instrumentation. Le succès se partage donc entre le jeune compositeur disparu et le complaisant collaborateur qui lui survit. Puisque M. Messager a recueilli la succession de Bernicat et aussi sa tradition, qu'il garde précieusement cet héritage et contribue pour sa part à la régénération de cet art aimable, spirituel, léger et d'une grâce toute française, qui est le véritable opéra-comique et nous doit faire oublier les écœurantes banalités de la fausse musique.

 

Deux autres compositeurs, que l'opéra-comique pur compte au nombre de ses fervents, ont élu domicile dans les théâtres de genre et paraissent, le succès aidant, disposés à y faire un bail de durée. L'un est M. Paul Lacome, dont les Bouffes ont donné trois actes : Madame Boniface, type rappelant quelque vieille chanson populaire et tel que les affectionne le compositeur, à qui on doit déjà Jeanne, Jeannette et Jeanneton, le Beau Nicolas, et autres figures popularisées par les rondes ou les romances.

 

Madame Boniface comptera parmi les meilleures créations de l'auteur, musicien philosophe, disposé à dire au public beaucoup de choses des plus élevées et des plus choisies, mais n'ayant pas trouvé encore l'occasion de les dire et n'estimant pas indigne de lui de s'amuser aux jolis riens de l'opéra léger et d'en amuser ses contemporains.

 

L'autre est M. Théodore de Lajarte, un compositeur d'un vif esprit, un érudit, vivant à la bibliothèque de l'Opéra en communion constante avec les maîtres anciens et modernes et qui, après avoir donné à l'Opéra-Comique le Portrait, partition très amusante, aux allures bouffonnes, fait représenter en ce moment aux Nouveautés le Roi de Carreau, dont le caractère est, par instants, celui d'un opéra-comique de la bonne école.

 

Pour le sujet, il est, comme François les Bas-bleus, puisé dans le fonds commun des filles disparues et retrouvées, aimées et séparées, consolées et mariées au troisième acte. Cette autre Fille du régiment est une sorte d'Esmeralda du temps des Valois, férue d'amour pour un capitaine beau comme le Phébus de Chateaupers du poète. Le roi de carreau, roi de jeu de cartes, remplace ici l'anneau brisé, la pièce d'argent, la médaille et toutes les autres espèces de « croix de ma mère » successivement en usage dans le genre dramatique sentimental.

 

Mais là n'est pas l'important. L'important est que M. Th. de Lajarte a fait de la bonne et charmante musique et contribué très brillamment à ce déplacement des genres que je notais en commençant. Il a donné de l'avancement à l'opérette et démontré, avec MM. Lacome, Bernicat et Messager, la possibilité de faire des théâtres de genre un terrain très favorable à la production des œuvres sérieuses, j'entends des œuvres écrites par des compositeurs ayant le respect de leur art.

 

Dans ces conditions nouvelles, les musiciens de réelle valeur n'hésiteront point à travailler pour ces théâtres, où, il n'y a pas bien longtemps encore, leur entrée équivalait à une renonciation à toute prétention sur l'Opéra-Comique.

 

Ils y feront de l'école d'application, et c'est dans cette sorte de Conservatoire en plein vent que ceux qui président aux destinées de la salle Favart viendront chercher des auteurs, comme ils y viennent chercher des artistes, si tant est que cette grande scène subventionnée doive, un jour, ce qui semble de plus en plus douteux, retourner, au moins incidemment, au genre dont pendant plus d'un siècle elle a tiré sa fortune et son éclat.

 

II

 

L'Opéra-Comique, en effet, n'est plus absolument le domaine de l'opéra-comique. Il continue cette évolution lente, mais incontestable, vers le drame lyrique, que j'ai signalée à diverses reprises.

 

De loin en loin, il est vrai, comme pris de remords au sujet de cette dérogation que beaucoup considèrent comme un schisme déplorable, il donne un ou deux ouvrages courts, d'un caractère absolument orthodoxe, suivant le catéchisme de la maison, les Surprises de l'amour, par exemple, ou bien encore l'Amour médecin, œuvres délicieuses du reste, mais promptement étouffées dans la foule des pièces conçues suivant la nouvelle formule que de récents et éclatants succès semblent définitivement consacrer.

 

Que l'on jette seulement un rapide coup d'œil sur le mouvement musical opéré depuis 1870 au théâtre de l'Opéra-Comique : on verra que les jours sont bien loin où l'art aimable, le sentimentalisme précieux, ]es grâces minaudières et aussi la bonne plaisanterie gauloise, exception faite pour Zampa et pour le Pré-aux-Clercs, régnaient presque exclusivement à ce théâtre, dont le temps, l'éducation du public et le goût particulier de notre époque pour les œuvres vécues ont si profondément modifié les conditions d'existence.

 

M. Th. de Lajarte, dont je viens de parler comme compositeur, et qui a entrepris avec succès de marier l'opéra-comique et l'opérette, ne se borne pas à ce rôle de réconciliateur. Il écrit, entre temps, d'intéressants travaux sur l'histoire de la musique. Il a notamment publié dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue de curieuses recherches sur les Pérégrinations de l'Opéra-Comique.

 

Je trouve dans la conclusion de ce travail une opinion dont je prendrai texte en vue de ma propre conclusion, toute différente de la sienne. M. de Lajarte, après avoir passé en revue les nombreux ouvrages qui ont fait depuis 1840 le succès de l'Opéra-Comique, constate que ce théâtre est entré aujourd'hui « dans une voie inouïe de prospérité et de vogue ». Il ajoute que le public y vient en foule applaudir les œuvres de nos grands musiciens français, de nos gloires vraiment nationales ; il s'élève contre les folies contemporaines ; il parle des « vilains rêves du présent » ; il prédit que la réaction sera terrible contre « tous ces barbares, amateurs de la pseudo-mélodie soi-disant continue, de ces dissonances idiotes qui n'ont pour leurs auteurs que le seul mérite de n'avoir jamais existé à l'état d'accords dans aucune langue harmonique ».

 

Enfin, indiquant le mandat sauveur que le théâtre national de l'Opéra-Comique, — le mot est souligné, — doit remplir, il met la direction en garde contre les « contacts malsains » de l'école moderne qui pourraient la conduire à sa perte.

 

J'avoue que cette péroraison m'a un peu étourdi. Je me garderai bien d'entreprendre M. de Lajarte sur des questions touchant à la technique musicale, dans lesquelles il aurait facilement raison de moi ; à propos des dissonances qu'il déclare idiotes, et des cadences rompues qu'il ne doit pas goûter davantage, je ne lui ferai pas le moindre procès.

 

Il me sera seulement permis de m'étonner qu'il parle, d'une part, de la prospérité et de la vogue « inouïe » de l'Opéra-Comique, et que, d'autre part, il condamne les tendances malsaines de l'école moderne, et cela au moment même où les journaux nous annoncent que Lakmé et Carmen font, suivant la formule hyperbolique courante, des recettes « au-dessus du maximum ».

 

Voilà qui n'est point déjà si « malsain », pensera tout au moins le caissier du théâtre.

 

Notre auteur dira, — il le dit au surplus, — que le goût du public est actuellement faussé et que la réaction viendra. C'est pour cela sans doute qu'il n'a pas fait à Bizet et à Delibes l'honneur de les nommer à la suite de Victor Massé et de Charles Gounod, qui terminent la liste de ceux qu'il considère comme « toutes » nos gloires nationales. Massenet et Saint-Saëns ne s'y trouvent point non plus ; c'est mettre Bizet et Delibes à l'écart en très bonne compagnie.

 

Ces « barbares », — je parle des compositeurs modernes, — sont heureusement de force à supporter les boutades de leur aimable adversaire. Il est au fond, je le parierais, moins terrible pour eux qu'il ne veut le paraître ; sans même avoir besoin de constater, comme je viens de le faire, que dans Carmen les dissonances n'ont aucune influence fâcheuse sur la recette, il accorde tout au moins à Bizet, — qui n'est plus là, — une modeste place dans notre panthéon musical.

 

Je ne ferai pas d'ailleurs à M. de Lajarte l'injure de croire que, coudoyant sans cesse le vieux Gluck dans les rayons de la bibliothèque de l'Opéra, il ait tant de dédain pour l'art magistral dont l'école contemporaine poursuit assidûment la formule. Compositeur épris des façons aimables, spirituelles et légères du passé, il ne saurait condamner irrévocablement le présent dont le critérium n'est plus le sien. Tout au plus pourrait-il protester, au nom d'un goût personnel toujours respectable.

 

— Je n'aime, me disait un jour un compositeur, — un de ceux que M. de Lajarte range parmi nos gloires, — je n'aime que la musique qui ressemble à la mienne.

 

Il est possible que le musicien bibliophile soit dans les mêmes dispositions d'esprit. Nul n'y saurait trouver à reprendre ; mais je crains bien que la réaction annoncée par lui comme prochaine ne vienne jamais.

 

L'Opéra-Comique, je le répète, s'engage tous les jours plus avant dans la voie qui le mène à une transformation à peu près complète de son genre primitif. Dans cette voie, le public le suit. « Il vient en foule », — le collaborateur que je me permets de contredire ici l'affirme positivement. Il est donc bien probable que la poussée va continuer. Mais le théâtre de l'Opéra-Comique n'en restera pas moins aussi « national » que le veut M. de Lajarte, ses producteurs étant de ceux dont le procédé ne se rattache plus à aucune école étrangère, de ceux qui font à travers l'Europe la trouée que fit autrefois l'école italienne à travers la France.

 

Applaudissons-nous donc avec notre auteur, mais non pour le même motif, de la prospérité actuelle de l'Opéra-Comique. Depuis 1870, les œuvres marquées au coin du vieux répertoire y ont fait d'honorables, mais peu brillantes apparitions. Je parle des œuvres nouvelles et non des reprises comme celles de Joseph et autres admirables pages du musée musical, devant lesquelles tout le monde s'incline quand l'interprétation est telle qu'on la doit exiger.

 

Les ouvrages ayant le caractère du drame lyrique y ont pris au contraire la plus large et la plus brillante place.

 

Les « Jeux et les Ris » ne triomphent plus absolument sur cette scène. C'est, je l'ai dit, que le goût de notre temps n'est plus le goût du temps de Monet. La barque funèbre du Pré-aux-Clercs, l'apparition vengeresse d'Alice Manfredi dans Zampa, ont été, autrefois, des exceptions aux règles locales ; aujourd'hui ce sont les histoires galantes et douceâtres qui sont devenues des plus rares parmi les nouveautés en possession de la faveur du public.

 

Le directeur de l'Opéra-Comique est un homme sensible ; il me souvient de l'avoir vu un jour s'attendrir à propos d'un petit page qu'un mauvais traître poignardait dans certaine scène lyrique ; mais il sait, quand l'intérêt de son théâtre l'exige, se faire une raison et supporter les émotions vives.

 

Il est donc entré en plein dans le drame, et il y restera. Sur la scène où il a permis, — et personnellement, je serais mal venu à l'en blâmer, — de mener à l'échafaud Cinq-Mars et de Thou, la foule s'habitue à ces spectacles émouvants, quand ils sont doublés d'une belle partition. Juliette et Roméo y finissent dans un caveau funèbre, Mireille y tombe foudroyée par l'insolation, Mignon s'y montre expirante, on y égorge Carmen, Lakmé s'y empoisonne ! Le public trouve cela bon, comme il trouvera bon demain que Manon y succombe dans les bras de Des Grieux, dénouement indispensable du drame. Et nous voilà bien loin, n'est-il pas vrai ? des marquises ponctuées de mouches assassines et des galants coiffés à l'oiseau royal, se débitant des fadeurs entre deux ariettes.

 

III

 

L'Opéra, dont on connaît le programme pour cet hiver, a pu, en attendant la Farandole de M. Dubois et la Sapho de Charles Gounod, tenir en éveil l'attention du public en lui présentant successivement des artistes qu'il est opportun de passer sommairement en revue.

 

Le premier de ces débuts, très importants pour le service du répertoire de l'Académie nationale de musique, a été celui de Mlle Isaac, qu'on n'avait pas vue, sans quelque appréhension, abandonner, pour cette vaste et terrible scène, ce théâtre de l'Opéra-Comique où elle a obtenu de si éclatants succès.

 

Une double épreuve a donné raison à Mlle Isaac. Dans Hamlet et dans Faust elle s'est montrée véritablement supérieure. Et la victoire a pris les proportions d'un triomphe. Celle qui avait été tour à tour, salle Favart, et avec une si grande variété de talent, l'héroïne de la plupart des œuvres et des reprises récentes, depuis la Juliette du drame shakespearien jusqu'à la poupée et à l'Antonia des Contes d'Hoffmann, celle-là s'est, dès le premier soir, placée en pleine lumière sous les traits d'Ophélie et sous ceux de Marguerite, deux figures faites pour évoquer pourtant de si troublantes comparaisons.

 

Après elle est venu M. Escalaïs, ténor fort remarqué aux derniers concours du Conservatoire, mais dont la figure et la taille avaient semblé peu favorables à sa carrière dramatique. La voix très belle, très fermement dirigée, de M. Escalaïs a fait oublier toute autre considération. Le débutant est entré en vainqueur dans le domaine des grandes œuvres lyriques, où il se fera une place exceptionnelle, si à ses qualités vocales il ajoute, par l'étude, des qualités dramatiques de plus en plus indispensables sur une scène où il faut presque en arriver à forcer les effets pour appeler et retenir l'attention.

 

Enfin, tout récemment, Mlle Figuet, une autre victorieuse des concours de cette année, s'est présentée dans le rôle d'Amnéris, dont la dernière interprète avait été Mme Engally.

 

Mlle Figuet est une grande et belle personne, de taille sculpturale, jouant avec expression et énergie. Avant de parler de la cantatrice, il convient de rendre cette justice à la conscience et au sentiment de la tragédienne. La voix de Mlle Figuet est très pure, très harmonieuse et d'un éclat que le rôle ne lui donne pas toujours l'occasion de déployer. Elle a, paraît-il, choisi elle-même ce rôle pour ses débuts, parce qu'il lui avait valu son prix au Conservatoire ; c'est dans un autre ouvrage qu'il conviendra de l'entendre pour la juger plus complètement.

 

Je crois qu'une très brillante carrière est réservée à Mlle Figuet, si elle garde ce feu sacré de la première heure, qui s'éteint parfois si vite dans l'enivrement du succès.

 

Je ne quitterai pas l'Opéra sans saluer au passage l'admirable artiste qui se nomme Gabrielle Krauss. Elle a reparu dans Henri VIII ; pour tout dire d'un mot, elle s'y est montrée constamment superbe, surtout dans ce maître quatrième acte, dont la valeur s'est de nouveau affirmée ; hier, elle est revenue sous les traits d'Aïda, toujours animée de ce souffle qui l'emporte et emporte ses auditeurs avec elle aux plus hauts sommets de l'art. Demain, elle sera la Sapho de Charles Gounod.

 

La créatrice du rôle fut Mme Pauline Viardot. Quelle autre que Gabrielle Krauss aurait pu accepter cet héritage redoutable ?

 

IV

 

En suivant notre mouvement musical, je rencontre encore le Théâtre-Lyrique populaire qui, après Roland à Roncevaux et la Traviata, a remis sur son affiche le Trouvère, son meilleur succès de la dernière saison.

 

Cette reprise ne comptera pas pour beaucoup à l'actif de la direction. Elle n'a pas été faite dans des conditions avantageuses ; on n'y aura cherché, je pense, que l'occasion d'essayer quelques artistes ; ces essais vont se multiplier en vue de la constitution définitive d'une troupe que le Conseil municipal, à la veille d'accorder à M. de Lagrené une subvention importante, ne veut accepter qu'après sérieux examen.

 

Aux termes de son engagement avec la Ville, M. de Lagrené doit présenter à la Commission municipale, avant le 1er janvier, six premiers sujets de valeur, faute de quoi il pourra être déchu de sa situation de prétendant attitré.

 

Les bons premiers sujets sont, en tout temps, des raretés ; à cette époque de l'année, on peut les considérer comme à peu près introuvables. Il est donc permis de croire que la Commission se contentera de talents de moyenne force, songeant que, pour le présent, l'important est de doter le Théâtre-Lyrique populaire d'une troupe d'ensemble honorablement composée.

 

M. de Lagrené a fait déjà de sérieux efforts dans ce sens.

 

Il n'existe plus aucun rapport entre le Théâtre-Lyrique du Château-d'Eau que nous avons connu la saison dernière, et celui que nous présente aujourd'hui le même directeur.

 

A un orchestre indiscipliné et peut-être indisciplinable, composé d'éléments hétérogènes, a succédé, sous la conduite de M. Lévy, une collection d'exécutants dont l'ensemble est remarquable. C'est le même chef, ce ne sont plus tous les mêmes soldats.

 

A des chœurs d'une faiblesse désolante on a substitué une légion de choristes vraiment musiciens, observant les mouvements, indiquant les nuances et, chose plus rare encore, se souciant de jouer leur rôle.

 

Orchestre et chœurs sont aujourd'hui, suivant l'avis unanime, des meilleurs qui soient à Paris.

 

La troupe compte des sujets distingués, tels que Mme Boidin-Puisais, dont la voix et le talent gagneraient à un souci plus grand de la composition dramatique ; M. Rouvière, ténor nouveau, de belle prestance, chantant courageusement le rôle de Roland, un des plus écrasants qui soient au théâtre ; M. Quirot, excellent baryton, et M. Hourdin, qui complètent l'interprétation de Roland à Roncevaux.

 

La distribution des rôles de la Traviata et du Trouvère est moins heureuse, exception faite pour M. Paravey, un baryton qui l'on a fait à bon droit un éclatant succès et qui paraît devoir être de premier ordre.

 

En somme, M. de Lagrené, ayant entrepris la tâche laborieuse de restaurer le Théâtre-Lyrique à ses risques et périls, a réussi au delà de ce qu'on pouvait espérer d'une entreprise particulière.

 

Au début, comme je l'ai dit, c'est-à-dire la saison dernière, la tentative avait eu lieu dans les conditions les plus simples, sinon les plus défectueuses. Elle avait pourtant donné des résultats matériels suffisants pour encourager le directeur à la poursuivre.

 

Aujourd'hui, on ne saurait lui contester le droit de prétendre aux libéralités que le Conseil municipal tient en réserve depuis plusieurs années, en vue de la constitution sérieuse d'un Opéra populaire. Il apporte, en faveur de la vitalité d'une œuvre de ce genre, l'argument le plus décisif : celui de sa propre existence acquise et conservée sans subvention d'aucune sorte.

 

On lui fera donc grâce de quelques exigences. Aussi peut-on dire, dès à présent, que l'Opéra populaire est fondé.

 

Vraisemblablement, sa création va nous apporter d'intéressantes surprises. Il se partagera, avec le nouveau Théâtre-Italien installé dans la salle des Nations, la curiosité d'un public divisé en deux groupes bien distincts : celui qui cherche, au prix de sacrifices coûteux, le retour de ces belles soirées du Théâtre Ventadour autrefois si brillantes et si vantées, et celui qui, ne pouvant payer sa place ni à l'Opéra ni à l'Opéra-Comique, trouvera au Château-d'Eau à satisfaire un goût de plus en plus accentué pour la musique.

 

D'ici et de là, il sortira, dans un avenir prochain, bien des éléments intéressants pour notre chronique : des artistes, assurément ; des œuvres, peut-être. Il le faut souhaiter du moins, pour cette pléiade de jeunes musiciens que l'État et la Ville se plaisent à armer de toutes pièces et dont la plupart se trouvent encore réduits à l'immobilité.

 

V

 

Telle est, au commencement de la saison d'hiver 1883-1884, la situation de nos théâtres de musique. Si rien ne vient déranger le programme de cette saison, il sera l’un des plus considérables et des plus intéressants que depuis plusieurs années il nous ait été donné de suivre.

 

J'ai nommé la Farandole, Sapho et Manon, pour l'Opéra et pour l'Opéra-Comique ; il faut y ajouter, pour le Théâtre-Italien, Erodiade, destinée à succéder à Simon Boccanegra, la pièce d'ouverture. Quant au Théâtre Lyrique populaire, les nouvelles sont si nombreuses et si contradictoires qu'il vaut mieux ne donner aucun titre.

 

A l'étranger, la musique française sera représentée par le Sigurd de M. Reyer à Bruxelles ; à Anvers, par le Pedro de Zalamea de M. Godard ; à Pétersbourg, par le Richard III de M. Salvayre.

 

Dans le domaine de la plus extraordinaire fantaisie, où la musique n'est pas souveraine maîtresse, mais où elle fait vivre et met en mouvement tant de monde qu'il faut bien en parler au moins pour mémoire, je trouve une œuvre exotique, un de ces ballets d'action que les Italiens affectionnent. Il s'agit de Sieba, création poétique et légendaire ayant une certaine analogie avec les fables du cycle wagnérien, mais où le compositeur n'est que le très humble serviteur du chorégraphe. Sur cette féerie, qui se développe en douze tableaux, mettant en scène les amours d'Harold le jeune roi de Thulé, et de Sieba la Walkyrie, les compositeurs Marenco et Venanzi, fournisseurs ordinaires de l'Éden-Théâtre et modestes auxiliaires du maître de ballets Manzotti, ont écrit une musique aux tons parfois violents, aux rythmes nets, rappelant jusqu'à s'y méprendre dans son procédé la partition d'Excelsior. On a bissé au troisième tableau le morceau, — j'allais dire le chœur, — des forgerons, accompagné par les marteaux frappant sur les enclumes, et au neuvième la Marinaresca, petit pas de matelots d'une allure endiablée. La singularité de cette musique est de faire gravement débiter aux dieux scandinaves de longs discours sans paroles sur de pompeux mélodrames ; ces grands gestes des mimes, soulignés par l'orchestre, font sur un public français un effet sério-comique ; mais toute la partie chorégraphique est un perpétuel enchantement. On entend la musique ; en réalité, elle ne compte plus ; les yeux sont fascinés par le mouvement, par la précision géométrique des ensembles, par cette série de combinaisons qui développent sur le plancher de la scène les oppositions les plus inattendues de couleurs et de lignes, avec la variété et l'unité d'un champ de kaléidoscope.

 

Du paradis scandinave au palais de Thulé, en passant par l'enfer rouge de Loky, dans lequel va, vient, remonte et se déroule un océan d'or et de pourpre dont les flots sont des démons entraînants se rejetant de l'un à l'autre la Walkyrie toute blanche et échevelée, le regard parcourt une gamme d'effets renouvelant à chaque instant son impression. C'est un spectacle des plus curieux et des plus attrayants ; s'il n'apporte pas au pâlie déjà habitué une surprise aussi vive qu'Excelsior, il aura assurément un égal succès.

 

Mlle Zucchi a dansé et mimé à merveille le rôle de Sieba ; je regrette de ne pouvoir rendre par des mots l'étonnant effet de cette figure légère envolée au milieu de ce monde de bouffons zébrés de rouge et de noir, de mandolinistes, de soldats, de nymphes et de génies, qui se mêlent aux dieux et aux hommes dans le plus indescriptible, le plus fou et le plus délicieux tohu-bohu qu'un halluciné puisse rêver.

 

 

 

15 décembre 1883

 

I

 

Paris se souvient encore des belles soirées de la salle Ventadour ; après plusieurs années, il en a retrouvé l'éclat, le jour de la représentation de gala, donnée le 27 novembre, pour l'inauguration d'un nouveau Théâtre Italien, installé place du Châtelet, sur une scène que la musique et le drame se sont partagée jusqu'ici avec des fortunes très diverses.

 

Dans un cadre aussi lumineux, il a revu la foule élégante et choisie ; il a pu reconnaître tous les traits de la physionomie particulière des anciens Bouffes, jusqu'à cette mobilité et cette suprême indépendance d'un public dont la musique ne gêne ni les déplacements, ni les causeries.

 

On n'était pas venu cependant avec le parti pris de ne s'intéresser qu'aux « bons endroits », suivant la coutume d'autrefois ; on avait été assez exact et on manifestait, dès le début de la soirée, la ferme intention d'écouter attentivement une œuvre nouvelle dont il avait été beaucoup parlé et très diversement ; mais les vieilles habitudes ont repris le dessus quand on s'est aperçu que ce qu'on écoutait, ne valant pas communément la peine d'être dit, ne valait même pas toujours la peine d'être chanté.

 

Je reviendrai, en temps utile, sur ce point, qui touche au caractère essentiel de l'œuvre. Il faut tout d'abord que je me soucie de donner une idée aussi exacte que possible de ce Simon Boccanegra, que la direction a choisi pour l'inauguration du Théâtre Italien et dont on a dit, en cette occasion, beaucoup de mal. Comme il faut tout voir et tout savoir, pour l'édification des lecteurs intéressés à ces choses et parfois fort empêchés de s'y reconnaître sans guide, j'aurai le courage de descendre dans les profondeurs ténébreuses de ce mélodrame et d'en rapporter une analyse aussi claire que possible.

 

C'était une république très aristocratique que la République de Gènes, en 1339. Les Guelfes et les Gibelins s'y disputaient le pouvoir ; mais ce qui dominait surtout, au milieu de ces luttes, c'était la rudesse des nobles. Capitaines et pilotes des flottes étaient presque tous des fils de grandes familles, « durs pour les équipages et renouvelant sur les navires les humiliations de la terre ».

 

Un jour, la patience échappe aux marins commandés par Doria et maltraités parce qu'ils se plaignaient du détournement de leur solde ; ils se réunissent à Savone, vociférant contre les nobles ; les artisans embrassent leur cause et nomment deux consuls ; le mouvement gagne jusqu'aux bourgeois de Gènes ; ils se soulèvent à leur tour, réclamant la libre élection de l’abbé du peuple. On s'entend sur ce point ; mais on ne s'entend plus dès qu'il s'agit de choisir un candidat. Enfin un batteur d'or s'écrie : « Prenons Simon Boccanegra ! » — On se rappelle alors les services anciens rendus à la République par les Boccanegra. On veut aller chez Simon. Par hasard, — peut-être un de ces hasards comme il en est beaucoup en politique, — il se trouve au milieu de la foule. On le reconnaît, on l'acclame, on le porte en triomphe. — Lui, fait faire silence ; il parle : « Il ne peut accepter la charge d'abbé du peuple ; il est noble, ses ancêtres ont rempli des dignités plus hautes ; s'il acceptait, il dérogerait. » On lui dit : « Eh bien ! sois notre seigneur ! » Il refuse encore. « Je ne le puis, parce que vous avez des capitaines. » On lui crie : « Sois doge ! » Et il accepte.

 

Et le peuple, avec cette spontanéité illogique des foules, le peuple excité, soulevé contre les nobles, prend un noble pour souverain !

 

Tel est le fait historique sur lequel le librettiste Piave s'est appuyé pour écrire son mélodrame de Simon Boccanegra à l'usage du compositeur Verdi.

 

Mélodrame ! le mot est bien choisi, car il ne s'agit en réalité ici que d'une action très grosse, illustrée de musique, et non point d'un drame lyrique, encore moins d'un opéra. La distinction est de celles qu'il convient de faire, malgré la difficulté d'établir une ligne de démarcation bien nette entre ces trois genres. Les traducteurs de Piave ont adopté la seconde dénomination : celle de drame lyrique, traduisant ainsi, peut-être arbitrairement, l'indication de l'original. Rien de lyrique pourtant, comme on va le voir, dans cette action toute faite de complications et d'intrigues, rien qui emporte l'esprit hors du domaine des faits, qui le jette à plein vol dans les espaces où peut le suivre et le faire s'élever encore l'inspiration du compositeur ; presque toujours des spéculations humaines, entre lesquelles l'amour, cette lumière et cette flamme des œuvres vraiment lyriques, ne prend qu'une très modeste place !

 

II

 

Au prologue du mélodrame, comme dans l'histoire vraie, on est à Gênes, à la veille de l'élection de l'abbé du peuple. On parle d'élire un certain Lorenzino ; mais le fileur d'or Paolo Albiani intervient pour proposer Simon Boccanegra, dont il espère utiliser l'élévation au profit de sa propre fortune.

 

Simon Boccanegra ne se doute pas de l'évènement qui se prépare en sa faveur. Il revient à Gênes pour y revoir Maria Fiesco, qu'il a séduite, dont il a une fille et dont le sort lui est inconnu.

 

Or, à ce moment même, Maria Fiesco agonise dans le palais de son père. Elle y meurt. Le père désolé, Jacopo Fiesco, sort du palais maudit, en exhalant des paroles amères contre le séducteur. Cette sortie n'a d'autre but que de le mettre en présence de Simon, auquel Paolo Albiani vient de faire accepter la candidature au pouvoir suprême, en lui démontrant qu'abbé du peuple, ou doge, ce qui vaut mieux, il pourra fléchir l'orgueil de Fiesco et prétendre à la main de sa maîtresse.

 

Fiesco et Simon en présence , c'est une scène de malédictions et de supplications, qui pourrait se terminer à l'amiable si Simon consentait à ramener au palais cette enfant qu'il a eue de la fille des Fiesque. A ce prix, Fiesco « oublierait tout ». Malheureusement, la fillette a été enlevée, on ne sait par qui ni pourquoi, du logis de la bonne vieille aux soins de laquelle on l'avait confiée. La vieille est morte. Complication. Simon Boccanegra a vainement cherché son enfant.

 

— Si tu ne peux souscrire à mes désirs, lui dit froidement son pseudo beau-père, point de trêve entre nous deux.

 

Et il s'en va, sans même apprendre à Simon que Maria Fiesco vient de mourir, lui laissant la surprise de cette découverte, se cachant au fond pour voir l'effet qu'elle va produire sur lui.

 

Comme tout cela est simple et naturel ! Enfin, Simon entre dans le palais. A la lueur d'une lampe prise à la niche d'une madone, il arrive jusqu'à la chambre de sa maîtresse morte, pousse un cri et revient en scène au moment même où le peuple accourt pour l'acclamer. Il est doge de Gênes ! La scène est belle ; mais que de broussailles pour y arriver !

 

Un quart de siècle s'écoule entre le prologue et l'action. L'enfant de Simon Boccanegra et de Maria Fiesco a eu le temps de grandir, et même d'acquérir des droits au chaperon de sainte Catherine durant ces vingt-cinq années. Par quelle série de hasards heureux cette enfant, comptée comme disparue au prologue, se retrouve-t-elle, au premier acte, élevée sous le faux nom d'Amelia Grimaldi, par Jacopo Fiesco, que des convenances politiques, à ce qu'il semble, obligent à se dissimuler lui-même sous le pseudonyme d'Andrea ? Le vieillard, qui a tant désiré et pleuré sa petite-fille, ne sait pas qu'il la possède en la personne d'Amelia. Et, pour comble d'enchevêtrement, il explique à Gabriele Adorno, amoureux bien pensant de la jeune personne, qu'Amelia Grimaldi n'est pas une Grimaldi, mais bien une orpheline quelconque recueillie dans un couvent de Pise, à la mort de la véritable Amelia et mise à sa place, afin d'empêcher le doge de s'emparer de la fortune des Grimaldi.

 

Bizarre, très bizarre ! mais poursuivons. Jacopo Fiesco promet la main d'Amelia à Gabriele ; or, le doge Boccanegra a promis cette même main à son favori Paolo, le fileur d'or, qui fut naguère son agent électoral le plus actif.

 

Le doge arrive. C'est la première fois qu'il voit Amelia. La confiance naît entre eux promptement ; elle confesse qu'elle déteste Paolo ; elle ébauche le récit de son histoire dans le couvent de Pise ; elle parle d'un marin « uom di mar » qui venait la voir, enfant ; Simon reconnaît sa fille. Il tire de son sein un médaillon, Amelia en fait autant.

 

— Ce sont les mêmes traits, ceux de Giovanna ! Quelle est cette Giovanna ? Le texte laisse entendre qu'il s'agit de la femme qui a élevé Amelia et dont l'image, on le voit, n'était point rare, puisque le père et la fille en ont chacun un exemplaire. Ils se jettent, sans plus, dans les bras l'un de l'autre, et lorsque Paolo vient demander au doge s'il peut décidément compter sur la main d'Amelia, on devine comment il est reçu.

 

Simon Boccanegra se garde bien de dire qu'Amelia est sa fille, quoique rien, à première vue, ne l'en empêche. Il se contente de désespérer Paolo, lequel s'en va avec le projet bien arrêté de faire violence à la fortune, c'est-à-dire d'enlever la femme qu'on lui refuse.

 

Au tableau suivant, un mouvement populaire surprend dans le Conseil le doge, dont la puissance est obstinément minée par les agissements des Fiesque. Gabriele Adorno se trouve mêlé à cette affaire de façon inattendue. Il tue un homme, dépêché par Paolo pour enlever Amelia, délivre la jeune fille et arrive au Conseil avec le peuple, se figurant que le noble seigneur pour lequel le ravisseur opérait n'est autre que le doge lui-même. Il va frapper Simon Boccanegra. Heureusement, Amelia s'interpose. Elle sauve à la fois son père et son amant. Le doge, qui a compris que Paolo est le vrai coupable de cette tentative d'enlèvement et qui probablement continue à ménager en lui un électeur toujours influent, le doge prononce une malédiction terrible contre le lâche « dont il sait le nom et qui l'écoute », et oblige Paolo à répéter avec lui cette malédiction.

 

C'est la quintessence du terrible pour des Italiens à qui le Sia maledetto ! spécialement quand on se l'applique à soi-même, inspire une véritable horreur ; à un public français, le châtiment aura semblé bénin.

 

Et il l'est, en effet ; car Paolo s'empresse de reprendre, comme si de rien n'était, son petit commerce de gredinerie. Dans la chambre du doge, où il rencontre Fiesco et Gabriele amenés comme complices d'un crime d'État, Paolo se résout à se débarrasser de Boccanegra. Pour ne pas manquer son coup, il voue le doge au poignard de Gabriele, en persuadant à ce dernier qu'Amelia est la maîtresse de Simon ; il a, au préalable, versé dans la coupe posée sur la table de la chambre quelques gouttes d'un poison subtil.

 

— Comme cela, se dit-il avec une évidente satisfaction, la mort choisira « le fer ou bien la coupe ».

 

Tandis que Gabriele, caché sur le balcon, attend son ennemi, Amelia survient. Elle craint pour sort amant, compromis dans l'affaire des Fiesque ; lui ne craint rien : il va tuer le tyran ! Du reste, pas un mot de l'horrible accusation portée par Paolo contre le doge, pas un reproche de Gabriele à celle qu'il aime et qu'alors il peut croire infâme ! Mais il ne faut plus s'étonner même des choses les plus étonnantes. Entendant venir Boccanegra, Amelia réinstalle Gabriele Adorno sur le balcon et reste seule avec son père pour lui expliquer enfin que celui qu'elle aime, c'est ce même Adorno. Simon se récrie :

 

— Mon ennemi ! Vois ! son nom est inscrit sur la liste des Guelfes ! — Pardon pour lui ! — Impossible ! — C'est ma mort ! — Tu l'aimes donc bien ! Écoute... s'il revenait, peut-être... mais laisse-moi. Je dois attendre ici l'aurore !...

 

Et tandis que l'amoureux continue à prendre le frais sur le balcon, Amelia s'en va tranquillement, esquissant à part cette timide réflexion : « Mon Dieu, comment le sauver ! »

 

Le doge, qui « doit attendre l'aurore », — on ne sait pourquoi, lui non plus, probablement, — le doge ne tarde pas à s'avouer qu'il a soif. C'était prévu. Il emplit donc sa coupe et y porte les lèvres. Le breuvage lui semble suspect, mais il a de la philosophie : il se dit qu'un souverain doit trouver amère « même l’eau des sources ».

 

Perfin l’onda del fonte è amara al labbro

Dell' uom che regna !...

 

Et il boit, satisfait de cette explication bien faite, on en conviendra, pour expliquer le goût inquiétant de la potion.

 

Puis il s'endort d'un sommeil nécessaire, Gabriele, qu'on a pu oublier, paraît alors, le poignard à la main. Non seulement il va venger le déshonneur d'Amelia, la défaite des Guelfes, mais encore la mort de son propre père, tué naguère par Boccanegra, nouvelle noirceur que j'avais oublié de noter.

 

Amelia se dresse devant lui au moment critique ; le doge s'éveille. On s'explique enfin. Gabriele apprend qu'Amelia est la fille de Boccanegra ! Mais si la paix est rentrée dans le cœur des trois personnages, si des promesses d'union sont échangées, les passions populaires ne sont pas éteintes ; au dehors on crie : « Aux armes ! » Guelfes et Gibelins vont en venir aux mains. Gabriele est chargé de porter aux factieux les paroles de pardon. S'il ne réussit pas à faire accepter la clémence du doge, il reviendra combattre à ses côtés. All is well !

 

Au dénouement, Simon Boccanegra a triomphé des partis ; mais il est mourant. Avant d'expirer, lentement dévoré par le poison, il fait justice du traître Paolo ; il révèle à Fiesco pardonné le secret de la naissance d'Amelia ; il désigne pour son successeur Gabriele Adorno.

 

Et il succombe dans les bras d'Amelia, au milieu des sanglots des femmes, au bruit des acclamations du peuple qui le salue encore vainqueur, au tintement lent des cloches funèbres.

 

C'est une belle fin de pièce, faite pour inspirer un grand tableau musical. Malheureusement, là comme au prologue, si la fin est bonne, les moyens sont déplorables.

 

Le lecteur me pardonnera de l'avoir traîné si longtemps à ma suite dans ce voyage à travers l'invraisemblable ; en descendant dans cette usine aux engins si compliqués, je ne voulais toucher que très légèrement aux engrenages du librettiste Piave ; mais tout le corps y a passé, et cet accident m'a fait perdre une partie de la place que je devais consacrer à la partition et à la très remarquable interprétation de Simon Boccanegra. Il faut donc aller au plus vite, pour regagner le temps perdu.

 

III

 

Quelle sorte de musique pouvait inspirer un sujet présenté et développé comme celui de Simon Boccanegra ?

 

Les Français attribuent à Verdi deux manières : l'une qui se caractérise dans le Trouvère, l'autre dans Aïda. Les Italiens vont plus loin dans l'analyse des procédés de composition du maître : ils distinguent quatre manières dans son œuvre. C'est beaucoup. Nonobstant cette abondance et cette diversité dans le style, que la critique de son pays se plaît à lui reconnaître, je crois qu'il serait bien difficile de rattacher absolument Simon Boccanegra à l'une ou à l'autre de ces manières.

 

Naguères on a voulu y voir une des premières manifestations de Verdi dans le sens de l'école allemande ; c'est une appréciation que rien ne justifie : à part les pages ajoutées il y a deux ans, pour la reprise faite à Milan, cette partition est d'un style neutre, d'un aspect monochrome ; elle n'a point ces lueurs, ces emportements, ces jets superbes qui enlèvent l'auditeur même le plus prévenu et qui se retrouvent dans le répertoire courant du maître ; elle n'a pas davantage cette recherche de nouveauté qui s'affirme dans les opéras dits wagnériens.

 

Œuvre consciencieuse, assurément ; mais dans laquelle n'éclate pas la spontanéité du génie, où la conviction semble manquer, où parfois la défaillance s'accuse. La belle déclamation lyrique d'Aïda fait grandement tort aux récits sans relief dans lesquels le compositeur de Simon Boccanegra semble s'être complaisamment rapetissé à la taille des personnages de son mélodrame.

 

Ils vont, viennent, agissent, ces personnages, entassant explication sur explication, intrigue sur intrigue, finesse sur finesse ; il faut que la musique suive tout cela, l'accentue, le traduise. Servante si docile qu'elle veuille être, elle s'y ingénie, elle s'y épuise sans y réussir. Et cette part des récits scéniques est considérable, on pourrait dire prépondérante, dans l'ouvrage. Le drame humain, compliqué, entortillé, comme je l'ai fait entrevoir, y tue l'expansion musicale ; généralement les menus faits y abondent, les grands aspects y font défaut. D'où, mollesse d'expression, absence d'impression, en dehors des quelques pages sur lesquelles a porté tout d'abord ma réserve ; cela veut représenter la vie dans toute son intensité, et en réalité cela ne vit pas ; presque tout y est factice, comme la conception dramatique qui, en définitive, affirme ici une fois de plus et dans le mauvais sens, son influence énorme sur l'inspiration musicale. Verdi qui, évidemment, ne se sentait pas porté par son sujet, a essayé de le porter lui-même, confiant dans son génie propre ; il n'y est point parvenu. Il a pu croire un instant peut-être qu'ayant affaire à un drame à complications et à surprises, comme l'inénarrable Trouvère, il allait s'en tirer aussi glorieusement ; mais le Trouvère, bien qu'on n'en pénètre pas facilement le fond, montre des personnages brûlant d'une flamme autrement vivante, et respirant l'amour, la haine, la vengeance, avec une ardeur autrement communicative que les personnages de Simon Boccanegra, où il n'y a en somme qu'un rôle, celui du doge, intéressant à composer, mais d'une allure presque toujours embarrassée à travers les chemins tortueux par lesquels le pousse le librettiste.

 

Fiesco, Amelia, Paolo, Gabriele vont de même et pâlissent fort devant les vives couleurs dont sont peintes, dramatiquement et musicalement, les figures de Manrique, de Léonore, du comte de Luna et d'Azucena.

 

Si l'impression générale que j'ai rapportée de cette soirée solennelle du 27 novembre n'est pas des plus heureuses, je trouverai du moins, en abordant le détail de la partition, plus d'une page à signaler.

 

Le prologue et le dernier acte sont les deux points les plus lumineux de l'ouvrage. Je note d'abord au prologue le bel air de basse : Addio, palagio ! altero... plainte douloureuse et touchante, accentuée par les lamentations des femmes, et le Miserere dit par les hommes autour de la couche funèbre de la fille des Fiesque. La scène entre Fiesco et Simon est de valeur moyenne ; ce qui l'emporte dans ce tableau, c'est le finale qui oppose aux recherches fiévreuses, puis à l'égarement de Boccanegra sortant du palais en deuil où il a trouvé sa maîtresse morte, les volées joyeuses des cloches, les acclamations du peuple en son honneur. Il y a là une de ces oppositions comme Verdi les affectionne, effet qu'il renouvelle au dénouement de l'ouvrage avec d'autres couleurs.

 

Les strophes d'Amelia, au premier acte, d'un caractère simplement agréable, s'enchaînent à une sérénade de Gabriele, le tout amenant un duo, dont l'ensemble : Vieni a mirar la cerula marina, du plus pur italien et que j'ai le regret de ne point aimer, a obtenu un assez vif succès. Le duo entre la basse et le ténor est, à mon sens, d'une valeur bien supérieure et d'une forme bien plus serrée. Le couronnement du duo de la reconnaissance : Figlia ! a tal nome palpito, reste dans la gamme des effets plutôt voulus que sentis ; il a de l'action sur le public, il ne donne point d'émotion réelle.

 

De la grande scène du conseil, de l'émeute et de la malédiction formant le second tableau de cet acte, il ne se détache qu'un trait vraiment intéressant : la phrase dramatique de Simon prononçant l'anathème contre le ravisseur d'Amelia, phrase à la fin de laquelle éclate, pour marquer la sortie de Paolo, le cuivre du tam-tam, coup strident, tranchant brutalement l'acte et d'une originalité peut-être contestable.

 

On a bruyamment applaudi, et non sans raison, le trio du second acte, entre Simon, Amelia et Gabriele, dont le motif final est, cette fois, d'un souffle entraînant et d'un accent pathétique. Je ne trouve à mettre hors ligne dans le dernier acte que le superbe finale de la mort du doge, dominé par le quatuor d'un effet puissant, page sincèrement émue, véritablement douloureuse et dont le grand succès, presque pareil à celui du quatuor de Rigoletto, a dû être pour beaucoup dans le retour de fortune d'un ouvrage qui, très froidement accueilli à Venise en 1856, a eu à Milan, en 1881, une carrière assez brillante pour mériter l'insigne et périlleux honneur d'inaugurer à Paris le nouveau Théâtre-Italien.

 

IV

 

Le grand, le très grand succès de cette inauguration réside dans l'interprétation supérieure de l'ouvrage de Verdi. Si nous avons été appelés à juger à Paris cet ouvrage, nous le devons, il n'en faut pas douter, à l'initiative du baryton Victor Maurel. Très consciencieux, très chercheur, d'un talent très souple, épris surtout de l'étude psychologique de son personnage, M. Maurel avait trouvé dans Simon Boccanegra une intéressante figure à reconstituer, à composer de toutes pièces. Il a fait cette création en Italie et y a rencontré un succès considérable ; il est tout naturel qu'il ait voulu renouveler l'épreuve en France, dans l'espérance du même résultat.

 

Sur ce point, il n'a pas été trompé par l'évènement. Si, consultant avant tout le plaisir que lui causait cette résurrection du corsaire-doge Simon Boccanegra, il n'a pu tout d'abord se douter qu'on prendrait moins d'intérêt à entendre ce drame et cette musique que lui à les interpréter, il a dû être au moins entièrement satisfait de l'hommage rendu à sa valeur et à sa conscience d'artiste. Il a restitué avec une étrange précision de détails et un singulier relief cette figure de Simon Boccanegra ; tout y est étudié curieusement, depuis la physionomie rude et mobile du marin, jusqu'à sa démarche un peu tangente ; l'expression vive et frappante de la douleur, des angoisses, de la joie, tout jusqu'à cette admirable scène d'agonie, jusqu'à cette mort adoucie par la bénédiction suprême à la fille adorée, à l'amant pardonné, tout cela place M. Maurel au premier rang des tragédiens lyriques de notre époque.

 

Mme Fidès Devriès s'est retrouvée aux Italiens telle que nous la regrettions, telle que nous la pressentions après l'avoir revue, un seul soir, à la deux-centième représentation d'Hamlet à l'Opéra. La voix est d'une pureté et d'une sûreté parfaites, l'art de la cantatrice irréprochable. Elle aussi sera là en première ligne, comme elle y serait à l'Opéra à côté de Mme Krauss, dont elle n'a pourtant ni le masque tragique ni la puissance créatrice.

 

On a beaucoup remarqué la voix exceptionnellement étendue et souple de M. Édouard de Reszké, qui chante et joue excellemment le rôle de Jacopo Fiesco. Le ténor, M. Nouvelli, est agréable ; mais le moyen de briller à sa vraie hauteur, pris comme il est entre les basses et les barytons ! En somme, parmi les trois artistes de premier plan qui viennent de se faire triomphalement applaudir à ce théâtre... italien, il y a un Français, M. Maurel, une Belge, Mme Devriès, et un Polonais, M. de Reszké ! De cette fusion des races pourrait bien résulter, un jour, un théâtre où l'on chanterait tout bonnement en français.

 

L'orchestre, conduit le premier soir par le très célèbre chef de la Scala, M. Franco Facio, est d'une composition excellente comme les chœurs. Les décors et les costumes, compris à la façon italienne, c'est-à-dire sans luxe excessif, sont tels qu'il les faut pour une entreprise soucieuse avant tout de l'art le plus élevé et le plus pur.

 

Après Simon Boccanegra viendront Martha, I Puritani, Rigoletto, la Gioconda de Ponchielli, œuvre tout à fait nouvelle pour les Parisiens, et enfin l'Erodiade de J. Massenet.

 

Voilà de belles soirées en perspective, dans un beau théâtre, supérieurement organisé pour un succès durable, fait pour renouveler et activer le courant, depuis longtemps ralenti, de la haute vie musicale.

 

 

 

01 janvier 1884

 

I

 

Tout se tient, l'action, la musique, la danse, dans les œuvres chorégraphiques telles que la Farandole, le ballet en trois actes de M. Théodore Dubois, donné à l'Opéra le 14 décembre ; on peut donc parler de tout à la fois, mêlant les impressions comme le librettiste, le musicien, le chorégraphe, — j'ajouterais volontiers le costumier et le décorateur, — associent et confondent les effets.

 

En Italie, ainsi que nous l'ont rappelé de récentes importations, le chef de ce groupe est le chorégraphe ; en France, c'est le musicien. La différence des influences s'explique par la différence des conceptions. Le ballet italien, d'une précision géométrique, asservit la musique à sa discipline ; le ballet français se prête à toutes les exigences de l'inspiration musicale ; il s'efforce tout au moins de s'assouplir à ces exigences, car si tous les maîtres de ballet ne sont pas assez bons musiciens pour écrire un tracé chorégraphique sur la première symphonie venue, tous s'ingénient assurément à faciliter la tâche de leur collaborateur et à ne pas emprisonner son vol dans des limites absolument immuables. De mutuelles concessions ont ici pour résultat de produire des œuvres d'une allure suffisamment libre au point de vue musical, et par conséquent d'engager sérieusement la responsabilité du compositeur.

 

C'est donc toujours, pour un musicien, une très grosse partie qu'un début à l'Opéra avec un ballet, début presque obligatoire à ceux dont la réputation n'est point assez faite encore pour   qu'on leur confie un ouvrage dramatique, début redouté, — redoutable en effet, — accepté par les uns en désespoir de cause, esquivé par les autres par fermeté de conviction.

 

Cet habit galant du ballet, uniforme destiné aux musiciens de toute taille, ne saurait convenir également à tous ; il est des robustes auxquels il semble étriqué et écourté comme une veste ; MM. Massenet et Saint-Saëns n'ont jamais voulu l'essayer ; M. Lalo s'y est empêtré, M. César Franck le ferait craquer par toutes les coutures. Mais il va à ravir à certaines natures chez qui la finesse, l'élégance, le charme poétique ou l'ingéniosité de l'esprit l'emportent sur l'invention et la puissance dramatiques.

 

M. Léo Delibes, musicien très complet d'ailleurs, reste à notre époque le maître incontesté du genre ; M. Widor s'y est révélé de la façon la plus heureuse ; M. Théodore Dubois, le nouveau venu, y fait montre de précieuses qualités.

 

Très connu dans le monde musical, maître de chapelle à la Madeleine, professeur d'harmonie an Conservatoire, M. Théodore Dubois n'a abordé que deux fois, et très modestement, le théâtre, seul milieu dans lequel s'établissent pour le public les réputations bruyantes. La Guzla de l'Émir, au théâtre de l'Athénée, le Pain bis, à l'Opéra-Comique, tels sont ses titres comme musicien dramatique. Mais ceux qui suivent attentivement le mouvement artistique de notre époque lui ont fait une place très honorable dans leur estime, pour les Sept Paroles du Christ, oratorio entré dans le répertoire de la Société des concerts du Conservatoire, et le Paradis perdu, œuvre importante couronnée au concours de la Ville, en même temps que le Tasse de M. Benjamin Godard.

 

Le caractère dominant de la musique de M. Théodore Dubois, — tel qu'il se résume dans l'ouvrage dont j'ai à parler aujourd'hui, — est un composé d'élégante finesse, de poésie voilée, de grâce ingénieuse ; la recherche des effets y est d'une réserve poussée parfois jusqu'à la timidité. Il y a, comme on le verra au courant de la partition de la Farandole, d'heureuses exceptions à cette sorte de parti pris de tonalité discrète ; mais ayant à classer tout d'abord le compositeur dans une certaine catégorie artistique, il faut reconnaître qu'en général la touche délicate de la peinture en camaïeu semble lui convenir mieux que les grands coups de brosse en pleine toile ; ou, si l'on veut, qu'il doit préférer le lilas tendre au pourpre glorieux, les tableaux de Corot à ceux de Delacroix, la lumière adoucie du crépuscule aux flammes éclatantes de l'orient, et enfin l'idylle à l'épopée.

 

D'autres ouvrages nous le pourront montrer sous un aspect nouveau, car, appartenant à la génération moyenne de notre époque, il est heureusement de ceux auxquels, un long avenir peut encore être réservé.

 

Pour cette fois, si l'Opéra adonné à M. Théodore Dubois. une preuve de la plus haute estime, en mettant entre ses mains les destinées d'un ballet aussi important que la Farandole, il a multiplié les difficultés de sa tâche.

 

Un acte de musique descriptive et dansante est chose facile à traiter, et la monotonie n'y est  point trop à craindre ; mais trois actes, c'est un grand tableau ! Les ressources d'un minutieux coloriste peuvent s'y épuiser sans donner à certains détails tout le relief nécessaire. Ce n'est pas tout à fait ce qui est arrivé à M. Théodore Dubois ; il a semblé pourtant que son œuvre aurait gagné à plus de concision, et que deux actes auraient parfaitement suffi au développement de son thème.

 

II

 

Le livret de la Farandole, mis en œuvre par M. L. Mérante, est d'un caractère gracieux et poétique. On pourrait croire, en courant tout de suite au dénouement, qu'il a été inspiré par ce vieux conte du Meneur de rats, dont Théophile Gautier avait naguère adopté l'idée eu vue d'un ballet destiné à M. J. Massenet, projet demeuré sans suite. Il n'en est rien ; à part ce simple point de contact, toute la fable imaginée par MM. Ph. Gille et A. Mortier leur appartient en propre. Dans la mythologie du Nord et dans celle du Midi, ils ont pris à leur gré, comme c'était leur droit, les croyances naïves sur lesquelles s'appuie leur action et les êtres fantastiques qui se meuvent autour de leurs personnages réels.

 

Une introduction d’un rythme bien franc, que traverse une phrase de cor anglais destinée, si je ne me trompe, à caractériser le type un peu fantastique du mendiant Maurias, dont nous allons faire la connaissance, amène le lever du rideau : une entrée de paysans et de paysannes, formant comme la péroraison du morceau.

 

L'aspect est très riant à l’œil. Tout un joli petit monde, filles et garçons, empressés à la cueillette des olives, des feuilles de mûrier et des fruits, se multiplie devant la ferme du père Rémy, confondant les saisons avec l’adorable fantaisie permise en pareil milieu et papillonnant dans des costumes de couleur tendre, comme autant de figurines de Saxe d'apparence si fragile et si charmante.

 

Le mas de Rémy est en pleine campagne d’Arles, au milieu des ruines. Là-bas, on aperçoit les toits rouges de la vieille ville, les colonnes brisées du théâtre antique, la tour carrée de Saint-Trophime et la masse colossale des Arènes ; à l'horizon, le grand Rhône roule ses ondes pesantes sous la lumière égale d’un ciel presque italien.

 

Sur un andante purement scénique, paraît Olivier, un paysan des environs, berger peut-être, incontestablement amoureux ; le caractère sentimental du morceau l'indiquerait, à défaut de sa mine inquiète. Il vient demander au père Rémy la main de sa fille Vivette ; mais il n'ose. L'humeur peu gracieuse du maître pousse jusqu'à la pétrification sa timidité naturelle.

 

Les amies de Vivette, une Vincenette, une Renaude, une Janille, encouragent l'amoureux ; malgré leur mimique expressive, soutenue par une persuasive phrase des violoncelles, le courage lui manque. Quand il revient à lui, il n'est plus temps. Rémy est parti. Désespoir d'Olivier demeuré seul. Longue phrase instrumentale qui, d'un aspect d'abord assez tourmenté, se calme peu à peu et s'éclaire comme d'un rayon printanier quand s'ouvre la fenêtre de Vivette, où s'encadre la riante et coquette figure de la jeune fille, c'est-à-dire de Mlle Rosita Mauri.

 

Elle envoie un baiser à Olivier et lui jette un bouquet de roses. Voilà qui est on ne peut plus net et le sens de ce sélam ne saurait échapper à personne. Si Olivier a tout à craindre de Rémy, il a tout à espérer de Vivette.

 

Vivette paraît ; sur un motif dans lequel prédominent les instruments à cordes et les bois, employés, du reste, presque exclusivement jusqu'ici par le compositeur, elle danse, voltigeant légèrement à la recherche d'Olivier, qui s'est caché à son approche. Le cor, l'alto et les violoncelles le tirent de sa cachette ; il console Vivette, fort dépitée de cette disparition si inopportune de son amoureux ; pour lui prouver qu'il ne cesse de penser à elle, il lui montre un anneau d'argent. Elle voudrait posséder cet anneau à l'instant même ; Olivier le lui refuse ; c’est contraire à toutes les règles de la galanterie ; n'insistons pas. Les auteurs se serviront de cet anneau au deuxième acte. Voilà pourquoi. il doit rester dans les mains d'Olivier. L'incident provoque d'ailleurs une agréable scène de coquetterie, épisode très vif, allegretto spirituellement enlevé par Mlle Mauri.

 

Jusqu'ici, la danse proprement dite tient peu de place dans l'ouvrage ; à cet instant même, son heure n'est pas encore arrivée. Ce sont les amies de Vivette qui reviennent, se moquant de nouveau d'Olivier et voulant le déniaiser. Il s'agit de lui apprendre comment se fait une demande en mariage. Une des fillettes s'affuble de la houppelande de Rémy, se coiffe de son chapeau, et la répétition commence. La scène n'est pas bien intéressante ; elle n'est point du tout comique, en dépit de son indication ; elle allonge donc inutilement une exposition déjà suffisante. On en a pourtant goûté la valeur musicale.

 

Olivier et Vivette s'éloignent « pour causer de leurs projets », ce à quoi les pirouettes et les jetés-battus n'ont rien à voir, et, sur un mouvement nouveau de l'orchestre, les jeunes filles se trouvent en présence du vieux mendiant Maurias, apparition sinistre, figure pâle éclairée par de gros yeux de chat-huant, bouche amère, grands cheveux blancs et barbe inculte, mine suspecte de jeteur de sorts.

 

On lui demande pourtant la bonne aventure. A ces curieuses filles, il prédit les choses les plus désagréables.

 

— Le malheur plane sur vous ! Vous êtes des filles coquettes et frivoles, qui oubliez vos devoirs et vos serments aux premiers sons de la farandole... Voyez... là-bas, les arènes ! C'est là que vos âmes en peine erreront la nuit... pour l'éternité. C'est la farandole qui vous perdra toutes, c'est la farandole, la farandole !

 

Sur cet anathème à propos d'une danse qu'on ne soupçonnait pas si dangereuse pour la vertu des filles, les compagnes de Vivette prennent peur. Ayant peur, elles crient. Arrivent les garçons de ferme. On se rue sur Maurias ; on le renverse, on le piétine ; on le tuerait, il faut le croire, si Olivier et Vivette n'accouraient pour le relever, le protéger, lui donner à boire et à manger. En reconnaissance de ce trait, Maurias voue sa vie à Olivier.

 

Tous les points d'appui de l'action sont enfin établis. Les danses commencent. Elles font de la seconde moitié de ce premier acte, non seulement un très agréable spectacle, mais un régal très délicat pour les musiciens et pour les amateurs de chorégraphie.

 

Si l'on y a applaudi M. Théodore Dubois, on y a acclamé Mlle Rosita Mauri, dont toutes les charmantes inspirations du compositeur servent à merveille le talent d'une grâce si spirituelle et d'une correction si minutieuse ; ne laissant jamais, même dans l'exécution de ces difficultés, qui sont à l'art de la ballerine ce que les vocalises les plus ardues sont à l'art de la cantatrice, deviner la moindre fatigue ou le moindre effort.

 

Dix numéros composent ce « premier divertissement ».

 

Tout d'abord, les tambourinaires arrivent, le galoubet aux lèvres et battant rythmiquement leurs longues caisses enguirlandées de roses. Là encore, joli chatoiement de couleurs, agréable miroitement de soies glacées aux nuances tendres, Arlésiennes à la Watteau et petits groupes d'étagère. Cette entrée est d'une allure très pimpante. Un adagio lui succède, sorte de ballade très joliment mimée par M. Mérante et par Mlle Rosita Mauri, et dont le succès a été unanime ; cette page très fine nous amène à la valse des Olivettes, aux variations de Vivette, point lumineux de cet acte, et à la farandole finale, nettement scandée par les tambourins.

 

Rémy reparaît alors. Olivier trouve enfin le courage de lui demander Vivette, que l'attire lui refuse net. L'amoureux recommence à se lamenter. Maurias survient.

 

— Si tu veux Vivette pour femme, suis-moi.

— Où cela ?

— Aux Arènes d'Arles.

 

Musicalement, cette fin d'acte est un peu molle. Un musicien, je ne           dirai pas plus habile que M. Théodore Dubois, mais mieux rompu aux petites finesses du métier, eût cherché là un effet

plus net, sinon plus brillant. La remarque, du reste, est toute à la louange de l’honnêteté artistique du compositeur.

 

III

 

Dans les Arènes d’Arles, sous le ciel transparent d'une nuit poudroyante d'étoiles, à travers les assises de pierre que domine la masse carrée de la Tour des Maures, Olivier descend avec Maurias.

 

Minuit va sonner. A cette heure redoutable, les âmes infidèles peupleront les ruines. Si Olivier résiste à leurs séductions, son amour pour Vivette triomphera. La mimique du sorcier le lui apprend, et, pour plus de sûreté, une inscription lumineuse, tout à coup apparue dans bloc de pierre, le lui confirme. L'emploi de ce matériel, d'ailleurs médiocrement décoratif, adopté comme auxiliaire du langage chorégraphique, a paru aussi inopportun que peu nouveau, car on l’avait déjà employé dans le prologue de Françoise de Rimini. Il appartient à la série des procédés utilisés dans les féeries et ne semble pas de mise à l'Académie nationale de musique.

 

Olivier, promptement abandonné par son guide, voit bientôt glisser autour de lui des formes blanches qui, pour être des fantômes, n’en demeurent pas moins très gracieusement palpables.

 

Heureusement, en vue de cette tentation qu’il va subir, il a gardé le bouquet de roses donné par Vivette ; à chaque instant, ces fleurs vont le rendre au sentiment de la réalité et protéger sa vertu très sérieusement menacée par toutes ces troublantes apparitions, dont les bras se tendent vers lui et dont les lèvres l'appellent.

 

Cigalia, reine de ces filles de l'ombre, déploie contre Olivier autant de ressources que si elle avait affaire à un ascète comme le solitaire de la Thébaïde ; les harpes touchées aériennement par des démons à l'aspect séraphique, en jupe de tartalane et en simple tutu ; les grappes écrasées dans une coupe et présentées par des bacchantes aux regards plus enivrants encore que le vin ; les charmes souverains de Sylvine, la plus belle des infidèles, offerts dans le plus simple appareil, rien n'y fait. Olivier garde son bouquet de roses, talisman pareil au rameau d'Énée, qui servit plus tard à Robert le Diable.

 

Déconcertée, mais non vaincue, Cigalia s'avise d'une irrésistible moyen pour en finir. Elle prend les traits de Vivette. Olivier succombe alors et se laisse arracher par la trompeuse vision l'anneau nuptial, l'anneau symbolique qu’il a obstinément voulu garder jusque-là.

 

Cigalia alors reparaît. Elle montre l’anneau à Olivier éperdu ; les âmes infidèles le saisissent pour l'entraîner dans leur infernale farandole. Dans les cheveux de chacune, une petite lueur bleuâtre apparaît soudainement ; c'est sur la ronde phosphorescente menée à travers les ruines par ces séduisantes allumettes que se termine très curieusement le tableau.

 

Faire du fantastique musical après Weber, c'est une épreuve bien difficile pour un compositeur. Heureusement, ici, il ne s'agit point de ces évocations terribles qui font « suer la peur » et mettent des odeurs de soufre dans l'orchestre. Les fantômes de la Farandole sont de mœurs relativement douces et de commerce agréable ; l'enfer d'où elles sortent est un enfer bleu comme le ciel de Provence et non une solfatare d'où s'échappent des hurlements de damnés mordus par la flamme.

 

M. Théodore Dubois a pu, dans ces pages qui composent son deuxième divertissement, utiliser encore toutes ses qualités maîtresses ; j'aurais aimé, pour ma part, quelque chose de plus heurté ; mais je reconnais qu'on ne saurait mieux faire, étant donnée cette sorte de parti pris d'harmonieuse discrétion que j'ai signalé chez le compositeur.

 

L'introduction qui prépare ce divertissement traduit par quelques sombres harmonies des cuivres le caractère fantastique de la scène ; mais dès qu'Olivier a pénétré dans les Arènes et que les douze coups de minuit ont lentement tinté dans l'air, le surnaturel s'humanise ; claires comme les formes blanches glissant dans le demi-jour des ruines, les voix de l'orchestre s'élèvent, les harpes chantent purement, leurs accords vibrants s'évaporent dans l'air ; puis la bacchanale commence, non point désordonnée, un peu pompeuse, plutôt, avec de brusques élans aussitôt modérés, jusqu'à l'apparition de Sylvine, voluptueux andante dont les beaux yeux de Mlle Invernizzi soulignent les intentions.

 

C'est quand Cigalia, personnifiée par Mlle Piron, — une danseuse des plus remarquables, — prend la figure de Vivette ou, pour parler plus clairement, quand Mlle Rosita Mauri rentre en scène pour cette métamorphose, que le musicien et le premier sujet retrouvent ensemble un succès égal à celui du premier acte. « L'Apparition » est un « récit » chorégraphique d'une grâce exquise, la Valse des âmes égale celle des Olivettes, et les variations terminent triomphalement la soirée pour cette Vivette qui comptera certainement parmi les plus exquises créations de Mlle Rosita Mauri.

 

Je n'ai pas trouvé la Farandole fantastique assez endiablée ; je conviens qu'elle est d'une facture distinguée, enjolivée d'une foule de détails ingénieux, piquée de timbres amusants ; je lui voudrais un peu plus de vice.

 

Olivier en revient intact, mais désespéré : il veut se tuer et choisit pour accomplir ce fatal dessein un très beau décor, la lisière d'une forêt voisine du mas de Rémy. Au fond, un torrent bouillonne, dominé par un rocher. Plus loin, le grand fleuve Rhône se tord dans la plaine comme un serpent aux écailles d'acier.

 

Mais Maurias est là ; il s'oppose au suicide. Vivette survient ; elle comprend que son amant a été dupe d'une fantasmagorie ; elle pardonne la perte de l'anneau nuptial ; elle obtient de son père, à force de larmes, la permission d'épouser Olivier. Les cloches sonnent pour les fiançailles. Tout irait au mieux, si un spectre tout à coup ne se dressait devant les amoureux, comme la fiancée de marbre de Zampa. C'est Cigalia ; elle montre à Olivier l'anneau obtenu par surprise dans les Arènes. Elle entraînerait infailliblement le pauvre garçon, pourtant bien innocent en toute cette affaire, si elle n'était entraînée elle-même par les soins de Maurias, lequel se souvient à propos que pour une âme infidèle tout amour cède à l'amour de la farandole.

 

Il se met à battre de son tambourin et, comme le Meneur de rats de la légende, il se fait suivre irrésistiblement par Cigalia jusqu'au sommet du rocher, où il la saisit pour se précipiter avec elle dans le torrent. Il donne ainsi sa vie pour Olivier. Quant à Cigalia, ce bain doit lui être fort indifférent, puisqu'elle est déjà morte et qu'on ne noie pas une âme, même infidèle, comme un simple rongeur.

 

Ce tableau contient deux scènes musicales d'un plus haut relief que le reste de la partition : l'entrée du violoneux au son des cloches et l'orage final, à l'apparition du fantôme des Arènes. Cette dernière page est d'un symphoniste à laquelle il ne manque peut-être que de l'audace pour marcher d'une allure tout à fait magistrale dans la carrière qui lui est maintenant ouverte.

 

Le décorateur a ici très habilement concouru à l'action musicale. Ce ciel tourmenté qui se mouvemente, que l'éclair déchire, à mesure que les sonorités de l'orage orchestral se font plus menaçantes, devient un élément dramatique des plus puissants.

 

Suivant mon programme, en parlant de la Farandole, je l'ai prise sous tous ses aspects à la fois. Il est permis d'affirmer, pour résumer les impressions de la soirée, que le succès de ce nouvel ouvrage, merveilleusement monté par la direction de l'Opéra, sera en raison directe de l'accueil enthousiaste fait à Mlle Mauri.

 

IV

 

La semaine durant laquelle est venue à l'Opéra la Farandole, avait commencé par une reprise de Marta au Théâtre-Italien.

 

Marta, sujet emprunté à Lady Henriette, ballet du même auteur donné il y a une quarantaine d'années à l'Opéra, est un ouvrage depuis longtemps célèbre en France, où il a cependant, à l'origine, obtenu moins de succès qu'en Allemagne.

 

Une reprise faite en 1865, avec le texte français, au Théâtre-Lyrique, a presque popularisé l’œuvre, désormais brillamment classée parmi les opéras de demi-caractère.

 

Elle a été revue avec un véritable plaisir au Théâtre-Italien ; elle y a même bénéficié dans une certaine mesure de l'impression causée par Simon Boccanegra, dont les sombres couleurs font paraître plus vivantes et plus fraîches les broderies mélodiques de la partition de F. de Flotow.

 

L'interprétation en est du reste parfaite. A part M. Édouard de Reszké, très spécialement remarqué le jour de l'ouverture, tous les artistes sont nouveaux. Le ténor Ravelli et Mmes Harris-Zagury        et Tremelli complètent l'excellent quatuor chargé des principaux rôles de Marta.

 

En accordant à F. de Flotow de grandes qualités mélodiques, les critiques de la première heure lui ont contesté l'originalité, la variété et la profondeur. Il est bien évident que ce compositeur n'a point cherché une formule nouvelle et une diversité d'aspects dont, à l'époque où son œuvre a été écrite, on se souciait beaucoup moins qu'aujourd'hui ; mais, étant donné précisément le moment où il a fait représenter Marta, c'est-à-dire la fin de l'année 1847, il faut reconnaître que sa personnalité, sans se dérober à l'influence alors courante de l'école italienne, se dégage assez nettement dans cette partition pour la rendre agréable à ceux-là même — et je suis du nombre — qui ont en médiocre estime l'italianisme classique.

 

Le temps a, d'autre part, fait justice de la dédaigneuse appréciation de Fétis, lequel ne considérait F. de Flotow que comme un artiste amateur dont les travaux de tout genre devaient être bientôt oubliés.

 

Or, Marta se joue depuis trente-six ans ; elle a eu, en 1870, dans la jolie partition de l'Ombre, un très agréable pendant. Une reprise de ce dernier ouvrage à l'Opéra-Comique, avec les merveilleux éléments dont ce théâtre dispose en ce moment, serait à coup sûr des mieux accueillies.

 

L'Ombre est, comme Marta, au nombre des œuvres lyriques faites pour servir de transition entre l'opéra-comique de forme ancienne et le drame lyrique moderne.

 

Les abonnés du Théâtre-Italien ont applaudi Marta, aux belles pages ; cet ouvrage sera vraisemblablement parmi les plus favorisés du répertoire que ce théâtre s'occupe de reconstituer en ce moment.

 

 

 

15 janvier 1884

 

I

 

Avant de connaître le Sigurd de M. Ernest Reyer, dont on parle depuis plus de vingt ans et qui vient de prendre glorieusement sa place au répertoire de l'hospitalier théâtre de la Monnaie, j'ai voulu retourner à la source d'où procède le héros de l'œuvre, et d'où sont sorties presque toutes les figures du cycle wagnérien du Niebelung.

 

Sigurd est la création la plus lumineuse de cette mythologie que les peuples du Nord ont enfantée en commun et que les diverses races ont ensuite modifiée suivant leur particulier tempérament. D'après des critiques autorisés, l'histoire héroïque de Sigurd est née d'une saga franque remontant à l'époque où les Saliens étaient établis non loin de la mer du Nord ; Sigurd est le héros du Niederland. C'est ainsi que le désignent toutes les versions. Le nom change suivant les dialectes, mais l'homme est le même. Sigurd, qui est en Allemagne Siegfrid, en Flandre Lyderic, Sivard en Danemark, Sjurd aux îles Féroé, accomplit partout les mêmes exploits, exploits merveilleux, car il n'est point de race purement humaine. Sous le ciel pur de la Grèce ou sous le ciel brumeux du Nord, les héros sont fils des dieux. Achille a Thétys pour mère, Sigurd a pour aïeul Odin.

 

Vierge de corps et d'âme, fait pour conquérir le monde, la main armée de l'épée lumineuse forgée avec les fragments du glaive d'Odin, le dieu-soleil, monté sur son fougueux étalon Grani, Sigurd apparaît sous des couleurs plus frappantes dans les sagas primitives que dans l'épopée du Niebelung-nôt, poème germanique d'un caractère tout chevaleresque, appliquant à des personnages de l'époque barbare les mœurs adoucies des âges suivants et ne donnant pas l'impression franche des chants héroïques de l'Edda.

 

La saga des îles Féroé est une des plus curieuses et des plus vivantes créations poétiques relatives à Sigurd. Elle suffirait feule à justifier une adaptation théâtrale. Cette saga se chante encore dans les veillées, dans les fêtes. Le refrain accompagne soit la ronde lente des jeunes gens, soit le mouvement des fileuses.

 

Après que les chanteurs ont attaqué ce refrain, le récit épique commence. Il évoque la grande image de Sigurd. Le héros vient, le visage étincelant, paré de colliers et de bracelets d'or rouge ; sur son casque est l'image du dragon Fafnir ou Frœnur qu'il a tué. Dans le sang du monstre, il s'est baigné et s'est ainsi rendu invulnérable. Une seule place sur son épaule n'a pas été rougie de sang ; une feuille d'arbre est tombée et s'est plaquée sur sa chair humide de sueur. C'est à cette place seulement qu'une arme pourrait le blesser. Sigurd a d'abord vengé la mort de son père Sigemund, tué par les fils de Hunding ; il a pris les trésors gardés par le dragon ; il en a chargé son cheval Grani et s'est mis en quête d'aventures. C'est ainsi qu'il va conquérir Brunehild, dans le palais de flammes d'Hildarfiall. Suivant les uns, Brunehild s'est enfermée volontairement dans ce palais pour éprouver la vaillance de Sigurd ; suivant les autres, Brunehild, walkyrie exilée du ciel, est condamnée à dormir dans sa retraite redoutable jusqu'au jour où quelque héros sans tache la délivrera.

 

Il prend la jeune fille dans ses bras, il lui fait le serment de fidélité, puis il dépose douze anneaux sur ses genoux et, tout au-dessus, son anneau royal. Il tresse trois anneaux encore dans les cheveux de Brunehild. Elle est à lui ; il demeure près d'elle durant sept mois ; après quoi, malgré les larmes de la jeune femme, il chevauche vers la cour d'un roi voisin.

 

Il y trouve Gudrun, la vierge, fille du roi Juki, qui dans une coupe d'hydromel lui fait boire un philtre d'amour. Il oublie alors Brunehild et il épouse Gudrun.

 

Or, voici qu'un jour, vers le matin, Brunehild et Gudrun, se rendant à la rivière pour s'y baigner, se rencontrent à mi-chemin, l'une triste, l'autre radieuse. Gudrun, fière d'un triomphe acheté pourtant au prix d'un maléfice, montre à Brunehild l'anneau d'or rouge que Sigurd avait reçu des mains de Brunehild et qu'il a donné à Gudrun.

 

Gunnar, frère de Gudrun, aime Brunehild. Mais Brunehild ne pense qu'à Sigurd. « Tu n'entreras pas dans ma chambre tant que Sigurd sera vivant. » Gunnar hésite. Comment tuer Sigurd, l'invulnérable ? Brunehild elle-même en donne le moyen. On frappera Sigurd à la chasse, quand, altéré par une longue chevauchée, il se couchera au bord de la source pour y boire.

 

Gunnar le frappe, en effet, ainsi. Et Brunehild satisfaite, mais toujours amoureuse, meurt de la mort du héros. Pour Gudrun, elle jure de venger Sigurd.

 

Elle se dirige vers la grande salle, arrachant de ses épaules son manteau de pourpre, et y trouve son père qui veut la consoler ainsi :

 

— Écoute, ma fille, ne pleure point Sigurd. Artala, roi du Hunenland, ne manque point d'or rouge.

 

Gudrun s'en va, désolée, dit le naïf chanteur, « parcourant le monde entier en tenant le cheval Grani par la bride ».

 

Quand on relit ces antiques fables, on ne peut s'empêcher d'être frappé du lien qu'elles établissent entre les peuples en apparence les plus étrangers les uns aux autres, et de conclure à la commune origine des races européennes.

 

Le bon Saintine, dans un humoristique voyage aux bords du Rhin, s'avisa un jour de découvrir d'étroites relations entre les dieux de l'Europe et ceux de l'Inde ; il lui fut vite démontré que sur ce point, depuis longtemps, le siège était fait.

 

Sigurd, invulnérable comme Achille, à l'épaule ou au talon près, beau et puissant comme Rama ; Odin éclairant le monde comme Vishnou, comme Phébus Apollon ; Brunehild, d'après certaines sagas, se brûlant sur un bûcher, suivant la coutume des veuves hindoues, après la mort du héros ; tous ces points de contact qu'on trouve à chaque instant entre les habitants de la Walhalla, du mont Mérou et de l'Olympe, entre les actes empruntés à la vie des dieux et des héros, sont faits, en vérité, pour assigner aux mythes religieux ou héroïques le même point de départ.

 

Quel est le prototype de Sigurd ? Quelque brave guerrier divinisé à une époque où le polythéisme prêtait volontiers aux hommes la puissance des immortels, où les esprits frappés par la manifestation des forces mystérieuses de la nature les incarnaient volontiers aussi en des êtres supérieurs et redoutables qu'il fallait combattre.

 

C'est dans les temps de lutte que se créent surtout les figures telles que celle de Sigurd, qu'elles s'impriment dans l'esprit d'une foule, qu'elles s'y agrandissent peu à peu et s'y revêtent de couleurs merveilleuses, devenant ainsi le germe des épopées nationales. L'homme agit, le peuple raconte, exagère le barde ; le rapsode, l'aède chante l'histoire ou la fable ; une génération ajoute un récit au récit ; le merveilleux se greffe sur le réel, et ainsi naît une Iliade de ce qui n'était peut-être au début qu'une chanson.

 

A notre époque même, on a très justement remarqué le commencement d'une évolution idéale de ce genre. Les héros de l'indépendance des Hellènes, le Canaris chanté par Hugo, le Botzaris célébré par les poètes populaires de la Grèce actuelle, ne deviendront-ils pas peu à peu des personnages de légende, puis d'épopée ? Et, choisissant un exemple encore plus près de nous, n'est-on pas autorisé à admettre que, dans quelques siècles, encore bien que l'esprit humain se dégage de plus en plus de l'influence mythique, l'histoire de Garibaldi et de l'expédition des Mille apparaîtra comme une merveilleuse légende ?

 

On a cherché ailleurs que dans les chants populaires les originaux de ces figures introduites dans le cycle des Niebelungen. Et peut-être, en réalité, au lieu de remonter jusqu'aux sources aryennes ou de voir dans Sigurd un mythe solaire, a-t-on quelque raison de reconnaître en lui un personnage historique, relativement récent, c'est-à-dire datant de l'époque mérovingienne.

 

Dans ce cas, Sigurd, ou Siegfrid, serait tout bonnement le Sigebert, mari de cette Bruna, Brunehaut, ou Brunehild, qu'on alla chercher pour lui sous le ciel enflammé de l'Espagne, et la rivalité de Brunehaut et de Frédégonde, comme aussi le meurtre de Sigebert, aurait servi de germe à la légende et à son abondante floraison. Hialpreck, dont il est aussi question dans les sagas, serait le Hilpéric des Mérovingiens, comme Gunther ou Sunnar en serait le Gontran.

 

Je ne m'arrêterai pas davantage à ces hypothèses. Aussi bien, je viens de faire là une excursion dans un domaine qui n'est pas le mien et où la prudence me conseille de ne point trop m'aventurer, dans la crainte de quelque faux pas. Il faut s'en prendre de cet écart au grondement monotone du train roulant vers Bruxelles pendant six heures, et berçant l'imagination des voyageurs déjà toute pleine d'images et de souvenirs évoqués par le seul nom de ce Sigurd, dont je ne connaissais alors pour ma part ni un vers, ni une note. J'avais relu, la veille, quelques pages des Eddas, pour m'entraîner dans le sens de mon sujet, et, peu à peu, j'avais perdu de vue l'unique objet de mon voyage, l'opéra en quatre actes de M. Reyer, poème de MM. Camille du Locle et Alfred Blau, représenté le 7 janvier à ce théâtre de Bruxelles où la musique française est véritablement reçue en souveraine.

 

II

 

Nous venons d'entrevoir la légende, ou plutôt les nombreuses légendes de Sigurd ; voyons maintenant l'action dramatique dont M. Reyer s'est inspiré.

 

Les personnages de cette action, sans se dérober au merveilleux, et cela est heureux au point de vue de l'effet décoratif et lyrique, se sont assez sensiblement humanisés, comme dans la saga danoise ; l'impression qu'ils produisent y gagne en intensité. Le nuage fantastique les enveloppe, sans doute, mais durant des tableaux entiers, vers la fin de l'ouvrage, il est donné au spectateur d'oublier, en présence de passions réelles, le milieu tout conventionnel dans lequel on l'a placé dès le principe.

 

Gunther, roi des Burgondes, rêve une expédition terriblement aventureuse il veut aller délivrer Brunehild, la walkyrie, emprisonnée par Odin dans un burg en flammes. Déjà les épouses des chefs brodent les étendards et préparent les armes ; Hilda, sœur du roi, est parmi elles.

 

Troublée par un rêve, elle en demande l'explication à Uta, sa nourrice. Celle-ci lui annonce l'arrivée prochaine d'un noble époux ; elle la menace en même temps de la haine d'une rivale.

 

Or, Hilda aime Sigurd, qu'elle a vu une seule fois et dont elle ignore maintenant la destinée.

 

Au milieu d'un festin où Gunther fête ses compagnons d'armes, la trompette sonne, annonçant l'arrivée de Sigurd. Il revient, non point en ami.

 

Je viens te défier, Gunther !   .   .   .   .   .

Car tu veux, comme moi, conquérir la beauté

Qu'Odin tient prisonnière en un burg enchanté.

 

Mais Gunther n'entend pas combattre Sigurd, qui le secourut naguère contre de puissants ennemis et délivra sa sœur Hilda, captive entre leurs mains. Il offre son alliance à Sigurd ; Hilda présente au héros une coupe pleine d'hydromel, une coupe dans laquelle Uta a versé un breuvage magique.

 

Sigurd boit le philtre enivrant. Aussitôt, ses yeux s'arrêtent sur Hilda. Un amour immense naît en lui pour cette vierge qu'il croit voir pour la première fois. Il oublie sa passion pour la walkyrie et promet à Gunther de le servir dans la conquête de Brunehild ; le roi s'engage à lui accorder en échange ce qu'il exigera au retour pour sa juste récompense.

 

Les guerriers partent, conduits par Sigurd, Gunther et Hagen, son compagnon. Le burg dans lequel Brunehild est enfermée se cache au fond des sauvages solitudes de l'Islande. En abordant sur le rivage de l’île, les trois guerriers y interrompent un sacrifice offert à Fréja, déesse de l'amour, par le prêtre d'Odin ; tout en condamnant leur témérité, le prêtre accueille les étrangers ; il leur apprend qu'un seul homme suffira pour délivrer la walkyrie, pourvu qu'il soit irréprochablement pur. Sigurd, étant seul dans ces conditions, tentera donc seul l'aventure ; il prend le bouclier et le heaume de Gunther, s'engageant à passer pour le roi auprès de Brunehild et à la ramener vierge dans ses bras.

 

Alors commence la série des épreuves que le jeune homme doit subir pour arriver jusqu'à la vierge guerrière.

 

Dans le Falkranger, lugubre champ des morts, un lac morne, bordé d'arbres noirs, miroite à la lueur pesante d'une lune ensanglantée. Sigurd s'arrête là d'abord devant les trois nornes lavant un linceul ; leur geste dit que ce linceul est pour lui. Ces présages funèbres ne le troublent pas. Il porte à ses lèvres le cor d'Odin, présent du prêtre ; si, triomphant de sa terreur, il peut sonner trois fois de ce cor, au troisième appel le palais enchanté surgira devant lui.

 

De la triple épreuve, il sort victorieux. Brunehild est amenée à Gunther. Sigurd reçoit en récompense la main d'Hilda. De ces unions naissent les complications attendues : doute et mélancolie de Brunehild, rivalité des deux femmes, amour de Sigurd reconquis par Brunehild au moyen d'une incantation, mort tragique du héros, union mystique de Brunehild et de Sigurd dans le paradis d'Odin.

 

III

 

Ce poème, d'une importance considérable, est, quoique surchargé de détails, d'une très grande clarté et d'un incontestable lyrisme. L'humanité, je l'ai dit, y a une assez large part pour qu'il s'en dégage une émotion réelle ; pour le reste, il a ce caractère décoratif et grandiose qui rentre absolument dans la poétique spéciale du genre, surtout si l'on veut parler de conceptions ayant pour objectif la scène de notre Opéra, à laquelle Sigurd fut primitivement destiné.

 

Sur cette scène, je le répéterais volontiers jusqu'à satiété, toute vérité devant être incessamment redite, sur cette scène il faut à la fois plus et moins qu'un drame. Plus qu'un drame par la hauteur des aspirations, par la simplicité, je dirais presque par la naïveté des développements, par un certain côté spéculatif, et surtout par un parti pris absolu de parler aux yeux ; moins qu'un drame par l'abandon des habiletés classiques, par le renoncement aux petits moyens qui font merveille dans la comédie, dans le drame simple, et ne sont bons qu'à prosaïser ou à encombrer le drame lyrique.

 

Si j'avais une critique à adresser à ce poème de Sigurd, elle porterait sur sa longueur excessive ; un musicien ordinaire n'en serait pas sorti sans de vastes coupures ; M. Reyer, qui n'est point prolixe, s'en est tiré, bien que se trouvant parfois un peu embarrassé dans sa route par cette frondaison trop abondante.

 

D'autre part, il est remarquable dans cette fiction que l'amour, vivement éprouvé pourtant, ne soit que la résultante d'une fatalité panant sur les personnages, somme dans la tragédie antique, ou l'effet de moyens magiques. Brunehild aime son libérateur, mais c'est Odin qui lui a soufflé cet amour ; elle considère que les dieux sont illogiques quand, liée à Gunther par la reconnaissance, elle ne se sent pas poussée vers lui par l'amour ; l'attraction passionnelle n'existe qu'à un très faible degré chez le personnage. C'est un philtre qui fait aimer Hilda par Sigurd, c'est une incantation qui le rend à l'amour de Brunehild. Hilda seule aime naturellement, tout simplement parce que la beauté, la vaillance, la générosité de Sigurd l'ont frappée.

 

Gunther et Sigurd, au début de l'ouvrage, se montrent amoureux, mais par pur esprit chevaleresque, et sur la foi de la légende qui leur peint la walkyrie comme une conquête désirable.

 

Tout cela n'altère en rien la valeur d'ensemble de l’œuvre. Les caractères y sont tous posés de façon intéressante et sympathiquement développés.

 

IV

 

M. Reyer, dont le premier ouvrage, le Sélam, donné en 1850, révéla les qualités très personnelles, a pris tout d'abord place parmi les orientalistes musicaux. Sacountala, puis la Statue, l'ont montré encore épris des choses de l'Orient, qu'il traduisait, non en s'appropriant les formules locales mais en donnant à sa musique un caractère ayant pour effet d'évoquer dans l'esprit de l'auditeur des impressions et des images particulières aux pays du soleil. Ces impressions, assez indéfinissables quoique très vivement ressenties par ceux qui écoutent la musique avec une prédisposition spéciale à la recherche des thèmes développés par le compositeur ; ces impressions ont été extrêmement frappantes dans la Statue, ouvrage exquis, joué en 1863, et dont une reprise faite il y a quelques années, avec addition de récitatifs, a malheureusement dénaturé la forme.

 

Mais l'auteur ne devait pas se borner à une unique source d'inspiration. Maître Wolfram empruntait aux légendes rhénanes leur mélancolique poésie, et dans l'ombre, lentement, s'édifiait ce Sigurd qui devait mettre le sceau à la réputation du compositeur.

 

Conçu et exécuté il y a vingt ans, c'est-à-dire à une époque où Berlioz, aujourd'hui triomphant, était dédaigné, où le courant wagnérien circulait encore très faiblement dans le monde musical, Sigurd aurait paru certainement très révolutionnaire, s'il avait été produit sur une scène au moment même où il sortait des mains du maître. Tardivement arrivé devant le public, on pouvait craindre de le trouver en retard, étant donné l'énorme poussée en avant qui s'est produite depuis ces vingt dernières années dans notre éducation musicale.

 

Il n'en a rien été. M. Reyer, chez qui l'on n'a pu méconnaître, en tout temps, l'influence de divers maîtres illustres, a gardé dans sa dernière œuvre sa personnalité intacte. Elle est, après ou malgré Gluck, Weber, Berlioz, Wagner et Gounod, la manifestation indépendante d'un esprit qui se chercha parfois, mais à qui son génie propre apporte souvent des inspirations d'une tenue et d'tine unité parfaites.

 

Pour écrire Sigurd, M. Reyer a brisé le moule du vieil opéra ; il a rompu, en principe du moins, avec les procédés classiques, dont on ne retrouve plus çà et là que quelques traces, et il est entré dans la logique de l’art lyrique moderne, qui prend la musique comme un langage rationnel très expansif que parlent conventionnellement les personnages, comme dans une autre branche de l'art, conventionnellement aussi, ils parlent en vers.

 

La cohésion entre le poème et la musique tend donc ici à devenir aussi complète que possible. L'impression du public devant des œuvres de ce genre est des plus curieuses : il ne se soucie plus des morceaux, présentés autrefois à l'état épisodique, mais des phrases, je dirais presque des mots, de l'intensité plus ou moins grande avec laquelle tel ou tel sentiment est exprimé.

 

En adoptant ce système, M. Reyer ne s'est pas absolument dispensé des épisodes, comme on le verra au courant de l'analyse de sa partition ; mais il faut constater la règle générale de son œuvre et négliger quelques exceptions.

 

Comme je viens de l'indiquer, en caractérisant la manière du compositeur, il se montre quelquefois dans Sigurd nerveux, inquiet ; la phrase se brise soudainement, l'aspect change comme par caprice ; un coup brusque déchire la trame instrumentale ; par opposition à ces effets « d'écriture » révélant pour les graphologues la nature de l'homme, apparaissent des pages d'une sereine beauté, d'une quiétude admirable. L'esprit du compositeur est rassuré, apaisé ; sa nature puissamment poétique l'emporte et on le suit avec une pure joie dans une route sans aspérités et sans broussailles.

 

Ce qui me frappe particulièrement chez M. Reyer, c'est la noblesse et l'ampleur des récitatifs, la recherche des harmonies délicates, les nuances de son instrumentation généralement abondante sans obscurité ; ce qui me choque par instants, c'est l'abus des sonorités cuivrées, les coups de timbale éclatant à l'improviste, comme pour fouetter l'attention du public. J'aime pourtant beaucoup ces effets dont Berlioz, Massenet, Saint-Saëns, ont usé et usent parfois avec une si puissante originalité ; mais leur retour fréquent, trop fréquent, ne va pas sans quelque fatigue.

 

L'œuvre est longue ; mais, je l'ai dit, elle n'est pas prolixe. On est toujours mal venu à conseiller des coupures à un compositeur de la valeur de M. Reyer ; il sait bien ce qu'il fait et ne dit que ce qu'il veut. Cependant, il est des cas où l'expérience faite en scène vient modifier ses convictions ; c'est ce qui doit arriver pour Sigurd.

 

L'ouverture de l'ouvrage de M. Reyer est très connue, pour avoir été exécutée bien des fois dans les concerts. Cette façon de monnayer son œuvre peut être dangereuse pour l'avenir d'une partition. Le succès ayant été très grand, le danger ici a disparu. Cette ouverture, après quelques appels de trompettes posant le caractère héroïque du sujet, prend un aspect mystérieux ; de discrètes harmonies flottent, berçant le sommeil de l'invisible walkyrie. Le réveil, le retour à la réalité, s'indique nettement par de nouvelles sonneries éclatantes ; les cors se répondent, les accords se développent, un mouvement de marche se dessine ; c'est d'une curieuse recherche de sonorités heurtées. Puis les harmonies douces reparaissent. Est-ce la walkyrie qui se rendort ? Est-ce une expansion amoureuse que traduit l'orchestre ? On dirait que l'ordonnance première de l'ouverture se reproduit pour insister sur l'effet voulu.

 

Le chœur des femmes, au lever du rideau, n'a pas une tournure bien frappante ; mais le récit du rêve d'Hilda est heureusement mouvementé ; il exprime bien le trouble et l'émotion de la jeune fille ; il y a un beau crescendo d'enthousiasme dans la page musicale suivante, alors qu'elle raconte à Uta comment elle a connu Sigurd, et la phrase terminale du morceau : « Il n'a pas vu que je l'aimais ! » est empreinte d'une éloquente douleur.

 

Les deux strophes d'Uta « Je sais des secrets merveilleux » rentrent dans la catégorie des épisodes inutiles, et par conséquent nuisibles au mouvement dramatique et musical.

 

Les quatre vers suivant auraient parfaitement suffi.

 

J'ai conjuré l'esprit de l'air

D'aller vers Sigurd au cœur fier

Et de lui porter la pensée

De venir au burg de Gunther.

 

Le compositeur les a laissés s'étendre en ces deux strophes, avec refrain ; je ne vois pas qu'on lui en ait su gré.

 

Un appel de cor fait une heureuse et pittoresque diversion à cette scène. Gunther revient de la chasse. Cette entrée est d'une sonorité et d'un mouvement poussés à fond. Le salut de Gunther à ses hôtes, belle phrase soutenue par les trombones, fait partir le joyeux hurrah des chœurs, auquel par une opposition habile succède la mélopée sombre de Hagen :

 

Il est une île où le sol calciné

Cache des lacs de feu sous des plaines de neige.

 

Ce passage a été fort remarqué, ainsi que le récit suivant, très varié d'aspect, je dirais volontiers trop varié, car il s'agit d'un bardit racontant comment Odin a châtié la walkyrie. Il aurait pu musicalement revêtir l'aspect de l'impassible fatalité ; le compositeur l'a dramatisé, et je reconnais qu'il lui a prêté de très nobles et très pathétiques accents.

 

L'entrée de Sigurd « Prince du Rhin, au pays de mon père... » a beaucoup de grandeur et de noblesse ; la déclaration « Si vous voulez savoir ma patrie et mon nom » déborde d'héroïsme et de fierté. L'ensemble suivant « Sigurd le héros invincible » est plus bruyant que sonore, et l'acte se terminé sans effet notable.

 

Après un prélude bien chanté par les cors et les hautbois, le rideau se relève sur la scène du sacrifice à Freja, en Islande. C'est là une des maîtresses pages de la partition, d'une harmonie et d'une couleur qui rappellent les plus hautes inspirations des maîtres. Le chœur « Dieu farouche », bien détaché par périodes un peu dures, est d'un très bel effet. Une symphonie scénique douce et simple vient ensuite, précédant l'invocation du prêtre à Fréja ; cela est d'une sérénité sidérale, la phrase plaintive du cor en accentue délicieusement la poésie.

 

Toute cette partie, jusqu'aux adieux de Sigurd à ses compagnons, sous lesquels passe dans l'orchestre le motif du chœur du sacrifice, est d'une tenue de style et d'une fermeté de main tout à fait magistrales. Il faut envelopper dans la même appréciation toutes les scènes symphoniques des trois épreuves. Le décor, la figuration, la musique, apparaissent là étroitement unis. Un monologue de Sigurd dans lequel je relève l'invocation d'un sentiment exquis : « Hilda, vierge au pâle sourire » , sert de préambule à ce tableau fantastique que dénoue l'apparition de la walkyrie endormie.

 

Le premier morceau de Brunehild « Salut, splendeur du jour ! » est d'une importance considérable et d'une haute valeur ; les divers aspects en sont très heureusement présentés ; il s'achève en un mélodieux soupir de la walkyrie se rendormant dans les bras de Sigurd.

 

Je voudrais continuer à suivre pas à pas le compositeur à travers cette longue et intéressante partition ; mais ce que j'en ai dit déjà en fait suffisamment connaître l'aspect général, pour que je puisse me borner, par la suite, à marquer les étapes où le public a paru s'arrêter avec le plus de plaisir.

 

Aussi bien, c'est une dure tâche que de venir, après une seule audition, s'attaquer à une analyse si complexe ; on peut noter ses impressions, plutôt que les raisonner ; ce que je fais avec l'espoir que l'ouvrage, revu à Paris, nous permettra, quelque jour, une plus minutieuse étude.

 

Je cite donc le chœur voilé des Esprits de l'air annonçant à Gunther le retour prochain de Sigurd ramenant Brunehild ; puis le grand duo scénique entre Gunther et Brunehild, mouvement passionné d'une part, résigné de l'autre, et qui termine musicalement le premier tableau du troisième acte. L'effet de cette scène a été très grand. Une courte rencontre entre Hilda et Uta vient fort malencontreusement ensuite atténuer cet effet ; il est probable que cette page aura été coupée, tellement l'impression produite a été unanime. Je cite encore le chant triomphal d'Hagen, au moment du mariage de Brunehild et de Gunther. Avec beaucoup de franchise d'allure, de crânerie, il est d'une inspiration bien moins distinguée que le reste de la partition ; il a été bissé, pourtant.

 

Un petit divertissement guerrier n'a que très peu retenu l’attention du public, bien plus impérieusement attirée par les dernières péripéties musicales de cette belle œuvre. Il faut signaler dans son ensemble tout le quatrième acte : le chœur des servantes ; le grand monologue de Brunehild, que je devrais appeler un grand air, car il est conçu dans la forme ancienne, avec la strette obligée ; la dispute de Hilda et de Brunehild, assurément l'une des plus vivantes et des plus pathétiques conceptions que l'on puisse citer ; enfin le poétique duo de l'incantation, dans lequel la walkyrie, devenue femme, reconquiert l'amour de Sigurd.

 

Tout cela abonde en phrases superbes, en expansions ardentes, en poétiques accents. Tous les éléments musicaux de l'œuvre s'y retrouvent et s'y combinent de la façon la plus ingénieuse et la plus éclatante.

 

L'interprétation de Sigurd est d'une valeur d'ensemble qui sera des plus favorables à la durée du succès. Mme Caron est une Brunehild dévorée de passion, au masque expressif, à la voix pure, vibrante et résistante ; elle a eu un double succès de cantatrice et de tragédienne. Mlle Bosman chante bien, dit bien, joue avec sentiment. M. Jourdain, ténor de belle prestance, à l'organe excellent, bon chanteur ; M. Devriès, le baryton ; M. Gresse, la basse ; M. Renot, dans le rôle du prêtre d'Odin : voilà les artistes qu'il convient de nommer et qui concourent brillamment à cette excellente interprétation. Je ne dois pas oublier Mme Deschamps, qui fut l'Hérodiade de M. Massenet, et qui se fait remarquer dans le rôle plus modeste d'Uta.

 

Il est inutile de revenir sur les éloges adressés aux directeurs de Bruxelles. Voilà la troisième fois que la presse parisienne est conviée à la représentation des œuvres inédites, auxquelles ils ouvrent si largement et si libéralement leur beau théâtre. Cette fois encore, on a rendu justice non seulement à leur intelligente initiative, mais aussi à cette habileté dont ils viennent de donner une nouvelle preuve.

 

Toute la presse a, d'autre part, rendu hommage à l'incomparable chef d'orchestre de la Monnaie. Je ne saurais mieux finir qu'en saluant, à mon tour, M. Joseph Dupont, dont le bras porte sans faiblir, pendant une soirée de cinq heures, ce terrible fardeau fait de l'orchestre, des chœurs et des sujets d'un opéra de la taille gigantesque de Sigurd.

 

 

 

01 février 1884

 

I

 

S'il avait été question de « documents humains » à l'époque où l'abbé Prévost écrivait les Mémoires d'un Homme de qualité, on n'aurait pas manqué d'appliquer le terme à cette belle, volage et tendre fille, à cet enragé d'amour, qui s'appellent Manon Lescaut et le chevalier Des Grieux.

 

Leurs aventures, par instants, éveillent l'idée d'une autobiographie, pour qui se souvient de l'existence accidentée de Prévost d'Exiles, tour à tour soldat et prêtre, sortant des bras d'une maîtresse pour se rejeter dans un cloître, homme d'imagination, vivant, semble-t-il, autant de romans qu'il en écrivait, et il en a écrit un nombre considérable. Un seul est resté, nous gardant un tableau très fidèle de la Régence, effréné débordement de plaisirs, réplique effrontée des vices longtemps contenus aux dévotions hypocrites des dernières années de Louis XIV.

 

Ce roman de Manon Lescaut est considéré par son auteur comme un « exemple terrible de la force des passions ». Et, de fait, il est difficile d'imaginer un homme tombant aussi bas que le chevalier Des Grieux et tombant, malgré son repentir constamment affirmé, avec autant de naturel. Pour les beaux yeux de Manon, il perd la vue nette de ce qui frappe communément le sens moral : il raconte, avec une superbe tranquillité, comment, obligé de voler au jeu, il acquit beaucoup d'habileté « à faire une volte-face, à filer la carte et à escamoter légèrement, en s'aidant fort bien d'une longue paire de manchettes ».

 

Et quand on lui reproche sa dégradation, il répond d'un ton léger : « Oui, j'ai usé de quelque supercherie au jeu ; M. le marquis et M. le comte n'ont point d'autres revenus ; M. le prince et M. le duc sont les chefs d'une bande de chevaliers du même ordre. »

 

Dans cette société singulière, où l'on pouvait à de tels reproches opposer de telles excuses, Manon apparaît comme un produit non moins naturel que le chevalier Des Grieux. Elle est d'une infamie souriante qui désarme ; elle adore Des Grieux ; elle le quitte, elle lui revient ; tout cela semble fort simple. Et elle trouve que rien n'est plus simple, en effet.

 

Je te jure, lui écrit-elle, je te jure, mon cher chevalier, que tu es l'idole de mon cœur et qu'il n'y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t'aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que dans l'état nous sommes réduits, c'est une sotte vertu que la fidélité ?... Je t'adore, mais laisse-moi, pour quelque temps, le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ; je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux.

 

Cette lettre, que les auteurs de la Périchole nous ont naguère traduite avec les atténuations obligées, semble éclairer d'une lumière plus que suffisante la figure de Manon et celle de Des Grieux. Manon va pourtant au-delà de ce programme, auquel on pourrait trouver qu’il ne manque rien : elle envoie un jour à son amant une jolie fille, « pour le désennuyer ». La seule fidélité qu'elle souhaite de lui est « celle du cœur ».

 

Eh bien, malgré toute cette honte, toute cette boue, le livre demeure ; il s'impose par la seule puissance de l'amour, amour réel, intense, inaltérable, dont la flamme brille tout ce qu'autour de lui il y a d'impur.

 

De ces éléments si divers, d'une manipulation si difficile et si dangereuse, il a plu à MM. Henri Meilhac et Philippe Gille de tirer une œuvre lyrique, à l'intention de M. J. Massenet ; à son instigation, pourrais-je dire, sur la foi de ses tendances personnelles.

 

Scribe l'avait fait avant eux pour Auber ; il l'avait fait habilement, trop habilement, avec un ménagement trop scrupuleux ; Manon n'était plus Manon ; c'était une grisette quelconque, et le dénouement tragique de l'ouvrage accolé à cette intrigue à l'eau de rose détonnait singulièrement.

 

Nos auteurs contemporains ont abordé carrément la situation : ils ont laissé à Manon, à Des Grieux, à Lescaut, leur caractère originel ; ils ont accusé le trait principal de ce caractère, sans insister sur les détails, encore suffisamment indiqués pour que l'ouvrage n'ait pas été sans éveiller certaines susceptibilités. Ils ont pu créer ainsi une action qui, très abondante en sous-entendus, ne se trouve point déplacée sur une scène déjà habituée à certaines audaces. Où Carmen a passé, passera bien Manon.

 

L'union a été si intime, en cette circonstance, entre le compositeur et les librettistes, qu'il serait difficile de diviser l'analyse : je prendrai donc l'œuvre dans son ensemble.

 

II

 

Tout d'abord, une réflexion naît ou plutôt se renouvelle dans mon esprit au sujet du compositeur. Cette réflexion, je l'ai déjà faite en parlant d'Hérodiade, son dernier ouvrage donné à Bruxelles et qui nous fait retour par la voie italienne. Manon vient encore la justifier. M. J. Massenet est le musicien des pécheresses.

 

Sans abdiquer aucune de ses qualités de force et de sincérité, il se laisse aller au charme d'un sensualisme mystique ; il aime ces figures dont les défaillances charnelles n'altèrent pas la sérénité idéale ; il adore les faiblesses de la femme ; il semble trouver une volupté irritante à la saisir et à la peindre encore toute meurtrie de la lutte, à promener la lampe de Psyché sur ces belles chairs saignantes des blessures de la vie.

 

Comme il a aimé Éve et Marie-Magdeleine, il eût aimé Thérèse la Castillane, humainement dévorée de l'amour divin ; dans la Salomé d'Hérodiade, il a incarné la tendresse inavouée de la repentie de Magdala ; il a fait à Manon remise de ses fautes en faveur de sa persistante passion.

 

Manon, en dépit de son titre, n'est point un opéra-comique ; on y parle de loin en loin, il est vrai, mais jamais la musique ne s'arrête. La musique est le constant commentaire de la parole ; elle interprète jusqu'au silence même des personnages ; elle les enveloppe d'une atmosphère imprimant, ici comme en peinture, aux êtres et aux choses, cette particulière vibration faite pour en accentuer la réalité.

 

L'orchestre est le précieux et merveilleux organe des impressions du musicien ; c'est dans l'orchestre, pourrait-on dire, au risque de quelque moquerie pour une image peut-être vieillie, c'est dans l'orchestre qu'on entend réellement battre le cœur de ses héros. Les passions dont ils sont animés se développent suivant une sévère logique ; les motifs musicaux procèdent de l'essence même de la comédie et du drame ; ils ne sont plus, comme autrefois, des efflorescences surchargeant le sujet, ne s'y rattachant que par la seule grâce d'une convention

ancienne.

 

Ce système d'homogénéité absolue, appliqué avec une rare fermeté d'esprit et suivant une méthode des plus précises, n'est point sans offrir quelque danger : il faut que le public se fasse l'adepte du compositeur et renonce aux faciles satisfactions du vieil opéra-comique. Or, le public ne suit pas toujours du premier coup son auteur sur les routes nouvelles ; son sens analytique se trouble en présence de ces conceptions d'ensemble, succédant aux effets d'autrefois débités en tranches minces, avec une belle insouciance du sujet.

 

L'action du musicien sur ses auditeurs est ainsi parfois plus lente ; mais combien il doit gagner à cette initiation laborieuse ! et en quelle estime durable le tiendront un jour ceux qui auront pénétré peu à peu dans l'intimité de sa pensée !

 

M. J. Massenet ne doit point être posé en réformateur parce qu'il a ainsi voulu ramener le parfait accord entre le drame et la musique ; d'autres ont proclamé avant lui la nécessité de cet accord ; d'autres, en admettant cette association hybride de la prose et du vers qui constitue l'opéra-comique, ont proclamé cette règle de la musique continue, du chant remplaçant le dialogue lorsque le sentiment s'élève, formulant en un mot ce principe que « toutes les fois qu'il y a émotion il y a musique » ; mais nul n'a appliqué complètement de telles théories, nul du moins ne les a appliquées avec cette ingéniosité, cette autorité et cette tenue qui font de la Manon de M. J. Massenet une œuvre d'un difficile accès peut-être, mais assurément une œuvre de la touche la plus originale et de la plus haute valeur.

 

M. J. Massenet a, d'ailleurs, ce rare et précieux don, — il est presque superflu de le répéter, — qui consiste à marquer très profondément de sa griffe les moindres pages d'une œuvre ; ses tableaux peuvent se passer de signature, on les reconnaîtra toujours. C'est cette personnalité qui rend si intéressantes toutes les nouveautés sorties de sa plume ; même quand on discute l'ensemble ou les détails de ses ouvrages, comme cela ne manquera pas d'arriver pour Manon, on n'en saurait méconnaître le saisissant caractère et la très particulière saveur.

 

III

 

Après un prélude, très franchement attaqué, d'allure d'abord leste et joyeuse, puis se fondant en harmonies plaintives, synthèse rapide de l'œuvre, la toile se lève sur la grande cour de l'hôtellerie d'Amiens, où commencent, au théâtre comme dans le livre, les galantes aventures de Manon et du chevalier Des Grieux. Décor charmant et gai, avec sa porte, cochère ouverte sur la rue claire, sa tonnelle verte, son vieux puits à la cage de fer fleuronné et son grand pavillon où viennent festoyer les financiers et les grisettes.

 

Le fermier général Guillot de Morfontaine, son ami de Bretigny et trois jolies filles à museau rose, le bonnet planté haut, prêt à s'envoler, sont là, harcelant l'hôtelier qui tarde à les servir.

 

Les marmitons paraissent, portant les quatre services du festin, joli défilé musical, plaisamment pompeux, suivi d'un ensemble après lequel l'hôtelier reste seul attendant l'arrivée du coche d'Arras.

 

Il épilogue sur la curiosité des bourgeois, sur les obligations de son état, monologue parlé sur de la musique, et dont le dernier vers seulement est chanté :

 

J'ai remarqué que l’homme est très observateur.

 

C'est là, sous une forme très familière, la démonstration du système de composition adopté par M. Massenet.

 

Un coup de cloche ponctue le monologue et amène en scène le chœur des bourgeois, attendant la voiture. Parmi eux est Lescaut, soldat aux gardes, flanqué de deux ivrognes de son espèce, qui le veulent entraîner au cabaret. Il résiste ; il est venu avant tout pour recevoir sa cousine Manon.

 

Les répliques de Lescaut sont très largement déclamées ; musicalement, le rôle se pose, dès le début, avec une clarté et une rondeur qui se maintiennent jusqu'à la fin de l'ouvrage.

 

Le coche arrive. Grand mouvement musical. La foule des bourgeois, des porteurs, des postillons, des voyageurs, criant, Gourant, réclamant, dans un tohu-bohu pittoresque, forme un ensemble très vivant, d'un entrain endiablé, que des coups de caisse rapides semblent exciter, comme une batterie de charge.

 

Quand la foule enfin calmée s'écoule et dégage la place, on aperçoit, timidement assise devant le vieux puits, une fillette à la mine étonnée. C'est Manon.

 

Lescaut se nomme et ou s'embrasse gentiment. Cousin et cousine sont tout d'abord enchantés l'un de l'autre.

 

Il y a beaucoup de naïveté, déjà un peu malicieuse, et beaucoup de grâce dans cette petite entrée musicale de Manon, décrivant ses embarras de voyageuse, ses observations de provinciale, expliquant sa mélancolie sans cause et sa joie subite sans raison.

 

Elle vient à Amiens pour entrer au couvent, où Lescaut doit la conduire, ce qui ne lui sourit guère, on le voit bien vite ; son accent le dirait, si elle ne le laissait entendre.

 

De nouveau les coups de caisse coupent court au gazouillement de Manon ; c'est une seconde voiture qui arrive ; d'autres voyageurs viennent animer la scène, tandis que Lescaut va chercher le bagage de sa cousine ; la charmante fille reste encore une fois seule, tout juste au moment où Guillot de Morfontaine sort du pavillon. A la vue de Manon, il reste pétrifié d'admiration et, instantanément féru d'amour, lui propose tout net de l'enlever dans une voiture dont il met le postillon à ses ordres.

 

Manon a ri et de la fenêtre du pavillon des éclats de rire ont répondu, rompant musicalement cette scène dialoguée. C'est un terzetto des trois grisettes : « Revenez, Guillot, revenez », ensemble d'un tour vif et léger, sans accompagnement, où la gaîté féminine pétille comme la mousse du champagne.

 

Guillot s'empresse de déguerpir ; d'ailleurs Lescaut le houspille pour lui faire quitter la place et donner à Manon certains conseils, d'un ton assez gouailleur, fait pour laisser quelque doute sur leur sincérité. Ces conseils se formulent en un morceau dont le motif principal : « Ne bronchez pas, soyez gentille » revient symétriquement, et accentue l'effet de comique importance.

 

Et de nouveau, il laisse Manon seule, sous un prétexte ; en réalité pour courir dans quelque tripot, d'où il ne sortira plus qu'à la fin de l'acte, complètement décavé et abondamment gris.

 

Manon rêve, bien que résolue à ne pas rêver, à attendre là « sans penser » le retour de son cousin. Ces femmes qu'elle a vues tout à l'heure, caquetant et riant à la fenêtre du pavillon, lui montrent l'existence sous de brillantes couleurs. Mais c'est au couvent qu'elle doit aller.

 

Ces diverses impressions se traduisent dans un morceau qui suit très exactement, sans recherche et sans effort, le mouvement de la pensée du personnage. Alors intervient Des Grieux, qui reste en extase devant Manon.

 

Cette scène de la rencontre est d'une poésie exquise, d'un délicieux parfum printanier ; l'orchestre en souligne finement et discrètement les phrases émues.

 

Les âmes se fondent bien vite. L'ensemble naît, chaleureux, mais contenu. Un instant, dans une phrase vive , s'exprime le caractère de Marron, le point faible de son esprit :

 

... Je ne suis pas mauvaise, mais souvent

On m'accuse dans ma famille

D'aimer trop le plaisir !... On me met au couvent !

 

La voiture du financier Guillot arrive à point pour tirer les deux amoureux d'embarras. « Prenons-la », dit Manon, entrant ainsi cavalièrement dans le domaine des aventures.

 

Et voilà les deux oiseaux envolés. Tout cela, je le répète, est poétique et délicat, d'une émotion sans cesse renouvelée et d'une tendresse profondément sentie. L'effet de ce morceau a été très considérable.

 

Manon et Des Grieux se sont réfugiés dans un modeste appartement de la rue Vivienne et y vivent comme dans un nid, serrés l'un près de l'autre, goûtant au même plat, trempant leurs lèvres dans le même verre. C'est une idylle en chambre, une vie calme et bénie, dont la sérénité s'exprime dans un andante très aérien, très chantant, servant de lever de rideau à cet acte qu'il faut citer tout entier comme une « pièce » de la plus harmonieuse proportion et de la plus parfaite ciselure.

 

Cependant un nuage, — je veux dire un bouquet, — a déjà traversé cette existence recueillie. La jalousie de Des Grieux s'éveille. Manon le rassure. Un bouquet lancé par la fenêtre ! on l'a gardé parce qu'il était joli, voilà tout !

 

Or, l'auteur de l'envoi, — Manon ne l'ignore pas, — c'est M. de Bretigny. Le gentilhomme parvient à faire entendre à Manon que le comte Des Grieux se dispose à faire enlever son fils par des exempts : si Manon prévient le chevalier, c'est pour elle et pour lui la plus noire misère ; si elle ne le prévient pas, elle est séparée de lui, mais elle trouve en Bretigny un protecteur lui apportant la fortune et la liberté.

 

Un grand trouble est dans l'âme de Manon. Certes, elle aime le chevalier ; n'entend-elle pas pourtant aussi une voix qui lui crie, comme le tentateur le crie à Ève : Tu seras reine, reine par la beauté !

 

Si elle accepte cet avenir redoutable et charmant, aura-t-il les douceurs du présent ?

 

Mais déjà, comme d'instinct, elle dit adieu à ce qui l'entoure, à la petite table « si grande pour eux cependant », à tous ces mille riens de la vie commune ; déjà, elle parle du chevalier au passé : « Pauvre ami, comme il m'aimait ! », morceau d'une grâce mélancolique, d'une pureté d'expression qui touchent à l'absolue perfection.

 

Le dénouement de l'acte est d'un poignant intérêt. Des Grieux est confiant, heureux, il chante, il rêve : il aperçoit la petite maison toute blanche au fond du bois où pour son bonheur il ne manque rien, plus rien, que Manon ; page d'une inspiration supérieure, empreinte de cette suavité, de cette sérénité, qui est une des marques distinctives du génie du compositeur. Il est là, à cette hauteur où nous l'avons vu dans Marie-Magdeleine, parlant le plus pur langage de l'âme, dégagé de toute préoccupation terrestre, comme le Nazaréen prononçant dans la nuée de douces paroles d'apaisement et d'idéal amour.

 

Mais on frappe rudement à la porte. Manon, envolée à la suite de son amant sur les ailes de l’inspiration musicale, se trouve brutalement rejetée sur le sol. « Oh ! ciel ! déjà ! » Elle pourrait dire encore le mot qui sauverait Des Grieux. Elle ne le dit pas ! Il franchit le seuil, il est saisi, bâillonné, entraîné... Avec un cri déchirant : « Mon pauvre chevalier ! mon pauvre chevalier ! » éclatant en sanglots, se tordant les bras, Manon se précipite et retombe désespérée. Celui de qui venaient le bonheur et la paix est déjà loin d'elle. C'est très beau, d'un très sobre et très puissant effet dramatique.

 

Manon, entrée dans l'escadron volant des courtisanes, maîtresse de Bretigny, recherchée de nouveau par Guillot de Morfontaine, fait son apparition au Cours-la-Reine, où chacun s'ingénie à lui plaire.

 

Elle apprend là que Des Grieux est au séminaire de Saint-Sulpice ; elle n'a désormais plus d'autre pensée que d'y courir et de le reprendre.

 

Ce tableau a plus de durée que d'importance ; on y pourrait contester l'opportunité de certains détails.

 

J'y ai noté le chœur d'introduction : « C'est fête au Cours-la-Reine », très animé, très vivant, très ensoleillé, nous apportant en plein Paris comme un écho des fêtes napolitaines ; la chanson de Lescaut : « O Rosalinde » ; l'air de Manon, dont le véritable sentiment m'a un peu échappé, je le confesse, et sur lequel jusqu'à plus ample informé je garderai une prudente réserve ; j'y ai noté enfin, et surtout, la scène du comte Des Grieux et de Manon, court échange de phrases, qui toutes portent et portent jusqu'au fond du cœur de la folle et amoureuse fille et qui, par un contraste habile. se posent sur un fond musical très léger, en forme de menuet.

 

Au séminaire de Saint-Sulpice, Manon retrouve Des Grieux.

 

Belle à ravir, séduisante à damner les anges, elle s'humilie, implore, lui souffle à l'oreille des paroles brûlantes, le séduit et l'entraîne.

 

C'est le commencement de la chute. Des Grieux, endoctriné par Manon et par Lescaut, est arrêté à l'hôtel de Transylvanie, un tripot, où on l'accuse, faussement il est vrai, d'avoir volé au jeu ; Manon, traitée comme une fille de joie, est enfermée à la Salpêtrière, double vengeance de Guillot de Morfontaine, le financier dupé et dédaigné.

 

Le dénouement a lieu, non pas en Amérique, comme dans l'original, mais sur une route près du Havre, vers la fin d'un jour d'orage. Dans le ciel rouge courent de noirs nuages, les arbres semblent s'enfuir courbés sous le fouet du vent de mer ; Lescaut et Des Grieux sont là, attendant l'escorte qui conduit Manon condamnée à la déportation.

 

Ils avaient résolu d'attaquer les soldats ; leurs auxiliaires les ont abandonnés ; toutefois, à prix d'argent, ils obtiennent la faveur de voir Manon.

 

Elle vient, en haillons, mourante. Elle pleure son amour et ses fautes. Elle meurt enfin, repentante, pardonnée, pleurée, dénouement attendu et nécessaire de cette action, dont les auteurs ont voulu autant que possible atténuer les situations délicates.

 

IV

 

Dans les trois dernières divisions de l’œuvre que je viens de parcourir à la fois, la musique a une importance prépondérante. Je dirai du tableau du séminaire ce que j'ai dit de celui de la rue Vivienne : il est, avec d'autres moyens et un autre caractère, une merveille de conception et d'exécution. Après les puissantes harmonies de l'orgue, déplaçant brusquement le milieu de l'action, avant même que le rideau soit levé, après le chœur des dévotes et une scène du père et du fils, marquée par un bel air de basse, il faut, négligeant bien des traits heureux, arriver au monologue de Des Grieux : « Je suis seul, seul enfin ! » page magistrale dans laquelle éclate avec une ardente et douloureuse éloquence toute la passion de ce cœur cruellement meurtri. Quand Manon est venue, quand à sort tour elle a laissé s'épancher son âme dans une prière profane, — car elle demande à Dieu de la servir contre Dieu même, — le tableau se modifie soudainement.

 

Manon est aux pieds de Des Grieux ; elle le supplie, elle l'enveloppe de mélodieuses supplications : la musique a ici plus de sens que les paroles mêmes ; elle a plus de douceur que les mains blanches et les bras nus qui frôlent le visage du chevalier éperdu ; elle expire en une plainte amoureuse plus éloquente que des cris de passion. Le sensualisme et l'idéal y forment une alliance très intime et très curieuse.

 

Le tableau s'achève en une explosion superbe, en un suprême cri d'amour.

 

C'est à ce point de mon analyse que je veux m'arrêter, pour dire quels remarquables interprètes M. J. Massenet a trouvé pour ces deux rôles en Mme Heilbronn et en M. Talazac. La cantatrice, aujourd'hui dans l'épanouissement de son talent, nous est revenue, après une retraite de quelques années, doublée d'une excellente comédienne. M. Talazac mérite pareils éloges ; chanteur de premier ordre, supérieurement doué, il a compris et joué le rôle de Des Grieux d'une façon très dramatique. Quant à M. Taskin, il a trouvé dans Lescaut un de ses meilleurs rôles. L'interprétation est du reste absolument bonne, même pour les moindres personnages dont le plus infime est confié tout bonnement à un lauréat du Conservatoire.

 

Dans la maison d'Auber, M. J. Massenet a été traité, on le voit, en véritable souverain. En souverain aussi l'a traité son éditeur, M. Hartmann, qui a fait de la partition de Manon un chef-d’œuvre de gravure de luxe.

 

Mais j'achève, — il en est temps, — l'analyse de cette partition, à laquelle je m'attarderais avec un véritable plaisir.

 

Dans l'acte de l'hôtel de Transylvanie, on a bissé avec de formidables acclamations, une sorte de brindisi de Manon, répété par les chœurs : « A nous les amours et les roses ! » page très brillante, très nuancée, agrémentée de timbres cristallins.

 

Une noble déclamation du comte Des Grieux : « Oui, je viens t'arracher à la honte ! » sert de point de départ à un important finale, très justement admiré.

 

Je cite enfin tout le dernier acte, dont la valeur, moins frappante au premier aspect que celle des pages précédemment citées, se révélera à ceux qui l'étudieront dans une soirée moins terriblement longue que celle de la première représentation, menée jusque vers une heure du matin par des causes indépendantes de l'œuvre elle-même, dont l'étendue est normale.

 

Au résumé, M. J. Massenet vient d'ajouter à la liste de ses productions un ouvrage sur lequel pourront s’engager des discussions passionnées, mais dont l'avenir affirmera la valeur supérieure. Je n'en veux retenir aujourd'hui que le trait dominant : Manon et Des Grieux sont immortels malgré leurs fautes ; leur tendresse les avait déjà rachetés dans le roman, la musique va achever leur rédemption. Le compositeur a recueilli précieusement tout cet amour de la pécheresse et de l'aventurier, et sur la fange où ils glissent, sur le gouffre où ils tombent, il a semé comme une douce floraison, qui est le charme, le parfum et la vie de son œuvre.

 

 

 

01 mars 1884

 

I

 

En vue de la représentation d'Hérodiade, au Théâtre-Italien, je me suis abstenu de parler, en leur temps, des divers ouvrages qui se sont succédé sur cette scène depuis son inauguration. Il était intéressant d'attendre la venue de cet opéra essentiellement moderne et d'en comparer l'effet à celui des œuvres du répertoire.

 

Cette comparaison, aujourd'hui faite, est des plus instructives et, je m'empresse de le dire, des plus favorables à notre école française contemporaine. Il semble que la musique italienne, épuisée par l'excès même de sa gloire, n'apporte plus que des souvenirs heureux à ses auditeurs. Elle apparaît comme une vieille amie, dont la beauté tant de fois analysée ne doit inspirer désormais qu'une classique admiration, alors que la musique contemporaine a tout le charme d'une jeune maîtresse : la beauté encore mystérieuse, les soudaines splendeurs frappant d'un coup de lumière les plus résistants ou les plus impassibles ; cette variété, cet imprévu, cette fécondité de ressources faites pour déterminer les impressions les plus neuves et les plus intenses.

 

Avec la fougue de son âge, parfois elle brutalise le public ; elle accentue son langage jusqu'à la violence ; on lui pardonne ces éclats en faveur de sa grâce native, de sa belle vitalité, de ses heureux retours à l'inspiration la plus élevée et la plus pure.

 

On peut dire que l'Hérodiade de M. J. Massenet, prise ici comme un des types les plus parfaits de la création musicale de notre temps, a fait passer soudainement un souffle de vie dans cette salle du Théâtre-Italien, où l'on venait de voir défiler, après Simon Boccanegra, dont on a parlé plus qu'on n'en reparlera, Marta, Ernani et I Puritani, trois ouvrages d'importance auxquels la critique doit une brève mention.

 

Je dirai donc dans quelles conditions ces ouvrages ont été donnés au Théâtre-Italien, et comment ils y ont été accueillis.

 

Marta d'abord. Vive et de bonne humeur, bien placée dans un milieu resté jusqu'alors purement italien, œuvre d'un musicien gentilhomme, longtemps considéré comme un amateur et que de longues années de succès ont justement dédommagé de cette opinion dédaigneuse, Marta est venue à point pour tirer le public de l'espèce d'engourdissement où l'avait plongé le mélodrame de Piave, en dépit de la musique de Verdi.

 

Un ténor, Italien comme presque tout le reste de la troupe, — il est de Marseille, — M. Ravel, — Ravelli puisqu'il le faut, — a été très remarqué dans cet ouvrage, ainsi que M. Édouard de Reszké ; le principal rôle de femme a été tenu avec des fortunes diverses par Mme Harris-Zagury et par Mme Marimon ; Mme Tremelli y a fait sa première apparition ; elle n'y a point trouvé tout l'emploi des qualités brillantes dont elle devait faire preuve, un mois plus tard, dans Hérodiade.

 

L'agréable succès de Marta n'était donc qu'une légère compensation aux mécomptes de la première heure. Ernani est venu, le 5 janvier, appuyer de sa haute valeur les efforts faits en vue de la variété et de l'intérêt des programmes. C'est une partition appartenant à la période la plus orageuse de la vie du compositeur Verdi, alors qu'il était discuté dans son pays même avec cette passion dont l'âpreté n'a d'égale chez les foules que l'exagération de leur enthousiasme après coup.

 

Toute la flamme juvénile du maître éclate dans cette composition datée de 1844 ; comme le vieux Ruy Gomez, elle fait oublier ses rides par la force de sa passion. L'exécution en a été irréprochable ; le troisième acte tout entier, dans lequel se rencontre le beau et célèbre final débutant par le superbe largo : « Sia lode eterna ! » justifiait à lui seul la reprise d'un ouvrage depuis longtemps inscrit au répertoire de la province et sur lequel a pesé, surtout à Paris, le veto opposé par Victor Hugo à l'adaptation du librettiste Piave. Deux noms nouveaux sont venus s'ajouter, à cette occasion, à la liste déjà longue des artistes du Théâtre-Italien : celui de M. Broggi, baryton de sérieuse valeur, et celui de Mme Ginna Valda, — Elvira ou doña Sol, — dont le début n'a pas été complètement heureux.

 

Enfin, on a entendu I Puritani, le classique chef-d’œuvre de Bellini, dont la beauté mélodique apparaît dans une quasi-nudité instrumentale, faite pour déconcerter les auditeurs de notre génération, en même temps que les ravit cette pureté de lignes unie à cette richesse de dessin.

 

Cet ouvrage, qui porte si nettement la marque de sa nationalité, bien qu'il ait été écrit sur les hauteurs de la banlieue parisienne, est tout à fait à sa place dans ce que j'ai appelé déjà le Musée musical rétrospectif : on l'y a reçu avec une faveur marquée. Mme Zina Dalti y a été appréciée comme l'artiste la plus complète applaudie jusqu'alors sur cette nouvelle scène, après Mme Fidès Devriès, dont l'éclatante personnalité occupe un rang tout à fait supérieur dans l'estime du public.

 

A prendre d'ensemble les trois ouvrages dont il vient d'être question, il est permis, malgré les applaudissements, les bis, les rappels et les pluies de fleurs à l'italienne, malgré le réel plaisir éprouvé à ces auditions, évoquant l'image des belles soirées d'autrefois, réveillant des impressions naguères très vivement subies, il est permis de dire que la somme, de satisfaction obtenue n'a pas été à la hauteur de toutes les espérances.

 

Cette fleur de nouveauté, cette saveur excitante de fruit encore vert qu'on ne peut plus demander à la musique italienne, les dilettanti du Théâtre-Italien les ont trouvées dans Hérodiade. Ils n'y ont pas trouvé que cela, je l'ai dit en commençant : la haute valeur de l'œuvre s'est imposée, le triomphe a été complet, indiscutable.

 

Voilà pourquoi la résurrection du Théâtre-Lyrique italien datera réellement du 1er février 1884, jour de la première représentation à Paris de l'opéra de M. J. Massenet.

 

II

 

L'ouvrage, écrit en vue de notre Académie nationale de musique, avait trouvé à Bruxelles une hospitalité brillante. Donné au théâtre de la Monnaie, devant presque toute la presse parisienne, il y avait obtenu un éclatant succès, en cette intéressante soirée du 19 décembre 1881 dont j'ai rendu compte alors d'une façon très détaillée (Voir la Nouvelle Revue du 1er janvier 1882).

 

Je serai donc dispensé de revenir ici sur une analyse déjà faite ; je m'attacherai seulement à examiner certains aspects, nouveaux pour nous, de l'œuvre de M. J. Massenet, et à montrer le compositeur en pleine possession de l'esprit d'un public auquel, en peu d'années, son influence s'est imposée d'une manière presque absolue.

 

Hérodiade, en effet, après avoir passé par l'Italie et par divers théâtres de l'étranger et des départements, ne nous revient pas telle que nous l'avons connue à Bruxelles.

 

Elle était alors, pour des raisons toutes matérielles sans doute, développée moins largement, d'un équilibre moins sûr ; il en résultait pour les spectateurs certaines obscurités dont il avait bien fallu rendre responsables les auteurs du drame.

 

On se demandait notamment sur quels évènements ténébreux se basait le cri d'Hérodiade à Salomé : « Je suis ta mère ! » qui amène la catastrophe finale.

 

Les auteurs ont répondu à cette question en écrivant une scène intermédiaire, dans laquelle Hérodiade et le Chaldéen Phanuel s'expliquent de façon suffisamment claire pour que la maternité de l'épouse d'Hérode ne soit plus un mystère pour le spectateur.

 

Je n'ai pas bien compris l'utilité de cette situation de fille abandonnée ignorant sa mère, faite à Salomé dans le drame : les auteurs y ont vu probablement un intérêt spécial, au sujet duquel il serait oiseux de les chicaner. L'important, c'est qu'en introduisant dans l'œuvre cette scène, ils ont donné au compositeur l'occasion d'écrire une des plus belles pages que son inspiration dramatique lui ait dictées.

 

Tout ce passage est absolument nouveau. D'autre part, je constate au deuxième acte un déplacement des plus heureux et une restitution nécessaire à l'intelligence du rôle d'Hérode. Primitivement, l'amour du tétrarque se révélait très confusément ; on le voit s'exprimer maintenant de la façon la plus saisissante dès le début de cet acte.

 

Hérode, qui a la physionomie d'un satrape d'Asie comme il semble en avoir les mœurs, est couché sur un lit de peaux blanches, parmi les riches étoffes et les fourrures de lynx. Des femmes babyloniennes se roulent à ses pieds dans des poses lascives, dansent, devant lui, ou lui chantent de caressantes paroles ; il n'entend pas les chants, il ne voit pas les sourires. Son âme s'est envolée soir les traces de Salomé ; il murmure à la vision de son rêve d'amoureux appels ; l'ivresse du vin d'Engaddi que lui verse une des esclaves porte sa rage d'amour au paroxysme, et, les cris de la passion la plus délirante se pressent sur ses lèvres jusqu'à ce qu'il tombe ivre de vin et de volupté.

 

Toutes ces additions, tous ces raccords, ont fini par constituer un ensemble homogène qui doit être considéré comme la version définitive d'Hérodiade, consacrée d'ailleurs par un succès auquel il serait difficile d'ajouter de nouveaux éléments, si amoureux de perfection que je connaisse le compositeur.

 

III

 

En ce qui concerne la partition, je puis dire que, si nous l'avons entendue en italien, nous l'avons écoutée en français ; je parle surtout de ceux chez qui restaient fraîches encore, — malgré plus de deux années écoulées, — les impressions de la première heure. A Bruxelles, certains effets s'étaient fixés immédiatement dans l'esprit des auditeurs ; à Paris, ces effets se sont reproduits avec une nouvelle intensité ; il s'y en est ajouté d'autres, dont on ne s'était pas d'abord rendu compte ou que la première interprétation n'avait pas suffisamment développés.

 

Prise dans son aspect général, cette partition montre bien nettement, comme je le disais au retour de Bruxelles, ce qu'il y a d'acquis, de voulu, et ce qu'il y a de vraiment génial dans la manière de M. J. Massenet : ces facultés de peintre et de poète ; cette langue colorée, riche de tournures spéciales, aux inflexions souples et caressantes ; ces brusques contrastes entre l'extrême délicatesse et l'extrême violence ; cet amour particulier de la sensation à outrance, et surtout, quand le talent ne se substitue pas trop au génie, ce naturel, cette jeunesse heureuse engendrant des formes d'une simplicité et à la fois d'une diversité incomparables.

 

Au risque de me répéter, ainsi que je viens de le faire déjà, je veux redire mes impressions sur divers points ; elles ont été, ce me semble, celles du public.

 

Les grands spectacles de la nature frappent très vivement l'imagination du compositeur : il les décrit avec des notes, aussi vivement qu'un peintre le ferait avec des lignes et des couleurs ; plus vivement même, car, ici, la symphonie a une puissance bien supérieure : elle emporte l'esprit de l'auditeur dans des espaces sans limites.

 

C'est par un lever de soleil que commence le premier acte d'Hérodiade, après un prélude largement mélodique ; avec la lumière montant dans le ciel en nappes harmonieuses, l'homme s'éveille, les tributaires du tétrarque énumèrent leurs richesses, la vie s'accentue jusqu'au mouvement le plus tumultueux.

 

Le compositeur, on le peut dire, aime le soleil comme il aime la femme. Que l'astre éclaire de ses derniers feux les citernes de Magdala, qu'il inonde de sa splendeur paradisiaque le réveil de l'homme dans l'Éden, qu'il dore le seuil des palais de Judée, partout le compositeur le salue comme son Dieu. Dans la nuit même, je veux dire dans les scènes du caractère le plus sombre, il veut et il sait faire passer toujours un rayon, une lueur, une étincelle, comme l'affirmation de ce culte inaltérable de la lumière.

 

A la suite de la scène grave du Chaldéen Phanuel apaisant la dispute des tributaires, l'entrée de Salomé a ému et charmé les spectateurs. Rien de plus suave, de plus idéalement tendre que les phrases de la jeune fille.

 

Celui dont la parole efface toute peine,

Le prophète est ici. — C'est vers lui que je vais.

Il est doux, il est bon. — Sa parole est sereine :

Il parle... tout se tait.

 

Le rôle, ainsi posé, ne fléchit pas une seule fois, du commencement à la fin de l'œuvre ; il commence à se développer dans le duo avec Jean, dont l'attaque est un coup d'audace qui a réussi au musicien comme aux auteurs.

 

Ah ! Jean, je te revois ! — Enfant, que me veux-tu ?

— Ce que je veux ? Te dire que je t'aime !

 

Là aussi s'établit le rôle de Jean :

 

— Que me veut ta splendeur dans l'ombre de ma vie !

 

L'expression est très haute, très immatérielle ; le contraste, entre l'enthousiasme sensuel autant qu'idéal de la courtisane et l'austérité du prophète compatissant aux faiblesses humaines, est très heureusement marqué.

 

Hérodiade et Hérode se sont précédemment rencontrés dans un duo où le tétrarque, sollicité de faire tomber la tête de Jean, résiste aux séductions, aux souvenirs et aux violences de sa femme. Le double accent des supplications, des imprécations d'Hérodiade est également ici très habilement traduit. C'est persuasif jusqu'à la caresse et impérieux jusqu'à la rudesse. Dans le tableau de la chambre d'Hérode, scène restituée et que j'ai décrite, un chœur très lent, d'une mollesse tout orientale, berce la sombre rêverie du tétrarque. Et quand il sort de son mutisme farouche, c'est pour faire entendre cet arioso déjà célèbre : « Vision fugitive », sur la valeur duquel tout a été dit ; il se trouvait autrefois plus avant dans l'action et y était moins bien à sa place.

 

Le reste est une aspiration voluptueuse se terminant par une sorte de spasme, conclusion naturelle de cette scène dans laquelle la surexcitation mentale et l'ivresse physique s'associent pour terrasser l'homme.

 

Avec l'entrée de Vitellius à Jérusalem, la procession des Cananéennes accompagnant Jean à travers la ville et l'arrestation du prophète, qui constituent les traits principaux du tableau suivant, on entre dans la série des grands effets auxquels concourent toutes les forces vocales et instrumentales.

 

Une très jolie marche accompagne d'abord l'entrée d'Hérode et des tributaires ; le finale, qui s'appuie sur l'arrivée de Vitellius et des Romains, est d'une importance considérable ; la sonorité a pu en paraître violente : il faut se souvenir que ce morceau a été écrit pour le vaste vaisseau de l'Académie nationale de musique ; aux Italiens, dans un espace insuffisant pour lui, il se heurte au lieu de s'étendre. Ne convient-il pas d'ajouter que cet effet dur est aussi un peu le résultat d'un parti pris destiné à rendre plus suave cette marche des Cananéennes qui, accompagnée par les harpes et le chant céleste de l'Hosannah, traverse la tourmente de ce finale et y apporte une délicieuse impression de fraîcheur et d'apaisement ?

 

Tout l'acte dans le temple de Salomon, curieuse et poétique mise en œuvre des cérémonies et des chants de la liturgie hébraïque, les lamentations de Salomé devant la porte du souterrain où Jean est captif, tandis qu'un chœur invisible célèbre la gloire d'Hérode, le chant du « Schemah Israël ! » derrière le voile du sanctuaire, les danses hiératiques des filles de Manahim, au bruissement léger des sistres, cet envolement léger des notes de la harpe, tout cela est d'une personnalité rare, d'une couleur délicate qui, conformément au système des oppositions familier au compositeur, fait vigoureusement ressortir le dénouement musical et dramatique de l'acte, c'est-à-dire la condamnation de Jean.

 

IV

 

Il ne faut pas aller plus loin sans parler du tableau supplémentaire ajouté par M. J. Massenet pour cette représentation ; il se place d'ailleurs avant la scène du temple et ne se compose que de deux numéros : un monologue de Phanuel consultant les astres, très bel air de basse, et ce duo entre Hérodiade et le Chaldéen que j'ai classé en commençant parmi les plus fortes conceptions dramatiques du jeune maître. Il est difficile de se faire une idée de la vigueur et de la passion des accents d'Hérodiade apprenant que sa fille existe et que cette fille est sa rivale dans le cœur d'Hérode. On a bissé cette page magistrale, bien qu'il y eût quelque cruauté à demander aux interprètes le renouvellement de la somme d'efforts qu'elle exige.

 

S'il se trouvait encore, au commencement de la soirée, quelques auditeurs disposés à dénier à M. J. Massenet les plus hautes facultés dramatiques, j'estime qu'à dater de ce moment ils ont dû se tenir pour convaincus.

 

Après le finale de la condamnation de Jean, grande page à laquelle il faut revenir, et qu'une superbe phrase de Salomé traverse à grands coups d'aile, emportant l'esprit bien au delà des régions terrestres, un prélude, où se retrouvent les phrases typiques des deux personnages principaux, prépare l'auditeur à l'alliance prochaine et définitive de leurs cœurs.

 

Jean est dans sa prison, où Salomé le rejoint bientôt. Je n'avais pas bien compris, à Bruxelles, le caractère de l'air que chante le prophète au lever du rideau ; il m'avait semblé que le mouvement n'en avait pas été exactement suivi par le premier interprète, dont on avait grandement loué, d'ailleurs, les qualités vocales ; cet air m'est apparu, cette fois, sous son véritable aspect : le doute de Jean ; les premiers tressaillements de son humanité, sa foi malgré tout persistante, s'y expriment avec une chaleureuse éloquence.

 

Pour le duo avec Salomé, double cri d'un amour déjà purifié par la vision du martyre, il est d'un élan magnifique et forme comme le couronnement musical de ces deux rôles, écrits d'un bout à l'autre avec une admirable fermeté de main et une inspiration exempte de toute défaillance.

 

Un chœur de Romains, un ballet exquis, sont deux épisodes qui occupent presque tout le tableau final de l'ouvrage. On a surtout remarqué le ballet, toujours varié avec cette ingéniosité qui distingue M. J. Massenet et qui ne nous surprend plus, bien que nous apportant toujours de nouvelles surprises.

 

Le dénouement musical et dramatique est tranchant et rapide comme le glaive qui abat la tête de Jean. Salomé se tue, après avoir maudit sa mère. Un cri du peuple, un trait de l'orchestre, et la toile tombe. C'est très pratique et d'un excellent théâtre.

 

Voilà donc un ouvrage dans lequel l'élément italien se retrouve quelquefois sans doute, mais à très faible dose, habilement amalgamé avec les autres éléments appartenant en propre à l'auteur ; c'est une de ces conceptions très personnelles, comme il en faut pour donner la vie à une entreprise qui ne saurait se fonder uniquement sur le passé.

 

Hérodiade n'a eu que quatre représentations ; on ne saurait trop le regretter pour le public et pour le théâtre, qui ne trouvera pas facilement à lui donner un pendant, cela dit sans déprécier les nouveautés promises.

 

Salomé nous a rendu encore une fois, et pour trop peu de temps malheureusement, Mme Fidès Devriès, très touchante, très passionnée dans ce maitre rôle où toutes ses qualités se déploient en pleine lumière. M. Maurel a été absolument parfait dans l'interprétation et dans la composition de celui d'Hérode. Mme Tremelli, superbe d'énergie sous la figure d'Hérodiade.

 

M. Jean de Reszké débutait dans le rôle de Jean ; on l'a très brillamment accueilli.

 

En somme, l'interprétation a été digne de l'œuvre, c'est-à-dire de premier ordre. A Bruxelles, cette interprétation était excellente. A Paris elle a atteint la perfection. Je n'adresse, ou plutôt je ne renouvelle à tous ces remarquables créateurs de l'Hérodiade italienne qu'un seul reproche : c'est de ne pas faire ce que leur conseillent leur intérêt, leur origine personnelle, le milieu dans lequel ils se produisent, le public auquel ils s'adressent ; c'est, en un mot, de ne pas chanter en français !

 

Pour compléter ma revue des faits se rattachant à l'histoire du Théâtre Italien pendant ces quelques semaines, je noterai le beau début de M. Gayarré dans la Lucrezia Borgia de Donizetti. Voix très pure, très homogène, mise en œuvre avec un art admirable, véritable voix de ténor, trésor bien rare à notre époque.

 

Une romance de Don Sebastiano, introduite dans l'œuvre principale en façon d'intermède, a valu au débutant une véritable ovation. M. Gayarré doit rester au Théâtre Italien jusqu'en avril. Vraisemblablement, en dehors de sa voix exquise et de son style irréprochable, il y aura, avec son ré bémol filé, la même vogue que jadis Tamberlick à Ventadour avec son ut dièse.

 

 

 

15 mars 1884

 

I

 

Depuis le mois de novembre, je n'ai pas eu à parler sérieusement du Théâtre-Lyrique du Château-d'Eau, devenu Opéra-Populaire subventionné. A cette époque, on y donnait Roland à Roncevaux et l'on y promettait plus encore. La suite n'a pas été aussi brillante que le début. La Traviata est venue, puis le Brasseur de Preston, précédés du Trouvère, pâles épreuves tirées sur des planches déjà bien usées.

 

On s'attendait à mieux, et quelque sympathie que l'on ait eue pour un directeur jeune, hardi d'abord et assurément animé des meilleures intentions, on n'a pu s'empêcher de blâmer cette sorte d'engourdissement envahissant une entreprise dramatique, tout juste au moment où lui était accordée une assez belle subvention, encouragement autant que récompense de son activité.

 

Après d'assez longs délais, l'Opéra-Populaire a enfin renouvelé son affiche. Il a choisi une pièce en trois actes de MM. Michel Masson fils et Armand Lafrique, musique de M. Eugène Anthiome. Roman d'un jour, tel est le titre de cet ouvrage, qui semblait promis à de hautes destinées, à en juger par le temps et le soin que l'on a mis à le présenter au public.

 

Hélas ! en une soirée tout cela s'est évanoui. Et voilà comment, cette fois encore, je n'aurai pas à parler sérieusement de l'Opéra-Populaire.

 

Il a été impossible, en effet, de garder son sérieux devant l'œuvre nouvelle.

 

Elle n'est point sans analogie avec le Fantasio d'Alfred de Musset, et pourtant n'y ressemble pas le moins du monde. A des sujets de ce genre, il faut la liberté et la grâce du style ; la musique n'y a guère à faire autre chose que de petits couplets, dont la plupart du temps on se passerait bien.

 

Rien de lyrique, aucun germe réellement musical en pareille matière ; on est bien à autre chose qu'à la musique, — je parle toujours pour le cas où c'est un Musset qui tient la plume ; quand c'est M. Michel Masson fils et M. Lafrique, aucune illusion n'est permise : on voit la fable dans toute son indigente nudité, et l'on se demande comment un compositeur peut se monter la tête sur ces banales aventures.

 

Charlotte de Valois, fille du Régent, est promise au prince de Modène ; union officielle, dont la pensée n'empêche point le cœur de la jeune princesse de battre à sa fantaisie. Or, sa fantaisie la pousse en ce moment vers un gentil officier aux pages, Olivier de Chavannes, tout justement l'ami, le serviteur dévoué du prince.

 

Le trouvant endormi, elle cède à la tentation : elle effleure de ses lèvres le front d'Olivier. L'aveu est des plus francs. Pourtant Olivier ne prétend point tout d'abord en abuser. Il entend se consacrer au bonheur du prince : il arrange tout pour que Charlotte voie en lui un héros ; malheureusement, il arrange cela si mal que tout tourne à la confusion de l'héritier du trône de Modène, que tout concourt à attiser l'ardeur de la princesse pour le page.

 

Cet amour, ils finissent par se l'avouer, ce qui n'empêche pas le prince de reparaître au dénouement et de présenter la main à Charlotte de Valois, comme s'il allait l'épouser, — ce qui est bien, je crois, telle que l'entendent les auteurs, la fin de cette histoire. Olivier de Chavannes semble si heureux de ce dénouement, qu'il est permis de penser qu'il y trouve aussi son compte. Il a, du reste, passé jusque-là tout son temps à enfermer le prince dans des cabinets noirs et à lui rendre des services qui ressemblent fort à de mauvaises plaisanteries : il est présumable qu'il va continuer.

 

On s'est largement égayé de toutes ces situations, mais peut-être d'autre sorte qu'il ne l'eût fallu pour la pleine satisfaction des auteurs.

 

Je n'insisterai pas sur ces effets imprévus, j'en rendrai d'ailleurs M. Anthiome un peu comptable, bien qu'il en ait été aussi un peu victime.

 

Un compositeur de sa génération ne trouvera pas d'excuse pour justifier le choix de thèmes pareils à ceux qui fourmillent dans Roman d'un jour, et qu'il a mis en musique avec une bonne foi et une conviction dont il n'est pas permis de douter.

 

Comment un musicien de sérieuse valeur, professeur au Conservatoire et, en cette qualité, au courant du mouvement artistique de son époque, a-t-il pu s'attarder à ce point dans le chemin battu et rebattu de l'opéra-comique le plus poncif ?

 

Posons ce problème sans le résoudre ; voyons seulement ce que M. Anthiome a fait musicalement pour ce Roman d'un jour, qui a bien failli justifier le titre d'un vieil ouvrage fort connu et n'être que le Roman d'une heure, grâce aux étranges disparitions et réapparitions du prince de Modène, et à l'affolement qui paraissait s'être emparé des artistes, en présence d'une salle en trop belle humeur.

 

L'ouverture, que traverse une fanfare de chasse, est une page d'importance ; ce n'est point une page de valeur. Elle est sans doute d'un homme qui sait bien ce qu'il veut dire et le dit de son mieux, mais dans un langage sans relief.

 

Un chœur à distance sert d'introduction au premier acte. C'est une marche nocturne, assez bien rythmée et qui va decrescendo pour se perdre tout à fait dans l'éloignement, au moment où Olivier, éclairant la route du prince de Modène, escalade le mur du parc de la princesse de Valois.

 

Les chœurs de ce genre, et sur ce motif, chantent dans toutes les mémoires. En le plaçant au début de son ouvrage, M. Anthiome semblait nous prévenir honnêtement que nous n'avions aucune surprise à attendre de lui. Nous n'en avons eu aucune, en effet, surtout dans ce premier acte, où romance, couplets et cavatine se suivent et se ressemblent étrangement.

 

Les deux autres actes ont eu une fortune meilleure ; on a applaudi dans l'un des couplets satiriques d'un tour assez heureux ; dans l'autre, une romance du ténor : « Elle était émue et tremblante ! » et un air de la chanteuse : « Enfin me voilà, seule ! » On a même bissé ces deux numéros et on l'a fait avec l'empressement de gens qui ne demandent pas mieux que de donner le témoignage de dispositions favorables dont jusqu'alors il leur a été impossible de trouver l'emploi. Un duo terminant l'ouvrage a été également souligné de vifs applaudissements.

 

Tel est le bilan bien sec de cette soirée, qui ne comptera point pour grand'chose à l'actif de l'Opéra-Populaire. L'œuvre de M. Anthiome était chantée par la « petite troupe », le Roman d'un jour étant évidemment destiné à faire les « lendemains » des grands ouvrages lyriques.

 

Petite troupe, petites voix ; jeunes talents, parmi lesquels on a distingué Mlle Marie Vuillaume, qui a beaucoup de gentillesse et de charme et joue avec une agréable ingénuité le rôle de Charlotte de Valois ; ainsi que M. Sujol, ténorino aimable, comédien encore inexpérimenté, chargé de celui d'Olivier.

 

La direction de l'Opéra-Populaire a très bien monté cet ouvrage, le premier de son répertoire de théâtre subventionné. Les costumes sont frais et jolis. Le décor du second acte est charmant, avec ses grands arbres s'enlevant légèrement sur un ciel clair, ses toits d'ardoise et ses pavillons à vieux balustres Louis XIII.

 

L'orchestre et les chœurs, si justement remarqués dès la réouverture de ce théâtre, sont toujours excellents et excellemment menés par M. A. Lévy.

 

II

 

En écoutant, dans cette salle du Château-d'Eau, désormais vouée à l'art lyrique, les mélodies pâlottes de M. Anthiome, je songeais que l'exercice de la critique musicale nous ménage parfois l'occasion de bien singuliers rapprochements.

 

Le dimanche précédent, dans cette même salle, nous venions, en effet, entendre pour la première fois un acte entier de Tristan et Yseult, conception puissante d'un homme qui fut, notre ennemi, d'un musicien dont nous oublions la haine, pour l'amour d'un art qu'il a servi, il faut le reconnaître, avec une inébranlable conviction.

 

Les formules de cet art sont discutables assurément, surtout en matière dramatique ; mais jugées hors du théâtre, comme elles l'ont été en cette curieuse séance du 4 mars, elles nous apportent un intéressant sujet d'étude, une sensation très vive.

 

Richard Wagner, en écrivant Tristan et Yseult, a voulu rompre avec la tradition classique ; il a voulu du moins, comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire en passant en revue ses divers ouvrages, revenir à l'expression dramatique pure (Voir la Nouvelle Revue du 15 août 1882).

 

On sait le sujet de l’action, emprunté à notre cycle légendaire, dont l'imagination allemande s'est approprié les principaux épisodes, non sans leur faire perdre cette fleur de naïveté, cette simplicité grandiose qui les distingue chez nos vieux conteurs.

 

L'acte que M. Ch. Lamoureux, directeur des Nouveaux Concerts, a eu l'idée de faire entendre au public, est le premier de l'ouvrage. Il met en scène Yseult sur le vaisseau qui la porte vers la terre de Cornouailles, où elle doit épouser le roi Marke. — Tristan la conduit, Tristan qu'elle aime et qui l'aime, sans que l'un ni l'autre veuillent s'avouer leur tendresse. Il faut la tromperie de la suivante Brangœne qui, au lieu du breuvage de mort que lui demande Yseult, verse aux deux jeunes gens un breuvage d'amour, pour les éclairer sur leurs véritables sentiments et les jeter dans les bras l'un de l'autre.

 

Musicalement, on peut dire que Richard Wagner a bâti tout ce premier acte d'un bloc ; on n'en saurait détacher une seule page qui puisse donner une idée de l'ensemble. Aussi cet ensemble a-t-il été écouté avec le plus religieux silence. Les applaudissements ont éclaté à la fin, bruyants, enthousiastes, rendant hommage aussi bien à la haute valeur de l'œuvre qu'au sens artistique de M. Ch. Lamoureux, organisateur de cette belle audition, et à la supériorité de l'interprétation instrumentale et vocale.

 

M. Ch. Lamoureux avait eu le soin de mettre ses auditeurs en garde tant contre les entraînements que contre les défiances. Dans une courte note, publiée en même temps que son programme analytique, il confessait « sa témérité » ; il ne se faisait aucune illusion sur le danger de donner au concert une partition qui réclame impérieusement le prestige de la scène. Au début de la séance, il avait, comme le fit à Bayreuth le compositeur, invité le public à ne pas troubler l'audition par des applaudissements ou des bis.

 

C'est une très belle chose que ce premier acte de Tristan et Yseult. Il renverse assurément toutes les notions communes et peut paraître terriblement long à ceux qui l'écoutent sans le « voir » ; mais il accuse une personnalité puissante ; il retient impérieusement l'esprit de ceux qui jugent sans parti pris, sans préjugé d'école, sous la seule direction de leur sentiment, et qui reconstituent par la pensée l'action dramatique, base des inspirations du compositeur.

 

La farouche mélancolie d'Yseult s'exprime dans un large prélude, qui semble peindre en même temps l'aspect morne du désert des flots autour du grand navire lentement porté vers la terre bretonne. Une plaintive chanson d'amour plane dans l'air ; c'est un matelot qui chante dans les vergues. Chaque parole que la brise apporte à Yseult la fait bondir de colère. Elle y voit comme une ironie, comme un outrage à sa passion mal contenue. Elle éclate en imprécations, contre elle-même, contre tout ce qui l'entoure ; elle voudrait voir le navire brisé par le vent, déchiré par le flot. Elle invoque les puissances de la nature en vue de cette œuvre de mort. Le morceau est essentiellement lyrique ; la voix humaine y monte désespérément, au milieu d'un étonnant conflit de sonorités ; l'orchestre prend ici une part prépondérante à l'expression des sentiments du personnage ; il le fait dans le langage le plus riche et le plus énergique.

 

Dans la suite, très longuement déduite, il est des passages assez nébuleux à traverser. Au théâtre, ils se dégageraient facilement ; au concert, ils restent dans la brume ; il en est d'autres, en revanche, qui brillent d'une merveilleuse lumière. Tel est le morceau orchestral de l'entrée de Tristan, phrase d'une pure beauté qui, diversement présentée, accompagne le héros dans tout le développement de la scène.

 

La fin de l'acte est un chef-d’œuvre de mouvement. L'explosion de l'amour de Tristan et d'Yseult s'y mêle aux cris des matelots saluant la terre, aux fanfares éclatant sur le passage du roi de Cornouailles marchant vers le navire. Tout cela vit d'une vie intense et donne une des impressions les plus complètes que l'on puisse attendre d'une œuvre à la fois dramatique et lyrique.

 

III

 

Au Concert du Châtelet, Richard Wagner a eu aussi les honneurs du programme. On y a entendu quelques fragments de Parsifal, notamment la scène des chevaliers du Graal. Il y a dans tous ces fragments une grande sérénité ; l'audition, dans les conditions où elle se produit, en est fort intéressante, et je dirai fort instructive ; à dose plus considérable, la musique du maître allemand n'irait pas sans déterminer une certaine torpeur.

 

C'est pourquoi, tout en regrettant de ne pas entendre les œuvres de Richard Wagner telles qu'elles doivent être entendues, c'est-à-dire au théâtre, je me demande si notre tempérament français, à qui l'audition partielle d'un opéra tel que Tristan et Yseult apporte une impression si vive et un plaisir si délicat, s'accommoderait d'une séance entièrement consacrée à l'un des ouvrages de ce maître.

 

Nous allons, du reste, à ce qu'il paraît, faire l'épreuve de sa résistance et de sa patience sur ce point. Le Théâtre-Italien prépare pour la fin de la saison le Vaisseau Fantôme, un des opéras de la première manière de Richard Wagner, par conséquent un des plus accessibles à la moyenne des auditeurs.

 

D'autre part, la direction de l'Opéra-Comique serait disposée à mettre à l'étude pour l'hiver prochain le Lohengrin du même auteur. C'est une invasion germanique dont notre éducation musicale tirera assurément grand profit, mais qui ne sera peut-être médiocrement goûtée par les compositeurs français à qui elle barrera momentanément la route de notre deuxième scène lyrique.

 

L'italienne Aïda, s'emparant de l'Opéra, n'avait pas été sans rencontrer d'assez vives résistances ; l'allemand Lohengrin, maître de l'Opéra-Comique, soulèvera bien d'autres clameurs.

 

Quoi qu'il en soit, il faut reconnaître l'immense influence qu'exerce sur l’art musical contemporain la formule wagnérienne. Cette formule, nos compositeurs l'acceptent sous toutes réserves, sans doute ; mais avec cette faculté d'assimilation qui est le propre de notre race, ils la font servir parfois à la mise en œuvre de leur inspiration personnelle et l'utilisent en vue d'une réforme complète de la vieille scolastique.

 

L'influence s'étend jusqu'à un certain public, très rétif en principe aux manifestations de l'art moderne : cet art qu'il déteste lui fait tout au moins déjà trouver fade celui qu'il aime. C'est la première période de l'évolution de son esprit dans le sens de notre nouvelle école, éprise par-dessus tout de nouveauté, de sincérité et de vérité.

 

IV

 

La lutte sera longue, sans nul doute, entre les compositeurs de la génération actuelle et ce public encore en défiance contre leurs procédés. Il en est, dans le nombre, qui ne verront jamais la lumière du théâtre ou du concert. Au théâtre et au concert, en effet, les portes deviennent de plus en plus inabordables pour les musiciens nouveaux.

 

Une audition au Châtelet, au Cirque ou au Château-d'Eau, est aujourd'hui chose aussi difficile à obtenir, même pour des auteurs déjà cotés, qu'autrefois une réception de pièce dans un théâtre de premier ordre.

 

En cette occurrence, la pensée est venue à quelques-uns de créer une association dont j'attendais depuis longtemps l'occasion de parler, et qu'il est opportun de signaler à la veille du jour où l'on doit la voir à l'œuvre.

 

Il s'agit de l'Union Internationale des Compositeurs, dont le but est de faire entendre, dans six grands festivals donnés chaque année au palais du Trocadéro, des œuvres d'auteurs vivants français et étrangers, et de constituer ainsi une Exposition annuelle de la musique contemporaine.

 

L'association a pour président honoraire M. Ernest Reyer, membre de l'Institut ; pour président actif M. Alfred Bruneau, jeune compositeur, lauréat de l'Académie des beaux-arts. C'est le présent donnant la main à l'avenir. De cette union naîtront, il faut le souhaiter, les beaux résultats que les intéressés en attendent.

 

Toutefois, avec une modestie qui n'est point sans habileté, ils ont résolu de consacrer leurs premiers concerts aux jeunes compositeurs de la veille. On ne verra donc pas sur les premières affiches les noms de M. Bruneau, de M. Lambert ou de M. Vidal. On y verra, au préalable, ceux de M. Charles Gounod, de M. Saint-Saëns et de M. Reyer.

 

La séance d'inauguration sera consacrée à Rédemption, la dernière composition magistrale de l'auteur de Faust, dont la Concordia a donné naguère une intéressante audition intime, sous la direction du maître lui-même.

 

On entendra plus tard des œuvres de Tchaïkovski, de Smetana, de Niels Gade, de Bruch et de Sgambati. Ensuite viendront les jeunes d'aujourd'hui. Ils trouveront certainement un public bien disposé, habitué déjà à ces auditions, les maîtres ayant ouvert la voie aux disciples.

 

 

 

15 avril 1884

 

I

 

Paris est le berceau de bien des gloires dont il souffre volontiers que l'étranger soit l'inventeur. Il a toujours quelque dédain ou tout au moins quelque défiance, au début, pour ceux dont il doit plus tard s'enorgueillir ; il faut parfois qu'on lui crie leurs noms par-dessus la frontière pour qu'il daigne se tourner vers eux ; mais il est bon prince et ne leur tient pas rigueur : il est heureux de proclamer le mérite que d'autres ont reconnu et, très riche en illustrations de toute espèce, n'est point surpris que la véritable valeur d'un de ses enfants lui ait tout d'abord échappé.

 

Celui qui devait être l'auteur de Faust, le maître par excellence de la musique française, vivait, vers 1850, dans une laborieuse retraite ; il ne s'inquiétait guère du monde, qui ne s'inquiétait plus de lui après ses succès de lauréat, quand une revue anglaise rappela un jour triomphalement son nom au public, à propos d'un concert donné à Saint-Martin's-Hall et dans lequel avaient été exécutées avec grand éclat quatre de ses compositions. Les journaux français reproduisirent l'article ; on apprit, en même temps, que M. Charles Gounod, applaudi à Londres, proclamé par l'Athenæum le poète d'une nouvelle poésie musicale, avait à l'Opéra un ouvrage à l'étude sous le titre de Sapho.

 

On était alors à la belle époque de l'art néo-grec. M. Émile Augier avait donné la Ciguë à l'Odéon, Ponsard écrivait Ulysse ; les peintres se dégageaient des formules conventionnelles, pour s'appliquer à l'étude consciencieuse de la vie antique ; c'était une renaissance à laquelle un musicien comme Charles Gounod, très lettré, très épris de ces figures vieilles de plusieurs siècles et pourtant toujours jeunes dans les poètes latins et grecs, devait s'associer avec enthousiasme.

 

Encouragé par ses amis, ayant sous les yeux l'exemple de son collaborateur Émile Augier qui, un peu plus jeune que lui, était déjà en pleine lutte et en plein succès, — avant d'écrire le petit poème de Sapho, il s'était fait applaudir à la Comédie-Française et à l'Odéon, — Charles Gounod entra résolument dans la vie militante. Sapho fut représentée à l'Opéra le 16 avril 1851.

 

L'œuvre était de proportions modestes. Elle ne pouvait être présentée seule au public ; quelque ballet devait l'accompagner et renforcer l'intérêt de la soirée, car, en ce temps comme au nôtre, la confiance en un jeune compositeur, encore qu'on reconnût son talent, n'était point la vertu dominante des directeurs, et l'on ne manquait pas d'étayer son nom de quelque nom ancien ayant de l'action sur le public.

 

A cette époque, déjà lointaine, une œuvre nouvelle ne prenait d'ailleurs point l'importance des nouveautés d'à présent : un opéra comptait pour peu dans la carrière d'un musicien ; aujourd'hui, il suffit à fonder sa gloire ou à le précipiter dans les abîmes. Aussi, les pièces allaient-elles vite, vite comme les morts de la ballade. Presque de mois en mois, en cette année 1851 où parut Sapho, on les voyait se succéder à l'Académie de musique. Fanny Cerrito y dansait dans Pâquerette, ballet en trois actes de Benoist ; Roger y chantait le Démon de la nuit, deux actes de demi-caractère, vaudeville naguère écrit pour Mlle Anaïs Fargueil, mis en musique par le pianiste Rosenhain ; Mme Pauline Viardot y créait Sapho, avec Gueymard dans le rôle de Phaon ; peu après, Mme Alboni y débutait dans trois actes d'Auber : Zerline ou la Corbeille d'oranges ; on y exécutait une ode-divertissement d'Ad. Adam, les Nations ; enfin, pour couronner une année déjà si largement remplie, on y donnait Vert-Vert, ballet en trois actes, composé par Deldevez et Tolbecque.

 

Combien les habitudes sont changées et quelle folle prétention ce serait que d'oser opposer à l'Opéra de 1884 l'Opéra de 1851 ! Mais où sont les œuvres d'antan ? Si la production est aujourd'hui plus lente et la mise en train plus laborieuse, il faut bien, — mais sans trop d'illusion, — compter au moins que les partitions seront plus résistantes. De Pâquerette à Vert-Vert, tout est englouti, tout, hormis cette Sapho qui, dans le principe, n'eut point la fortune due à sa valeur et que ses qualités vitales viennent de faire triomphante d'une mise à l'écart qui a duré plus de trente ans.

 

Le 2 avril, l'Opéra l'a rendue au public parisien, amplifiée, développée, telle qu'avaient dû primitivement la concevoir les auteurs, forcés sans doute par les exigences directoriales à n'en faire qu'un ouvrage très visiblement écourté où, comme l'a dit un contemporain, « les ballets étaient remplacés par une conspiration politique ».

 

Aujourd'hui, Sapho comporte quatre actes et cinq tableaux. On a mis en scène ce qui se passait dans les entr'actes ; le récit est devenu action, le ballet a pris sa large place dans l'ouvrage, sans faire tort à la politique, et bien que de cet important ensemble ne résulte pas une de ces œuvres épiques que semble exiger l'immensité de l'Opéra, elle ne perd point trop de l'harmonie de ses lignes, de la délicatesse de ses couleurs, de la pureté lyrique de son accent, à se présenter dans ce milieu redoutable aux œuvres faites pour être vues de près et, en quelque sorte, prises à la main ainsi qu'un objet d'art, dont l'aspect général attire et dont on aimerait à détailler toutes les fines ciselures.

 

II

 

C'est à Olympie que l'action s'engage, sur une place, devant le temple de Jupiter. Dans le ciel d'un bleu pur se profilent les édifices et les statues colossales ; sur la blancheur des marbres, les arbres, étalant leur noir feuillage, jettent de larges taches d'ombre, et là-haut, au-dessus des remparts rougeâtres, l'acropole dessine la régularité de ses lignes ; en plein soleil resplendit le temple du dieu, avec sa colonnade aux fûts réchampis de cinabre et son fronton animé de figures peintes. Le tableau est des plus lumineux et des plus riants.

 

Sur la place s'avance un long cortège amenant les athlètes vainqueurs. C'est une marche processionnelle d'un beau caractère, que traverse un motif à la gloire du héros des jeux. A ce tableau solennel succède une courte scène de comédie lyrique. Pluton vient avec Pythéas. Phaon, jeune, élégant, amoureux. Pythéas, très mûr, ventru comme une outre, gouailleur comme un satyre, avec une face élargie en façon de masque comique. Il se moque de son jeune compagnon, qui ne sait encore au juste s'il est amoureux de Glycère ou amoureux de Sapho. Phaon convient de son indécision. Ses souvenirs lui montrent tour à tour Glycère adorable pour sa beauté et Sapho divine par le charme de son esprit.

 

La romance dans laquelle s'exprime ce double sentiment est d'un dessin très simple et très pur, amoureusement tracé par le compositeur : elle est dite d'ailleurs avec un grand charme par M. Dereims, un ténor que chaque création nouvelle tend à mettre au premier rang. Les répliques ironiques de Pythéas donnent beaucoup de relief à ce morceau, dont la terminaison en duo est absolument heureuse.

 

Ce personnage de Pythéas, politique grotesque, conspirateur insouciant, car il conspire, — comme on le verra bientôt, — et par dessus tout gai compagnon, est, à mon sens, une création très favorable à l'effet général d'un drame lyrique. La tragédie et l'opéra, — ce qu'on appelait autrefois le grand opéra, tragédie chantée, — n'admettaient pas le moindre mot pour rire. Cette exagération de solennité n'est plus dans nos mœurs, ni dans nos goûts ; le drame admet la gaîté, et même accompagné de musique, il ne saurait guère maintenant se dispenser de l'élément comique, pas plus que de l'élément pittoresque. La poétique moderne est sur ce point d'accord avec la poétique de Shakespeare, dont une des grandes forces est d'avoir pris l'humanité même pour base de son œuvre et de n'avoir pas dédaigné le large rire de Falstaff, après avoir traduit dans toute son amertume la tragique mélancolie d'Hamlet.

 

Pythéas rit donc et fait fort bien de rire ; fort bien aussi fait le compositeur, en ce drame qui sera plein de larmes, de souligner d'une musique spirituelle les boutades de ce Silène.

 

Sapho paraît. Son cœur tressaille à la vue de Phaon, qu'elle aime secrètement.

 

Dans une phrase émue, douce comme une caresse, elle dit sa crainte. Elle vient prendre part au concours poétique qui doit suivre les jeux ; elle se sentirait plus « calme » si les vœux de Phaon étaient pour elle.

 

Ah ! Sapho, mes vœux et mon âme !

 

L'amoureux oublie Glycère, — Glycère, elle ne l'oublie point. Elle vient, beauté glorieuse jusqu'à l'insolence, ses cheveux roux tombant sur ses épaules nues, étincelante de bijoux, comme une idole d'Asie.

 

Elle se plaint de l'abandon de Phaon ; Sapho s'étonne de l'impudente hardiesse de Glycère. Pour celle-ci, elle ne se soucie point de la muse de Lesbos ; mais elle n'est pas faite pour que son amant lui donne une rivale, « fût-ce Aphrodite en personne ».

 

Je crois que s'il s'agit d'amour,

La beauté des filles d'Asie

Est la première poésie.

 

C'est la lutte de la beauté et de l'art. Glycère et Sapho personnifient en ce moment les deux tendances de l'esprit grec, emporté vers l'adoration de la forme pure autant que de la perfection intellectuelle.

 

L'art incarné en Sapho doit triompher dans le cœur comme dans l'esprit de Phaon. Après un ensemble rapide, bien détaillé, exprimant les dernières hésitations de l'amour, la double espérance de Sapho et de Glycère, la déconvenue de Pythéas qui se croyait déjà dans les borines grâces de la belle, Glycère s'éloigne et la foule emplit la place, à l'appel des hérauts proclamant l'ouverture du concours poétique.

 

La scène, qui forme un vaste finale, débute par le chœur très rythmé des augures annonçant les présages heureux, suivi d'un puissant ensemble des prêtres, invocation à Jupiter accompagnée par les harpes et d'un fort beau caractère. Un éclatant unisson accentue l'effet de cette invocation. Cet effet se reproduit deux fois avant que la parole soit donnée aux poètes.

 

On appelle d'abord Alcée, rival de Sapho en l'art d'Apollon, ami de Phaon, rêvant déjà comme lui l'affranchissement de Lesbos, la mort du tyran Pittacus.

 

Alcée dit un hymne à la liberté, page mouvementée, sans recherche, bien chantante et qui fait courir parmi le peuple le premier grondement d'une révolte sur le point d'éclater.

 

Sapho paraît à son tour. Elle célèbre les amours d'Hélio et de Léandre, épisode musical de la plus haute valeur. La première partie, d'un charme exquis, d'une mélancolie profonde, apportant à l'esprit l'impression de la vaste solitude des flots, se relie à un récit mouvementé, très pathétique, d'un accent poignant. Puis l'explosion se fait. Léandre et Héro sont en présence :

 

Viens dans les bras de ton amante,

Viens partager la flamme ardente

Qui nous élève au rang des dieux.

 

Péroraison où le souffle italien anime la parole de la poétesse, et qui soulève l'enthousiasme de la foule, mais que je trouve moins personnelle, que j'aime moins que les deux premières phases du morceau, qui sont bien du Gounod et de l'éclat le plus pur.

 

L'aveu d'amour de Phaon s'exhale aussi chaud que l'enthousiasme du peuple.

 

Chacun t'admire, et moi je t'aime.

 

Sapho remercie Vénus qui lui donne la victoire. Une chose surtout lui est chère dans cette victoire : l'amour de Phaon. Les premiers cris, jusque-là contenus, de la passion des deux personnages, se mêlent à l'ensemble triomphal du peuple, des prêtres, des poètes glorifiant la dixième Muse. L'effet est considérable. L'appoint de la voix de Glycère n'y aurait assurément pas nui ; mais Glycère est allée ourdir sa ténébreuse trame contre sa rivale, et les applaudissements du public ont prouvé aux auteurs qu'ils pouvaient sans inconvénients se passer d'elle.

 

III

 

Au deuxième acte, on est à Lesbos, chez Phaon, et l'on conspire ; en apparence, on est réuni pour une fête offerte à Sapho ; en réalité, il s'agit d'aviser aux moyens d'attirer le tyran Pittacus dans un piège et de le tuer. Tout est arrangé pour le lendemain : un rendez-vous de chasse favorisera le plan des conjurés.

 

Pythéas est du complot, je l'ai dit. Qu'allait-il faire dans cette galère, ce gros homme ? On n'en sait rien et il en est, pour sa part, fort marri. Il boit pour étourdir ses craintes, tandis que les conjurés échangent leurs serments, ensemble grave que tranche brusquement l'arrivée de Sapho, heureuse de l'amour, heureuse des hommages.

 

On va passer dans les jardins, au moment où Pittacus, le tyran, vient, plein de confiance, saluer la muse de Lesbos et lui apporter en présent un laurier d'or. Belle occasion pour tuer cet homme sans plus attendre, si Phaon ne faisait respecter les lois de l'hospitalité. Tout ce mouvement de scène se place sur une jolie marche instrumentale formant mélodrame et traitée avec une science achevée des choses du théâtre.

 

Un chœur à l'Immortalité, où s'accuse la constante recherche des rythmes clairs et francs chers au compositeur, amène une chanson bachique de Pythéas, intermède comique sans trivialité, qu'un accompagnement léger souligne. Un air de goguette circule discrètement dans l'orchestre, assez pour qu'on en sourie, pas assez pour que les dieux solennels s'en effarouchent.

 

Ce n'est pas là la seule pointe hors du domaine de l'opéra collet-monté que l'heureuse licence du compositeur se soit permise. Quand Phaon et ses hôtes ont quitté la scène pour aller dans les jardins où les attend le divertissement, voici venir Glycère, qui trouve à qui parler. Il n'y a plus en effet devant elle que Pythéas, convenablement gris au dire de Pittacus.

 

Oui, je le suis, tyran, mais pas encore assez

Pour te dire à quel point, tes jours sont menacés.

 

Cette naïveté d'ivrogne va servir de point d'appui à la scène entre Pythéas et Glycère. Elle apprend, grâce aux demi-mots, aux aveux interrompus de Pythéas, que quelque chose se trame contre Pittacus. Le bonhomme veut l'embrasser, elle veut qu'il parle d'abord, comédie musicale dont chaque réplique met en relief le sens littéraire si raffiné du compositeur ; enfin Glycère s'humanise par calcul ; Pythéas dit tout : il a la liste des conspirateurs, le nom de Phaon en tête : il la donne en échange d'un rendez-vous accordé.

 

Il y a là un duetto d'une finesse, d'un esprit et d'une légèreté que n'ont ni émoussés ni alourdis les vastes proportions de l'Opéra et les voix robustes de M. Gailhard et de Mlle Richard, peu coutumières de ces badinages. Le premier tableau de cet acte se termine par un grand air de Glycère, air respirant la haine la plus violente :

 

J'aime mieux le voir mort qu'heureux par ma rivale.

Ah ! ceux qui souffrent sont méchants !

 

Ainsi exaltée et s'excusant ainsi, Glycère enferme, dans le coffret d'ivoire qui a servi à Pittacus pour apporter le laurier d'or à Sapho, les tablettes révélatrices de Pythéas et s'éloigne pour hâter sa vengeance.

 

Le deuxième tableau est tout entier consacré au ballet et aux pures joies goûtées par Sapho dans l'épanouissement de son amour.

 

Cet amour, elle le chante doucement avec ses compagnes, sous la tiédeur du ciel, au milieu des jardins baignant leurs blancs portiques dans les flots azurés de la mer Ionienne.

 

Ma vie en ce séjour est un ruisseau limpide.

 

Et la musique, en effet, coule limpide comme un ruisseau, communiquant à qui l'écoute l'impression d'une divine quiétude, d'un apaisement délicieux...

 

Le ballet est charmant avec ses mimes, ses baladins, ses nymphes que mène Terpsichore sous les traits de Mlle Julia Subra, ravissante danseuse dont l'art bien français a de ces imprévus que ne connaît pas la chorégraphie mathématique de nos voisins ; une valse exquise, — il n'est point de ballet, même grec, sans une valse réussie, — des ensembles gais, mouvementés, d'une allure originale, et, par-dessus cette composition très parisienne en somme, un parfum et une couleur antiques très délicats, ont fait de ce ballet une des pages les plus goûtées de la partition de Sapho.

 

La maîtresse de Phaon est promptement réveillée de son rêve d'amour et de félicité. On lui apprend que son amant est dénoncé, fugitif. Il accourt chez elle ; elle le cache, après avoir échangé avec lui un solennel serment d'amour et d'union. Pittacus paraît. Il a reçu le coffret ; il vient remercier Sapho de l'avoir sauvé. Sapho ne comprend pas, tout d'abord. Glycère à son tour intervient : elle ose solliciter du tyran la grâce de Phaon qu'elle aime. Pittacus la repousse ; mais il ne repoussera pas Sapho lui faisant la même prière. Il est juste, laisse-t-il entendre, qu'il accorde cette grâce à celle dont la révélation lui a sauvé la vie. Sapho n'a donc plus qu'à s'incliner. Elle donne son honneur pour l'amour de Phaon ; elle consent à passer pour une délatrice pourvu qu'il vive. Phaon, converti de nouveau à l'amour de Glycère, s'éloigne avec elle. La Muse désespérée, maudite par celui qu'elle adore, n'a plus qu'à mourir. Et elle meurt, comme l'on sait, à l'acte final, en se jetant du haut du promontoire de Leucade.

 

Ce dénouement tragique, simple et superbe, est amené par un développement de scènes où s'est exercée l'ingéniosité d'esprit du poète, et dont une musique toujours très claire n'a point surchargé la trame, afin qu'aucun détail n'en échappe l'intelligence de l'auditeur. Le beau duo entre Phaon et Sapho, avec sa chaleur communicative et son explosion, suivie d'une longue phrase voluptueuse, a particulièrement frappé le public qui a voulu en entendre deux fois l'ardente strette.

 

Je regrette de passer si vite sur tant d'autres traits, mais il faut que j'arrive à la scène de la mort, de Sapho, point culminant de l'ouvrage. Si la malédiction de Phaon m'a semblé ne rien ajouter à la valeur de ce dénouement, peut-être même en retarder inutilement la floraison, je dois dire que tout ce qui suit m'apparaît comme un pur chef-d’œuvre.

 

Sois béni par une mourante,

Si ma prière arrive aux dieux !

 

Depuis ce début, que traverse le chœur lointain des exilés et la délicieuse pastorale : « Broutez le thym, broutez, mes chèvres ! » dite par un berger perdu dans les rochers, jusqu'aux strophes : « O ma lyre immortelle ! » tout se tient, tout s'enchaîne merveilleusement, tout concourt à un effet immense, obtenu par les moyens en apparence les plus élémentaires.

 

Mlle Gabrielle Krauss y a été admirable. Rien n'égale la grandeur tragique de cette figure toute blanche, drapée dans sa cape rouge et noire et comme pétrifiée de douleur au milieu des sombres rochers de Leucade. Le masque est d'une expression poignante. La cantatrice et la tragédienne se sont assurément tenues ici à la même hauteur dans l'estime du public. J'ai dit la valeur croissante de M. Dereims ; je dois ajouter que Mlle Richard est une belle et vaillante interprète du rôle de Glycère ; contrairement à la règle antique, par elle le vice triomphe au dénouement : c'est la revanche terrible de la beauté matérielle sur l'art idéal, du mensonge sur la vérité ; morale triste, réalité dure, qu'il faut prendre comme la logique des évènements nous l'apporte ; je nomme enfin M. Gailhard, l'opulent Pythéas, M. Melchissédec, qui parle sous les traits du poète Alcée ; et M. Plançon, qui donne au tyran de Lesbos la voix olympienne et la face auguste du Jupiter Trophonius. — Mise en scène et décors superbes. C'est une redite quand il s'agit de l'Opéra.

 

Je ne rechercherai pas, comme on l'a fait, si Sapho valait mieux sous son ancienne forme que sous la nouvelle. Je prends cet opéra tel qu'il s'offre à notre génération, avec ses additions habiles encadrant très harmonieusement les parties déjà classées dans l'estime des musiciens et du public. Le compositeur a voulu, semble-t-il, donner à cette partition les lignes droites et pures de l'architecture grecque ; nul accident, nul relief excessif n'en vient rompre intempestivement les profils ; il se dégage de l'ensemble une impression de simplicité grandiose qui est tout à l'honneur de la haute science du maître.

 

IV

 

Il n'y a pas de transition à chercher entre Sapho et Rédemption. La muse païenne et l'inspiration évangélique procèdent de la même source. M. Ch. Gounod a signé ces deux ouvrages, l'un en 1851, l'autre en 1882 ; il les a signés non seulement de son nom, mais encore de son paraphe magistral, toujours bien reconnaissable, encore que le paganisme et le christianisme aient évoqué en son esprit des idées fort différentes.

 

Exécutée, dans le principe, au festival de Birmingham, entendue à la Concordia, dans la petite salle Érard, audition intime des plus intéressantes et féconde en promesses aujourd'hui réalisées, Rédemption, trilogie sacrée en trois parties, a été donnée au Trocadéro le 3 avril, moins de vingt-quatre heures après Sapho. Au Trocadéro, le maître conduisait l'orchestre, comme la veille à l'Opéra, faisant ainsi complètement les honneurs de son œuvre au public, en même temps qu'il donnait à l'Union internationale des compositeurs, organisatrice du concert, une marque de sa sollicitude.

 

L'œuvre mériterait une analyse minutieuse, étant de celles dont les moindres détails ont leur valeur propre et leur action bien déterminée dans l'ensemble. Il faut pourtant renoncer à suivre pas à pas le compositeur à travers cette vaste conception qui, après un prologue consacré à la Création, à la Chute de l'homme et à la Promesse d'un rédempteur, le mène du Calvaire à la Mission des apôtres ; une impression d'ensemble doit suffire ici, appuyée de quelques notes prises au courant d'une audition qui n'a pas duré moins de trois heures, sans épuiser la respectueuse attention du public.

 

Le poème de Rédemption est traité sous forme de récit, que se partagent les voix et qu'entrecoupent des chœurs et des pièces instrumentales. Saint-Saëns, dans son bel oratorio du Déluge, a employé un procédé à peu près analogue. — Nous voilà bien loin de la forme théâtrale ; ici le génie du compositeur plane à larges ailes ; il fait ce qu'il veut, il donne la parole à l'orchestre seul, à la basse, au ténor, au soprano, aux chœurs, suivant que le sentiment exprimé lui parait exiger telle voix ou telle force. Il en résulte une grande homogénéité dans l'ordonnance générale de l'œuvre.

 

Œuvre d'ailleurs pleine de foi, de sérénité, de béatitude, œuvre écrite avec un parfait dégagement de toute convention et qui s'élève parfois à des hauteurs que les grands classiques du genre n'ont pas dépassées. Pris isolément, les morceaux, je l'ai dit, défient la plus sévère analyse ; leur abondance serait peut-être le seul reproche à formuler ici ; abondance de biens qui rend l'esprit hésitant parfois à établir la relation des valeurs. Les récits sont d'une grande allure, écrits en vue d'une diction irréprochable, par un homme chez qui l'art de la diction a été poussé jusqu'à la perfection même. Les chœurs sont puissamment ordonnés, d'une inspiration véritablement religieuse ; l'association à ces chœurs, comme à l'orchestre, de motifs liturgiques y est très fréquente ; le compositeur tire de cette association des effets imposants et saisissants. Enfin, les voix de femmes, peut-être un peu sacrifiées dans la première partie, non comme valeur mais comme importance d'emploi, se retrouvent dans la deuxième et la troisième, où quelques épisodes très en relief ont fait valoir l'organe pur, étincelant et remarquablement manié de Mme Albani, de même que les récits descriptifs ou dramatiques de la Passion avaient permis de rendre hommage à la magistrale interprétation de M. Faure. Mmes Rosine Bloch et Ketten, MM. Ketten et Fournets, complétaient la distribution de cet important ouvrage. Je termine en signalant le prologue, avec le prélude orchestral du Chaos, la superbe marche au Calvaire, pleine de sonorités barbares, exprimant suivant la pensée même de l'auteur le triomphe de la force brutale ; le chœur du Vexilla Regis ; le quatuor avec les lamentations de la Vierge et le chant du Stabat dans l'orchestre ; toute la scène de la mort de Jésus ; un chœur auquel il m'a semblé qu'on n'accordait pas une suffisante attention : « O ma Vigne ! » le lumineux prélude de la Résurrection, le récit de l'Ange : « Pourquoi parmi les morts cherchez-vous un vivant ? » l'épisode du Sanhédrin avec le chœur : « Voilà donc vos témoins ! » pesant sur la tête des prêtres de tout le poids d'une généreuse indignation ; la Vision des Saintes Femmes ; et enfin le double chœur inspiré du Rituel pour la fête des Rameaux : Attollite portas et introïbit rex gloriæ !

 

Quant à la dernière partie, je la cite en son ensemble pour sa rayonnante et constante inspiration, pour la paix céleste qu'elle respire, du chœur initial au chœur triomphal. Pax, quæ exsuperat omnem sensum : telle est l'épigraphe que le compositeur a tracée en tête de ces dernières pages, et que chacune d'elles a justifiée.

 

Je m'arrête, en ayant trop dit peut-être pour rester dans mes limites, trop peu pour le plaisir que je ressens à parler de choses qui m'ont ému ou charmé. C'est seulement lorsque je n'ai point d'éloges à formuler que je suis heureux de me taire, le silence étant d'ailleurs la plus commode des critiques, et peut-être aussi la plus dure.

 

 

 

15 mai 1884

 

I

 

Dans les premiers mois de l'année 1881, le monde musical se préoccupait assez vivement de la situation qui allait être faite à l'un des plus beaux théâtres de Paris et des mieux situés, le théâtre de la Gaîté, bâti pour l'art dramatique, mais dont l'art lyrique s'était emparé à diverses reprises, sans pouvoir s'y maintenir.

 

On y avait applaudi pourtant des œuvres marquantes : Paul et Virginie, de Victor Massé ; Dimitri, de Victorien Joncières ; le Bravo, de Salvayre ; plus récemment, on y avait entendu le Pétrarque, de Duprat ; on pouvait croire que la musique allait s'y fixer de nouveau et définitivement, lorsqu'on eut la déception d'apprendre que cette salle, appartenant à la Ville de Paris et vacante depuis quelque temps, venait d'être adjugée, pour une période de quinze années, à des locataires qui devaient y exploiter exclusivement le genre dramatique.

 

Longtemps la musique et le drame avaient lutté devant la commission municipale. Quelques membres de l'ancien Conseil avaient fait pencher la balance en faveur du drame, qu'ils trouvaient plus moralisateur, — illusion généreuse dont les suites venaient ruiner les espérances de compositeurs dignes d'encouragement.

 

Je me demandais alors (Voir la Nouvelle Revue du 15 février 1881), — et je n'étais pas le seul, — si cette opinion, bien sévère en somme pour la musique, aurait laissé des traces dans le cahier des charges imposé aux nouveaux locataires de la Gaîté ; si les directeurs de ce théâtre populaire devraient se limiter au genre du drame pur, et ce qu'ils joueraient, pour faire recette, dans le cas où le public bouderait devant la saine prose de nos dramaturges.

 

La féerie et la grande opérette, avec tout leur cortège de nudités emmaillotées de rose et pailletées d'or, m'apparaissaient soudainement, chassant le drame et mettant en fuite la morale officiellement installée à la Gaîté pour quinze ans !

 

Eh bien, l'heure est venue de cette conversion ou, si l'on veut, de cette perversion. La musique légère a fait sonner ses fifres, et le drame vertueux a pris le chemin de l'exil ; il émigre vers les régions de l'ancien boulevard du Crime ; il y campera en attendant de meilleurs jours problématiques.

 

La belle Gabrielle et Buridan, Henri III, Monte-Cristo et les étonnants pirates de la Savane, s'en vont là-bas, emportant avec leurs pourpoints et leurs capes, leurs rapières endiablées, leurs oripeaux superbes, leurs bêtes féroces et leurs poisons, la petite somme d'illusions qui doit faire leur plus mince bagage.

 

En effet, le temps n'est plus de ces belles équipées chevaleresques, de ces aventures merveilleuses que notre génération a connues et aimées, qui nous arrachaient poumon instant aux banalités de la vie courante, et sous lesquelles nous retrouvions, en somme, un fond suffisant d'humanité et de vérité.

 

Il n'est point de naïfs aujourd'hui ; on « blague » les héros ; la névrose a tué la passion. Donc, plus de drame de « vieux jeu » ; plus de sentiments, des sensations ; mais comme la formule des œuvres naturalistes au théâtre ne s'est pas encore parfaitement dégagée, et que la recette souffre de cette imperfection, on balaye le Roi des grecs et la Charbonnière, comme on a balayé Kéraban le Têtu, après les drames de Dumas et de Maquet ; et l'on va chercher dans les cartons du théâtre Beaumarchais le Droit du Seigneur, opérette représentée avec un assez durable succès, il y a quatre ans, par M. Debruyère, alors locataire de ce théâtre, et aujourd'hui directeur de la Gaîté.

 

Cette opérette grivoise, substituée ainsi brusquement au drame grave, a gagné à son déplacement une mise en scène plus luxueuse, une figuration plus nombreuse et plus brillante ; elle y a perdu quelque peu de son relief musical. Si les chœurs sonnent bien, les petits couplets se détaillent avec moins d'accent ; tout cela n'est pas d'une délicatesse extrême ; M. Vasseur, compositeur avisé, met pourtant un certain soin à éviter les poncifs de l'opérette et ses grosses joyeusetés. Il cherche l'esprit, et souvent il le trouve.

 

On a applaudi très franchement et même bissé les principaux morceaux de ce petit ouvrage, dont M. Debruyère a confié les destinées à une troupe généralement expérimentée. M. Montrouge et Mme Macé-Montrouge en sont les deux principaux soutiens : ils jouent de la façon la plus plaisante ; quant à chanter, ils ne s'en inquiètent guère, — et pour cause ; — d'ailleurs on ne leur en demande pas tant. Un ténor, M. Thual, se sert agréablement d'une jolie voix qui n'est pas encore absolument faite.

 

Les rôles de deux jolies filles, Catinou et Lucinette, sont tenus par Mlles Jeanne Caylus, qui a de la physionomie, du jeu, un minois agréable, et dont la voix un peu verte ne manque pas d'assurance ; et Mlle Jeanne Arall, connue précédemment à l'Opéra-Comique sous le nom de Mlle Lardinois, ravissante personne, faite à souhait pour le plaisir des yeux, chanteuse malheureusement un peu effacée.

 

Le Droit du Seigneur, présenté dans un joli cadre, relevé de l'éclat de très brillants costumes, a été accueilli favorablement.

 

Que va devenir maintenant le théâtre de la Gaîté ? M. Debruyère va-t-il le consacrer exclusivement à l'opérette ? Va-t-il, au contraire, recueillir dans les magasins les épaves de l'ancien Théâtre-Lyrique et essayer à son tour une restauration que d'autres ont infructueusement tentée là et ailleurs ? Le moment serait opportun ; car voici, — s'en est-on aperçu seulement ? — que l'Opéra-Populaire subventionné a cessé de vivre.

 

Pourtant on s'y était bien intéressé, à ce théâtre ; on l'avait encouragé, soutenu ; on croyait qu'il allait se mouvoir, avancer. Il s'est trouvé qu'après un assez hardi commencement, il s'est attardé à des œuvres caduques ; qu'avec un bon orchestre, des chœurs excellents, il n'a eu ni une assez bonne troupe, ni un répertoire assez nouveau ; qu'on est devenu indifférent à ce qui s'y passait, et qu'il en est mort.

 

C'est grand dommage, en somme, et cette disparition va probablement reculer de beaucoup l'avènement de quelques jeunes musiciens ; à moins que la Gaîté ne leur ouvre ses portes et que M. Debruyère, ayant déjà adopté le titre de Théâtre Municipal, ne prétende recueillir tout entière la succession de M. de Lagrené.

 

II

 

Après la représentation de Sapho et l'audition de Rédemption, l'art musical est entré dans une période de calme. Tout au moins, les grandes œuvres n'apparaissent plus qu'à l'état de promesses dans un avenir encore assez éloigné, si j'en excepte la pièce de M. Poize que doit donner l'Opéra-Comique avant sa clôture annuelle.

 

L'intérêt se divise donc maintenant entre diverses entreprises, théâtres non subventionnés et concerts.

 

Je dois, tout d'abord, parler des dernières représentations du Théâtre-Italien. — Le ténor Gayarré a fait, on le sait, sur cette scène, une apparition des plus lumineuses. Pendant quelques semaines, il a été à la mode comme naguère Tamberlick et Adelina Patti à la salle Ventadour. — M. Gayarré est un vrai ténor : c'est le plus simple et le plus bel éloge qu'on en puisse faire, à une époque où l'on fabrique des ténors en « forçant » des barytons, comme les maraîchers forcent les asperges. — En dehors de cette qualité native, un art supérieur et une puissance dramatique remarquable ! — M. Maurel doit nous faire entendre de nouveau, à la saison prochaine, ce merveilleux chanteur. En attendant, le baryton-directeur porte superbement le poids des grands rôles du répertoire.

 

Il a personnifié en dernier lieu Rigoletto avec une rare supériorité ; aussi le départ de Gayarré n'a-t-il point ralenti le succès de cet ouvrage.

 

Après Rigoletto est venue la Sonnambula, chantée par Mlle Nevada, dont j'ai déjà constaté les qualités, et par MM. Nouvelli et Édouard de Reszké. J'avoue que, malgré l'admiration classique que devrait m'inspirer l'ouvrage de Bellini, je n'y ai pris qu'un très médiocre plaisir. Le finale du deuxième acte seul m'est apparu comme un point étincelant dans cette partition, dont je ne conteste pas les charmes, mais qui ne m'apporte aucune impression vraiment intense, aucune réelle émotion dramatique.

 

Je crois, du reste, que la Sonnambula ne représente pas, — et c'est fort heureux, — les aspirations et les tendances particulières de M. Maurel, resté depuis peu seul directeur du Théâtre-Italien. Cette partition devait se trouver dans le fonds purement italien qu'il s'empresse de liquider, ayant, comme on l'a dit, l'intention de s'organiser en vue de représentations franco-italiennes.

 

Une reprise peu éclatante d'Ernani est venue, le 8 mai, nous apporter un nouvel argument en faveur de ce système de partage entre les deux genres. Le vieux répertoire italien ne peut, en effet, à moins d'être galvanisé par la puissance d'un Gayarré, d'un Maurel, d'une Patti, d'une Devriès, tenir contre un public rendu à bon droit exigeant par un commerce de plus en plus actif et étendu avec les auteurs modernes.

 

Il est vraisemblable que. M. Maurel ne donnera plus rien avant la clôture du Théâtre-Italien, clôture fixée au 1er juin. Mais, pendant les vacances, la combinaison dont je parle se réalisera dans des conditions assez sérieuses, il faut le croire, pour en assurer la durée.

 

Nous aurons ainsi, dans le cas où la Gaîté ne s'ouvrirait pas à la musique sérieuse, un semblant de Théâtre-Lyrique aux Italiens.

 

La première pièce qu'on y doit donner en français, la saison prochaine, est un Benvenuto Cellini de M. Eugène Diaz, l'auteur de la Coupe du roi de Thulé, partition couronnée au concours de 1867 et représentée à l'Opéra. M. Eugène Diaz avait abandonné la musique pour la peinture. Il revient à la musique, et, étant donné le nom qu'il porte, j'estime qu'il a raison.

 

III

 

L'Union internationale des compositeurs a donné au Trocadéro son deuxième concert, le 17 avril. Vilain avril, en vérité qui faisait souffler dans la salle une aigre bise de décembre.

 

On a entendu, avec une respectueuse attention, deux fragments de l'opéra Hulda, de M. César Franck, œuvre magistrale mais austère, qui gagnerait à être écoutée dans un autre milieu ; les finesses en sont perdues, noyées, dans cette vaste nef du Trocadéro ; puis un poème grec, Léda, a révélé en M. Alfred Bruneau, élève très distingué de M. J. Massenet, une main expérimentée et un esprit délicat.

 

Le sujet est traité en monologue, dans lequel interviennent les chœurs ; le cygne olympien joue là un rôle muet, mais dont les réflexions de Léda affirment assez éloquemment l'activité et que la musique soutient de caressantes harmonies. La péroraison est éclatante et triomphale : le cygne s'envole dans la lumière, la voix de Léda proclame la victoire du dieu et ardemment invoque son retour.

 

Ce trait final dénote chez M. Bruneau une vigueur d'exécution que n'avait pas fait soupçonner jusque-là la teinte un peu vaporeuse et rêveuse de son petit tableau mythologique.

 

Mme Fidès Devriès a été, comme il fallait s'y attendre, très remarquable dans l'interprétation de cette scène, — dont elle a rendu brillamment et délicatement toutes les nuances.

 

La partie la plus importante du concert était réservée à une œuvre de M. Max Bruch, la saga de Fritiof développée en huit scènes d'après un poème d'Esaïas Tegner, traduit avec une particulière habileté par M. Victor Wilder, à qui sont dues la plupart des versions françaises des œuvres exécutées dans les grands concerts de la saison, et notamment le Lucifer de Peter Benoît et la sélection des opéras de Wagner.

 

En dépit de l'immense talent de M. Faure, je dois avouer que la musique de M. Max Bruch m'a semblé parfaitement ennuyeuse. Mauvaise impression due peut-être à de déplaisants courants d'air qui faisaient de la salle une glacière ; impression fausse, je veux le croire, puisque d'autres que moi ont trouvé cela bien et l'ont proclamé.

 

Je n'ai pu aller jusqu'au bout d'ailleurs et je me suis promis de recommencer l'expérience, si l'occasion m'en est offerte et, cette fois, de m'armer d'une inflexible résolution pour écouter toutes les aventures, les imprécations, les plaintes et les lamentations de Fritiof et d'Ingeborg, sa fiancée, traîtreusement livrée au roi Ring !

 

La troisième audition donnée au Trocadéro par l'Union Internationale a mis en lumière un compositeur remarquable, M. Sgambati ; sa Symphonie en ré majeur est une pièce de premier ordre, entièrement dégagée de toute influence italienne, affirmant chez son auteur une grande variété, en même temps qu'une grande distinction d'idées, mises en valeur par une instrumentation d'une habileté magistrale.

 

Je ne reproche à la composition de M. Sgambati qu'une certaine teinte mélancolique qui, par instants, en atténue la couleur. Mais c'est là, assurément, une des plus intéressantes et des plus hautes manifestations de l'école italienne contemporaine, école très active, très progressive, qui, fière d'un glorieux passé, comprend cependant que l'imitation servile du chef-d’œuvre ne suffira désormais ni aux compositeurs, ni au public.

 

Un musicien français, M. Léon Lambert, — un jeune homme sans doute, — a fait exécuter, dans cette même séance, une ouverture de Macbeth, dont le titre seul est fait pour rendre les auditeurs difficiles.

 

Traduire symphoniquement les créations shakespeariennes, faire passer sur la lande les souffles d'orage apportant à Macbeth les paroles fatidiques des sorcières, exprimer les remords et les terreurs du roi, emboucher les trompettes de Malcolm, faire surgir de l'ombre une armée victorieuse, dépeindre puissamment la catastrophe finale, évoquer enfin, par la seule force de la musique instrumentale, toutes les figures de ce drame grandiose et sauvage, voilà assurément une tâche des plus rudes. Aussi ne faut-il point s'étonner qu'elle n'ait pas été complètement remplie et que le commentateur musical du poète ait manqué de souffle et de vigueur.

 

M. Édouard Lalo est venu fort heureusement, avec son Allegro et son Scherzo, apporter à l'École française, dans ce festival, l'appoint de sa haute valeur. L'ingéniosité et la force avec lesquelles le compositeur tire parti des idées les plus simples ne sauraient être dépassées.

 

Le Vytcherad (Patrie) de M. Smetana terminait la séance. C'est une composition très importante, dans laquelle se résume l'esprit à la fois poétique et guerrier de la race bohême, dont est le musicien.

 

Il m'a semblé que le programme de ce troisième festival de l'Union internationale des compositeurs aurait gagné à l'intercalation, entre les morceaux principaux, de petites pièces instrumentales légères, destinées à égayer un fond un peu sévère.

 

Les organisateurs y songeront certainement en composant l'affiche de leurs trois derniers festivals.

 

IV

 

J'ai reçu la neuvième année des Annales du théâtre et de la musique, de MM. Noël et Stoullig. Cette publication, faite avec beaucoup de soin, d'exactitude et de conscience, est un répertoire précieux pour tous ceux qui s'intéressent au mouvement dramatique contemporain.

 

Sans y chercher autre chose que ce qui touche à l'art musical, j'y relève des renseignements statistiques toujours profitables à la critique. J'aurai l'occasion de me servir de cet excellent ouvrage, en faisant, comme chaque année, le résumé de la saison musicale.

 

 

 

15 juin 1884

 

I

 

En plein mois de juin, à l'heure où communément les théâtres de musique ferment leurs portes et font des loisirs à la critique, il s'est trouvé un audacieux pour rouvrir l'Opéra-Populaire de la rue de Malte. C'est M. Garnier, un ténor, qui vient de s'improviser directeur en vue de cette restauration d'une troisième scène lyrique, entreprise délicate déjà vainement tentée par M. de Lagrené. Puisse-t-il mieux réussir ! Il a, tout au moins, sur son prédécesseur, l'avantage d'être le champion de sa propre cause, je veux dire le premier sujet de sa troupe.

 

Pour l'ouverture de son aventureuse campagne, il a choisi les Martyrs de Donizetti, œuvre austère qui ne saurait passer pour une concession au goût du public local. Si elle l'attire et le retient, ce sera une belle victoire pour l'art grave.

 

Et je ne serais pas étonné qu'il en fût ainsi. Ce public, très impressionnable après tout, très sensible aux réelles beautés de l'œuvre, se désintéresse volontiers, semble-t-il, d'une action dramatique peu mouvementée, pour s'attacher surtout à l'inspiration musicale. Il applaudit aux bons endroits et avec une ardeur qui n'est pas feinte. Chaque expérience nouvelle qu'on fait de son sens artistique vient à l'appui d'une reconstitution sérieuse de cet Opéra-Populaire dont l'existence est demeurée jusqu'à ce jour si précaire.

 

Le Polyeucte de Corneille, arrangé à l'italienne d'abord, puis habillé à la française par Scribe, s'appela les Martyrs à une époque où il était encore de règle de ne pas emprunter leur titre aux chefs-d’œuvre de notre littérature, bien qu'on ne se fit pas scrupule de s'emparer de leur fable.

 

Le sujet cornélien, qui devait plus tard inspirer à notre grand musicien Charles Gounod un de ses opéras les plus remarquables et les plus méconnus, a fourni à Donizetti quelques maîtresses pages, telles que le sextuor du troisième acte, le Credo de Polyeucte, le duo de Polyeucte et Pauline.

 

La passion du compositeur s'affirme là dans sa force et répand assez de flamme sur toute cette partition pour qu'elle nous apparaisse encore vivante.

 

Aujourd'hui, je veux parler surtout des interprètes appelés à présenter au public l'œuvre de Donizetti, la valeur de ces interprètes constituant le réel intérêt de la soirée.

 

On s'attendait à une troupe hétérogène, recrutée à la diable ; on a été fort agréablement surpris de se trouver en présence de sujets d'une véritable valeur à qui une courte série de représentations pourra donner une assurance suffisante.

 

M. Garnier, le directeur-ténor, s'est chargé du personnage de Polyeucte ; sa voix est bonne, bien que d'une étoffe parfois un peu légère ; il ferait bien de ne pas la hasarder trop au-delà de ses limites naturelles ; mais si son ardeur l'emporte et laisse deviner quelque effort, elle n'est point compromettante pour le succès du chanteur, qui a été chaleureusement et justement applaudi dans les principaux passages de ce beau rôle.

 

Au point de vue purement vocal, la nature a été prodigue envers Mlle Delprato ; mais cette artiste n'a pas encore acquis toute l'habileté désirable. — L'organe, d'une puissance remarquable, est manié avec une sorte de rudesse qui en compromet l'effet. C'est un marbre encore brut, dont le travail doit harmoniser les contours.

 

M. Auguez, à qui est confié le rôle de Sévère, paraît jouir du don d'ubiquité. Il est partout, il se dépense avec une rare activité et un indomptable courage ; j'ajoute avec un talent chaque jour plus ferme et plus sûr. A Anvers, à Lyon, à Bordeaux, à Angers, partout où il y a un opéra à créer, une œuvre de concert à mettre en valeur, on retrouve l'infatigable baryton, qui a préféré être le premier dans toutes ces bourgades musicales, que l'un des seconds à Rome, c'est-à-dire à l'Opéra.

 

Le public lui a fait grand accueil ; il deviendra bien certainement un des soutiens les plus solides de l'entreprise naissante de M. Garnier.

 

Après ce trio principal d'artistes, il convient de nommer un second ténor, M. Mayroux, et une basse, M. Saint-Jean.

 

Les chœurs sont encore insuffisants ; l'orchestre est également en état d'infériorité, si on le compare à celui de la direction précédente. Mais les artistes du chant présentent, j'y insiste, une valeur d'ensemble à laquelle on ne s'attendait point et qui ne s'était pas jusqu'à présent rencontrée à ce théâtre.

 

Chœurs et orchestre devant forcément s'améliorer par un exercice quotidien, l'entreprise de M.  Garnier réunit donc de sérieux éléments de succès. L'impression sur ce point a été unanime, bien que certains détails de cette première représentation des Martyrs aient provoqué des moqueries faciles.

 

Quand on rouvre ainsi, sans crier gare, un théâtre d'opéra, on se trouve dans l'obligation, ou de dépenser beaucoup d'argent en décors et en costumes, ou de se contenter de ce qu'on trouve dans les magasins.

 

La question d'art musical sauvegardée, — et c'est le point important, — on recourt pour le reste à des expédients, avec la pensée rassurante que le public, rendant justice au sentiment élevé dont s'inspire l'impresario, ne montrera point d'exigence trop excessive, — en ce qui touche la partie matérielle.

 

On voit alors, comme nous l'avons vu dans les Martyrs, l'action s'engager dans les ruines d'une abbaye gothique, se poursuivre à travers des alhambras ou des pavillons égyptiens et se dénouer dans une arène espagnole ; on rencontre des cortèges « romains » formés de burgraves, de soldats de la milice tigre, de Sarrasins et de paladins, épaves de Roland à Roncevaux, défroque héroïque bonne à tous les dos quand il s'agit de faire nombre, et naturellement on rit de ces anachronismes ambulants et de ces macédoines épiques.

 

Bien qu'on soit venu, intéressé par une tentative estimable, le sourire naît, puis le rire ; la mise en scène hétéroclite dispose à la « blague » et personne n'échappe à la tentation de dire son mot.

 

Dans ce cas, il y a toujours quelques éclaboussures pour l'œuvre et pour les artistes, qui n'en peuvent mais.

 

C'est seulement quand on se retrouve chez soi, à l'abri de la contagion du rire, qu'on voit comme il faut les voir les entreprises telles que celle de M. Garnier. Cette mise en scène, dont on s'est quelque peu égayé, paraît alors suffisante, très suffisante ; on la voudrait même plus simple. La question d'art prime tout.

 

Étant de ceux que séduit beaucoup le côté décoratif des œuvres théâtrales, je confesse volontiers que je n'ai pas été sans prendre part à la gaieté excitée par le cortège de Sévère et par la bizarre chorégraphie de certains petits gladiateurs en jupon rouge ; mais je me hâte d'ajouter que le résumé de mes impressions est aussi tout à la louange de M. Garnier, dont un premier essai heureux va certainement encourager l'activité.

 

II

 

A la Renaissance, autre théâtre depuis quelque temps fermé, même évènement qu'au théâtre de la rue de Malte, c'est-à-dire réouverture à peu près inattendue, faite par les soins de deux directeurs décidés à braver les chaleurs, ou comptant peut-être que la rareté des spectacles fera affluer le public à leur contrôle.

 

Avec une troupe formée presque complètement en Belgique, ils nous ont donné une pièce d'importation belge : le Présomptif, opérette en trois actes de MM. Alfred Hennequin et Albin Valabrègue, musique de M. Louis Gregh.

 

Le Présomptif était sur l'affiche du théâtre des Galeries-Saint-Hubert, à Bruxelles, durant l'hiver dernier, au moment même où la presse musicale parisienne était conviée à la représentation du Sigurd de M. Reyer.

 

Cette bouffonnerie, que je n'ai pas été tenté de voir alors, faisait quelque bruit chez nos voisins, non pas pour sa valeur dramatique et musicale intrinsèque, mais parce qu'elle mettait en scène des personnages empruntant, sous la forme caricaturale, le masque de certains de nos gouvernants français et quelques-uns des mots qu'on se plaît à leur prêter.

 

Il y avait là un petit aiguillon agréable aux Bruxellois, qui sont de nos meilleurs amis et à qui, en cette qualité, il ne déplaît pas que l'on plaisante un peu de ce qui nous touche. Je me rappelle avoir vu, à la kermesse de Gand, il y a quelques années, le président de la République française, — c'était alors le maréchal de Mac-Mahon, — figurer dans une pantomime de cirque, personnifié par un enfant, dont les mines, les attitudes, les allures excitaient dans l'assemblée une folle joie, traduite par des clameurs et des apostrophes gouailleuses.

 

C'est, considéré sous cet aspect satirique, que le Présomptif a pu faire quelque effet à Bruxelles et y laisser quelque souvenir. Transportée sur une scène parisienne, la satire, — si satire il y a, — a bien perdu de son acuité.

 

Nous n'aimons pas beaucoup les comédies politiques, et les allusions aux faits et gestes des pasteurs des peuples ne nous touchent guère au théâtre, depuis que nous avons la facilité de leur dire dans les journaux, et sans périphrases, tout ce qui nous vient à l'esprit à leur endroit.

 

Aussi, les mots du Présomptif, dont les plus vifs étaient d'ailleurs restés à la frontière, ont-ils crevé silencieusement sur la foule comme des bulles de savon, au lieu d'éclater comme des pétards.

 

Il s'agit, en somme, dans l'invention des deux auteurs de la pièce, d'une de ces drôleries courantes comme en vit éclore le second Empire, et qui sont aujourd'hui bien démodées.

 

Le roi Barbotin règne en Cocassie ; il n'a pas d'héritier de son nom ; le ciel ne lui a donné qu'une fille. Dans ces conjonctures, — le royaume ne pouvant tomber en quenouille, — il faut choisir un héritier, un « présomptif », pour parler la langue bonne enfant de ce monde particulier.

 

Ce présomptif, ce sera l'un des deux neveux du roi, Ludovic ou Agénor. Aucun, malheureusement, ne peut se dire l'aîné de l'autre. Ils sont nés le même jour, à la même heure ; l'appréciation de ce cas est des plus délicates et fatiguerait outre mesure le cerveau de Barbotin.

 

On se résout, en conséquence, à consulter un congrès qui, après plus de cent quarante séances, n'est pas parvenu à formuler une opinion.

 

Impatienté, le roi, songeant que le hasard est un grand maître, prend la sage résolution de s'en remettre à lui du soin de désigner son héritier. Son intention est d'ailleurs de marier sa fille, la princesse Sophie, à celui que le sort favorisera.

 

La même pensée est venue à son ministre de l'intérieur, Gros-Caillou, dont la fille, Ernestine, aime Agénor, l'un des deux neveux du roi. Le ministre, qui n'a pas de scrupules quand il s'agit du bonheur de son enfant, s'arrange pour corriger les écarts de la fortune et fait proclamer Agénor en qualité de présomptif.

 

Le roi, alors, décide qu'Agénor épousera la princesse Sophie ! Mais la princesse Sophie aime Ludovic, l'autre neveu. Il faut, pour en finir, que le ministre de l'Extérieur découvre que son collègue de l'Intérieur est du dernier bien avec sa femme, et pour se venger de cette infortune conjugale, dénonce au roi la tromperie de Gros-Caillou.

 

Agénor est donc dépossédé de son titre de présomptif ; Ludovic reconquiert à la fois sa situation et la main de la princesse Sophie.

 

Tout cela n'est pas d'un intérêt bien vif, ni d'un comique bien désopilant. Rien n'y manque, toutefois, de ce qu'exigent les opérettes selon la formule : ni la ronde des petits pages, ni les chœurs féminins, ni les jovialités de la commère, ni les grivoiseries des vieilles barbes. Il faut beaucoup de patience et de bonne volonté pour suivre jusqu'au bout le développement d'une action de ce genre spécial.

 

La musique est de facture courante, mais non sans charme et sans relief. C'est grand dommage que les compositeurs comme M. Louis Gregh, qui se consacrent à ce genre si universellement exploité de l'opérette, ne cherchent pas à en accidenter la forme.

 

Toutes ces inventions manquent d'imprévu, d'excentricité, — car je ne compte pas comme des excentricités quelques coups d'orchestre cinglant par moment les ensembles. Je voudrais que l'opérette ne se crût pas toujours obligée de nous dire sur des airs de danse ce qu'elle a à nous dire. Et quand elle se mêle de faire du sentiment, je lui saurais gré de ne pas trop se prendre au sérieux, ce qui ne la dispenserait pas de demeurer gracieuse, élégante et spirituelle.

 

Mais il ne faut pas tant en demander à des œuvres de passage, pour lesquelles, d'ailleurs, le public, — il convient de le reconnaître, — n'est point avare de ses témoignages de satisfaction. Les applaudissements et les bis ont été assez abondants au cours de cette représentation du Présomptif, pour que les auteurs doivent se tenir pour satisfaits.

 

Les interprètes de l'ouvrage sont, en grande partie, ceux qui l'ont créé à Bruxelles. MM. Deschamps et Raiter, c'est-à-dire le roi Barbotin et son astucieux ministre Gros-Caillou, ont été amusants. Les rôles chantants, ténor et baryton, étaient tenus par MM. Delaunay et Seguier, débutants encore insuffisamment armés pour les batailles de la rampe ; les rôles de femmes, par Mme Bernardi, passée de l'art sérieux à l'art comique, — car avant de débuter à la Renaissance elle a chanté aux Italiens, sous la direction Escudier, — par Mlle Emmy Varèle, qui a de l'expérience, et enfin par Mlle Blanche Marie, qui a de l'ingénuité.

 

Aucune présomption n'est à établir touchant la fortune du Présomptif. Son avenir en Cocassie fut une question de hasard, sa destinée à la Renaissance sera une question de baromètre.

 

Le ciel pluvieux et les soirées fraîches doivent être pour beaucoup dans la prospérité de cet ouvrage, qui serait impuissant, on le peut craindre, à tenir devant le soleil.

 

III

 

Le samedi 31 mai, une séance faite pour marquer dans l'existence d'un artiste a eu lieu au Trocadéro ; je veux parler du festival de retraite de M. Pasdeloup, directeur-fondateur des Concerts populaires.

 

M. Pasdeloup est de ceux qu'on ne peut laisser se retirer de la vie militante sans les saluer sympathiquement au passage. Depuis plus de quarante ans, il est sur la brèche, combattant pour la bonne, pour la vraie musique. C'est à lui qu'il faut rapporter l'honneur d'avoir commencé l'éducation musicale des masses, de les avoir intéressées aux chefs-d’œuvre de l'art classique, de les leur avoir parfois imposés, car les auditeurs de l'orchestre du Cirque d'Hiver n'étaient pas sans se montrer quelquefois réfractaires. M. Pasdeloup se tournait alors vers la foule tumultueuse et lui disait nettement sa façon de voir. Son obstination avait sa récompense ; on finissait toujours par supporter, par accepter, puis par applaudir tel ou tel morceau qu'il lui avait semblé opportun de choisir.

 

Beaucoup de ceux qui sont aujourd'hui à la tête de l'école musicale française lui ont dû leur premier début sérieux. Pour plus d'un, une suite d'orchestre exécutée au concert Pasdeloup a été le point de départ, d'une carrière aujourd'hui brillante.

 

Des chanteurs, inconnus la veille, sont arrivés à la notoriété, au succès, en passant par l'estrade de ces concerts.

 

Aussi, le concours des célébrités musicales et artistiques était-il considérable à ce festival du 31 mai. Les maîtres de la musique contemporaine étaient au pupitre ; les étoiles du chant gravitaient autour d'eux dans une touchante confusion. On a chanté à miracle, formidablement applaudi et, pour finir, on a pleuré, émotion vraie allant des exécutants, du bénéficiaire, aux auditeurs, et qui a dû être plus douce au cœur de M. Pasdeloup que les superbes résultats matériels de ce festival.

 

Quand, à propos d'une personnalité comme celle de M. Pasdeloup, on ouvre la Biographie des Musiciens, pour y trouver des dates, des titres d'œuvres, on y fait parfois de curieuses découvertes.

 

C'est ainsi que j'ai appris, — le faut-il croire ? — qu'après 1848, le futur directeur des Concerts populaires fut, durant quelques semaines, gouverneur du château de Saint-Cloud.

 

Le début était original pour un musicien ; la dignité de gouverneur parut vite trop pesante à ses épaules, car il ne tarda pas à rentrer dans la voie artistique qu'il ne devait plus quitter.

 

M. Pasdeloup emporte dans sa retraite, que son activité encore très grande ne rendra pas définitive sans doute, de nombreux témoignages d'estime faits pour le consoler des mécomptes d'une carrière laborieusement entreprise, courageusement et dignement remplie.

 

 

 

01 juillet 1884

 

I

 

Une triple exécution a eu lieu, le 23 juin, à l’Opéra-Comique. Si les auteurs, librettistes et compositeurs, qu’on a ainsi dépêchés, deux par deux, une semaine avant la clôture annuelle du théâtre, font de tristes réflexions sur leur destinée, ce n’est pas faute d’avoir devant eux un exemple rassurant, l’exemple du petit ouvrage de M. de Lajarte : le Portrait, qui, représenté l’an dernier dans des conditions à peu près pareilles, a survécu à cette épreuve et semble en passe de devenir centenaire.

 

On le donnait, le même soir que les trois ouvrages dont j’ai à parler aujourd’hui. Il est, il faut le dire, construit de façon à la fois plus légère, plus habile et plus résistante que ces œuvres nouvelles, dont une soirée pourrait bien avoir épuisé la force.

 

On a prêté récemment à la direction de l’Opéra-Comique le projet de renoncer aux pièces en un acte, ordinairement faites pour ne donner aucune satisfaction ni au théâtre qui les monte, ni au public qui les écoute, ni même à l’auteur qui les écrit. Si pratique en réalité que puisse paraître ce projet au ministère des Beaux-Arts et au comité de la Société des auteurs, tous les deux se seraient trouvés dans l’obligation de le repousser pour le cas où il se serait officiellement produit, ce qui est fort douteux.

 

Il faut bien, en effet, ouvrir un débouché aux jeunes auteurs : aux auteurs nouveaux du moins, car ils ne sont pas tous jeunes ceux qui débutent sur la scène de la place Favart. Un acte à l’Opéra-Comique est, pour les élèves de l’Académie de France à Rome, la récompense presque obligatoire de leurs efforts de plusieurs années.

 

Cette récompense, tous pourtant ne l’obtiennent pas. Il y a encore une élite dans cette élite à laquelle, chaque été, les classes du Conservatoire fournissent un nouveau sujet.

 

Il faut prendre son tour, et ce tour n’arrive parfois que lorsque le pensionnaire de la villa Médicis est devenu un professeur à cheveux gris, un organiste dans quelque chapelle des faubourgs, un exécutant modeste dans quelque orchestre, un flot de cette vaste mer parisienne où il ne brille un instant que pour se fondre à jamais dans le grand tout.

 

J’en ai connu un qui avait donné les plus belles espérances. A l’époque où l’école italienne était encore souveraine maîtresse dans le domaine de l’art musical, il passait pour l’un des meilleurs, des plus spirituels, des plus ingénieux. Le concours de Rome le mit au premier rang. Il partit avec des peintres et des statuaires qui sont aujourd’hui de l’Institut, envié par les musiciens, recherché par les librettistes.

 

Vingt ans après, on le retrouvait jouant du violon dans l’orchestre d’un de nos grands concerts. Vingt ans durant lesquels il avait espéré un poème, une audition, une réception, espérance toujours vaine !

 

Il fallut, afin de le tirer momentanément de cette ombre, qu’un des collaborateurs de sa prime jeunesse se trouvât appelé à la direction d’un important théâtre.

 

Pris de pitié, ému au souvenir des rêves d’or et de gloire autrefois faits en commun sous les ombrages de l’Académie de France, il commanda au déshérité un ouvrage en un acte. Un acte à qui avait rêvé des œuvres magistrales se développant à l’aise dans la pompeuse mise en scène de l’Opéra, ce n’aurait été rien naguère ! Maintenant, c’était l’idéal, c’était le paradis perdu et retrouvé !

 

Il cisela avec amour cette œuvre minuscule ; il avait, lui semblait-il, des trésors à accumuler dans ce cadre étroit.

 

On la joua, – ce qui lui avait semblé par instants invraisemblable. Et tandis que, debout derrière le rideau, il écoutait l’ouverture, – son ouverture, – en suivant les périodes, en marquant les épisodes par des regards, des gestes, où se révélait toute l’intensité d’une exquise jouissance, je le regardais en me disant que, dans ce suprême quart d’heure précédant le lever de la toile, dans ce moment fugitif où l’œuvre commençait à palpiter dans l’orchestre et pourtant ne comptait pas encore, le compositeur se trouvait payé de ses vingt années d’espoirs déçus, d’efforts stériles, d’orgueilleuses pensées éteintes.

 

Un quart d’heure, – le temps d’exécuter une ouverture, importante comme s’il se fût agi d’un ouvrage de haut vol, – un quart d’heure, et ce fut tout !

 

Le livret était médiocre, la partition était écrite par un homme qui, pendant vingt ans, épris obstinément d’un art qu’il croyait immuable, n’avait pas entendu ou pas voulu entendre monter autour de lui le flot de la musique française, dont beaucoup de représentants, et des plus avancés, s’étaient fait déjà applaudir ou condamner sur la même scène, aujourd’hui définitivement conquise par eux.

 

L’ouvrage compta à peu près pour rien ; la partition n’en fut pas même gravée; il eut neuf représentations, chiffre bien maigre, qui cependant pourra sembler considérable et enviable à plus d’un de ces compositeurs que l’Opéra-Comique expédie à la veille de la clôture.

 

Voilà pourquoi il peut être permis à un directeur de se demander s’il ne serait pas plus humain de laisser certains musiciens à leurs chimères, que de leur entrebâiller la porte de l’avenir pour leur en rejeter ensuite très brusquement les battants sur le nez et leur faire dégringoler cette pente qu’ils ont eu souvent tant de peine à gravir.

 

D’autres questions matérielles et tout égoïstes militent en faveur de la suppression des petits actes : les auteurs des ouvrages qui, suivant l’expression convenue, « font la soirée » sont aussi jaloux de l’intégrité de leurs droits que du monopole de l’attention du public.

 

Ils exigent, quand leur autorité est suffisante pour le faire, que l’affiche leur appartienne sans partage.

 

C’est là une considération mesquine à laquelle il ne convient pas qu’on s’arrête. Une autre plus sérieuse doit être tirée de l’indifférence, du dédain de plus en plus marqués du public pour les opéras en un acte, pour les spectacles coupés, autrefois si usuels et si volontiers suivis. Cette indifférence et ce dédain doivent pourtant n’être comptés que comme apparents. Le public ne s’intéresse plus aux simples actes, parce que, communément, ils ne sont plus intéressants. Il a su se laisser retenir à l’occasion par des ouvrages bien faits ; il se laisserait retenir encore.

 

Mais là est le gros de la question. S’il peut être vrai de dire qu’une direction heureuse et habile comme celle de l’Opéra-Comique, trouvant des succès constants et multipliés dans une série de grands ouvrages, songe quelquefois à renoncer aux simples actes, il est vrai aussi d’ajouter qu’à notre époque, les auteurs, même débutants, ne se soucient pas d’écrire des pièces en un acte à l’usage des musiciens.

 

Faire une bonne pièce en un acte, c’est la réalisation d’un des plus délicats problèmes que puisse se poser un auteur dramatique. Outre que la trouvaille d’un sujet échappant à la banalité est des plus rares, sa mise en œuvre sous une forme concrète est des plus laborieuses.

 

Il s’ensuit que tout auteur arrivé qui trouve un sujet nouveau et le voit s’arranger agréablement dans son esprit, commence par le garder pour lui. Les débutants ne peuvent pas toujours procéder avec le même personnalisme ; ils s’associent aux musiciens pour faire avec eux une entrée honorable dans le monde dramatique. Ils donnent alors le meilleur d’eux-mêmes ; parfois on s’en aperçoit et on leur en tient compte.

 

Le plus souvent, ils n’apportent au musicien que des sujets dont ils se sont lassés, dont l’insuffisance leur a, été démontrée par mainte épreuve auprès des directions purement littéraires ; le compositeur, avide d’aliments, se contente de cette proie facile; et lui qui se livre tout entier, lui pour qui une partition en un acte à l’Opéra ou à l’Opéra-Comique est aussi importante que pour un poète dramatique un ouvrage, à la Comédie Française ou à l’Odéon, il joue, souvent avec plus de résignation que de conviction, une partie décisive avec un jeu médiocre.

 

Au-dessous de ces librettistes conscients de l’imperfection relative de leur œuvre, il y en a d’une autre sorte, lesquels ne se doutant ni des qualités à affirmer ni des difficultés à vaincre, apportent au jugement du public d’étranges productions comme on en voit affluer dans certains concours et paraître sur certains théâtres, voire à l’Opéra-Comique.

 

Toutes ces raisons, et bien d’autres encore, ne feront pas que les choses puissent changer. L’Opéra-Comique ne ferait pas mal de ne plus donner de nouvelles pièces en un acte ; et pourtant, aux yeux de tout le monde : l’État, les auteurs, le public, il aurait tort de n’en plus donner. Tel est le cercle dans lequel il va continuer à se débattre et dans lequel aussi il finira par se fixer, en persistant avec résignation à nous apporter à la fin de juin les trois malheureux petits actes réglementaires.

 

Ce qu’on pourrait lui demander, par exemple, ce serait de ne pas nous les apporter tous les trois à la fois.

 

Pourquoi la direction de l’Opéra-Comique ne s’aviserait-elle pas de découvrir que des compositeurs qui se nomment Thomas, Gounod, Reyer, Saint-Saëns, Massenet, Bizet, Guiraud, Paladilhe, Delibes, et tous ceux de la belle pléiade musicale française, ont débuté par une pièce en un acte ?

 

Pourquoi ne donnerait-elle pas pour voisin et pour appui sur son affiche à un compositeur nouveau un compositeur choisi parmi ceux qui sont aujourd’hui arrivés plus ou moins haut ?

 

Une affiche qui mettrait, par exemple, l’Enclume, qu’on vient de nous donner, entre la Colombe, de Gounod, la Sylvie, de Guiraud, le Caïd, de Thomas, Ma Tante Aurore, de Massenet, le Passant, de Paladilhe, aurait un autre attrait pour le public (bien que celui-ci n’ait plus grand goût pour les spectacles coupés), que trois pièces inédites d’auteurs presque également inédits !

 

Il y aurait un charme, un attrait réel pour la génération actuelle à connaître par une œuvre exhumée ce que furent à leur début ceux qui devaient devenir les auteurs de Mignon, de Faust, de Sigurd, d’Henry VIII, de Manon, de Carmen !

 

Le public ne s’énerverait pas pendant trois heures sur des. productions estimables sans doute, mais offrant encore trop de points faibles ; les auteurs ne souffriraient point de cet énervement ; on pourrait ne venir à l’Opéra-Comique qu’à son heure et n’y voir que ce que l’on se soucie d’y voir. Ceux qui s’intéressent, par goût ou par profession, au mouvement musical contemporain, y arriveraient pour juger la pièce nouvelle. Ceux qui sont seulement curieux de comparaisons et de documents artistiques y viendraient étudier, dans une des plus modestes et peut-être des plus sincères manifestations de leur esprit, les débutants d’autrefois devenus les maîtres d’à-présent.

 

II

 

Ces considérations, trop longues, sur la destinée des opéras-comiques en un acte m’ont entraîné, tout naturellement, bien loin de mon véritable sujet ; tout naturellement, aussi, elles m’y ramènent.

 

Donc, le 23 juin, en compagnie du Portrait, de M. de Lajarte, venu là, je l’ai dit, comme un encouragement, comme une preuve que la date tardive de la première représentation n’influe en rien sur l’avenir d’une œuvre vraiment viable, l’Opéra-Comique a représenté trois ouvrages : le Baiser, de M. Henri Gillet, musique de M. Adolphe Deslandres ; l’Enclume, de M. Pierre Barbier, musique de M. Georges Pfeiffer ; Partie Carrée, de M. Auger-Delassus, musique de M. Lavello.

 

De ces poèmes, le premier est naïf, le second est sentimental, le troisième est gai ou entend l’être.

 

Les airs de marivaudage du Baiser font monotone figure sur la scène de l’Opéra-Comique ; il y a là, entre quatre personnages à perruque et à poudre, un échange de petits sentiments, un concours de petites finesses qui arrivent à de bien petits effets. Le philtre qui réveille l’amour y est remplacé par un philtre qui l’endort, et qu’on promène dans une collection de jolis flacons auxquels tout le monde boit, même le public, à en juger par l’effet légèrement narcotique de ce spectacle.

 

M. Pierre Barbier, dont la première pièce, Indigne, a fait quelque bruit dans la presse et qui doit tenir de son père, le très excellent librettiste Jules Barbier, le goût des choses de la musique, M. Pierre Barbier a montré dans le petit poème de l’Enclume une tendance louable vers le genre du drame lyrique.

 

C’est de l’action même qu’il s’est appliqué à tirer les motifs musicaux de l’ouvrage, renonçant, m’a-t-il semblé, au système désormais insupportable des placages, qui constitua autrefois le type par excellence de l’opéra dit comique.

 

Quentin Metsys se fit peintre, de forgeron qu’il était, pour les beaux yeux de sa maîtresse ; le peintre Vincent se fait forgeron pour l’amour de Jeanne, la fille du maître armurier Antoine ; c’est tout le contraire ; c’est pourtant la même chose. M. Pierre Barbier a développé ce thème de son mieux ; son œuvre, même en tenant compte de certaines imperfections ou naïvetés de forme que le public a soulignées, est de beaucoup supérieure aux préciosités du Baiser, qu’on venait d’entendre, et aux joyeusetés de Partie carrée qu’on allait subir.

 

Ce dernier ouvrage marche sans fracas dans les souliers du Toréador. Trois amoureux variés de poil et d’âge, trois doñas, Teodora, Estrella et Carmen, plus ou moins habiles en l’art essentiellement espagnol d’ojear sous l’éventail, des sérénades, des guitares et des gourmades, trois mariages pour finir, tels sont les éléments de cette olla podrida que je crois inutile d’examiner à fond.

 

On a beaucoup ri, mais non point de ce qui devait faire rire.

 

Des trois compositeurs qui ont débuté, en cette soirée, à l’Opéra-Comique, le plus connu, le seul connu, pourrait-on dire, pour la majeure partie du public, est M. Georges Pfeiffer, dont les œuvres instrumentales et les pièces expressément composées pour les concerts sont déjà très nombreuses, et lui ont acquis une notoriété à laquelle manquait la consécration du théâtre.

 

M. Georges Pfeiffer, à qui le public a fait un très favorable accueil, est le compositeur de l’Enclume. Sa partition, sans recherche d’originalité, est claire, vivante et colorée. Les rythmes en sont francs et les tournures parfois d’une fine élégance.

 

Il y a, pour le ténor, M. Mouliérat, pour la basse, M. Belhomme, ainsi que pour Mlle Vial, une imperturbable vocaliste, deux ou trois pages excellentes; elles ont été d’ailleurs très goûtées, grâce à cette interprétation. Je reprocherais volontiers à M. G. Pfeiffer d’avoir abusé d’un effet qu’il fallait s’attendre à rencontrer dans un ouvrage intitulé l’Enclume. Cette enclume sonne à tout propos; on se fatigue de ce tintement métallique intervenant jusqu’à l’excès au milieu d’une instrumentation d’ailleurs fort bien traitée.

 

L’auteur de la musique du Baiser écrit assurément plus correctement que celui de Partie carrée, mais il lui faudrait un peu de l’entrain que ce dernier dépense à l’aventure. Le Baiser est froid, la Partie carrée est vulgaire. Il y a là des qualités d’invention, ici des qualités de facture qu’il ne faut pas méconnaître, mais au total l’un et l’autre ouvrage aboutissent pour l’auditeur à la même somme de fatigue.

 

D’excellents artistes, tels que M. Maris, M. Dulin et M. Herbert, ont joué cette Partie carrée en compagnie de Mmes Dupuis, Pierron et Dupont. Le Baiser n’était pas moins bien servi, grâce au concours de Mmes Molé et Rémy et de MM. Bertin et Labis. Il faut rendre cette justice à la direction de l’Opéra-Comique, que si elle convie très tardivement le public à son spectacle de clôture, elle le lui présente du moins de son mieux.

 

 

 

01 novembre 1884

 

I

 

Parmi les grands théâtres de musique, un seul est resté ouvert durant. les vacances : l'Opéra, où rien de bien notable ne s'est passé, cela dit sans diminuer l'importance de quelques heureux débuts. A l'Opéra-Comique, la réouverture a eu lieu avec beaucoup d'éclat, sans qu'il ait été nécessaire d'y ajouter l'attrait d'une pièce nouvelle ; on s'est borné à prendre l'un des trois ouvrages qui ont, depuis l'année dernière, si brillamment marqué leur place au répertoire de ce théâtre. Le choix s'est fixé sur Carmen ; le succès s'en est affirmé de telle sorte, qu'il est permis de considérer désormais la rénovation du genre comme définitivement acceptée par un public d'abord résistant, sinon tout à fait hostile aux œuvres des compositeurs de notre temps. Manon et Lakmé ont accentué ce mouvement ; sans rien abdiquer de leur respect, de leur admiration, de leur préférence, peut-être, pour les maîtres de l'art ancien, les fidèles du vieil opéra-comique français ont fini par rendre aux représentants de l'école contemporaine la justice qui leur est due.

 

Cette justice est venue trop tard pour Georges Bizet. Les effets, du moins, en seront durables. On ira, dans un avenir sans doute prochain, chercher l'une de ses premières œuvres, les Pêcheurs de perles, ou la Jolie Fille de Perth, on la remettra au théâtre, et on s'apercevra encore une fois qu'il faut se défier  des jugements de ]a première heure. Georges Bizet se trouvera alors définitivement placé au rang supérieur qu'il occupait déjà, de son vivant, dans l'estime de ceux qui l'ont connu et aimé.

 

Si la réouverture s'est faite à l'Opéra-Comique avec une reprise, il n'en a pas été de même dans les théâtres consacrés à la musique de genre, bien qu'on n'y ait rien donné d'absolument inédit. Le Grand Mogol, à la Gaîté, la Nuit aux soufflets, aux Nouveautés, sont en effet deux ouvrages connus, l'un pour avoir été représenté à Marseille il y a huit ans, l'autre pour avoir figuré, il y en a quarante, sur l'affiche des Variétés.

 

Pièce à spectacle, d'un orientalisme fantaisiste, le Grand Mogol met en scène un jeune rajah, admissible au trône à la condition absolue qu'il s'y présentera avec un bouquet de fleurs d'oranger, je veux dire avec un collier de perles blanches, symbole et témoignage de sa pureté inaltérée. Il résiste aux pièges tendus à sa chasteté en vue de provoquer sa déchéance, et il épouse sa bien-aimée, charmeuse de serpents de son état, Parisienne de naissance et d'esprit, sœur d'un dentiste du faubourg Saint-Denis. Par ce simple croquis, qu'on juge du tableau !

 

La Nuit aux soufflets, comédie-vaudeville de M. d'Ennery, adaptée par M. Paul Ferrier au genre musical, représente le duc de Ferrare, Hercule III, comme follement ambitieux d'imiter en tout le Roi-Soleil ; il n'a, jusqu'alors, pris pour modèle que les dernières années du puissant monarque, période d'austérité et d'abstinence ; un certain comte de Candolle lui fait voir à temps que la jeunesse de Louis XIV serait un exemple autrement agréable à suivre, et voilà Hercule III équilibrant sa vie de façon à faire un Louis XIV complet. Une pupille du comte, jolie à ravir et malicieuse à plaisir, achève la conversion du duc et de sa cour. Billets doux, rendez-vous nocturnes, confusion entre les couples amoureux et, finalement, feu d'artifice de soufflets, avec un bouquet de mariages pour dénouement, telle est vaguement la chose. Avec M. d'Ennery, elle eut le tour galant des comédies poudrées ; avec M. Paul Ferrier, elle s'est grossement pimentée, et divers traits se sont trouvés naturellement déformés par les exigences de l'opérette.

 

Il est à remarquer que les souverains, qu'ils s'appellent le Grand Mogol ou le duc de Ferrare, jouent toujours, en ces aventures, un rôle naïf, grotesque ou ridicule ; et il est curieux de constater, par surcroît, que c'est précisément sous l'Empire que l'habitude s'est introduite dans ce théâtre spécial de faire pivoter toute l'action autour d'une ganache couronnée. Jamais, semble-t-il, on ne fut plus irrévérencieux à la scène pour les chefs d'État qu'à cette époque d'autorité absolue. Depuis l'Agamemnon de la Belle Hélène, jusqu'au roi Carotte, il y aurait à recueillir de nombreuses variétés de ce même type, enluminé musicalement par J. Offenbach, et plus tard par M. Hervé, dont nous retrouvons aujourd'hui le nom sur la partition de la Nuit aux soufflets.

 

M. Hervé a derrière lui une longue liste d'œuvres qui, depuis longtemps, l'ont classé à un certain rang ; passé tapageur, renommée de casseur d'assiettes, de décrocheur d'enseignes, d'épouvantail à bourgeois, dont il ne parviendra pas à s'affranchir.

 

Il a aimé plus que de raison les extravagances musicales ; métaphoriquement parlant, un chien lâché avec une casserole à la queue au milieu d'une phrase sentimentale l'a toujours ravi ; il a voulu avoir plus que de l'esprit ; il en résulte qu'on ne l'a jamais pris, qu'on ne le prendra jamais au sérieux, en l'entendant s'appliquer à parler le langage le plus correct, le plus élégant et le plus fin.

 

Il est comme cet homme qui avait tellement la manie des calembours et des jeux de mots, qu'on s'entêtait à chercher un double sens à ses paroles, même quand il disait simplement : « Bonjour, Monsieur. » Il y a pourtant, derrière le « compositeur toqué » (le titre est de lui-même), que M. Hervé représente pour le gros du public, un musicien des plus distingués, des plus habiles, un esprit ouvert aux inspirations délicates et poétiques.

 

Toutes ces qualités, il s'est efforcé de les faire voir dans la Nuit aux soufflets ; on a trouvé que sa distinction affectée n'allait point sans quelque gaucherie, et on l'a renvoyé à sa marotte. — La « Chanson des canards », que Mlle Ugalde dit avec des dandinements et des couin ! couin ! très divertissants, restera donc, semble-t-il, dans l'opinion courante, la quintessence des mérites de cette nouvelle partition.

 

M. Edmond Audran, le compositeur du Grand Mogol, a dans son bagage cette glorieuse et éternelle Mascotte sur laquelle vit le théâtre des Bouffes ; cet agréable ouvrage est un de ceux qui résument le mieux les qualités d'une opérette ambitieuse de mériter le titre d'opéra-comique. Le compositeur a de la jeunesse, de la grâce ; sa distinction naturelle se raffine parfois à l'excès ; c'est du moins un reproche qu'on a pu lui adresser à propos du Grand Mogol ; pourtant, il sait adopter à point et distribuer même à foison ces rythmes polkants, valsants et galopants, qui sont la grosse monnaie du genre et dont la banalité ne lasse point un public plus sensible au mouvement qu'à la recherche.

 

Le Grand Mogol a fort réussi, servi d'ailleurs par une belle mise en scène, de jolis costumes, le talent de Mmes Thuillier-Leloir et Gélabert, de MM. Cooper, Alexandre, Scipion et Mesmaecker.

 

La Gaîté qui, suivant les intentions du Conseil municipal, devait être exclusivement un théâtre de drame, semble, comme je le faisais naguère prévoir, passer définitivement à la féerie musicale, spécialité brillante, mais onéreuse et par conséquent dangereuse. Son avenir sera peut-être de retourner définitivement au grand genre lyrique.

 

Si l'Opéra-Populaire, en train de se reconstituer, réussit, comme on peut l'espérer, c'est au théâtre de la Gaîté qu'il trouvera sa vraie place, par une entente possible entre les deux directeurs : celui du square des Arts-et-Métiers et celui de la rue de Malte.

 

II

 

En attendant les renouvellements d'affiches dont je viens de parler, il a fallu passer deux mois absolument stériles pour la critique musicale.

 

On est allé aux champs écouter dans les blés mûrs la musique des cigales, ou le long des grèves, la lente mélopée des vagues ; plus modestement, on s'est enfermé, les persiennes closes, et tandis que le soleil intolérable cuisait les passants sur le bitume, on a fait la revue tardive des livres accumulés sur la table de travail depuis plusieurs semaines.

 

C'est dans ces conditions que choisissant, parmi les ouvrages ainsi collectionnés en vue des heures pesantes du plein été, ceux qui se rattachent aux questions musicales, j'ai pu faire un très intéressant voyage à travers le XIIIe siècle, en compagnie de M. Henri Lavoix, qui publie, à la suite du Recueil de motets français de M. Gaston Raynaud, une étude sur la musique au temps de saint Louis.

 

Travail d'érudit, bourré de textes, mais surtout travail de judicieux critique et d'historien curieux de reconstitution, qui nous rend, par instants, la physionomie très nette de la société musicale au moyen âge.

 

Après une promenade à travers les abbayes, les maîtrises, les écoles de ménestrandie et les bibliothèques, l'auteur fait défiler devant son lecteur de très piquantes scènes, comme celles d'Anathot et de Ludin, parodie du pédantisme musical de l'époque. Puis, ce sont des renseignements précieux sur la lecture et la composition musicales, sur les instruments et les musiciens. Je ne fais guère là que rappeler les divisions principales de l'ouvrage ; mais ce que je dois citer spécialement, c'est le chapitre consacré au symbolisme et à la philosophie de la musique au XIIIe siècle, regrettant qu'il ne me soit pas permis de m'étendre sur ce sujet, non plus que sur le résumé consacré à l'évolution musicale accomplie durant les sept siècles qui nous séparent du règne de saint Louis.

 

M. Henri Lavoix considère avec raison la musique du XIIIe siècle comme le lien de la musique antique et de la moderne, le XIIIe siècle étant l'époque à laquelle ont commencé à s'unir les deux musiques plane et mesurée, le plain-chant et la mélodie, qui devaient en venir à former notre art moderne.

 

Il voit dans nos musiciens contemporains les descendants directs des trouvères et des déchanteurs du moyen âge, et sans établir un trop persistant parallèle, il les montre encore fidèles aux traditions, aux superstitions musicales de ces temps déjà si reculés, notamment dans l'emploi de certains instruments pour caractériser certains milieux et déterminer certaines impressions. « David et les anges chantaient au son des harpes ; font-ils donc autre chose aujourd'hui ? et les musiciens du moyen âge ne se reconnaissent-ils pas dans les harpes sonores du paradis d'Indra, du Roi de Lahore, de M. Massenet ? C'était au son des cuivres que grinçaient Satan et les démons au fond des enfers. Samiel et Bertram, dans le Freyschütz et dans Robert le Diable, n'évoquent-ils pas les esprits infernaux par les voix les plus stridentes des cors et des trombones ? »

 

La remarque a sa valeur. Il ne me semble pas pourtant que ce soit uniquement par fidélité à la tradition, — et sans doute M. Henri Lavoix ne l'entend pas tout à fait ainsi, — que nos musiciens modernes emploient de préférence les cordes ou les cuivres dans telle ou telle situation et pour la personnification de tels ou tels personnages.

 

Assurément, si les naïfs et sincères ancêtres de nos compositeurs avaient négligé l'emploi des cithares pour les voix célestes et des tubas ou cornets pour les voix infernales, nous n'en aurions pas moins eu les trombones de Robert et les harpes du Roi de Lahore.

 

Les instruments ont leur tempérament comme les voix si la harpe et le trombone étaient des inventions d'hier, aucun compositeur, les employant pour la première fois, ne s'aviserait sans doute d'en intervertir l'application.

 

Le livre de M. Henri Lavoix est curieux, non seulement pour les musicographes, mais encore pour le public, à qui sont rarement présentés des documents de cette importance.

 

III

 

Le nom glorieux d'Hector Berlioz a, depuis ces dernières années, rayonné sur la première page de bien des ouvrages. Les travaux, les études, que l'on a consacrés à l'auteur des Troyens, sont considérables tant par leur nombre que par leur valeur.

 

La série pourtant n'est pas close ; Berlioz est encore trop près de nous pour qu'il ne reste pas bien des choses à dire sur lui et sur ses ouvrages.

 

Le dernier venu, mais non pas le moins intéressant, des écrivains qui ont entrepris la tâche de parler à nouveau de l'homme et de l’œuvre, est M. Alfred Ernst, dont un volume récent, l'Œuvre dramatique de H. Berlioz, nous apporte des appréciations très justes et des analyses très bien faites.

 

En ce volume revivent tous les grands drames musicaux nés de l'inspiration de l'illustre musicien dauphinois ; ses théories y sont clairement exposées et ingénieusement commentées.

 

Malgré une conviction enthousiaste du mérite de son modèle, l'écrivain le connaît trop bien et semble trop épris de vérité pour lui avoir ménagé la critique.

 

Il reconnaît très volontiers, dans le chapitre où il étudie spécialement « le musicien », que Berlioz garde souvent une arrière-pensée qui, si elle le sauve de la banalité, restreint aussi quelque peu la franchise de ses allures ; que craignant de déchoir, il veut que toute phrase mélodique, toute harmonie tombée de sa plume soit neuve, curieuse, originale ; d'où un effort qui se laisse deviner par endroits, des minutes d'épuisement, des pages où l'inspiration semble violentée.

 

J'ai emprunté là à M. Alfred Ernst ses propres expressions. Je le retrouve, quelques pages plus loin, visant une des tendances les plus spéciales de l'esprit de Berlioz : l'amour des modulations ou changements de tonalité ; il fait très justement observer à ce propos que, si ces changements ne sont pas toujours bien préparés, il n'en faut point blâmer le compositeur, la modulation soudaine, imprévue, pourvu qu'elle ne soit pas trop fréquente, constituant un puissant moyen d'expression, surtout en matière dramatique.

 

En suivant l’auteur dans son analyse des procédés de Berlioz, je vois qu'il n'a pas manqué de relever un des traits les plus intéressants de cette physionomie musicale.

 

Ce trait, généralement négligé, je l'avais rencontré déjà dans la sténographie d'une conférence faite, il y a quelques années, par M. Bourgault-Ducoudray, professeur d'histoire de la musique au Conservatoire, sur la « Modalité dans la musique grecque ».

 

En exprimant cette idée : que le mode majeur et le mode mineur communément employés dans la langue musicale ne sauraient être considérés comme exclusifs de tout autre élément d'expression, le conférencier en venait à exposer les divers modes étrangers dont pourrait s'enrichir cette langue, notamment les modes antiques, les modes grecs surtout, dont plusieurs compositeurs modernes ont adopté exceptionnellement l'usage.

 

À la tête de ces compositeurs, il plaçait Berlioz, qui se sert fréquemment des modes grecs, du mode hypodorien, par exemple, qu'on voit apparaître dans le morceau fugué formant l'introduction de la deuxième partie de l'Enfance du Christ, et encore dans l'Invocation à la Nature de la Damnation de Faust.

 

Dans d'autres passages, Berlioz a adopté le mode dorien : l'air d'Hérode, de l'Enfance du Christ, et le pas des Nubiennes, du ballet des Troyens, sont écrits selon ce mode.

 

Il existe encore de rares fragments anciens de musique écrits dans ce mode dorien, dont Aristote a dit : « Il est une harmonie qui procure à l'âme un calme parfait : c'est la dorienne. » Le premier et le plus intéressant de ces fragments est l'Hymne à la Muse, de Dionysios ; — un autre que l'on doit citer est le Pange lingua de l'Église chrétienne.

 

Cette introduction du plain-chant dans la musique dramatique n'est pas spéciale à Berlioz ; tous les musiciens contemporains la pratiquent ; mais il était intéressant de noter que, dans sa recherche constante de l'imprévu, dans son horreur de la banalité, l’auteur des Troyens est le premier qui l'ait communément admise.

 

Cette observation avait-elle été faite par d'autres que par M. Bourgault-Ducoudray ? Je ne saurais le dire ; — elle m'est revenue seulement après avoir lu le chapitre dans lequel M. Alfred Ernst examine à fond le procédé de Berlioz, et je l'ai relevée comme un détail bon à pointer aux marges d'un livre d'ailleurs très complet et très attachant.

 

IV

 

A la suite de ces lectures, il m'est arrivé une collection très intéressante de petits ouvrages de pédagogie musicale, et puisque, pour une fois, je donne une place plus considérable à la bibliographie qu'à la critique, j'en dirai quelques mots.

 

C'est, sous des apparences fort modestes, l'œuvre très intelligente et très pratique d'une femme, MLLe Marie Chassevant, qui, élève d'Émile Chevé, collaboratrice de Mme Pape-Carpentier, préoccupée de donner aux tout jeunes enfants le goût de la musique et en même temps de leur épargner l'aridité de l'enseignement de cet art, s'est ingéniée à créer un système, une méthode, une série d'exemples tous basés sur ce principe : qu'il faut parler à l'enfant avec des formes familières et en termes sympathiques d'une chose qu'il connaît, pour lui en apprendre une qu'il ne connaît pas.

 

Elle a imaginé une suite de récits, naïfs comme des contes de fées et qui familiarisent peu à peu le petit élève avec les termes, les notions, les règles de l'art musical. C'est tout d'abord, par exemple, et comme initiation à la connaissance de la gamme, l'histoire des « Oiseaux de Mme La Mesure » et leur arrivée dans la volière. On y voit un gros oiseau, sans queue ni ailes, prenant à lui seul autant de place que tous les autres et qu'on appelle la Ronde ; puis deux oiseaux à fond blanc, puis quatre tout noirs, encore sans ailes, puis enfin des oiseaux à une aile, à deux, à trois, à quatre ; ce sont les blanches et les noires, les croches, les doubles, les triples et les quadruples croches.

 

Tout cela vit, s'agite dans le récit ; les oiseaux par instants s'envolent : les pauses, les demi-pauses, les soupirs viennent prendre leur place sur les bâtons de la volière, qui finissent par devenir les barres de la portée musicale ; l'enfant a compris sans même s'apercevoir qu'on l'instruisait.

 

Ces traités élémentaires, ces solfèges, ces caractères mobiles enfermés dans une boîte pareille à une casse d'imprimerie, permettant à l'élève de choisir, de présenter à l'appel du maître et au besoin de placer sur une portée en blanc le signe qu'on lui nomme, ces tableaux destinés à lui faciliter plus tard l'étude du piano, sont autant d'éléments d'un système très complet, où se révèle une délicatesse d'invention toute féminine.

 

L'idée mérite d'être vulgarisée dans les écoles ; elle peut l'être dans les familles mêmes, par les soins de mères intelligentes et patientes. Je recueille, en fermant le premier Manuel de Mlle Marie Chassevant, un trait touchant qui servira de conclusion à cet aperçu :

 

« Depuis quelques années, dit-elle, je remarquais que je trouvais beaucoup plus d'enfants ayant la voix fausse que lorsque je commençai mes cours ; souvent il m'arrivait de dire : « Mon petit ami, chantez-moi donc une chanson ! — Et l'on me faisait presque toujours cette réponse : Mademoiselle, je ne sais pas. — Mais dans votre entourage, il y a bien quelqu'un qui chante ? — Non ! Je ne sais même pas si j'ai de la voix. » — Pauvres enfants ! Tout occupée de réaliser mon idéal, j'oubliais la guerre de 1871 qui avait jeté son voile sombre sur ces pauvres petits... Depuis, n'entendant pas chanter autour d'eux, ils ignoraient même s'ils avaient de la voix... »

 

Ces choses-là, sont dites simplement, sans recherche d'effet ; elles donnent un charme particulier aux exposés de ces Manuels.

 

 

 

01 janvier 1885

 

I

 

Il y a un an, à pareil jour, j'avais à parler de la Farandole, le premier ouvrage important donné au théâtre par M. Théodore Dubois, dont le bagage de compositeur dramatique se bornait jusqu'alors à deux petits actes, la Guzla de l'Émir et le Pain bis.

 

Cette partition de la Farandole révélait en lui un musicien élégant, ingénieux et fin, réservé parfois jusqu'à la timidité dans l'expression de sa pensée, amoureux des tonalités discrètes et toujours d'une haute conscience artistique.

 

Toutes ces qualités se retrouvent dans l'opéra en quatre actes, Aben-Hamet, qu'il vient de faire représenter au Théâtre-Italien, inaugurant l'ère de transition dans laquelle entre cette scène, dont le répertoire quasi classique de la salle Ventadour ne garantissait plus suffisamment l'avenir et qui est en train d'achever son évolution vers le genre de l'ancien Théâtre-Lyrique français. Aben-Hamet a été écrit sur des paroles italiennes ; c'est une suprême concession à l'enseigne de la maison, une expérience qui, vraisemblablement, ne se renouvellera plus. On jouera là désormais en langue française les ouvrages d'origine française ; voilà ce que conseillent à la fois la raison et l'expérience dans un théâtre où d'ailleurs il n'y a guère de vraiment italien que les choristes. Pour le public, il est revenu depuis longtemps de ses préjugés aristocratiques en fait de nationalité musicale, il veut qu'on l'intéresse avant tout, qu'on lui apporte des impressions nouvelles. C'est pourquoi la direction du théâtre musical de la place du Châtelet, dont l'exploitation du seul répertoire italien avait pu déconcerter les prévisions, semble tout à coup revivre sous l'influence de l'esprit français.

 

L'ouvrage de M. Théodore Dubois a très brillamment réussi ; les applaudissements, les bis, même les doubles bis, facilement prodigués aux fabricants d'opérettes mais faits pour étonner les musiciens sérieux, les rappels à chaque acte et les ovations finales lui ont apporté la consécration la plus complète. Enfin on a parlé d'un hommage rendu à la fois aux préférences du public et à la valeur de l'œuvre par la mise à l'étude d'Aben-Hamet selon la version française.

 

Je suis donc tout à fait à l'aise pour examiner de près, avec la sévère attention qu'il mérite, et pour analyser sans complaisance banale un opéra dont la venue a été si bien accueillie et qui semble destiné à tenir longtemps l'affiche.

 

Les ouvertures naguère consacrées à une sorte de résumé de la partition, ne sont plus de mode depuis assez longtemps ; M. Théodore Dubois s'est borné, comme il fallait s'y attendre, à faire précéder la partie dramatique de son œuvre d'une brève préface symphonique, prélude majestueux qui va se développant et s'élargissant jusqu'au début du prologue.

 

La toile se lève sur l'habitation d'Aben-Hamet à Carthage, tente vaste, ornée à profusion d'armes, de bannières et d'objets précieux ; le jeune Maure, fils de Boabdil, dort sous les yeux de sa mère Zuléma et d'Alfaïma, sa sœur d'adoption. Au dehors, des jeunes filles chantent une invocation au soleil : « Leva ti, o sole ! » d'un caractère religieux et doux. Les deux femmes, attentives au moindre mouvement d'Aben-Hamet qui tarde à s'éveiller, implorent le ciel en sa faveur et s'entretiennent de ses destinées. Il va prochainement partir pour Grenade ; fils du dernier des rois maures dépossédés de leur conquête par les Espagnols, il doit reconquérir le berceau de la gloire de ses ancêtres. Ce départ trouble le cœur d'Alfaïma. Elle aime Aben-Hamet et se soucie plus d'amour que de gloire ; mais elle fera son cruel devoir : elle laissera partir le jeune héros.

 

Elle quitte Zuléma, qui, devant Aben-Hamet obstinément endormi, laisse s'exhaler en un arioso les sentiments de son âme : « Va, retourne à Grenade ; va, la vengeance t'appelle. Cours relever le tombeau de Boabdil. Mon cœur de mère te crierait : Reste ; mais, sultane, mon devoir est de te dire : Pars ! »

 

Cette exposition dramatique et musicale nous mène jusqu'au réveil d'Ahen-Hamet, qui est le vrai commencement de la pièce ; cette exposition, ajouterai-je, est longue ; elle contribue à donner, au prologue, qui en sa qualité de prologue devrait être succinct, une importance assurément excessive ; l'intérêt musical s'y concentre sur l'arioso de Zuléma : « Va ! ritorna ver Granata » et sur le duetto précédent ; ce sont là des points attachants sans doute, mais on a hâte d'arriver au cœur de l'action.

 

Le cri du muezzin appelle les croyants à la prière ; Aben-Hamet se lève enfin ; il se prosterne, à côté de sa mère, le regard tourné vers Grenade ; au dehors, la voix de la désolée Alfaïma et de ses compagnes monte doucement dans l'espace ; le fils de Boabdil, bien que devinant l'amour d'Alfaïma, renouvelle son serment de vengeance contre les Espagnols et affirme son prochain départ ; le tableau est complet, très lumineux, d'une impression saisissante.

 

Le monologue attendri d'Aben-Hamet : « Fatal mestizia arcana », mis en valeur par l'art parfait de M. Victor Maurel, a commencé le succès de l'œuvre. Le terzetto suivant complète heureusement l'effet de ce cantabile ; le prologue se termine bruyamment par un ensemble saluant le fils de Boabdil qui part seul pour Grenade. On pousse le « cri de guerre » des Abencérages, « Honneur et Amour ! », cri peu féroce, dont M. Théodore Dubois a corrigé de son mieux l'innocente mollesse en l'enveloppant de toutes les sonorités de son orchestre.

 

II

 

Voilà donc Aben-Hamet à Grenade. Il y arrive en plein marché, monté sur une mule et affectant les allures d'un riche et honnête voyageur qu'on ne saurait soupçonner tout d'abord de vouloir révolutionner le pays.

 

Marchands et acheteurs sur la place vont et viennent, animant un chœur d'un rythme obstiné, d'une couleur très vivante.

 

A son costume, on n'a pas de peine à reconnaître Aben-Hamet pour un Maure — « Dei nostri lo dice il vestimento ». —Avec une confiance assurément imprudente, il commence par déclarer à cette foule qu'il a juré « haine aux chrétiens ». Personne heureusement ne s'en émeut ; on laisse le voyageur aux réflexions que peut lui inspirer la vue de cette merveilleuse cité de Grenade, dont il serait le roi glorieux si le sort des armes n'avait trahi son père Boabdil. Il la salue dans un air de forme très italienne, mais d'un très beau et très noble mouvement. Nouveau triomphe pour l'interprète, dont le rôle, du reste, tient la pièce d'un bout à l'autre et de façon presque exclusive ; car à côté de ce maitre personnage d'Aben-Hamet, il n'y a que deux figures d'hommes, celle du duc de Santa-Fé qui ne prend qu'épisodiquement la parole un peu plus loin, et celle du chevalier Lautrec, un ténor qui ne dit rien, sinon dans les ensembles.

 

Si je note au passage ce défaut d'équilibre entre les rôles, ce n'est pas absolument pour formuler une critique ; c'est plutôt pour établir un fait à la louange du compositeur et de l'interprète, M. Théodore Dubois et M. Victor Maurel, qui, l'un aidant l'autre, ont trouvé le moyen de nous intéresser à un unique rôle de baryton dans un ouvrage de longue haleine.

 

Aben-Hamet, venu à Grenade pour y fomenter la révolte parmi les Maures qui peuplent la ville, ne tarde pas à dévier de son chemin, et cela de la façon la plus inattendue. Sur cette même place, où il vient de proclamer hautement sa mission, une porte s'ouvre, une femme paraît, éblouissante de beauté, suivie de duègnes et de pages ; c'est Bianca, la fille du duc de Santa-Fé, gouverneur de Grenade. Avec une liberté d'allures et de langage, sans doute très espagnole, s'il faut en croire le dialogue, elle aborde Aben-Hamet et lui parle :

 

— Vos armes, vos vêtements trahissent votre origine !

 

C'est un coup de foudre. — Les voilà tous les deux en plein lyrisme dès le premier mot si simple, et pourtant si osé, de cette patricienne à ce passant. « Astre du ciel, houri descendue du paradis sur la terre. » — « Il a le regard fier, sa parole est caressante ! »... hyperboles du musulman, entraînement de la chrétienne. — Je ferais volontiers un procès aux librettistes sur cette brusque liaison, si le compositeur ne m'avait charmé dans ce duo madrigalesque où, toutes les douceurs épuisées, toutes les tendresses condensées en un ensemble d'une chaleur pénétrante, les deux personnages se quittent avec l'espérance d'un prochain retour.

 

Dès cet instant, Boabdil et les rois maures et les Espagnols abhorrés, tout cela s'efface de l'esprit d'Aben-Hamet ; il n'y reste plus que la pure image de Bianca. — La lutte sera désormais entre cet amour inguérissable et l'influence de Zuléma, soucieuse de la gloire d'Aben-Hamet, d'Alfaïma, jalouse de sa tendresse.

 

Tous ces personnages se retrouvent dans la vallée du Xénil, où le duc de Santa-Fé possède une résidence. — Là arrivent Zuléma et Alfaïma, épuisées par un long voyage. — Tandis que la jeune fille va puiser de l'eau à la source voisine pour apaiser la soif de Zuléma, la mère d'Aben-Hamet songe avec angoisse à la destinée des siens :

 

« Le lion du désert est roi, mais il est moins cruel que le chrétien. — Pourquoi l'impie s'est-il fait notre oppresseur ? pourquoi nous condamne-t-il à l'exil ? Allah ! aie pitié de moi ! aie pitié de ma douleur ! »

 

C'est un chant mauresque que l'inspiration personnelle du compositeur a revêtu du caractère mélancolique le plus touchant ; c'est, avec le duetto qui le suit, l'inspiration la plus délicate de cette partition. Si grand qu'en ait été le succès, celui du duetto a été plus considérable encore. A Granata insiem n'andiamo. « A Grenade ensemble nous irons ; là, nous pourrons le revoir ! » M. Théodore Dubois a enfermé dans une vingtaine de mesures, dont se compose ce passage, tout un trésor de grâce, de simplicité, de naïveté émue. On a voulu entendre trois fois cette page délicieuse, qui apporte à l'auditeur l'impression de fraîcheur, de pureté, que font naître certaines inspirations de l'Enfance du Christ, de Berlioz.

 

Il n'y a là évidemment qu'un épisode ; l'action pourrait très bien s'en passer ; elle le devrait même ; de ces longueurs heureuses il faut pourtant féliciter l'auteur ; elles ont été la lumière de cet acte, dont la suite nous offre une série de scènes sur lesquelles je passerai rapidement : la nouvelle rencontre de Bianca et d'Aben-Hamet, la présentation de ce dernier au duc de Santa-Fé père de celle qu'il aime, et un finale dans lequel se concentrent et se heurtent, suivant la conception du compositeur dramatique, les sentiments des divers personnages la douleur de Zuléma et d'Alfaïma reconnaissant qu'Aben-Hamet leur échappe ; le double amour doublement coupable d'Aben-Hamet et de Bianca, du musulman pour la chrétienne ; la sympathie un peu molle et banale du duc pour cet étranger ; et la confiance du candide Lautrec qui, s'apercevant très bien de l'amour de Bianca et du Maure, se console en pensant que « leur religion les sépare ». Le chœur se borne, dans ce concert, à célébrer la bonne mine du fils de Boabdil. Il résulte de la combinaison de tous ces éléments un ensemble très étendu, où la préoccupation de faire grand apparaît très constante, et se résout en un résultat suffisamment heureux pour que le rideau tombe au bruit d'unanimes applaudissements.

 

Nous ne sommes ici qu'à la fin du premier acte ; nous touchons pourtant au point culminant de l'intérêt musical. Dans la Cour des Lions, à l'Alhambra, les Maures conspirent, à l'instigation de Zuléma ; là, aussi, Alfaïma vient pleurer son amour méconnu ; là, enfin, se rencontrent Bianca et Aben-Hamet. Tous deux se disent leur tendresse, leurs angoisses ; tous deux parlent au nom de leur croyance ; c'est la situation capitale de la fiction de Chateaubriand : « Sois musulmane ! Sois chrétien ! » que les auteurs ont transportée à la scène, en l'allégeant, en y gardant à l'amour une plus large part qu'au prosélytisme ; la musique revêt d'une chaude poésie les protestations des deux amoureux ; l'ensemble « Astro d'amor che splendi » suffirait seul au succès de l'acte, dans lequel on a remarqué pourtant l'air d'Alfaïma, celui de Bianca et la scène de la conjuration.

 

III

 

L'analyse qui précède établit a l'actif de M. Théodore Dubois une somme suffisante d'effets, pour que le sort de son ouvrage paraisse assuré dès la fin de ce tableau de l'Alhambra, quelle que doive être la suite. Aussi, me trouvé-je fort à l'aise pour dire au compositeur qu'à partir de son troisième acte, l'œuvre m'a semblé longue, encore bien que marquée çà et là de traits particulièrement heureux.

 

L'amour d'Aben-Hamet et de Blanca a fourni, à ce moment, au musicien à peu près tous les thèmes qu'il en peut attendre ; continuer dans cette voie, ce serait arriver à la satiété ; d'autre part, il est bien tard pour chercher dans un autre sentiment que celui de l'amour le moyen de galvaniser le drame. On sait qu'Aben-Hamet a renoncé à toute action politique ; vouloir le rejeter de vive force dans cette action, c'est assurément vouloir conclure ; mais il faut conclure vite, se « hâter vers l'événement », suivant le précepte antique. C'est là ce que les auteurs n'ont pas pu ou pas voulu faire. Il en résulte qu'ils ont paru perdre, à la fin de la soirée, un peu du terrain gagné au commencement. Voyons pourtant comment ils ont ordonné cette seconde partie de leur ouvrage.

 

Après la scène de l'Alhambra, Aben-Hamet, invité par le duc de Santé-Fé, vient au Généralife, où le gouverneur offre à la noblesse grenadine une grande fête dans la salle des Chevaliers. Là aussi se sont donné rendez-vous les conjurés maures. Et voici que tout à coup Zuléma et Alfaïma paraissent entre deux haies de soldats espagnols ; des hommes et des femmes bizarrement accoutrés sont avec eux.

 

— Monseigneur, dit un officier, ces bohémiens rôdaient autour du palais ; je les ai fait arrêter.

 

Aben-Hamet est là ; il ne voit ni sa mère ni Alfaïma ; mais le public les voit, lui, et il peut sembler qu'à ce moment une forte situation va naître. Déception : le duc, cédant aux instances de sa fille et d'Aben-Hamet, se borne à prononcer le bannissement des bohémiens ; ces derniers proposent de témoigner « leur gratitude en dansant les danses de leur pays » :

 

Grati a voi siam. Codesta

Cosi splendida festa,

Come è la nostra usanza

Allegrare possiam di qualche danza.

 

C'est le ballet ! — Il n'est pas possible de se tromper plus complètement et de meilleure grâce que ne l'ont fait ici les auteurs. — On danse donc, faute de mieux ; mais vient l'instant où le duc s'avise d'interrompre cette chorégraphie pour annoncer le mariage de sa fille avec le chevalier Lautrec, Ce ténor qui a tenu jusqu'alors aussi peu de place dans l'action que dans la musique.

 

Renversement des espérances d'Aben-Hamet ; colère, cris, douleur de Bianca ; intervention de Zuléma, qui parvient à faire rougir son fils de sa faiblesse :

 

Nè s'accende il tuo forore,

Nobil figlio di Boabdil !

 

Au signal tout à coup donné aux conjurés par sa mère, Aben-Hamet prend la tête du mouvement et, l'épée à la main, va s'élancer sur les Espagnols ; mais au préalable il fait sa partie dans un quintette qui, venant à la suite d'un finale très monté de ton, rate comme une pièce d'artifice mouillée.

 

Je note pourtant dans cet acte, d'une économie si fâcheuse, une série de belles pages musicales, parmi lesquelles je relèverai le brindisi du duc de Santa-Fé, hors-d’œuvre d'une allure très crâne, supérieurement interprété par M. Édouard de Reszké, dont la voix a autant de puissance et de charme que son style a d'autorité ; la belle phrase d'Aben-Hamet en forme de prière : O Boabdil, o padre mio ! et le grand ensemble de la révolte.

 

Pour le quintette terminal, si j'y reviens, c'est qu'il obsède singulièrement mon esprit ; le sabre d'Aben-Hamet, qui règne au Théâtre-Italien comme à Grenade, aurait dû le trancher net dès le premier jour.

 

Le dernier acte n'est, en réalité, qu'un très court tableau. Le chevalier maure, blessé dans son premier combat contre les Espagnols, vient mourir au pied du mont Padul, où naguère tomba son père Boabdil. Zuléma et Alfaïma se désespèrent, Bianca le reçoit mourant dans ses bras et lui apporte la suprême consolation de sa tendresse.

 

Tel est ce drame lyrique ; drame par le dénouement plutôt que par les développements, qui sort surtout du domaine de la spéculation poétique et sentimentale. Les amours d'Aben-Hamet et de Bianca auraient pu fournir trois actes ; il a plu à MM. Léonce Détroyat et de Lauzières de leur en accorder cinq, en comptant le prologue ; M. Théodore Dubois nous aura rendu du moins très agréable cette promenade un peu prolongée à travers leur roman hispano-mauresque.

 

En terminant, je veux rendre hommage à la conscience, à la sincérité du compositeur. Ses goûts l'entraînant vers l'école mélodique, voire vers l'école mélodique italienne, il s'est honnêtement et franchement abandonné à eux, non pourtant sans marquer son œuvre du signe des musiciens modernes.

 

Les intransigeants de la musique peuvent traiter de haut la partition d'Aben-Hamet. Elle supportera ce dédain sans apparent dommage. En notre temps, un compositeur dramatique doit être, avant tout, de l'école du bon sens, ne pas rompre brutalement avec le passé, faire une part intelligente et prudemment mesurée aux formules du présent.

 

Le Théâtre-Italien aura trouvé, dans la partition de M. Théodore Dubois, l'œuvre qui doit l'aider à se dégager de la servitude italienne ; il entendait bien sans doute qu'il en serait ainsi, car il a donné à cette œuvre un cadre luxueux ; il en a vêtu les personnages de la façon la plus pittoresque, grâce aux maquettes et aux croquis du comte Lepic.

 

L'interprétation d'Aben-Hamet est tout à fait digne de l'œuvre. M. Maurel y est, comme toujours, remarquable ; Mme Calvé, qui fait Bianca, est une fort belle personne, dont la voix très pure, très égale, est maniée avec une science déjà grande ; Mlle Janvier, qui vient de l'Opéra, où elle jouait les pages, a montré une réelle force dramatique dans le rôle d'Alfaïma, et Mlle Lablache a été fort applaudie dans celui de Zuléma, dont elle fait une mère plus jeune que nature, défaut qu'on lui passe volontiers en faveur de ses qualités de cantatrice.

 

Pour M. de Reszké, on sait ce qu'il vaut ; je lui ai déjà consacré un mot au courant de cette analyse : c'est un artiste qui fera, dans un avenir prochain, très grandement parler de lui.

 

IV

 

Les nouveaux concerts, sous la direction de M. Charles Lamoureux, poursuivent depuis quelque temps une série des plus intéressantes ; je n'ai malheureusement ni le temps ni l'espace nécessaires pour en parler comme je le souhaiterais. Je constaterai du moins, si brièvement que ce soit, la variété, l'excellence de leurs programmes ; je louerai comme il convient la netteté, la sûreté, le brillant des exécutions que conduit M. Lamoureux.

 

Il n'est pas d'orchestre mieux discipliné que le sien ; les fragments de Lohengrin donnés dans le courant de décembre ont été interprétés avec une incontestable supériorité. M. Lamoureux arrive à nous faire connaître, fragment par fragment, l'œuvre la plus célèbre de Richard Wagner ; c'est une intelligente préparation à l'audition théâtrale complète de cet ouvrage, qu'il se résoudra certainement à nous offrir un jour. Mme Brunet-Lafleur a été fort remarquable dans le rôle d'Elsa. J'ai parlé déjà de M. Van Dyck, qui semble fait pour personnifier vocalement et même physiquement, comme le chevalier au Cygne, tous les héros du cycle wagnérien.

 

Parmi les livres spéciaux qui me sont arrivés en ces derniers temps, je tiens à citer l'Histoire de la Musique de M. H. Lavoix, parue chez Quantin, dans la « Bibliothèque de l'enseignement des beaux-arts ». C'est l'œuvre d'un de nos confrères les plus érudits et les plus compétents en matière musicale ; il nous donne dans cet ouvrage les notions les plus exactes, les plus étendues, les plus concrètes aussi, car elles tiennent, en moins de quatre cents pages, sur la musique depuis les primitifs jusque aux contemporains. Ce livre est d'une lecture agréablement instructive ; le dessin y complète très heureusement le texte ; il est plein d'autographes, de reproductions curieuses ; je ne crois pas qu'il ait paru depuis longtemps un traité aussi clair et aussi complet.

 

Très intéressante, très curieuse est la notice que publie, chez Lemerre, un autre de nos confrères, M. Arthur Heulhard : Jean Monnet, « Vie et Aventures d'un entrepreneur de spectacles au XVIIIe siècle ». Il y a là, après une préface des plus humoristiques, des traits fort piquants sur ce directeur de l'Opéra-Comique, « amalgame prématuré d'Harel, de Lireux, de Mabille et de Barnum », fait pour prouver aux directeurs actuels, comme le dit l'auteur, qu'ils n'ont rien inventé, pas même la faillite. L'ouvrage est, d'ailleurs, des plus utiles à consulter comme document pour servir à l'histoire du théâtre de l'Opéra-Comique.

 

Je dois encore mentionner une étude de M. Paquerre sur les Origines et Variations de notre tonalité ; une autre Étude, très sérieuse, très détachée, de M. William Cart sur J.-S. Bach ; et enfin les Souvenirs de Richard Wagner, traduits par M. Camille Benoît, édités par Charpentier, et où le compositeur gallophobe se révèle dans toute la naïveté de son orgueil : publication d'un réel intérêt pour ceux qui, tout en haïssant l'homme, s'inclinent devant le maître.

 

 

 

01 février 1885

 

I

 

Avant de parler de Tabarin, que vient de représenter l'Opéra, il m'a semblé intéressant de lire le Tabarin que représenta la Comédie-Française, il y a bien près de dix ans. Les deux n'ont qu'un seul auteur : M. Paul Ferrier qui, plus modeste que son héros, dont le légendaire chapeau prenait, comme on sait, toutes les formes, s'est borné à cette double expression d'une même idée.

 

Le Tabarin dramatique, contrairement à ce qu'on en pourrait attendre, décèle un auteur moins rompu au métier théâtral que le Tabarin lyrique ; affaire d'âge et d'expérience peut-être. Le premier montre M. Paul Ferrier soucieux avant tout d'une ingénieuse et délicate facture littéraire ; le second accuse chez lui la préoccupation de mouvementer autant que possible une action à laquelle vont manquer forcément le charme du vers et les amplifications sentimentales.

 

Ici et là, la pièce est en deux actes. Il me semble que c’est trop. Le sujet, très mince et traité surtout en vue d'une situation finale fort belle, bien humaine et dont je vais parler, ne supporte pas d'être ainsi étiré. Il est d'un métal brillant sans doute, mais qui n'a point la ductilité de l'or. Il gagnerait plus de résistance à se renfermer dans des bornes plus étroites. On va du reste en juger.

 

Le théâtre de Mondor, qui fait l'agrément des badauds du Pont-Neuf en l'an 1620, et dont Tabarin est le bouffon le plus aimé, l'artiste en vedette, vient de perdre son matamore Fritelin, misérablement pendu en Grève pour affaire de vol. Si on ne le remplace pas, la troupe de Mondor ne pourra pas jouer le soir la Farce des Tonneaux.

 

Or, en ce moment même, Francisquine, c'est-à-dire Mme Tabarin, est fort mécontente de son mari qui l'a très vilainement battue ; il est coutumier du fait : il a le vin batailleur et tendre à la fois ; il revient aussi vite qu'il part, mais il part avec un élan dont les belles épaules de sa moitié portent trop souvent les marques.

 

Ne professant pas cette opinion, d'ailleurs discutable, que plus les femmes sont battues, plus elles sont tendres, Francisquine est très disposée à se venger du brutal. Elle boude obstinément quand Tabarin reparaît, essayant de l'amadouer ; elle sourit agréablement quand intervient et lui parle d'amour le jeune Gauthier, un aventureux basochien qui, l'ayant vue sur les tréteaux de Mondor, où elle personnifie l'Isabelle de la Comédie-Italienne, en est tombé éperdument épris.

 

Il ne faut pas que le mari se doute de cette naissante intrigue ; Francisquine n'est d'ailleurs pas encore tout à fait décidée à coiffer Tabarin de cette ridicule manière dont il plaisante si bien dans ses parades. Elle veut, d'autre part, garder à sa portée ce galant qui lui tombe tout à coup, et si à propos, sous la main. Ce sera, en permanence, un instrument de vengeance contre les duretés conjugales.

 

Elle le présente donc tout simplement à Mondor et à Tabarin comme aspirant à la succession de Fritelin dans l'emploi des matamores. Gautier est accepté et débute, pour ainsi dire, séance tenante, après s'être fait juger sur une tirade empruntée à l'œuvre de Tabarin même et qu'il débite de la plus satisfaisante façon.

 

Mais il n'entre point dans les vues de l'amoureux de s'attarder à ce roman comique et de courir les tréteaux forains. Il veut enlever Francisquine et il l'enlève, en effet, de vive force, au beau milieu de la représentation, laissant en scène Mondor et Tabarin.

 

C'est le moucheur de chandelles Nicaise Fripesauce qui vient annoncer à Tabarin la fuite des amoureux, et cela en plein théâtre. Tabarin, pris d'une folle rage, se répand en imprécations. Le public, croyant que c'est dans la pièce, applaudit à tout rompre et rit d'autant plus que le malheureux pleure davantage. La situation est, je l'ai dit, très saisissante, très poignante, très humaine. C'est évidemment pour elle seule que l'ouvrage a été écrit.

 

Le dénouement en est ingénieux. Francisquine retrouvée, ramenée par Nicaise, confuse, repentante, huée, menacée par la foule, qui a fini par comprendre le désespoir de Tabarin et pris parti violemment pour lui ; Francisquine est tirée d'affaire par l’offensé lui-même.

 

Il fait succéder le rire aux larmes : il éclate en lazzis nouveaux.

 

Çà ! de quoi voulez-vous qu'on me venge,

Et que croyez-vous donc que soit la vérité ?

La scène était d'avance entre nous convenue,

Et notre pièce continue !

 

Ainsi Tabarin reconquiert, par un pardon généreux, sa femme, intacte il faut le croire, comme il le croit, c'est-à-dire sans une conviction bien apparente. L'aventure du moins se termine de la meilleure façon imaginable.

 

Ce sujet, on le voit, tiendrait très bien dans le cadre d'un acte. Pour le diviser en deux, il a fallu en « garnir » les vides avec des épisodes dont la vaste scène de l'Opéra rend assurément l'emploi dangereux.

 

Il est permis de se demander d'ailleurs si les ingéniosités, les subtilités d'une petite comédie lyrique comme Tabarin sont vraiment à leur place là. M. Vaucorbeil, qui fut un directeur épris des grandes traditions de l'art, montrait d'autre part une spéciale prédilection pour les œuvres de demi-caractère. Il aurait voulu nous rendre 1'Amide de Gluck ; il lui eût été également agréable de monter le Philtre d'Auber ou le Barbier de Séville de Rossini. Cette contradiction dans ses vues n'était qu'apparente ; comme compositeur, Amide répondait à son idéal le plus élevé et le plus pur ; comme directeur, le Philtre et le Barbier lui offraient le moyen de renouveler l'attrait de ses spectacles coupés et de donner aux grands ballets un autre préliminaire que la Favorite ou le Comte Ory, œuvres dont le mérite ne suffit plus pour triompher de la satiété du public.

 

Mais le Philtre et le Barbier de Séville, ayant pour eux leur valeur, ont contre eux leur ancienneté. Ni l'État, ni la Société des auteurs n'entendent qu'on nous donne tant de vieux-neuf ; il fallait, en outre, toujours de par la loi, confier deux actes à un compositeur ayant obtenu le prix de Rome. Voilà comment M. Émile Pessard, ancien pensionnaire de la villa Médicis, a été appelé au périlleux honneur de remplacer, sur l'affiche de l'Opéra, Auber et Rossini et d'écrire un ouvrage pour accompagner le Fandango de M. Salvayre et les autres ballets du répertoire.

 

Ce péril se doublait ici de celui que créent, pour un compositeur aux prises avec un sujet de si peu de relief, les vastes dimensions de l'Académie nationale de musique, où les œuvres de genre, soigneusement écrites, ingénieusement agencées par le librettiste, comme c'est le cas de Tabarin, sont destinées à perdre tant de leur valeur.

 

II

 

Cette pensée a certainement préoccupé M. Émile Pessard, car son premier soin a été de grossir autant que possible les traits de son modèle et de prêter à son Tabarin, personnage d'opéra-comique, je dirais volontiers d'opérette, le langage et l'accent des héros de la tragédie lyrique.

 

M. Émile Pessard, auteur de la Cruche cassée, du Char, du Capitaine Fracasse, représentés soit à l'Opéra-Comique, soit au Théâtre-Lyrique, semblait, à le juger d'après ses ouvrages, s'être classé définitivement parmi les poetæ minores de la jeune école française, dont l'imagination aimable, légère, voire cavalière, se plaît, dans le domaine de la pure comédie musicale.

 

Le choix du sujet de Tabarin était fait pour confirmer cette opinion ; la façon dont ce sujet est traité par le librettiste ne la dément point ; le compositeur seul a montré un très net parti pris de ne pas rester dans les limites étroites de l'ouvrage. Il a donc sacrifié, je le répète à sa décharge, les exigences du genre à celles du milieu ; car il est homme de tact et d'esprit et ne l'aurait assurément pas pris de si haut avec son poème, pour l'unique satisfaction d'établir qu'il est capable, à l'occasion, de faire autant de bruit que n'importe quel autre de ses devanciers.

 

S'il est des impressions pénibles, même lugubres, dans Tabarin, comme la scène finale, comme celle du cortège de Fritelin mené en Grève pour la pendaison, il en est d'agréables et de légères ; à n'entendre que l'introduction de l'ouvrage, on n'en jugerait cependant pas ainsi. Ce morceau n'est point un résumé des inspirations diverses du compositeur ; il est uniformément solennel et triste, d’une vraie valeur au reste, mais ne prenant pas son auditeur en traître, lui montrant bien, dès le premier mot, qu'en cette affaire il ne s'agira pas positivement de badiner.

 

Le chœur, au lever du rideau, a de l'allure, de l'entrain ; il est coupé par le chant funèbre du Libera, chanté par les moines accompagnant Fritelin au supplice, opposition cherchée, séduisante sans doute pour un compositeur, mais d'un effet médiocrement heureux, à ce qu'il m'a semblé. Ces condamnés qui passent, la corde au cou, devant ce cabaret où l'on rit, où l'on boit, où l'on aime, peuvent constituer un spectacle philosophique ; le tempérament spécial de l'ouvrage s'accommode mal de cette exhibition ; l'intérêt musical en souffre, les passions alors en jeu n'étant point de celles qui peuvent donner à une scène de cette nature une réelle intensité.

 

Cette fâcheuse impression vite effacée, Francisquine apporté dans l'action musicale sa note franche, mais un peu excessive ; elle s'indigne contre les brutalités de Tabarin ; elle est tragique déjà, cette Isabelle du Pont-Neuf ; elle s'apaise pourtant afin de lire le sonnet madrigalesque du basochien Gauthier ; cette page n'a arrêté qu'un instant l'attention du public ; il s'est laissé retenir davantage et réellement charmer par le duo suivant entre Francisquine et Gauthier ; le trio dans lequel Mondor et Nicaise racontent à Francisquine la pendaison de Fritelin est d'un esprit picaresque, mais l'impression de drôlerie en est très sensiblement atténuée par le fâcheux souvenir du cortège funèbre entrevu un instant auparavant.

 

Une chanson à boire dite par Tabarin « Sinon l'amour, buvons l'oubli ! » très largement dessinée, d'un relief très net, fait grandement honneur à l'inspiration de M. Pessard. Après cette chanson, je veux citer le morceau dit par Gauthier ; les vers empruntés ici aux œuvres de Tabarin sont mis en musique sous une forme archaïque d'un goût parfait. Il y a encore dans cet acte un quatuor de bonne allure et surtout un finale que le public a redemandé, et qui a permis au compositeur de faire la preuve de la fécondité de ses ressources.

 

Le deuxième acte donne encore à Francisquine et à Gauthier un grand duo monté de ton jusqu'à l'excès, quelques pages de ballet et surtout la scène finale. Là, le compositeur est en plein drame humain et il peut s'y étaler à son aise, sans craindre qu'on lui reproche d'élargir sa mesure et de faire éclater son moule.

 

Tout se tient parfaitement dans ce morceau capital ; l'expression en est vigoureuse et sobre ; une telle page, même unique, suffirait à préserver de l'oubli un ouvrage qui, pour montrer d'ailleurs une réelle disproportion entre le caractère dramatique du sujet et sa traduction musicale, n'en fait pas moins reconnaître en M. Émile Pessard un compositeur d'un esprit élevé, dont l'avenir satisfera sans doute la très légitime ambition.

 

Le héros de Tabarin, c'est Tabarin, c'est-à-dire M. Melchissédec, qui chante avec une voix superbe et joue avec un art consommé ce maitre rôle qu'un Frédérick Lemaître eût aimé et auquel un Coquelin a déjà donné la vie. Mlle Dufrane est une agréable et bien parlante Francisquine ; M. Dereims, un élégant Gauthier poussant sa voix avec une généreuse vigueur ; MM. Dubulle et Sapin, dans Mondor et Nicaise Fripesauce, ont fait une pointe des plus heureuses en plein domaine fantaisiste ; pour Mlle Hervey, comme elle ne dit rien ou peu s'en faut, on n'en saurait vraiment rien dire.

 

Les deux décors, restitutions pittoresques du vieux Paris, sont charmants, ce qui ne surprendra personne, étant donné qu'ils sont de MM. Lavastre, Rubé et Chaperon.

 

Une belle surprise, par exemple, a été celle qui nous est venue des chœurs. Les chœurs de l'Académie nationale de musique remuent, ils font des gestes, ils agissent, ils se mêlent à l'action ; ils jouent, enfin ! Cela ne s'était pas vu depuis longtemps. On n'espérait plus le revoir. La nouvelle direction a réalisé ce prodige ; elle a dérangé l'immobilité hiératique de la caste chorale : c'est une victoire inespérée, dont les auteurs et le public ne sauraient trop vivement la complimenter.

 

Une reprise du Fandango accompagnait la première représentation de Tabarin. Un autre ballet, Yedda, a été associé ensuite à l'œuvre de M. Pessard. On y a fort applaudi Mlle Mauri, qui est la grâce même. Entre ces deux soirées, Mme Fidès Devriès a reparu dans Faust, rentrée tout à fait triomphale pour une cantatrice qui, ayant gardé ses qualités de charme et de jeunesse, y ajoute une puissance dramatique aujourd'hui des plus rares.

 

 

 

15 mars 1885

 

I

 

Je n'ai pu parler à son heure de la Diana de M. Paladilhe, et voici que déjà il n'est plus opportun d'en parler, l'ouvrage ayant prématurément disparu de l'affiche. Je dirai pourtant le bien que je pense de la partition, je témoignerai de la haute estime que je professe pour le compositeur de ces trois actes.

 

M. Paladilhe, parti pour Rome à l'âge de seize ans, en revenait à dix-neuf, rapportant de la villa Médicis des mélodies qui popularisaient son nom, à un âge où tant d'antres épèlent encore leur alphabet musical ; depuis cette époque, déjà lointaine, il a donné à de trop longs intervalles divers ouvrages à l'Opéra-Comique ; on a pu croire parfois qu'il se désintéressait de la lutte. En réalité, il travaillait lentement, consciencieusement, il travaille encore à un grand opéra : Patrie ! dont il veut faire l'œuvre maîtresse de sa carrière.

 

Il s'est distrait, durant quelques mois, de ce travail considérable pour écrire Diana ; l'ouvrage comporte une vingtaine de numéros ; quelques-uns sont de facture courante, mais deux ou trois, notamment un duo pour ténor et soprano, un arioso pour baryton, portent la marque d'une inspiration tout à fait supérieure.

 

Le compositeur a mis dans ces pages une poésie exquise, un mouvement dramatique et lyrique, qui le maintiennent en bon rang parmi les maîtres de notre jeune école française. Nul n'a plus que lui le respect de son art, nul n'apporte plus de conscience, plus de sincérité dans l'expression de sa pensée.

 

 

J'appuie d'autant plus sur ce point, que je ne crois pas qu'une justice suffisante ait été rendue au compositeur ; il est heureusement de ceux qui savent et qui peuvent attendre, de ceux à qui le sentiment de leur force doit conserver une parfaite sérénité d'esprit.

 

Diana a été montée avec beaucoup de soin par M. Carvalho, encadrée dans de charmants décors, interprétée par d'excellents artistes : MM. Talazac, Taskin, Grivot, Mlle Cécile Mézeray, Mme Chevallier, pour ne citer que les principaux ; tout cela n'a point suffi à conjurer le sort contraire : le compositeur peut le regretter, sans en souffrir ; il a devant lui un avenir qui le dédommagera assurément des mécomptes du présent.

 

II

 

La musique dramatique a donné fort à faire à la critique durant ces dernières semaines, sans parler des œuvres de genre dont je ne risque pas même le dénombrement. A Diana a succédé, à l'Opéra-Comique, le Chevalier Jean ; mais avant de parler de ce drame lyrique, il faut, pour suivre l'ordre chronologique, que je dise un mot de Rigoletto, représenté à l'Opéra suivant cette version française sur laquelle pesait depuis si longtemps l'interdit du Maître, je veux parler de Victor Hugo, à qui un librettiste italien, Piave, je crois, a naguère emprunté sans façon le sujet du Roi s'amuse.

 

L'ouvrage du maestro Verdi m'a toujours semblé écrit pour une scène de moyenne grandeur ; son avènement à l'Opéra pouvait inspirer certaines craintes. Je me hâte de reconnaître que ces craintes ne se sont pas réalisées : le cadre n'a pas paru trop large pour le tableau.

 

Mme Krauss a été, dans le rôle de Gilda, tout à fait égale à elle-même, c'est-à-dire tragédienne et cantatrice de premier ordre ; M. Lassalle, qui ne quitte point volontiers les dehors galants ou héroïques, est entré de fort bonne grâce dans la rude peau de Rigoletto ; sa belle voix a fait merveille, associée celles de Mme Krauss, de Mlle Richard et de M. Dereims, dans ce merveilleux quatuor, redemandé par la salle entière avec des transports d'enthousiasme absolument italiens.

 

L'activité que déploient les directeurs der l'Opéra est en vérité fort louable. Ils ont apporté le mouvement et la vie sur cette scène. Après Rigoletto, avant le Cid, ils se préparent à nous donner le Sigurd de M. Reyer, qu'il a fallu aller applaudir à Bruxelles, et qui nous revient après une très belle série de représentations au théâtre de la Monnaie.

 

Il semble qu'un grand mouvement se prépare dans la musique française ; longtemps contenue dans d'étroites limites, forcée de chercher un refuge à l'étranger, elle va, à en juger d'après certains signes, trouver enfin en France même un milieu absolument favorable à sa large et brillante expansion.

 

III

 

J'arrive au Chevalier Jean, que l'Opéra-Comique vient de représenter et qui est le quatrième grand ouvrage de M. Victorin Joncières, le compositeur de Sardanapale, du Dernier Jour de Pompéi et de Dimitri.

 

Le chevalier Jean est le héros d'un drame lyrique ; comme le doge à Versailles, ou plus bourgeoisement comme Scribe à l'Académie française, il pourrait dire : « Ce qui m'étonne ici, c'est de m'y voir. »

 

Il n'y a, en effet, dans ce sujet, rien qui se rattache à l'école aimable du Domino noir et de Fra Diavolo. Il a plu pourtant à M. Carvalho, en son intelligent éclectisme, de faire une belle place à cet ouvrage, précédé, du reste, sur la même scène, par des œuvres qui, à un degré moindre, mais très franchement déjà, rompent avec la tradition locale.

 

La maison d'Auber, de Boieldieu et d'Hérold n'est plus inhospitalière aux œuvres d'un caractère héroïque ou sévère ; elle est devenue la maison de Gounod. Nul mieux que le maître à qui notre génération doit le Médecin malgré lui, Philémon et Baucis, Cinq-Mars, Roméo et Juliette, — pour ne parler que des œuvres données sur la scène de la rue Favart, — n'était fait pour concilier les deux genres et ouvrir la voie aux compositeurs dramatiques dont notre éducation musicale actuelle encourage les tendances.

 

Je me trouve, à propos du Chevalier Jean, dans le cas où je me suis trouvé récemment encore à propos d'Étienne Marcel ; j'userai du même procédé ; je me bornerai, en ce qui concerne le livret, à en raconter l’origine et à en exposer l'action. Un excellent prétexte pourtant me serait offert d'en dire quelque bien : il me suffirait de rappeler que, cette fois, ce livret n'a point, comme Étienne Marcel, un seul auteur. Le compositeur a eu affaire ici à deux collaborateurs, dont l'un est M. Édouard Blau, co-auteur de la Coupe du roi de Thulé, le poète délicat de Bathylle, charmant petit acte représenté, il y a quelques années, à l'Opéra-Comique, et qu'il ne faut point confondre avec son aimable homonyme, l'un des deux signataires du poème de Sigurd.

 

Le moine milanais Matteo Bandello, qui fut évêque d'Agen en 1550, grand conteur d'aventures galantes en dépit de sa moinerie, a narré dans ses Histoires tragiques traduites en français, ou plutôt imitées par Pierre Boistuau, les étranges et romanesques amours de la duchesse de Savoie et du chevalier Juan de Mendoce.

 

L'histoire n'appartiendrait pas en propre à Bandello, s'il faut en croire l'avertissement au lecteur que Pierre Boistuau a placé en tête de son récit. Il est dit, en cet avertissement, que Valentinus Barruchius, natif de Tolède, a fait un gros tome latin de la même aventure.

 

Ces origines reculées importent peu ; il faut aller au plus bref. Le poème sur lequel M. Victorin Joncières a écrit a partition met en scène les personnages inventés ou évoqués par Matteo Bandello ; mais au lieu de leur donner pour théâtre le duché de Savoie, il les transporte en Silésie, au temps de l'empereur Frédéric. Je dirai, au courant de cette revue, en quoi le drame diffère de la légende.

 

IV

 

Le chevalier Jean de Lorraine est parti pour la Palestine, laissant en Silésie une jeune fille qu'il aime, qu'il espère épouser à son retour. Or, quand il revient, il la trouve mariée au comte Arnold, un vieillard ami de son père ; on a dit à Hélène, — c'est le nom de la jeune comtesse, — que Jean était mort en Terre sainte. Depuis longtemps recherchée parle prince Rudolf, palatin provincial de Silésie, favori de l'empereur, qu'elle redoute et qu'elle hait, elle a, pour échapper à ses obsessions, accepté la main du comte, lequel n'a entendu contracter avec elle qu'une paternelle alliance.

 

Voilà-ce que Jean apprend au début de l'action ; il est arrivé sur le domaine du comte Arnold, le jour même du premier anniversaire de ce mariage qui ruine soudainement ses espérances ; il a chassé des soldats brutaux à la solde du palatin de Silésie qui étaient venus troubler les plaisirs des tenanciers du comte ; et il va s'éloigner après avoir dit à Hélène un triste et éternel adieu, lorsque le prince Rudolf se présente, réclamant bonne et prompte justice contre l'homme qui vient de maltraiter ses gardes. Le comte refuse de livrer Jean de Lorraine, son hôte. Mais Rudolf invoque l'appui de l'empereur Frédéric qui, à ce moment même, parcourt la province appelant aux armes le ban et l'arrière-ban de ses guerriers contre Henri le Lion, duc de Bavière, ligué avec les Milanais contre lui. Après avoir obtenu du comte l'assurance que, dès le lendemain, il se joindra à son armée, Frédéric se déclare prêt à châtier le chevalier qui a offensé le palatin Rudolf. Mais Jean lui parle si fièrement que soudainement sa colère tombe.

 

J'aime ce haut langage,

Et bien mal avisée est la voix qui m'engage

A désarmer un bras comme le tien.

Garde-nous ton courage.

Nous en aurons besoin là-bas.

Contre Henri le Lion demain tu nous suivras !

 

Ainsi se termine le premier acte. Le chevalier, le comte sont partis à la suite de Frédéric. Hélène restera seule. Rudolf, prince palatin désigné par l'empereur pour gouverner durant son absence, s'en applaudit. Il compte mettre à profit l'isolement d'Hélène et ne tarde pas à la poursuivre de nouveau. Elle n'a auprès d'elle qu'un jeune page, qui l'aime profondément et discrètement et va bientôt servir à l'accomplissement des noirs projets de Rudolf. Ce dernier, en effet, hautainement repoussé, sent, comme dit l'imitateur de Bandello, « son grand amour se changer en une haine plus que mortelle ».

 

Il fait entendre au page Albert, dont il a surpris l'amour et qui est, comme dans la légende, « un pauvre et misérable jouvenceau donnant foi à ses déloyales inventions », que l'audace seule doit le mener à ses fins.

 

« Je veux donc que ce soir, dit dans le texte de Boistuau le comte de Pancalier, qui est le prototype de Rudolf, à son propre neveu, page, « je veux que tu t'en ailles secrètement en sa chambre... et je m'assure, vu l'ardente amitié qu'elle te porte, qu'elle te recevra humainement. »

 

Aux détails près, l'action est la même dans le drame que dans le récit.

 

Le page, surpris dans sa folle équipée, est poignardé par les ordres de Rudolf, qui dénonce la comtesse comme adultère en présence de nombreux témoins d'un prétendu flagrant délit.

 

La comtesse, dans l'impossibilité de prouver son innocence, se borne à des protestations qu'on n'écoute pas. Elle est condamnée ; les juges pourtant, pris de pitié, lui accordent le bénéfice du jugement de Dieu.

 

Mais aucun chevalier ne se présente pour lui servir de champion. De nouveau, Rudolf s'offre à elle ; il lui rappelle méchamment que Jean de Lorraine a disparu, que nul ne connaît sa destinée ; il lui apprend que le comte Arnold est mort durant la guerre ; cette fois encore, elle repousse ses honteuses propositions de salut ; elle n'implore plus qu'une grâce : l'assistance d'un prêtre.

 

Cette grâce, Rudolf la lui accorde. Un moine vient et la trouve seule à demi évanouie après la scène cruellement outrageante que vient de lui faire Rudolf. Ce moine, c'est Jean, qui, las de la vie, croyant à l'infamie d'Hélène, s'est, au retour de la guerre, jeté dans un couvent et y a prononcé ses vœux ; Jean que la fatalité désigne précisément pour venir apporter à cette femme, par laquelle il a tant souffert, le suprême pardon.

 

Il se révolte d'abord ; puis en son âme le devoir l'emporte.

 

Non ! J'ai juré l'oubli d'un passé misérable,

Et, prêtre, à mon devoir je ne faillirai pas.

 

Il fait signe à la pénitente de s'agenouiller ; il écoute cette confession, cette révélation qui le frappe délicieusement et terriblement.

 

Hélène, à cette heure solennelle, ne s'accuse que d'une seule faute.

 

Je ne veux point parler, mon père, de ce crime

Pour lequel je m'en vais mourir.

Non ! Je suis du mensonge et de l'ignominie

Faussement accusée et faussement punie,

Et j'en atteste Dieu par vous représenté !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

L'honneur de mon époux reste vierge d'offense ;

Mais le ciel me punit d'une autre défaillance.

J'aimais un chevalier au cœur loyal et fort...

Cher confident de ma jeunesse !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

— Innocente ! innocente ! et je n'ai pas compris !

 

Jean pleure et s'humilie ; c’est à lui d'implorer son pardon ; il se fait reconnaître d'Hélène extasiée.

 

C'est, pendant un instant, une joie ineffable. Le prêtre oublie ses vœux ; la femme oublie la mort imminente.

 

Il faut pourtant sortir de ce rêve. Les gens de justice s'approchent. Rudolf est impitoyable.

 

Entre cet homme et vous ne suis-je pas ici ?

 

Ainsi parle Jean, aveuglé par sa passion. Mais Hélène, douloureusement, le ramène à la réalité.

 

Mais entre vous et moi Dieu n'est-il pas aussi !

 

Jean, précipité de la hauteur où son exaltation l'emportait, courbe la tête ; il songe à cette robe de moine qu'il a librement revêtue ; en même temps aussi, il songe que Dieu ne doit point vouloir laisser l'injustice se consommer.

 

C'est pourquoi, au moment suprême, quand la comtesse peut croire son heure venue, un chevalier se présente pour défendre sa cause. C'est Jean. Il tue l'imposteur Rudolf et s'accuse ensuite, aux pieds de l'empereur, d'avoir, pour servir Dieu, versé, lui prêtre, le sang d'un homme. Mais Frédéric sait le secret du chevalier ; il le console et l'encourage ; le Saint-Père peut le délier de ses vœux.

 

Ainsi finit, sur une parole d'espérance, ce poème qui diffère du récit du Bandello en ce que, dans la légende, le chevalier n'est nullement prêtre ; il revêt seulement une robe de moine pour venir recevoir frauduleusement la confession de celle qu'il aime.

 

Il a semblé aux auteurs que substituer la réalité à. la fiction, faire véritablement de Jean un prêtre, leur donnerait une situation autrement poignante et humaine ; c'est en vue de cette situation dominante que les éléments du drame se sont coordonnés ; c'est par elle que le compositeur a été particulièrement séduit.

 

V

 

M. Victorin Joncières a longtemps passé pour un des adeptes les plus fervents de la doctrine wagnérienne. Comme tous les compositeurs de cette génération, il s'est trouvé, il y a quelque vingt ans, entrainé dans le grand sillage tracé à travers le monde musical par le maître de Bayreuth. Mais il n'a pas tardé à comprendre aussi qu'à vouloir suivre un tel modèle, on ne pouvait guère s'assimiler que ses défauts ; sans dédaigner les enseignements puisés à la source germanique, il a fait un prudent retour vers les traditions de l'art français, et l'on peut dire, sans crainte de l'offenser, qu'il est maintenant un wagnérien repenti.

 

Son orchestre est très abondant, très ornementé ; les instruments y soulignent largement le caractère et le discours des personnages ; mais la langue dramatique que parlent ces personnages sur la scène est très nette, très colorée, très vivante. L'instinct scénique, qui est le propre du génie français, se révèle dans la série de tableaux musicaux dont se compose l'importante partition du Chevalier Jean.

 

Les formules de M. Victorin Joncières procèdent d'une méthode synthétique que les compositeurs de ce temps ont adoptée comme la plus propre à l'expression des situations dramatiques. Tout en demeurant soucieux de leur individualité, ils ne dédaignent pas d'emprunter aux diverses écoles les procédés dont les succès classiques ont conservé l'excellence. C'est ainsi que nous rencontrerons, au cours de cette partition, plus d'une page où se fait très directement sentir l'influence des maîtres italiens qui, en somme, sont restés supérieurs dans l'art de mouvementer et de passionner une action lyrique.

 

Le prélude-ouverture du Chevalier Jean est un résumé succinct des principaux motifs de l'opéra. Je n'en parle donc que pour mémoire, puisque je vais retrouver les éléments de ce prolégomène en poursuivant mon analyse.

 

Un chœur dansé introduit gaiement l'auditeur dans le milieu à la fois pittoresque et barbare où doit se dérouler le drame. Paysans silésiens, soldats et pages s'en donnent à cœur-joie, tandis qu'à peu de distance le palatin Rudolf ourdit ses sombres trames. Ce début lumineux amène la première rencontre de Jean et du comte Arnold, au courant de laquelle se place un air très développé du chevalier, traduisant les souvenirs du passé, les joies du retour, les espérances que va bientôt détruire la venue d'Hélène désormais séparée de lui par la force des faits accomplis.

 

Le duo dans lequel éclatent les douloureux reproches de Jean, les touchantes et loyales excuses d'Hélène, est empreint d'un caractère à la fois délicat et passionné ; l'ensemble : « Adieu, douce espérance ! » est d'un tour charmant, d'un dessin très pur et très simple, dont le public a promptement subi la séduction.

 

Le deuxième acte offre une coureur toute différente. Les morceaux détachés y abondent ; les épisodes musicaux s'y succèdent sans compromettre la marche de l'action, car cet acte, assurément un des plus denses qui soient sortis de la plume d'un compositeur, ne dure pas plus de trente minutes. J'y dois signaler, au lever du rideau, le joli chœur des fileuses, avec son léger mouvement imitatif et son milieu très cavalier, formant une heureuse opposition au début et à la conclusion de cette agréable page.

 

La romance sarrasine que chante le page Albert pour charmer la mélancolie de la comtesse, et en même temps lui exprimer discrètement son amour, restera comme l'un des traits heureux de cette partition ; elle a une grâce aérienne et, dans la modulation qui amène le refrain, une morbidesse tout à fait séduisante. Elle s'enchaîne à un terzetto qui en complète très heureusement l'effet.

 

Une chanson de Rudolf, contenant ses perfides conseils au page : « Il faut oser avec les femmes ! » est d'une tournure assez ancienne, adoptée de parti pris sans doute au profit du chanteur plutôt qu'au bénéfice du compositeur. La belle voix, l'assurance de l'interprète, trouvent leur compte à cette combinaison apportant au public la somme de plaisir qu'il en peut relativement attendre.

 

Dans la cantilène dite par la comtesse à sa fenêtre, au milieu du calme de la nuit, alors qu'elle interroge son cœur troublé par le souvenir de Jean, par les brutales déclarations de Rudolf, il y a une inspiration poétique, une émotion discrète, dont on sentira d'autant plus le charme que l'orchestre s'habituera mieux à n'envelopper à ce moment la voix de la chanteuse que d'un murmure presque insaisissable, — harmonies vagues de l'ombre d'où monte cette plainte mélancolique d'une âme blessée.

 

Les trois morceaux détachés dont je viens de parler s'interposent entre deux grandes scènes dramatiques ; le duo de Rudolf et d'Hélène, page très poussée dans le mode italien, est un dénouement saisissant par la largeur et la sobriété de l'expression.

 

C'est dans le troisième acte, après un ballet et une scène d'orgie, où Rudolf et les chœurs font éclater comme une fanfare la rude chanson des Burgraves, que se place le duo de la Confession, que les auteurs, librettistes et compositeur, ont dû considérer comme le sommet de leur œuvre.

 

M. Victorin Joncières a traité cette scène avec une hauteur et une simplicité tout à fait magistrales ; une émotion puissante s'en dégage : les aveux murmurés par Hélène à l'oreille du prêtre sont d'une adorable chasteté, de même que le mouvement de joie passionnée qui la jette dans les bras de Jean, bientôt reconnu, décèle la plus dévorante flamme. Cela est très beau et a produit le très complet effet que le musicien en pouvait attendre sans présomption.

 

Un dénouement rapide s'imposait après cette scène : M. Victorin Joncières l'a établi en deux traits dans la rencontre de Jean et de Rudolf, au moment du duel judiciaire : un beau septuor encore traité à l'italienne, mais très grandiosement développé et une prière pleine d'une foi ardente, d'une exaltation superbe.

 

L'opéra a pour péroraison la phrase du premier duo : « Reviens, douce espérance ! » faite pour rappeler très heureusement au public une des meilleures inspirations de l'ouvrage.

 

VI

 

Le compositeur, il faut le dire, a eu cette rare bonne fortune de voir se grouper autour de lui, pour l'interprétation de son ouvrage, des artistes jeunes, pleins d'ardeur et de talent dont l'ensemble a concouru grandement au succès.

 

Mlle Emma Calvé est une intelligente cantatrice merveilleusement douée. Le public lui a fait le plus brillant accueil. J'ai dit, ici même, à propos de son début au Théâtre-Italien, les grandes qualités qui la distinguent. Le rôle trop bref, mais très important, du page Albert a été pour Mlle Castagné l'occasion d'un succès des plus vifs et des plus mérités. Quant à Mme Dupont, on a su apprécier la bonne grâce qu'elle a mise au service d'un rôle de quelques lignes. M. Lubert, dès sa première phrase, a conquis ses auditeurs ; sous l'armure, comme sous le froc du chevalier-moine, c'est le plus charmant ténor que nous ayons entendu depuis longtemps. Le baryton Bouvet est arrivé à l'Opéra-Comique en passant par les Folies-Dramatiques ; mais il jouait en province le grand répertoire et n'a fait que revenir à son genre, en créant avec beaucoup de relief le personnage de Rudolf. L'empereur Frédéric est personnifié par M. Fournets, dont on a fort remarqué la belle voix et la ferme diction. Enfin, M. Cambot, sous les traits du comte Arnold, MM. Troy et Dulin, ont mis beaucoup de zèle et de talent à tenir des emplois auxiliaires, assurément au-dessous de leur mérite.

 

Les petites étoiles du divertissement ingénieusement réglé par Mlle L. Marquet sont Mlles Nilani et Garbagnati.

 

Les décors sont variés et pittoresques ; les costumes brillants, la mise en scène supérieurement réglée. Un enchanteur a soufflé sur tout cela et en a tiré des effets parfois tout à fait inattendus ; M. Carvalho est au nombre de ces bien rares directeurs qui rêvent la perfection dans l'art ; il apporte aux moindres détails de la scène une science de la composition, une recherche de l'effet plastique, que bien des peintres lui doivent envier ; toutes les fois que j'ai eu à parler d'un des ouvrages montés par lui, je n'ai pu m'empêcher d'évoquer le souvenir de certains tableaux de maître. — Si ceux que M. Carvalho a ainsi composés dans sa longue carrière nous avaient été conservés par quelque magique procédé de reproduction, il pourrait offrir à nos yeux la plus intéressante galerie qui se puisse voir.

 

Voilà une chose que je lui ai souvent dite, mais jamais, on me croira volontiers, je ne la lui ai dite avec autant de plaisir qu'au sujet du Chevalier Jean.

 

 

 

15 avril 1885

 

I

 

Richard Wagner est certainement le compositeur au sujet duquel partisans ou adversaires débitent le plus d'erreurs et d'exagérations. Il y a pour et contre lui d'incontestables partis pris : critique féroce, louange hyperbolique ; écoutant surtout leur imagination et leur passion, les uns le méconnaissent jusque dans ses chefs-d’œuvre, les autres l'adorent jusque dans ses faiblesses. Il faut y mettre plus de froideur et de réflexion, et, dans un certain sens, plus d'impartialité, surtout maintenant que la personnalité de l'homme ne porte plus son ombre sur celle de l'artiste.

 

Les Maîtres Chanteurs, récemment représentés à Bruxelles, ramènent devant moi cette grande figure du compositeur allemand, que j'ai déjà eu l'occasion d'examiner d'assez près au moment de l'exécution de Parsifal. En relisant ce que j'en ai dit alors, en songeant à ce que je dois en dire aujourd'hui, au lendemain d'une attentive audition des Maîtres Chanteurs, je ne vois pas que mes impressions générales soient sensiblement modifiées : j'ai subi le même charme et lutté contre le même ennui.

 

Sur ce dernier mot, on ne manquera pas de m'objecter qu'en pareille occurrence on ne peut tout saisir du premier coup par le menu, qu'il faut descendre lentement dans l'intimité absolue de l'œuvre, en discerner la vertu cachée, ce qui ne saurait aller sans une patiente initiation. C'est bien possible et je n'y contredis pas en principe ; cependant, comme je suis en présence d'une œuvre dramatique, faite, je pense, en vue de l'entendement des foules, il faut bien que je la juge sous cet aspect simple. Et puisque, d'ailleurs, je me sens dès le premier moment directement et pleinement touché par certains rayons émanant d'elle, et par conséquent immédiatement sensible à ses beautés, je ne vois pas pourquoi je serais continuellement en défiance contre moi-même, alors que mes sensations deviennent obtuses et que, partiellement, cette œuvre, au lieu du plaisir que j'en attendais, ne m'apporte plus que de la lassitude.

 

C'est dans cette disposition d'esprit, en spectateur modeste et de bonne foi, dégagé de toute scolastique, que j'ai vu les Maîtres Chanteurs et que j'en rendrai compte.

 

L'opéra est de ceux que l'on commence à connaître en France par quelques sélections ayant figuré au programme de nos grands concerts. Ces pages choisies ne peuvent pourtant donner une idée précise de l'esprit général de l'œuvre, unique dans le répertoire de Wagner, œuvre de conception légère, pure fantaisie d'artiste en belle humeur, semblerait-il, si au fond on n'y découvrait encore une trace de ce personnalisme qui est le trait caractéristique de l'auteur.

 

A propos de cette comédie musicale, on s'est plu à donner en exemple aux poètes et aux compositeurs le système de Wagner à la fois poète et compositeur; comme tel, en situation de démontrer pratiquement et complètement de quelle façon, selon lui, il faut entendre le théâtre musical. Ce système est rationnel, le plus rationnel qui soit ; il consiste, en quatre mots, à subordonner la musique au drame, à bannir tout élément qui ne serait point pris à la source même du sujet, principe excellent, stricte ment appliqué par Wagner, mais appliqué, qu'on y prenne garde, selon un tempérament qui n'a rien de commun avec le tempérament de notre race.

 

C'est pourquoi, en reconnaissant l'excellence et la logique du procédé wagnérien, il ne faut pas manquer d'ajouter que l'imitation servile en serait désastreuse pour nos auteurs nationaux.

 

Ils s'inspireront cependant du même esprit de logique et de vérité, mais ils l'appliqueront suivant les suggestions de leur nature personnelle.

 

Voilà le point sur lequel wagnériens et antiwagnériens ne sont pas encore près de s'entendre ; les uns ne s'expliquant peut-être pas assez clairement, les autres ne comprenant pas ou résistant encore à admettre cette simple loi de relation.

 

J'aurai l'occasion de revenir sur cette question, en analysant les Maîtres Chanteurs dont je raconterais le sujet en dix lignes, si la mise en œuvre n'en était assez curieuse à examiner dans certains de ses détails.

 

II

 

Dans l'œuvre de Richard Wagner, le poète et le compositeur ne sauraient être séparés ; ils sont aussi volontaires, aussi absolus l'un que l'autre dans la manifestation de leur pensée ; il faut donc juger simultanément le poème et la musique des Maîtres Chanteurs.

 

Ils ont pour préface une magnifique page symphonique ; cette ouverture en forme de marche, très largement, très puissamment développée, est déjà inscrite au répertoire des concerts du Château-d'Eau, où M. Lamoureux en a donné récemment deux ou trois brillantes auditions, très justement applaudies.

 

La toile se lève sur un décor sévère représentant l'intérieur d'une église de Nuremberg ; au fond, les fidèles agenouillés chantent le dernier verset d'un choral luthérien. Éva, fille de l'orfèvre Pogner, accompagnée de Madeleine, sa nourrice, est là, à son prie-Dieu, moins attentive au chant religieux qu'à la mimique expressive du chevalier Walther de Stolzing, qui, dit le poème, lui exprime « son ravissement et ses espérances ».

 

Sur ce thème, Wagner a écrit une scène purement symphonique, se superposant au choral qui continue au fond, et durant laquelle les deux personnages n'ont qu'à jouer de la prunelle.

 

Enfin, le choral fini, ils s'abordent et se parlent. Si la rencontre est agréablement préparée, les prétextes imaginés par Éva pour détourner l'attention de sa suivante, rester un instant de plus à l'église et écouter les galants propos du chevalier, sont tout ce qu'il y a de moins cherché. Elle a oublié « sa mante », puis « son bracelet ». La bonne Madeleine court et, comme elle est complaisante, que le colloque amoureux s'allonge, elle s'aperçoit à son tour qu'elle a oublié « sa bible » et remonte une troisième fois pour la prendre. C'est absolument naïf.

 

La scène s'augmente d'un quatrième personnage, David, apprenti cordonnier et apprenti poète, amoureux de la nourrice, un garçon aux goûts sérieux, comme l'on voit, car « la voisine est un peu mûre » même pour un grand innocent de sa taille.

 

Walther aime Éva ; mais la main de la jeune fille est promise au vainqueur du concours des maîtres chanteurs. Si Walther veut l'épouser, ce qu'elle semble tenir pour agréable, il faut qu'il prenne part à la joute poétique. Gracieusement, elle ajoute que s'il échoue elle restera fille. Walther, enflammé d'enthousiasme et d'amour, ne doute pas du succès et se prépare à subir les premières épreuves, à conquérir ses lettres de franchise devant le tribunal des maîtres chanteurs qui va se réunir dans l'église même, et à l'instant.

 

Toute cette préparation, traitée fort longuement par le librettiste, reste à l'audition assez fatigante, encore que le musicien se hâte visiblement d'expédier son texte, de mettre en quelque sorte les morceaux doubles.

 

Il résulte de cette prolixité d'une part et, de l'autre, de cette hâte, une réelle confusion ; les intentions fines qui s'accusent dans le dialogue ne paraissent nullement soulignées par l'orchestre, et les individualités musicales ne se dessinent pas tout d'abord, comme on pourrait s'y attendre dans une composition où il est reconnu que le musicien a donné à chacun de ses personnages une physionomie parfaitement distincte.

 

Si Richard Wagner n'était son propre librettiste, on pourrait admettre, dès ce début, qu'ayant eu affaire à un collaborateur trop verbeux il s'est fait pourtant scrupule de lui retrancher un seul vers et a sacrifié l'aisance et la clarté de l'expression musicale au respect absolu du poème.

 

David et Walther sont restés seuls ; voici tout à coup des écoliers qui envahissent la chapelle ; ils rangent les bancs et l'estrade pour la séance des maîtres chanteurs, tout en se faisant des niches, tout en se moquant de David l'apprenti cordonnier-poète ; amusante scène en somme et surtout très curieuse mise en scène, car durant ce qui suit le chœur muet occupe le théâtre comme le ferait un personnage, et joue son rôle turbulent avec une remarquable intelligence des intentions de l'auteur.

 

Il n'y a là, en réalité, qu'une leçon donnée par David à Walther, leçon d'un pédantisme pesant plutôt que comique ; aux grands principes longuement exposés par l'apprenti sur les modes poétiques, l'art de chanter, le chevalier répond simplement :

 

Je chanterai pour les doux yeux que j'aime ;

Au fond de mon âme, au fond de mon cœur,

Ma voix saura trouver l'accent vainqueur.

 

Sur cette profession de foi, les maîtres chanteurs arrivent. On nous présente là Pogner l'orfèvre, Beckmesser greffier de la ville, le boulanger Kothner, le cordonnier Hans Sachs, tous épris de beau langage et de belle musique, tous saluant déjà en Beckmesser le vainqueur probable du concours.

 

Walther, qui est à Nuremberg l'hôte de Pogner, annonce son intention de prendre part au concours. On y consent, non sans se moquer quelque peu de son audacieuse présomption ; avant de le laisser concourir pourtant, il faut qu'on le juge, qu'on sache s'il est digne de la maîtrise.

 

Il chante ; mais chacun de ses vers est compté comme une faute ; il est repoussé sans appel. Seul, Hans Sachs, séduit par la sincérité de ses accents, prend sa défense :

 

Voilà le vrai poète,

Voilà, — c'est Sachs qui vous le dit,

Un noble cœur, un grand et fier esprit.

 

La toile tombe sur cette impression. Pour en arriver à ce point, qui marque la fin du premier acte, il a fallu traverser une série de scènes, ou plutôt de développements, qui ne font faire à l'action que des pas extrêmement lents, tout en ne sortant pas du domaine du sujet.

 

C'est ici précisément que s'affirme, en même temps que la logique du procédé wagnérien, la spécialité de son application. Là où le Français rechercherait le mouvement, l'Allemand se plonge dans la dissertation ; là où le Français indiquerait l'effet d'un trait léger, l'Allemand appuie lourdement, comme avec la crainte de n'être pas compris ; au lieu d'agir, il raisonne. Il en est ainsi dans toute la suite de l'ouvrage. Il en résulte en bien des parties une impression de pesanteur et de vide réellement pénible, étant donné un sujet naïf, léger et d'agréable tempérament comme celui des Maîtres Chanteurs.

 

Dans ce premier acte, donc, dramatiquement, il y a fort peu de chose. L'amour de Walther, son échec devant les maîtres, voilà tout. Le reste est phraséologie pure. Musicalement, cet acte est d'une abondance qui va jusqu'à l'excès.

 

Je remarque, après bien des préliminaires qui fatiguent l'attention, l'appel des maîtres fait par Kothner ; cela est très scénique, clairement posé et d'une belle déclamation ; le discours de Wagner, les considérations philosophiques de Hans Sachs, les réflexions des maîtres au sujet de Walther me laissent froid ; je ne les ai pas compris peut-être ; la même confusion entre les divers langages s'est encore imposée à mon imparfaite intelligence, je l'accorde ; cependant voici que tout à coup je suis saisi et séduit, irrésistiblement, par la charmante déclaration de Walther à qui l'un de ces ennuyeux pédagogues demande où il a appris l'art poétique.

 

Au coin du feu, dans l'âtre clair,

Rêvant tout seul, les soirs d'hiver,

Quand sous la neige encor sommeille

La pâle fleur qu'avril réveille,

Un vieux bouquin, légué, je crois,

Par l’un ou l'autre ancêtre,

Un vieil auteur relu cent fois,

Voilà mon guide et mon maître.

 

Cela est frais, léger, printanier, d'un sentiment exquis et parfaitement en situation. L'orchestre, très sobre, enveloppe délicatement la phrase musicale.

 

Et il y a un second couplet, non moins charmant, avec des dessins d'orchestre également intéressants et distingués ; car, il faut le noter, le maître semble ici quelque peu en contradiction avec ses principes reconnus et n'est point tant hostile à la symétrie que l'on s'y pourrait attendre.

 

Les lois de la Tablature, que lit Kothner avant l'épreuve, sont d'un accent magistral ; mais on ne saurait y prêter qu'une oreille indifférente, cette lecture prolongeant comme à plaisir une scène déjà terriblement longue.

 

Le morceau de Walther :

 

Commencez !

Voilà ce qu'Avril dit aux bois !

 

n'est pas sans charme ; la boutade de Beckmesser contre le néophyte ne manque pas d'allure ; mais il faut convenir que de toutes ces dernières pages, il ne ressort pas une de ces impressions nettes et franches dont le souvenir revient agréablement à l'esprit et telles qu'heureusement on en peut compter plus d'une dans la suite de l'ouvrage, à qui ce premier acte fait une assez maussade entrée en matière. — L'effet sur le public est des plus froids ; recueillement ou engourdissement, wagnériens et antiwagnériens semblent ici d'accord pour se taire.

 

III

 

Il ne peut échapper à personne que, dans la fable des Maîtres Chanteurs, la poétique wagnérienne est personnifiée par le chevalier Walther de Stolzing.

 

Walther est le poète selon la nature, selon la vérité, luttant contre les errements de l'antique pédagogie. Tandis qu'il prend pour modèle « l'oiseau des bois » en sa libre inspiration, dédaigneux de la sotte grammaire, on l'accuse de n'avoir « ni rythme, ni mesure », de n'admettre « ni repos, ni carrure ».

 

Entre ceux de l'école dite mélodique et Wagner, la querelle est la même. Le compositeur librettiste s'étend complaisamment sur ces détails ; on sent qu'il goûte une profonde satisfaction à poursuivre à travers cette fiction le symbolisme de sa foi artistique.

 

Mais voyons le second acte. La vie en est plus intense, plus mouvementée ; la musique y prend une allure autrement active ; l'effet s'y accentue et y atteint, au dénouement, une extrême puissance dans un finale des plus originaux, des plus merveilleusement habiles, des plus saisissants que nous ait donnés la composition dramatique.

 

On est dans une rue étroite. Les rougeurs du couchant embrasent le ciel au-dessus des pignons aigus ; David et les écoliers ferment les boutiques. Là sont la demeure de Pogner et celle de Sachs. L'orfèvre vient avec sa fille, devisant de ses projets. Éva sait que Walther a été refusé sans appel par les maîtres. Elle est triste et pensive. Pogner lui parle doucement :

 

O viens, mon cœur, viens, mon trésor,

T'asseoir pour un instant encor.

 

L'orchestre se fait caressant comme les paroles ; il y a là beaucoup d'originalité et de charme dans une tonalité discrète.

 

Éva et Pogner rentrent chez eux. Sachs, à la porte de sa boutique, se dispose à se mettre au travail ; il a les souliers du greffier Beckmesser à réparer. Il est au moins autant question de cordonnerie que de poésie durant cet acte ; il y a sur ce double sujet des rencontres dont la finesse toute germanique doit nous échapper.

 

Tout en préparant son ouvrage, Sachs se laisse aller à ses rêveries :

 

Que l'air ce soir embaume !

La douce et tiède nuit !

 

L'instrumentation de ce morceau est ravissante ; le quatuor en sourdine, les cors et les bassons l'accompagnent de la façon la plus suave. Le rôle de Sachs se pose ici comme le plus franc et le plus complet de l'ouvrage, après celui de Walther.

 

Ensuite vient entre Éva et Sachs un marivaudage où la cordonnerie continue à le disputer à la poésie. Éva a des souliers qui la gênent ; elle « n'y peut fourrer ses petons » ; elle vient consulter le maître cordonnier, mais surtout le maître chanteur, car elle n'est pas sans savoir que Sachs peut avoir beaucoup d'influence sur la destinée de celui qu'elle aime. Sachs lui confirme la défaite de Walther. Éva s'en indigne. Le colloque est très long, il n'est pas très intéressant. Il faut l'arrivée de Walther pour ramener la vie sur la scène.

 

Les deux amoureux se désespèrent. Le duo est d'un accent très enflammé, très sincère. La grande tirade de Walther « En vain son cœur s'attache à moi ! » est très variée d'expression et très mouvementée. Sur le passage : « Pâles fantômes des temps passés ! » il y a une fort curieuse peinture orchestrale : une ronde macabre semble tournoyer autour du personnage, pour s'évanouir bientôt sur un cri strident ; c'est d'un relief et d'une couleur extraordinaires.

 

La scène se poursuit lentement, à chaque instant rompue par quelque incident, dont l'un des plus intéressants, au point de vue musical, est la psalmodie du veilleur de nuit.

 

Éva se dispose à fuir avec Walther, quand paraît Beckmesser, son luth à la main, s'apprêtant à donner une sérénade à la fille de l'orfèvre. Ici, rencontre entre Sachs et Beckmesser ; incident comique entre les deux maîtres chanteurs : le cordonnier tapant sur sa forme, le greffier raclant les cordes de son luth, tous deux entamant chanson et romance, l'un ravi de taquiner, l'autre furieux d'être taquiné, scène d'un gai mouvement, d'un curieux travail musical, mais dont la durée émousse véritablement les traits.

 

Le conflit entre les deux maîtres dégénère en dispute ; les voisins s'inquiètent, la foule s'ameute ; Pogner arrive à propos pour reprendre sa fille qui, au lieu de fuir, selon sa première résolution, a patiemment attendu avec Walther la fin de l'acte ; David intervient ; on se dispute, on s'injurie, on se bat sans trop savoir pourquoi ; mais c'est très drôle, d'une verve endiablée, et cela constitue, comme je l'ai dit tout d'abord, un finale d'une rare puissance et d'un irrésistible effet.

 

Pour ce qui touche à la pièce, tout s'est à peu près passé en conversations, en dissertations nouvelles, en incidents souvent oiseux. L'extraordinaire variété des détails ne peut masquer l'indigence de l'action ; la musique au moins est des plus intéressantes et des plus vivantes, quand il plaît au compositeur de la dégager des nuées dont il l'enveloppe trop fréquemment.

 

Au tableau suivant, Sachs est dans son atelier. Ici abondent encore des détails sur lesquels il faut passer, sous peine d'allonger outre mesure ce compte rendu. Walther vient raconter à Sachs son rêve de la nuit ; ce rêve mis en vers ferait un excellent morceau de concours ; le cordonnier l'écrit tandis que le poète l'improvise.

 

Le manuscrit resté sur la table est volé un instant après par Beckmesser qui, reconnaissant l'écriture de Sachs, l'en croit l'auteur. Sachs découvre le larcin, mais, bon prince en apparence, il fait cadeau au greffier de ce poème ; il lui permet même de le chanter au concours. Ainsi se trouvent préparées pour le tableau suivant la victoire de Walther et la honteuse déconvenue de son grotesque rival.

 

Éva revient encore sous prétexte de cordonnerie : ses souliers continuent à la gêner. Est-ce l'empeigne ? Est-ce la semelle ? Grave question. Non ! c'est ailleurs qu'est le mal, car Éva sait que Walther est chez Sachs. Tout en la déchaussant pour remettre le soulier à la forme, Sachs la fait causer ; il la raille doucement ; il lui laisse entrevoir une espérance bientôt confirmée par la présence de Walther. On part pour le concours. Tableau très gai, très animé, que celui de ce concours dans une prairie près de Nuremberg, au bord de la Pegnitz couverte de bateaux pavoisés. Le peuple est en liesse, les corporations arrivent, bannières déployées, puis les juges, les concurrents et tous les personnages. Après les danses, après les chants en l'honneur de Sachs, Beckmesser se hisse sur la sellette et commence à chanter grotesquement la chanson de Walther prise chez Sachs, estropiant le texte, bafouillant à plaisir ; on en rit tellement, qu'il croit malin de dénoncer Sachs comme l'auteur du morceau.

 

Sachs fait connaître la vérité. Walther, mis en cause, chante à son tour. Son texte rétabli dans sa poésie naïve charme le peuple et les juges. Il est proclamé vainqueur ; il épouse Éva.

 

Durant toute cette partie, l'intérêt musical se confirme ; en dégageant les hors-d’œuvre, ou pour mieux dire les redondances, on établirait une liste encore fort respectable de pages excellentes. Le rôle musical de Sachs grandit de plus en plus. Sa tirade : « Aux jours heureux où l'on n'a que vingt ans », est empreinte d'une haute poésie ; l'improvisation de Walther : « L'aube pleurait ses perles dans les roses », est d'une exquise fraîcheur ; les deux premières strophes, dont la seconde, suivant la critique même de Sachs, est marquée par une modification de cadence, posent très heureusement ce morceau ; l'Envoi en complète le séduisant effet. Je note aussi toute l'amusante scène mimée sur un mélodrame, par Beckmesser, quand il découvre la copie du poème ; la déclaration expansive d' Éva : « O Sachs, ô brave et noble cœur ! » la fin de cette même scène, dans laquelle revient par fragments la phrase initiale de la marche des corporations et que termine un quintette très bien accompagné par l'harmonie, et superbement écrit pour les voix, entre Éva, Walther, Sachs, Madeleine et David.

 

Tout le dernier tableau est à citer musicalement. Ce sont d'abord les chœurs des Corporations, très originaux, très francs ; la valse des Écoliers ; le large choral accompagnant la marche des Maîtres ; et enfin le chant poétique de Walther, ponctué par des phrases chorales de grande allure.

 

Au résumé, les Maîtres Chanteurs nous présentent une série de personnages répondant aux diverses aspirations ou préoccupations de l'auteur. Walther est l'idéal et, je l'ai dit, l'expression symbolique de la méthode wagnérienne ; Hans Sachs semble personnifier le bon sens et la sincérité dans la critique ; Beckmesser est un triple sot, simple personnage d'opérette, bien qu'il puisse y avoir une prétention aristophanesque dans cette figure que le poète a placée au premier plan, comme une vivante caricature des rabâcheurs de vieilles formules ; les autres représentent la foule moutonnière des médiocres, des solennels et des impuissants.

 

Éva, dégagée des querelles d'école, n'apparaît dans l'action qu'en arrière-plan, bien qu'elle soit l'objectif apparent du sujet. Dans ce sujet, au reste, l'amour n'existe qu'à l'état d'indication ; on y discute, on y raisonne, on s'y élève, dans le domaine de l'art, à d'idéales conceptions ; on n'y est pas ému, on n'y est pas touché. Wagner n'a pas précisément tenu la promesse de Walther au premier acte ; ce n'est pas « au fond de son âme, au fond de son cœur » qu'il a puisé ses accents. Sa puissance musicale s'affirme, certes, très hautement dans cette œuvre ; l'impression qu'on en rapporte est très grande ; elle n'est pas complète.

 

Dans un autre ordre d'idées, il faut admirer l'imperturbable sérénité d'esprit de Richard Wagner : qu'il s'égare ou qu'il touche juste, il dit tout ce qu'il veut dire, aussi longuement qu'il le veut dire, sans qu'on sente jamais la préoccupation d'un esprit soucieux de condenser sa pensée ; il faut qu'un homme soit bien sûr de la patience de ses contemporains pour s'abandonner ainsi, sans mesure et en apparence sans choix, à l'abondance excessive de son inspiration.

 

Les Maîtres Chanteurs, très excellemment interprétés par la brillante troupe de la Monnaie, ont été mis en scène avec un art remarquable par MM. Stoumon et Calabresi, les directeurs du Théâtre Royal de Bruxelles ; ils ont communiqué aux masses chorales une activité, un feu vraiment merveilleux pour qui est habitué, comme nous, à la solennité pontificale des chœurs parisiens, que gagne depuis quelque temps une louable fièvre d'activité.

 

Il suffit de nommer M. Joseph Dupont, chef d'orchestre de la Monnaie, pour dire avec quelle netteté, quel sentiment des nuances, quelle vigueur, la partition des Maîtres Chanteurs est exécutée.

 

M. Joseph Dupont est un homme de haute valeur, qui raisonne de son art de la façon la plus éloquente et la plus attachante ; j'ai eu la bonne fortune de causer assez longuement avec lui, après l'audition des Maîtres Chanteurs ; il sait l'œuvre, bien entendu, dans ses moindres détails ; il en a découvert toutes les secrètes beautés ; ses convictions sur ce point ne sauraient malheureusement s'imposer à nous autres profanes qui ne pouvons, comme son devoir professionnel l'y amène, voir la musique du Maître mesure par mesure, et qui n'en pouvons recevoir qu'une impression sommaire. Cette impression s'est fixée dans mon esprit sous une forme que l'avenir modifiera peut-être, mais que la réflexion n'a pas encore modifiée : elle me montre toujours Richard Wagner comme un musicien d'une magistrale puissance, ne faisant rien à demi, aussi bien lorsqu'il nous charme que lorsqu'il entreprend de nous ennuyer.

 

IV

 

Je ne quitterai pas la Belgique sans parler des concerts de musique russe organisés récemment à Liège par les soins de Mme la comtesse de Mercy-Argenteau.

 

Déjà j'ai eu l'occasion de m'occuper ici (Voir la Nouvelle Revue du 15 novembre 1882) de la production remarquablement active de l'école russe et de rappeler les œuvres marquantes de Glinka, de Serov, de César Cui et de Tchaïkovski.

 

Les auditions dirigées à Liège par un jeune et intelligent artiste, M. Jadoul, ont embrassé une brillante série d'ouvrages qui n'ont pas occupé moins de trois séances. Je regrette de ne pouvoir parler que de la dernière, au début de laquelle se plaçait la Symphonie n° 1 en mi bémol, de Borodine, œuvre d'un large style, d'une éloquente expression et d'un coloris puissant. L'exécution de ce morceau est des plus difficiles ; l'orchestre de M. Jadoul l'interprète avec une rare intelligence.

 

Un air du même compositeur a été remarquablement dit par le baryton Byrom, l'air de Vladimir dans l'opéra le Prince Igor. M. Byrom a ensuite fait applaudir la belle mélodie de César Cui, Enfant, si j'étais roi ! extraite d'un recueil dédié à Mme la comtesse de Mercy-Argenteau. Les vers de Victor Hugo ont fourni au compositeur russe un thème qu'il a interprété de façon toute à fait supérieure.

 

Dans ce concert brillait aussi le nom d'Alexandre Glazounov, représenté par une suite pour piano sous le titre de Sascha. Le compositeur, pour écrire cette suite, a choisi les notes mi bémol, la, mi bémol, do, si, la, qui sont figurées par les lettres dont se compose le nom de Sascha, diminutif d'Alexandre. Tout en restant dans ces limites, il a fait preuve de beaucoup de variété et de sentiment. Alexandre Glazounov est encore un tout jeune homme, élève de Rimski-Korsakov, professeur de composition et d'orchestration au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, et de Balakirev ; il compte parmi les sujets les plus remarquables de l'école russe, où il a déjà conquis ses lettres de maîtrise.

 

Cette suite était interprétée par Mme E. Delhaze, dont le mécanisme brillant et sûr ne redoute aucune difficulté d'exécution. Le succès de cette virtuose a été également vif dans la Tarentelle slave de Dargomyjski, transcrite par Liszt. Dargomyjski fut le contemporain de Glinka.

 

De Rimski-Korsakov on a entendu la Chanson de Lell, de l'opéra Snegourotchka, inspiration pleine de fraîcheur et de candeur extrêmement bien dite par Mlle Begond, qui a encore fait entendre la Reine de la mer, mélodie de Borodine, la Chanson circassienne et la Belle au bois dormant de César Cui.

 

La partie chorale du programme n'était pas moins attachante. Mais je veux noter surtout, après les Danses circassiennes pour orchestre de César Cui, les morceaux pour piano et violon exécutés par Mme la comtesse de Mercy-Argenteau et par M. Heynberg. Ces morceaux sont très habilement dialogués pour mettre en valeur alternativement le jeu de chaque virtuose. Leur exécution a été un triomphe pour Mme de Mercy-Argenteau, comme pour son partenaire ; l'expression et l'élégance de son style, la sûreté et la puissance de son jeu ont été également appréciés.

 

L'initiative prise par Mme la comtesse de Mercy-Argenteau en cette occasion ne saurait être trop vivement louée et signalée au zèle de ceux qui s'intéressent à la vulgarisation des œuvres remarquables des écoles étrangères. L'école russe est en première ligne dans nos sympathies ; c'est malheureusement une des moins connues de notre public, que les auditions si favorablement accueillies par nos voisins ne peuvent manquer de rendre curieux de cette musique exotique, d'une saveur et d'un accent si particuliers.

 

 

 

15 mai 1885

 

I

 

Émile Augier fait dire à l'un de ses personnages de Ceinture dorée : « Pourquoi ne comparerait-on pas la musique à du vin ? Ne donne-t-elle pas une sorte d'ivresse ? Et n'y en a-t-il pas de tous les crus, depuis la musique de Suresnes et d'Argenteuil jusqu'à la musique de Bordeaux et de Champagne ; sans compter la musique de Cette, que les savants fabriquent sans raisin ? »

 

M. Jules Barbier, auteur du livret d'Une Nuit de Cléopâtre, a publié, en tête de la partition de cet ouvrage, une dédicace qui, venant après certaine poésie de lui dite naguère à l'Opéra-Comique, le pose en champion de la musique française contre la musique... de Cette. Si j'en juge par le ton dédaigneux qu'il emploie en parlant de notre école contemporaine, il professe à l'égard de cette école l'opinion du personnage de la comédie : il estime qu'elle fait de la musique sans raisin, et il imprime délibérément que « son présent éphémère sera tout son avenir ».

 

Le jugement me semble vif ; il part d'un bon naturel toutefois ; il est fondé sur le juste désir de glorifier comme il convient Victor Massé ; mais je ne pense pas que pour glorifier Victor Massé, il faille se montrer tant dédaigneux d'une école qui nous a donné Charles Gounod, pour ne citer que le plus illustre des vivants, et Georges Bizet, pour ne nommer que le plus regretté des morts.

 

M. Jules Barbier, co-auteur de l'immortel Faust, qui passa en son temps pour une œuvre subversive, tient par cette œuvre, et très solidement, à l'école moderne, dont on a dit tout justement autrefois ce qu'il dit aujourd'hui des œuvres contemporaines. Il demeure donc acquis qu'il ne saurait être, au fond, aussi sévère que ses déclarations le donneraient à croire pour une école dont il a bien quelques raisons personnelles de se louer.

 

J'estime d'ailleurs que si son collaborateur, ce doux poète musical qui fut Victor Massé, vivait encore, il ne mettrait point tant de rigueur dans ses jugements ; il n'y mettrait même aucune rigueur. Il se contenterait de chanter suivant son inspiration du moment, trouvant avec raison que les plus belles théories du monde ne valent pas une modeste et franche mélodie.

 

Poète musical, ai-je dit ? Victor Massé l'était à un degré supérieur. Il chantait comme l'oiseau chante ; il allait par les chemins, s'arrêtant ici ou là, et brodant sur le thème qui tout à coup l'avait séduit. Rêveur charmant, il ne se souciait pas outre mesure du mouvement dramatique un sentiment à exprimer délicatement le ravissait ; il ne voulait point fonder de petite église, il n'arborait point de pavillon sur son piano, il écrivait sans programme comme un artiste ému et sincère et, à coup sûr, s'il avait été question d'opposer quelque personnalité à ses jeunes confrères, il eût été bien fâché que ce fût la sienne, encore qu'il préférât, dans la musique des autres, — il en convenait avec une spirituelle bonhomie, — ce qui lui rappelait sa propre musique.

 

On a aimé, on aime dans Victor Massé cette clarté constante, cette grâce sans recherche, cette simplicité naturelle qui le rendent de prime abord accessible à tous.

 

L'idée apparaît, chez lui, dans toute la nudité native de ses lignes ; l'orchestre ne la charge pas d'un lourd vêtement ; il l'enveloppe communément d'une légère trame, à travers laquelle elle se laisse percevoir sans le moindre effort.

 

Il séduit surtout par le tour ingénieux, souvent exquisement naïf de la phrase ; les sonorités piquantes le tentent et il les groupe avec une réelle ingéniosité ; l'accent de la passion l'emporte parfois très haut ; il lui a manqué, dans cet ordre d'idées, au début de sa carrière, des sujets d'inspiration dignes de lui. Ce duo d'amour tendre ou emporté, que tout compositeur rêve, il ne l'a pas trouvé dans ses premières œuvres ; Paul et Virginie, Une Nuit de Cléopâtre le lui ont enfin offert, l'un dans l'idylle, l'autre dans le drame.

 

Cette partition d'Une Nuit de Cléopâtre, que l'Opéra-Comique vient de nous donner, a été enfantée dans la douleur, alors que le compositeur luttait contre le mal terrible qui le devait emporter. Elle ne sent pourtant ni la lassitude, ni l'effort ; elle a le sourire et la flamme et l'abondance des œuvres venues en pleine floraison de la vie ; elle affirme le triomphe de la volonté humaine, l'essor de l'âme dégagée de la servitude de la chair.

 

C'est un dernier chant que le respect de la glorieuse mémoire du compositeur, le souvenir attendri de son courage, suffiraient à placer très haut dans l'admiration du public, si ce sentiment ne lui était imposé déjà par la réelle beauté des principales pages de l’œuvre.

 

II

 

Une nouvelle de Théophile Gautier, œuvre de jeunesse très colorée, très vivante, a été le point de départ du poème mis en musique par Victor Massé. Au musicien est échu le soin de créer l'atmosphère chaude et violemment parfumée dans laquelle se meuvent les personnages peints d'une touche si vive par le poète, au librettiste a été dévolue la tâche de leur faire parler la langue lyrique.

 

Le travail de M. Jules Barbier est très littéraire ; poète convaincu, il s'abandonne volontiers au charme du bien dire ; le « motif » abonde dans son œuvre ; mais est-il bien sûr, lui qui, si hautement, parle d'école française, que l'économie lyrique de son œuvre soit vraiment française ? qu'elle n'ait pas plutôt quelque étroite parenté avec la poétique particulière de l'opéra italien, dont l'influence sur une certaine génération musicale a été telle qu'on a pu la croire nôtre ?

 

Je n'insiste pas sur ce point ; il convient d'ailleurs de s'incliner devant l'évidente volonté du compositeur qui, fidèle à son entraînement vers les thèmes mélodiques, a manifestement emporté ici son collaborateur dans le vol de sa fantaisie personnelle. — C'est du moins la raison qu'il faut admettre pour expliquer comment ce dernier s'est si longuement attardé à des détails dont l'action dramatique n'a que faire, et comment par suite il a développé en quatre actes un sujet qui n'en comportait pas plus de deux.

 

Manassès, un pécheur du Nil, a vu un jour Cléopâtre, la glorieuse reine, dans tout l'éclat de sa jeunesse, de sa beauté, de sa majesté. — Il en est devenu amoureux ; son rêve unique est de la revoir. — Il y parvient, en escaladant le mur du palais des Ptolémées ; il surprend Cléopâtre au bain. L'audacieux, on le voit, s'il a risqué sa vie, a du moins bien choisi son moment. La reine outragée va ordonner sa mort ; mais il lui chante un « Je vous aime ! » tellement enflammé, tellement sincère, qu'elle se ravise tout à coup et, quelque aiguillon secret d'ailleurs la poussant, dit à Manassès :

 

Tu m'aimes !... Soit ! Tu mourras demain.

 

La déclaration a de quoi ravir le pêcheur, malgré le correctif désagréable d'une coupe de poison que la reine lui promet de lui offrir à l'aube ; il se déclare, en effet, ravi, et ne songe plus qu’à bien employer son temps.

 

Festin et danses, couronne d'or sur le front, pourpre royale aux épaules, et, pour collier, les bras caressants de la reine, il a tout en cette folle nuit, qui semble plus brève à Cléopâtre qu'à lui-même. A ce jeu d'amour, elle s'est prise ; à cette flamme ardente, son âme s'est allumée. Elle ne veut plus maintenant qu'il meure ; elle l'aime et le garde. Mais les sonneries claires des trompettes romaines se font entendre. C'est Marc-Antoine qui revient ; Marc-Antoine qui règne sur Cléopâtre, mieux qu'elle ne règne sur l'Égypte. La pensée de cet amour qu'il va falloir cacher, partager avec le Romain, est odieuse à Manassès ; il préfère la mort ; il vide la coupe de poison toute prête à sa portée, et tombe foudroyé aux pieds de Cléopâtre.

 

A côté de ces deux grands rôles, il y a les rôles épisodiques de Charmion, l'esclave favorite de Cléopâtre , amoureuse de Manassès ; celui de Namouhna, la mère de Manassès ; enfin celui de Bocchoris, intendant des plaisirs et exécuteur des jugements sommaires de la reine, ayant toujours à sa ceinture une fiole de poison qu'il tend en souriant aux lèvres des victimes. Ces trois personnages se meuvent dans l'action sans y apporter réellement autre chose que des thèmes musicaux.

 

Cette action d'Une Nuit de Cléopâtre n'est point positivement pour les petites filles ; mais, émondée de ses développements excessifs, elle apparaît d'un intérêt réel et relevée d'un piment fait pour plaire aux palais affadis.

 

Un homme payant bravement de sa vie une nuit de bonheur, et se détachant assez de la pensée de son exécution imminente pour savourer tranquillement ce bonheur, voilà assurément qui n'est point courant et pose crânement un héros. Il y a là, sérieusement parlant, une situation particulièrement irritante qui a fourni au compositeur, comme je l'ai dit, un duo dramatique de premier ordre.

 

Ayant fait la part des qualités générales de la musique de Victor Massé, telles qu'elles ressortent de l'ensemble de ses œuvres, telles que les confirme cette dernière production, je n'ai plus qu'à enregistrer les pages sur lesquelles se sont plus particulièrement portés les suffrages du public.

 

C'est, après le prélude, une large introduction composée d'un chœur à Isis qu'entrecoupe la plainte de Namouhna : « Hélas ! mon fils ne revient pas !... » page d'un beau caractère, à laquelle succède, par une de ces oppositions pittoresques chères au compositeur, une jolie chanson de muletier entendue à distance.

 

Le cantabile de Charmion, hors-d’œuvre musical d'une facture agréable, pose très heureusement ce rôle dessiné pour ainsi dire sur la marge de l'action. Le morceau magistral de l'acte est l'air de ténor qui le termine : « Sous un rayon tombé des cieux », air carrément construit et dont le motif principal se reproduit avec une ingénieuse variété. La rêverie de Cléopâtre : « Salut ! ô nuit sereine ! » traverse cette dernière page et permet au compositeur d'en renouveler l'effet dans une brillante péroraison.

 

Au deuxième acte, je note l'air de Cléopâtre : « Vivre ou mourir, qu'importe » la chanson mélancolique de Charmion, la scène du bain et un finale d'une belle sonorité.

 

Le dernier acte se résume dans le duo d'amour, inspiration tout à fait supérieure.

 

Je fais une place à part à deux ou trois airs de ballet qui rompent agréablement l'action musicale : celui des Mimes est très réussi dans sa brièveté ; celui des Heures blanches et des Heures noires a beaucoup d'élégance et de poésie.

 

Le rôle de Bocchoris, dont je n'ai pas parlé, est encore plus en dehors de la route commune que celui de Charmion ; à part quelques phrases de récit, il ne se compose que d'épisodes, toujours traités avec une parfaite sincérité d'accent par le compositeur, mais moins remarqués qu'ils ne le seraient, pris à la source même du drame. Strophes « ironiques » au second acte, strophes « philosophiques » au troisième, — c'est le texte qui les caractérise ainsi, — voilà le plus clair du bien de Bocchoris. L'interprète, qui est M. Taskin, fait du reste brillamment sonner cette richesse.

 

La partition de Victor Massé a trouvé, d'autre part, en Mmes Heilbronn et Regianni, comme en M. Talazac, cet appui dont le meilleur ouvrage ne saurait se passer.

 

Mme Heilbronn est une Cléopâtre idéale, très païennement femme dans ce rôle de courtisane-reine ; double succès pour la comédienne et pour la cantatrice. Mme Regianni, une débutante, s'est fait grandement remarquer dans le rôle de Charmion. Talazac trouve dans le personnage de Manassès l'emploi de ses grandes qualités de force et de charme.

 

Il suffit de nommer ces excellents artistes pour montrer avec quel soin religieux M. Carvalho a monté le dernier ouvrage de Victor Massé. Il est à peine nécessaire d'ajouter que la mise en scène est d'une grande richesse et d'un goût parfait.

 

Je paye une dette à M. Danbé en rendant hommage à l'autorité, à la précision, à la délicatesse dont il fait preuve dans la conduite de son excellent orchestre. Il était de ceux que j'aurais dû signaler en première ligne, en rendant compte de la représentation du Chevalier Jean ; je ne l'avais pas même nommé ; il est heureusement aussi de ceux qui donnent promptement à la critique l'occasion de réparer un tel oubli.

 

Une Nuit de Cléopâtre va clore brillamment la saison de l'Opéra-Comique. Trois grands ouvrages auront été montés cette année et dans un temps relativement très court ; on y ajoutera prochainement une reprise de le Roi l'a dit, que le mois de mai, jadis fécond en faits politiques, avait à l'origine fâcheusement influencé et qui, date pour date, recevra sans nul doute la compensation qui lui est due depuis plusieurs années.

 

III

 

Le Conservatoire a consacré une séance à l'exécution de deux ouvrages ayant obtenu ex æquo le prix Rossini ; — je dis deux ouvrages, je devrais dire le même ouvrage mis en musique par deux auteurs, MM. Lucien Lambert et Georges Mathias.

 

Le poème est de M. Camille du Locle ; il a pour sujet : Prométhée enchaîné. — Le voleur de feu est attaché sur le rocher par les Cyclopes ; il repousse les conseils de Vulcain, qui l'engage à implorer la clémence de Jupiter. — Tour à tour les Océanides et la pâle Hésione viennent consoler le grand vaincu. — La scène se termine par la malédiction de Prométhée prédisant à Jupiter la chute des Dieux et annonçant la venue d'un libérateur. — Prométhée est précipité dans l'abîme.

 

Sur ce thème, les deux concurrents ont écrit une partition bien différente ; on peut dire que s'ils ont été couronnés ensemble, c'est pour des qualités presque diamétralement opposées.

 

De ces deux concurrents, M. Lucien Lambert est le plus jeune. — Il a été exécuté le premier, par les soins de Mlle Ach, de M. Ibos et de M. Bérengier, des débutants comme lui. — M. Georges Mathias compte déjà une assez longue carrière ; il est professeur au Conservatoire ; ses interprètes ont été Mme Brunet-Lafleur, MM. Lassalle et Giraudet. — On voit par ce simple programme quelle part a pu prendre la valeur de l'interprétation dans l'effet de chaque composition.

 

M. Lucien Lambert a abordé très carrément son sujet ; après quelques mesures, il débute par un puissant chœur de Cyclopes très énergiquement posé ; c'est un beau début, qui permettait d'attendre de la suite une franchise d'allures plus grande. L'objurgation de Vulcain à Prométhée est bien déclamée, sans recherche d'effet ; l'invocation de Prométhée « Divin éther ! » d'un beau style, enveloppée d'harmonies heureuses, conçue suivant le mode wagnérien ; le reste de l'air montre un peu de mollesse et de diffusion.

 

Les tercets de Prométhée à l'arrivée des Océanides sont d'une intéressante facture ; très intéressant aussi le double chœur des Océanides accompagné par les cordes pincées. Dans la suite, je retrouve encore cette diffusion que j'ai signalée plus haut ; tous ces points obscurs n'empêchent pas la partition de M. Lucien Lambert d'accuser un véritable tempérament de musicien : la symphonie finale traduisant la venue du Dieu sauveur, du Messie, est particulièrement remarquable ; elle a été saluée d'unanimes applaudissements.

 

Là où M. Lucien Lambert procède par la voie rapide, M. Georges Mathias s'attarde complaisamment. Il a mis dans sa partition tout ce qu'il a pu raisonnablement y mettre pour montrer son savoir-faire. Cela va jusqu'à l'excès, et il en résulte quelque lassitude pour l'auditeur. Je ne pousserai pas plus loin la comparaison entre les deux auteurs.

 

L'ouvrage de M. Georges Mathias commence par une longue introduction, ou plutôt par une véritable ouverture, bien écrite d'ailleurs, mais sans nouveauté. Le chœur des Cyclopes, ponctué de coups de marteau, manque de simplicité et par conséquent de force.

 

Le motif : « Le feu, rayon du ciel ! » a été développé outre mesure par le compositeur, qui semble vouloir grossir à toute force son sujet. J'ai noté déjà cette tendance aux répétitions ; elles ne sont pas dans la logique du drame ; elles ne sont plus dans nos mœurs musicales. Les compositeurs qui en usent encore ne le doivent faire qu'avec la plus extrême réserve.

 

Les qualités de M. Georges Mathias sont pourtant des plus estimables ; il a la science et la recherche. Si science et recherche ne le conduisent pas toujours à son but, qui est l'effet, on sent qu'il s'y emploie du moins de toutes ses forces.

 

Ce que j'ai le mieux aimé dans sa composition est la prédiction de Prométhée :

 

Chantez tous et riez et goûtez l'ambroisie !

Un plus grand doit naître !... Il viendra ;

Il viendra comme moi, sanglant, chargé d'outrages.

 

L'exécution de la scène de M. Georges Mathias a été fort longue ; le talent des interprètes a donné de la patience au public qui, en somme, a fait à l'œuvre un accueil des plus sympathiques.

 

Dans la même salle, deux jours après, Mme Henriette Fuchs, fondatrice de la Concordia, dont on sait le zèle et le dévouement pour tout ce qui touche aux grandes choses de la musique, organisait une audition des plus belles, à l'occasion du bicentenaire de J.-S. Bach.

 

Le programme était composé d'œuvres importantes du maître : sa superbe cantate sur le choral de Luther, son Magnificat. Tout Bach se personnifie dans ce dernier morceau, beaucoup moins connu que le précédent et qui, je crois, n'avait pas encore été exécuté à Paris tel que le musicien l'a écrit. La grandeur de l'inspiration, l'ingéniosité et la grâce des détails ont profondément ému et ravi l'auditoire.

 

Les soli étaient supérieurement chantés par Mme Fuchs, Mme Lalo et M. Auguez. On a fait une ovation à M. Charles Gounod qui, un instant, a pris place au pupitre pour diriger l'exécution de sa Méditation sur le prélude de Bach, page grandiose que le public a voulu entendre deux fois.

 

IV

 

Trois ouvrages, dont je regrette de n'avoir pu parler dès leur apparition, me sont arrivés depuis plus d'un mois. C'est d'abord une brochure de M. A.-M. Auzende, l'Enseignement de la musique, excellent travail sur les tonalités ; puis le livre d'un professeur de l'Université de Vienne, M. Sticker, Du Langage et de la Musique, publié dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine, par l'éditeur Félix Alcan ; étude très subtile, très ingénieuse, sur les sons vocaux et les sons musicaux. Cela commence par une leçon sur l'articulation des lettres, qui rappelle la fameuse leçon du Bourgeois gentilhomme sur les voyelles ; mais à la suite de ces préliminaires, l'auteur entre dans des détails dont la curieuse recherche rend des plus attachantes la lecture de son volume.

 

Le troisième ouvrage, — celui qui m'a le plus particulièrement intéressé et charmé, — est le recueil des lettres et articles de Paul Lindau sur Richard Wagner. Voilà enfin un Allemand qui juge son illustre compatriote avec une parfaite indépendance et une très franche bonne humeur. Les notes sur Tannhäuser, l'Anneau du Niebelung et Parsifal ont fait grand bruit et grand scandale en Allemagne ; en France, où Wagner compte tant de fervents adeptes, elles vont être passionnément lues et commentées. L'auteur jette quelques pierres à la grande idole ; il ne craint pas d'imprimer des phrases comme celle-ci : « On ne veut plus s'occuper à deviner des énigmes, et cependant le maître inexorable persiste à nous en proposer sans relâche. On devient agacé, on souffre, à la fin on est à la torture. Mais Wagner, qui a autant de cruauté que de génie, ne connaît pas la pitié humaine ; il va toujours ! »

 

Paul Lindau sait, à l'occasion, rendre hommage à ce génie ; il trouve dans son œuvre de « belles oasis », et il en goûte profondément le charme.

 

Ce livre, parfaitement traduit par notre confrère Weber, du Temps, est assurément l'une des critiques les plus sincères qui aient été publiées sur l'œuvre de Richard Wagner. Le traducteur, dans son Avertissement, confesse nettement que, quoique l'on puisse penser de la façon de juger de Paul Lindau, il est « très possible que ce soit celle de la majorité du public, même en Allemagne ». C'est de quoi ne seront point surpris ceux qui estiment que l'adoration perpétuelle de Richard Wagner ne saurait aller sans quelque parti pris.

 

 

 

01 juillet 1885

 

I

 

Quand un ouvrage, conçu à Paris et pour Paris, voit le jour à Bruxelles, nous pensons avant tout au bien immédiat qui en résulte pour l'auteur et nous célébrons l'intelligente initiative de nos voisins, avec plus d'ensemble encore que nous ne condamnons le dédain ou l'erreur de nos compatriotes.

 

C'est lorsque cet ouvrage, imposé par le succès, nous revient triomphalement, que nous avons beau jeu pour accabler ceux qui lui ont dans le principe refusé une place sur la scène parisienne ; notre indignation se double alors de la rancune bien naturelle qui peut naître chez un critique de l'obligation de recommencer un article sur un sujet déjà épuisé et de n'avoir plus à offrir à ses lecteurs qu'une façon de post-scriptum.

 

Pareille aventure nous est arrivée pour Hérodiade ; elle vient de nous arriver pour Sigurd. En saluant comme il convient l'apparition de ces belles œuvres, il nous reste le regret égoïste de n'en pouvoir plus dire avec le même intérêt ce que nous en pensons, d'être condamnés, en un mot, à des comparaisons ou à des souvenirs qui n'ont plus pour le lecteur l'attrait d'une nouveauté et pour nous le charme d'une première étude.

 

Aujourd'hui du moins les directeurs de l'Opéra sont à l'abri de nos récriminations à ce propos ; ils ont le beau rôle dans le tardif hommage rendu à l'auteur de Sigurd ; ils lui ont ouvert toutes grandes les portes de l'Académie nationale de musique et réservé un accueil aussi magnifique qu'il l'ait jamais pu concevoir. Et encore qu'ils aient pratiqué certaines coupures dans une partition trop touffue à leur estime pour passer commodément sous cet arc de triomphe, ils l'ont fait discrètement et respectueusement ; en sa sévère conscience d'artiste, le compositeur a pu les condamner ; le public les a absous : Sigurd a obtenu un éclatant succès, que confirme la suite des représentations.

 

C'est ici qu'ayant à parler de cet ouvrage, du poème de MM. Camille Du Locle et Alfred Blau, aussi bien que de la partition de M. Reyer, j'éprouve ce désagrément d'en être réduit à des résumés ou à des redites, et ce regret de ne pouvoir refaire à travers les pays de la légende le voyage auquel je m'étais attardé avec tant de plaisir lors de la première représentation de Sigurd au théâtre de la Monnaie (Voir la Nouvelle Revue du 15 janvier 1884).

 

En parcourant les sagas franques et scandinaves d'où procède la fable de cet opéra et qui nous montrent sous divers noms le même héros, Sigurd, Sjurd, Siegfried, Sivard ou Lyderick, j'avais évoqué l'image resplendissante de Phœbus-Apollon ; j'avais été chercher Achille en Grèce, Rama dans l'Inde et je crois bien qu'à propos de la genèse des légendes héroïques dans l'esprit des peuples, j'en étais venu jusqu'à Canaris, jusqu'à Botzaris, et même jusqu'à Garibaldi.

 

De toute cette belle érudition acquise à peu de frais, de ces rapprochements plus ou moins ingénieux, je ne puis, hélas ! rien rééditer ; des souvenirs même tout droit venus de Belgique n'excuseraient point cette contrefaçon de moi-même.

 

Mais je viens d'écrire là un mot qu'il faut que je reprenne : la contrefaçon belge autrefois célèbre n'existe plus. En art lyrique tout au moins, la Belgique n'est plus notre imitatrice ; elle s'est faite grandement initiatrice. Avec Hérodiade, avec Sigurd, elle a fait connaître aux Parisiens le Méphistophélès, les Maîtres Chanteurs ; en octobre, elle leur présentera les Templiers, encore une œuvre française recueillie dans ce pays de Brabant dont on ne saurait trop louer la généreuse activité.

 

II

 

Il faut rappeler en quelques lignes le sujet et les développements du poème de Sigurd.

 

A cette époque assez nébuleuse où s'accomplissent les évènements qui empruntent encore plus à la mythologie qu'à l'histoire, mais conventionnellement vers le VIe siècle de notre ère, Gunther, roi des Burgondes, ayant entendu raconter par ses bardes la merveilleuse aventure de la Walkyrie Brunehild, chassée du ciel et enfermée par Odin dans un palais en flammes, se résout à tenter une expédition pour la délivrer. Il sait que s'il parvient à triompher des épreuves terribles imposées par les dieux, il trouvera la Walkyrie endormie, la tirera de son sommeil magique et pourra la prendre pour épouse.

 

Or, Sigurd, roi des pays du Nord, a conçu le même projet. Il vient défier Gunther son rival. Mais le roi n'entend pas relever ce défi ; il préfère offrir à Sigurd son alliance. Il a reconnu en lui le guerrier qui, naguère, le défendit contre de redoutables ennemis et délivra sa sœur Hilda tombée en leur pouvoir.

 

Hilda, présente à cette scène et déjà entraînée vers Sigurd par un irrésistible amour, lui offre alors une coupe d'hydromel dans lequel elle a versé un philtre préparé par sa nourrice Uta, espèce de voyante qui lui a prédit la venue prochaine du héros. Sigurd a pris le breuvage ; soudainement frappé de la beauté d'Hilda, il oublie ses projets sur Brunehild et met son épée à la disposition de Gunther. Ce dernier promet de lui accorder la récompense qu'il désignera après la conquête de la Walkyrie : on devine facilement que cette récompense sera la main d'Hilda.

 

Gunther, Sigurd et Hagen, compagnon de guerre du roi des Burgondes, partent ensemble ; ils débarquent sur une plage d'Islande où les prêtres de Fréja célèbrent leurs mystères. De ces prêtres, ils apprennent que, pour aller jusqu'à la Walkyrie, il faut un héros d'une espèce rare. « Vierge de corps et d'âme », a dit Musset en moins solennelle occasion ; telle est précisément la double qualité de Sigurd ; il part donc seul, après avoir emprunté le heaume et le bouclier de Gunther, sous le nom et au profit duquel il a juré de combattre.

 

Triomphant de la triple épreuve, vainqueur des Walkyries guerrières, des elfes séduisantes, des kobolds et des gnomes obsédants, plongeant héroïquement dans le lac enflammé, il délivre Brunehild sans se faire connaître, la ramène dans la demeure des hommes et la donne pour épouse à Gunther, tandis que lui-même épouse Hilda.

 

Mais un trouble inexprimable est dans l'âme de Brunehild. Instinctivement, elle comprend que celui dont elle est devenue l'épouse n'est point le vaillant qui l'a délivrée. La jalousie d'Hilda bientôt éveillée met les deux femmes en présence. Une haine terrible naît entre elles. Sigurd est reconquis par Brunehild à la suite d'une incantation amoureuse. Gunther, témoin invisible de cette scène, décide la mort de Sigurd et le fait assassiner à la chasse par Hagen. Selon le décret d'Odin, Brunehild meurt au même instant, et l'on voit les deux amants transfigurés s'envoler dans les bras l'un de l'autre vers le Walhalla, dans une éclatante lumière d'apothéose.

 

Ce sujet, dont je passe les intéressants épisodes, a les grandes qualités décoratives qui conviennent au vaste cadre de l'Opéra ; malgré de fréquents changements de milieu, la trame en est simple ; il est réellement lyrique et écrit en vers d'une belle allure ; d'autre part, tous ces héros chevelus, avec leurs casques de métal empennés d'ailes d'aigle, leurs braies à sangles de cuir, leurs cuirasses d'or rouge, leurs manteaux de peaux de fauves, tout leur attirail retentissant et tout leur luxe barbare ; ces femmes aux longues tuniques plaquées au corps, aux dalmatiques voyantes rehaussées de pierreries brutes, sont, comme on dit en langage d'atelier, fort « amusants » pour l'archéologue aussi bien que pour le spectateur.

 

Cette restitution historique, à laquelle se mêle une évocation purement fantaisiste, a été faite à l'Opéra avec beaucoup de luxe et de goût. J'ajoute, ce qui n'est pas un banal éloge, que jamais, sur cette scène, on n'a monté un ouvrage plus promptement et mieux que Sigurd.

 

III

 

En parlant une première fois de la partition de M. Reyer, j'ai constaté sa haute valeur. J'ai nommé Gluck, Weber, Berlioz, Wagner et Gounod comme les maîtres auxquels se rattache le compositeur ; j'ai constaté sa filiation, mais en même temps j'ai affirmé son individualité bien nette. La partition de Sigurd me séduit surtout par le caractère héroïque de la déclamation et la couleur poétique des épisodes ; après l'audition de l'œuvre à Paris, deux points très lumineux se dégagent du fond de mes impressions : le premier tableau du troisième acte et le quatrième acte tout entier. A ces deux pages maîtresses, d'une grande unité de valeur, viennent s'ajouter, au courant de cette œuvre considérable, bien d'autres pages qu'il faut citer.

 

L'ouverture de Sigurd avait fait grand effet dans les concerts avant d'être entendue à Bruxelles ; à Paris, on l'a supprimée, pour gagner du temps ; nous le devons regretter, car elle est fort belle et synthétise bien les divers éléments de l'ouvrage.

 

Le récit du rêve d'Hilda est d'un heureux mouvement ; le trouble, la passion, l'enthousiasme de la jeune fille, son découragement enfin, s'y expriment avec sincérité. Le succès en a été vif, moins vif encore pourtant que celui des deux strophes d'Uta, la voyante, prédisant la prochaine venue de Sigurd.

 

A la Monnaie, ces deux strophes, en dépit de leur valeur, m'avaient paru nuire au mouvement dramatique ; elles racontaient, en effet, assez longuement ce qu'on avait suffisamment entendu en ces quatre vers :

 

J'ai conjuré l'esprit de l'air

D'aller vers Sigurd au cœur fier

Et de lui porter la pensée

De venir au burg de Gunther.

 

L'opinion unanimement favorable du public a, cette fois, donné raison à l'inspiration abondante du compositeur, d'ailleurs servi, en ce passage, par une interprète très remarquable.

 

J'aime beaucoup l'entrée sonore de Gunther et de ses rudes compagnons de chasse, le salut du roi à ses hôtes, comme aussi la mélopée du guerrier Hagen dépeignant la région redoutable au sein de laquelle dort la Walkyrie. Un récit mouvementé s'ajoute à ce sombre début : Hagen dit comment Odin a condamné Brunehild ; son accent se passionne, se dramatise, il prédispose les âmes aux entreprises merveilleuses, il leur souffle l'ardeur des exploits surhumains.

 

L'entrée de Sigurd a la noblesse et la grandeur en même temps que la simplicité épique. Le compositeur a dessiné son personnage d'un trait large et sûr, qui se retrouve dans toutes les parties du rôle.

 

Je pourrais parler encore de cette belle scène religieuse qui forme l'introduction du deuxième acte, épisode magistral où le chant éthéré du prêtre fait une si intéressante opposition aux périodes durement martelées du chœur ; de la symphonie des trois épreuves ; du monologue de Sigurd, avec son exquise invocation : « Hilda, vierge au pâle sourire » ; et encore de l'extase de Brunehild souriant à son existence nouvelle ; mais, en réalité, c’est de plus haut qu'il faut voir une partition telle que celle-ci ; c'est dans l'unité de sa conception qu'il faut la prendre ; je l'ai fait dès le début ; je n'insisterai donc plus que sur les deux passages tout d'abord signalés : le troisième tableau et le dernier acte, dans lesquels s'épanche avec un si rare bonheur la poétique imagination du musicien. C'est le duo de Gunther et de Brunehild, la mélancolique plainte de la Walkyrie aspirant à l'amour, la scène de l'incantation des fleurs qui rend Sigurd à sa tendresse ; c'est enfin le dénouement à la fois touchant et grandiose de cette héroïque, amoureuse et fantastique aventure.

 

L'interprétation de Sigurd est excellente. Je nomme en première ligne Mme Caron, qui a eu les honneurs de la soirée dans ce rôle étrangement séduisant de Brunehild. La voix de Mme Caron me semble avoir encore gagné depuis que je l'ai entendue à Bruxelles, dans ce même ouvrage ; c'est de plus une tragédienne de race, tout entière à son personnage, d'une physionomie très expressive, d'une conscience artistique qui se révèle dans les moindres détails : elle occupera certainement à l'Opéra une des premières places parmi les cantatrices dramatiques. Mme Bosman, qui vient aussi de Bruxelles, a été fort bien accueillie sous les traits de la blonde Hilda. Mais à voir attentivement Mme Bosman, il semble qu'elle ait une autre vocation que celle du genre dramatique ; l'arc tendu de ses lèvres toujours prêt « à décocher le sourire », ses yeux gais et ses joues fraîches semblent la prédestiner à des créations moins sévères.

 

Pour M. Gresse, le troisième interprète emprunté à la Monnaie, il a fait sonner dans le rôle d'Hagen une des meilleures et des plus solides voix de basse que nous ayons entendues depuis longtemps. L'emprunt de l'Opéra deviendra assurément, en ce qui le concerne, une prise de possession définitive.

 

M. Berardi, un baryton de fraîche date, car il tenait naguère à l'Opéra l'emploi des basses, a été parfait dans le prêtre chargé de l'invocation à Freja ; depuis, il a pris le rôle de Gunther, confié tout d'abord à M. Lassalle et s'y est fait applaudir après lui. Mlle Richard a mis tout à fait en relief la figure d'Uta, restée primitivement un peu à l'arrière-plan. Pour M. Sellier, on sait ce qu'il vaut ; il fait un Sigurd de puissante prestance et sa voix s'attaque bravement aux plus redoutables aspérités du rôle.

 

IV

 

Il est bien tard pour parler de la reprise, à l'Opéra-Comique, d'une des plus jolies œuvres de M. Léo Delibes : le Roi l'a dit ; mais on le peut faire encore : si le théâtre où on la représente doit être clos le jour même où paraîtront ces lignes, la pièce gardera sa place sur les affiches à l'époque de la rentrée. Elle est tout à fait digne de cette fortune ; revenue à la lumière après douze ans d'attente, compromise au début de sa carrière par une aventure politique, elle nous arrive tout juste à point pour faire une agréable diversion aux œuvres dramatiques qui prennent peu à peu possession de la scène de la rue Favart et y trouvent un accueil favorable.

 

C'est une amusante fantaisie quant au livret, et quant à la musique, une des inspirations les plus spirituelles et les plus délicates de M. Léo Delibes.

 

L'invention repose sur un mot du Roi-Soleil adressé au marquis de Montcontour, le jour de sa réception à Versailles : « Vous avez un fils ? — Oui, Sire ! — Vous me le présenterez. — Oui, Sire !

 

Or, le marquis n'a pas de fils ; il n'a que quatre filles ; mais la présence du roi l'a tellement troublé, que ce Oui ! compromettant lui est sorti deux fois des lèvres sans qu'il puisse s'expliquer comment. Il rentre chez lui tout enfiévré : « Madame, dit-il à la très décente marquise de Montcontour qui n'en est pas peu effarouchée ; Madame, il me faut un fils tout de suite ! »

 

Explication donnée, on lui trouve un paysan, espèce de garnement sous figure de naïf, amoureux de Javotte la chambrière de ces dames, et on l'attife en fils de famille, en vue de la présentation au roi. Benoît, — c'est son nom, — se prend au sérieux, fait pis que pendre et devient insupportable, jusqu'au moment où, ayant fait le mort par couardise dans un double duel, il se voit, comme vraiment défunt, repoussé des bras du marquis et va se consoler dans ceux de Javotte.

 

Cette invention, développée avec une franche bonne humeur et une élégante finesse, classe l'ouvrage à distance égale de la banale opérette et de l'opéra-comique pseudo-sentimental.

 

C'est un genre à encourager, tout artistique, tout moderne, dans lequel M. Léo Delibes est passé maître.

 

L'ensemble de la partition nous montre le compositeur toujours épris des formes délicates, ingénieuses et d'un esprit bien français, qui ont fait le succès de ses principales œuvres. Mais ce n'est pas là un musicien qui se contente de faire parler à ses personnages un langage fleuri, de leur prêter des tournures de la grâce la plus raffinée ou des traits de la gaieté la plus franche ; il prend souci d'accompagner tout cela d'une instrumentation recherchée, féconde en ressources ; il joue de son orchestre avec une parfaite dextérité, en quoi il est bien de son temps et de cette brillante école nationale, dont les œuvres sont en train de conquérir tous les théâtres étrangers.

 

Avec Fugère, très amusant en marquis de Montcontour ; avec Grivot, qui joue le célèbre Miton professeur de belles manières, on imagine de quelle façon comique ; avec Mlle Merguillier, en Javotte ; Mlle Chevallier, dans un rôle travesti malheureusement trop bref ; Mme Degrandi et M. Degenne, qui fait le faux fils ; et encore Mlle Molé, la plus en vue des quatre héritières de Montcontour, le Roi l'a dit a été présenté très avantageusement au public.

 

Quelques jours après cette reprise, avait lieu la représentation d'adieux de Mme Carvalho.

 

Adieux prématurés et qui ont éveillé d'universels regrets. Celle qui fut Marguerite, Juliette et Mireille, et Jeannette et Chérubin, celle dont le nom demeurera comme le synonyme de charme exquis, de perfection idéale dans l'art du chant, celle-là, s'en va ! Nulle n'aura laissé de traînée plus lumineuse dans le souvenir de ceux qui ont le culte passionné de la musique.

 

 

 

15 novembre 1885

 

I

 

Les prix distribués au Conservatoire, c’est-à-dire la saison musicale finie, chacun a tiré de son côté; les stations thermales ont vu accourir, comme de coutume, la foule des chanteurs dont les cordes vocales endommagées ont besoin de quelque réparation. On s’attarde volontiers, depuis quelques années, en ces loisirs salutaires. – Les gens du monde, d’autre part, les favorisent, en s’y abandonnant eux-mêmes longuement. La montagne, la mer et la forêt retiennent leurs hôtes jusqu’aux approches de l’hiver.

 

C’est pourquoi la campagne lyrique, terminée de bonne heure, recommence de plus en plus tard. Novembre est venu, et les grandes scènes musicales – le compte en est bientôt fait, hélas ! – n’ont rien donné de nouveau. La musique a dû vivre de reprises et de débuts. Sujets intéressants parfois, mais dont chacun ne saurait fournir la matière d’un article de Revue. Il faut donc attendre une occasion pour les rappeler ; – cette occasion, je l’ai trouvée dans la reprise de l’Étoile du Nord, l’événement le plus notable qui se soit produit depuis la rentrée.

 

A la Gaîté, scène mixte, où la vraie musique trouve parfois des interprètes dignes d’elle, la réouverture s’est faite avec le Grand Mogol, partition aimable, légère, distinguée, interprétée à ravir, surtout par Mme Thuillier-Leloir.

 

Plus récemment est venu, tant à l’Opéra qu’à l’Opéra-Comique, le défilé des débutants.

 

Le ténor Bertin, abandonnant la salle Favart pour l’Opéra, s’est essayé dans Faust ; c’est un agréable ténor de genre, auquel ce terrain nouveau peut paraître encore à bon droit redoutable. M. Duc, véritable ténor dramatique, l’a suivi de près. Son début dans le rôle d’Arnold de Guillaume Tell promet à notre première scène un sujet des plus brillants. Moins heureux, mais non sans intérêt, a été celui de M. Ibos, dans Fernand de la Favorite.

 

A l’Opéra-Comique, point de ténors nouveaux, des voix de femmes seulement : dans Carmen, Mlle Patoret, jeune personne bien douée, un peu vite échappée du Conservatoire ; dans Lakmé, Mlle Simonnet, dont le succès vif et mérité est dû à des qualités tout à fait différentes de celles de la frêle et étrange créatrice du rôle ; dans une Nuit de Cléopâtre, Mlle Deschamps, que j’ai entendue déjà à Bruxelles et dont le talent et la voix mettent à sa vraie place le rôle de Charmion.

 

Le début de Mlle Deschamps est encore récent ; il n’a eu lieu qu’après la représentation de l’Étoile du Nord, dont j’ai surtout à m’occuper aujourd’hui ; en le signalant à cette place, je mets tout à fait au courant cette revue musicale, reprise après un silence de quatre mois, qui pourrait se prolonger si j’attendais l’un des grands ouvrages actuellement à l’étude, soit à l’Opéra, soit à l’Opéra-Comique.

 

II

 

L’Étoile du Nord, qui date de 1854, n’avait pas été donnée à l’Opéra-Comique depuis sept ou huit ans.

 

La pièce est puérile, d’un gaieté commune, d’une ingéniosité banale, peu cohérente et d’un médiocre intérêt. Mais, quoi ! il ne fallait pas demander à ce grand amuseur de Scribe, surtout opérant pour le compte d’un musicien volontaire tel que Meyerbeer, de se mettre en grands frais d’invention dramatique ou comique, comme s’il eût travaillé pour la Comédie-Française ou même simplement pour l’Opéra, qui lui doit les plus belles tragédies lyriques du répertoire.

 

Il s’est borné à promener ses personnages, assez à la diable, dans le pays de la fantaisie, dont il avait fait le domaine spécial de l’Opéra-Comique, eu les accommodant suivant une formule dont il a emporté le secret, et peut-être aussi dont il a épuisé l’intérêt.

 

De celui qui, disposant de l’empire russe dès 1689, s’était donné en 1697 la tâche de n’être plus que le charpentier Peter Mikaïlof, inscrit parmi les ouvriers des chantiers de Saardam pour y apprendre la construction des navires et travailler de ses mains à la prospérité future de son peuple ; de cette Catherine Rabe, veuve d’un soldat suédois, prisonnière des Russes, distinguée par le czar, serve vite maîtresse de ce maître redoutable, dont elle devait plus tard partager le trône, Scribe a fait deux personnages en biscuit pâte tendre, encore que la figure de Peter s’enlumine un instant de tons d’une violence relative et n’apparaisse pas sans grandeur au dénouement du second acte, où se fait sentir plus fermement la touche du dramaturge.

 

Il n’y a guère que des épisodes dans cette aventure; la tendresse y tient une place assez secondaire, bien qu’il s’agisse d’un de ces merveilleux contes faits pour montrer comment les rois férus d’amour épousent volontiers des bergères.

 

Pierre est de la famille de ces héros bons enfants ; nous voilà bien loin d’une indication même discrète de cette puissante figure historique ; si on la retrouve, ce n’est point dans l’esprit de l’œuvre, c’est dans l’illusion matérielle qu’en sait donner l’interprète en la ressuscitant devant nous.

 

Dans le répertoire de Meyerbeer, l’Étoile du Nord peut être considérée comme le résultat d’une fantaisie d’artiste, d’une coquetterie de lion, jaloux de montrer qu’il sait avoir à l’occasion la patte légère. Ce qu’il y a là de couplets, de romances, de chansons militaires, de rondes, de ranplanplan, de zonzon, de tic-tac et de glouglous est extraordinaire. Mais tout cela est charmant, original, pittoresque, fait avec cette admirable dextérité et agencé, entremêlé avec cette imperturbable science que bien des fabricants d’opérettes imitent avec plus de fréquence que de succès.

 

Mais quelle tâche terrible et basse le compositeur a infligée à son librettiste, et à quelle langue singulière il l’a contraint d’avoir recours pour répondre aux exigences d’une forme musicale évidemment préexistante dans un grand nombre de passages !

 

A quelles tortures l’écrivain a-t-il dû se résigner pour faire entrer de gré ou de force son texte rimé, – je ne dis pas ses vers, – dans cette forme inflexible ! L’égoïsme du musicien éclate ici dans toute sa beauté. Ce qu’il exige de son collaborateur, ce n’est plus de la complaisance, c’est de la domesticité.

 

C’est surtout prés des belles

Même les plus rebelles

Que du grenadier russe

On admire l’astuce !

Nulle vigueur ne lasse

Un amour si tenace.

Il fait fondre la glace

Par le feu du sentiment !

 

Et le chœur de s’écrier :

 

Trum ! Trum ! en avant

 

Voilà la « poésie » à laquelle une musique excellente, mais tyrannique, a pu condamner un honnête académicien qui passa pour le premier et le plus ingénieux auteur dramatique de son époque, – car je ne puis me résigner à croire qu’il ait écrit cela de sa propre initiative et en sa parfaite liberté.

 

Meyerbeer, étranger, était relativement excusable de ces exigences. Auber, français, les a eues pour le même Scribe. A peu près toute la génération musicale de ce temps déjà lointain a agi de même. Le compositeur donnait volontiers son motif, laissant le librettiste se débattre contre la difficulté d’un placage de paroles.

 

C’en est fait heureusement, et depuis longtemps, de ce servilisme. Avec M. Charles Gounod, le sens littéraire a pris rang parmi les qualités maîtresses d’un compositeur; dès ses premières productions il l’affirmait par les plus remarquables exemples, en même temps que des poètes respectueux de leur art, les Michel Carré, les Jules Barbier, rendaient au genre lyrique la place qu’il doit occuper dans la littérature dramatique.

 

Ce n’est plus que très exceptionnellement que les compositeurs imposent à leurs collaborateurs une forme, « un monstre », comme on dit en termes de métier. Exception commode en somme, puisqu’elle permet à l’occasion aux librettistes d’expliquer comment il se rencontre encore tant de mauvais vers dans leurs poèmes.

 

III

 

Dans cette partition de l’Étoile du Nord, dont la valeur reste hors de cause, Meyerbeer, contrairement à l’enseignement qu’on pourrait tirer de son répertoire de grand opéra, me semble avoir fait assez bon marché de son sujet et de ses développements dramatiques. – C’est un musicien qui s’en va sans souci de son itinéraire, fait halte en chemin pour le moindre incident, épris par-dessus tout de gaieté, de pittoresque, d’étrangeté.

 

Les musiques militaires sur la scène, les voix, les sonorités de l’orchestre, tout cela se rencontre, se heurte et finalement s’amalgame de la façon la plus plaisante à la fois et la plus bizarre. Les motifs, les airs se succèdent, avec une variété, un entrain et une liberté d’allures qui nous montrent le musicien tout à fait maître de son terrain. Il s’attarde, il arrête l’action ; mais évidemment il s’intéresse à ces détails plus qu’au fond; il s’y amuse ! L’important, c’est que nous nous y intéressions et que nous nous y amusions aussi, ce qui a lieu, bien que notre génération ne s’accommode plus guère de cette façon d’entendre l’ordonnance des œuvres lyriques.

 

Chaque fois qu’un ouvrage vient ou revient devant le public, on se prend comme d’instinct à le juger comparativement aux théories contemporaines, et selon qu’on appartient ou non au parti wagnérien, on en grossit tout de suite, suivant le cas, les défauts ou les qualités. Il ne faut pas mettre l’Étoile du Nord à cette épreuve.

 

Ici, toutefois, j’ouvrirais volontiers une parenthèse pour noter quelle importance de plus en plus considérable prend le wagnérisme dans les questions d’esthétique musicale.

 

Il y a eu, au début, un mouvement assez marqué des jeunes compositeurs vers les idées du maître allemand. – Depuis, la nouvelle école est revenue sur ses pas. – Éblouie d’abord, vite entraînée, elle s’est reprise peu à peu, retenant ce qu’il y avait de bon, de vraiment lumineux dans ces idées, laissant de côté le fatras, le brouillamini, tout ce qui est contraire au génie français fait de clarté, de netteté, d’émotion et de charme. – Ces wagnériens-là, adeptes de la première heure, n’étaient que des progressistes ; les wagnériens de notre temps sont des exclusivistes. – Hors de l’Église point de salut ! Hors de Wagner point de musique !

 

Dans toute discussion, dans toute bataille, les mélodistes purs, les conservateurs s’acharneront contre eux. Les uns condamneront volontiers ce Meyerbeer, qu’au fond ils estiment ; les autres, qui ne l’aimaient guère au temps de Rossini, le prendront non moins volontiers pour champion contre Wagner. C’est entre les deux camps terriblement retranchés une guerre impitoyable.

 

Comme toujours, la vérité se tient en équilibre entre ces partis déclarés irréconciliables. – Un livre de M. Camille Saint-Saëns, dont je regrette de n’avoir pas eu l’occasion de parler plus tôt, Harmonie et Mélodie, apporte dans cette question un document que les excessifs, à quelque école qu’ils appartiennent, consulteront avec fruit.

 

Avec une très grande bonne foi, le compositeur y confesse ses premières exaltations, ses doutes et ses retours ; ses ouvrages l’avaient déjà montré en quête d’une forme mixte, rationnelle ; le livre explique ce qui, dans ses procédés, a pu déconcerter quelques esprits.

 

Assurément les fervents de Bayreuth l’accuseront de modérantisme. On lui en voudra de donner aux jeunes compositeurs un exemple, un enseignement fait pour les mettre en garde contre le germanisme immodéré, aussi redoutable, aussi détestable que le fut l’italianisme à outrance.

 

Pour nous, spectateurs et auditeurs, qui, en matière de musique dramatique, ne voulons rapporter que des impressions sincères, et qui nous amusons à l’Étoile du Nord comme nous nous intéresserons certainement à Lohengrin, il faut, sans crainte d’être accusés de versatilité ou d’ignorance, nous en tenir à la façon de voir de Voltaire dans la querelle des chanteurs italiens :

 

– Êtes-vous pour la France ou bien pour l’Italie ?

– Je suis pour mon plaisir, Messieurs !

 

IV

 

Quel démon m’a enfermé entre les deux crochets de ma parenthèse, et m’y a retenu si longtemps et en réalité si loin de l’Étoile du Nord ?

 

Il est temps d’en revenir à cet opéra, que j’ai entendu « pour mon plaisir », surtout à cause d’une interprétation des plus remarquables. L’ouvrage, en réalité, semble avoir reparu sur l’affiche principalement en vue de la rentrée de M. Victor Maurel.

 

Cet artiste, très personnel, s’est toujours montré sincèrement épris des grandes figures que nous apporte l’histoire ou la fiction dramatique. Il les étudie avec un soin extrême ; il les compose avec un étonnant relief.

 

A propos de Simon Boccanegra, qui inaugura sa direction du Théâtre-Italien, j’ai montré M. Maurel tel que je le retrouve aujourd’hui, avec ses précieuses qualités de chanteur et de tragédien. Bien d’autres figures, dont le public a gardé mémoire ; ont revécu par lui entre cette création de Verdi et celle de Meyerbeer, qu’il vient de nous rendre. Je n’insisterai donc pas sur la valeur qu’il a donnée à ce personnage de Pierre le Grand, si différent de lui-même dans l’invention de Scribe et que l’interprète a singulièrement rapproché de l’original, en son constant souci de la réalité. Le succès a été pour lui considérable et unanime.

 

Mme Isaac, revenue de l’Opéra à l’Opéra-Comique où elle trouvera un meilleur et plus constant emploi de ses qualités, a chanté et joué supérieurement le rôle de Catherine.

 

Je ne dois pas terminer sans dire un mot du second début de Mme Rose Caron, à l’Opéra, dans la Juive. Cet ouvrage, bien interprété par Sellier, qui y montre plus de charme pourtant que de force, par MM. Gresse, Bertin et Mme Lureau-Escalaïs, a confirmé surtout la valeur de la jeune cantatrice dont la première apparition dans Sigurd avait été si remarquée.

 

Mme Caron, dont la voix doit se développer encore, atteint presque déjà à la perfection comme tragédienne lyrique. Elle prendra vraisemblablement une très belle place sur notre première scène. On la sent animée d’une réelle flamme ; un grand souffle de sincérité est en elle ; elle se passionne, elle vit de la vie de son personnage. Le masque, d’une singulière puissance d’expression, appelle et retient impérieusement le regard. Toute proportion gardée, elle est, comme Mme Krauss, de ces artistes rares qui se livrent tout entières, sans souci des inégalités et des défaillances possibles, et communiquent au spectateur l’intensité de leurs impressions.

 

 

 

01 décembre 1885

 

« Il est de certaines pièces comme de certains animaux qui, de loin, semblent des étoiles, et qui de près ne sont que des vermisseaux ». C’est en ces termes que le très précieux Scudéri, gouverneur de Notre-Dame-de-la-Garde, servant comme on sait les rancunes de Richelieu, commence dédaigneusement et sottement ses Observations sur le Cid, pauvre libelle dont l’Académie fit tout d’abord suffisante justice et qui s’en est allé en poussière tandis que montait toujours plus haut dans un rayonnement de gloire le nom désormais immortel de Pierre Corneille.

 

En dépit d’une cabale considérable, le Cid, que le cardinal, un jour, fit jouer dérisoirement par ses marmitons et ses valets, se plaça tout d’abord au premier rang et eut un retentissement universel. Corneille l’avait, dit-on, dans son cabinet, traduit en toutes les langues connues, « hormis l’esclavonne et la turque ».

 

Il est peu d’ouvrages dramatiques sur lesquels on ait autant et aussi bien écrit que sur le Cid ; les recueils abondent à son endroit en détails auxquels il paraît difficile de rien ajouter de vraiment neuf.

 

Une étude bibliographique pourrait me mener loin, surtout si je m’avisais de passer en revue les œuvres imitées ou dérivées du Cid, depuis les productions de Diamante, de Michel Chilliac, d’Urbain Chevreau et de Desfontaines ; je m’attacherai seulement aux origines d’un sujet qui, depuis plus de deux siècles, occupe une si lumineuse place dans notre théâtre national et dont l’Opéra a entrepris de nous présenter une nouvelle version.

 

I

 

Rodrigue Diaz de Bivar, le grand Cid qui, son épée Tizona au flanc, fut couché, par Chimène, dans un cercueil « aussi noir que sa tristesse » en la chapelle de Saint-Pierre-de-Cardena, le Cid Campeador de l’épopée n’est point un personnage purement légendaire. L’histoire le réclame : elle nous montre en lui un héros non sans faiblesse et sans cruauté, capitaine mercenaire, tour à tour au service des rois de Castille et des rois maures, redoutable aux uns et aux autres, sans loi et sans scrupules, faisant brûler vif, au mépris de la parole donnée, Ahmed-el-Moafery, le gouverneur de Valence, son prisonnier, et entre temps épousant une dona Ismena ou Chimène, parente du roi, vieille, laide, mais bien dotée.

 

Le portrait est disgracieux ; les couleurs, il faut le dire, en sont communément empruntées aux auteurs musulmans dont la sincérité est bien douteuse. On ne doit pas, d’ailleurs, aller regarder de trop près ces figures anciennes. L’imagination du peuple les a reprises et repétries ; elle en a fait des créations idéales où l’âme même de la nation se révèle et qui sont offertes aux foules comme un exemple toujours vivant et salutaire.

 

En France, Roland, en Espagne, le Cid, personnifient ainsi le caractère et l’esprit de leur race. C’est à la lumière pure des légendes ou des romances qu’il convient d’examiner ces types chevaleresques ; alors, on s’en éprend vite et si, en toute conscience, on admet que la fiction ait pu les parer de quelques traits trop avantageux, on ne supporte pas volontiers qu’une analyse impitoyable vienne, au nom de l’histoire, les déposséder de leur charme.

 

La Chronique rimée, poème espagnol du XIIe siècle, est le premier document qui se place entre l’histoire et la légende définitive; il nous fait voir Rodrigue de Bivar et les siens sous un aspect encore barbare; la querelle de don Diègue et du comte de Gormaz, point d’appui de la fable dramatique du Cid, est ici présentée comme un événement assez vulgaire.

 

Gormaz a fait tort à Diègue en frappant ses bergers et en lui volant son troupeau. Diègue, prévenu, arrive en toute hâte, et brûle le bourg de Gormaz. On se bat ; dans la mêlée, Rodrigue – enfant de treize ans à peine – tue le comte !

 

Nous voilà bien loin encore de cette fameuse scène du soufflet sur laquelle le Romancero, comme la tragédie, a basé le développement des aventures de Rodrigue et de Chimène.

 

Rodrigue, pour la Chronique rimée, n’est qu’un grand garçon brutal, diable incarné dans une façon de paysan, qui fait dire au roi de Castille, le voyant arriver à la cour avec sa longue épée et sa mine farouche : « Otez-moi de là ce démon ! »

 

Dans le Romancero, la figure du héros apparaît moins rude. Soucieux de l’honneur de sa maison, il a lavé dans le sang du comte de Gormaz l’outrage que ce dernier a fait à son père. Mais, à ce moment, il n’a point d’amour pour Chimène et elle n’en a point pour lui.

 

C’est plus tard, bien longtemps après le duel, que Chimène se présente devant le roi ; elle vient lui rappeler la loi qui permettait au meurtrier de racheter son crime par une compensation.

 

– Je suis fille de don Gomès, comte de Gormaz ; don Rodrigue de Bivar l’a tué avec valeur. Je suis la plus jeune des trois filles qu’avait le comte ; je viens demander que vous me fassiez une grâce en ce jour ; et ce que je vous demande, c’est Rodrigue pour mari. »

 

Et Rodrigue, d’accord avec le roi, consent volontiers à cette réparation.

 

– J’ai tué un homme, je te donne un homme ! – Mate hombre, y hombre doy ! répond-il simplement. C’est la consécration de la morale invoquée par Chimène qui, en tous ces récits, ne demande après tout qu’à être épousée et ne s’avise d’aucune des délicatesses que la situation semblerait commander.

 

Chimène, acceptant, plus encore réclamant la main du meurtrier de son père, fournit donc d’avance une excuse aux auteurs qui, moins scrupuleux que Corneille, feront d’un mariage immédiat le dénouement de leur drame.

 

Ce dénouement, Guilhem de Castro l’a franchement accepté. Corneille, en empruntant à Guilhem de Castro le sujet du Cid, y a apporté, on le sait, plus de réserve. C’est à ces deux grands metteurs en œuvre des romances et des chroniques espagnoles, Guilhem de Castro et Pierre Corneille, que les auteurs de l’opéra dont j’ai à parler ont demandé les principaux éléments de leur poème ; c’est à ces deux sources vives que le compositeur a puisé ses plus larges inspirations.

 

II

 

On verra dans quel esprit et dans quelles conditions a été conçu et exécuté le livret du Cid, quelle part d’invention il comporte ; tout d’abord il faut examiner le sujet lui-même, au point de vue lyrique, qu’on le prenne dans le Romancero, dans Guilhem de Castro ou dans Corneille.

 

Le Cid est essentiellement musical : dès les premières scènes la situation frappe, s’impose, domine l’action et loin de surmener l’attention du spectateur par la multiplicité des détails la porte tout entière sur le seul mouvement des passions.

 

Ils ont été nombreux les auteurs à qui le Cid a paru constituer une matière musicable de premier ordre. On a dressé déjà maintes fois la liste des opéras inspirés par ce chef-d’œuvre. Le plus connu est 1a Chimène de Sacchini, paroles de Guillard, représentée à l’Opéra, en novembre 1783 ; ce n’était qu’une adaptation d’un opéra italien : il Gran Cid, donné à Rome en 1762 et à Londres en 1773 et dont l’indolent Sacchini avait fait accommoder les morceaux de telle sorte par son librettiste que l’action commençait tout bonnement par les doléances de Chimène, après la mort de son père. Cet ouvrage eut un assez grand succès. Il venait au moment de la lutte des gluckistes et des piccinistes ; sa valeur fut assez haute pour captiver et retenir l’attention.

 

Sainte-Beuve, qui nous a donné de belles pages sur l’œuvre de Corneille, est de tous les critiques celui qui a le plus appuyé sur le caractère lyrique du Cid. Déjà à l’époque où il débutait dans les lettres sous le pseudonyme de Joseph Delorme, les tendances musicales de Sainte-Beuve se révélaient. Il n’écrivait pas ses vers pour leur seule harmonie; il les entendait volontiers accompagnés; c’est ainsi qu’il plaçait sous le titre de certaine de ses pièces cette indication : « Il y faudrait de la musique de Gluck. » Dans cette disposition d’esprit, on comprend qu’il ait lu le Cid en écoutant idéalement la belle musique dont l’œuvre cornélienne aurait pu être le thème. A tout instant, dans ses Nouveaux Lundis, éclate cette préoccupation, cette recherche du germe musical.

 

Pour lui, le Cid est une pièce « toute de premier mouvement où circule un lyrisme généreux. – On ne discute pas, on est enlevé ».

 

Il y voit un poème de jeunesse, « une fleur immortelle d’honneur et d’amour ».

 

Il a raison. La jeunesse, l’honneur, l’amour, n’est-ce pas en trois mots toute la musique dramatique ?

 

Ailleurs, à propos des célèbres stances de Rodrigue, le critique ajoute : « Les paroles ont beau être déliées et subtiles, elles sont insuffisantes ; la musique seule serait capable de bien rendre ce qui se passe à ce moment, d’orageux, de contradictoire et de déchirant dans l’âme de Rodrigue ».

 

L’analyse de la partition fera voir quelle application a reçu cette idée.

 

Si on avait consulté en son temps Corneille lui-même sur l’intervention de la musique dans son œuvre, peut-être se fût-il montré d’une opinion tout autre que celle de Sainte-Beuve et des adaptateurs qui l’ont précédé ou suivi.

 

Le grand tragique paraissait estimer, en effet, comme le fit à son tour Victor Hugo, que ses vers sonores pouvaient se passer d’un accompagnement incapable de rien ajouter à leur harmonie naturelle.

 

Il montre du moins en général un certain dédain de cette alliance de la musique et des vers, et quand il parle de sa Muse, dans son Excuse à Ariste, à propos du Cid, il la dépeint jalouse de la grande liberté de son vol et mal disposée à subir le joug d’un « rêveur de musique ».

 

Cent vers lui coûtent moins que deux mots de chanson ;

Son feu ne peut agir quand il faut qu’il s’explique

Sur les fantasques airs d’un rêveur de musique,

Et que pour donner lieu de paraître à sa voix,

De sa bizarre quinte il se fasse des lois,

Qu’il ait sur chaque ton ses rimes ajustées,

Sur chaque tremblement ses syllabes comptées,

Et qu’une faible pointe à la fin d’un couplet

En dépit de Phébus donne à l’art un soufflet –

Enfin, cette prison déplaît à son génie !

 

Cette crainte des entraves musicales est faite pour nous donner quelque idée de la façon d’entendre la composition lyrique à cette époque ; la sujétion du poète au musicien, l’obligation d’une forme, passées jusqu’à la première moitié de notre siècle à l’état de lois, tout cela s’accuse déjà dans la « bizarre quinte » et les « rimes ajustées ».

 

Corneille n’aurait point été un Quinault et encore moins un Scribe. Heureusement il avait mieux à faire !

 

En l’occasion présente, M. J. Massenet, désireux d’écrire la musique du Cid, n’a pas interrogé les goûts de Corneille. Il ne lui a point semblé opportun de remonter si loin. Il a été tout simplement de l’avis de Sainte-Beuve et j’estime que le public sera du sien.

 

On sait par cœur le Cid de Corneille, beaucoup moins celui de Guilhem de Castro et du Romancero ; on va voir de quelle façon le Cid actuel diffère de celui de notre poète national.

 

III

 

A Burgos. – Les Espagnols viennent de remporter sur les Maures une victoire éclatante. – Rodrigue de Bivar s’est distingué pendant le combat, et le roi se dispose à l’armer publiquement chevalier. Chimène et Rodrigue s’aiment déjà. Le comte de Gormaz, père de Chimène, encourage cet amour. Pour lui-même, il rêve une orgueilleuse satisfaction : il attend de la faveur du roi l’emploi très convoité de gouverneur de l’infant. C’est l’exposition du drame.

 

Le décor change. Les cloches sonnent à toute volée ; devant la chapelle de Saint-Jacques se tient toute la cour, attendant Rodrigue qui achève la veillée des armes. Il vient ; il reçoit des mains du roi l’épée qu’il emploiera pour l’honneur et la liberté de la patrie encore menacée ; il la consacre, comme il se consacre lui-même, à saint Jacques, le patron souverain de l’Espagne, et il s’éloigne, le cœur débordant de joie, car les regards de Chimène, surpris au passage, lui ont confirmé toutes ses espérances d’amour partagé, d’union prochaine.

 

Ici se place la fameuse scène des deux pères. Don Diègue, nommé à l’instant même gouverneur de l’infant, aborde amicalement le comte de Gormaz. Mais la querelle naît, s’envenime, la colère éclate. Don Diègue, souffleté, désarmé, tombe anéanti au pied de la statue de saint Jacques.

 

O rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !

 

Pendant le développement lyrique de cette pensée, Rodrigue revient. Don Diègue court à lui : « Rodrigue, as-tu du cœur ? » Et l’acte se termine sur le duo douloureux et passionné du père et du fils, que traverse un instant l’apparition de Chimène, passant sans voir Rodrigue et s’éloignant comme une fugitive espérance à jamais perdue.

 

Le second acte, c’est d’abord le duel en scène, de Rodrigue et de Gormaz ; le comte, tué dans la rue, au seuil de son palais ; Chimène accourant en larmes, jurant la mort du meurtrier encore inconnu d’elle, et enfin reculant avec horreur à la vue de Rodrigue, qu’elle découvre dans la foule, écrasé, anéanti, pâle, faisant par sa seule attitude l’aveu terrifiant de l’homicide. C’est ensuite, le peuple riant, chantant sur la grande place de Burgos, l’infante distribuant des aumônes, prodiguant de douces paroles aux pauvres gens qui acclament le roi ; ce sont les danses populaires, les aubades, la célébration turbulente et gaie des victoires récentes; fête de Pâques, où les moines, les soldats, les danseuses d’Aragon, de Castille et de Navarre se mêlent, se confondent dans un pittoresque désordre, et que soudainement interrompent les cris de douleur et de colère de Chimène, son invocation violente à la justice royale.

 

Pour son père mort, Chimène demande la vie de Rodrigue ; pour son honneur reconquis, don Diègue défend son fils et s’offre en holocauste à sa place. Le débat ne se termine pas. Au milieu des clameurs des partisans de Chimène et de Diègue, sonnent les trompettes annonçant la venue d’un cavalier maure.

 

Il apporte une nouvelle déclaration de guerre au roi de Castille. Le roi congédie hautainement l’envoyé ; en même temps il reproche à Rodrigue de l’avoir privé de Gormaz, de son meilleur capitaine au moment même où le salut de la patrie eût réclamé impérieusement l’appui de son bras.

 

– Eh bien, sire, qu’il le remplace ! s’écrie don Diègue en montrant son fils.

 

Aux acclamations des soldats et malgré les protestations de Chimène, le roi accepte. Il confie à Rodrigue la mission protectrice qu’il eût confiée à Gormaz. Si Rodrigue revient vivant des prochaines batailles, il sera temps encore de compter avec Chimène.

 

Mais Rodrigue n’est pas parti sur-le-champ. Comme dans Corneille, comme dans Guilhem de Castro, il ose se présenter devant Chimène.

 

Il a fallu condenser à cette place, en vue du musicien, tous les sentiments qui s’accumulent dans les diverses scènes des auteurs originaux.

 

Après la première émotion violente et aussi la première révolte de la rencontre, les souvenirs envahissent le cœur des deux amants, l’inondent, y noient pour un instant l’horreur du sang versé, le devoir d’une réparation ; Chimène s’arrache la première à la douceur de ses rêves ; elle chasse Rodrigue ; lui s’incline et murmure un dernier mot d’adieu : il va mourir ! Alors, elle s’indigne. Il ne faut pas qu’il meure ; pour l’Espagne, pour la patrie, pour son honneur à lui-même, il doit vivre. Elle est pressante, et quoiqu’elle en ait, son cœur se livre. Elle est obligée de se reprendre, de répéter : Va-t’en ! à plusieurs reprises et, comme dit Sainte–Beuve, de « faire la brusque ; sans quoi elle ne pourrait se détacher ».

 

Rodrigue, seul, extasié, enthousiasmé, mesure le monde d’un regard de défi.

 

– Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans !

Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants.

Accourez par les mers, par les monts ou la plaine.

La terre est à Rodrigue et Rodrigue à Chimène !

 

Ici se place un tableau épisodique que les auteurs ont emprunté plus encore au romancero qu’à Guilhem de Castro et que Corneille a volontairement négligé. Il eût nui d’ailleurs à l’unité de l’œuvre telle qu’on l’entendait, alors, et plus d’un critique l’a reproché à l’auteur espagnol. Et pourtant, sans cette scène qui a toujours vivement séduit les compositeurs et particulièrement M. J. Massenet, peut-être le poème du Cid n’eût-il pas été écrit ?

 

Rodrigue est dans son camp ; ses soldats s’applaudissent de quelques premiers succès ; ils se croient maîtres de la victoire. Mais Rodrigue survient et les détrompe. La petite armée est entourée par les Maures ; un désastre est imminent. Les soldats et les chefs n’ont plus qu’à s’ensevelir dans une défaite glorieuse. Une partie des compagnons de Rodrigue parlent de retraite. Il les chasse. Pour lui, pour ses fidèles, la mort est le seul recours possible contre une honte inévitable.

 

La nuit vient, Rodrigue pénètre dans sa tente. Tout lui échappe à la fois, l’amour, le bonheur, la victoire. Triste, résigné, il recommande son âme à Dieu.

 

Mais voici que la nuit s’éclaire, des voix d’en haut parlent à Rodrigue, l’image vivante de saint Jacques lui apparaît et le bénit.

 

Fils pieux, soldat fidèle, chrétien soumis, il a mérité de vivre, d’être heureux et de triompher. – Il sera vainqueur !

 

Rodrigue, transfiguré, appelle ses soldats ; il les entraîne à sa suite contre les Maures qui, aux premières lueurs du jour, envahissent le camp, et le tableau s’achève aux cris des combattants et au spectacle de la mêlée furieuse.

 

Cependant, les fuyards sont arrivés auprès du roi et de don Diègue. Ils lui ont annoncé la mort de Rodrigue, écrasé sous le nombre de ses assaillants. Eux, plus heureux, ont pu se dérober à ce carnage.

 

– Vous avez fui ! leur crie don Diègue. Ah ! j’aime mieux mon fils mort que vivant comme vous !

 

Il a fait noblement ce que l’honneur conseille

Sous les drapeaux sacrés tomber enseveli !

Et c’est au premier rang que le héros sommeille

Dans la sérénité du devoir accompli.

Ma douleur à le perdre est encore moins grande

Que n’est grand mon orgueil de l’avoir enfanté !

 

Chimène, qui vient accompagnée de l’infante, a entendu le dernier cri du vieillard.

 

Ainsi, Rodrigue est mort ! Ah ! l’amour de Chimène peut éclater maintenant ! Elle le proclame hautement ; elle pleure le héros, l’amant, que l’impérieux devoir l’obligeait à poursuivre et à maudire.

 

Tout à coup, triomphalement, des clairons sonnent ! Le roi paraît.

 

– Pourquoi pleurez-vous ?

 

Ces fanfares, elles annoncent le retour de Rodrigue victorieux, ramenant captifs les rois maures, rapportant les étendards enlevés. Pour la première fois on le proclame Cid ; le roi lui-même le salue de ce nom. En même temps le triomphateur, le libérateur de l’Espagne, retombe à la discrétion de Chimène qui, ressaisie par la destinée, va de nouveau réclamer justice contre lui.

 

Le roi n’a pas le courage, et ne se reconnaît plus le droit de frapper le vaillant qui vient de sauver la patrie.

 

– Prononce toi-même, dit-il à Chimène.

 

Chimène lutte ; mais elle ne dira pas le mot qui coûterait la vie à Rodrigue, elle n’acceptera pas le sacrifice volontaire de son sang ; elle invoque son père mort ; elle entend de lui des paroles de pardon. Elle s’incline, elle succombe. Elle aime !

 

C’est le dénouement tel qu’il s’impose, tel qu’il ressort d’ailleurs de la vérité même de l’histoire et de la conclusion unanime des romans et des chroniques.

 

Si sommaire que soit l’exposé qu’on vient de lire, il permet de constater que le poème écrit spécialement en vue de M. J. Massenet est fait, en grande partie, avec la mise en scène d’événements restés à l’état de récits ou d’indications dans le Cid cornélien. Les scènes pittoresques, comme la distribution des aumônes, la fête de Pâques, la conception idéale de la vision du Cid, y sont l’accompagnement indispensable de la fable dramatique qui ne suffirait point seule à l’application des facultés d’un compositeur dont on a appris à connaître avec Marie-Madeleine, Ève, la Vierge, le Roi de Lahore, Hérodiade et Manon, les exquises qualités, de peintre et de poète.

 

IV

 

Je suis assez gêné pour dire de la partition de M. J. Massenet tout le bien que j’en pense ; je tiens de trop près à l’œuvre pour n’être pas suspect de quelque partialité. Je vais tâcher pourtant d’exprimer mon opinion aussi simplement que s’il s’agissait d’un de ces ouvrages devant lesquels le critique arrive sans préparation et sans entraînement d’aucune sorte.

 

Au surplus, je suis presque dans des conditions semblables; contrairement à la coutume de l’auteur, il n’y a eu cette fois aucune communication, aucune confidence préalable de compositeur à librettistes ; l’ouvrage a été exécuté comme d’un jet, sans hésitation, par un homme sûr de lui, sur un texte bien arrêté, et ses collaborateurs ont été à peu près les derniers à connaître une musique que chantaient déjà tous ses amis.

 

Mes impressions ont donc été absolument franches à la première audition du Cid, quand ont commencé à l’Opéra les répétitions en scène.

 

M. J. Massenet, en écrivant cette belle partition, me semble avoir fait un pas nouveau dans cette voie lumineuse où il s’est résolument engagé, au grand honneur de notre école nationale. Il parle dans le Cid une langue dramatique, très énergique, très pure, très colorée et d’une clarté remarquable. C’est dire qu’il se tient aussi loin de la banalité que de l’emphase. Si l’intelligence intime de son œuvre donne encore suffisamment à faire à l’attention soutenue de l’auditeur, elle n’exige de lui du moins la solution d’aucun problème, elle ne lui apporte pas d’hiéroglyphes à déchiffrer, pas de nuage à pénétrer. Là où la combinaison orchestrale est le plus complexe, la ligne principale, l’idée mère du morceau se dessine toujours avec une parfaite netteté; on en peut suivre sans effort les lignes fermes ou délicates. Le compositeur nous donne ainsi la formule excellente d’un art vraiment français accessible à l’entendement des foules sans rien perdre de sa hauteur.

 

Dans Manon, son précédent ouvrage, que l’Opéra-Comique vient de nous rendre fort à propos, comme pour nous permettre de comparer le compositeur à lui-même, on a déjà vu M. J. Massenet en quête d’une manière conciliant le respect d’un art supérieur et les exigences d’un public dont la réceptivité musicale n’est pas toujours des plus parfaites.

 

Mais Manon était d’une toute autre essence que le Cid ; cette comédie lyrique tendait à une réforme heureuse du genre séculaire exploité salle Favart ; dans le Cid, rien de pareil comme tendance et cependant même préoccupation de s’en tenir à une relation intime entre le drame et la musique, ce qui n’est point tant commun qu’on pourrait se l’imaginer, même chez les compositeurs dits dramatiques. Çà et là quelques reprises viennent bien rappeler à l’auditeur les procédés classiques ; on les comprend et on les accepte; le retour d’une impression agréable fera toujours, quoiqu’on en ait, pardonner à un musicien d’avoir pour un instant rompu avec la logique de l’action.

 

Celui que la création de cette série de figures, tour à tour charmantes, poétiques et passionnées, Meryem, Eve, Sità, Salomé, Manon, a pu me faire nommer « le musicien des femmes », a choisi cette fois un autre objectif.

 

Dans l’étude musicale du caractère et du tempérament de ses personnages, c’est la physionomie du Cid qui l’a le plus attiré et retenu ; c’est elle qu’il a placée au premier plan pour lui demander ses inspirations les plus fortes et à la fois les plus touchantes.

 

Les mots frappants du poème, les apostrophes cornéliennes ont été comme les générateurs de sa pensée musicale ; mais ce n’est pas sur ces mots que s’en est portée la force expressive; M. J. Massenet sait bien que la musique ne saurait rien ajouter à la puissance dramatique du « Qu’il mourut ! » du vieil Horace, pas plus qu’au « Meurs ou tue ! » de don Diègue, pas plus enfin qu’à l’interpellation : « A moi, comte, deux mots ! » de Rodrigue à Gormaz. Aussi ces apostrophes, quand elles surviennent, sont elles avec raison plutôt dites que chantées.

 

La musique est un art d’expansion et non de concentration; elle multiplie surtout la valeur d’une idée, d’une impression, en rend l’intensité plus profonde. Les traits caractéristiques de Rodrigue ne sont donc et ne devaient être que l’étincelle, le germe d’une série de morceaux dans lesquels l’inspiration musicale s’épanouit largement et avec la plus précieuse variété. Chaque acte présente ce rôle sous un aspect nouveau. Au premier, c’est la scène de la consécration de l’épée, invocation pleine d’emportement, de flamme et aussi de tendresse voilée, c’est surtout le duo avec don Diègue où s’exprime en longues phrases douloureuses le double sentiment de Rodrigue, partagé entre son amour et son devoir. C’est là une des plus éloquentes plaintes humaines que la musique ait jamais traduites.

 

Au second acte, Rodrigue chante les fameuses stances dont on a dit qu’on ne saurait les lire à haute voix sans être attendri. Elles ramènent périodiquement le nom de Chimène, auquel il fallait donner chaque fois une expression toute différente, suivant la modification des sentiments en lutte dans le cœur désespéré de Rodrigue.

 

C’est à quoi M. J. Massenet a superbement réussi. La tendresse, la douleur, la résolution tragique, marquent les trois phases de ce morceau qui est de premier ordre et revêt la beauté souveraine d’une des grandes inspirations de Gluck.

 

Le duo avec Chimène, la prière de Rodrigue, empreinte d’un sentiment exquis d’apaisement et de résignation, les phrases héroïques et tendres intervenant à travers l’action, complètent cette physionomie musicale si virile, si passionnée, si poétique.

 

Presque au niveau de ce rôle, je placerais volontiers celui de don Diègue, image austère du respect de soi-même, du culte des ancêtres, de l’inaltérable honneur. Rien de plus noble, de plus sévèrement inspiré que le plaidoyer de don Diègue devant le roi, l’oraison funèbre de son fils, que précèdent ses lamentations après l’outrage subi et ce pathétique duo dont j’ai parlé.

 

En ce qui touche Chimène, il fallait éviter musicalement certaine monotonie d’aspect qui a dû être la préoccupation de tous les compositeurs.

 

« Chimène, dit Scudéri, emploie sa solitude à faire des pointes exécrables, des antithèses parricides. » Il ne faut pas aller aussi loin que le détracteur de Corneille ; il est bien vrai pourtant que la passion ne s’exprime pas volontiers en concetti et qu’il y avait là quelque garde à prendre.

 

« Chimène est importune, dit le roi, dans Guilhem de Castro, elle a toujours la justice à la bouche ; ses plaintes sont éternelles ! » Corneille lui-même ne se dérobe pas à un aveu de même genre.

 

On verra que M. J. Massenet a tracé ce rôle de façon à ne point s’exposer à pareil reproche. Chimène a de la grâce, de la passion; ses sentiments éclatent avec violence, mais l’expression en est variée comme le sujet ; et quand elle s’émeut au milieu de ces troubles de son esprit et de son cœur, c’est comme un souffle doux et parfumé qui passe tout à coup au milieu d’un déchaînement d’orage. L’effet de ces oppositions est délicieux ; le personnage de Chimène est un des mieux faits qui soient pour mettre en valeur les qualités d’une cantatrice et d’une tragédienne.

 

La figure de l’infante reste toute de charme et de grâce. Ses couplets de l’Alleluia ! au deuxième acte, suffiraient à son succès. Ils portent la marque particulière, la « griffe » du compositeur ; il pourrait ne pas les signer, on les reconnaîtrait. C’est un épisode dont le grand effet le touchera moins qu’une marque d’attention et d’estime donnée à certaines autres pages que j’ai citées, conceptions autrement puissantes, mais peut-être moins immédiatement pénétrables.

 

A Gormaz, que l’auteur espagnol a dessiné presque en matamore et que Corneille a fait parler avec la morgue hautaine que l’on sait, le compositeur a accordé autant de sensibilité que de fougue. Il trouve au premier acte des accents véritablement émus pour encourager l’amour de Chimène ; au second, il reparaît sous des traits plus conformes au type primitif, pour répondre en phrases d’une grande allure, tour à tour dures et dédaigneuses, aux paroles de Diègue et à la provocation de Rodrigue.

 

Le rôle du roi, écrit avec une unité voulue, convient à l’autorité du personnage ; il est plus déclamatoire que chantant, étant seulement d’action.

 

Si je mets au même plan un petit rôle de quelques mesures, celui de l’apôtre saint Jacques apparaissant à Rodrigue, c’est qu’il est en sa brièveté le motif et aussi le centre musical d’une des plus belles choses que M. J. Massenet ait écrites.

 

Toutes les fois que j’ai eu à parler de ce compositeur, j’ai dû noter sa tendance à rechercher dans un milieu réel quelque événement extra-humain qui lui permette de s’envoler un instant vers une sphère supérieure et d’y planer en pleine lumière et en pleine harmonie.

 

C’est cet amour de « l’au-delà » qui lui a dicté le tableau de la vision, tableau très complet, d’une suavité de ton et en même temps d’une puissance extraordinaires, épisode idéal d’une pure beauté, au milieu d’une action dans laquelle le compositeur sait faire sentir combien il est maître de sa forme dramatique.

 

Le Romancero donne ainsi, avec des traits qui ont quelque chose de la simplicité superbe des Écritures, le fond d’où procède cet épisode. C’est la version dont s’est inspiré Guilhem de Castro.

 

Rodrigue rencontre un lépreux, l’emmène, partage avec lui son souper et son lit.

 

Vers minuit, alors que Rodrigue dormait, le lépreux lui souffla entre les épaules et si fort fut ce souffle qu’il lui traversa la poitrine...

Il se leva très effrayé, chercha le lépreux, ne le trouva point et demanda en criant de la lumière...

On lui avait apporté de la lumière et le lépreux ne paraissait point...

Il s’était recouché, quand vint à lui un homme tout vêtu de blanc, qui lui dit: Dors-tu ou veilles-tu, Rodrigue ?

– Je ne dors point. Dis-moi qui tu es, toi que je vois si resplendissant !

– Je suis Lazare, je viens te parler ; je suis ce lépreux à qui tu as rendu un si grand service pour l’amour de Dieu. – Rodrigue, Dieu t’aime bien...

Et tout ce que tu entreprendras dans la guerre ou autrement, tu l’accompliras à ton honneur. – Rodrigue, Dieu t’envoie sa bénédiction.

Et ce disant, il disparut.

 

On croyait alors, dit autre part le texte, que l’apôtre saint Jacques entrait dans la grande mêlée tout armé et à cheval pour combattre les Maures en faveur des chrétiens. Il se fit voir ainsi au siège de Coïmbre.

 

Les auteurs du poème n’ont fait que retourner à la légende primitive en faisant apparaître à Rodrigue, non pas Lazare, mais saint Jacques, le céleste champion des chrétiens d’Espagne, le grand combattant auquel il a voué sa foi et consacré son épée.

 

Le compositeur a pu ainsi donner à son tableau cette couleur guerrière qui forme au finale un si heureux contraste avec le caractère extatique et pour ainsi dire sidéral de ce milieu dans lequel le héros en prière entend les voix d’en haut lui prédire la victoire.

 

Le procédé de composition de M. J. Massenet, que je vois s’attacher très spécialement à la création de types musicaux bien tranchés, m’a entraîné dans la voie d’une analyse d’un genre tout exceptionnel. J’aurais dû suivre plus exactement la table thématique pour rendre compte des grandes divisions de l’ouvrage. Mais n’est-ce pas, après tout, arriver au même but que d’enregistrer sous la rubrique propre à chaque personnage les parties saillantes écrites pour lui en vue d’un ensemble dont j’ai constaté la supériorité et que complètent des chœurs d’un accent très net et d’une couleur très vive, un finale d’une puissante sonorité, d’une vigueur dramatique remarquable et un ballet d’une étincelante gaîté ?

 

Je ne prétends pas, du reste, épuiser en une seule fois ce sujet considérable. Écrivant cette rapide étude à la veille de la première représentation, je la borne à l’examen de l’œuvre ; je ne puis dire convenablement aujourd’hui dans quelles belles conditions matérielles les intelligents et très actifs directeurs de l’Opéra ont monté le Cid et avec quel soin ; je ne puis également que noter la valeur générale d’une interprétation comme il s’en est rencontré bien peu jusqu’ici.

 

Mais la première soirée du Cid aura d’assez nombreux lendemains pour fournir un nouveau texte à la chronique ; la partition de M. J. Massenet mérite et rencontrera auprès du public, je n’en doute pas, ce succès durable qui force toutes les résistances et renverse tous les préjugés d’école; car si les sectaires isolés sont injustes, les foules sont de bonne foi.

 

 

 

janvier-février 1886

 

I

 

On sait que Rossini a fondé un prix de six mille francs, que l’Institut partage périodiquement entre le poète et le compositeur d’un ouvrage lyrique, auxquels l’exécution de cet ouvrage est assurée dans les meilleures conditions désirables, c’est-à-dire par les soins de la Société des concerts du Conservatoire et de solistes toujours choisis parmi les premiers sujets de nos grandes scènes.

 

Toute liberté est laissée aux concurrents pour le choix et le caractère de leur sujet. Le fondateur n’a exigé que deux choses : de la moralité et de la mélodie. Sur le premier point, satisfaction pourra lui être assurée en tout temps, à moins qu’on ne modifie le code de la morale, ce qui n’est pas impossible; sur le second il sera peut-être, viennent les années, plus difficile de s’en tenir à ce qu’on appelait naguère mélodie. Le mot, facile à détourner de son sens, est extrêmement élastique et s’applique à une chose dont aucun musicien ne pourrait, que je sache, donner la définition absolue. On sera donc mélodiste suivant certains mouvements de l’opinion, plutôt qu’en vertu d’une règle fixe, et tel qui ne passe point pour l’être aujourd’hui le sera manifestement demain. Rien n’est plus bizarre et plus fécond en surprises que les classifications musicales.

 

C’est la troisième fois que l’Institut décerne le prix Rossini Après la Fille de Jaïre de Mme de Grandval et le Prométhée de MM. Mathias et Lambert, il l’a attribué à l’Hérode de M. William Chaumet.

 

Il y a, dans cette série de scènes, exécutées le dimanche 6 décembre dans la salle du Conservatoire, comme un parfum lointain de Marie-Magdeleine et d’Hérodiade. Le librettiste, M. Georges Boyer, en écrivant son poème, aurait songé à M. J. Massenet que je n’en serais pas surpris, tant il a mis de soin délicat à ménager ses effets et ses oppositions suivant le procédé favori de ce maître. Il peut regretter de n’avoir pas eu M. J. Massenet pour collaborateur ; mais il faut qu’il se tienne pour très enchanté du compositeur remarquable que l’Institut lui a donné en la personne de M. William Chaumet. Ce dernier, déjà vainqueur au concours Cressent, en 1872, a écrit sur le livret d’Hérode une partition vivante, colorée et d’une belle facture.

 

C’est ce qu’on appelle le Massacre des Innocents que prend pour texte l’ingénieux poème de M. Boyer. Pendant qu’on met à mort les enfants juifs, Hérode, conscient de sa cruauté, s’étourdit dans une orgie. Les malédictions de Rachel, la grande inconsolée, les sanglots des mères, les terrifiantes invocations annonçant la venue prochaine du Christ, le poursuivent dans son palais et l’accablent enfin de toute l’horreur de son crime.

 

Le premier chœur a du mouvement, le rythme en est très franc ; mais il n’exprime point une ivresse débordante. De même l’Invocation au plaisir, comme, plus loin, la « Chanson du vin » dites par Cléophas, me paraissent plutôt philosophiques que bachiques.

 

A la suite, j’ai beaucoup aimé la prière des femmes : « Seigneur, nos fils sont notre joie », chantée presque à découvert ; elle est d’un caractère simple et touchant et exprime une ferveur sincère. Cette impression religieuse se retrouve dans les explications que donnent au tétrarque les seigneurs juifs.

 

Mais voici les Galiléennes ! C’est un saut brusque du ciel sur la terre. Les flûtes aiguës piquent de paillettes le fond léger de la trame orchestrale et les danses orientales avec leur morbidesse lascive, puis leur vertigineuse ardeur, commencent sous les yeux d’Hérode et de ses convives. Il y a là trois morceaux dont le dessin musical s’accuse en linéaments très fins et se développe en ingénieuses arabesques.

 

Le récit d’Hérode, sur la musique de danse, est un peu enveloppé et ne porte point autant qu’il le faudrait, çà et là, du reste, et je fais cette observation pour l’ensemble de l’œuvre, l’orchestre marque quelque tendance à prédominer et arrive ainsi à estomper le trait vocal.

 

Un duo dramatique et tendre entre Hérode et Meyriane, sa femme, a été tout de suite classé comme le point culminant de cette partition ; il est d’un charme pénétrant ; il a fallu en bisser le délicieux ensemble pour répondre au désir unanime d’un auditoire ordinairement très avare, en pareil milieu, de ces bruyantes marques d’estime.

 

Les imprécations de Rachel, qui préparent le finale, sont plus attendries que pathétiques ; le déchirement douloureux du cœur de la mère y parle moins éloquemment que la douceur des images enfantines évoquées par elle. Pourtant, la menace : « Hérode, le Seigneur entend le cri des mères » a de la hauteur et de la vigueur. Le chœur reprend ce motif, en rend l’effet plus intense. Les voix célestes éclatant sur l’ensemble, les trompettes triomphales sonnant sur le cri : « Un roi des Juifs est né ! » le crescendo final montant au milieu de fortes combinaisons orchestrales, et mêlant à la malédiction d’Hérode la célébration de l’avènement du Christ, tout cela constitue une péroraison dont il faut reconnaître la belle ordonnance.

 

Je regrette de ne pouvoir m’étendre plus longuement sur cette intéressante partition ; elle classe son auteur parmi ceux que nous retrouverons certainement sur une de nos grandes scènes lyriques. Il y a commencé ; il y reviendra, s’il est permis de ne point désespérer encore de l’avenir des musiciens de cette génération.

 

Hérode a été admirablement chanté par Mmes Salla et Reggiani, comme par MM. V. Maurel et Escalaïs. L’orchestre était dirigé par M. Garcin. C’était, je crois, son début comme chef titulaire ; il a brillamment conduit toute l’exécution.

 

II

 

En donnant, dès le lendemain de la première représentation, une appréciation assez étendue sur le Cid, j’ai dû laisser dans l’ombre certains détails, qui ont leur intérêt et sur lesquels je me suis alors promis de revenir.

 

Je vois notamment qu’on s’est quelque peu soucié des origines de cet opéra.

 

Les reporters, comme de coutume, sont allés bon train et tête baissée ; ils ont brodé à plaisir sur le canevas de leur fantaisie quand il s’est agi d’en rechercher la genèse.

 

Communément, ils n’ont pas rencontré en chemin la vérité nue.

 

Le poème du Cid a son histoire, histoire curieuse et intéressante, qu’il n’y a pas lieu de raconter ici, sa place étant marquée dans une série de souvenirs et de notes sur les musiciens de ce temps.

 

Voici, pour le présent, ce qu’il convient d’en dire :

 

Il y a quelques années, quand M. J. Massenet pensa à mettre en musique les tragiques amours de Rodrigue et de Chimène, les circonstances n’étaient point favorables à la réalisation de ce projet ; il y renonça alors et il écrivit le Roi de Lahore, Hérodiade, Manon, œuvres brillantes qui marquent de belles dates dans la carrière du compositeur. Le jour où il lui fut possible de revenir de nouveau et sérieusement au Cid, il se trouva en présence de deux auteurs ayant traité primitivement ce sujet et de M. A. d’Ennery, le maître dramaturge, à qui l’Opéra avait précisément demandé un ouvrage à son intention.

 

L’auteur de cet article se trouvait être l’un des deux collaborateurs du poème primitif et en même temps l’associé de M. A. d’Ennery. Tous trois se trouvèrent ainsi naturellement liés en vue de l’œuvre commune ; et du Cid que les deux librettistes avaient écrit depuis plus de dix ans, du Cid que concevait M. A. d’Ennery, sortit une nouvelle et définitive incarnation : le Cid tel que l’avait rêvé M. J. Massenet. Esprit original et à bon droit volontaire, ce dernier ne se contente pas communément d’une œuvre telle quelle, il aime à formuler son programme et ne peut s’intéresser réellement à ses personnages que s’il a présidé à leur enfantement et à leur développement.

 

Appuyés de la grande autorité de M. A. d’Ennery, soutenus par la foi ardente du musicien, les librettistes se sont sentis plus forts pour toucher à ce redoutable sujet marqué du sceau magistral de Corneille. Ce n’est pourtant pas sans de longs débats et de terribles scrupules que, s’inspirant à la fois de la fable espagnole et française, ils ont osé prendre le vers éclatant du grand tragique et l’enchâsser dans le métal obscur d’un livret d’opéra. On a pu leur en vouloir de ces emprunts ; on leur en aurait peut-être voulu davantage encore de recommencer Corneille, d’appliquer la pensée sans le mot, de ne pas donner en leur forme originale ces beaux éclats attendus : « Rodrigue, as-tu du cœur ? » « A moi, comte, deux mots !... » ces superbes débuts ou conclusions de scène qui sont la lumière et la force de l’œuvre première.

 

Si l’épreuve démontre que M. J. Massenet s’est tenu à la hauteur de ces thèmes grandioses, ceux qui les ont adaptés à son usage se trouveront pardonnés du même coup. Un jugement contraire n’atteindrait pas M. A. d’Ennery, qui a derrière lui une assez longue suite d’œuvres célèbres et peut, en matière d’invention dramatique, se mesurer même à Corneille ; un blâme sérieux toucherait plus vivement ses collaborateurs, dont j’ai suffisamment désigné l’un et dont l’autre est M. Édouard Blau, vrai poète, esprit très fin, que je suis heureux d’avoir eu déjà deux fois pour associé : à l’Opéra, avec la Coupe du roi de Thulé, à l’Opéra-Comique avec le Chevalier Jean.

 

Le théâtre lui devra probablement dans l’avenir d’autres ouvrages tout personnels, parmi lesquels doit figurer en première ligne le Roi d’Ys, dont M. Édouard Lalo a écrit la musique et qu’on cite parmi les partitions les plus marquantes de notre école nationale.

 

Il ne faut point que je m’attarde à ces notes personnelles, bien que le lecteur s’y intéresse volontiers. La place aujourd’hui m’est étroitement mesurée, et il me reste à parler de l’interprétation du Cid dont je n’ai pu que signaler sommairement la valeur.

 

La figure de Chimène a été mise au premier plan par Mme Fidès-Devriès ; à côté de son succès de cantatrice, elle y a obtenu un vrai succès de tragédienne, notamment dans cette scène sobre et forte dont le musicien a fait le dénouement du troisième tableau de l’ouvrage.

 

M. Jean de Reszké, un Rodrigue dont son modèle n’eût pas désavoué l’élégance et la martiale allure, a partagé avec Mme Devriès les bravos accordés à ce duo du troisième acte qui reste jusqu’ici la page la plus rayonnante de la partition. Mais il a eu sa part personnelle et très considérable dans l’Invocation à l’épée, dans le duo avec Diègue, dans les Stances et surtout dans la scène mystique de l’apparition. C’est un chanteur de charme et de force à la fois.

 

Don Diègue, c’est M. Édouard de Reszké. J’ai déjà. dit ici tout le bien que j’en pense et qu’il mérite, à propos de ses importantes créations au Théâtre-Italien et de son début dans Méphistophélès, à l’Opéra. Il a magistralement établi cette figure de don Diègue.

 

Le comte de Gormas, c’est M. Plançon. Je l’ai vu pour la première fois à Lyon, où il créa d’une façon si personnelle le rôle de l’aventurier Eustache dans l’Étienne Marcel de Saint-Saëns. A l’Opéra, il est aujourd’hui classé parmi les artistes d’avenir sur lesquels les directeurs et les auteurs doivent le plus fermement compter.

 

M. Melchissédec ne peut dépenser sous le manteau royal toute l’énergie qu’il déploie sous le pourpoint du Valentin de Faust ; mais sa belle voix garde toute sa valeur et donne son importance au personnage. Je dois encore nommer MM. Lambert, Balleroy, Girard et Sentein, sujets d’élite qui ont eu l’intelligente modestie d’accepter des rôles très courts et purement épisodiques.

 

J’évoquerai enfin l’image gracieuse de Mme Bosman, dont la voix pure et jeune fait merveille dans le rôle de l’Infante et celle de la délicieuse, spirituelle et aérienne Rosita Mauri, qui traverse tout le ballet d’un vol si lumineux et si léger.

 

Mais Mme Bosman ne s’est pas bornée à cette seule création dans l’ouvrage de M. J. Massenet. Dès la cinquième représentation, elle a remplacé, pour ainsi dire au pied levé, Mme Fidès Devriès subitement indisposée et a pris possession avec autorité du rôle de Chimène, auquel elle a su donner une physionomie tout à fait personnelle et vivante.

 

 

 

15 mars 1886

 

I

 

Les grandes premières représentations musicales se font de plus en plus rares ; après le Cid à l'Opéra, la critique n'a eu, depuis trois mois, d'autre sujet d'étude que les Templiers et Saint-Mégrin au Théâtre-Lyrique. En lisant ces mots, le lecteur, habitué à nos pérégrinations, comprendra qu'il s'agit du théâtre de la Monnaie, devenu en réalité, pour le présent, notre vrai Théâtre-Lyrique, le refuge suprême des compositeurs méconnus, négligés ou simplement impatients.

 

L'hospitalité bruxelloise est très large et très brillante pour nos compatriotes. M. Verdhurt, le nouveau directeur du théâtre de la Monnaie, a suivi les intelligentes traditions de MM. Stoumon et Calabresi, ses prédécesseurs. Il a accueilli M. Henri Litolff, comme ils ont naguère accueilli M. J. Massenet et M. E. Reyer ; hier il faisait fête aux frères Hillemacher, auteurs d'un Saint-Mégrin, tiré du drame de Dumas : Henri III et sa Cour, dont je rendrai compte prochainement ; demain il hébergera M. E. Chabrier, et sa Gwendoline, dont certains fragments ont été déjà entendus aux concerts du Château-d'Eau.

 

C'est là de la belle et bonne besogne, digne des plus vifs encouragements et des plus chaudes félicitations. La critique s'est habituée à prendre périodiquement le chemin de Bruxelles ; ce n'est plus une fatigue, c'est à peine un dérangement. On arrive aux premières heures de l'après-midi ; le gîte pris, on va faire un pèlerinage d'une heure ou deux devant les vieux maîtres du musée Royal, une visite à l'Hôtel de Ville et aux maisons des Corporations, décor délicieux à voir, en cette saison, poudré d'un peu de neige et argenté d'un clair rayon de lune ; on dîne ; à sept heures la toile se lève ; bien avant minuit on est libre. Le train part ; on se réveille à Paris avant l'aube, revoyant les choses effleurées en ces quelques heures, avec une vivacité de sensation comme aiguisée par la rapidité de la course.

 

Le jugement formulé dans ces conditions particulières sur une œuvre musicale peut subir, dans un sens fâcheux ou favorable, l'influence de la hâte avec laquelle il a fallu procéder pour le rendre ; l'épreuve d'une seconde soirée manque à l'auditeur pour réformer ou affirmer son impression première ; il ne reste entre ses mains que le poème et la partition jalonnés de notes ; armé de ce memento, il sera plus ou moins habile à se retrouver ; l'important est qu'à ce retour sur lui-même, à cette revue analytique d'observations antérieures, il apporte la plus entière sincérité.

 

Je n'expliquerai pas quelle série de vicissitudes les Templiers, de M. Henry Litolff, ont dit subir avant de se fixer définitivement au théâtre de la Monnaie. Cette histoire a rempli les chroniques musicales ; il ne faut la viser que comme un argument ajouté à cent autres en faveur de la création de cette troisième scène lyrique qui nous manque à Paris, qu'on regrette, qu'on réclame, en vue de laquelle nous menons campagne, ici, depuis six ans, et dont on ne verra la restauration définitive qu'à force de persévérance et de volonté.

 

Cette restauration, par malheur, on l'a tentée, et tentée dans des conditions toujours déplorables ; les échecs successifs d'entreprises mal engagées ont plus fait pour en désintéresser l'État et la Ville que toutes les raisons invoquées contre le principe du Théâtre-Lyrique.

 

Le ministère et la Chambre, ainsi que le conseil municipal, se sont habitués déjà, semble-t-il, à considérer comme irréalisable, ou du moins comme ruineuse, la création d'une nouvelle grande scène musicale. On a mis de côté tous les projets qui s'y rapportent. Vraisemblablement, on y reviendra ; mais il y faudra revenir avec la résolution bien arrêtée, bien fermement soutenue, de ne plus encourager aucun essai maladroit, aucune affaire lancée surtout dans le but manifeste d'encaisser d'abord une subvention.

 

Le Théâtre-Lyrique sera, parce qu'il doit être. L'État ou la Ville, je pourrais dire l'État et la Ville, le comprendront un jour ; c'est dans leur union que parait, consister la solution définitive du problème.

 

Cette solution déjà trop ajournée est une question de vie ou de mort pour notre école contemporaine de musique dramatique. Faute de théâtre, les producteurs se découragent ; de même que les littérateurs vont au journal et au roman, les compositeurs vont à l'oratorio et à la symphonie. Cette belle qualité, essentiellement française : l'action, s'amoindrit et s'atrophie en eux ; il leur manque un champ où l'exercer.

 

Ou les envoie à l'Académie de France, à Rome, sous le vain prétexte de se perfectionner dans un art que, rentrés dans leur patrie, ils doivent renoncer à pratiquer, suivant leurs véritables tendances. A quoi bon alors ? La Ville, de son côté, leur accorde des primes enveloppées de lauriers. Dans quel but palpable ? Un temps viendra, en vérité, où, pour se conformer à la plus élémentaire logique, il faudra rayer du budget des beaux-arts, comme du budget municipal, l'article applicable à l'entretien des jeunes musiciens à Rome et aux frais de leurs triomphes à Paris.

 

Et ce sera œuvre méritoire. On coupera court une bonne fois à toutes les illusions ; la nature nous donne des musiciens ; la société les repétrira, les transformera en hommes d'affaires. Apollon fondera des comptoirs ou gérera des usines ;

 

Et le globe rasé, sans barbe ni cheveux,

Comme un grand potiron roulera dans les cieux !

 

II

 

En deux siècles, de 1118, époque de la fondation de leur ordre, à 1314, année du supplice de leur grand maître Jacques de Molay, les Templiers ont traversé si fréquemment la chronique et sous des aspects si différents, que le romancier, comme le poète dramatique, peut leur prêter la figure et le caractère les plus divers, sans crainte d'être accusé de fausser l'histoire.

 

D'eux, on peut dire que tout a été vrai à un certain moment. Walter Scott nous a présenté sous des traits sombres le Templier que Raynouard nous a montré dans une rayonnante auréole. Il était loisible aux auteurs du poème mis en musique par M. Henri Litolff de choisir le jour le plus favorable à leurs personnages.

 

Ils les ont pris à cette époque où la cupidité et la mauvaise foi de Philippe le Bel en firent des martyrs. Des flammes du bûcher, allumé le 11 mars 1314, à la pointe de la Cité, les colossales figures des moines-chevaliers du Temple sont sorties pures des souillures anciennes. On a oublié les violences, la déchéance morale de cet ordre puissant qui, fondé en Palestine par neuf chevaliers, s'était répandu sur l'Europe comme une nuée rapidement accrue, possédait 17 places fortes, 9,000 domaines et 112 millions de livres de revenus, traitait de pair à pair avec les rois et restait détenteur de fabuleuses richesses, tout en inscrivant dans ses statuts le vœu de pauvreté.

 

La fable dramatique de MM. Jules Adenis, Armand Silvestre et Lionel Bonnemère accuse un réel souci de la vérité historique. Mais nous sommes loin de la froide tragédie de Raynouard. L'amour, sans lequel il n'est point de poème d'opéra possible, a pris le pas sur la politique. Enguerrand de Marigny, grand maître de l'hôtel, surintendant des finances et coadjuteur au gouvernement du royaume, était, en cette triple qualité, un protagoniste tout indiqué pour ce drame. On en a fait par surcroît le père du héros.

 

Enguerrand de Marigny déteste l'ordre du Temple, non pour des raisons de politique, comme on le pourrait croire, mais parce qu'une bohémienne lui a prédit que la « Croix rouge » serait fatale à René, le dernier survivant de ses trois fils.

 

Il poursuivra donc de sa haine tous les chevaliers qui se groupent sous la bannière à croix rouge du Temple ; il les anéantira. Voilà une haine basée sur un bien faible motif ; mais qui veut la fin veut les moyens, ont sans doute pensé les auteurs.

 

Or, dans une sédition populaire, soulevée par un édit de Philippe le Bel abaissant de moitié la valeur de l'argent, tandis que le roi faux monnayeur, menacé de mort, trouve un refuge dans la forteresse du Temple, soudainement ouverte devant lui par l'ordre du grand maître, Jacques de Molay, René de Marigny sauve sans la connaître et emmène en lieu sûr la princesse Isabelle, fille de Philippe.

 

C'est par hasard qu'il la retrouve au second acte dans les jardins du palais de la Cité. Les deux jeunes gens, soudainement férus d'amour à la suite de la dramatique aventure de la sédition, s'avouent leur mutuelle tendresse, sans souci apparent de leur situation sociale et d'un avenir peut-être chargé d'orages.

 

Pourtant, Philippe le Bel, ambitieux de grandes alliances et dont le trésor est vide, a promis au roi d'Angleterre la main d'Isabelle. Il faut, pour conclure ce mariage et assurer la paix, une somme considérable ; il compte l'emprunter aux Templiers. Ces derniers viennent de lui sauver la vie ; ils ne lui refuseront pas d'assurer le salut et l'honneur de sa couronne. En quoi il se trompe : Jacques de Molay, appelé, lui fait entendre respectueusement mais fermement que le trésor du Temple est un dépôt des fidèles et qu'il n'en saurait disposer même pour le roi.

 

Excité par Enguerrand de Marigny, et oublieux du premier service rendu, Philippe le Bel se décide alors à un coup de force contre les Templiers.

 

Cet or qu'il nous refuse,

Enguerrand, nous l'aurons par la force ou la ruse.

Prouve un crime, et ma main tient prêt le châtiment.

 

En attendant que Marigny imagine ou constate ce crime, le roi signifie à sa fille son projet d'alliance avec le roi d'Angleterre. Elle résiste ; son cœur est pris ; elle refuse toutefois de faire connaître le nom de son vainqueur. Philippe, sans s'y arrêter davantage, l'oblige à le suivre. Déjà, les trompettes sonnent. Lord Mortimer, l'envoyé de l'Anglais, attend la royale fiancée de son maître.

 

C'est au milieu de la fête des épousailles que René de Marigny revoit et reconnaît Isabelle. Elle est perdue pour lui. Fou de désespoir, il court au Temple et demande à Jacques de Molay la faveur d'être reçu parmi les frères de l'Ordre. Ses vœux prononcés, vœux d'ailleurs révocables dans un délai de trois jours, il s'éloigne, et cela au moment même où Marigny vient arrêter les Templiers, contre lesquels il porte cette accusation assez vague qu'ils « osent menacer la couronne ». Les Templiers se rendent sans résistance.

 

Isabelle a bientôt appris la résolution de René. Elle le fait chercher et amener chez elle. Elle veut l'arracher au Temple, fuir avec lui. Le roi les surprend dans cette situation ; un templier, lui a-t-on dit, s'est introduit dans le palais pour l'assassiner. Ce templier, il le trouve en la personne de René qui confesse ce complot imaginaire, apparemment pour ne pas compromettre Isabelle. Je n'insiste pas sur cette scène peu résistante à l'analyse, et je vais tout droit au dénouement, qui nous montre le supplice des Templiers. René gracié par le roi, à la prière d'Enguerrand, repousse cette grâce, se dénonce lui-même à la vengeance de Philippe le Bel, en lui révélant la vraie cause de sa présence au palais, — c'est-à-dire l'amour de la princesse Isabelle, — et monte sur le bûcher avec les autres chevaliers du Temple. Ainsi se trouve réalisée, par le fait même de Marigny, la sinistre prédiction dont il a voulu conjurer les effets.

 

Ce poème est taillé largement ; il a de beaux aspects, comme il le faut pour le grand opéra, où l'enchaînement naturel des faits est volontiers sacrifié à une succession de tableaux frappant vivement l'œil du spectateur et forçant son attention. Les parties lyriques y sont tirées du fond même du sujet ; il y est fait un discret emploi des hors-d’œuvre musicaux. Je regrette toutefois d'y rencontrer des choses un peu bien conventionnelles. Le drame va, dit le livret, de 1307 à 1314. Il embrasse donc une période de sept années. Il se passe entre personnages vivant, pour ainsi dire, côte à côte, à la cour de France. Et René sauve Isabelle sans la connaître ! Il ignore son nom ; elle ignore le sien. Il la reconduit jusque dans les jardins du palais. Et cette ignorance persiste. Ils se jurent un amour éternel et rien ne nous apprend qu'ils se connaissent enfin ! C'est au moment où Isabelle paraît sous le dais royal, et seulement alors, que l'aveuglement vraiment étrange de René se dissipe. D'autre part, le roi semble ne rien savoir de René de Marigny. Le jeune homme était donc bien mal en cour ? Il ne faut pas appuyer davantage sur ces détails. Eh ! quoi, d'ailleurs ? Quelle pièce serait possible, pourraient dire encore les auteurs, s'il y fallait tant de logique ?

 

III

 

Le compositeur des Templiers, M. Henri Litolff, a fourni une carrière déjà longue ; en artiste capricieux ou fantaisiste, il s'est consacré à des genres musicaux très différents, peut-être aussi faute d'avoir trouvé dans une voie unique le succès franc et définitif que sa légitime ambition pouvait rêver. Celui qui écrivit le Concerto-Symphonie en , l'ouverture des drames de Griepenkerl, Robespierre et les Girondins, fut aussi l'auteur d'Héloïse et Abélard, charmant opéra bouffe applaudi aux Folies-Dramatiques, et de divers autres ouvrages légers, d'une fortune moins heureuse. C'est un esprit très souple, merveilleusement doué sans aucun doute, enclin aux conceptions grandioses et pourtant capable de badiner agréablement, mais sans personnalité bien distincte, sans ce « paraphe » caractéristique qui dénonce la main du maître dans les moindres traits de l'œuvre.

 

Jamais M. Litolff n'a attaché son nom à un ouvrage dramatique de l'importance des Templiers ; il est entré là dans le domaine de Meyerbeer ; il y a pénétré et le parcourt d'un pas ferme et sûr en homme connaissant déjà les tours et détours des chemins, mais sans y percer de routes nouvelles. Parfois aussi, il semble, par delà l'horizon, regarder vers les nuées d'où sort la voix de Wagner, prêter l'oreille à ces accents, les retenir et les répéter, leur emprunter certaines formes, mais toujours celles qui correspondent clairement au sentiment du personnage et ne donnent point de rébus à déchiffrer à l'auditeur.

 

Il a produit de la sorte un ouvrage peut-être inégal, mais de valeur très haute en certaines de ses parties et dont le succès le peut dédommager d'une bien longue attente.

 

L'ouvrage débute par un prélude d'une quarantaine de mesures, large, simple, d'une belle majesté, à travers lequel l'esprit peut entrevoir les longues files des blancs chevaliers du Temple processionnant sous les arceaux de leur cloître, motif initial qui se reproduira par fragments en de fréquents passages de la partition.

 

Une jolie page, chant et pas de deux, sert d'introduction au premier acte c'est une danse légère soutenue par les voix ; le dialogue d'exposition qui la précède et l'accompagne est un peu brouillé et perdu dans la masse. Toute cette exposition apparaît, du reste, tant dramatiquement que musicalement, assez oiseuse ; elle occupe la scène sans sérieux intérêt. La convention se fait voir un peu trop manifestement dans l'opposition brusque des chants religieux aux airs de danse. Ce sont là des procédés sur lesquels le public est maintenant blasé et qui le laissent froid, quand une grande péripétie dramatique n'en résulte pas.

 

Un beau morceau de cet acte est l'imprécation d'Enguerrand de Marigny contre le Temple ; il a de l'énergie et du souffle. Le grand ensemble terminal est d'une sonorité superbe et produit un effet considérable.

 

Mais pour en arriver là, que d'inutilités et de singularités, depuis le chœur de la sédition bizarrement soutenu par des battements de caisse, jusqu'à l'apparition des Templiers venant en aide au roi et formant la voûte d'acier au-dessus de sa tête. Il y a, à ce dernier moment, le plus étrange disparate entre le drame et la musique, qui semble écrite en dehors de toute préoccupation de la, mise en scène. Et puis, quelle idée de faire, un instant auparavant, chanter un ensemble en place, sur une scène de violence populaire, qu'il arrête net, glaçant l'effet à peine ébauché ? Et encore, par suite de quelle inspiration faire entrer le cortège de la chasse royale sur un air lamentablement lent, comme une sonnerie en forêt ? Les gens d'armes et les piqueurs ont toutes les peines du monde à régler leur allure sur cette musique mélancolique. Cela prend un aspect gauche et lourd vraiment pénible.

 

Voilà bien des petites querelles, destinées seulement à faire voir que l'ouvrage aurait pu s'alléger de quelques superfluités et se maintenir dans une ligne généralement plus serrée. Je parcourrai plus rapidement la suite de la partition ; j'y trouve, au second acte, un duo d'amour plein de charme, d'un accent pénétrant et simple, dans lequel les voix et les âmes s'unissent très harmonieusement. Par contre, je n'aime guère le récit complétant ce duo, non plus que la strette dont la valeur m'a semblé assez médiocre.

 

Avec le troisième acte, l'intérêt musical a singulièrement grandi. Il y a la une très belle scène entre le roi et le grand maître ; Jacques de Molay s'y exprime avec beaucoup de noblesse, d'autorité et de hauteur, Philippe avec une passion très ardente. Vient ensuite un duo entre Isabelle et le roi, morceau magistral, d'une belle ordonnance, où les voix dialoguent de la façon la plus intéressante sur un fond instrumental sobre et ferme. Cette scène, dont les récits sont écrits d'ailleurs avec un soin particulier et dans un ton très favorable à la déclamation lyrique, occupe, à mon sens, une place supérieure parmi les principales divisions de l'ouvrage.

 

Le ballet, pour la fête des fiançailles, est tout à fait séduisant, d'une allure très franche. La danse bohème, le pas des archers et surtout la gigue finale, y forment trois épisodes dont l'effet a été vif, le dessin chorégraphique en étant d'ailleurs des plus ingénieux.

 

Tout l'acte dans le palais du Temple est d’une sévère conception. L'air de René au début m'a un peu échappé, l'interprète ne lui ayant pas assurément donné toute sa force.

 

Pour atteindre à la conclusion musicale et dramatique de l'ouvrage, il faut traverser l'épisode de l'arrestation de René surpris dans le palais auprès de la princesse Isabelle. Ici, quelques coupures ont été faites avec raison dans un nouveau duo entre les deux amants.

 

Le tableau final, où se rencontrent un effet d'orage des plus puissants, une marche funèbre et une importante scène dramatique, gagnerait à plus de brièveté. On a trop longtemps la vision sinistre du bûcher et des condamnés. La sensation s'émousse, l'intérêt général fléchit, malgré la beauté tragique du spectacle.

 

L'interprétation des Templiers nous a montré M. Engel, ténor à la voix charmante, mais un peu couverte, du moins le jour où je l'ai entendu ; Mme Montalba, dont l'organe très dramatique ne rend pas avec un égal bonheur toutes les parties tendres du rôle d'Isabelle ; M. Dubulle, excellent dans Philippe le Bel ; M. Bérardi, tout à fait supérieur dans Jacques de Molay. M. Renaud s'acquitte fort bien du rôle d'Enguerrand.

 

Quant à l'orchestre, il est mené par M. Joseph Dupont avec cette vigueur, cette netteté, ce souci des nuances dont j'ai eu tant de fois l'occasion de le féliciter.

 

La façon luxueuse dont l'ouvrage est monté, l'agencement très artistique des décors font le plus grand honneur à la nouvelle direction du théâtre de la Monnaie.

 

Peu après les Templiers représentés à Bruxelles, le théâtre d'Anvers donnait la Bianca Capello de M. Jules Barbier, musique de M. Hector Salomon, compositeur d'un rare talent, que les laborieuses fonctions de chef du chant à l'Opéra n'ont pas empêché d'entreprendre et de mener à bien cette rude besogne d'un opéra en cinq actes. Je regrette de ne pouvoir analyser cet ouvrage.

 

L'hospitalière Belgique ouvrait au même moment les portes du théâtre de Liège à un ouvrage russe très remarqué : le Prisonnier du Caucase. — L'auteur est M. César Cui, dont j'ai eu l'occasion, ici même, de signaler les œuvres à propos d'une audition donnée sous le patronage de Mme de Mercy-Argenteau.

 

Tandis que la production musicale se maintenait aussi active chez nos voisins, nous n'avions à enregistrer à Paris que de petits événements : quelques reprises ou débuts et la première représentation d'un opéra-comique en trois actes : le Mari d'un jour, qui... Comment dire cela avec les ménagements convenables ? — Je ne le dirai point.

 

Aussi bien, il ne serait plus temps de rendre compte d'une soirée qui ne fut certainement agréable pour personne. Le Mari d'un jour échappe désormais à toute critique.

 

« Je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus ! » Ainsi chante la jeune Israélite, dans le chœur d'Esther.

 

 

 

01 avril 1886

 

I

 

Après les Templiers, Saint-Mégrin, au théâtre de la Monnaie. Ces deux premières représentations se sont placées si près l'une de l'autre qu'on aurait pu parler en dans la même chronique, s'il s'était agi d'un théâtre parisien. — Mais il faut compter avec la distance. — Le théâtre lyrique belge n'est point précisément de ceux que l'on puisse fréquenter même comme un Odéon.

 

Un intérêt particulier s'attachait pour moi à cet opéra, que sous le titre de Saint-Mégrin MM. Dubreuil et Henri Adenis ont tiré du drame romantique de Dumas : Henri III et sa cour, à l'intention de MM. Paul et Lucien Hillemacher, compositeurs, lauréats de l'Académie des beaux-arts, lesquels recommencent en musique l'association siamoise des frères de Goncourt en littérature. J'avais dû, il y a bien quatorze ans, faire pour M. J. Massenet une adaptation de cet ouvrage, dont la couleur et le caractère nous avaient paru des plus séduisants. Ce projet s'était borné à l'exécution d'un premier acte ; nous avions bientôt reconnu la difficulté de concilier les exigences de l'action et celles de la conception musicale moderne ; il fallait, en effet, pour rester dans la logique du drame lyrique tel que nous le comprenions, renoncer au dialogue. L'œuvre y pouvait perdre beaucoup de sa clarté et de son accent. D'un commun accord musicien et librettiste y renoncèrent.

 

Les auteurs actuels n'ont point cherché à donner à leur ouvrage un caractère homogène ; ils l'ont franchement divisé en scènes tour à tour parlées et chantées et l'ont qualifié d'opéra-comique. Je le regrette, sans les en blâmer, — et si le public leur passe ce compromis entre le dialogue et la musique, j'en serai ravi pour eux ; — mais il me semble que cette association n'est plus dans nos mœurs depuis longtemps ; elle me choque particulièrement quand il s'agit d'un ouvrage écrit avec une sérieuse tenue et non plus de l'une de ces aimables productions où la musique intervient seulement à titre d'épisode gracieux.

 

En un mot, Saint-Mégrin est un drame lyrique ; à ce titre il n'aurait pas dit être traité selon la formule conventionnelle de l'opéra-comique. Si les auteurs se sont résignés à y parler un langage hybride, admettons que ce soit par pur respect de l'œuvre originale dont ils n'auraient pu modifier le caractère sans en atténuer l'intérêt.

 

Le tableau très vivant et très coloré que le maître enchanteur Dumas a tracé de la cour des Valois pendant la période de la Ligue s'est un peu estompé sous la touche des adaptateurs ; ce qui est surtout demeuré net, ce qui a pris la première place et presque toute la place, c'est l'aventure amoureuse du mignon Saint-Mégrin et de la belle Catherine de Clèves.

 

On sait par quelle machination — et ici machination est pris dans un double sens — l'astucieuse Catherine de Médicis arrive mettre sous les yeux et dans les bras du favori de son fils Henri III, la femme du Balafré, et comment cette rencontre dans le cabinet de l'astrologue Ruggieri aboutit en fin de compte à une arquebusade du galant Saint-Mégrin, frappé au moment où il saute par la fenêtre de sa maîtresse.

 

Je ne reviendrai pas sur les incidents d'un drame resté dans toutes les mémoires ; je dirai seulement comment MM. Hillemacher ont pris ce drame et l'ont interprété musicalement.

 

Ces deux compositeurs ne s'offrent pas pour la première fois au jugement du public. J'ai eu l'occasion de parler de leur première œuvre : Loreley (Voir la Nouvelle Revue du 1er janvier 1883), partition primée au concours de la Ville de Paris, en 1881-82. Tout en rendant justice à leur haute conscience artistique, au fini de leur main-d’œuvre, à leurs tendances pratiquement affirmées vers les effets dramatiques, je notais chez eux la recherche de formules trop abstraites, et certain défaut d'expansion et de naturel. Leur Loreley, œuvre de correction sévère, m'apparaissait comme une grisaille sur laquelle j'aurais été charmé de rencontrer çà et là quelque vive éclaboussure de pinceau, quelque note primesautière.

 

Mais il s'agissait alors d'une partition écrite seulement en vue d'un concert ; les compositeurs pouvaient nous laisser croire qu'au théâtre ils parleraient d'autre sorte. Saint-Mégrin pourtant ne les révèle pas sous un jour sensiblement différent. Les mêmes qualités s'y accusent et aussi les mêmes défauts, où l'on pourrait voir peut-être l'excès de certaines de ces qualités.

 

Cette musique est extrêmement bien faite ; raffinée jusqu'à l'exagération, elle apparaît comme un bijou ciselé, poli par deux ouvriers se reprenant, se corrigeant, avec une sévérité assurément respectable, mais non exempte d'inconvénients : les reliefs disparaissent, rien n'y accroche plus la lumière. Vu de très près, c'est-à-dire dans la partition même, ce travail peut être des plus intéressants pour les gens du métier ; mais on est au théâtre et le public n'est pas assez grand clerc en matière musicale pour discerner toutes ces finesses au delà de la rampe. Il lui faut de la musique écrite comme sont peints les décors, comme sont disposés les costumes, avec un éclat qui n'exclut ni le pittoresque, ni le charme, ni la grâce, mais dans une mesure assez habile pour que rien n'en soit perdu.

 

Je ne sais de quelle façon peuvent procéder les frères Hillemacher pour leur collaboration musicale ; tous deux ont obtenu le prix de Rome ; tous deux ont fait leurs preuves isolément ; il ne s'agirait donc point ici, semble-t-il, de l'association d'un idéologue et d'un savant, comme cela se pourrait voir ; on tendrait à admettre que chacun, suivant son tempérament, a traité complètement telle ou telle partie de l'œuvre ; eh bien, je croirais volontiers qu'il n'en est rien. Chaque page paraît, je le répète, avoir été prise et reprise par les deux auteurs, reforgée, relimée ; leurs individualités se sont fondues, effacées par un constant frottement. Quand ils écriront de nouveau pour le théâtre, ils se garderont assurément de ce soin excessif, et, au prix de quelque inégalité de facture, ils conserveront à leur inspiration toute sa saveur première.

 

L'ouverture de Saint-Mégrin est bien faite ; avec son double motif caractéristique, elle prépare convenablement l'auditeur aux impressions qui doivent se dégager du drame : l'amour poétique et aventureux de Saint-Mégrin et de la duchesse, la jalousie féroce du Balafré.

 

Puis la toile se lève sur un effet froid. Ruggieri est dans son cabinet de travail ; il parle, il lit une lettre de la reine Catherine, il agit dans le sens que lui indique cette lettre. C'est un désenchantement qu'un tel lever de rideau pour une œuvre musicale ; l'action est là faiblement soutenue par un mélodrame d'un intérêt médiocre ; l'apparition de la duchesse, si inattendue, si théâtrale, aurait gagné à une mise en œuvre moins sommaire.

 

L'effet de ce premier acte, est dans le duo de Saint-Mégrin et de la duchesse ; l'air de Guise qui suit ce duo : « Roi ! je veux être roi ! » n'a ni l'ampleur ni surtout la passion ardente qu'il faudrait, quand le duc, après avoir monologué selon ses rêves ambitieux, trouve la preuve de la trahison de sa femme.

 

Dans la suite, après avoir cité la scène dramatique de la Lettre, cette fameuse scène dans laquelle le Balafré broie sous son gantelet le poignet de la duchesse pour l'obliger à écrire à Saint-Mégrin, et tout le dernier acte traité avec une juste préoccupation des exigences scéniques, j'aurai à relever certains épisodes que je ne goûte pas tous également et un fort bel ensemble d'une magistrale ordonnance.

 

Les épisodes dont je parle sont relativement nombreux ; deux ou trois ont de quoi surprendre de la part de musiciens que l'on aurait pu croire moins attachés à ces ornements un peu surannés d'une partition dramatique. Ils ont, je le suppose, été ajoutés après coup, pour faire valoir les interprètes. L'action pouvait s'en passer. Il ne faut pas toutefois se plaindre de leur fréquence ; ils ont été les points lumineux de cette soirée un peu grise ; si on les condamne au nom du principe ; il faut les absoudre en considération du résultat.

 

La chanson de Joyeuse, chanson de ligueur, mordante et alerte quant aux paroles, est le premier de ces épisodes ; agréablement écrite pour la voix de baryton, elle n'a point la tournure et la rondeur désirables, étant donné qu'elle doit être une imitation de quelque chanson du temps. Je ne sache pas du moins que les vocalises aient été de mise à l'époque des Valois, pour une chanson cavalière. Agréables dans un madrigal ou dans un air de coquetterie, les vocalises, sont ici d'un goût contestable. Mais quoi ! le baryton a la voix souple et veut le montrer. Le compositeur oublie qu'il écrit pour un personnage et non pour un artiste ; et voilà l'anomalie expliquée. D'ailleurs, on applaudit ; c'est une raison sans réplique.

 

La ballade du page Robert : « Au jardin de la gente Hélène » est encore un effet « à côté », qui ouvre très agréablement le troisième acte ; les triolets de Mme de Cossé suivent immédiatement cette ballade ; ils sont spirituels, mais n'ont, pas plus que la chanson de Joyeuse, la simplicité archaïque des piécettes de ce genre.

 

Au dernier acte, Joyeuse recommence à vocaliser déplorablement avant le ballet :

 

Femmes, aimez pour qu'on vous aime.

 

Qu'est-ce que vient faire là ce morceau ? S'il était très bon, ce ne serait que demi-mal. Le ballet au moins est charmant, d'un travail fin, franchement dans le vieux style, d'une tonalité discrète ; il se compose d'un branle, d'un menuet, d'une pavane et d'un passe-pied composant un gentil tableau pastoral.

 

Mais tous les suffrages ont été pour une symphonie d'entr'acte dans laquelle les frères Hillemacher, dégagés des entraves scéniques, ont entrepris de se faire aimer pour eux-mêmes.  Je considère les triomphes de ce genre comme dangereux pour les musiciens dramatiques ; quand on fait du théâtre, il est préférable de se faire applaudir dans les actes que dans les entr'actes.

 

Mme Cécile Mézeray est particulièrement charmante, fine et distinguée dans le rôle de la duchesse de Guise ; elle le joue d'ailleurs avec une puissance dramatique qu'on ne lui eût guère soupçonnée, ne l'ayant vue que dans les gentillesses du répertoire de la salle Favart.

 

Mlle Wolf est très bien, comme comédienne et comme chanteuse, sous les traits du page Robert. M. Furst, un de nos artistes français les plus connus, s'acquitte à merveille du rôle de Saint-Mégrin ; M. Renaud montre dans le duc de Guise de sérieuses qualités de composition ; M. F. Boyer chante bien et c'est vraisemblablement à cette qualité que l'on doit ce défilé d'épisodes que j'ai signalés dans le rôle de Joyeuse.

 

Orchestre excellent, décors et mise en scène très soignés : tel est, en fin de compte, le bilan de cette représentation. C'est, maintenant, à M. Chabrier et à sa Gwendoline que les directeurs du théâtre de la Monnaie vont ouvrir leurs portes.

 

Ah ! contrée bénie que ce pays de Brabant, pour les musiciens en quête d'un gîte ! L'année 1886 est déjà vieille de trois mois, et Paris ne nous a pas encore donné le plaisir d'une seule première représentation lyrique !

 

II

 

A défaut de représentations, nous avons eu du moins des auditions d'œuvres musicales très importantes : le Chant de la cloche de M. Vincent d'Indy et Rubezahl de M. Georges Hüe. La première de ces œuvres a obtenu au concours de la Ville de Paris le prix que la seconde lui a très vivement disputé.

 

Une audition solennelle du Chant de la cloche, poème et musique de M. V. d'Indy, a eu lieu à l'Éden-Théâtre, sous la direction de M. Ch. Lamoureux ; le concert Colonne a donné ensuite la composition de M. Georges Hüe ; le public a pu ainsi, dans la même semaine, se faire juge à son tour de la valeur des deux concurrents.

 

Élève de M. César Franck, M. V. d'Indy est, comme les frères Hillemacher, un compositeur soucieux de la perfection de sa forme, ingénieux dans l'emploi des ressources de son orchestre

et épris d'un idéal très élevé.

 

Il a pris pour thème une légende de Schiller qu'il a adaptée suivant sa conception particulière.

 

Un vieil artiste fondeur a jeté dans le moule une cloche colossale ; il l'a amoureusement ciselée ; il y a mis tout son art, toute son âme. Au moment où ce chef-d'œuvre va être offert à l'examen des maîtres, le fondeur évoque toutes les scènes de sa vie dans lesquelles la cloche a joué un rôle : sonnerie de baptême, angélus des heures d'amour, glas funèbre, tocsin de bataille, tout cela fait revivre les heures passées de l'homme.

 

Et, comme il est au terme de sa carrière, il ne sort de ce rêve que pour mourir. Mais il meurt au moment même où son œuvre triomphe de toute critique ; glorieusement, la cloche sonne sans que le battant en soit mû par aucune main ; le métal proclame ainsi miraculeusement la gloire de l'ouvrier.

 

Cela fait un poème un peu nébuleux, mais incontestablement très musical. Je ne sais si M. V. d'Indy est parmi les fervents de l'école wagnérienne ; on le croirait à voir le soin qu'il prend de modeler sa poétique sur celle du maître de la Tétralogie, bien que musicalement il relève surtout de Berlioz et de son maître César Franck, l'austère auteur de Ruth, de Rédemption et des Béatitudes.

 

Pour lui, la toile ne se lève pas ; le « rideau s'ouvre » ; comme à Bayreuth. Ainsi parle sa partition franco-allemande. L'adoption des idées de Wagner en matière de théâtre est ici manifeste ; philosophiquement, il en est de même.

 

Le vieux fondeur de M. d'Indy est le petit cousin des personnages des Maîtres chanteurs. Il semble personnifier l'idéal du musicien, devenir l'interprète de ses pensées, de ses doutes, de ses dédains pour la foule ignorante.

 

J'ai senti s'agiter dans mon cœur

Une forme sublime et pourtant inconnue,
Un art nouveau, puissant et fort !

Mais nul ne me comprend, et mon stérile effort

Sert de risée à la cohue.

 

Et sa maîtresse morte, devenue son bon ange, de lui répondre :

 

Méprise les clameurs de la foule stupide,

Laisse ton âme au vol rapide

S'élancer dans l'immensité,

Laisse ta pensée immortelle

Planer avec moi dans les cieux.

Je suis l'Harmonie éternelle.

 

Tout cela est fort bien, mais « la forme sublime » n'est point tant « inconnue », l'art « nouveau, puissant et fort » est celui de Berlioz, de Wagner, de César Franck et même un peu de Weber. M. V. d'Indy se sert excellemment des procédés de ces divers maîtres et si son héros semble s'exprimer en son nom, il faut sans doute entendre qu'il parle surtout au nom de l'école que le compositeur représente ; école très avancée, très forte, mais plus remarquable par la perfection de la mise en œuvre que par la floraison de l'idée.

 

C'est pourquoi le Chant de la cloche, dont j'admire la facture exquise, m'intéresse sans m'émouvoir. Tout cela est agencé avec un art rare ; il y manque la flamme, l'élan, le coup d'aile qu'on sent quelquefois dans des œuvres moins faites.

 

Peut-être ne dirais-je pas ces choses à M. V. d'Indy, s'il n'avait qualifié sa composition de « légende dramatique ». Il entend donc, en nous présentant ce travail, nous montrer un échantillon de son intelligence du théâtre ! Alors, il nous est permis de lui dire qu'il se trompe grandement. Sa kermesse a de l'éclat, son tableau de l'incendie a de la couleur ; mais qu'il essaye de les mettre en scène et il verra quelles larges modifications il faudra faire à sa musique pour que ses personnages se meuvent et vivent. Son duo d'amour dans la campagne, nonobstant la poésie de l'heure et du cadre, est parfaitement froid. La Vision dans le clocher, avec ses harmonies troublantes, ses bruissements d'ailes, ses souffles mystérieux, est une remarquable page musicale ; au théâtre elle serait encore intéressante, comme scène épisodique. Mais où est l'action vraie dans tout cela ? Tout est surtout descriptif, spéculatif, philosophique. On y proclame la « sublime Harmonie et l'éternelle Vérité ». Viande creuse, que ces belles formules. Un beau drame vivant, humain, émouvant ou charmant, exprimé en une langue claire, colorée, pittoresque, bien sonnante, voilà ce qu'il nous faudra éternellement au théâtre. Après cela, perfectionnez la forme tant qu'il vous plaira, fuyez la banalité ; tout progrès est louable pourvu qu'il ne supprime pas la vie.

 

Le fin du fin, dans le Chant de la cloche, est que, sauf au dénouement, on n'y entend pas une seule fois une cloche sonner.

 

L'effet est obtenu, et de la façon la plus ingénieuse, au moyen d'imitations instrumentales variées.

 

Et l'impression subie est telle que lorsqu'à, la fin la cloche d'airain retentit vraiment, elle fait un effet grêle et quasi désagréable. M. César Franck, si je ne me trompe, avait eu recours dans le Chasseur noir à des procédés analogues. L'élève s'est ici très heureusement inspiré de son maître.

 

Si le concurrent de M. V. d'Indy, M. Georges Hüe, n'est point aussi habile, aussi maître de sa main que l'auteur du Chant de la cloche, il me semble doué d'un tempérament dramatique très supérieur.

 

Je dirai même que ce tempérament l'emporte à des excès dont l'âge et le travail des répétitions le corrigeront assurément. Il dit ce qu'il a à dire avec une fougue, une exubérance souvent écrasante pour les voix. Son Rubezahl pourtant ne s'est pas fait applaudir, au Châtelet, seulement pour ses qualités de force. On y rencontre des pages charmantes, telles que la rêverie au bord du lac et le chant de l'ondine. Le succès en a été très grand.

 

Je serais bien surpris si M. Georges Hüe ne nous donnait un excellent compositeur dramatique. Il faudra pour cela que les dieux lui soient favorables ; or, malheureusement, les dieux, c'est-à-dire les directeurs, se tiennent au sommet d'un Olympe de plus en plus inaccessible. Élever autel contre autel et montagne contre montagne, c'est-à-dire créer un Théâtre-Lyrique, voilà, semble-t-il, le seul moyen qu'il y ait d'empêcher des musiciens doués pour la scène comme M. Georges Hüe de perdre leur temps et d'épuiser leur force.

 

La Ville de Paris, qui encourage les compositeurs par l'institution de grands concours, fait aussi, dans ses écoles communales, tous les efforts nécessaires pour entretenir le goût des études musicales. Sur ce terrain plus modeste, il est rendu à l'art beaucoup de sérieux services.

 

J'ai sous les yeux quelques compositions de M. Henri Maréchal destinées à ces écoles : le Cerf-volant, l’Absence, la Chanson du rabot, la Flotte des Tuileries. Voilà qui est sans prétention, paroles morales, musique simple ; rien pourtant n'est plus difficile à faire ; rien n'est plus méritoire surtout de la part d'un compositeur habitué à fréquenter de plus hautes cimes.

 

M. Henri Maréchal notamment nous arrive avec un drame sacré : le Miracle de Naïm, où abondent les pages exquises et fortes. C'est à l'intelligente initiative de M. Guillot de Sainbris que nous devrons l'exécution de cette belle œuvre.

 

 

 

15 juin 1886

 

I

 

La saison musicale s'achève assez pauvrement. Faute de quelque grand ouvrage, de suffisante importance pour occuper toute une chronique, je me contenterai de parler, aujourd'hui, de divers sujets, mis en réserve pour les jours de disette.

 

C'est presque une revue de musique étrangère que je me trouve avoir à faire. Liszt, Rubinstein, les Chanteurs russes sont venus tour à tour occuper l'attention du public parisien. Ces derniers n'auront fait parmi nous qu'un passage rapide ; ils nous laisseront, pourtant, un souvenir des plus vifs, l'impression produite par le caractère de leur musique, par leur aspect même, ayant été des plus intéressantes et des plus curieuses.

 

Ces chœurs, formant la « Chapelle » organisée par M. Dimitri Slaviansky d'Agreneff, se sont fait entendre pour la première fois, à la Gaîté, entre le deuxième et le troisième acte du Grand Mogol. Le moment et le milieu étaient, en vérité, assez mal choisis. Le Grand Mogol est un charmant ouvrage ; il se suffit à lui-même et n'avait aucun besoin d'un appoint de ce genre. D'autre part, le choral russe ne pouvait que perdre à son voisinage.

 

La Chapelle de M. d'Agreneff garde, en effet, en se produisant sur un théâtre, un caractère quasi religieux. On se figure mieux ces choristes arrivant sous les arceaux d'une église byzantine, avec une gravité sacerdotale et une majestueuse lenteur, que défilant dans un palais de toile peinte pour s'installer autour d'un orgue-harmonium, comme pour une répétition familière.

 

Les enfants, les femmes, les hommes se présentent à la suite, vêtus de magnifiques costumes, d'un luxe oriental ; les femmes, raides dans leurs dalmatiques de satin ou de velours, rehaussées d'or et de pierreries, coiffées du large diadème russe, lourd de perles et de filigranes, s'asseyent en demi-cercle, retenant autour d'elles les enfants aux longs cheveux ; puis les hommes, en bonnets fourrés de zibeline ou d'agneau noir, en pelisses chamarrées, se groupent au fond, ouvrant un passage par où s'avancent le maître et la maîtresse, tous deux superbes dans leur pesante parure et solennels comme des dieux.

 

Le concert commence, sobrement mené par le maître, d'un léger battement de la main droite. C'est un enchantement que cette suite de morceaux empruntés aux chansons de geste, aux cérémonies religieuses, aux traditions populaires. L'effet en est tour à tour d'une suavité et d'une force extraordinaires. Le sentiment des nuances est poussé par les exécutants jusqu'à la plus extrême délicatesse ; tout, le monde a parlé, notamment, avec cet enthousiasme que le public parisien sait ne pas marchander à qui le charme, de ce chant des bateliers du Dnieper qui va, s'éloigne, revient et, finalement, se perd dans un lointain vaporeux. Sans doute, il n'y a là qu'une decrescendo des plus simples ; le théâtre musical français abonde en effets semblables, facilement obtenus par des interprètes de valeur courante ; mais la perfection dans la simplicité, voilà ce qui n'est point banal, et ce que nous donnent ici les chanteurs de M. d'Agreneff.

 

C'est, du reste, par une profonde impression de simplicité grandiose ou charmante que nous prend surtout cette musique russe ; nous nous y intéressons, non point par amour de l'exotique, par entraînement vers le non-entendu, mais parce qu'elle nous apporte une notion d'art bien franche et bien pure. Les auditions de ce genre sont un rafraîchissement, un apaisement pour l'esprit, après les complications et les obscurités de certaines œuvres. Ici, tout le monde est d'accord pour applaudir, car, en fait d'art, rien ne nous divise moins que les primitifs. Et ceux-là sont bien des primitifs, par leur naïveté, par leur sincérité, par leur conscience d'exécution, qui ont écrit ou qui chantent ces pièces originales !

 

Il y a bien, çà et là dans ces inspirations, pourrait-on dire, certains regains d'opéras, mais tout a pris une tournure nouvelle ; la muse populaire, recueillant au passage quelque mélodie née sous d'autres cieux, l'a empreinte de son accent propre, lui a donné le ton et la couleur du pays slave. Ainsi ont fait, parfois, chez nous, en Provence, les vieux auteurs de noëls et d'airs à danser.

 

Les chœurs russes ont quitté la Gaité, après une épreuve de deux ou trois soirées, pour se faire entendre, seuls, dans quelques réunions particulières. Leur succès n'a pu que s'y accentuer.

 

II

 

De tout ce qui nous a été donné du remarquable maître Franz Liszt, durant son séjour récent à Paris, je n'ai entendu que la Légende de sainte Élisabeth, oratorio dramatique, exécuté au Trocadéro, le 8 mai, sous la direction de M. Vianesi.

 

C'est une assez vaste composition, divisée en divers tableaux, dont les fonds symphoniques sont traités avec un soin tout particulier. Sur ces fonds d'une grande richesse et à la fois d'une grande délicatesse de coloris, les personnages apparaissent un peu estompés ; les chœurs sont, en général, d'un relief plus haut. L'auteur, semble-t-il, n'a donné que le troisième rang à ses figures dans l'ordonnance de son œuvre, se souciant moins de les animer d'une vie réellement dramatique que de dépeindre le milieu dans lequel elles agissent et l'impression poétique qui se dégage de ce milieu.

 

Le prélude instrumental résume le caractère guerrier, poétique et religieux de l'œuvre. Un avis, placé en tète de la brochure du poème d'Otto Roquette, traduit par Gustave Lagye, prend soin de nous avertir, pour le cas où nous ne nous en serions pas aperçu, que le compositeur a usé du système des motifs typiques. Il s'est inspiré des antiphones, graduels et hymnes, recherchés dans les œuvres liturgiques des XVIe et XVIIe siècles, pour la fête de Sainte-Élisabeth.

 

Il y a pris la mélodie organique du rôle d'Élisabeth, de même qu'il a appliqué, en toutes les occasions où il s'agit de la patrie, l'hymne national hongrois et employé, pour les chants et la marche des Croisés, l'intonation grégorienne « symbolique de la Croix ».

 

La première scène décrit l'arrivée d'Élisabeth à la Wartburg. Les chœurs tiennent ici à peu près toute la place. C'est, d'abord, une sorte d'épithalame dit par les vassaux c'est, enfin, comme conclusion, un charmant chœur d'enfants d'une printanière fraîcheur. L'intervalle entre ces deux chœurs est rempli par deux longues phrases de présentation et de bienvenue dites par des personnages secondaires. L'héroïne du drame n'y a que deux lignes de texte :

 

O lieux charmants, ciel d'azur et de feu !

C'est le destin... Ma mère, adieu !

 

L'exposition dramatique et musicale du rôle est, on le voit, des plus sommaires. Nous n'apprenons rien du caractère d'Élisabeth, nous ne devons rien en apprendre avant de la rencontrer, de nouveau, en présence de son mari, dans cette situation popularisée par la légende du miracle des Roses.

 

Le landgrave Louis est dans la forêt. Il chasse ; il se grise d'air, d'espace et de lumière. Le musicien a placé là une sorte d'invocation, d'où toute préoccupation dramatique semble encore absente. Elle est suivie de la scène de la rencontre, où le pieux mensonge d'Élisabeth amène, avec la constatation du miracle, une explosion de ferveur religieuse, une sorte d'hosanna qui, comme tout le complément du tableau, m'a paru manquer de mouvement et de véritable chaleur.

 

Le chœur des Croisés, qui sert d'introduction à la troisième scène, est d'un beau caractère ; il prend vers la fin une allure vive qui rompt heureusement avec l'aspect toujours un peu solennel et froid du reste de la composition.

 

Cette froideur ne se dément pas, même au cours des situations les plus violentes, alors que, le landgrave Louis étant mort à la Croisade, la comtesse Sophie chasse brutalement Élisabeth de ses domaines. Le librettiste a beau multiplier ici les indications scéniques, le compositeur paraît ne vouloir tenir aucun compte de ces nuances : la musique va toujours de la même allure ; c'est dans l'orchestre que retentissent les cris de colère de la comtesse et que passent les sanglots d'Élisabeth. Les personnages semblent impassibles.

 

Mais, ici, commence la partie mystique de l'œuvre ; elle est d'une grande et pure beauté. Au milieu de l'orage déchaîné, Élisabeth prie ; elle prie pour la patrie hongroise ; elle oublie ses propres douleurs ; autour d'elle, des voix montent qui la saluent et la bénissent pour sa douceur et pour sa charité ; les anges l'appellent et elle meurt dans une extase céleste.

 

L'interlude montre l'empereur Frédéric célébrant la gloire de la Sainte. Cette page terminale, que couronne le beau choral Decorata novo flore, est vraiment grandiose ; le compositeur y a déployé toutes les ressources de son art ; elle rachète bien des faiblesses relevées au courant de l’œuvre et justifie, à elle seule, l'ovation faite au maître, qui assistait à l'exécution de son oratorio, confiée à M. Faure et à Mlle Schrœder.

 

A côté de ces deux principaux interprètes se sont fait applaudir Mme Marie Masson, M. Auguez et M. Soum. Mlle Anna Cremer, dont le talent méritait mieux, avait un de ces rôles de deux lignes que le sentiment de l'équilibre d'un ouvrage devrait faire supprimer à un auteur, quand, après le premier jet de son imagination, il se revoit et se corrige.

 

Les épisodes musicaux, représentés par ces bouts de rôle, sont sans intérêt pour la distribution de l'ouvrage ; ils deviennent un embarras et, par surcroît, ils accusent chez le compositeur un défaut de sens dramatique qu'on regrette de constater chez un maître de la haute et incontestable valeur de Franz Liszt.

 

Pendant qu'on applaudissait ce dernier au Trocadéro, un succès plus bruyant encore attendait à l'Eden le pianiste A. Rubinstein, virtuose puissant et charmant qui, dans une longue et intéressante séance, a interprété une série de morceaux soigneusement choisis dans le répertoire des maîtres.

 

M. Rubinstein se présentait seul. Point d'orchestre. Un piano.

 

« Moi, dis-je, et c'est assez ! » telle aurait pu être la devise de l'exécutant, devise audacieuse devant notre public français dont la patience n'est point la vertu dominante. Les reporters ont pris soin de nous apprendre que cette audace avait été récompensée de la plus sonnante façon.

 

III

 

L'Opéra-Comique, dont j'ai à résumer les programmes, depuis la courte et malheureuse aventure d'Un mari d'un jour, a poursuivi avec Plutus, de M. Lecocq, et Maître Ambros, de M. Widor, une campagne qui ne comptera pas parmi les plus brillantes.

 

La reprise de Zampa et celle du Songe d'une nuit d'été, avec le gros appoint du talent de M. Maurel, ont compensé, dans une certaine mesure, la tiédeur de l'accueil fait à ces œuvres nouvelles, dues, pourtant, à la plume de deux compositeurs de talent.

 

L'un, M. Lecocq, arrivait à point pour restaurer à l'Opéra-Comique le culte de la musique légère ; le second, M. Widor, y pouvait servir utilement la cause du drame lyrique, qui y est également en honneur.

 

Aucun d'eux n'a pleinement réussi dans son entreprise. La fusion des genres, l'éclectisme, devenu la règle de cette scène, déroutent-ils le public ? En voulant satisfaire tous les goûts n'est-on parvenu à faire que des mécontents ?

 

L'examen de cette question pourrait me mener au delà de mes limites habituelles. Je réserverai cet examen ; je chercherai dans la seule essence des œuvres dont je viens de rappeler les titres la liaison de leur médiocre fortune.

 

Sujet modestement aristophanesque, auquel nos pères auraient pu donner pour sous-titre le dicton : « Contentement passe richesse », Plutus est une fable mise en œuvre de façon agréable et gaie. Fable peu nouvelle malheureusement et qui, malgré tous les efforts possibles d'ingéniosité, ne pouvait composer au maximum que deux très petits tableaux. Le tort premier de ceux qui nous l'ont présentée a été de la débiter en trois actes. Les pièces ne sont ainsi étirées qu'au préjudice de la solidité de leur trame. Ici, l'étoffe étant des plus minces, il a été facile de voir, dès le premier moment, qu'elle ne supporterait pas l'effort d'un nombre même restreint de représentations. On s'est empressé de l'alléger, ou pour mieux dire de la condenser, de lui donner plus de corps. Mais le mal était fait, l'impression fâcheuse irrémédiable. Réduite à deux actes, débarrassée d'un rôle parasite, la pièce n'a pu parvenir à prendre victorieusement son essor.

 

C'est dommage, car la musique était de celles qui se font écouter avec plaisir. M. Lecocq, compositeur de race, habitué à triompher sur d'autres scènes, ayant, depuis des années, visé l'Opéra-Comique sans pouvoir y atteindre, s'était bien gardé, pourtant de l'erreur commune à tant de musiciens admis sur ce théâtre : il n'avait aucunement enflé les joues pour souffler plus fort dans ses pipeaux. Il s'était dit, avec raison, que sa muse aimable, ayant de naissance le ton de la maison, il n'avait qu'à la laisser aller à son penchant.

 

Nous y avons gagné une partition où se multiplient les pages d'une gaîté fine et d'un sentiment délicat. M. Lecocq, avec moins de bonheur mais avec un mérite comparable, est venu se placer près de M. Poise, parmi les musiciens restés dans la tradition du vieux genre français.

 

Ce genre, si je passe de M. Lecocq à M. Widor, n'est point précisément celui dont je constaterai la recherche dans le nouvel ouvrage du charmant auteur de la Korrigane.

 

Dans Maître Ambros je m'attendais, je l'avoue, à rencontrer ces qualités de mouvement et de lumière qui abondaient dans le ballet donné à l'Opéra, il y a six ans ; elles y eussent trouvé leur emploi, sans nuire à la valeur dramatique de la composition.

 

Le poème, offert à l'inspiration du musicien par MM. Coppée et Dorchain, met en scène une de ces aventures sentimentales nouées et dénouées suivant une convention dont le répertoire nous pourrait fournir d'assez nombreux exemples.

 

La scène est dans Amsterdam, à l'époque où le prince Guillaume veut occuper militairement la ville, que défendent les bourgeois ; maître Ambros est l'âme de la résistance ; il a, comme marin, une réputation de valeur et de bravoure, qui le fait tenir en grande considération par les chefs de la milice bourgeoise. C'est sur lui que l'on compte tout spécialement pour la direction de la défense et pour le salut de la ville. Mais là, n'est point le nœud principal de l'action.

 

Ambros a chez lui Nella, la fille de son amiral ; il l’a reueillie, orpheline, et peu à peu, sans s'en douter, il s'est pris d'amour pour elle. Elle n'a pas manqué de s'en apercevoir. Pour éclairer le brave marin sur le véritable état de son cœur, il faut que le capitaine Hendrick, de la milice bourgeoise, vienne lui demander la main de sa pupille. Nella, interrogée, ne fera que ce qu'Ambros voudra bien lui conseiller. L'aveu arrive tout naturellement au bout de cette scène ; le mariage de maître Ambros et de Nella se ferait sans plus attendre, si le capitaine, évincé et conséquemment furieux, ne s'avisait de rappeler à son heureux rival qu'il lui a, un certain soir, sauvé l'honneur et la vie, en lui offrant de quoi payer une forte somme perdue au jeu.

 

Il est possible qu'Ambros ait, depuis ce temps, désintéressé son créancier. L'histoire, ce me semble, est muette sur ce point. Quoi qu'il en soit, Ambros s’incline. Mais il ne suffit pas qu'il renonce à Nella ; il faut encore que Nella renonce à lui. Dans ce but, il feint, devant elle, une grossière ivresse, et cela au moment même où la ville près de succomber aurait besoin du dévouement de tous les citoyens.

 

Nella, navrée, promet sa main à qui sauvera la ville. Bien entendu, c'est Ambros qui accomplit ce haut fait. Sa résignation généreuse ne tient pas devant le sentiment de son devoir patriotique. Il donne, au bon moment, le signal qui doit, en rompant les digues, faire reculer les soldats de Guillaume et délivrer Amsterdam.

 

Une teinte grise et triste est répandue sur la plus grande partie de cet ouvrage ; les formules musicales de M. Widor sont assurément d'une recherche louable ; mais elles ne lui donnent pas communément le résultat qu'il a pu s'en promettre. Certaines combinaisons apparaissent plutôt contournées qu'ingénieuses et c'est, comme toujours, dans les sentiments simples exprimés sans prétention que se retrouve en lui le vrai compositeur dramatique.

 

Parmi ces points lumineux que j'ai plaisir à signaler sur ce fond généralement un peu brumeux, j'indiquerai l'air de Nella, son duo avec Ambros et l'épisode chorégraphique de la kermesse.

 

Mais qu'il m'eût été agréable de rapporter de Maître Ambros une impression franche et complète de chaleur, de mouvement, de passion traversée d'éclairs joyeux, quelque chose, enfin, de cette vie robuste et saine qui est dans le tempérament de notre race !

 

Je crains, parfois, que les derniers venus de notre génération musicale ne tendent trop à se dégager de l'influence heureuse de leurs aînés ; il me semble, en présence de certaines œuvres récentes, que le mal de la fin du siècle gagne ces compositeurs destinés à former la pléiade de demain ; leur crainte évidente est de ne pas être pris au sérieux ; alors, ils vont à un excès de gravité et d'habileté ; alors, aussi, ils arrivent à l'ennui. Il va y avoir, si cela continue, une sorte d'école du pessimisme en musique. C'est pourtant bien assez déjà du pessimisme en littérature. Qu'on nous laisse au moins ce coin d'air pur et de soleil !

 

IV

 

L'Opéra a repris tout récemment l'Henri VIII de M. Camille Saint-Saëns. J'ai assez longuement analysé cet ouvrage à son apparition pour n'avoir pas à y revenir ; je constate, seulement, le brillant succès d'une reprise qui en consacre la solide valeur. La musique de M. Camille Saint-Saëns est de constitution saine ; elle résiste à l'épreuve du temps et, comme on le dit familièrement, en là comparant à ces vieux vins qui ont d'abord offert au goût quelque rudesse, elle gagne en bouteille. C'est ainsi que nous verrons, à leur heure, nous revenir toutes les œuvres de ce maître, dont la province et l'étranger ont eu la première épreuve.

 

L'Opéra, avant Henri VIII, a offert au public une belle série de représentations extraordinaires au cours desquelles s'est produit le ténor Gayarré, remarquable chanteur, dont le succès a été considérable.

 

Mais ce n'était là qu'une attraction momentanée. L'Académie nationale de musique possède d'autres éléments de succès sérieux et durables dans les artistes qui composent aujourd'hui sa troupe, assurément l'une des plus complètes et des plus riches en sujets de premier ordre, qu'elle ait rassemblées depuis bien des années.

 

 

 

01 septembre 1886

 

I

 

Je n’ai pas eu, jusqu’ici, l’occasion de parler de l’Opéra-Populaire installé, pour la saison d’été, au théâtre du Château-d’Eau, scène alternativement consacrée au drame et à la musique, et qui semble vouée aux aventures périlleuses dans les deux genres. J’en dirai quelques mots aujourd’hui, un peu à cause de la Petite Fadette de George Sand, musique de M. Théodore Semet, qu’on vient d’y reprendre, et beaucoup parce que l’existence intermittente de cette entreprise se rattache à cette vieille question du Théâtre-Lyrique, dont la solution nous apparaît comme un but de plus en plus chimérique.

 

A la direction du Château-d’Eau, ont passé, tour à tour, M. Leroy, M. Milliet, M. de Lagrenée, M. Garnier, – j’en oublie peut-être ; voici enfin venir M. Milliaud, qui, plus modeste que ses devanciers, n’entend pas, paraît-il, renouveler la face du monde musical. Il se présente honnêtement, en pleine saison d’été, comme un directeur de passage, prêt à replier sa tente lorsque viendront les brumes d’automne, n’entendant point faire concurrence aux grandes scènes, telles que l’Opéra et l’Opéra-Comique, ni même barrer la route aux futurs restaurateurs de ce Théâtre-Lyrique, qui eut ses beaux jours au boulevard du Temple, puis à la place du Châtelet.

 

Il a donné tout d’abord le Trouvère, – c’est la pièce de résistance du lieu, – puis le Voyage en Chine, et autres ouvrages dont les échos de la rue de Malte ont souvent retenti sous les quatre directions précédentes. Mais ce répertoire assez usé n’a pas été présenté dans de trop inférieures conditions ; l’Opéra-Populaire du Château-d’Eau a pris la figure d’un bon théâtre départemental, prudemment et économiquement régi, avec un goût artistique assez évident pour mériter les suffrages de la critique. On y a entendu des artistes honorables ; un orchestre a été réuni par les soins d’un chef expérimenté; les œuvres ont été étudiées hâtivement, mais avec une laborieuse conscience; si bien qu’après quelques semaines, M. Milliaud a pu se risquer, – comptant à bon droit sur les encouragements de la presse et sur la faveur du public – à mettre à l’étude un ouvrage relativement neuf : la Petite Fadette, donnée d’origine à l’Opéra-Comique, en 1869 ou 1870.

 

Le dialogue simple et charmant de George Sand tient une très large place dans cette œuvre, remontant à une époque où les artistes d’opéra-comique apprenaient encore à « dire » ; aujourd’hui, c’est le moindre de leurs soucis ; on l’a vu aux derniers concours du Conservatoire. Je ne regrette pas ce temps, où un genre que j’ai toujours considéré comme absolument faux était le seul en honneur sur notre seconde scène musicale ; je constate seulement qu’à cette heure la Petite Fadette trouverait bien difficilement salle Favart, des interprètes, à la fois diseurs et chanteurs. Au Château-d’Eau, les artistes se tirent de façon assez acceptable du dialogue ; ce sont pour la plupart des débutants ou des vétérans préparés ou rompus à ce métier de comédien lyrique de province, pour l’exercice duquel il faut, en somme, une souplesse, sinon une élévation de talent, qui n’est point absolument courante.

 

La Petite Fadette contient une série assez longue de morceaux, disposés par Michel Carré, et sur lesquels M. Théodore Semet a écrit une partition fort intéressante et distinguée. Le public du Château-d’Eau a fait à cette partition et à ses interprètes, un accueil des plus chaleureux. C’est plaisir de voir ce public, – et je puis dire le vrai public, car je n’ai entendu l’ouvrage qu’à sa troisième représentation, – traduire son impression avec cette spontanéité et cette franchise. Ici, rien de la réserve pédante ou dédaigneuse des grandes assises de l’Opéra et de l’Opéra-Comique ; l’applaudissement part sans attendre le signal officiel ; on sent et on exprime avec une égale vivacité.

 

C’est cette attitude du public qui m’a fait faire de nouvelles réflexions sur un sujet que je croyais avoir épuisé, car, s’il est un thème dont j’aie usé ici jusqu’à satiété, c’est bien cette résurrection du Théâtre-Lyrique, dont on vient encore de s’occuper récemment, jusque dans les assemblées officielles.

 

Le degré d’éducation musicale de ce public serait difficile à établir, mais son goût pour la musique n’est pas douteux, son entraînement est incontestable ; il n’a point de préjugé d’école, ni de passion.

 

Il va son droit chemin vers les choses qui l’attirent, et on le surprendrait fort, par exemple, en lui venant dire que telle phrase de la Petite Fadette, dont il se délecte, porte la marque d’une fabrique ancienne, et que tel air à boire est absolument déplacé et détonne dans le tableau sentimental tracé par la plume délicate de George Sand. Que lui importe, alors qu’il a trouvé là son bien, c’est-à-dire sa jouissance particulière ?

 

Ce goût, un peu irréfléchi, s’affinerait s’il avait plus souvent l’occasion de se satisfaire. Mais la musique dramatique est un plaisir rare pour la foule, parce qu’elle est un plaisir cher. Si, un jour, elle devenait accessible, si quelque savante combinaison financière permettait de servir à cette foule des chefs-d’œuvre, ou même simplement des œuvres estimables, à des prix moyens, sans nul doute ce serait là le spectacle auquel elle irait de préférence.

 

II

 

Je ne crois pas que la solution de ce problème soit prochaine, au prix où sont les ténors et les falcons. Mais encore est-il permis de s’y essayer. Quelques honnêtes gens l’ont voulu faire récemment sans y pouvoir réussir. Dire qu’ils tentaient cette entreprise dans le seul but de vulgariser des chefs-d’œuvre et de continuer l’éducation musicale des masses, sans aucune arrière-pensée d’intérêt personnel, ce serait leur prêter un de ces dévouements héroïques qu’on ne saurait exiger d’un entrepreneur de spectacles.

 

Mais, enfin, ils offraient de reconstituer le Théâtre-Lyrique, et on ne l’a point voulu. On a préféré, avec un désintéressement honorable sans doute, mais illusoire peut-être, quant aux résultats moraux qu’on en attend, faire au drame des sacrifices que ne demandait pas la musique.

 

En un mot, on a concédé à une société d’artistes le théâtre, dit lyrique, de la place du Châtelet, avec la pensée qu’ils y donneraient au peuple des exemples salutaires par la représentation d’œuvres saines et d’une inspiration élevée. Le but est louable, mais il faut répéter ici ce que j’ai dit, en pareille circonstance, à propos du droit au bail du théâtre municipal de la Gaîté.

 

Les mêmes raisons, qui déterminent aujourd’hui nos échevins à préférer le drame à la musique, les guidaient alors. En vertu de ce principe – discutable – que le drame est bien plus moralisateur que la musique, ils livraient la Gaîté au drame pour une période de quinze années. Je me demandais alors s’ils garantissaient en même temps les concessionnaires contre toute éventualité résultant des caprices du public, et s’ils étaient certains que le drame ne tournerait pas un jour à la féerie, spectacle assurément moins moralisateur que la musique. Les événements ont répondu. Aux sévérités du drame ont succédé les gaîtés de l’opérette, et les effets de jambe aux coups de théâtre.

 

Le drame romantique et le drame moderne ont fui de conserve vers des scènes plus hospitalières, et une phalange de jeunes personnes, plus ou moins emmaillotées de rose, a pris agréablement la place des vertueux figurants de l’ancien régime.

 

Voilà toute la troupe, les vieux lions rugissants, et les mères échevelées, et les victimes touchantes, et les héros sans tache du drame classique, qui s’arrêtent, une fois encore, et plantent leur drapeau sur l’immeuble municipal de la place du Châtelet. Je voudrais les voir s’y fixer, car, si je défends la musique, professionnellement et égoïstement, je lui préfère le drame; mais l’expérience de ces dernières années m’a enlevé sur ce point bien des illusions.

 

Si quelque poétique nouvelle ne surgit, si la foule, devenue bien sceptique en matière d’art dramatique, n’est soudainement soulevée, attirée pendant des mois par quelque chef-d’œuvre inattendu et lucratif, il ne faudra point se montrer surpris que l’accident de la Gaîté se renouvelle au Châtelet et que la fée des Bruyères y prenne la place de l’innocent Lesurques, qu’on y va certainement revoir.

 

En attendant, la Musique reste toujours en quête d’un gîte, et, véritablement, ce n’est pas au Château-d’Eau qu’elle peut se fixer. Elle voudrait planter sa tente entre l’Opéra et l’Opéra-Comique ; mais le terrain manque, pourrait-on dire. Je crois que, pour la saison prochaine, les jeunes compositeurs feront mieux de compter sur Bruxelles que sur Paris, pour la production de leurs ouvrages. Jusqu’à nouvel ordre, le théâtre de la Monnaie, à qui nous devons Hérodiade et Sigurd, restera notre vrai Théâtre-Lyrique.

 

Je regrette de n’avoir pu examiner plus à fond cette question du drame et de la musique, dont la compétition vient d’occuper sérieusement le Conseil municipal ; mais la place me fait défaut. Heureusement, tout n’est pas dit sur le résultat de cette lutte. Un incident prochain me permettra peut-être d’en faire un historique plus complet, et de sortir du domaine des généralités, dans lequel j’ai dû me tenir aujourd’hui.

 

 

 

01 novembre 1886

 

I

 

Le fier méconnu, qui fut Hector Berlioz, a reçu, le 17 octobre, le plus solennel hommage que puisse décerner une cité à l'un de ses glorieux enfants. Une délégation du tout Paris musical, littéraire et artistique se pressait, sous les ombrages du square Vintimille, autour de l'image de l'auteur des Troyens, Dauphinois de naissance, mais Parisien d'élection.

 

La mort, cette grande réparatrice, l'a mis à sa vraie place dans l'estime de ses contemporains ; et sans doute, en le contemplant sur son socle de granit, le front incliné, la bouche encore amère, dans cette attitude de penseur mélancolique que nous a fidèlement transmise une photographie bien connue, heureusement reproduite par le statuaire, bien des témoins de cette apothéose ont dit sentir quelque frémissement, au souvenir de leur dédain d'autrefois, comparé à leur enthousiasme d'aujourd'hui.

 

Il ne faut pas descendre trop avant dans l'âme des foules ; on y trouverait trop de ces contrastes et de ces retours, preuve indéniable de la faiblesse éternelle de leur sens artistique.

 

On a dit, à propos de cette cérémonie, que Berlioz était le premier musicien de notre temps à qui Paris ait fait les honneurs d'un piédestal. On a oublié peut-être que, pendant un certain nombre d'années, Rossini avait pu saluer sa propre image, familièrement assise dans l'hémicycle de l'ancien Opéra de la rue Le Peletier. L'auteur de Guillaume Tell avait été, lui aussi, un dédaigné. On avait traité de bien haut son immortel chef-d'œuvre ; on l'avait morcelé, réduit à l'humble emploi d'un lever de rideau pour des ballets aujourd'hui ensevelis dans l'oubli. Mais la réaction s'était faite à temps : Guillaume Tell, brillant du plus pur éclat, avait pris au répertoire une place qu'il ne quittera pas : il était devenu l'ouvrage devant lequel toutes les écoles se retrouvent d'accord pour un commun témoignage d'admiration ; et l'indolent Rossini, le paresseux sublime, de l'âme duquel la musique jaillissait abondante comme d'une source merveilleuse, avait pu assister, vivant, à sa glorification finale. Il n'avait pas, il est vrai, les honneurs de la place publique, mais au moins jouissait-il en personne de son triomphe désormais incontesté.

 

Berlioz n'aura pas connu cette suprême joie. C'est à l'étranger que sa gloire s'est faite ; c'est dix-sept ans après sa mort que son pays la consacre.

 

Il y a là un enseignement qui ne profitera sans doute à personne, mais qu'il est bon de recueillir. Nous avons, en France, d'étranges préventions contre tout ce qui naît de nous ; une sorte de modestie mal placée — je ne veux pas dire de jalousie de clocher — nous empêche de rendre justice tout d'abord à ceux des nôtres qui font œuvre de créateurs. Nous sommes plus enclins à saluer les illustrations étrangères qu'à encourager les efforts de nos compatriotes ; nous ne possédons pas cette forme de patriotisme, et c'est grand dommage, car nous recevons, sur ce point, de sévères leçons.

 

Ce sont nos voisins d'outre-Rhin qui ont fait Berlioz ; ce sont eux aussi qui ont fait Bizet, un autre méconnu, mort si vite, si jeune, et auquel il a suffi d'être mort pour devenir glorieux ; car alors il ne faisait plus ombrage à personne et on ne craignait plus de lui donner trop d'orgueil !

 

Il faut laisser dormir ces souvenirs qui nous entraîneraient trop loin, et nous reprendre aux choses de la vie musicale courante, qui n'a pas été bien active, en ces derniers temps, et dont la première manifestation nouvelle ne date que de quelques jours, bien que la « saison » soit en réalité commencée depuis deux mois.

 

II

 

L'Opéra vient de nous donner un ballet : les Deux Pigeons, de M. Henry Régnier, musique de M. André Messager, lequel procède en droite ligne de la délicieuse fable de La Fontaine, et nous fait assister aux amours tendres, à la séparation et au raccommodement de deux fiancés, nés dans le bleu pays de la fantaisie, en dépit de l'affirmation formelle du livret, qui veut que la scène se passe très précisément « aux confins de la Thessalie, au XVIIIe siècle ». Cette topographie et cette chronologie n'ont leur raison d'être, comme on le pense, que dans la volonté du costumier qui a vêtu les personnages de la façon la plus gaie et la plus galante, et du décorateur qui a donné pour cadre à leurs aventures un paysage ensoleillé de l'Archipel grec.

 

Mais l'important, dans ce voyage ou il vous plaira, c'est que les voyageurs soient charmants, et ils le sont. Gourouli est une pigeonne accomplie, et Pepio, un parfait pigeon, malgré ses tendances au vagabondage. Ils s'adorent et vont se marier, sous les yeux d'une agréable aïeule, aux cheveux blancs, au riant visage, parée à la byzantine comme une vierge d'iconostase, lorsqu'un nuage traverse tout à coup leur beau ciel.

 

Pepio a du vague dans l'âme ; avant de s'enchaîner définitivement, il voudrait voir du pays ; tout justement arrive une bande de tsiganes, au milieu desquels brillent comme des escarboucles les grands yeux de la danseuse. Djali. A ce miroir le pigeon Pepio se prend comme une simple alouette. Il part, mais honnêtement, du consentement même de sa fiancée Gourouli, et de la bonne grand'mère Mikalia qui, l'instant d'après, pense qu'il ne faut point pourtant abandonner à lui-même l'imprudent enfant et engage Gourouli à le suivre pour le ramener.

 

Tombé en plein campement tsigane, Pepio marche de mésaventure en mésaventure. Convenablement stylé et payé par Gourouli qui, sous un déguisement, veille de près sur son fiancé, le chef de la troupe s'arrange pour qu'en peu d'instants le pauvre voyageur soit dépouillé et berné.

 

On lui a pris sa bourse et on se moque de lui. Et comme l'orage soudainement menaçant disperse les tsiganes, il se trouve seul sous la pluie, au milieu du fracas de la foudre, ayant vainement frappé à toutes les portes qui se ferment devant ce vagabond aux poches vides.

 

Il tombe, à bout de forces, et mourrait là sans doute, si l'adorable Gourouli ne veillait sur lui. Elle le recueille et le ramène au pigeonnier maternel, où dans la douce tiédeur du nid il oubliera ses désagréables impressions de voyage.

 

Tout cela a été très simplement et délicatement arrangé par M. Henry Régnier, avec l'intention évidente de garder à ce conte d'amour la naïveté touchante de la fable originale ; le plan chorégraphique de son collaborateur professionnel, M. L. Mérante, a été agréablement tracé sur ce canevas léger, et tout à fait de façon à mettre en valeur la grâce malicieuse, séduisante et vive, la légèreté d'oiseau et le charme de fée de Gourouli, c'est-à-dire de Mlle Rosita Mauri.

 

Le compositeur des Deux Pigeons est un des musiciens les plus militants de la jeune génération ; jusqu'ici il n'avait abordé que les scènes de genre, où diverses opérettes de sa façon ont eu la plus heureuse destinée. En faisant son entrée dans les vastes domaines de l'Opéra, il a eu le grand esprit et le tact assez rare de ne point sacrifier au désir de paraître. Il est resté sagement dans les limites de son sujet et n'a point cherché à donner la grande mesure de son talent. Il a écrit des airs à danser très francs, d'une vivante et lumineuse couleur, des mélodrames d'un ton très exact et très sobre, le tout instrumenté avec une réelle sûreté de main. Le jeune compositeur met excellemment en œuvre les idées que son imagination lui apporte ; il montre un sentiment très juste de la scène ; élève de M. C. Saint-Saëns, sous le patronage duquel il a mis sa partition, il a d'ailleurs de qui tenir comme symphoniste et comme dramatiste, double individualité aujourd'hui indispensable à tout musicien qui se destine au théâtre.

 

Je cite au hasard de mes souvenirs, dans cette partition des Deux Pigeons, un pas de deux, au commencement de l'ouvrage ; l’entrée des tsiganes, page très caractéristique ; le pas des voiles, puis un pizzicato, et surtout des variations sur un thème très primitif, avec une czardas d'une verve bien entraînante.

 

Après Mlle Mauri, dont j'ai déjà parlé et qui a connu dans cette soirée un des succès les plus complets que puisse faire à une artiste notre public parisien si ménager de ses suffrages, on a fort applaudi Mlle Sanlaville, un sentimental et gracieux Pepio, et Mlle Hirsch, c'est-à-dire Djali la charmeuse. Mlle Montaubry est très bien dans Mikalia, et Mlle Monnier, dans la reine des tsiganes.

 

Je ne rapporte de cette représentation qu'une seule critique. A la fin du second acte, Pepio tombe, aveuglé par les éclairs, ruisselant sous l'ondée ; on le peut croire mort et le rideau baisse, pendant que la symphonie continue jusqu'au moment où se relève la toile sur le décor du premier acte.

 

Là, en quelques minutes, se joue la scène du retour des deux pigeons, scène attendue, inévitable, d'un joli caractère musical, mais sans réel intérêt dramatique.

 

On pouvait très bien terminer l'ouvrage à l'acte précédent, et je ne serais pas surpris que M. Henry Régnier eût primitivement réglé ainsi cette fin. Je vois, en effet, qu'après la scène nous montrant Pepio évanoui, il en existe dans le livret une autre qu'on a coupée à l'exécution.

 

Elle décrit la fin de l'orage ; elle fait intervenir des écoliers qui entraînent Pepio, se moquent de lui, l'insultent, et le blessent. C'est la scène du pigeon de La Fontaine :

 

... Un fripon d'enfant, — cet âge est sans pitié, —

Prend sa fronde...

 

Il restait alors peu à faire pour que la pièce se trouvât conduite à bonne fin : montrer Gourouli relevant elle-même le pauvre blessé, le réchauffant dans ses bras, pour l'emmener triomphalement vers le nid maternel, au milieu de quelque grand mouvement de foule.

 

Très certainement, M. Henry Régnier a dû avoir la vision de ce dénouement, sans doute moins conforme au dénouement intime et doux de la fable originale, bien naturel pourtant et d'une économie scénique bien plus simple. S'il ne s'y est pas arrêté, admettons que c'est surtout pour ne point nous priver de la très délicate inspiration finale de son musicien, et sachons-lui gré de son sacrifice.

 

 

 

15 novembre 1886

 

I

 

Viviane, selon l'idylle du poète anglais Tennyson, est une astucieuse créature, qui s'est mis en tête de se rendre maîtresse des secrets de l'enchanteur Merlin, de voler la gloire de ce légendaire compagnon d'Arthur, roi des deux Bretagnes, de ce barde qui « connaissait les cieux étoilés ».

 

Belle à troubler le plus sage, avec un tortil d'or serrant ses beaux cheveux, une robe de samit moulant son corps souple, elle se couche et se tord aux pieds de Merlin, dans les ténébreuses et fraîches profondeurs de la forêt de Brocelyande. Elle fait croire au vieillard qu'elle l'aime ; elle enchante l'enchanteur pour lui ravir sa puissance.

 

Ses paroles sont douces et ses gestes caressants.

 

— Puissant maître, m'aimez-vous ?

 

Et la sinueuse Viviane se glisse près de lui, monte jusqu'à ses genoux et s'y assied ; elle entrelace ses pieds cambrés sur la jambe du devin, passe un bras autour de son cou, s'attache à lui comme un serpent et, laissant pendre, dit le poète, sa main gauche comme une feuille, sur la puissante épaule de Merlin, elle fait, de sa droite, un peigne de perles pour séparer les flocons d'une barbe que la jeunesse disparue a laissée grise comme la cendre.

 

A force de cajoleries, elle apprend de lui le mot de ses enchantements et le quitte alors pour jamais avec un éclat de rire, en l'appelant vieillard imbécile.

 

Elle est, cette Viviane, la plus méchante, la plus coquette, la plus rusée personne de la cour du roi Arthur et de la reine Ginèvre.

 

Ginèvre, au contraire, est une douce et dolente victime d'amour, pleurant, sur la fin de sa vie, dans la sainte maison d'Almesbury, la faute qui l'a, un soir, jetée dans les bras du beau Lancelot.

 

Ces amours de Lancelot et de Ginèvre côtoient, dans la légende, celles de Tristan et d'Iseult ; au fond, ce sont les mêmes. Tous ces contes se mêlent dans le cycle d'Arthur comme dans les sagas de l'extrême nord de l'Europe. C'est cette histoire de Lancelot et de Ginèvre qui trouble tant, dans le poème dantesque, le cœur de Francesca et de Paolo ; elle a revécu dans l'esprit de bien d'autres créateurs ; reproduite, transformée, dans l'œuvre de Wagner, elle vient de nous être présentée sous la forme chorégraphique par M. Edmond Gondinet.

 

Son ballet de Viviane, donné à l'Eden-Théâtre, et dont la partition est de MM. R. Pugno et Ch. Lippacher, ne procède pas absolument des sources auxquelles je viens de m'arrêter un instant. Sa Viviane et sa Ginèvre, — qu'il nomme plus durement Genièvre, — sont, dans sa version, tout le contraire de ce que les fait la légende. A-t-il puisé dans quelque autre fonds, a-t-il demandé à sa seule imagination les merveilleuses aventures qu'il nous conte ? C'est ce qu'il n'y a point lieu de rechercher.

 

Dans sa fable personnelle, Merlin n'existe pas. Viviane est une charmante fée, flottant dans la lumière sidérale, frêle et délicate comme une fleur, légère comme un feu follet ; Ginèvre, au contraire, prend la figure très charnelle d'une assoiffée d'amour, d'une voluptueuse tentatrice, lasse de la fastidieuse existence de la cour du roi Arthur, son seigneur et maître, héros épique devenu un bonhomme de prince, double d'un bonhomme d'époux, dont les colères crèvent comme des outres et à qui on en fait voir de toutes les couleurs.

 

Entre ces deux femmes, il y a, on le pressent, un homme, un beau jeune homme, un amoureux de pure race ; — c'est Maël, le dernier fils virant de la comtesse Evrock. Tous ses aînés ont été tués à la guerre ; redoutant pour lui une destinée pareille, la comtesse. le fait élever au milieu des jeunes filles de son domaine. C'est l'éducation d'Achille. Sous les pommiers en fleur, déjà pleins de fruits mûrs, arbres merveilleux du pays de la féerie, il joue avec ses compagnes, lorsque sa vue est frappée par les armes étincelantes de quatre chevaliers d'Arthur, intervenus subitement au milieu de la bande joyeuse.

 

Il se prend de querelle avec l’un d'eux et le soufflette ; puis il le blesse d'un coup de pierre. Son jeune sang a bouillonné tout à coup ; il a secoué langes et jupons, et le voilà prêt à courir les aventures et à chausser les éperons de chevalier.

 

On ne saurait le dérober à cette vocation si spontanément affirmée ; la bonne comtesse se résigne et, céans, on abandonne Maël sous les pommiers, où il doit achever la veillée des armes.

 

Mais voici que la nuit obscure s'illumine, dès qu'il est seul. Une lueur laiteuse grandit sous la feuillée ; elle se condense en une forme adorable : c'est Viviane, la fée légère, l'enchanteresse dont toute la force réside dans l'amour, impuissante si elle n'est aimée, maîtresse du ciel et de la terre quand, sincèrement, un cœur répond au sien. — Elle a été charmée par la grâce conquérante de Maël : elle lui tend les bras ; elle lui fait lire son nom si doux : Viviane ! écrit dans le ciel même par les étoiles complaisantes. — Il est à ses genoux, il va s'en aller avec elle dans les régions de l'éternel printemps, quand une lame d'épée luisant à travers les herbes lui rappelle son devoir humain.

 

Il a autre chose à faire que courir le ciel à travers une poussière d'astres ; d'autres exploits à accomplir que la conquête d'une vaporeuse apparition. — Il s'arrache des bras de Viviane, saisit l'épée et va où sa destinée l'appelle, c'est-à-dire au palais du roi Arthur.

 

Il doit trouver là la reine Genièvre, belle d'une beauté troublante, avec ses cheveux noirs sur son visage pâle, voile sombre à travers lequel luisent des yeux d'une profondeur d'enfer, avec sa bouche rouge comme le sang d'une grenade, sa démarche onduleuse et ses bras attirants. A sa vue, elle sort de cette torpeur d'ennui qui la tenait, en sa royale assemblée de Kerléon, sa capitale. Elle rêve une existence nouvelle en compagnie de ce jeune héros, beau comme un archange. Elle exerce sur lui le charme de ses yeux, de ses gestes, de son sourire. Elle le conquiert et l'emmène, à la barbe du roi Arthur, qui prend le bon parti, pour n'en pas voir davantage, de se faire tuer peu après, dans une expédition contre les Saxons.

 

Durant ce temps, ce ne sont qu'aventures, dans lesquelles se trouvent engagées Viviane et Genièvre, perdant et regagnant tour à tour la tendresse de Maël. Enfin, la reine croit l'avoir fixé à tout jamais ; elle va poser sur sa blonde tête la couronne d'or des deux Bretagnes, quand l'influence de Viviane triomphe définitivement de celle de Genièvre. C'est la victoire de l'idéal sur la matière. — Maël achève son premier rêve d'amour : il se jette dans les bras de Viviane et monte avec elle vers les nuées, où se perdent leurs deux images dans quelque Walhalla mystérieux.

 

J'ai abrégé. Tout cela est d'une conception poétique et fantastique que n'égale point toujours l'exécution matérielle. — On revoit mieux ces choses quand on ne les a plus sous les yeux. — On les revoit telles qu'elles seraient dans la réalité, — si cette réalité était possible — et non telles que les fait le théâtre. — Le machiniste, si habile qu'il soit, n'a point une baguette de fée ; il faut du temps pour les changements de décors, pour les changements de costumes ; puis, pour le plaisir des yeux, ne doit-on pas combiner des ensembles, régler des cortèges, des tournois, faire chatoyer les étoffes, tirer dans la lumière électrique un feu d'artifice de couleurs ? — Ce luxe décoratif, cette variété de scènes ne vont pas sans morceler un peu l'intérêt, sans faire perdre parfois au spectateur le fil du drame. On n'y comprend plus rien, mais c'est charmant à voir. Quelle jouissance plus complète ce serait, pourtant, si cette action simple et claire, obscurcie, embrouillée par le service d'une scène très vaste, difficile à machiner, se déroulait magiquement, sans plus d'un arrêt ou deux, dans une série de tableaux se succédant sans effort appréciable, comme les combinaisons instantanées d'un kaléidoscope. L'art du théâtre n'en est pas encore là. Heureusement l'art n'est pas là. Il réside surtout, je l'ai dit, en ce milieu particulier où se présente le ballet de Viviane, dans la splendeur du spectacle, dans les combinaisons ingénieuses des tracés chorégraphiques et dans la valeur des premiers sujets.

 

Il en est ici deux qui me semblent, dans un genre différent, d'ordre très supérieur : Mlle Cornalba et Mlle Laus. L'une danse comme un sylphe. Sous cette grâce aérienne, que de force pourtant ; quelle gymnastique que ces variations sur une seule pointe, que ces envolées audacieuses, ces tourbillonnements fous, ponctués de brusques arrêts ! L'autre, d'une beauté étrange, d'une grâce barbare, parée comme une idole, mime avec une singulière puissance. Elles se mettent en valeur l'une l'autre, et assurent à ce rayonnant ballet de Viviane un double élément de grand et durable succès.

 

II

 

La musique de Viviane est de celles dont il faut parler. Depuis Excelsior et Sieba, je ne me suis que bien rarement arrêté devant l'orchestre de l'Éden-Théâtre, n'y ayant que très rarement rencontré de vrais compositeurs. A proprement dire, la musique, en pareil lieu, n'a jamais été jusqu'ici que secondaire, même quand elle accompagnait de grands spectacles comme ceux que je viens de citer. Excelsior et Sieba avaient retenu notre attention, parce qu'ils nous donnaient le diapason d'un genre très en faveur en Italie : musique tapageuse, dominatrice en apparence, en réalité humble servante du chorégraphe et réduite au rôle de gros accessoire de l’action.

 

Aussi quand, à cette époque, les rappels éclataient dans la salle de l'Éden, n'était-ce pas le musicien qui reparaissait, mais bien le maître de ballet.

 

En France, nous ne comprenons pas les choses de la sorte. La musique règne, même dans le domaine chorégraphique ; et en appelant à lui des musiciens français, le directeur de l'Eden-Théâtre a entendit leur faire la place et leur rendre les honneurs qui leur sont dus.

 

Ils ont, en conséquence, écrit librement leur partition, et tout en sacrifiant aux exigences de cet énorme bâtiment, ils ont pu y affirmer leurs tendances.

 

Ils sont deux : MM. R. Pugno et Ch. Lippacher ; le premier déjà très connu pour l'un des plus intelligents et des plus laborieux ouvriers de la nouvelle génération musicale ; il a écrit une opérette : Ninetta, qui n'a laissé après elle qu'urne très légère trace et une Résurrection de Lazare, œuvre sévère, qui l’a mis, tout de suite, hors de pages. Avec Viviane, il est entre ces deux points extrêmes de son œuvre : il a pu faire plus grand et plus gracieux en même temps.

 

Sa partition abonde en motifs ingénieux et délicats ; mais il a fallu jeter sur tout cela l'étincelant manteau aux broderies voyantes emprunté à Excelsior et à Sieba. Les cuivres ont sonné victorieusement, et dans l'orchestre et sur la scène, dont le compositeur aurait vainement essayé de bannir ta bande d'instrumentistes. Tout ce glorieux tapage va bien, en somme, avec la débauche de couleurs, de paillettes d'or et de verroteries, avec l'orgie de lumière électrique, qui emplit la scène de l'Éden. On ne saurait en vouloir à M. Pugno et à son collaborateur d'avoir sacrifié à l'idole du temple ; il le fallait sous peine de mort. De simples mélodies eussent été perdues dans ce vaisseau bruyant ; le public des galeries les auraient noyées dans ses flots lourds.

 

J'ai dit que, nonobstant ces concessions au genre local, les compositeurs avaient pu affirmer ici leurs tendances.

 

Les souvenirs des grandes épopées ont, en effet, manifestement hanté leur esprit ; nonobstant les pirouettes et les jetés-battus qui ne présentent rien d'héroïque, ils ont eu, çà et là, la vision d'une action à travers laquelle la musique pourrait prendre son large essor. Ils ne seraient pas de leur temps si la poétique de Wagner ne les avait quelque peu influencés. Genièvre et Viviane et Maël sont très proches parents des personnages de la série wagnérienne. Quel dommage qu'ils dansent au lieu de chanter ! a dû se dire, à bien des pages, M. R. Pugno. Et comme il lui eût été sans doute plus agréable d'avoir la parole pour auxiliaire, au lieu de la voluptueuse mimique de Mlle Laus ou des chastes envolements de Mlle Cornalba ! Vraisemblablement, nous retrouverons un jour ce compositeur au théâtre, où il nous donnera la complète mesure de sa force, si tant est que l'horizon très noir pour les jeunes musiciens doive s'éclairer enfin, et un troisième grand théâtre lyrique définitivement renaître.

 

III

 

Il n'y a aucun rapport de genre entre Viviane et la Cigale et la Fourmi, opéra-comique représenté, peu après le ballet de l’Éden, au théâtre de la Gaîté ; mais, ici et là, se retrouvent les mêmes préoccupations de luxe.

 

L'action de la Cigale et la Fourmi est toute petite, le cadre est très grand, trop grand même ; l'accessoire l'emporte sur le principal ; les ballets, la figuration, les décors, les fréquents changements de tableaux relèguent la pièce et la musique au second plan. Un ouvrage plus dense aurait mieux fait l'affaire de ceux que suffit à charmer l'association d'une fable agréable, d'une charmante musique et d'une excellente interprétation ; mais, là comme à l'Éden, le champ est large ; il faut y attirer le regard, le séduire par ces dehors brillants, qui plaisent à la foule et la retiennent, en somme, au profit du fond même de l'œuvre.

 

Fond très léger comme invention, très délicat comme composition, qui nous montre une fois de plus M. Audran et ses collaborateurs désireux de rouvrir, à la Gaîté, au vieil opéra-comique français, la carrière qui lui est un peu barrée salle Favart.

 

J'ai étudié maintes fois ici la cause de ces déplacements de genre, de cette évolution lente mais sûre de l'opérette vers l'opéra-comique, de l'opéra-comique vers le drame lyrique ; je n'y insisterai pas.

 

Raconter le sujet mis en musique par M. Audran est sans doute inutile. Il est ce qu'il doit être : une mise en œuvre sans prétention de la fable de La Fontaine. — La Cigale est une tête folle et un bon cœur ; la Fourmi, un prudent esprit, un bon cœur aussi. — C'est par cette bonté qu'elle diffère du type du fabuliste ; au dénouement, loin de repousser la cigale, elle la recueille, la sauve et, par surcroît, la marie.

 

Cette action est coupée de jolis morceaux, frais et réjouissants comme des bouquets d'arbres dans une plaine un peu nue ; M. Audran y fait montre de son ingéniosité, de son esprit et de sa grâce. — Il renouvelle, en homme de goût, les procédés de nos pères ses veilles chansons, sa ronde, sa gavotte sont du tour le plus heureux. Dans les chœurs et dans les ensembles, il montre, d'autre part, la main d'un compositeur déjà maitre de ses moyens ; quelque jour il fera un nouveau pas dans la voie où il est entré, et tentera la fortune avec un opéra d'un caractère plus franc et d'un vol plus large.

 

Mlle Jeanne Granier est la gaîté, la malice et la séduction de cet ouvrage ; elle s'y est essayée, non sans avantage, dans le genre sentimental ; mais les parties qui lui ont valu le succès le plus vif seront toujours celles où son sourire fin, sa belle humeur, sa science du bien dire ont pu s'épanouir à l'aise.

 

La Fourmi est Mme Thuillier-Leloir, qui a bien du charme et de la finesse ; instruite à la bonne école de l'Opéra-Comique, elle en a gardé le ton discret sur cette grande scène de la Gaîté, — où elle est, d'ailleurs, fort bien entourée.

 

IV

 

J'ai négligé beaucoup et forcément, pendant les vacances, les publications musicales dont je m'occupe habituellement une ou deux fois par année. La dernière que j'aie revue, la plus importante et la seule dont il soit encore temps de parler, est un ouvrage de M. Delle Sedie sur l'Esthétique de l’art du chant, paru chez l'éditeur Leduc et publié en trois langues. C'est un traité très complet, écrit par un homme que son talent supérieur et sa longue pratique du théâtre prédestinaient à une entreprise aussi considérable. Ceux qui se consacrent à l'art lyrique y trouveront d'excellents conseils, non seulement sur l'art de chanter, mais encore sur celui de se tenir en scène, d'interpréter les rôles selon leur véritable esprit ; d'acquérir, en un mot, cette somme de qualités sans laquelle il n'est point de véritable artiste d'opéra.

 

La place me manque pour dire un mot des grands concerts du dimanche ; je dois me borner à signaler la première œuvre inédite qui s'y soit produite. C'est une composition à quatre voix sur les Vivants et les Morts, poésie de M. Philippe Gille, publiée naguère dans la Nouvelle Revue. M. Henri Maréchal en a fait une page musicale d'un ordre très élevé et d'un très grand caractère.

 

 

 

01 décembre 1886

 

I

 

Le concours Cressent ouvert, une année pour le poème, une autre année pour la partition d'un opéra ou d'un opéra-comique, aura-t-il, sur l'avenir de la musique française, l'heureuse influence que le fondateur a pu en attendre ? C'est là une question encore discutable, car, jusqu'ici, réserve faite pour le Bathyle de MM. E. Blau et W. Chaumet, le premier des ouvrages couronnés, les résultats de ce concours ont été généralement médiocres ; — deux ou trois fois même, si je ne me trompe, ils ont été négatifs : il a fallu, faute d'un bon poème ou d'une bonne partition, recommencer l'épreuve. — Pareil mécompte s'est produit à l'occasion du concours de 1885. On avait, l'année précédente, choisi un petit acte, parmi les quatre-vingts ouvrages envoyés à l'examen. Et ce n'avait pas été sans quelque peine, je l'ai pu constater alors, avant vu les choses de très près : les suffrages du jury avaient fini par se fixer sur un opéra-comique sans prétention : Dans les nuages, qui, immédiatement imprimé par les soins du ministère des Beaux-Arts, avait été livré aux compositeurs. De cette lutte entre les jeunes musiciens, rien n'était sorti rien, du moins, qui fût de valeur assez sérieuse pour décider les juges à désigner un lauréat.

 

On aurait pu recommencer le concours avec le même ouvrage ; on a préféré — et, c'était en somme plus équitable — faire à la musique les honneurs d'une pièce toute neuve. Usant d'un droit qu'ils tenaient du fondateur lui-même, les membres de la commission officielle ont alors, au lieu de provoquer une nouvelle joute littéraire, pris le sage parti de s'adresser à un auteur dramatique très expert et de lui demander un poème.

 

C'est à cette décision que nous devons Juge et partie, de M. Jules Adenis, musique de M. Missa, deux actes que vient de représenter l'Opéra-Comique, en même temps que le Signal, de MM. Dubreuil et Busnach, partition de M. Paul Puget.

 

Le Signal est un de ces petits actes prédestinés à une existence brève, comme l'Opéra-Comique nous en donne chaque année. S'ils ne font rien pour la fortune de leurs auteurs, ils peuvent n'être pas sans influence sur leur réputation. Un compositeur montre dans un acte, sa tendance personnelle ; c'est une carte d'échantillon laissée au public, et, bien que le théâtre ne puisse avoir à retirer aucun avantage spécial de ces essais, on ne saurait trop l'encourager à les continuer. Trois ou quatre représentations peuvent suffire à l'ambition d'un jeune compositeur ; l'opinion publique se formule sur son compte, l'encourage ou le décourage. De toute façon, cette épreuve est bonne pour lui.

 

Dans le cas actuel, il s’agit d'une pièce fort médiocre, pour ne pas dire plus. Mais il faut passer rapidement sur les défauts d'un acte, en songeant combien les chefs-d'œuvre sont rares sous cette forme sommaire : nulle n'exige plus d'habileté, plus d'ingéniosité, plus de souplesse de main. Le Signal est un conte à dormir debout, dans lequel se voit un peintre vénitien, jeune, beau, riche, illustre, pour lequel une comtesse Palmerani se dispose à avoir quelques bontés. Un signal fait savoir à la belle que son galant aspire à sa présence. C'est un fanal allumé à la porte de son atelier, flamme symbolique sans doute, et qui dit la constance et l'ardeur de son désir. Pourtant, cette flamme doit s'éteindre brusquement et assez irrévérencieusement au nez de la comtesse, et cela par suite d'une rencontre que fait le seigneur Panfilio, — ainsi se nomme l'artiste.

 

Chaque année, on lui apporte, à certaine date, un bouquet. Il croit à un témoignage d'amour, ce n'est qu'une marque de reconnaissance. Il en a la preuve, quand son valet Zadig saisit la mystérieuse personne de qui viennent ces fleurs. C'est une jeune fille, dont le peintre a fait naguère le portrait, — œuvre de charité accomplie au bénéfice de l'aïeul du modèle, — portrait vendu pour sauver de la misère ce vieillard et cette enfant.

 

La fillette est charmante, le peintre le lui dit et veut le lui prouver, jusqu'à l'abus. Elle, innocente, se défend, et touche réellement son cœur. Le voilà féru d’amour, tout à fait sérieusement. Il ne pense plus qu'à sa bouquetière, se lie solennellement à elle, oubliant sa comtesse, laquelle arrive en gondole, tout juste à point pour voir s'éteindre le signal, à la lueur duquel elle avait put se fier jusque-là.

 

L'invention est pauvre ; elle n'est point relevée par le détail.

 

Musicien de race, auteur d'une cantate dramatique fort remarquée, qui lui valut le prix de Rome, et de divers recueils de mélodies, M. P. Puget a composé grandement, trop grandement, ce petit sujet. Il l'a traité sans doute, il y a plusieurs années, à une époque où il pouvait n'être pas absolument maître de sa forme ; il s'est emballé, comme on dit, et il a dépassé le but.

 

Peut-être aurait-il pu, arrivant enfin à la scène, s’instituer le critique de son propre ouvrage, le réviser et le réduire. Il ne l'a pas voulu et il en a porté la peine. Ses inspirations sont délicates, sa facture est habile, on sent en lui une certaine force dramatique ; mais sa musique veut nous dire tout cela à la fois. On ne s'y reconnaît plus assez et on s'en va sur une fâcheuse impression. M. P. Puget se retrouvera, quelque jour, en présence d'une œuvre de plus longue haleine, où son imagination pourra mieux se donner libre carrière.

 

II

 

J'ai commencé à dire la genèse de l'ouvrage de M. Missa. L'auteur du livret, M. Jules Adenis, l'a tiré d'une comédie de Montfleury, qui, paraît-il, balança un instant le succès de Tartuffe ; elle ne justifie point cette fortune, mais elle est amusante, dans la convention des farces italiennes dont nos pères se récréaient honnêtement, et dont le renouvellement ne nous serait plus actuellement permis qu'à titre de pastiche.

 

M. J. Adenis a tiré, de ce sujet, deux actes très rapides et très franchement gais. Le sujet est resté en ses grandes lignes tel que son original.

 

Un homme a tranquillement abandonné, dans une île déserte, sa femme qui l'ennuyait ou lui inspirait des soupçons ; il est revenu dans son pays et se dispose à y contracter, sans remords, une nouvelle union. Cet acte, ainsi sèchement exprimé, apparaît comme le fait d'un affreux gredin. Dans l'application comique, la morale est plus indulgente ; on ne prend pas de si haut l'appréciation des choses. Ce point de départ n'empêchera pas Bernadille de se réconcilier tranquillement avec son Ariane, qui ne lui en voudra pas trop et mettra un éclat de rire, là où bien d'autres placeraient une tirade à toute outrance. Voilà le côté charmant de ces fables où, suivant la formule de Figaro, on s'efforce de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer.

 

Ici, il n'y a place que pour le rire ; Julia, qui est Mme Bernadille, est revenue de son île, grâce à l'assistance d'un capitaine de navire, croisant dans les parages où elle avait été délaissée ; elle arrive sous le costume, sous le nom, sous les traits, — car elle lui ressemble à ce point que le mari lui-même s'y trompe, — sous les traits d'un sien cousin, licencié de Salamanque. Sur le navire qui la ramenait, elle a gagné les bonnes grâces de deux grands personnages, l'Infant et l'Infante, qui encouragent sa ruse. Par leur crédit, elle obtient une place de juge qu'ambitionnait le volage Bernadille et, en cette qualité, elle cite ce dernier à sa barre, elle lui demande compte de sa propre existence à elle. Quand cette comédie a assez duré pour l'ébaudissement du public, la femme, juge et partie, la fait cesser en jetant perruque et toge, pour reparaître sous les traits et le costume de la piquante Julia, que son aventure d'outre-mer n'a pas défraîchie, au contraire.

 

M. Missa a enjolivé ce canevas d'une amusante et légère broderie musicale ; il n'y a mis aucune prétention ; on lui en a su gré et on le lui a prouvé par un très franc succès. — Il y a un grain d'opérette dans l'affaire ; mais il y a aussi de l'esprit, et, surtout, de la franche bonne humeur ; cela fait passer sur bien des choses ; on ne songe pas à rechercher, par exemple, si la contexture musicale est aussi savante que dans l'œuvre précédente, si la main est aussi délicate ; on s'amuse et cela suffit. — C'est un renouveau des anciennes floraisons, sur cette scène de l'Opéra-Comique, où l'évolution des idées modernes place désormais, en première ligne, le genre du drame lyrique, qui en était naguère sévèrement proscrit, et dont l'avènement y trouble encore une certaine fraction du public, restée fidèle au culte des anciens maîtres du lieu.

 

Dans Juge et partie, deux artistes sont au premier plan : Mme Chevalier, dont l'entrain, l'esprit et la grâce remplissent ces deux actes, et M. Fugère, un comique excellent, comme il n'en existe plus guère dans ce genre ; un chanteur de valeur, à qui un geste, un jeu de physionomie, une intonation, suffit parfois pour mettre le public en liesse.

 

III

 

Des montagnes d'ouvrages se sont entassées, depuis quelques années, au sujet de Richard Wagner ; il est bien difficile de nous apprendre quelque chose de nouveau sur cette singulière personnalité ; mais le champ reste toujours ouvert aux commentaires sur son œuvre, aux considérations esthétiques qu'elle éveille dans l'esprit.

 

Mme Henriette Fuchs, fondatrice de la Concordia, société philharmonique vouée au culte des grands maîtres, interprète remarquable, artiste dans l'âme, vient de publier sur Wagner un nouvel ouvrage des plus intéressants et des plus judicieux. C'est une comparaison entre « l'opéra et le drame musical », poursuivie avec une conscience rare et présentée dans un style très personnel et très choisi. Un des chapitres qui m'ont le plus particulièrement frappe est celui que l'auteur consacre au procédé musical de R. Wagner ; le paragraphe spécial à la subordination de la musique à l'élément littéraire touche à la question la plus vivante qui soit actuellement dans l'école. C'est, en effet, sur les conditions plus ou moins exactement remplies de cette subordination que vont tabler les discussions des partis ; dans la période dévolution que traverse la musique, il ne saurait être de mouvement plus décisif en vue de la poétique nouvelle. Si l'entraînement se fait complètement dans le sens wagnérien, les littérateurs ne pourront qu'y gagner, nais ce ne sera pas sans que la musique, la musique proprement dite, y perde quelque chose. Il y a là un thème susceptible d’assez larges développements et sur lequel je me promets de revenir, quand je pourrai lui donner toute l'importance qu'il comporte. Je n'ai voulu, aujourd'hui, qu'enregistrer l'intéressante étude de Mme Henriette Fuchs.

 

Un ouvrage, dont j'ai parlé en son temps, et qui fut représenté, le 1er février 1886, la Bianca Capello de M. Hector Salomon, vient de paraître seulement, ce mois-ci, chez l'éditeur Leduc. Cette belle partition est venue éveiller en nous le souvenir des regrets, exprimés toutes les fois qu'un des nôtres est forcé d'aller ainsi demander l’hospitalité à l'étranger. Si large, si intelligente, si constante que soit cette hospitalité, elle ne répare pas tout le préjudice que cause à notre école nationale la suppression prolongée d'une troisième grande scène lyrique. M. H. Salomon est de ceux qui justifieraient le mieux son rétablissement définitif.

 

 

 

15 décembre 1886

 

I

 

L'Egmont de M. G. Salvayre m'a fait relire celui de Goethe et, rien qu'à ce seul titre, je saurais gré au jeune compositeur d'avoir choisi ce sujet. Ce n'est pas que la « tragédie » de l'auteur allemand soit purement récréative en son ensemble ; c'est, couramment, un fatras philosophico-politique des plus fastidieux ; mais il s'en dégage trois ou quatre scènes délicieuses, fraîches et vivantes comme des fleurs éclatant en plein soleil à travers une broussaille obscure. Ce sont celles que traverse l'exquise figure de Claire, la vaillante et touchante maîtresse d'Egmont.

 

Elle est gaie, cette Claire, sentimentale et tendre ; elle a sur les traits comme un reflet de la figure lumineuse de Marguerite ; elle chante des chansons de soldat avec une adorable grâce ; elle raisonne aussi, sur son propre cas ; sans cette psychologie, elle ne serait pas tout à fait de sa race. Elle a un fiancé, un prétendant du moins, Brackenbourg, honnête garçon dont elle ne veut pas. Mais elle ne peut s'empêcher de l'estimer, de l'accueillir amicalement. « Ma main se serre bien souvent, par mégarde, dit-elle, quand la sienne me presse si doucement, si tendrement. Je me reproche de le tromper, de nourrir dans son cœur une espérance vaine. Cela me fait mal. Dieu sait que je ne le trompe pas. Je ne veux pas qu'il espère et pourtant je ne puis le laisser désespérer.

 

— « Cela n'est pas bien », réplique mollement la mère. Mère, — commère plutôt, — très positive, peu scrupuleuse des moyens, attentive à la recherche de Brackenbourg, soucieuse de complaire à Egmont, ne s'inquiétant pas trop de la façon dont sera fait « l'avenir », mari ou amant, pourvu qu'il vienne.

 

Claire ne lui ménage pas la vérité sur ce point. Elle préfère l'amant au fiancé, Egmont à Brackenbourg, et, dans sa loyauté native, elle le dit. Et puis sa mère n'est-elle point pour quelque chose dans ce qui est arrivé ?

 

« Quand Egmont passait à cheval et que je courais à la fenêtre, me grondiez-vous ? — Et lorsqu'il passa, plus souvent dans la rue et que nous sentîmes bien que c'était pour moi qu'il passait, n'en fîtes-vous pas vous-même la remarque avec une secrète joie ? Et lorsque, un soir, enveloppé de son manteau, il nous surprit auprès de notre lampe, qui s'empressa de le recevoir, tandis que je restais surprise et comme enchaînée sur ma chaise ? »

 

Voilà la mère et la fille peintes du trait le plus vif. Le tableau est devant nous. Il change bientôt pour nous montrer Claire toute à son amour pour Egmont. En songeant à lui, elle est comme en extase : « Cette petite maison est le ciel depuis que l'amour d'Egmont y demeure. » En le voyant, elle se répand en paroles follement joyeuses : « Laisse-moi me taire ! Laisse-moi te posséder ! Laisse-moi fixer mes yeux sur les tiens, y trouver tout, consolation, espérance, joie et douleur. »

 

Puis, — détail bien féminin, — et comme un grain de vanité se mêle souvent aux choses les plus pures : « Es-tu Egmont ? le grand Egmont, qui fait tant de bruit, de que l'on parle dans les gazettes ? »

 

A lui, Goethe prête aussi par instants des mots charmants. Comme Claire s'inquiète de la régente, non sans quelque nuance de jalousie : « Es-tu bien avec elle ? » Egmont la rassure : « Elle a une petite moustache et quelquefois une attaque de goutte ! »

 

Comment Claire s'aviserait-elle d'être jalouse après cela ?

 

C'est quand Egmont est arrêté, qu'éclate le caractère héroïque, l'esprit de sacrifice de Claire. Elle ne survivra pas à son amant ; elle est décidée sur ce point, mais tout d'abord elle se donnera tout entière à son œuvre de salut.

 

Elle harangue les bourgeois, elle les dirige : « O mes amis, je crains cette nuit ! — Venez, partageons-nous ; courons vite de quartier en quartier !... Que chacun prenne ses vieilles armes !... Nous nous rencontrons sur la place !... Notre torrent entraîne tout avec lui ! Ah ! qui ne s'écriera pas avec moi : La liberté d'Egmont ! Sa liberté ou la mort !... »

 

Et elle meurt, en effet, elle meurt volontairement par le poison, désespérant de sauver Egmont, tandis que ce dernier, dans le silence de sa prison, entend la voix de sa maîtresse, tandis qu'elle lui apparaît sous la figure auguste de la Liberté, lui montrant dans l'avenir les provinces flamandes affranchies du joug étranger.

 

Beethoven a écrit pour cet ouvrage des mélodrames hautement classés dans son œuvre. Celui qui a pour thème cette apparition à Egmont de la figure symbolique de la Liberté a été exécuté bien des fois dans les grands concerts.

 

Mais il ne faut pas davantage ici appuyer sur le souvenir de ces œuvres originales. L'ouvrage de MM. Albert Wolff et Albert Millaud, pour le livret, partition de M. G. Salvayre, récemment représenté à l'Opéra-Comique, n'a rien qui tienne de Goethe ni de Beethoven.

 

II

 

Les auteurs, en donnant leur pièce à l'Opéra-Comique — « comique » sonne presque, en ce cas, comme une note ironique, — n'ont pas dû probablement la laisser telle qu'il l'avait conçue ; il a fallu en limiter les proportions à celles du cadre destiné à la recevoir. Aussi, les grands côtés de l'action politique, les mouvements populaires, sont-ils sacrifiés à la peinture des scènes intimes que remplissent les amours tragiques de Claire et d'Egmont.

 

C'est à l'époque précise où l'inflexible autorité du duc d'Albe va succéder, dans les Provinces-Unies, au gouvernement de la régente Marguerite de Parme, que l'action s'engage. Les patriotes flamands, mécontents du nouvel état de choses, redoutant à bon droit la rude main du duc, veulent reconquérir leur indépendance. Il leur manque un chef. Ce chef, ils l'avaient espéré en la personne d'Egmont ; mais Egmont, oubliant sa vaillance passée, s'oublie dans les plaisirs, à la cour de la régente. Voilà du moins ce que l'on dit. Calomnie pure, comme Egmont lui-même ne tarde pas à l'établir, en venant, au moment opportun, offrir aux mécontents l'appui de son bras. Il devient dès lors l'agent le phis actif de la rébellion. C'est en cette qualité que, dénoncé, reconnu par les officiers du duc d' Albe, il est arrêté dans une fête au palais, emprisonné, jugé, condamné et mené au supplice avec une rapidité qui ne nous laisse aucun doute sur le parti pris par les auteurs de déblayer leur route et de poursuivre plus librement leur principal objectif : les amours d'Egmont et de Claire.

 

Il résulte du premier acte que Claire a aimé Egmont sans le connaître. Cet amour d'une héroïne de théâtre pour un galant anonyme nous semble, à cette heure, bien peu admissible, et je ne vois pas, en l'espèce, quel intérêt ce mystère apporte au drame. N'insistons pas sur ce point. Claire se trouve, dès le début, en présence de Ferdinand d'Albe, le propre fils du nouveau et terrible gouverneur. Le jeune homme arrache aux mains de ses officiers le père de Claire, qui a trop hautement manifesté son mécontentement contre les Espagnols. Il veut ensuite, avant délivré le vieillard, ne pas laisser partir la fille, — qu'il trouve charmante, — sans qu'elle lui accorde « un baiser », ce baiser traditionnel que tout cavalier, taillé selon l'ancien style, ne manque pas de vouloir « ravir » à toute ingénue.

 

C'est là-dessus que paraît Egmont ; il remet vertement à sa place le jeune Ferdinand ; les épées sont tirées ; l'Espagnol désarmé et épargné par le Flamand s'en va plein de confusion et de reconnaissance, laissant Claire et Egmont se dire des douceurs et se promettre un rendez-vous pour la nuit suivante.

 

Ce rendez-vous, désiré et à la fois redouté par Claire, est surpris par son père. Il va tuer le séducteur, mais reconnaissant en elle Egmont, le héros de l'indépendance flamande, il l'épargne pour l'amour de la patrie. Une explication, suivant la première explosion de colère, lui apprend d'ailleurs que les intentions d'Egmont sont pures : il entend bien épouser Claire.

 

Il le pourrait faire, sans doute, si la catastrophe qui le jette dans les mains des Espagnols ne se produisait immédiatement. Ce n'est que dans sa prison, au moment d'aller au supplice, qu'Egmont peut recommander au moine qui l'assiste celle qu'il nomme sa femme, consacrant simplement par sa volonté, devant Dieu, une union que les hommes ne lui laissent point le temps de célébrer.

 

Tout cela est simple, bien simple. Il y manque des points d'appui, je veux dire des situations, et la forme n'en apparaît point toujours telle que l'exigerait la poétique actuelle des œuvres lyriques, à une époque où le sens littéraire des compositeurs s'est si largement développé et où la connexion est devenue des plus étroites entre la musique et le drame.

 

M. Albert Wolff, très judicieux et très spirituel écrivain, M. Albert Millaud, poète aux rimes bien sonnantes d'habitude, semblent ici avoir touché un peu dédaigneusement, comme du bout des doigts, au genre lyrique, l'estimant en apparence peu digne de peine et de soins.

 

« Ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante. » C'était la formule ancienne, au temps où la musique se dessinait d'abord, n'attendant plus du parolier qu'une mosaïque de mots, placage plus ou moins heureux, conforme ou non au caractère du drame, réserve faite de l'œuvre de certains auteurs, logiciens alors rares, comme le fut Gluck. Aujourd'hui, la rhétorique musicale est tout autre. Le poème doit être puisé à la source même du drame ; tout ce qui y est introduit d'oiseux, de banal ou d'excessif y peut devenir nuisible. C'est pourquoi, pour rester dans l'esprit pratique de ce temps et dans la logique d'un genre singulièrement plus laborieux qu'on ne se l'imagine, il faut adopter ce principe tout à fait distinct de celui de la comédie de Beaumarchais : « Ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le tait ! »

 

III

 

M. Gaston Salvayre a débuté en 1877, dans la carrière dramatique, par un opéra : le Bravo, représenté à ce Théâtre-Lyrique du square des Arts-et-Métiers dont, sous la direction de A. Vizentini, l'existence fut à la fois si active et malheureusement si brève.

 

Cet ouvrage fut un heureux début ; il n'était point d'une facture bien originale ; mais il révélait un compositeur doué pour la scène, expert en son métier et capable de mettre adroitement en œuvre les idées que son inspiration lui apporterait. Dans le Fandango, ballet représenté, la même année, à l'Opéra, le compositeur se faisait juger d'une façon analogue ; ici, pourtant, il trouvait un plus complet emploi de ses facultés d'improvisateur le genre du ballet convenait à son exubérance native ; sans être plus personnelle, sa partition était plus vivante.

 

Il se retrouve aujourd'hui, a douze ans de distance, tel qu’il était à ses débuts. L'évolution considérable qui s'accomplit dans la musique française depuis ces dix dernières années, évolution en pleine activité, et dont le terme n'est pas encore prochain sans doute, aurait pu exercer quelque influence sur le style du jeune auteur d'Egmont. Il parait être de ceux que la souplesse de leur talent rend aptes à recevoir et à utiliser les impressions du milieu dans lequel ils agissent. Je ne vois pas que la partition d'Egmont porte le signe de cette influence. Elle accuse, comme les précédentes, un véritable tempérament, un goût très vif des choses de la scène, mais l'idée n'y est ni abondante ni nouvelle. Je crains que le compositeur ne pousse pas assez vivement son imagination, comptant qu'elle lui apportera, sans effort une floraison et une moisson abondantes. C'est là le défaut commun aux gens à la parole facile, qui ne se soucient pas assez de la tournure et de la recherche délicate de leur phrase.

 

Egmont ne nuira pas à la réputation de M. G. Salvayre ; il ne la grandira pas non plus ; il restera comme une de ces œuvres honorables, tombées de la plume d'un auteur dont l'habileté professionnelle est incontestable, mais dont le sens critique ne s'exerce pas assez sévèrement à son propre endroit. En un mot, il n'y a dans cette partition qu'un très grand savoir-faire, il n'y a pas le grain de mil, l'étincelle, que nous serions heureux d'v trouver.

 

J'admire pourtant la façon dont M. G. Salvayre s'en est tiré. Sans doute, il n'est pas du domaine de la critique de savoir et de rappeler par quelles multiples épreuves passe un ouvrage, avant d'arriver devant le public. Mais en ce temps de reportage à outrance, elle n'a pas pu ignorer que de nombreux remaniements ont marqué les dernières heures d'Egmont, je veux dire les heures de fièvre qui précèdent la première représentation.

 

Eh bien, l'unité d'aspect de cette partition parait n'avoir aucunement souffert de ce travail hâtif ; je dirai même, si les renseignements publiés à ce sujet sont exacts, que les morceaux ajoutés au dernier moment sont ceux qui paraissent les mieux venus et les plus sonnants, quoique encore tout fumants de la forge. C'est un effet et un bénéfice de l'imagination surexcitée par l'approche du combat et qui déploie alors instinctivement toute la force et toute l'acuité de sa faculté créatrice.

 

Je citerai tout particulièrement, au nombre de ces additions, l'air à danser du troisième acte, d'une touche exquisement délicate et qu'on a bissé unanimement.

 

Dans le reste de la partition je rencontre et j'inscris au courant de mes souvenirs, parmi les pages notables, le finale du premier acte et celui du troisième, dont la vigueur est réelle ; un monologue mélancolique de Claire, son duo avec son père, un trio qui met en présence les principaux personnages, le beau cantabile du baryton au premier acte et un entr'acte agréablement instrumenté.

 

A cette œuvre, dont j'ai rapporté l'impression générale que je viens d'exprimer, on a donné une interprétation des plus remarquables. On sait que penser de M. Talazac, qui frappe avec une absolue sûreté sur le public ; mais on ne saurait trop redire avec quel charme, quelle pureté, quelle force Mlle Isaac a chanté le rôle de Claire. M. Taskin, artiste d'une habileté rare dans l'art de composer un personnage, joue Brackenbourg, le père de Claire, avec une grande noblesse et un très juste sentiment dramatique. Dans des rôles moindres, tous excellemment tenus, il faut citer MM. Soulacroix, Fournets, Cambot, et par-dessus tout Mme Deschamps, fort belle sous les atours de la régente Marguerite.

 

La mise en scène d'Egmont est très soignée. Il y a, comme toujours, au moment du ballet, un régal pour les yeux délicats dans le chatoiement des couleurs tendres des danseuses de pavane. On sent d'autant mieux le prix de ces lueurs printanières qu'elles arrivent au milieu d'un tableau dont le ton général n'est pas précisément folâtre.

 

IV

 

Depuis longtemps, je n'ai pas eu l'occasion de parler des théâtres étrangers. Il m'en arrive aujourd'hui quelques échos intéressants.

 

Il s'agit d'abord de la représentation prochaine, à Prague, de l'Étienne Marcel de M. Camille Saint-Saëns. La mise à l'étude de cet ouvrage a été décidée à la suite des incidents qui ont marqué, il y a quelques mois, le passage de notre compositeur en Allemagne. Une lutte s'est établie entre l'élément tchèque et l'élément allemand de la population de Prague. Et Étienne Marcel, que va monter le théâtre national tchèque, est devenu une protestation contre la décision de la direction du théâtre allemand renonçant à monter Henri VIII du même auteur, pour des raisons qui paraitraient assez plaisantes, si j'avais ici la place nécessaire pour les énumérer.

 

D'autre part, j'enregistre, avec grand plaisir, le bon accueil fait Hambourg à un ferme et constant ami de la France, M. E. de Bukovics, correspondant parisien du Pester Lloyd.

 

Notre sympathique confrère a fait représenter, dans cette ville, une grande pièce, comportant une partie musicale, vocale et chorégraphique, assez importante. Le succès de cette œuvre, pièce à spectacle ayant pour titre : Au vingtième siècle, a été très grand et nous sommes heureux d’avoir à en féliciter l'auteur.

 

 

 

01 janvier 1887

 

I

 

En écrivant Patrie ! M. Victorien Sardou a doté le théâtre de l'œuvre la plus poignante, la plus puissante et la plus haute, qui soit dans le répertoire moderne. Cette œuvre conçue, il l'a exécutée avec une admirable fermeté, avec une inébranlable logique ; il n'a point reculé devant la reproduction consciencieuse de la terrible figure de Dolorès. Cette femme dont la passion va jusqu'à la honte et jusqu'au crime, il a montré son âme à nu ; il l'a jetée vivante et palpitante devant la foule, avec tout l'attrait et dans toute l'horreur de son humanité.

 

Au-dessus d'elle il a placé la plus noble incarnation de la patrie, le comte de Rysoor, un type purement cornélien. La figure douce et touchante de Rafaële, la physionomie grandiosement simple du sonneur Jonas, la grâce élégante de La Trémoïlle, les traits troublés de Karloo, la dure silhouette du duc d'Albe, donnent au tableau une variété et un accent absolument saisissants. Mais ce qui nous frappe, ce qui nous entraîne le plus dans cette vaste composition, c'est l'émotion réelle qui s'en dégage, c'est le grand souffle patriotique qui la traverse.

 

L'auguste image de la patrie plane au-dessus de ces personnages si divers d'aspect et de caractère, et les enveloppe de sa céleste lumière ; les amours qui s'agitent au fond du drame, ces amours dont vit le théâtre courant, passent comme un incident secondaire, comparées à cet effort héroïque d'un peuple contre son tyran, à ce sacrifice absolu, sublime, d'un citoyen à son pays.

 

Ce n'est point là le sujet d'un poème dans lequel oiseaux et papillons, étoiles et fleurs, rayons et parfums, se puissent amalgamer en des strophes correctes comme les allées bien ratissées d'un joli jardin. C'est un maître-sujet, au tempérament robuste, au sang rouge, ne s'attardant guère aux mièvreries et ne chantant point volontiers la romance.

 

Quelques-uns exprimeront probablement le regret de n'y pas trouver plus « d'envolées vers l'azur » — c'est le mot courant — et de n'avoir affaire qu'à une action réelle dont la musique a pu s'emparer honnêtement et fortement. Loin de moi la pensée de condamner ces esprits emportés dans un sens plus spéculatif et rêvant pour le drame lyrique une autre forme. Ils auront leur heure peut-être ; en attendant ils admettront qu'un drame tel que Patrie ! est bien fait pour justifier une exception à des règles magistralement et peut-être prématurément formulées par leur école. Avec la justice et la loyauté qui caractérisent les foules, tous les partis se sont trouvés d'accord pour saluer en cet ouvrage l'expression d'un art qui ne s'est inféodé à aucun d'eux, d'un art qui est de tous les temps, comme la vérité dont il émane. On connaît le drame désormais classique, je dirai seulement par quels traits l'opéra en diffère.

 

Comme dans l'original, Patrie ! débute par une scène de soudards entourant le tribunal des Troubles où le sinistre prévôt du Brabant, Noircarmes, âme damnée du duc d'Albe, juge sommairement ou plutôt envoie en masse à la tuerie les Flamands, patriotes ou hérétiques, tous compris dans une commune sentence de mort. Ici apparaît Rafaële, la fille du duc. Elle vient au milieu de cette foule tumultueuse ; elle descend du couvent ou elle vivait dans la retraite, suivant l'ordre de son père. Les clameurs lointaines, les coups de feu, les flammes des bûchers, l'ont inquiétée. Elle a voulu connaître ce qu'on lui cache. Surpris dans son office de tueur, troublé par l'apparition de cette enfant, Noircarmes s'ingénie à lui faire croire que les flammes viennent des feux de joie allumés pour le mardi gras, les coups de feu et les cris de la gaîté des masques. Elle n'est point dupe de cette défaite. Elle voit des larmes, elle entend des sanglots. Qu'ont donc fait ces pauvres gens ? On les punit pour n'avoir pas obéi aux édits. Rafaële ne veut pas que l'on punisse. Elle fait grâce aux prétendus coupables au nom de son père, et s'éloigne ne se doutant pas même de l'immense service qu'elle leur a rendu.

 

C'est un trait lumineux traversant le fond sombre de l'œuvre, qui poursuit ensuite son cours normal jusqu'au moment où le comte de Rysoor, instruit de la trahison de sa femme, rentre chez lui pour en tirer vengeance. Il reparaît, accompagné des principaux conjurés, déterminés comme lui à ouvrir les portes de Bruxelles au prince Guillaume d'Orange, qu'ils nomment déjà le Libérateur, et à faire justice des Espagnols.

 

Avant de songer à son honneur, Rysoor songe à sa patrie. Il apprend à ses amis que le prince d'Orange est campé dans les bois voisins de Bruxelles, que la nuit même un signal l'appellera dans la ville. Dolorès surprend cet entretien. C'est, on le voit, une scène faite pour remplacer le célèbre tableau de la Neige, l'entrevue du libérateur et de ses partisans dans les fossés de Bruxelles qui fut, à l'origine, un des épisodes le plus remarqués du drame de M. Victorien Sardou. Il a fallu, pour gagner du temps, pour rendre l'ouvrage plus dense, en vue des exigences musicales, supprimer ce tableau et renouer d'une autre manière le fil de l'action.

 

Vient ensuite un tableau absolument nouveau auquel un mot de Rysoor prépare le spectateur. Ce soir-là même, le duc d'Albe, n'entendant point qu'on ait l'air de porter tristement le joug, donne au palais du gouvernement un bal auquel il a invité le bourgmestre, les échevins et les notables de Bruxelles. Malgré la révolte de leur cœur, brisé par tant de deuils, les conjurés doivent y paraître ; il ne faut point que leur absence soit remarquée et compromette le succès de la tentative de délivrance projetée pour le milieu de la nuit.

 

Le rideau se lève sur tout l'éclat de cette fête. Un vaisseau allégorique amène devant Rafaële, représentant son père absent, toutes les nations, toutes les villes soumises à la domination de l'Espagne. C'est un divertissement historié dans le goût des pompeuses représentations si en honneur à la cour des ducs de Brabant. Mais le divertissement ne tient pas tout l'acte ; il ne s'en détache pas non plus ; il se relie à l'action par un fait capital.

 

Rafaële a promis à son père de faire bonne grâce aux échevins flamands, de les conquérir à la cause espagnole. Au moment où l'orchestre attaque une pavane, elle les fait inviter par son chevalier d'honneur. C'en est trop pour eux. Ils ont bien consenti à venir ; ils ne sauraient oublier leur haine au point de tendre la main à la fille de leur bourreau. Ils tournent le dos au chevalier chargé des commandements de la jeune fille. Devant cet affront public, elle se trouble, elle chancelle : elle va s'évanouir. Karloo tout à coup s'interpose. Il reproche aux Flamands leur injustice ; ils ne connaissent point Rafaële, ils ne savent pas que quelques heures auparavant elle a sauvé tant de braves gens : il fléchit le genou devant elle, lui demandant pardon pour ceux qui viennent de l'outrager.

 

C'est l'équivalent de la scène que Rafaële racontait à son père dans le texte primitif. Cette intervention délicate de Karloo met dans le cœur de Rafaële le germe d'un amour que la succession tragique et rapide des événements ne doit pas tarder à développer et à faire éclater au grand jour.

 

En effet, après avoir traversé la superbe scène de la dénonciation de Dolorès, l'action s'engage sur le terrain brûlant de l'Hôtel de Ville. Là les deux textes dramatique et lyrique se côtoient. L'intérêt est si puissant, l'inspiration si élevée, que toute déviation eût été une faute. Il en va ainsi jusqu'au moment où le duc ordonne d'emmener les conjurés et de dresser le bûcher pour eux tous.

 

Rafaële paraît alors. Ce n'est plus la frète créature que l'auteur nous montrait, à l'origine, mourante de tant d'émotions ressenties. Si terriblement frappée qu'elle soit, elle se retrouve vaillante, pour accourir à l'Hôtel de Ville, quand les cloches, les coups de feu, les cris des combattants la réveillent ; elle tremble pour son père, plus encore sans doute pour celui dont elle sent l'existence autrement menacée : Karloo ! Elle le nomme dans son angoisse ; son cœur se trahit et s'épanche dans une supplication. « Celui-là ne doit pas mourir ! » Le père, écrasé par cette révélation soudaine, par le scandale de cet amour pour lui monstrueux, trouve à peine la force d'articuler le suprême arrêt : pour tous, le bûcher ; pour Karloo seul, la liberté, l'exil.

 

Rafaële respire ; il vivra ! Les conjurés que cette grâce surprend y voient une lumière soudaine éclairant la trahison de Karloo ; ils le maudissent et l'accusent ! Mais Rysoor lui ordonne de vivre, sans se justifier, de se consacrer à l'œuvre de vengeance qu'il lui lègue : c'est une femme qui a livré les conjurés, — le duc d'Albe l'a dit, — il faut que cette délation soit punie.

 

Cette fin de tableau constitue — on l'a déjà reconnu sans doute — la synthèse de tous les éléments qui se succédaient primitivement dans la suite du drame. Les auteurs n'ont plus eu dès lors qu'à passer au dénouement connu, dont les deux seuls acteurs demeurent Karloo et Dolorès.

 

Tels sont, indiqués à grands traits, les aspects nouveaux de cet ouvrage.

 

Si je ne puis décerner au collaborateur à qui M. Victorien Sardou a confié le grand honneur d'écrire le poème lyrique de Patrie ! des éloges qu'il lui serait assurément doux de recevoir, je ne saurais, on le comprendra, faire profession d'assez de stoïcisme pour lui dire des choses désagréables. Il a fait sa tâche de son mieux, et s'il était encore de mode, en pareil cas, d'écrire des préfaces, il pourrait dire au lecteur que cette tâche consistant à condenser les situations d'un drame remarquable par l'abondance des faits, la multiplicité et l'utilité des détails, est des plus laborieuses et de celles qui commandent le plus d'indulgence. — Et il terminerait en suppliant le public, son seigneur, de l'excuser d'avoir, délibérément, sacrifié parfois la richesse de la rime à la clarté du discours.

 

II

 

On s'est soucié beaucoup, en ces derniers temps, de la genèse de Patrie ! On l'a fort diversement racontée. Il ne sera pas sans intérêt de l'établir ici selon l'absolue vérité !

 

Il y a quelque dix ans, M. Victorien Sardou vit arriver chez lui un jeune homme muni d'une lettre de l'illustre auteur de Faust. C'était Paladilhe, que son maître Gounod recommandait tout spécialement au célèbre dramaturge comme un musicien de grand avenir, très désireux et très capable de transformer Patrie ! en grand opéra.

 

M. Sardou était déjà en pourparlers avec Verdi. Il dut faire ses réserves. D'ailleurs il ne connaissait rien de la façon du nouveau venu. Mais de ce côté, point d'inquiétude ; il avait un firman signé Gounod, fait pour lui donner toute confiance.

 

Comment l'affaire ne s'arrangea pas avec Verdi, c'est bien simple : M. Sardou voulait Patrie ! en français, pour Paris ; Verdi, alors brouillé, avec notre Opéra, désirait l'écrire sur un texte italien pour Milan. Il n'en fut plus question. Comment le sujet échut-il à Paladilhe ? C'est aussi simple.

 

M. Legouvé, qui a voué à Paladilhe une affection égale à son estime pour son talent, et qui est l'homme le plus délicatement obligeant, prit soin de rappeler à M. Sardou que l'entraînement du jeune musicien était toujours aussi vif, qu'il écrirait Patrie ! avec bonheur, avec foi. — Le musicien se mit au piano, joua quelques motifs sans paroles, mais donnant bien le caractère de son inspiration personnelle née de la fréquentation incessante des personnages du drame. Ce fut fait. — Paladilhe emporta, non pas, comme on l'a dit, le premier acte du livret, dont il n'y avait pas un mot d'écrit alors, mais la promesse formelle que ce livret serait à lui dès qu'il existerait.

 

Il fut commencé seulement dans le courant de septembre 1879 et achevé peu de temps avant les premières études, c'est-à-dire dans une période d'environ sept ans. Si ces détails intéressent un jour les biographes de Paladilhe, je puis leur en garantir la rigoureuse exactitude, les tenant de quelqu'un dont j'ai tout justement la plume entre les doigts.

 

III

 

Parler de la partition de Patrie ! est pour moi chose assez délicate. — L'ouvrage a obtenu un très grand succès ; si ce succès n'avait pas été aussi caractérisé, aussi unanime, si le public avait résisté ou attaqué, s'il avait fallu par conséquent défendre certains points, en mettre d'autres en relief, les recommander à l'attention, réfuter les critiques, je l'aurais fait avec la plus entière liberté. Mon rôle eût été moins agréable, mais infiniment plus commode, une réfutation étant toujours mieux écoutée qu'un panégyrique.

 

Rien de tout cela. Je n'aurais qu'à noter fidèlement les impressions du public pour faire le plus bel éloge de cette partition. — J'ai pour elle, moi aussi, autant d'estime, que j'ai d'amitié pour son auteur. — Et comme il n'est pas juste que cette estime et cette amitié privent Paladilhe d'une appréciation à laquelle il a droit, je me suis avisé d'un moyen de tout concilier.

 

J'ai prié un musicien de me donner franchement son avis sur Patrie ! ne lui cachant pas que j'insérerais sa prose textuelle dans mon article ; j'ai adressé la même prière à un autre. — Tous deux ont nettement refusé. — Ils aiment Patrie ! eux aussi, et ne veulent pas, le disant, s'exposer au reproche d'admiration mutuelle.

 

J'allais me résigner à passer outre et à dire moi-même quelque mal de cette partition pour donner plus de saveur à mes louanges très sincères, lorsque j'ai eu la bonne fortune de recevoir une lettre m'apportant tout spontanément, avec une autorité et une indépendance magistrales, le jugement que j'avais désespéré d'obtenir et que je n'aurais osé attendre de si haut.

 

Cette lettre est de M. Ch. Gounod. On va la lire ; mais auparavant, pourquoi, toute réflexion faite, ne dirais-je pas deux mots personnels ? — Je n'ai rien à condamner dans Patrie ! Je n'y veux relever qu'une tendance accusée dans une ou deux pages et consistant à s'affranchir du texte. — Ce défaut, rare chez Paladilhe, fréquent chez certains autres compositeurs, est un de ceux dont souffre le plus un librettiste soucieux de la forme.

 

Je ne puis exprimer bien nettement ce que gagnerait l'œuvre musicale à ce respect absolu de la version poétique, mais je vois bien ce qu'elle y perd. C'est une impression personnellement subie. J’ai causé souvent avec des musiciens de ce sujet intéressant. L'ordonnance musicale a, selon eux, des exigences qui les obligent à des additions ou à des suppressions de mots. Ces altérations — quoi qu'en puissent penser les techniciens — ne vont pas sans atténuer la force expressive. Toutes les fois que les hémistiches et les césures se détachent et sonnent noblement, suivant la cadence normale, la satisfaction de l'auditeur n'est-elle pas plus complète ! Et les vers n'ont-ils pas eux-mêmes leur musique parlée dont la musique écrite ne doit être que la naturelle expansion ?

 

La musique peut être à la fois servile et dominatrice. Esclave de son texte, mais planant au-dessus de lui, l'inondant de sa pure lumière. C'est là le triomphe du sens littéraire chez les compositeurs.

 

Il en est deux chez qui, à les étudier dans l'ensemble de leur œuvre, ce sens littéraire m'a semblé toujours absolument pur : Ch. Gounod et Saint-Saëns.

 

Après eux, en dépit de certaines déformations peut-être inévitables, Paladilhe s'est montré religieusement attaché à l'intégrité de son poème. Sa musique s'est appliquée au drame avec une rare conscience. Elle a été ce que le drame voulait qu'elle fût, souffrant, pleurant, s'exaltant avec les personnages, badinant finement dans le dialogue, s'égayant et s'illuminant dans le ballet, gardant toujours l'esprit et la mesure de la situation. C'est là de l'art vraiment supérieur. La muse de Paladilhe n'est point vulgaire : elle loge à l'enseigne de la « Bonne foi » !

 

Nature droite, honnête, sincère, esprit plein de vigueur et de charme, l'homme se retrouve tout entier dans son œuvre.

 

IV

 

Je ne voulais rien dire et j'ai déjà grandement manqué à mon programme. Je m'arrête pour transcrire la belle lettre dont j'ai parlé :

 

« Samedi, 18 décembre 1886.

Mon cher Gallet,

Vous allez avoir à parler de Patrie ! dans votre prochain article de la Nouvelle Revue, et je vois d'ici votre conscience de critique torturée par vos scrupules de collaborateur et d'ami. Ne vous laissez pas emprisonner dans des considérations qui ne feraient que nuire à la vérité. Dites résolument ceci : La partition de Paladilhe abonde en qualités de toute sorte. Et d'abord elle est musicale (chose qui tend à devenir rare en musique) ; cela n’empêche pas qu'elle soit vraie, pleine d'accent et de chaleur, d'un sentiment scénique toujours juste ; elle a l'émotion dans la grâce comme dans la force ; elle est constamment mélodique, constamment tonale ; de plus, l'instrumentation en est excellente ; enfin, elle a ce que ne lui pardonneront pas ceux qui en sont dépourvus, elle a le charme : gros péché par le temps qui court, vice incurable, heureusement pour nos neveux.

Je crois à un grand succès, et j'en suis heureux pour Paladilhe, comme je le serais pour un fils.

A vous,

Ch. Gounod. »

 

Je me garderai d'ajouter rien à cette haute appréciation, d'un esprit si ferme et d'un sens si fin ; mais je ne résiste pas au plaisir de citer encore un court billet qui a passé par mes mains avant d'arriver à son destinataire, le compositeur lui-même. Il est de M. C. Saint-Saëns et conclut, en d'autres termes, de la même façon que l’auteur de Faust :

 

« Votre œuvre m'a fait hier encore plus de plaisir que les autres fois. Grâces vous soient rendues de venir apporter à l'École française un renfort dont elle avait si grand besoin. Vous allez avoir un succès immense, n'en doutez pas, et vous aurez la gloire de n'avoir employé aucun moyen coupable pour l'obtenir.

C. Saint-Saëns. »

 

Voilà, pour les archives du compositeur, deux documents qui lui resteront précieux. S'il a souffert de bien des mécomptes, il trouvera là, je n'en doute pas, une des récompenses les mieux faites pour le payer de sa laborieuse persévérance.

 

A cet ouvrage de premier ordre, les directeurs de l'Académie nationale de musique ont donné une interprétation hors ligne. Aucun petit rôle qui ne soit excellemment tenu par des artistes soucieux de concourir à l'harmonie de l'ensemble.

 

Hommage rendu à Mme Gabrielle Krauss, l'admirable tragédienne lyrique, la Dolorès idéale, rêvée par les auteurs et par elle si puissamment traduite, à Mme Bosman, voix étendue d'une pureté et d'une souplesse irréprochables, physionomie charmante, jeu intelligent et fin, je me trouve en présence de M. Lassalle, qui est comme l'âme même de Patrie ! Rien de comparable à l'effet obtenu par lui dans ce quatrième acte qui nous montre, sous les voûtes du vieil hôtel de ville de Bruxelles, le citoyen, le patriote, l'ami outragé et généreux, soulevant la foule dans son ardente et fervente invocation à la Patrie, sacrifiant sa vengeance à sa cause, pleurant sur le corps de l'humble Jonas mort pour le salut de tous, faisant tour à tour sonner généreusement sa voix du plus pur métal ou l'assouplissant jusqu'à la plus mélodieuse douceur. Le sentiment et la force s'associent ici à un talent très complet de tragédien. Une grande émotion se communique de l'interprète à la foule ; le triomphe de l'artiste est considérable. Le compositeur lui doit une grande reconnaissance ; reconnaissance que le chanteur saura bien reporter à son tour au musicien, pour lui avoir écrit un si beau rôle.

 

M. Duc est très vaillant dans le rôle de Karloo, sa voix superbe éclate comme une fanfare. C'est la première création de ce jeune artiste qu'attend à l'Opéra une brillante carrière. Le duc d'Albe, c'est M. Édouard de Reszké, chanteur merveilleusement doué et dont la voix puissante est d'une si étonnante flexibilité. Il a fait de son personnage une magnifique figure, autrement imposante que celle de l'original même, telle qu'on la voit au Musée de Bruxelles dans la toile de Mor. L'élégant et léger La Trémoïlle, c'est M. Muratet. Le rôle est court, l'effet est grand. Le madrigal chanté au second acte, avec une préciosité charmante, et bissé unanimement, suffirait à faire la fortune de ce petit rôle tout épisodique. Un autre bis a ponctué l'air du carillonneur Jonas, au premier acte. Il est dit par M. Berardi qui établit avec une grande intelligence ce personnage d'aspect si simple, sur lequel repose pourtant l'effet le plus poignant du drame, comme celui de la partition. Noircarmes s'est, de par la consciencieuse recherche de M. Dubulle, incarné de la façon la plus saisissante. Ce sinistre prévôt aux sourcils durs, à la barbe fauve, coiffé d'un mortier de velours, vêtu de noir, ganté de rouge, avec ses broderies d'écarlate sur le pourpoint, pareilles à des zébrures de sang, fait vraiment un effet extraordinaire. On sait que la voix de M. Dubulle est belle et solide. Mais on vise davantage ici le comédien que le chanteur, ce dernier ayant malheureusement peu à faire. Je ne veux oublier ni M. Sentein, très amusant et bien disant dans le capitaine Rincon, ni M. Balleroy qui se dévoue à un rôle bien court peu en rapport avec son mérite, ni M. Sapin dans Vargas, l'acolyte de Noircarmes, ni M. Crépaux, son second, lesquels contribuent pour leur part au succès de cette scène de la dénonciation qui est le point culminant du troisième acte. Ni enfin Mme Duménil, qui n'a que quatre mots à dire et, artiste habituée à des rôles de réelle importance, ne dédaigne pas de les dire avec soin.

 

Pour Mlle Subra, c'est un ravissement que de la voir ; elle a une grâce chaste, une harmonie d'attitudes qui en font une des rares personnifications de notre vraie danse française, dans ce joli divertissement du Vaisseau, si ingénieusement réglé par M. L. Mérante.

 

Je prendrai texte de ce ballet pour parler des costumes de M. Bianchini, homme d'imagination, de goût et de savoir, qui a su faire à la fois brillant et exact, problème difficile à résoudre dans un théâtre qui s'appelle l'Opéra, pour une pièce qui s'appelle Patrie ! récemment reprise à la Porte-Saint-Martin avec une recherche particulière de la vérité historique dans le costume. Les décors sont signés Poisson, Robecchi et Amable, Rubé, Chaperon, Jambon, Lavastre. On a fort remarqué celui de l'Hôtel de Ville, de Lavastre, et celui du marché de la Boucherie, de Poisson, construit selon une plantation très originale, dont l'idée appartient à M. Gailhard.

 

MM. Ritt et Gailhard continuent avec Patrie ! la série heureuse des œuvres nouvelles qu'ils ont entrepris de présenter au public. — Ils les traitent avec un soin, un goût, une conscience dont on ne saurait trop les louer ; on sent qu'ils s'y intéressent, et il faut les voir à l'avant-scène pour comprendre à quel point ils s'y intéressent, en effet : l’un veillant sans relâche aux plus minutieux détails ; l'autre préparant et dirigeant la mise en scène avec une rectitude et une fermeté bien rares, entraînant tout d'un seul mouvement, les personnages, les masses, et jusqu'à l'orchestre même. On peut lui adresser sur ce point les mêmes compliments que Paladilhe a eu le devoir de faire à ses exécutants et à leur chef, M. Altès. Grâce à ses efforts, on a vu à l'Opéra ce prodige des chœurs jouant et se mouvant en scène avec une ardeur qu'on avait déclarée naguère définitivement éteinte, ou tout au moins endormie. C'est le plus beau résultat que jamais directeur ait obtenu sur cette vaste et redoutable scène.

 

 

 

15 février 1887

 

I

 

La Sirène, récemment reprise à l'Opéra-Comique, éveille d'agréables souvenirs dans l'esprit de ceux qui pouvaient, vers 1845, s'intéresser déjà aux choses de la musique. Cet ouvrage est de la meilleure époque d'Auber ; écrit sur un de ces livrets sentimentalement fantaisistes dont Scribe a fondé et épuisé le succès, il abonde en mélodies légères, qui nous reviennent comme un écho charmant de notre lointaine enfance.

 

Le monde musical vivait alors d'une existence autrement calme qu'aujourd'hui. On se plaisait à ces aimables créations, sans leur demander autre chose que de la grâce, de la gaîté et de l'esprit. Et tout cela abondait dans les partitions d'Auber, si excellemment françaises, dont la constitution n'est plus absolument selon la tendance de nos compositeurs. Aujourd'hui, la musique dramatique chante sur un ton plus grave ; sans exclure la fantaisie, elle s'attache davantage aux réalités de la vie. Le drame lyrique succède à l'opéra-comique, dont la primitive forme passe pour n'être plus que de l'opérette. Des gens fort rangés n'ont pas craint de classer la Sirène dans cette catégorie secondaire ; ce sont les mêmes qui, vraisemblablement, l'eussent, il y a quelque quinze ans, opposée aux essais de la musique dramatique moderne déjà envahissante et maintenant à peu près victorieuse.

 

Mais comme notre public est fort peu musicien, il va ainsi assez moutonnièrement où le vent de l'opinion le pousse. Il était pour lui de règle, il y a quinze ans, de condamner les progressistes au nom du vieil art français ; il est, à cette heure, communément admis que les progressistes sont dans le vrai et que le vieil art radote. C'est pourquoi beaucoup ont traité dédaigneusement cette Sirène, si plaisante cependant, pour ceux qui, sagement éclectiques, laissent les excessifs et les naïfs — c'est parfois tout un — condamner le passé au nom du présent et réciproquement, pour rester tout simplement du parti de ce qui leur fait plaisir.

 

Or, la Sirène fait encore plaisir : on se laisse prendre à ses grâces un peu surannées ; sans doute il ne faudrait pas qu'un contemporain s'avisât de la vouloir recommencer, — il en serait d'ailleurs peut-être bien empêché, — mais on la goûte comme une liqueur vieillie sans avoir trop perdu de son arome. — Elle est fort bien placée dans la collection d'œuvres nationales de l'Opéra-Comique ; le public ne manquera pas de l'y aller étudier, ne serait-ce que comme un élément de comparaison, très intéressant à notre époque, l'une des plus critiques que la musique dramatique ait jamais traversées.

 

Entre les praticiens intransigeants et les conservateurs encore tenaces, nous ne savons trop, en effet, où nous allons, dans la voie du théâtre musical. La bonne foi, la naïveté précieuse, n'existent plus guère dans l'art. Le spectre de l'homme de Bayreuth hante beaucoup de compositeurs ; très rares sont les forts qui échappent à cette obsession. Et ceux-là même demeurent troublés devant ce passé qui s'écroule, devant cet avenir qui se précise mal ; ils s'ingénient à trouver une formule de conciliation ou de transition, tout en gardant leur individualité, ce qui n'est point tâche facile.

 

La première place, je l'ai dit ici bien des fois et il me semble que c'est vérité bonne à redire, la première place sera définitivement à celui qui nous apportera la meilleure synthèse des procédés de composition dramatique de cette seconde moitié du siècle.

 

Pour le moment, on en est surtout à se soucier de la relation étroite à maintenir entre le drame et la musique. — Et déjà, sur ce terrain, commun pourtant, on n'est point très d'accord. — Les uns se sentent emportés vers le drame pur, vers le drame humain, et le veulent seulement souligner et envelopper de musique ; les autres trouvent que la musique, ainsi comprise, accepte une mission trop servile ; ils la souhaitent plus indépendante et plus haute ; ils rêvent des sujets légendaires, extra-humains, où l'association de la musique et de la poésie deviendrait tellement intime qu'ourle saurait la rompre sans anéantir l'œuvre elle-même. Cette théorie, défendue non sans talent par quelques-uns, pourrait mener tout droit au triomphe de la pantomime ou du tableau vivant. Il ne faut donc point s'y arrêter ; car si elle est selon le génie allemand, chose fort douteuse, elle ne sera jamais selon le nôtre. Nos compositeurs de race latine n'auront jamais, selon toute apparence, d'autre objectif que l'interprétation fidèle du drame. Ils voudront créer seulement une sorte de réalisme musical, si tant est que ces deux mots ne jurent point trop ensemble, la musique étant l'art idéal par excellence ; en somme, ils tendront à donner aux personnages un langage aussi conforme que possible à la vérité de leur caractère et à l'intensité de leur passion. Le temps n'est plus des épisodes et des hors-d’œuvre ; ils sont désormais condamnés, pourrait-on dire, par ceux-là mêmes qui les regrettent. La musique ne peut plus naître que du drame. Aux compositeurs qui veulent parfois s'affranchir de la parole, il reste au surplus, dans le drame même, une assez belle part à prendre. Il y a des situations à préparer, des impressions de milieu à traduire, une atmosphère, une couleur à créer autour de l’action. C'est le rôle de la symphonie pure, et il est considérable.

 

Ces réflexions, toutes d'actualité, quand je songe aux œuvres que nous venons d'entendre comme Patrie ! de M. Paladilhe, et à celles qu'on nous prépare, comme Proserpine de M. Saint-Saëns, m'amènent tout naturellement à parler de l'Otello de Verdi.

 

II

 

Il nous vient de Milan, à ce sujet, d'intéressantes notions. Il faut ici observer et non critiquer, chercher le courant de l'opinion, constater le caractère et les tendances de l'œuvre, non plus face à face dans la grande lumière de la scelle, mais sur le seul document matériel que nous possédions.

 

En son livret, M. Boito procède de Shakespeare, très librement, assez librement même pour n'avoir pas craint de repétrir la figure de Iago, personnage devenu prépondérant dans l'œuvre actuelle.

 

 De cet artiste en hypocrisie dessiné par le poète anglais, le librettiste a fait une sorte de maudit, de raisonneur insurgé contre l'homme et Dieu. En voyant Iago aussi « gros », peut-être M. Boito a-t-il été dominé par le souvenir d'une de ses propres créations, ce Mefistofele dont il a écrit le poème et la musique : un lien de parenté parait du moins s'être établi, comme instinctivement, entre le personnage principal de cet ouvrage et le Iago qu'il vient de donner au compositeur G. Verdi.

 

En ce qui touche la marche et le mouvement de l'action, il a opéré sommairement. Déblayant tout le commencement, c'est‑à-dire la rue et le Sénat, il prend pour point de départ la belle scène de l'arrivée d'Otello à Chypre. Ce tableau pose rapidement les personnages et se termine par de délicieux duos d'amour de Desdemone et du Chevalier maure. L'action va ensuite droit au but que l'on sait. Elle n'est point, comme on l'avait primitivement annoncé, contenue dans l'intimité des personnages ; le chœur est venu jouer son rôle autour d'eux. Et, avec Verdi, l'œuvre ne pouvait qu'y gagner.

 

Nous verrons sans cloute ce grand ouvrage à l'Opéra, dans les meilleures conditions pour un jugement réfléchi ; tel qu'il nous est permis de l'entrevoir dès maintenant, il marque un nouveau pas du compositeur vers le drame lyrique absolu. Curieux de formules modernes, le grand maître italien a voulu donner sa mesure dans un genre qui pourtant le sépare violemment de lui-même. Peut-être a-t-il eu plus à perdre qu'à gagner à cette transformation ? C'est une crainte qu'il faut, pour le présent, exprimer avec une extrême réserve, mais peut-on s'empêcher de songer que l'auteur de Rigoletto et de tant d'autres chefs-d’œuvre, écrits avec cet emportement, cette intarissable verve, cette abondance caractérisant les inspirations de la période moyenne de sa vie, aurait eu peut-être tout avantage à ne pas abdiquer sa puissante individualité, à ne pas la plier, tout au moins, à cette rhétorique nouvelle ? Estimera-t-on l'assimilateur aussi haut que le créateur ? Ne condamnera-t-on pas chez lui ce qu'on encouragerait chez un débutant ? C'est là ce qu'une prochaine expérience devant le public parisien nous doit faire constater.

 

III

 

J'ouvre ici une parenthèse et voici pourquoi : au moment même où je relisais ce qui précède, avec l'hésitation d'un homme qui a peur d'avoir trop ou trop peu parlé d'un événement très important sur des notions peut-être insuffisantes, j'ai reçu de Milan, une lettre écrite par un aimable correspondant très parisien, très musicien, très indépendant, au lendemain de la première représentation d'Otello. Je ne résiste pas au plaisir de la transcrire textuellement, car elle m'apporte l'impression très franche d'un auditeur tenant de très près aux choses de l'art musical et que je nommerais volontiers, si je ne craignais de lui déplaire.

 

« Otello me dit-il, est une très belle œuvre, très consciencieuse, très intense, peut-être moins « public » et surtout moins décorative qu'Aïda, peut-être aussi d'une élévation artistique supérieure à celle-ci. Le poème est aussi très serré, d'une langue superbe ; le sombre y domine peut-être un peu trop et je crois que l’auteur de Mefistofele, déjà entraîné, dans l'œuvre de Goethe, à mettre au premier plan le côté satanique de son héros, a également poussé un peu Iago dans le même sens ; et de fait il en fait souvent un vrai Mefisto. Je crois qu'au point de vue « opéra » on aurait pu développer le spectacle et le pittoresque, les auteurs ne l’ont pas voulu. Iago est le pivot de toute l'action et les personnages se meuvent absolument autour de lui. La facture, le traitement des scènes en elles-mêmes est plutôt intéressant que l'enchaînement même de ces scènes. La musique, je le répète, est intense, suit bien l'action et presque toujours les paroles ; le rôle de Iago, comme dans le poème, est traité de main de maître ; dans deux ou trois cas seulement, la facture reste un peu italienne encore.

 

« Le duo du premier acte, au clair de lune, au bord de la mer, est très beau ; le quatrième acte admirable. Il y a certaines trouvailles musicales, mais dont le véritable auteur est le librettiste, il faut le reconnaître. Et chose bizarre à dire, et que personne ne dira, parce que personne n'aura étudié ce rapprochement, j'affirme que même le musicien Boito, de Mefistofele, a déteint sur le compositeur d'Otello, sous le rapport de la forme, ou mieux de l'absence de forme et de la compréhension musicale de certaines scènes. C'est une belle œuvre, voilà ce que l'on peut dire, et le « monsieur » qui, à 74 ans, a produit un « en-avant » de cette importance, est un « grand quelqu'un ! »

 

IV

 

Je reprends maintenant la parole :

 

En dehors des louanges décernées à l'œuvre même, les correspondances d'Italie sont des plus flatteuses pour l'art français ; il a triomphé en la personne de notre baryton Maurel, chargé du rôle de Iago. S'il n'a point voulu trop l'approfondir, suivant un défaut résultant chez lui de l'excès de sa conscience artistique, il en aura fait, sans nul doute, une création fort intéressante.

 

Puisque ce simple aperçu sur l'Otello dont les Milanais viennent d'avoir la primeur m'a entraîné sur le terrain de la musique étrangère, j'en profiterai pour recueillir cieux ou trois faits

touchant diversement au même sujet.

 

Nous devenons de plus en plus curieux de musique exotique hors de France, on accueille avec plus d'empressement encore peut-être les œuvres de nos nationaux ; notre exportation du moins semble plus active, surtout pour la composition dramatique.

 

Ce que nous empruntons, nous, de préférence à nos voisins, c'est la musique symphonique. Les compositions pittoresques et les chants nationaux viennent ensuite et composent parfois de très attrayants programmes.

 

Je citerai par exemple celui des deux soirées, consacrées par l'Association des artistes musiciens à la musique scandinave. Le succès de ces séances a été des plus vifs. Avec le concours de Mmes Anna Kirbel et Roger Miclos, de MM. Lauwers, Taffanel, Marcel Herwegh, Burger et de Greef, on y a connu ou retrouvé des compositeurs comme Niels Gade, comme Hartmann, chef et doyen des musiciens scandinaves, comme Kjerulf et Ole Bull, très original artiste. Puis des jeunes, tels que Selmen, Nordraak, mort à vingt-quatre ans, Carl Warmuth, à la fois éditeur, compositeur, violoniste et pianiste, Per Lasson, encore un disparu très jeune, Ole Olsen, un enfant de l'extrême nord de la Norvège, le pays du soleil nocturne.

 

Il faudrait citer en même temps Edvard Grieg, Gunnar Wennerberg, Ludvig Schytte et, parmi les femmes, Mme Agathe Backer Gröndahl, dont les compositions sont d'ordre supérieur.

 

J'abrège cette liste à laquelle pourraient s'ajouter bien d'autres noms témoignant de la vitalité artistique des trois pays scandinaves.

 

Notre public français goûterait fort une publication d'œuvres choisies parmi ces compositions presque toujours d'un caractère si personnel.

 

En attendant, voici que nous arrive la première série d'une publication entreprise par l'éditeur Alphonse Leduc, en vue de recueillir les compositions célèbres de musiciens étrangers. L'Édition française, tel est le titre de cette collection, se présente sous une forme très luxueuse ; la gravure et la correction en sont parfaites et la placent sur le même rang que les meilleures éditions étrangères, qu'elle surpasse même comme beauté typographique. C'est là une fondation patriotique et artistique, que l'on peut recommander, en dehors de toute pensée de réclame.

 

J'ai retrouvé avec plaisir, dans ce premier fascicule, de charmantes œuvres de Robert Schumann ; les « pièces fantastiques », les « scènes d'enfants » et les « tableaux d'Orient ». C'est une sélection des plus intéressantes. Elle sera suivie de mélodies et d'arrangements divers des œuvres du même auteur.

 

La capitale de l'Autriche fait grand accueil à Mme la baronne Ernestine de Bauduin, élégante, charmante et spirituelle mondaine, musicienne de grande valeur, dont l'Opéra de Vienne se prépare à représenter un important ouvrage. Les journaux autrichiens, en publiant son portrait, l'accompagnent du témoignage de la plus sérieuse estime. Mme de Bauduin n'est point seulement comptée au rang des compositeurs dramatiques. Elle est l'auteur d'un grand nombre de compositions de musique sacrée, exécutées en Autriche et en Italie. Le journal qui nous apporte ces détails ajoute que Mme de Bauduin a reçu de Léon XIII, pour ces compositions, une marque d'estime très rare, une grande médaille à son effigie, accompagnée d'une lettre encourageant l'artiste à la continuation de son œuvre.

 

« Cette lettre, conclut notre confrère viennois, est conçue dans des termes extrêmement gracieux ; elle est certes la plus belle récompense pour l'œuvre si considérable de la noble clame qui est, doit-on dire encore, un vrai « cœur d'ange », la bienfaitrice des vrais pauvres. Rubinstein et Franz Liszt se sont exprimé à plusieurs reprises et de la manière la plus flatteuse sur ses compositions, qui sont, dans les cercles les plus distingués de Vienne, l'objet du plus haut intérêt. »

 

Pour terminer cette brève revue internationale, je dirai que nous avons repris à l'Angleterre, où elle avait été exécutée, en juin 1885, une des plus belles pages de C. Saint-Saëns, cette « Symphonie en ut mineur » dont l'audition au Conservatoire, les 9 et 16 janvier dernier, comptera parmi les événements musicaux les plus notables de ce temps.

 

Le thème de cette symphonie éveille l'idée d'une sorte de lutte entre deux éléments, l'un matériel ou fantastique, l'autre purement idéal. C'est le propre de ces compositions, et ce doit pour le musicien en être l'attrait, d'ouvrir à l'imagination de vastes espaces à travers lesquels elle peut librement s'envoler et planer.

 

L'auteur et l'auditeur se rencontrent ainsi dans une création commune et cependant distincte, les phrases musicales évoquant dans l'esprit de l'un et de l'autre des sensations conformes à leur mode personnel de conception. C'est là évidemment la forme supérieure de l'art musical, celle que les compositeurs de race doivent préférer surtout à la forme théâtrale, qui les oblige à une subordination constante et les contient dans des limites relativement étroites.

 

IV

 

M. J. Massenet vient de nous donner encore une de ces brèves et charmantes compositions d'un caractère poétique et délicat, comme il en compte déjà un certain nombre dans son œuvre. C'est un poème : Biblis, dont la première audition a eu lieu par les soins de M. Guillot de Sainbris, directeur de cette société chorale d'amateurs qui nous a déjà fait connaître tant de pages marquantes.

 

Biblis, nous dit la Fable, était fille de la nymphe Cyanée. Elle avait conçu pour son frère une passion criminelle, à laquelle il se déroba par la fuite. Après l'avoir vainement cherché, elle le pleura si abondamment que les dieux secourables la changèrent en une fontaine intarissable. Certains mythologues affirment que, pour échapper à sa passion, Biblis voulut se précipiter du haut d'un rocher, mais que les nymphes, la prenant en pitié, lui communiquèrent leur immortalité et l'admirent dans leurs rangs en qualité d'Hamadryade. Ne nous prononçons pas entre ces deux versions et n'appuyons pas sur ces poétiques métamorphoses et sur ces légères amours.

 

Le librettiste de Biblis, M. Georges Boyer, s'est tenu, en tous ces points, sur une prudente réserve. Il s'est borné à nous montrer en Biblis une blessée d'amour, mourant de sa peine, sans nous en laisser deviner l'objet. M. J. Massenet a écrit sur ce vaporeux canevas cinquante pages de poétique, pittoresque et voluptueuse musique, qui ont été le charmé et la lumière de cet unique concert.

 

J'ai entendu, deux jours après et assez tardivement, car j'en aurais dû rendre compte dès la première heure, les quelques numéros symphoniques qui accompagnent à la Porte-Saint-Martin le Crocodile de M. Victorien Sardou.

 

M. J. Massenet a mis dans ces pages beaucoup d'ingéniosité, de fantaisie et de charme. Tout cela est vivant et singulièrement scénique. Je me suis senti particulièrement captivé par l'épisode poétique de la forêt vierge, alors que les deux amoureux, héros du drame, se trouvent perdus loin des hommes, se disent leur tendresse profonde, et regrettent un instant de se voir soudainement arrachés à ce rêve paradisiaque par l'intervention d'un inopportun sauveur. Il y a là une situation lyrique, qui a dû faire grandement regretter à M. J. Massenet de n'avoir qu'une symphonie de scène à écrire. Quel duo délicieux il aurait conçu et formulé sur ce thème si originalement séduisant !

 

 

 

01 avril 1887

 

I

 

Un des esprits les plus originaux de ce temps, un humoriste qui est un poète, et que la politique a pris aux lettres, sans lui rien faire, perdre de la saveur de son style et de la vivacité de son imagination, a écrit, durant ses belles années de jeunesse, sous le titre de Proserpine, un drame développant, en six épisodes, une aventure d'amour d'une couleur puissante, d'un relief étrange, où les vers sonnent glorieusement à travers la mêlée étincelante des idées.

 

Qui aurait dit alors à M. Auguste Vacquerie, l'auteur de ces pages, qu'elles se résoudraient un jour en un drame lyrique, l'eût peut-être singulièrement surpris ! Sans dédaigner la musique, ainsi qu'on l'a conté, sur la foi de certaine boutade, recueillie dans le volume même d'où sort Proserpine, il est de la race de ces poètes qui, comme Hugo, parlant une langue exceptionnellement riche de sonorités et d'harmonies, n'ont jamais songé à rechercher la collaboration d'un compositeur. L'ouvrage aurait pu, à son origine ou depuis, passer sur un théâtre, mais il était d'allure originale : il ne fallait donc point compter qu'un directeur s'avisât de le découvrir et de l'adopter. — Ces audaces ne sont point dans les mœurs de l'espèce.

 

Dédain ou indépendance, l'auteur n'a peut-être pas pris la peine de mettre son ouvrage en évidence. Ayant goûté la joie de l'écrire, — la meilleure de toutes, — il s'est épargné l'amertume de ce moment « où commence la peine », avec les terribles épreuves des études théâtrales.

 

D'autres soins l'entrainaient d'ailleurs, d'autres tâches plus hautes. Proserpine ne pouvait être qu'un incident de sa vie si activement laborieuse : il donnait successivement au théâtre Souvent homme varie, Tragaldabas, les Funérailles de l’Honneur, Jean Baudry, le Fils, Formosa ; il publiait en librairie une série d'œuvres littéraires et poétiques des plus remarquables ; il fondait, avec Charles Hugo et M. Paul Meurice, un grand journal le Rappel, dont le retentissant succès éclatait en plein Empire comme une menace pour les forts et une promesse pour les opprimés.

 

C'est à ce poste de combat qu'il est resté, infatigable, donnant chaque matin sa note si personnelle et si juste dans le grand ensemble, je veux dire dans le grand conflit des questions politiques et sociales.

 

Génération forte et vivace que celle dont il est, comme le fraternel compagnon, l'autre poète, dramaturge, romancier, demeuré à ses côtés dans le journalisme, et dont il a dit :

 

Nous étions deux enfants ; moi, j'arrivais ; nous n'eûmes

Qu'il nous trouver ensemble et nous nous reconnûmes ;

Nous fûmes aussitôt des amis de longtemps !

 

Ah ! nous pouvons envier ces aînés ! Ils sont plus jeunes que nous ; ils ont gardé au front la lueur des grandes aurores ; robustes ouvriers de notre domaine littéraire, ils y ont ouvert tous les chemins devant nous ; et, quand ils nous regardent forts de leur passion, de leur foi, de leur fantaisie spirituelle, de leur conscience dans le travail, combien souvent ils doivent prendre en pitié le faux scepticisme, l'inconsistance, les vulgarités, la fiévreuse hâte de l'âge présent !

 

II

 

La Proserpine de M. Auguste Vacquerie, telle qu'elle est dans son œuvre originale, telle qu'elle nous apparaît dans le drame lyrique né de cette œuvre, et représentée, le 16 mars, salle Favart, nous offre, contrairement à certains rapprochements faits à son propos, une figure essentiellement différente de la Tisbé de Victor Hugo, de la Belcolor d'Alfred de Musset, de la Clorinde d'Émile Augier ou encore de la Dame aux Camélias d'Alexandre Dumas.

 

Courtisane comme elles toutes, voilà tout. Mais au fond de son âme obscure, s'agitent d'autres pensées que celles dont elles sont diversement animées.

 

Je me suis assez directement intéressé à cette création pour avoir voulu en pénétrer le sens intime. Si j'ai bien compris l'idée de l'auteur, Proserpine est l'incarnation de l’orgueil ; toute jeune, sans avoir eu le temps de se reconnaître sans doute, elle a été précipitée dans le torrent des joies et des jouissances fausses : elle a vu le monde à ses pieds ; elle a été désirée et possédée ; elle n'a pas été aimée ; elle n'a pas aimé. Elle plane au-dessus de ce troupeau dans les rangs duquel elle ne discerne plus d'être différent de l'être voisin ; avec une indolence souveraine, aveugle, avec une impudeur inconsciente, elle va de l'un à l'autre de ces hommes, sans choisir ; elle considère que tous sont égaux devant elle, étant tous également indignes d'elle, de sa beauté, de son esprit.

 

Une chose lui plaît :

C'est de dire au marquis : J'aime autant ton valet !

 

Un jour pourtant, elle s'est retrouvée. Elle a compris l'amour, l'amour vrai, l'amour pur. Elle en rêve et c'est une torture effroyable. Comme Satan, du fond de l'abîme, elle regarde vers le ciel, vers ce paradis de pureté, perdu à tout jamais. Cependant, malgré elle, malgré tout, elle songe au rachat moral. Ce rachat, son infernal orgueil l'empêcherait de l'implorer, mais on pourrait le lui offrir ! Elle le désire et en même temps elle en a peur : si elle aimait, si elle était aimée vraiment, c'est alors qu'elle sentirait plus terriblement la honte de n'être qu'une fille. Elle adorerait celui qui pourrait faire fleurir ce sentiment dans le désert de son cœur et pourtant elle lui en voudrait jusqu'à la mort, car il aurait anéanti en elle, à tout jamais, cette tranquillité souveraine dont elle jouit, cette majesté dans la honte qu'elle promène insolemment à travers la multitude des hommes agenouillés.

 

Conception bien personnelle d'une psychologie très raffinée, qui ne saurait tenter le commun des musiciens, mais faite à souhait pour séduire un esprit subtil, curieux d'analyse comme celui de Camille Saint-Saëns, dont la conviction est que la musique se prête merveilleusement à commenter un tel état d'âme, au courant d'une action dramatique.

 

C'est grâce à lui, et sur sa demande expresse, que Proserpine a passé du livre au théâtre, sous la forme du drame lyrique dont je vais noter les principaux traits, les uns empruntés textuellement à l’original, les autres modifiés ou créés pour les besoins de la cause.

 

III

 

Le livret place l'action au XVIe siècle, au temps de ces belles aventurières espagnoles ou italiennes, « aimant, d'un égal amour l'or, le sang et les parfums », selon le mot de Théophile Gautier. Le livre de M. Auguste Vacquerie est muet sur cette question d'époque. De même qu'avec la belle liberté shakespearienne la scène s'y déplace à tout instant, les personnages s'y expriment dans un dialogue dont les images et les tournures n'impliquent aucune date précise ; çà et là, des phrases semblent parfois les rapprocher de nous, celle-ci par exemple :

 

S'il est des femmes que l'on voit

Regretter leur vertu, leur chambre sous le toit,

Leur serin, leurs trois pots de fleurs sur les croisées,

Et le garçon tailleur qui les eût épousées,

Je n'en suis pas.

 

N'est-ce pas là un coin de tableau tout moderne et ne nous semble-t-il pas tout à coup voir apparaitre la figure de Jenny l'ouvrière, encadrée dans la floraison de sa mansarde ?

 

Mais la brillante et folle époque de la Renaissance italienne était tout indiquée par la physionomie générale de l'œuvre.

 

Le rideau du premier acte se lève donc sur les jardins du somptueux palais de la courtisane Proserpine.

 

Des jeunes seigneurs et des femmes y devisent, nonchalamment étendus sur les bancs de marbre ou glissant par couples, parmi les lauriers-roses et les bosquets peuplés de blanches statues.

 

On attend Proserpine. Après une retraite inexplicable d'un mois, la bizarre créature, dont on a renoncé à compter les caprices, a convié toute la jeunesse de la ville à une fête superbe ; concert, comédie et souper attendent les invités.

 

Au milieu d'eux, la courtisane passe, froide comme un marbre, dédaigneuse de tous les hommages, obsédée par une pensée trahie d'un mot, dès son entrée : « Sabatino n'est pas venu ! »

 

Sabatino, c’est celui qu'elle aime en secret et à qui son orgueil défend de le dire. Lui, autrefois, l'a recherchée ; mais, à sa froideur calculée, il a pris le change : il a cru à de la haine. Et maintenant il ne songe plus à elle. Il adore une enfant chaste et douce, Angiola, la sœur de Renzo, son meilleur ami. Angiola est encore au couvent. Renzo n'entend pas qu'elle en sorte pour devenir la femme de Sabatino, sans que ce dernier lui ait donné la preuve qu'il n'existe aucun lien entre Proserpine et lui. Il veut, en un mot, éprouver sur son ami la puissance des charmes de la courtisane. S'il sort triomphant de cette épreuve, il sera l'époux d'Angiola. Sabatino résiste d'abord à cette dangereuse prétention ; puis il prend la chose gaîment, se promettant de faire à Proserpine une de ces déclarations dont l'effet ne saurait se traduire que par un congé en bonne forme. Un instant seul avec elle, dans la suite de l'action, il lui parle avec une galanterie ironique, il s'offre à elle. Pourquoi ne veut-elle pas l'aimer ? Qu'a-t-il donc d'étrange, de bizarre, d'horrible, qui le distingue de tant d'autres plus heureux près d'elle ?

 

— Ah ! si j'aimais ! dit-elle, prenez garde !

 

Son regard en dit plus ici que ses paroles. Sabatino se sent sur un terrain brûlant. Il brusque la suite. Point d'amour sentimental ! Ce n'est point cet amour qui leur convient à tous les deux. Il ne veut être aimé que comme tout le monde, pour le plaisir. Il est riche et point ladre : que peut-elle demander de plus ?

 

— Sortez ! lui crie Proserpine, souffletée par toutes ces paroles plaisamment méprisantes.

 

Joyeux, il s'éloigne et rejoint Renzo.

 

Elle au comble de la fureur, incomprise, souffrant dans son orgueil, comme dans son amour, ne rêve plus que vengeance.

 

Tu me paîras l'affront que je viens de te faire !

 

Mot bien féminin qui termine, en a parte, cette scène dont le compositeur a si absolument subi le charme irritant que le seul plaisir de la traiter musicalement lui a certainement dicté le choix de son sujet.

 

Ce principe posé, la suite doit se raconter en quelques lignes.

 

Un coup de folie de Proserpine lui fait prendre pour cavalier servant, après la sortie de Sabatino, une espèce de bandit, Squarocca, qu'elle tire des griffes de ses valets au moment où ils l'allaient conduire en prison, l'ayant surpris dans le palais en flagrant délit de vol. Squarocca, reconnaissant de la liberté qu'on lui rend, sera son âme damnée, l'exécuteur de toutes ses volontés.

 

S'il ne faut que tuer, comptez sur mon stylet !

 

Telle est la profession de foi simple et concluante de cet aimable gredin : Proserpine a mis la main sur l'auxiliaire qu'il lui fallait. Par lui, elle attire dans un guet-apens et retient Angiola que Renzo et Sabatino sont allés chercher au couvent, où a eu lieu entre les deux fiancés l'échange des anneaux ; elle peut ainsi devancer la jeune fille chez Sabatino.

 

Elle se jette aux pieds de ce dernier, s'humilie, avoue son amour, s'offre comme un jouet, comme une esclave. Mais il est trop tard. Le jeune homme la repousse, puis la congédie en toute hâte, au moment où vont paraître Angiola et Renzo échappés aux mains de Squarocca et de ses complices. Proserpine feint de se soumettre ; elle s'éloigne pour revenir aussitôt ; elle assiste cachée à l'entrevue des deux amants ; affolée par leurs douces promesses d'amour, ivre de jalouse rager elle s’élance entre eux et frappe Angiola d'un coup de stylet. Sabatino se précipite sur elle, lui arrache l'arme et follement, aveuglément, la frappe à son tour.

 

Angiola vivra, Proserpine succombe. Sa dernière parole sera un mot qui puisse la relever aux yeux de celui pour qui et par qui elle meurt.

 

A Renzo accouru, elle montre Angiola blessée et toute tremblante dans les bras de Sabatino :

 

C'est moi qui l'ai frappée... et qui me suis tuée !

 

IV

 

Proserpine porte, sur la brochure et sur la partition, le titre de drame lyrique. Je vois que, tandis que quelques-uns reprochent ce titre à M. Camille Saint-Saëns à cause d'une tendance d'école qu'ils réprouvent, d'autres, farouches gardiens du temple de Bayreuth, lui contestent le droit de s'en servir, affirmant qu'il n'a fait qu'un opéra dissimulé. — « Opéra dissimulé » me semble une trouvaille. Quelle différence bien précise y a-t-il vraiment entre un opéra et un drame lyrique ? J'ai bien ma façon de la sentir, cette différence ; je souhaiterais pourtant que ceux qui nous font assister à cette bataille de mots, nous voulussent bien apporter, une bonne fois, leur formule nette. C'est une chose remarquable, en ces questions de critique, que, si les termes abondent, rien n'est plus rare que les définitions. Je n'ai jamais pu, par exemple, en trouver pour le mot « mélodie » ; vainement me suis-je adressé aux fanatiques et aux dédaigneux de cette forme de l'art musical, aux plus élevés comme aux plus modestes, aucun n'a pu m'en offrir une d'une précision même relative.

 

Le drame lyrique, pour certains d'entre nous, ce sera le drame de Shakespeare et celui d'Hugo, avec des rires et des larmes, de la grâce, de l'émotion, et de l'héroïsme, et de la passion. Pour ma part, je me contenterais assez volontiers de ce programme et ne me soucierais guère du titre. Cette pensée me semble bien avoir été celle de Camille Saint-Saëns. Il a appelé Proserpine un drame lyrique, non point pour lever le drapeau d'une école, mais tout simplement parce que cette indication répondait le mieux à l'idée qu'il se faisait du caractère général de l'œuvre.

 

N'être d'aucun parti, rester son maître, voilà bien simplement la règle de conduite de ce compositeur, auquel les uns prêtent une scolastique rigide et que les autres montrent flottant entre le procédé ancien et le procédé moderne. Ces divergences au sujet de tendances pourtant bien claires sont assez bizarres. Chacun, je crois, veut y mettre trop de malice ou trop naïvement prête à la réalité la couleur de ses lunettes.

 

Au résumé, Camille Saint-Saëns est un sincère et un simple ; s'il se trompe, c'est de très bonne foi et non point par obstination dans un système ; il ne veut instruire personne ; il travaille pour son plaisir, souhaitant que ce plaisir devienne celui des autres. Proserpine lui a plu ; il l'a prise, lui a fait parler son langage musical naturel, s'occupant aussi peu du « parlante » de la vieille école italienne que de la mélodie continue chère à l'école wagnérienne, indifférent au « Leitmotive », cherchant peut-être même jusqu'à l'excès la vérité dans un genre où la convention a gardé encore de redoutables droits. Ce langage, d'un accent toujours juste, est en parfaite concordance avec le milieu dans lequel se meuvent les personnages, avec les passions qu'ils expriment ; ce milieu, l'orchestre en fixe la couleur avec une étonnante richesse de palette ; ces passions, il les commente, avec une sobre puissance ; il crée autour de l'action une atmosphère lumineuse et légère qui donne aux figures cette vibration particulière aimée des peintres. La voix des personnages dessine sur ce fond les souples contours de la pensée musicale ; si l'instrumentation parfois la couvre de ses richesses harmoniques, communément elle respecte en elle le maître organe de la passion humaine.

 

En tout cela, si Camille Saint-Saëns n'est point systématique dans le choix des procédés de composition, c'est du moins avec une tranquillité hautaine qu'il va, les yeux obstinément fixés vers le but que la situation lui donne, — sans se laisser attarder même par les suffrages bruyants de son public. — Ses scènes restent solidement emmortaisées de façon à former un tout inébranlable, inflexible ; il ne sait point, il ne veut point laisser entre elles ce léger espace, ce temps d'arrêt, qui permet à l'auditeur de reprendre haleine, de s'abandonner à son émotion, de la traduire, — intervalles que les habiles ne manquent pas de ménager au courant de l'œuvre, et que doivent remplir les applaudissements.

 

C'est un défaut résultant d'un excès de conscience ; comptons-le lui donc simplement pour une qualité dangereuse.

 

V

 

Les quatre actes de Proserpine sont d'un caractère très distinct ; — symphonique, mélodique, pittoresque, dramatique, pourrait-on inscrire en tête de chacun d'eux dans l’ordre où ils se présentent à la scène.

 

Le premier, c'est l'exposition et l'étude des sentiments des personnages : l'orchestre apporte ici son appui considérable à la pensée exprimée par chacun ; il la paraphrase, il lui fait une chatoyante enveloppe ; parfois d'un trait spirituel il note une contradiction piquante entre la parole et le sentiment ; il abonde en épisodes charmants, dont l'un des plus goûtés est une discrète pavane entendue hors de scène, précédée d'une andante à la sicilienne sur lequel se dessinent légèrement les deux strophes d'un madrigal ironique du ténor et du baryton.

 

L'adagio de Proserpine : « Amour vrai, source pure où j'aurais voulu boire », passe comme un trait lumineux et doux, à travers cet acte plein de fougueuse passion contenue, de fantaisie et d'esprit, que termine un ensemble d'une large ordonnance. Le deuxième acte, que j'ai à peine indiqué en parlant de la pièce, est surtout poétique et musical ; presque indépendant de l'action, il a eu principalement pour but de faire contraste avec le premier et le troisième, de reposer les yeux et l'esprit par son aspect frais et calme, d'opposer surtout à la figure tourmentée de Proserpine, l'angélique figure d'Angiola.

 

Dans l'ombre douce du cloître, montent d'abord les suaves harmonies d'un Ave Maria à la Palestrina ; puis c'est un caquetage de pensionnaires et de novices autour d'Angiola pensive, ravissante page d'une jeunesse et d'une grâce exquises, — une déclaration en forme de sonnet murmurée par Sabatino à sa fiancée, inspiration d'un sentiment tendre, adorablement simple, le beau trio de l'échange des anneaux et enfin la scène de la distribution des aumônes aux pèlerins et aux voyageurs, tableau musical d'une perfection achevée.

 

Tout cela, dramatiquement, tient peu de place ; musicalement, c'est le point lumineux de l'ouvrage, pure merveille de grâce, d'émotion religieuse et chaste.

 

Il a fallu bisser toute la seconde partie de cet acte. Cet accès d'enthousiasme n'a pas été sans influence sur l'effet du reste de l'ouvrage, dont les beautés sont d'ordre plus sévère et ne se laissent pas aussi aisément pénétrer. — Dans les deux derniers actes, la valeur de l'œuvre ne se dégage pas aussi promptement que dans les deux premiers. C'est l'histoire de tous les ouvrages lyriques de facture magistrale ; ils exigent une sorte d'initiation patiente. Leur première apparition n'en laisse bien voir que les cimes ; peu à peu la lumière descend dans les profondeurs, comme les rayons du matin dans les vallées, elle en éclaire les sinuosités d'abord obscures, puis l'ensemble se dégage dans toute son harmonieuse beauté.

 

Ces deux derniers actes très courts ne sont, à proprement parler, que des tableaux dont l'intervalle est occupé par un intermède symphonique. Après l'épisode heureux du couvent, le public, dans l'intérêt même de l'œuvre, doit être retenu à sa place jusqu'au moment où la toile tombe sur la scène finale de l'ouvrage.

 

Un bel orage sert de rideau de fond à l'action rapide, heurtée, qui s'engage au commencement de ce troisième acte. La musique est là, haletante, violente, passionnée comme le drame. Une superbe invocation de Proserpine à « sa sœur infernale » est la page capitale de cet acte ; une curieuse chanson d'ivrogne dite par Squarocca en est la fugitive gaîté ; la scène de la bonne aventure entre Angiola et Proserpine, toute de cris, de terreur et de colère, complète ce tableau musical d'un relief si singulier.

 

Angiola prisonnière, Proserpine part en toute hâte pour rejoindre et reconquérir Sabatino. La symphonie d'entr'acte alors commence. Elle offre un thème bien saisissable.

 

C'est le galop furieux de quelque cheval sauvage emportant la courtisane dans la montagne, vers le but où la pousse son amour inassouvi. Elle vole à travers l'espace, mais, tandis que son coursier la précipite à travers rochers et ravins, sa pensée fixe, acharnée, la tourmente, la tue ; les visions obsédantes, les souvenirs de la tendresse méconnue, de la haine amassée, se dressent sur le fond noir de son cerveau ; puis elle revient à elle, elle aiguillonne encore son cheval qui repart d'un train endiablé et la jette là où l'attend le dénouement terrible.

 

Et la toile se relève alors, sur la salle brillante où, accoudé aux colonnettes de la loggia doucement éclairée par la lune, Sabatino attend l'arrivée d'Angiola. Quelques phrases d'une pureté idéale disent d'abord toute sa tendresse. C'est une extase, à la pensée de cette venue prochaine d'Angiola :

 

O Dieu, de quelle lèvre altérée et rapide

Je vais me rafraîchir à cette âme limpide !

 

Un mouvement l'arrache à son rêve. Il se retourne. Proserpine est devant lui ! — Scène délicate, difficile à traiter et à jouer, où tout le rôle est pour la femme, séduisante, hardie, suppliante, terrible, tour à tour, — drame musical où les phrases éloquentes abondent, mais où le sens personnel du compositeur ne lui a pas permis d'admettre d'ensemble, ni d'expansion lyrique d'aucune sorte. C'est là que ses auditeurs devront lui faire crédit de quelques soirées, après lesquelles ils le pourront juger en plus parfaite connaissance de cause.

 

Le dénouement est rapide et fort. Un caquetage d'amoureux à l'arrivée d'Angiola, un trio terrible ensuite : Angiola et Sabatino se disant leur ivresse, Proserpine, invisible témoin, attisant, à les entendre, le feu de son infernale haine, puis le coup de stylet, puis les phrases entrecoupées et passionnées de la courtisane mourante... Le trio est superbement construit, gradué avec un art supérieur ; une cadence rompue pour les besoins de l'action en suspend l'effet final, sans empêcher d'en apprécier toute la valeur.

 

Les acclamations, qui ont salué le nom de Camille Saint-Saëns, ont résumé pour lui, de la manière la plus brillante, l'impression générale du public durant cette belle soirée.

 

VI

 

C'est dans un cadre merveilleux, — décors de M. Lavastre, dont les deux premiers, les jardins du palais de Proserpine et le cloître fleuri et ensoleillé du couvent d'Angiola sont des chefs-d'œuvre de couleur et d'invention ; costumes chatoyants et curieusement cherchés de M. Thomas, — que l'Opéra-Comique a présenté au public ce nouvel ouvrage. La mise en scène est d'une ingéniosité et d'une délicatesse poussées jusqu'aux plus minutieux détails.

 

Mme Caroline Salla fait une Proserpine admirable. Si la consciencieuse artiste, toujours en quête de l'au-delà, du mieux idéal avait pu concevoir, au cours des études de l'ouvrage, quelque doute sur la valeur de sa création, le public saluant en elle la tragédienne, en même temps que la cantatrice, l'aurait rassurée à tout jamais. Elle est superbe d'un bout à l'autre de ce

rôle écrasant ; au dernier acte, fatalement belle, avec ses cheveux d'or étincelant sur ses bras nus, le corps ondoyant dans sa robe de pourpre, tentatrice redoutable, elle a assurément fait dire à certains que la vertu de Sabatino n'avait point d'excuse.

 

Angiola reste la chasteté souriante, la grâce même, sous les traits de Mlle Simonnet, dont la voix jeune et fraîche, le jeu intelligent et fin ont littéralement ravi le public. M. Lubert, dont on se rappelle l'heureux début dans le Chevalier Jean, chante et joue avec beaucoup d'élégance, de charme et de tact, le rôle délicat de Sabatino. Ce jeune ténor a conquis et gardera sa place au premier rang des artistes de l'Opéra-Comique.

 

Très beau, sous ses guenilles, amusant par son regard, par son geste, par ses allures picaresques, chantant d'une voix pleine et chaude un couplet bachique ou détaillant avec une finesse de gourmet le portrait de l'exquise Angiola, tel apparaît le bandit Squarocca, en la personne de M. Taskin, l'un des comédiens les plus ingénieux qui soient en l'art des amusantes ou terribles métamorphoses.

 

M. Cobalet se montre dans Renzo tel que la nature l'a fait, un beau cavalier, de galante et plaisante mine. Sa voix de baryton aux inflexions puissantes et caressantes à la fois a fait merveille et dans le récit dramatique et dans le trio du couvent.

 

MM. Herbert et Collin ont détaillé avec beaucoup d'esprit la scène d'introduction où se trouve le madrigal dont j'ai parlé et qu'ils ont dit avec un vif succès. Leur rôle finit là. C'est grand dommage.

 

D'autres artistes, comme eux habitués à un emploi plus étendu de leur talent, ont accepté, pour compléter la valeur de cette distribution exceptionnelle, des rôles encore plus modestes, très consciencieusement remplis ; ce sont avec Mme Perret, l'agréable tourière du couvent d'Angiola, MM. Barnolt et Caisso.

 

Puis tout le groupe charmant des novices et des pensionnaires ; elles viennent du Conservatoire et s'essayent timidement sur cette scène où plus tard un sort brillant les attend peut-être.

 

M. Danbé, l'excellent chef d'orchestre, et ses parfaits instrumentistes ne sauraient être trop félicités de la perfection avec laquelle a été conduite une partition d'une difficulté de rendu si réelle en son apparente simplicité.

 

Je souhaite à Proserpine, pour bien des raisons, mais surtout pour le plaisir qu'elle m'a fait, un grand et durable succès.

 

Au moment où j'écris cette chronique, on a déjà tout dit au sujet de l'ouvrage de Camille Saint-Saëns. Ce qui me donne foi en sa destinée, c’est cette constatation unanime de beautés de premier ordre devant lesquelles tous les partis désarment ; c'est aussi la curieuse divergence des opinions sur le sens intime, la valeur réelle de certaines pages. Les uns brûlent, les autres adorent. Si je n'avais, pour ma part, une ferme opinion sur ces divers points, je serais, d'après tout ce que j'en ai lu, fort en peine de m'en faire une.

 

 

 

01 mai 1887

 

I

 

Il faut aujourd'hui parler sans passion de l'œuvre d'un homme justement odieux de son vivant à toute âme française. Vainqueur, il avait ri des malheurs du vaincu ; ceux qui le voulaient défendre apportaient en vain l'exemple de Mozart et de Weber ; durs aussi pour nous, ils avaient du moins, eux, l'excuse de la défaite.

 

L'auteur d'Une capitulation, cette satire platement insultante, Richard Wagner, n'est plus là pour se glorifier de nos louanges ou souffrir de nos sarcasmes. Qu'importe donc qu'il ait manqué de générosité ; nous n'avons plus devant nous que son monument artistique, masse formidable dont on peut faire le tour et mesurer la hauteur en se dégageant du souvenir irritant de celui qui l'édifia. Qu'importe que l'homme ait été petit ? Voyons seulement si l'artiste est grand.

 

Examinons cette œuvre d'autant plus froidement, avec une recherche d'équité d'autant plus consciencieuse, qu'autour d'elle des passions très vives s'agitent encore, qu'à cause d'elle le tumulte est dans la rue et qu'il faut, comme s'il était une menace pour la sûreté de l'État, supprimer Lohengrin après une unique représentation.

 

Ceux qui l'ont entendu à l'Éden-Théâtre l'ont fait sinon avec une égale sympathie, du moins avec un égal respect. Plusieurs, qui ne l'auraient pas volontiers souffert sur un théâtre officiel ont trouvé tout naturel son avènement sur cette scène libre, de par l'initiative d'un organisateur qui croit avoir fait, et qui a fait, peut-être plus, mais autrement qu'il ne le croit, œuvre patriotique en présentant enfin au public de Paris, dans son intégrité, cet opéra déjà et depuis longtemps célèbre en Europe.

 

Il n'est pas de musicien sur lequel on ait tant écrit que sur Richard Wagner ; il n'en est pas dont les détracteurs et les panégyristes aient été plus excessifs. Les uns l'admirent jusque dans ses verrues ; les autres le condamnent jusque dans ses plus pures inspirations. Il y a tout un clan de zélés qui peut-être ne lui permettraient pas même à lui, le maître, s'il revenait au monde, de dire franchement son avis sur son propre cas ; ils ont pris possession de son œuvre, ils l'ont pénétrée, disséquée, désossée ; ils y ont découvert des choses qu'il n'y eût certainement pas soupçonnées, et pour eux, c'est bien heureux, je pense, qu'il soit mort, car il leur eût été gênant dans le libre exercice de leur foi intolérante.

 

Pour les contradicteurs, ils sont quelque peu déconcertés par la constatation de ce fait que Lohengrin s'est fait écouter sans protestation et qu'il y a là, en somme, un document des plus intéressants à recueillir pour l'histoire de la musique contemporaine.

 

Il serait amusant de suivre les uns et les autres dans leur campagne pour ou contre le pontife de Bayreuth ; mais le sujet n'est déjà presque plus d'actualité ; au moment où paraîtront ces lignes, le dévorant Paris en aura déjà fait « une vieille nouvelle ». — Je dirai donc tout uniment, sans m'attarder à une revue des polémiques, qui eût mérité pourtant de prendre ici une large place, quelles impressions de spectateur sincère j'ai rapportées de la représentation de Lohengrin à l'Eden-Théâtre et de la Walkyrie au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, deux œuvres très différentes intervenues dans une brève période, à côté l'une de l'autre, comme pour nous permettre d'apprécier plus facilement l'évolution accomplie par le compositeur, du 28 août 1850, date de la représentation de Lohengrin, à Weimar, au 13 août 1876, jour de l'apparition de la Walkyrie sur la scène de Bayreuth.

 

II

 

Lohengrin est une légende procédant, selon Wagner lui-même, des aventures de Jupiter et de Sémélé, mais très manifestement aussi de la fable de Psyché, qu'on lit dans la Métamorphose d'Apulée. — Éros, mystérieux époux d'une mortelle, la punit, en l'abandonnant, de la curiosité qu'elle a eue de le connaître. — Ces mythes antiques sont clairs et simples ; le soleil de la Grèce les illumine constamment de son pur éclat. Ici la brume du Nord enveloppe les personnages, leurs actes échappent à l'imagination ; on ne sait au juste d'où ils viennent, où ils tendent, ce qu'ils sont.

 

Émanées de sagas scandinaves, les figures mises en œuvre par Wagner ne se dessinent que très imparfaitement. Ni dieux ni hommes, l'essence de ces personnages naît surtout du caprice de l'imagination du poète.

 

Pour ne parler que de Lohengrin, à quelle race appartient-il ? En Grèce, il eût été Phébus ou Hercule, dieu ou demi-dieu, ayant un lien bien défini avec le ciel ou la terre. Ici, c'est un homme, avec des airs d'archange. Que n'est-il alors tout bonnement un archange, un fils de Dieu, épris, selon la tradition biblique, d'une fille des hommes et risquant à cet amour son immortalité ? Mais il ne s'agit point de cela.

 

Elsa de Brabant est accusée du meurtre de son jeune frère Gottfried ; — ne pouvant prouver son innocence, elle en est réduite à accepter le jugement de Dieu ; — aucun champion ne se présente pour elle ; elle va encourir une mortelle sentence, à la grande joie de Frédéric de Telramund et de sa femme Ortrude, ses plus cruels ennemis, à la grande pitié du peuple qui la devine innocente, quand tout à coup, sur les eaux de l'Escaut, apparaît une nacelle traînée par un cygne ; — dans cette nacelle merveilleuse se tient debout, casqué et cuirassé d'argent, un chevalier beau comme le jour et fier comme un dieu. — Elsa le reconnaît sans l'avoir jamais vu. C'est lui, le libérateur superbe, que lui ont promis ses rêves !

 

Il s'avance, après avoir salué d'un adieu ce cygne fabuleux qui l'a amené ; il parle à Elsa ; il lui demande de l'accepter pour époux, s'il est vainqueur dans le combat où il va s'engager pour elle. L'union est vite faite entre ces deux âmes ; elles s’appartiennent déjà de par la puissance des destins. Le chevalier est vainqueur. Avant de se lier définitivement à Elsa, il lui fait promettre de ne point lui demander son nom. Cette question l'obligerait à la quitter pour jamais ; elle briserait leur amour. Elle consent à cette réserve ; les assistants ne sont pas moins discrets. Le héros entre de plain-pied dans la vie commune. Protecteur anonyme du Brabant, dont il refuse d'être le duc, mari anonyme d'Elsa, il se trouve un roi pour le proclamer, un prêtre pour bénir son union.

 

Mais Ortrude et Frédéric ont intérêt à ce que l'inconnu dise son nom. Cette révélation, ce sera la rupture du charme qui le fait vainqueur. Ils l'affirment du moins, en vertu de notions à eux spéciales. Il ne s'agit donc plus que de savoir s'il se nommera ou s'il ne se nommera pas. Dès qu'il se nomme, cédant aux instances d'Elsa, la pièce est finie. Et il n'y aurait pas de pièce, sans cette invention du secret obligatoire. Pourquoi le personnage ne peut-il se nommer sans perdre sa vertu ? C'est ce que l'on est en droit de se demander. Parce que, répond le poète, il est un des chevaliers chargés de garder le Saint-Graal, que, par la grâce du Saint-Graal, il est revêtu d'un pouvoir surhumain, et que ce pouvoir il le perd dès que « son titre est connu ». On sait déjà que le Saint-Graal est le vase dans lequel fut recueilli le sang du Christ et que ce précieux dépôt a été confié par les anges aux chevaliers-frères du monastère de Mont-Salvat.

 

Tout cela est d'une invention bien singulière en sa poétique grandeur. On dit et on écrit que c'est sur la vérité que s'appuie la poétique wagnérienne. Qu'entend-on alors par vérité ? Rien n'est plus conventionnel que cette histoire d'un homme dont le nom révélé bouleversera tout à coup la destinée.

 

Cette convention pourtant, il faut l'accepter en vue du but que s'est proposé l'auteur. Une fois la concession faite, on ne voit plus l'action de Lohengrin que comme un conte bleu auquel on prendra plaisir, si l'on a quelque patience, car s'il est démesurément long, il offre des aspects grandioses et des tableaux émouvants.

 

En sa liberté d'artiste, il a plu au compositeur-poète de faire cela ; nous n'avons plus qu'à nous placer à son point de vue afin de voir comment il l'a fait. Plus théâtral que dramatique dans la courante acception du mot, le poème de Lohengrin procède par larges épisodes d'un caractère simple, d'une ordonnance parfois superbe.

 

Richard Wagner a fait de ces épisodes autant de thèmes mélodiques et symphoniques presque toujours abondamment développés. Il y a ici connexion absolue entre les deux arts : poésie et musique. Il en résulte pour l'auditeur une impression d'une très grande intensité. Le compositeur s'empare si magistralement de son sujet, il l'étreint si fortement, il en exprime avec tant de puissance tout ce qu'il contient de poésie et d'émotion ; il le revêt tour à tour de couleurs si délicates et si éclatantes que les esprits les plus prévenus ne sauraient se défendre contre lui.

 

Si cette peinture musicale très poussée et en même temps d'une inspiration si haute semble s'estomper par places, si du moins elle fatigue outre mesure l'attention, comme le duo d'Ortrude et de Frédéric au début du deuxième acte, comme certains longs récits qui ne sont que de longues redites, si elle a çà et là quelque vulgarité, elle abonde en traits heureux ou magnifiques, tels que toute la seconde partie du premier acte, la scène lumineuse lu réveil du burg, la marche des fiançailles et le final du deuxième acte, le tableau de la chambre nuptiale et toute cette scène du dénouement que ne parvient pas même à ridiculiser l'enfantine intervention de la colombe du Graal tombant du ciel pour rendre au cygne de Lohengrin sa véritable forme, c'est-à-dire celle du jeune Gottfried, et consacrer ainsi l'innocence d'Elsa de Brabant.

 

Le procédé de composition employé dans Lohengrin rattache cet opéra aux œuvres de l'ancienne école si énergiquement reniée depuis par le maître allemand ; il y a des airs et des romances nettement dessinés, des duos, des trios réguliers, des ensembles et des finales en place qui ne le cèdent en rien aux types du genre italien le plus abominable selon l'évangile wagnérien actuel. Mais la personnalité du musicien ne s'en affirme pas avec moins d'éclat. Sur toute cette carcasse dont il ne va pas tarder à proclamer la ruine, il jette une étoffe étincelante et souple, dont les riches broderies sont pour faire admirer surtout la main de l'ouvrier.

 

C'est dans les dernières œuvres du cycle wagnérien qu'il faut voir le compositeur pour mesurer cette faculté d'absorption qui caractérise définitivement sa manière.

 

III

 

La Walkyrie, représentée récemment à Bruxelles avec un grand soin et un grand succès, est l'une de ces œuvres. Là, le musicien est souverain maître ; la musique prend tout, envahit tout ; là, éclate cette vérité relative que le drame est inséparable d'elle. — Sans elle, en effet, il se traînerait à travers de monotones rhapsodies. Elle intervient et transfigure tout. Les démêlés de Wotan le Borgne avec la sentencieuse et ennuyeuse Fricka, les indécisions du dieu, tout cela s'enveloppe d'harmonies suaves singulièrement caressantes. L'esprit s'y abandonne et s'y berce dans une atmosphère de rêve. Le drame ne gêne pas ; on n'y pense plus. Quelques lueurs nous y ramènent, mais pour un instant ; s'il fallait y songer, le suivre, le comprendre, on y perdrait un temps précieux ; on y renonce, on laisse à l'arrière-plan ce poème de l'inceste, ces étranges histoires de la famille de Wotan, où tous les personnages sont de la même chair et du même sang, la Walkyrie sœur de Sieglinde et de Siegmund, Siegmund frère et amant de Sieglinde, père de Siegfried qui, plus tard, viendra délivrer et aimer, dans son palais de flamme, cette même Walkyrie qui est sa tante ! Si les unions consanguines préparent, comme on l'a soutenu, la dégénérescence des races, comment s'étonner après cela du rapide « crépuscule des dieux », de l'invention du poète de la tétralogie, annonçant la chute de l'Olympe scandinave. — Étudiés simplement dans la Mythologie du Rhin du bon Saintine, combien ces êtres fabuleux apparaissent plus élémentaires, plus accessibles à notre vulgaire entendement ; mais Saintine n'était qu'un Français !

 

Nuées, ténèbres, sommets, abîmes, opposés à la transparente lumière dans laquelle passent en la pureté harmonieuse de leur forme les dieux, les déesses, les héros de la mythologie antique : que nous voilà loin des créations de nos ancêtres ! De quels voiles on a couvert le grand Apollon !

 

Dans cette dramaturgie conventionnelle, pleine de symboles obscurs, peut-être Wagner n'a-t-il vu, après tout, qu'une malice à faire aux commentateurs tudesques, à la façon de Goethe confessant, dit-on, avoir écrit le second Faust, — seulement pour flatter la manie pédantesque des Allemands.

 

Assis dans une bonne stalle en face du rideau qui se garderait bien de se lever, mais qui « s'ouvre » comme à Bayreuth ; plongé dans l'obscurité profonde d'une salle rendue ténébreuse à dessein, toujours selon les rites wagnériens, on oublie bien volontiers toutes ces querelles, que j'effleure, sur la valeur de la conception dramatique de la Walkyrie. On écoute et on est étrangement séduit. L'expression musicale atteint ici une puissance extraordinaire. Elle est absolument pure, et, je l'ai dit, dégagée de toute entrave matérielle. Qu'elle peigne l'enivrement d'une nuit de printemps, l'extase d'une âme amoureuse, la colère ou la terreur ; qu'elle décrive la sauvage chevauchée des Walkyries à travers la nuit orageuse, qu'elle prête son charme aux plaintes et aux regrets d'un dieu, elle se tient toujours à des hauteurs qui doivent lui assurer dans l'estime des purs musiciens une place incontestablement supérieure à celle de Lohengrin.

 

Ici, bien entendu, plus de duos, de trios, d'ensembles, plus de forme précise, à peine un chœur, la musique plane en plein azur ; la voix humaine n'est plus qu'un élément de l'universelle harmonie. Il y a une grande jouissance à s'abandonner à ce bercement, qui convient à merveille à certains états d'âme et peuple le cerveau de pensées et de figures répondant à la conception particulière de l'auditeur. S'il sait entendre sans regarder, son plaisir est complet. Le spectacle, en effet, est ici plutôt gênant que suggestif. On ne va guère voir un ouvrage de ce genre sans l'avoir lu ; on s'est fait d'avance sa mise en scène ; on a suivi le poète dans son rêve, évoqué avec lui les grandes images que sa musique veut traduire. On a vu, par exemple, les Walkyries fuyant dans l'orage, sur des chevaux nus, soutenant dans leurs bras les héros morts qu'elles emportent dans la gloire du Walhalla, et s'appelant à grands cris sur les sommets inaccessibles aux pieds humains. La musique dépeint, recrée tout cela ; on regarde : tout s'évanouit, ou plutôt on ne voit plus que le résultat des effets insuffisants du décorateur et du metteur en scène, un paysage pittoresque sans doute, des femmes armées, groupées agréablement dans les rochers, mais tout si petit, si guindé, comparé à la conception si vaste et si haute !

 

Une belle scène empreinte d'un saisissant caractère de fatalité est celle dans laquelle la Walkyrie apparaît à Siegmund et à Sieglinde fugitifs, apprend au guerrier que le moment est proche où il doit mourir, puis se laisse toucher par sa douleur et se résout à lutter contre le destin qui le condamne. Ici le drame traînant se relève et l'attention du public lui revient.

 

La musique de nouveau l'emporte bien vite ! Toute seule elle reprend l'auditeur et l'entraîne sur les ailes de la chimère jusqu'à cette dernière scène, si naïve et si saisissante à la fois, de Wotan endormant la Walkyrie sa fille, dans une forteresse de flammes, mystérieux asile d'où viendra l'arracher un jour le héros Siegfried.

 

IV

 

Voilà des impressions bien rapidement notées. Pour les résumer, pour caractériser d'après elles l'ensemble de la conception de Richard Wagner, je dirai qu'elle m'apparaît à l'état d'art hiératique, métaphysique, mystique. — C'est très loin de ce qu'on appelle « le théâtre », très au-dessus, diront les adeptes.

 

Je m'explique très bien le caractère religieux que prend l'admiration des disciples du compositeur. Dussé-je leur paraître grandement irrévérencieux, j'avouerai que rien ne saurait dépeindre mieux l'action de cet art très personnel sur les profanes, le sentiment de respectueux ennui qu'il engendre, que le mot d'un de nos collaborateurs, à l'issue de l'unique représentation de Lohengrin : « C'est une messe laïque ! »

 

Quel serait l’effet d'une série de représentations d'une telle œuvre sur un public ordinaire ; c'est ce que je regrette de n'avoir pu exactement constater ; c'est du moins ce qu'une première soirée, précédée d'une répétition générale à peu près publique, m'a laissé pressentir.

 

Le public, être collectif et toujours de bonne foi, en dépit de sa passion, s'est abandonné au charme des grandes et poétiques pages de Richard Wagner ; mais il ne les a pas vues se dérouler sans une secrète impatience. Il a pu trouver que c'était beau, mais aussi que c'était trop longtemps beau. S'il se fût agi d'un auteur français, il aurait peut-être manifesté plus hautement cette impatience ; il a été longanime et courtois.

 

Les marques de son contentement ont été réitérées et bruyantes.

 

Ces témoignages, très vifs, sont allés surtout à l'adresse de M. Lamoureux, qui, avec une ténacité rare, a voulu donner aux Parisiens un ouvrage qu'ils auraient dû depuis longtemps connaître et qui le leur a présenté dans des conditions généralement excellentes au point de vue de l'interprétation. Si, contrariée par bien des événements, sa tentative de vulgarisation d'un chef-d’œuvre étranger a eu, comme il l'a dit, un caractère patriotique, ce n'est peut-être pas seulement, je le répète, de la façon dont il l'entend. Cette tentative aura servi dans un autre sens encore la cause française : elle aura pu apprendre aux jeunes compositeurs qui, n'ayant pu aller ni à Bayreuth, ni à Munich, ni même à Bruxelles, ne sauraient étudier Wagner réellement sur une simple réduction au piano, à quel point son théâtre dioramique constitue, autant que sa musique, une haute exception dans l'art, et quelle folle entreprise ce serait que vouloir se mettre à sa remorque ; elle leur aura fait voir qu'il n'y a à s'inspirer chez lui que de sa sincérité et de sa foi, sans chercher à lui emprunter son écriture. Et cette sincérité, mise en pratique par tous, selon le génie propre de chacun, les pourra conduire à, quelque formule franche, aussi éloignée de la servile et stérile copie que du retour aux procédés dont la logique a fait justice.

 

Quelques ouvrages, dont j'aurais l'occasion toute naturelle de parler aujourd'hui, les aideront, eux, et ceux qui suivent avec intérêt l'importante évolution de la musique actuelle ; à pénétrer plus avant dans la voie de la vérité sur Richard Wagner et son œuvre. J'en citerai seulement deux, les plus récents. L'un est de Wagner lui-même, traduit par M. Camille Benoît. Musiciens, poètes et philosophes, tel est le titre de cet ouvrage composé de fragments où se révèle l'esprit particulier du compositeur, sa façon de concevoir et de juger.

 

L'autre, fort intéressant au point de vue de la franchise des vues, est de M. Alfred Ernst, dont j'ai signalé naguère une consciencieuse étude sur Hector Berlioz. Dans l'ouvrage dont je parle : Richard Wagner et le drame contemporain, M. Alfred Ernst nous donne des aperçus très indépendants et très nouveaux. En même temps, il nous permet de constater à quel point la dramaturgie musicale de Wagner se distingue de l'espèce commune, la seule dont le public s'accommode bien franchement. C'est ainsi qu'il nous explique, par exemple, que le premier prélude de Lohengrin « fait allusion à des événements qui se sont passés longtemps avant l'époque du drame, mais sans lesquels ce drame ne pourrait être intelligible ».

 

Voilà qui explique mieux que bien des raisons quelle initiation vraiment trop patiente exige la pénétration complète de l'œuvre de l'auteur de la Tétralogie et comment, quoi que l'on puisse faire, un public français habitué à la clarté, à la netteté de notre théâtre musical, demeurera toujours quelque peu insensible à ces intimes beautés dont il faut ainsi chercher le secret d'une œuvre à l'autre.

 

 

 

15 novembre 1887

 

I

 

La musique dramatique, durement atteinte par l’incendie de l’Opéra-Comique, ne s’est que très lentement relevée ; le dommage souffert par elle n’était rien pourtant en comparaison d’un événement dont Paris reste encore impressionné ; on a pu longtemps oublier les intérêts de l’art pour se soucier seulement d’une catastrophe qui fit, en peu d’heures, tant de deuils et de ruines. Mais voilà enfin, après quatre mois d’hésitations et de recherches, l’Opéra-Comique réinstallé au théâtre des Nations, primitivement construit d’ailleurs à destination du genre musical, salle fort belle, bien aménagée et telle qu’on n’en saurait souhaiter de meilleure, si elle était plus favorablement située.

 

On y a donné tout d’abord Roméo et Juliette et divers autres ouvrages du répertoire, interprétés par un ensemble d’artistes connus et aimés du public ; on les y a présentés dans le cadre le plus brillant et le plus agréable ; mais ce n’est point seulement dans ces détails matériels que réside l’intérêt de cette réouverture. Il est surtout dans la question qui se pose au sujet de l’avenir de notre seconde scène lyrique. Que sera-t-elle désormais ? Quelle sorte d’œuvres va-t-elle favoriser ? N’est-il pas venu à la pensée de plusieurs que les flammes, en dévorant le théâtre de la place Favart, ont du même coup brûlé le genre ! Genre séculaire, genre bien français sans doute, mais dont les vieux maîtres ont emporté le secret, dont le public aussi goûte moins vivement les charmes aimables, et à qui les manifestations de l’art moderne ont, depuis plusieurs années, porté déjà bien des coups sur son propre terrain.

 

En recommençant la série de ses représentations par Roméo et Juliette, l’administration provisoire de l’Opéra-Comique n’a pas seulement voulu faire honneur au maître de l’école française contemporaine ; elle a planté le drapeau du drame lyrique sur le théâtre dont elle prenait possession : elle a implicitement tracé le programme de l’avenir.

 

Ainsi, du moins, peut-il être permis d’interpréter la relégation au second plan de l’ouvrage-type du genre, cette Dame Blanche, pour laquelle les amateurs fidèles à la religion du passé auraient pu légitimement rêver quelque restauration solennelle : les rôles tenus par les premiers artistes, les instrumentistes au grand complet, la mise en scène spécialement soignée, les chœurs au besoin renforcés.

 

Avec le Pré-aux-Clercs, chef-d’œuvre précurseur des conceptions de la poétique actuelle, il restera à l’Opéra-Comique une douzaine d’ouvrages qui y seront toujours écoutés avec un vif plaisir pourvu qu’ils y rencontrent une interprétation digne de leur valeur ; mais on n’y refera plus d’opéras coulés dans un moule pareil, de même qu’on n’y reverra plus un certain nombre de pièces lyriques de second ordre, dont la carrière y a été pourtant fort honorable. On ne fera pas mieux peut-être que les poetæ minores du théâtre Favart, maintenant condamnés à l’oubli ; mais on fera autre chose et quelque chose d’aussi national, d’aussi français, n’en déplaise aux dogmatiques disposés à affirmer que c’en est fait de toute musique, si elle ne s’immobilise pas dans la pure imitation des formes anciennes.

 

Donc, Roméo et Juliette, drame vivant et lumineux, synthèse magistrale des procédés des mélodistes et des symphonistes, est venu apporter au public de la première heure comme un témoignage de ce que serait l’Opéra-Comique de demain. Et n’est-ce pas par une sorte de prédestination que le voilà, cet Opéra-Comique, logé dans un immeuble construit autrefois pour une entreprise rivale, pour ce Théâtre-Lyrique où s’est affirmée la valeur de Faust, où Georges Bizet a fait ses premières armes, où Berlioz a donné ses Troyens, où tant d’artistes se sont formés ou révélés ! La fusion devait un jour se faire entre les deux maisons rivales ; elle est faite.

 

Mais, en même temps qu’il y a fusion, il faudrait qu’il y eût expansion, que de cette source commune de l’art lyrique français un courant se dégageât, — assez fort pour porter bateau, c’est-à-dire pour mener à bon port quelques compositeurs dignes d’estime, en train de se morfondre en désespérant de la fortune.

 

L’Opéra-Comique, réinstallé ou rebâti, restera toujours une place difficile à enlever pour les débutants ; il leur faut un Théâtre-Lyrique ; ils l’auront, à en croire certains bruits : ce sera soit à l’Éden, soit dans une salle construite tout exprès. Beaux projets qui, périodiquement, reviennent sans jamais se réaliser ; mais tout arrive : il arrivera fatalement que les compositeurs français retrouveront ce troisième théâtre musical qu’ils réclament obstinément; ils le devront à l’initiative privée, ce qui sera bien, ou à celle de l’État, ce qui sera mieux. — Pour hâter ce résultat, quelque député se lèvera, un jour, à la Chambre et demandera tranquillement la suppression du grand prix annuel de composition musicale; il démontrera que l’envoi périodique à la Villa Médicis d’un jeune compositeur est chose absolument onéreuse pour le budget et absolument superflue pour le lauréat, ce dernier n’allant à Rome que pour se perfectionner dans un art qu’au retour il sera dans l’impossibilité presque absolue de pratiquer, nos deux grandes scènes lui demeurant habituellement fermées. — Et ce sera un bienfait que de rendre ainsi un grand nombre de jeunes égarés à l’exercice d’une profession plus usuelle ou d’un art plus accessible. – Livrés désormais à leurs propres forces, ne devant rien attendre que d’eux-mêmes, ils n’auront plus de reproches à formuler contre une société qui, peuvent-ils dire, s’érige en protectrice et, en définitive, ne leur prépare qu’une série de désillusions.

 

II

 

En attendant cette révolution dans l’ordre établi, l’hospitalière Belgique continue à ouvrir les portes du théâtre de la Monnaie à quelques-uns de nos compositeurs. — Depuis plusieurs années elle nous donne le spectacle d’une activité dont la constatation n’est pas faite pour nous rendre fiers. — Au début, alors que la presse parisienne était conviée par les directeurs de Bruxelles à la première représentation de l’Hérodiade de M. J. Massenet et du Sigurd de M. E. Reyer, nous avons applaudi à ces heureuses exceptions et manifesté, au nom de l’art français sans asile en France, une reconnaissance dégagée de toute arrière-pensée de critique contre nous-mêmes. — Les œuvres pourtant ont suivi les œuvres : à Hérodiade et à Sigurd ont succédé, à la Monnaie, les Templiers de Litolff, le Henri III des frères Hillemacher, la Gwendoline d’Emmanuel Chabrier ; demain on y entendra le Jocelyn de Benjamin Godard. Et tout cela sans préjudice d’autres œuvres étrangères montées dans ce théâtre avec un soin remarquable.

 

A la longue, notre reconnaissance envers nos voisins s’est doublée d’un certain sentiment d’humiliation. Pourquoi faut-il que notre art national emprunte une partie de ses ressources aux libéralités de l’étranger ? C’est, dira-t-on, la preuve de sa suprématie ; c’est aussi malheureusement le témoignage de notre. indifférence.

 

Depuis quelque temps cependant, une sorte de réveil de notre initiative semble se produire, non pas à Paris, mais dans certaines grandes villes. Voilà Lille qui prépare une Zaïre de M. Ch. Lefebvre ; voilà Lyon que son administration municipale dote en vue de la mise à l’étude d’un opéra inédit !

 

Il y a là une indication, un symptôme dont l’État pourrait utilement profiter. Puisque le Théâtre-Lyrique n’est plus ; puisque, si l’on veut, il n’est pas encore, pourquoi le département des beaux-arts n’encouragerait-il pas quelques essais de décentralisation ; pourquoi ne tenterait-il pas de monnayer, de décomposer ce théâtre idéal en un certain nombre de scènes ? Rouen, Lille, Angers, Lyon, possèdent des théâtres vastes, bien aménagés, bien subventionnés par les municipalités locales. Un ouvrage inédit pourrait être donné chaque année sur l’une de ces scènes ; il suffirait pour cela d’un subside de l’État proportionné à l’importance de l’ouvrage ; si cet ouvrage, convenablement présenté, réussissait, le courant de l’opinion l’apporterait et l’imposerait bientôt à Paris ; les jeunes musiciens s’applaudiraient de cette facilité offerte à leurs débuts et l’École de Rome aurait encore toute sa raison d’être. C’est à un subside de ce genre, accordé en 1879 sur une proposition faite par M. Antonin Proust pour l’emploi d’un reliquat de subvention, que M. Camille Saint-Saëns a dû la représentation à Lyon de son Étienne Marcel, monté ensuite à Paris, à Rouen, puis tout récemment encore à Lille, et dont les théâtres étrangers se sont emparés à leur tour. Rien ne serait plus pratique, en prenant toutes les garanties désirables contre les entreprises locales, que d’assurer chaque année à un ouvrage nouveau une place modeste et sûre sur une scène assez peu distante de nous pour que le compositeur eût quasiment les avantages d’une représentation en plein Paris.

 

Il faudrait des fonds, objecteront les économistes, un crédit ouvert au budget. Ces fonds, où les prendre ? Je n’en sais rien ; mais ce que je sais bien, c’est que ce n’est point là un obstacle insurmontable. Une prévision budgétaire suffirait pour faire sortir des coffres de l’État, dans un prochain avenir, quelques milliers de francs qui, prudemment, judicieusement employés, affranchiraient nos musiciens de la tutelle de nos voisins, et nous n’aurions pas, au moment où se prépare une exposition destinée à mettre en lumière toutes nos forces, le désagrément de confesser que c’est sur un théâtre belge que fonctionne le plus librement et le plus activement la dramaturgie musicale française.

 

III

 

J’ai parlé de l’Exposition dont on peut, dès à présent, mesurer l’importance, bien que près de deux années encore nous séparent de l’époque fixée pour son inauguration. A cette exposition la musique devra être représentée. Mais comment le sera-t-elle ? Les opinions sont partagées. Je me rallierai à celle qui voudrait que l’on favorisât, que l’on étendît autant que possible les grandes auditions musicales.

 

Une exposition musicale ne saurait, en effet, se borner à une exhibition d’instruments ou de partitions. Un bel instrument, comme une belle partition, reste dans le domaine de la production industrielle ; la qualité du son, l’élégance de la construction, la beauté du texte, la netteté de la gravure, les agréments d’un titre peuvent faire honneur à l’artisan ou à l’éditeur ; l’art veut des manifestations plus hautes. Ce sont les belles exécutions de chefs-d’œuvre des diverses écoles ; ce sera encore la production de quelque composition mise au concours.

 

Il est peu de pays où il y ait autant de concours qu’en France ; il n’en est point où l’on se montre aussi sceptique à l’égard des concours. Ces contradictions sont dans notre caractère. Ces concours si multipliés et à la fois si décriés donnent pourtant de bons résultats ; pour ceux que l’on a pu instituer à l’occasion des grandes exhibitions décennales je ne citerai, — et ce sera suffisamment probant — que celui de 1867 dont sortit le Prométhée de M. Camille Saint-Saëns. Le compositeur était armé pour faire, sans ce succès officiel, un assez joli chemin dans le monde ; ce succès du moins a forcément attiré sur ses premiers travaux l’attention publique, si facile à distraire. Que le concours de 1889 nous révèle encore un Saint-Saëns, — c’est beaucoup demander, — qu’il nous donne un Benjamin Godard, comme l’a fait plus récemment le concours de la Ville de Paris, et on conviendra que ce ne seront point là des lauriers coupés inutilement.

 

Mais il faudra autre chose. A ce jubilé séculaire de la France nouvelle il faudra le défilé de ce qui a fait sa gloire pendant ces cent années écoulées. On fera pour la musique ce qu’on a fait pour la peinture en général, pour les portraits, pour les dessins, pour les gravures, en organisant l’exposition musicale du siècle. C’est dans les concerts, c’est dans les théâtres que cette exposition doit avoir lieu. Elle ne saurait, sans de sérieux inconvénients et de graves difficultés, se produire au palais du Champ-de-Mars ; on en déroulera les divers tableaux à l’Opéra, à l’Opéra-Comique, au Théâtre-Lyrique reconstitué, aux concerts du Châtelet ou du Cirque. L’État ne manquera pas d’intervenir pour que cette exposition soit superbe et complète et que tous les maîtres français y figurent pour une belle part de leur œuvre.

 

Puis, comme chaque nation doit apporter son contingent à l’éclat de ces solennités artistiques, une place sera faite à la musique étrangère. Il y aura dans ces auditions multiples une source précieuse d’enseignement. Quelques-uns ont gardé le souvenir des intéressantes séances de musique instrumentale données en 1878 au Palais du Trocadéro. 1889 doit nous apporter des programmes plus étendus et par conséquent des résultats plus féconds encore.

 

IV

 

Depuis Patrie ! à l’Opéra, depuis Proserpine et le Roi malgré lui à l’Opéra-Comique, c’est-à-dire depuis bien des mois, aucune grande œuvre inédite ne s’est produite ; la critique devra attendre encore plusieurs semaines avant d’avoir un ouvrage nouveau à étudier ; ce sera probablement la Dame de Monsoreau, de M. G. Salvayre, à l’Académie nationale de musique, car selon toute apparence l’Opéra-Comique, tout entier à la reconstitution de son répertoire courant, ne présentera, cette saison, aucune nouveauté.

 

Mais, à l’Opéra, deux solennités musicales ont fixé l’attention du public : le centenaire de Don Juan et la 500e représentation de Faust.

 

Cette dernière soirée nous a donné l’orgueilleuse joie de voir au pupitre l’illustre et bien-aimé maître des maîtres français, conduisant avec un entrain superbe l’œuvre de sa puissante jeunesse, l’œuvre maîtresse de cette seconde moitié du siècle, celle que la postérité nommera avec un respect égal et une admiration aussi haute que lorsqu’il s’agira des rares et purs chefs-d’œuvre de la grande musique dramatique.

 

 

 

15 janvier 1888

 

I

 

C'est à Lille que j'ai dû aller chercher un sujet de chronique plus substantiel que les débuts qui se sont succédé sur nos deux grandes scènes lyriques depuis un mois.

 

Mlle Arnoldson, qui a traversé assez rapidement l'Opéra‑Comique dans le rôle de Mignon, est certainement fort agréable à voir, fort intéressante à entendre ; elle se sert habilement d'une voix un peu frêle, et possède cette saveur exotique faite pour séduire notre public français ; Mlle Samé, « une brune piquante », comme disaient nos pères, a été fort charmante dans le Caïd ; Mlle Maret a fait, à l'Opéra, dans Aïda, une apparition qui n'a pas été sans intérêt, bien que la nouvelle Amnéris ne nous paraisse pas avoir toutes les qualités vocales que le rôle comporte ; mais tout cela, en somme, n'est que de la menue monnaie pour la critique musicale.

 

J'ai donc, comme je viens de le dire, tourné mon objectif du côté de Lille, où a été fort récemment représentée, au Grand Théâtre, la Zaïre de Voltaire, adaptée au genre lyrique par M. Paul Collin, sous la forme d'un opéra en trois actes et cinq tableaux dont M. Charles Lefebvre a composé la musique.

 

Cela m'a fait relire la tragédie, et je n'y ai pas pris, je l'avoue, un plaisir extrême. C'est d'un beau froid, en dépit de quelques superbes éclats, tels que la grande tirade de Lusignan depuis longtemps passée à l'état de morceau classique. Les « fureurs » d'Orosmane sont de l'eau sucrée à côté des farouches débordements de l'Othello de Shakespeare, et elles se formulent çà et là en un style qui ne dut pas coûter, en son temps, de grands efforts au spirituel auteur de Candide :

 

Où suis-je ? ô ciel ! où suis-je ? où porté-je mes vœux ?

Zaïre, Nérestan... couple ingrat, couple affreux !

Traîtres, arrachez-moi ce jour que je respire,

Ce jour souillé par vous ! misérable Zaïre,

Tu ne jouiras pas... Corasmin, revenez !

 

Mais laissons Voltaire ; il s'agit uniquement de M. Paul Collin, ce qui n'est point la même chose, bien que le sujet soit semblable. Le poème du librettiste suit assez facilement les grandes lignes de la tragédie, ou plutôt du drame original, en ramenant le développement des faits aux proportions restreintes qu'exige le travail lyrique.

 

Les chœurs de femmes, empreints de ce modernisme pittoresque que recherchent tant maintenant les jeunes compositeurs venus à la suite de M. Massenet, grand maître en ce genre, traversent l'action et l'éclairent d'une agréable lumière. Les scènes s'enchaînent naturellement, elles sont sobrement traitées, et l'œuvre reste dans la bonne mesure des opéras faits pour intéresser l'auditeur sans surmener son attention. Je regretterai seulement, en rendant justice à la conscience et au soin apportés par M. Paul Collin à son adaptation, qu'il ait « brûlé » le passage célèbre du rôle de Lusignan : « Seigneur, j'ai combattu quarante ans pour ta gloire », et n'y ait vu qu'un thème susceptible d'un très court développement.

 

La partition de M. Ch. Lefebvre est écrite d'une manière délicate et experte ; aucune des ressources de l'art instrumental n'y est négligée ; elle fait honneur à ce jeune musicien, depuis longtemps revenu de Rome avec l'espoir toujours chimérique d'un début à Paris, et forcé par la dureté des temps de demander à la province son brevet de compositeur dramatique. L'œuvre ne comportait point de grands effets ; elle a été ce qu'elle devait être : tendre, discrète, poétiquement passionnée, s'animant, au dénouement, d'un mouvement dramatique sobre et juste. Je citerai, parmi les pages qui m'ont le plus frappé, la symphonie qui accompagne la première entrée du ténor : « Salut au sultan de Syrie », le chœur-prière du deuxième tableau, l'air de Zaïre : « Ah ! je voudrais mourir », et les principales parties du rôle d'Orosmane, que malheureusement la fatigue de l'artiste, le jour où j'ai pu entendre l'ouvrage, laissait presque complètement dans l'ombre.

 

J'ai beaucoup goûté le début du rôle de Lusignan ; il est d'un bel accent, plein de triste grandeur et de noblesse ; en revanche, il m'a semblé que la fameuse tirade, ou plutôt le motif de la tirade que j'ai rappelée en parlant du livret, était assez pauvrement venue sous la plume du compositeur ; elle est heurtée et coléreuse, au lieu de largement lyrique qu'elle devrait être ; je crois que, là, le poète et le musicien se sont également trompés, et le public semble avoir été du même avis, car l'effet en est resté nul.

 

Il sera intéressant de comparer la Zaïre de M. Ch. Lefebvre à celle que se prépare à nous donner l'Opéra, sur un poème de MM. Edouard Blau et Besson, avec la musique de M. Veronge de La Nux. Cette comparaison ne peut être qu'avantageuse aux deux ouvrages : elle fournira matière à discussions et peut-être aura-t-elle pour résultat de faire renaître à Paris l'ouvrage de M. Ch. Lefebvre, dont le succès à Lille a été des plus honorables.

 

Trois interprètes de sa Zaïre méritent une mention toute spéciale : c'est d'abord Mlle Fierens, cantatrice fort bien douée tant vocalement que physiquement, dont l'organe étendu et généreux, le jeu intelligent et passionné, ne sauraient manquer de frapper, un jour sans doute très prochain, les directeurs de l'un de nos théâtres lyriques ; c'est ensuite M. Dulin, un excellent artiste dont un court passage à l'Opéra-Comique n'avait pas permis d'apprécier toute la sérieuse valeur et qui a fait à Lille, tant dans le Lusignan de Zaïre que dans le Jehan Maillart d'Étienne Marcel, représenté quelques jours auparavant, un début des plus remarquables ; c'est enfin Mme Tarquini d'Or, mignonne et intelligente personne, chantant fort bien et d'une singulière souplesse de talent.

 

La direction de Lille ne peut faire très grandiosement les choses au point de vue de la mise en scène, des costumes et des décors ; mais elle les fait très convenablement. Et j'estime que c'est un sort fort désirable pour un compositeur que de voir une de ses œuvres adoptées par M. Bonnefoy, sur l'intelligence et l'expérience duquel repose cette direction d'une compagnie de chanteurs en société combattant à leurs risques et périls pour l'indépendance de l'art et l'accroissement du répertoire de la jeune école française.

 

Ce n'est pas, du reste, à la musique seulement que s'est appliquée l'initiative de M. Bonnefoy ; il a donné aussi des drames, des comédies inédites : les Jacques, dont M. F. Sarcey a rendu compte assez longuement dans son feuilleton du Temps, Sire Olaf, l'Expiation de Saveli, en cours de représentation.

 

Ces efforts généreux, ces tentatives de décentralisation, mériteraient d'être hautement encouragés ; une subvention de l'État serait on ne peut mieux employée à soutenir une œuvre modeste courageusement entreprise, et après tout menée à bien, puisqu'elle attire l'attention du public et de la presse sur des auteurs et sur des compositeurs nouveaux, qu'elle révèle des artistes et, en somme, qu'elle contribue à la prospérité d'une laborieuse et intéressante troupe lyrique.

 

Lille et Rouen seraient, — je l'ai déjà dit et j'y insiste, — deux excellents centres à adopter pour la production des œuvres inédites. Les théâtres de ces deux villes sont vastes, bien aménagés, et tels que le moins avantageux des deux, féeriquement transporté en plein Paris, nous assurerait un théâtre lyrique dont aucune de nos scènes n'offrirait peut-être l'équivalent.

 

II

 

D'autres essais de décentralisation musicale — non sans intérêt — ont été tentés en ces derniers mois, malheureusement un peu trop loin de nous pour que j'en puisse parler autrement que sur la foi des journaux. Je veux citer seulement la Diane de Spaar, opéra représenté à Nantes par M. Paravey, depuis peu de jours directeur de l'Opéra-Comique.

 

C'est une bonne entrée de jeu pour un homme dans sa situation, que d'arriver à Paris précédé de la renommée qui se crée autour d'une œuvre nouvelle montée en province pour le seul amour de l'art.

 

Le cœur des compositeurs a dû battre d'espérance à la pensée de ce directeur jeune, homme du métier, entreprenant, esprit ouvert à toutes les idées progressives, dit-on, prenant la direction de notre seconde scène musicale avec le désir d'y faire de son mieux, sans préjugé, sans parti pris d'aucune sorte.

 

Le programme est beau, moins difficile à remplir qu'on pourrait le croire, si une sage économie et une activité constante président aux destinées de la nouvelle direction.

 

Nous ne savons rien encore exactement de ses projets ; vraisemblablement nous la verrons à l'œuvre avant la fin de la saison. Le temps qui reste est suffisant pour lui permettre de monter an moins un grand ouvrage nouveau. On a nommé M. Édouard Lalo comme le compositeur ayant le plus de chances pour servir de porte-drapeau à l'Opéra-Comique reconstitué. M. Paravey monterait le Roi d’Ys, poème d'Édouard Blau, que le compositeur a terminé depuis plusieurs années. Cette mise à l'étude serait un gage précieux d'encouragement donné à notre jeune école nationale, dont M. Édouard. Lalo est une des personnalités les plus marquantes dans le genre symphonique. Ses essais au théâtre se sont bornés jusqu'ici à un ballet, Namouna, représenté à l'Opéra et dont nous avons, en son temps, rendu compte.

 

Assurément, l'envie ne lui a pas manqué, mais seulement le moyen, d'ajouter à son bagage deux ou trois partitions dramatiques. Les difficultés accumulées en ces dernières années devant les pas de tout débutant dans la carrière de l'opéra ont dû nécessairement le faire reculer et s'en tenir à ce Roi d’Ys que, depuis si longtemps, on est impatient d'entendre. Le compositeur n'en a jusqu'ici livré au public que la page préliminaire, sa belle ouverture déjà bien connue des abonnés des grands concerts du dimanche.

 

Rien ne saurait, ce me semble, entraver la fortune de notre Opéra-Comique. Il ne me reste à son égard qu'une objection déjà exprimée : sa situation topographique, qui le met relativement loin du centre de Paris, lequel s'est singulièrement déplacé depuis quelques années et le fait considérer, par beaucoup de Parisiens parisiennants à l'excès, comme une sorte d'Odéon musical. C'est là une infériorité en somme fort surmontable et dont vraisemblablement il saura triompher à force de bons ouvrages et par la grâce de bons artistes.

 

Et la distance à tous paraissait exiguë

Alors qu'à l'Odéon on donnait la Ciguë !

 

III

 

Il faut sortir du domaine du théâtre pour trouver, en cette fin d'année 1887, d'autres faits intéressant la grande musique. On ne me suspectera pas de complaisance, malgré le lien qui m'attache à l’œuvre, si je dis ici avec quelle admiration nouvelle, avec quel heureux retour aux impressions d'autrefois, j'ai entendu Marie-Magdeleine de J. Massenet, dont l'éclatant succès vient de s'affirmer encore aux concerts du Châtelet.

 

Cette partition, d'une puissance et d'un charme si grands, d'une saveur si originale, d'une couleur si lumineuse, marche à la tête des œuvres déjà nombreuses de ce maître. Elle porte superbement son étendard ; elle est de celles dont la pureté inaltérable bravera les efforts du temps.

 

Quatre interprètes, de tempéraments bien divers, ont jusqu'ici abordé ce rôle de la Magdaléenne qui rayonne sur l'ensemble de l'œuvre : Mme Pauline Viardot, qui en était l'âme même ; Mme Gueymard, qui en était l'éclat ; Mme Miolan-Carvalho, qui en était le charme. Mme Krauss, en s'en emparant, l'a revêtu à son tour de ses qualités personnelles ; elle s'est attachée à en faire ressortir le sens intime, à donner aux mots toute leur valeur, à leur communiquer une intensité toute particulière. Elle a obtenu un superbe et légitime succès. Mme Durand-Ulbach a dit à ravir le gracieux petit rôle de Marthe ; M. Vergnet, dans Jésus, a trouvé de très beaux et de très suaves accents. M. Lorrain a bien interprété les pages consacrées au rôle, de Judas, les seules qui ne m'aient jamais donné cette impression franche que je rapporte de tout le reste d'une partition désormais classique et dont l'analyse n'apprendrait plus rien aux lecteurs.

 

Elle est, depuis cette pittoresque scène des Magdaléennes à la fontaine qui en forme l'introduction, jusqu'au magnifique ensemble triomphal qui la termine, une série d'enchantements pour l'oreille, en même temps qu'elle évoque impérieusement aux yeux, par la seule magie du coloris musical, une série de tableaux syriens tout poudroyants de lumière.

 

IV

 

Pour mémoire seulement, je parlerai des Elfes, légende dramatique, poème de M. E. Guinand, musique de M. E. Pierné. C'est l'envoi de Rome du jeune lauréat de l'Académie des beaux-arts.

 

On remarque chez M. Pierné une tendance à la constante symétrie de la forme musicale, ce qui n'implique point le dédain du mouvement ; il paraît au contraire soucieux, tout en déterminant chez l'auditeur des sensations très nettes, de ne rien abandonner de ce qui doit contribuer à la logique du drame et à la peinture des caractères pour laquelle il emploie avec beaucoup de bonheur et d'habileté toutes les ressources de l'orchestre.

 

L'envoi de M. Marty, autre pensionnaire de Rome, se composait d'une ouverture : Balthazar, et d'une suite d'orchestre : les Saisons, dont on a apprécié les qualités très variées.

 

Voilà assurément des jeunes gens faits pour aller droit leur chemin. Cette année, il en naîtra d'autres, sous la coupole de l'Institut ; l'année prochaine, d'autres encore, et ainsi de suite, de façon à ne point laisser s'éclaircir cette pépinière de jeunes plants, à plusieurs desquels il ne faudrait qu'une bonne terre : le théâtre, pour faire un arbre dru, sain, vigoureux et lourd, de fruits. Mais le temps s'écoule, le découragement vient et la terre manque toujours !

 

 

 

15 février 1888

 

I

 

La Dame de Monsoreau, opéra en sept tableaux, représenté, le 30 janvier, à l'Académie nationale de musique, a divisé les critiques d'une façon assez singulière. Les uns l'accusent de n'être pas un drame musical, selon la formule moderne ; les autres, de n'être qu'un drame musical selon cette formule, à leur sens condamnable. Il faudrait s'entendre, et c'est bien difficile. Ce n'est pas la première fois que j'ai lieu de remarquer que si, en ces questions, les termes abondent, rien n'est plus rare que les définitions.

 

Ces mots : « drame musical », se sont depuis quelque temps substitués au terme « drame lyrique », qui, jusqu'alors, nous avait suffi pour caractériser les œuvres où la musique et le drame se trouvent intimement unis ; mais ce nouveau baptême n'a pas fait, que je sache, avancer sensiblement la solution effective d'une question autour de laquelle se livre une lutte purement déclamatoire.

 

Les arguments matériels manquent, en effet, aux champions de l'école nouvelle, gens de foi ardente, épris d'un idéal très haut, si haut, semble-t-il, que certains d'entre eux ne seraient pas éloignés de le qualifier d'inaccessible, pour peu qu'on les pressât de nous donner le critérium de cet art particulier, en dehors duquel rien ne semble demeurer de ce qui fut la gloire du passé et de ce qui est l'honneur du présent.

 

C'est une façon de nihilisme qui ne va pas sans préoccuper ceux qui, en dehors de l'étude des choses musicales, poursuivent la mise en œuvre, en vue du théâtre, de quelque sujet lyrique.

 

Que ce sujet soit emprunté à l'histoire, au drame, à la légende, qu'il s'appuie sur un fond réel ou d'imagination pure, il faut, au moment de le traiter, se demander comment on le traitera, pour qu'il convienne à la fois au compositeur chargé de le traduire en musique et au public auquel il doit apporter cette somme de sensations et d'impressions agréables constituant, en somme, l'unique agent des victoires artistiques et l'unique but des combattants.

 

Être un auteur incompris, c'est sans doute quelque chose ; affirmer la supériorité d'un art, d'une esthétique si délicate que la foule n'en saurait posséder l'intelligence sans une très patiente initiation, c'est assurément très beau ; c'est aussi parfois faire profession d'une de ces religions obscures, qui n'ont d'autres croyants que leurs prêtres, et encore ! Mais ce qui est mieux, plus modeste et plus simple, c'est ne pas se payer de mots, ne pas condamner une œuvre au nom d'une tendance et encourager toujours les ouvriers de bonne foi !

 

Voyons pourtant, puisque les événements nous ramènent vers cet objet, ce que doit être, selon certains idéologues, ce drame musical, hors duquel il ne serait point de salut pour la composition dramatique. Il résiderait dans l'association si étroite du sujet, de l'action, si l'on veut, avec la musique, que sans musique cette action ne saurait exister. Je donne la théorie dans tout son absolutisme ; appliquée avec cette rigueur, elle déterminerait des résultats parfaitement fastidieux ; autant dire qu'elle serait inapplicable, qu'elle conduirait, comme je l'ai dit plus haut, à une façon de nihilisme dramatique, puisqu'il en faudrait venir à se représenter une conception où la musique engendre le drame, ce qui n'est point du domaine du. théâtre, mais de celui de la symphonie. Et encore, la symphonie a-t-elle un thème, un motif qui fait naître dans l'esprit de l'auditeur, et selon la tournure particulière de cet esprit, une série d'images, d'impressions se produisant, se développant en vertu de lois mystérieuses et variables chez chaque sujet. Un allegro, un andante, un adagio, un scherzo, entraînent avec eux, tout naturellement, une idée d'action qui, cela est certain, n'existerait pas sans la musique, action confuse, action diverse assurément, mais action quand même et toujours, ce qui est le principe même de la forme dramatique.

 

Il y a presque toujours quelque chose d'utile à tirer des excès de l'opinion. — Si la théorie du drame, n'existant que par la musique, est rigoureuse jusqu'à l'impossible, il faut bien reconnaître que judicieusement appliquée et réduite à une saine pratique, elle correspond parfaitement aux exigences de l'art moderne et aux aspirations d'un public dont la réceptivité musicale devient de plus en plus complète.

 

Entre l'ancien opéra, genre italien, à placages, négation de toute logique dramatique, et le drame sec, à mécanisme compliqué, à petits moyens, négation de toute musique, il y a place pour une forme dramatico-lyrique représentant à la fois plus et moins qu'un drame : plus, parce qu'elle exige une conception plus large, plus haute, plus dégagée des événements matériels ; moins, parce qu'elle peut se passer des combinaisons variées, des effets multiples, sans lesquels l'invention dramatique semblerait pauvre et l'intérêt languissant.

 

Conceptions spéciales, comportant plus de passion que de complication, plus de mouvement que d'intrigue.

 

Après cela, que l'on prenne un ancien drame ou qu'on en invente un nouveau, peu importe ? L'important, c'est de développer les germes lyriques semés dans le terrain choisi, de les y jeter

quand ils y manquent, de ne pas faire de la musique la servante du drame, d'en faire sa maîtresse.

 

C'est en manquant à cette loi bien simple qu'on en arrive à produire des œuvres dont la carcasse dramatique se montre, à peine couverte d'une trame musicale légère, qui en rend toutefois l'ensemble diffus, l'audition pénible, et n'en laisse plus saillir que de grossiers reliefs.

 

Scribe — qui n'était point un poète, mais qui était un maître homme en matière d'art dramatique — a donné, à propos d'opéra, une formule familière, exagérée sans doute, mais assez frappante et pratique.

 

« Pour qu'un sujet d'opéra soit bon, a-t-il dit, il faut qu'on puisse, à la rigueur, en faire un ballet. »

 

Il faut, en d'autres termes, qu'on puisse se contenter de « voir » l'action pour la comprendre, afin de n'être pas distrait, par l'étude des menus ressorts du drame, de l'attention qu'on doit toute aux faits apparents et à la musique qui les traduit, les commente ou les enveloppe.

 

Mais, de là à dédaigner le drame, à vouloir qu'il n'existe que par la musique, comme le proclame la théorie nouvelle, il y a quelque distance.

 

Dans les beaux exemples qu'il nous a donnés de ce procédé si clair, si frappant et si simple, Scribe n'a jamais manqué de s'appuyer sur un drame puissant et saisissant, sachant bien que le public — ce public français dont le tempérament n'a pas changé comme les goûts — ne saurait s'intéresser à de simples formules et que la vie dans ses manifestations actives est la première des conditions qu'il recherche, qu'il recherchera toujours au théâtre, même quand il ne s'agira que de théâtre musical.

 

Alors, Scribe nous a donné les Huguenots ; il nous a donné le Prophète, pour ne citer que deux exemples, — œuvres fortes, vivantes, et pourtant d'une musicalité incontestable.

 

Le vent qui vient du côté de Bayreuth a eu son influence sur bien des esprits. C'est à ce souffle qu'il faut assurément attribuer ce mouvement d'une partie de l'école française et surtout de la presse musicale vers une forme d'art plus indépendante, plus élémentaire, plus hautement idéale, vers ce « drame musical », enfin, dans lequel doit triomphalement éclater la suprématie de la musique, à qui la musique seule donnera la vie et qui ne sera rien sans elle.

 

Et cependant, si les apôtres de ce nouvel évangile cherchaient des documents à l'appui de leur thèse, ce n'est pas dans tout l'œuvre de Richard Wagner qu'ils les pourraient rassembler.

 

Ce n'est pas dans ce répertoire, si considérable pourtant, qu'ils pourraient trouver l'exemple de ce drame simple, clair, compréhensible sans paroles, et dont l'intelligence s'impose par la musique seule. Il y a ]à, au contraire, toute une accumulation de récits sans lesquels le thème musical serait bien insaisissable. Ce thème supprimé, on resterait en présence d'une série de symphonies instrumentales et vocales dont le sens devrait être uniquement déterminé par la suggestion personnelle de l'auditeur.

 

Les adeptes de l'école wagnérienne ne manquent pas, au contraire, de proclamer que, pour bien comprendre une œuvre du maître, il faut absolument posséder celle qui précède et peut-être même celle qui suit, car c'est par cycle et non par œuvre que Richard Wagner procède.

 

Que devient, en présence de la nécessité de cette lente initiation à l'origine, à la filiation, aux gestes, aux mobiles des personnages du cycle wagnérien ; que devient ce qu'on veut appeler aujourd'hui le drame musical ? N'insistons pas. Comptons que la benoîte théorie du « père Scribe » avait du bon et admettons en fin de compte que si le drame musical, dans son entité une et indivisible, représente une théorie bien portée, nous n'en sommes pas encore à la période d'application, ce qui est vraisemblablement une bonne fortune.

 

Critique, nous devrons encourager de notre mieux tout ce qui peut concourir à l'émancipation de l'art lyrique au théâtre. Librettistes, nous aurons parfois à faire la part d'un passé qu'on ne peut effacer, d'un goût qu'on ne peut brusquement réformer ; et les plus ardents d'entre nous à la conquête d'un art nouveau seront peut-être ceux qu'on trouvera les plus réfléchis et les plus troublés quand il faudra, à l'occasion, passer de la théorie à l'exécution.

 

Il n'est rien de tel que de mettre la main à l'œuvre pour comprendre combien il est commode de rédiger une profession de foi et laborieux de la réaliser.

 

II

 

Les auteurs primitifs de la Dame de Monsoreau, Alexandre Dumas et Auguste Maquet, écrivaient leur roman et leur drame, sous ce titre, à une époque où les questions musicales n'étaient point tant à l'ordre du jour et où-on les eût bien surpris d'ailleurs en leur apprenant que leur œuvre transfigurée entrerait plus tard dans le domaine musical.

 

Cela s'est fait, de par la grâce des directeurs de l'Opéra, qui ont estimé à bon droit que les amours du beau Bussy d'Amboise et de la touchante et blonde Diane de Méridor pouvaient fournir au compositeur une substance musicable assez abondante.

 

Auguste Maquet, chargé de cette adaptation, a écrit son ouvrage plutôt en dramaturge qu'en poète lyrique ; c'est ce procédé de travail qui m'a entraîné dans des considérations générales qui, destinées à n'être que les préliminaires de cet article, vont forcément en devenir l'élément principal, m'ayant emporté au delà de mes limites.

 

On sait du reste, par cœur, le drame de la Dame de Monsoreau ; il est, comme le roman, justement populaire. On regrettera de ne pas retrouver dans l'opéra le personnage si vivant, si gai, si spirituellement, si vraiment français de Chicot, le bouffon de cour. Auguste Maquet ne l'a point admis aux honneurs lyriques, il ne l'a du moins montré qu'un instant. C'est l'esprit de Dumas qui s'en est allé hors de l'œuvre.

 

Mais il restait assez à faire pour le musicien, même privé de cet élément principal. La partition de M. Gaston Salvayre s'est scrupuleusement appuyée sur le poème d'Auguste Maquet. Elle s'y est comme inféodée et on peut dire que, telle qu'elle est, c'est le poème qui l'a faite. Elle comprend un très grand nombre de scènes musicales dont je suis contraint faute d'espace de ne point entreprendre aujourd'hui l'analyse, et dont quelques-unes : la provocation, l'air de Bussy, l'air de Montsoreau, le duo de Bussy et de Diane ont fait briller d'un vif éclat le talent de la charmante Mme Bosman et de MM. Jean de Reszké et Delmas. Je dois me borner, pour cette fois, à dire quelle belle part d'éloges revient aux directeurs de l'Opéra pour l'intelligence de la mise en scène, le caractère artistique des décors, la magnificence des costumes, tout ce qui, en somme, accapare d'abord l'attention du public dans les ouvrages de ce genre et de cette importance ; tout ce qui, dans cette vaste salle de l'Opéra, séduit son regard avant de captiver son esprit et de charmer son oreille ; tout ce qui est là, n'en déplaise aux poètes et aux compositeurs, le vrai commencement du succès.

 

Les splendeurs du spectacle attirent la foule ; c'est affaire au drame et à la musique de la retenir.

 

 

 

15 mai 1888

 

I

 

L'auteur du poème du Roi d'Ys n'a pris à la légende que son cadre et sa catastrophe ; il s'est soucié surtout, dans son livret, des mouvements de la passion humaine. La ville d'Ys, suivant sa conception personnelle, n'est point une de ces cités dissolues, Sodome ou Babylone, attirant le feu du ciel, les eaux de l'abîme ou le fer du conquérant destructeur : c'est une ville heureuse, gouvernée par un roi glorieux et paternel, qui devrait s'appeler Gradlon, nom anti-musical volontairement passé sous silence, et qui nous apparaît entre ses deux filles, l'une, Margared, farouche, passionnée, — ainsi que le légendaire représente Ahez, la voluptueuse, — jetant au gouffre ses amants d'un jour ; l'autre, Rozenn, figure touchante douce et naïve, contraste voulu personnifiant les deux puissances du mal et du bien en mouvement autour du roi d'Ys, dont le rôle demeure passif, en cette action que l'amour mène et que domine la figure surnaturelle de saint Corentin, protecteur de la Bretagne.

 

A la création de Margared et de Rozenn correspond celle de Karnac, un Armoricain chevelu et farouche, et de Mylio, type du chevalier chrétien, à l'âme généreuse et pure.

 

Mylio est parti pour une lointaine expédition. On le croit mort et les deux sœurs, à la fois, le regrettent. Margared concentre son souvenir passionné au plus profond de son âme, Rozenn, plus confiante et plus simple, laisse se mêler à ses regrets quelque espérance instinctive ; elle ne veut pas croire à la mort de Mylio :

 

Je t'attends, je t'appelle

Oh ! Mylio, je sens que je dois te revoir !

Par une chaîne trop forte

Tous deux nous étions unis.

Puisque je ne suis pas morte,

Tes jours ne sont pas finis !

 

Rozenn peut s'abandonner à ses tendres rêveries. Mais Margared, son aînée, a d'autres soucis. Son père l'a promise en mariage au prince Karnac, l'ennemi d'hier ; Margared est, comme elle le dit, « la rançon de la guerre ». Cette union ne lui a été d'abord qu'indifférente ; bientôt, elle va lui sembler odieuse.

 

Mylio arrive, en effet, alors qu'on ne l'attendait plus. Margared l'apprend par Rozenn, qui déjà a vu le jeune chevalier et s'est assurée de nouveau de son amour. Margared n'a point perdu l'espérance d'en être aimée. Aussi, enivrée de cette espérance, refuse-t-elle brutalement la main du prince Karnac, au moment d'entrer dans la chapelle où doit être célébré son mariage. Karnac, furieux, voit dans ce refus une insulte préméditée ; il jette son gant aux pieds du roi et lui déclare une guerre sans trêve.

 

Soudainement apparu avec ses compagnons d'armes, Mylio relève ce défi et se fait le champion du roi. Il ne voit pas, il ne pressent pas, à ce moment, l'amour qui éclate dans les yeux de Margared ; ses regards sont tout à Rozenn, dont la main est le prix espéré de sa prochaine victoire.

 

Trop fière sans doute pour laisser pressentir sa passion à celui qui en est l'objet, Margared ne cherche pas à lutter contre l'amour hautement éclatant de Mylio pour Rozenn ; elle laisse lentement monter dans son cœur le flot d'amertume d'où finalement une haine implacable doit sortir, qui la fera l'ennemie de son père, de sa sœur, de Mylio, la complice odieuse de Karnac, vaincu et avide de vengeance.

 

Mylio, en effet, a infligé à Karnac une sanglante défaite. Le prince armoricain erre seul et désespéré dans la plaine, sans avoir pu rallier les derniers débris de ses bataillons. Le hasard le conduit devant le sanctuaire rustique de saint Corentin où, un instant auparavant, Mylio et ses troupes victorieuses viennent de faire honneur de leur triomphe à l'intervention de l'apôtre, protecteur d'Ys et de la Bretagne.

 

Là, Karnac invoque à son aide les puissances de l'enfer. La voix de Margared lui répond. Il croit que, l'ayant dédaigné, outragé, elle vient encore insulter à sa défaite. Non ! La haine qui dévore le cœur de Karnac a passé dans l'âme de la fille du roi d'Ys. Elle n'a plus d'amant, de père, ni de sœur ; elle lui propose de s'unir à lui pour une commune vengeance. Elle lui donne le moyen de détruire la ville, la ville « trois fois infâme » ; elle lui révèle alors la situation de la cité seulement défendue par une écluse contre la mer montante :

 

Qu'on ouvre cette écluse et la ville est perdue !

 

Si Margared ne l'a déjà fait, en sa rage jalouse, c'est que la force lui manque :

 

La barrière d'airain

Ne saurait se mouvoir sous une seule main

Et j'ai compté sur toi.

 

Karnac accepte. Margared, triomphante, l'entraîne. Mais au moment de sortir, non contente de braver les hommes, elle veut encore braver le ciel. Elle s'arrête devant l'image de saint Corentin et défie l'apôtre.

 

Alors une voix terrible sort de l'ombre, une vision vengeresse la glace d'horreur. Le saint de pierre a repris mouvement et couleur. Corentin parle ; dans les profondeurs de l'espace, des voix menacent Karnac, conseillant à Margared le repentir.

 

Cependant, à la cour du roi d'Ys, sans souci de l'absence de Margared, des paroles de haine qu'elle a proférées contre sa sœur et contre Mylio, on s'occupe du mariage de Rozenn et du chevalier.

 

C'est une scène poétique et naïve dans laquelle, suivant la vieille coutume bretonne, l'époux vient chanter devant la porte close de la fiancée sa touchante requête d'amour. La chapelle reçoit les deux amoureux, le roi et la foule. Dans la grande salle vide une ombre se glisse. C'est Margared, troublée, désespérée, mais repentante. Elle a fui loin de son complice Karnac ; touchée de la grâce d'en haut, elle a renoncé à sa vengeance. Karnac, cependant, ne l'entend pas ainsi ; il la poursuit jusque dans le palais, réclamant impérieusement l'accomplissement de la promesse qu'elle lui a faite. Elle résiste ; alors, avec une éloquence perfide et promptement entraînante il fait parler au cœur de Margared le démon de la jalousie ; il lui montre Mylio et Rozenn heureux aux bras l'un de l'autre.

 

Elle n'a point assez de force d'âme pour résister à cette image ; elle cède ; elle va lui livrer le secret de la mer :

 

Viens ! que la mer emporte en ses profondes eaux
Ceux qui s'aiment ou se haïssent,

Les victimes et les bourreaux !

 

Ainsi l'épithalame de Rozenn et de Mylio s'achève en une terrible catastrophe. L'écluse est rompue, ouverte ; Mylio peut accourir assez à temps pour tuer le traître Karnac, mais non pour arrêter l'Océan, qui monte, envahit la ville, chassant hors de ses murs la population affolée.

 

Le roi a entraîné Margared, qui aurait voulu périr. Sur la plage rocheuse, sous le ciel noir, bouleversé, roulant autant de nuages que la mer soulève de vagues, la foule agitée se demande

quelle est la cause de la destruction de la ville.

 

Et tout à coup la voix de Margared crie : C'est moi ! On veut la mettre à mort. C'est elle qui va se faire justice. Elle sait ce qui doit arrêter le fléau. Des voix célestes le lui inspirent :

 

Allant où le maître l'envoie,

Toujours l'Océan montera ;

Quand il aura reçu sa proie,

Le flot vengeur s'apaisera !

 

Cette proie, c'est elle-même. Elle s'élance au milieu des pierres levées de la plage, atteint le plus haut sommet de la falaise, et de là, avec un grand cri, se jette dans les flots soudainement apaisés, tandis que dans les nues rayonnantes se montre l'apparition miraculeuse de saint Corentin.

 

Tel est ce livret, simple et bref, coupé en cinq tableaux d'une intéressante variété ; il est d'un vrai poète, soucieux de la forme et l'ordonnance musicale m'en semble parfaite.

 

II

 

Sur ce poème, M. Édouard Lalo a écrit une partition qui a sa légende, comme le sujet même dont il s'est inspiré. On a montré le compositeur luttant depuis des années contre l'indifférence des directeurs, et, situation plus terrible encore, souffrant de leurs vaines promesses, de leurs protestations admiratives, évanouies en fumée dès que l'heure venait d'en demander la réalisation.

 

J'ai raconté, en son temps (1), l'histoire de cette Namouna qui fut à l'Opéra le début de M. Édouard Lalo. Là, où il aurait voulu mettre un drame, on ne lui avait donné place que pour un ballet.

 

(1) Voir la Nouvelle Revue du 15 mars 1882.

 

Le Roi d'Ys existait déjà à cette époque. Si mes renseignements personnels ne m'égarent pas, il avait été conçu vers 1874, et s'il n'a réellement et complètement existé qu'à la fin de 1887, comme l'affirme une lettre de son auteur récemment rendue publique, il a fait assez fréquemment parler de lui durant cette longue gestation, pour nous laisser croire que depuis longtemps il était à cheval, armé de toutes pièces et prêt à entrer en lice, comme le chevalier Mylio.

 

Sa réputation était faite par des confidents de sa parole et des témoins de ses manifestations intimes ; on parlait de la hauteur de son inspiration ; de l'originalité et de la distinction de son langage, de la révolution que son avènement opérerait dans l'art musical ; tout en professant pour son individualité un très grand respect, on n'était point sans laisser prise à cette supposition qu'il se rattachait par bien des points à l'école wagnérienne, qu'il était le fait d'un disciple ardent et convaincu du réformateur de Bayreuth.

 

Je ne ferais aucune objection si on me soutenait que les panégyristes du compositeur lui ont été, en tout cela, beaucoup plus nuisibles qu'utiles. Les directeurs lyriques, gens abondants en théories et en promesses, à la veille d'arriver au pouvoir, gens de routine ou, pour parler plus courtoisement, gens de tradition quand ils y sont, respectueux de la religion des moutons de Panurge, ne retenant que le gros de ce qu'ils lisent avec une hâte forcée, ont très bien pu s'imaginer, pendant quelques années, sur la foi des prophètes, que M. Lalo était un pur symphoniste, révolutionnaire du théâtre, wagnérien, musicien savant, musicien de l'avenir ! On sait combien est riche la nomenclature des titres lourds dont on accable un homme qu'on veut laisser à la porte.

 

Classé parmi les graves compositeurs de concert, — et rien n'est plus terrible, en matière d'art, que d'être classé —, on ne le voyait pas dans la peau d'un dramatiste ; on lui faisait des compliments officiels ; mais on ne le jouait pas ; par la force des choses, on lui concédait un ballet ; il voulait chanter le poème de la passion, de la vengeance et de l'amour ; on lui donnait un pas à danser ; c'était de quoi le décourager ou l'achever.

 

Et la légende du Roi d'Ys s'enfonçait davantage dans le cerveau des pontifes : — « Bel ouvrage, œuvre haute, sans doute, mais !... » Il a fallu un nouveau venu, un directeur arrivé de

Nantes, sans parti pris actuel, libre encore de toute attache avec la congrégation des anciens rites et jaloux de payer sa bienvenue dans le grand monde musical, pour faire en faveur du Roi d'Ys ce que MM. Stoumon et Calabresi, directeurs du théâtre de Bruxelles, ont fait naguère pour Sigurd, cet autre dédaigné.

 

Et il se trouve que le Roi d'Ys est un ouvrage clair, simple, rapide, coulé dans les moules connus, affectant les divisions consacrées, ne dédaignant point la romance chère à nos aïeux, acceptant les duos, les trios, les quatuors, les ensembles, constituant enfin un opéra, dans toute l'ancienne acception du mot, ne relevant du drame lyrique, tel qu'on nous le fait aujourd'hui concevoir, que par une association plus intime de l'action et de la musique, n'admettant rien qui ne tienne au fond même du sujet.

 

La rhétorique wagnérienne n'a donc ici rien à réclamer et ceux que la réputation musicale du Roi d'Ys avait pu émouvoir ont dû vite revenir de leur alarme.

 

C'est dans l'écriture musicale seule que s'affirme l'individualité de M. Lalo. S'emparant des scènes que lui apportait son librettiste, il ne s'est point avisé d'en dénaturer l'ordonnance, mais il les a revêtues d'une forme et d'une couleur bien personnelles ; il a coulé dans le moule musical un métal dont les éléments combinés sont bien à lui.

 

A le juger sur l'ensemble de son œuvre, il m'apparaît, de prime abord, plus soucieux en général de sa couleur et de l'impression que du sentiment et de la pensée ; il excelle pourtant à créer autour de ses personnages l'atmosphère qui convient à leur situation ou à leurs passions ; ils se meuvent à l'aise dans ce milieu musical ; l'orchestre les soutient, les explique, mais ne les opprime pas.

 

Un seul détail m'a frappé et, je dois le dire, un peu choqué dans le style instrumental de M. Lalo : l'emploi fréquent, presque continu, des instruments de percussion. Le tambour, la timbale, la caisse ponctuent à tout instant les effets ; si le compositeur n'était le savant harmoniste que l'on sait, rompu à l'emploi de toutes les ressources de son art, on pourrait croire que ces éclats sont pour masquer quelque faiblesse de la trame orchestrale. Il n'en est rien ; c'est seulement affaire de volonté, bizarrerie de goût qui s'accuse aussi çà et là en certaines sonorités barbares.

 

Au résumé, le Roi d'Ys est une œuvre d'un noble caractère, souvent d'une rare énergie, et, dans les passages de tendresse, d'un charme pénétrant et simple.

 

L'ouverture, fort longue, soigneusement traitée et d'ailleurs très connue par de nombreuses exécutions dans les concerts, présente tour à tour les divers motifs de l'ouvrage ; de l'andante expressif et voilé qui lui sert de début au formidable crescendo qui la termine, l'auditeur passe par toutes les phases d'un très beau drame musical : c'est un tableau aux multiples épisodes savamment reliés les uns aux autres et d'une harmonie générale où l'on sent, dès le début, la main d'un maître.

 

Au courant du premier acte, après la scène et les strophes de Rozenn « Par une chaîne trop forte » qui a gagné tout d'abord le public, je signale la belle entrée solennelle du roi : « En mon rival je trouve un fils », morceau d'une superbe allure, puissamment orchestré, et le chœur qui le suit, empreint d'un grand caractère religieux, montant et se balançant dans l'air comme une grave et lente sonnerie de cloches.

 

Au deuxième acte se place avec un bel air de Margared, l'acte de foi de Mylio : « Oui, je le sens, je l'atteste, le salut nous est promis. » J'y note surtout, dans le second tableau, la rencontre de Margared et de Karnac, l'intervention miraculeuse de saint Corentin et des voix célestes, scène d'une vigueur et à la fois d'une grandeur tragique bien remarquables.

 

Tout le premier tableau du troisième acte est une merveille de grâce et de poésie. Les bravos et les bis ont souligné la requête d'amour de Mylio à la porte de sa fiancée, son duo avec Rozenn et aussi le duo entre Karnac et Margared, dont la conclusion, d'une âpreté sauvage, a valu un double rappel aux interprètes.

 

Le dernier tableau décrit symphoniquement la montée violente du flot qui, de la ville déjà submergée, roule vers la plaine chassant devant lui la population terrifiée. Ici, l'élément légendaire se mêle encore à l'élément humain ; au milieu des cris de la foule menaçant Margared, les voix célestes se font entendre : Margared se livre à l'Océan dont la colère s'apaise, et la toile tombe sur un effet de lumière et de sérénité succédant aux horreurs de l'abîme soulevé et des ténèbres soudainement amassées sous un ciel gros de tempêtes.

 

Le Roi d'Ys a trouvé en Mmes Deschamps et Simonnet, en MM. Talazac, Bouvet, Cobalet et Fournets des interprètes excellents à des degrés différents et à des titres divers : Mme Deschamps, puissamment tragique, Mlle Simonnet ingénument charmante, personnifient Margared et Rozenn ; M. Talazac montre autant de vaillance que de poésie dans le rôle de Mylio ; M. Bouvet donne au sauvage Karnac une physionomie très saisissante et M. Fournets fait un saint Corentin remarquable. Il n'est pas jusqu'à M. Bussac, chargé d'un modeste emploie de héraut, qui ne se soit fait apprécier favorablement.

 

Les décors sont très pittoresques, les costumes dessinés avec un goût qui n'exclut pas l'exactitude, et le ballet fort bien réglé. Quant à l'orchestre, c'est celui de M. Danbé.

 

Rarement un concours aussi parfait d'éléments s'est trouvé ressemblé au service d'un ouvrage nouveau.

 

Les opinions vont se croiser au sujet de la partition du Roi d'Ys. Ce n'est pas sans danger pour elle et sans embarras pour ses précurseurs, devenus ses juges, qu'elle passe de l'obscurité à la lumière. Elle ne réalise pas complètement le programme sévère formulé par les uns ; elle ne justifie pas les craintes conçues par les autres sur la foi de ce programme. Dans ces conditions, on trouvera pour la qualifier honnêtement un moyen terme ; forcé de constater qu'elle ne se rattache précisément à aucune église puritaine, qu'elle ne procède d'aucun système trop absolu, on dira que c’est une œuvre de transition, une œuvre tempérée... Œuvre de transition, œuvre tempérée, la distinction ne nous touche guère. C'est « une œuvre », voilà l'important pour ceux qui ne se soucient que de l'expression sincère et forte de la pensée d'un indépendant et consciencieux artiste.

 

 

 

01 juin 1888

 

I

 

L'Éden-Théâtre, après avoir fait avec la Fille de Madame Angot une pointe assez heureuse dans le sens de l'opéra-comique, nous a surpris par un brusque retour au genre purement chorégraphique. Rolla, ballet en cinq tableaux, de Manzotti, musique de M. Angeli, se classe dans la catégorie des ballets d'action qui, avec Excelsior, ont pris, dès le principe, possession de la vaste scène de la rue Boudreau. Ce théâtre, évidemment, cherche sa voie, une voie nouvelle. Il n'en est qu'une, semble-t-il, qui lui puisse désormais convenir. C'est là une question sur laquelle je vais revenir après avoir parlé de Rolla.

 

Ce ballet a eu, selon la chronique, un succès considérable en Italie. Les Italiens gardent une foi plus robuste que nous en ces œuvres où le drame n'a d'autre expression que la mimique ; ils font à l'inventeur de ce drame la meilleure part de leur estime. Ils l'appellent Manzotti tout court, comme nous dirions Dumas, et avec un respectueux dédain ils nomment le musicien « Monsieur Angeli ». Il n'est pas mal de donner de temps en temps aux compositeurs cette leçon de modestie, leur rappelant une antique servitude.

 

Ce n'est pas, certes, qu'il faille ici placer haut le dramaturge chorégraphe. Il a emprunte sa fable à une pièce du vieux répertoire français sans se donner aucun mal pour en varier les agréments. Ce qu'il a fait, du reste, est déjà superflu. La seule idée d'introduire Michel-Ange comme protagoniste dans un ballet suffit à notre édification.

 

Nous n'avons pu voir sans une douce gaîté le grand artiste arriver dans le palais du seigneur Appiani, au milieu de ballerines agréablement groupées, à la seule fin de dire son avis sur une exposition de statues, ouverte à la suite d'un concours pour une figure d'Euterpe.

 

Il vient, le sourcil froncé, la mine grise, la main sur le cœur, double signe de sévérité et de sincérité ; il fait, — jury solennel incarné en un seul homme, — la revue des socles sur lesquels il ne trouve rien à son gré. Sa grimace navrée nous le dit. Alors, il va chercher sous le manteau d'un passant une statuette qu'il indique, en désespoir de cause, comme chef-d’œuvre, au seigneur Appiani. Puis il se dit judicieusement que ce passant, ainsi rencontré avec des bijoux de ce genre sous le bras, doit le mettre sur la trace de quelque grand statuaire inconnu. Il le fait suivre et ainsi il trouve au gîte le sculpteur Rolla, auteur d'une admirable Euterpe que, par une réserve admirable, il n'a pas voulu exposer, le modèle étant précisément sa bien-aimée, la divine Éléonore, la propre fiancée d'Appiani.

 

Je ne descends pas au delà dans ce dédale sentimental. Ce simple exposé suffit pour faire voir, une fois de plus, en quoi ces ballets italiens, dits d'action, diffèrent de nos ballets français, tout de grâce et de poésie.

 

Il ne faut retenir de Rolla qu'une série de tableaux chorégraphiques, réglés avec une précision mathématique, de ballabiles exécutés par des quadrilles merveilleusement disciplinés ; pour un peu on croirait que le même ressort pousse tous ces bras, toutes ces jambes, démanche et fait virer toutes ces têtes ; si ce n'est pas le triomphe de la grâce, c'est assurément celui du mécanisme.

 

En somme, c'est très curieux, et cela vaut la peine d'être vu. Il y a, d'ailleurs, un chatoiement d'étoffes, une polychromie de costumes, une succession et aussi une association de tons, qui constituent un agréable régal pour l'œil.

 

La musique sur laquelle tout cela s'agite ne nous apporte aucune nouvelle impression d'art. C'est léger, gai, rythmé, dansant, galopant, avec, çà et là, des réminiscences que j'appellerai heureuses ; c'est bien, en somme, ce qu'il faut, pour les conceptions d'un genre « bon enfant » n'ayant d'autres prétentions que de récréer l'œil et d'émoustiller les jambes.

 

Deux danseuses remarquables, un jeune danseur qui est bien le plus étonnant gymnaste qu'on puisse imaginer, des « espaliers » abondants en grappes blondes ou brunes, une verve parfois endiablée, c'est plus qu'il n'en faut pour faire un succès de cette œuvre d'un art très italien, ayant toutes les banalités, mais aussi toutes les qualités lumineuses du genre.

 

Rolla fera un léger spectacle d'été ; ce n'est point pourtant dans des œuvres de ce caractère qu'est l'avenir sérieux de l'Éden-Théâtre.

 

II

 

Cet avenir, plusieurs l'ont vu dans une restauration du drame lyrique, de l'opéra, tel qu'il peut être donné sur une grande scène musicale digne de Paris, où l'Opéra et l'Opéra-Comique ne suffisent plus depuis longtemps aux exigences du public et aux aspirations des compositeurs. L'État récolte et prime, chaque année, un musicien, produit unique et précieux, qu'elle envoie à Rome, de même qu'on envoie aux Indes le bordeaux des bons crus pour le bonifier encore. Le bordeaux a seulement ici un avantage ; c'est qu'au retour de l'Inde, on le recherche, tandis qu'au retour de Rome, on dédaigne généralement le musicien.

 

C'est pour ces dédaignés, parmi lesquels il y a des sujets de valeur supérieure, qu'un troisième théâtre lyrique est désirable ; et ce n'est pas seulement pour eux. Parmi ceux qui n'ont pas été aux Indes, je veux dire à Rome, il est des compositeurs auxquels les portes d'un théâtre lyrique devraient être ouvertes toutes grandes. L'histoire récente de M. Édouard Lalo est, à ce sujet, d'un grave enseignement. Quand M. Édouard Blau écrivit pour lui son poème du Roi d’Ys, M. Lalo ne prévoyait pas que seize années s'écouleraient avant qu'il pût aborder le théâtre. Combien d'autres belles œuvres nous eût-il données si les difficultés de la route ne l'eussent tout d'abord rebuté !

 

Ce sont là des exemples à méditer. Le succès qui accueille l'ouvrage de M. E. Lalo est bien fait pour rendre un directeur entreprenant.

 

L'Éden-Théâtre est absolument prédestiné à devenir ce troisième théâtre lyrique depuis si longtemps et si vainement attendu.

 

Les expériences récentes établissent que si le ballet y est fort à l'aise, le genre du petit opéra-comique y apparait comme perdu dans un trop grand cadre ; le dialogue n'y parvient pas nettement à l'auditeur ; il y faut des œuvres largement lyriques, et pour n'évoquer le souvenir de Lohengrin, donné là par M. Lamoureux, qu'au point de vue expérimental, je dirai que l'audition de l'œuvre de Richard Wagner a été l'épreuve la plus concluante touchant la destination définitive de cette scène.

 

On a parlé d'y transporter des opéras tels que le Roi de Lahore de Massenet. Je ne sais quel crédit il convient d'accorder à ces informations ; si elles ne sont pas strictement vraies, elles  sont du moins vraisemblables.

 

L'Éden-Théâtre, de par la force des choses, nous donnera en 1889 un théâtre lyrique aménagé en vue des grands ouvrages. Des musiciens tels que Saint-Saëns, Massenet, Paladilhe, Joncières, Benjamin Godard, y apporteront des partitions anciennes ou inédites et, sans renoncer à ses grandes exhibitions décoratives, la direction de ce théâtre pourra faire dignement place à l'art français.

 

III

 

De ce sujet grave auquel vient, suivant la pente naturelle de mes idées, de me conduire le sujet relativement léger de Rolla, je n'ai point de transition à chercher pour parler de l'audition que nous donnait, quelques jours auparavant, dans la salle des concerts du Conservatoire, la Société la Concordia, créée et constamment inspirée par Mme Fuchs. Il s'agissait de la Passion selon saint Mathieu, œuvre magistrale et peu connue en France, de J.-S. Bach. L'exécution en a été remarquable ; les chœurs très soigneusement étudiés ont produit le plus grand effet ; on a pu, comme presque toujours, pour les partitions de ce haut caractère, regretter la recherche de certains effets vocaux de la part des solistes. La Passion est une de ces œuvres dont la simplicité sert la grandeur. Les nuances en dénaturent l'aspect magistral. Ce n'est pas la première fois qu'une telle impression se produit au sujet de cet admirable ouvrage. On avait déjà relevé, quand la Passion fut donnée au Cirque des Champs-Élysées, quelques fautes de ce genre. Il ne faut pas que le zèle de l'interprète, et parfois, ce qui est plus regrettable, son égoïsme de virtuose, l'emporte à briser la ligne superbe et simple dont le maître a voulu envelopper sa pensée.

 

IV

 

L'Opéra-Comique, où l'activité est grande, a remis sur l'affiche l'Épreuve villageoise et la Fille du régiment.

 

C'est un charme que de retrouver l'ouvrage de Grétry bien exécuté comme il l'est par Mme Molé-Truffier, M. Soulacroix, Mme Pierron et M. Bertin. Cette musique a l'éternelle jeunesse et l'éternelle grâce. L'Épreuve villageoise va bien avec les verdures tendres de mai, le parfum des bois et les délicieuses fraîcheurs de ces premiers beaux jours. Le public a fait fête à cet exquis tableau. L'entr'acte en decrescendo, qui évoque aux yeux de l'auditeur charmé quelque marche dansante de paysans Watteau débouchant sur une place de village et se perdant peu à peu dans les lointains bleuâtres, a été exécuté avec une extrême délicatesse et redemandé à grands cris.

 

Que de souvenirs à évoquer au sujet de Grétry et de ses œuvres ! J'en trouve de charmants dans un livre que je viens de recevoir : Une première par jour, de M. Albert Soubies. C'est un ouvrage conçu d'après un plan très ingénieux et nouveau, un recueil d'éphémérides apportant au lecteur pour chaque jour de l'année le souvenir d'une première représentation dramatique ou musicale ; il y a là une suite de causeries, d'anecdotes, de parallèles et parfois de rectifications qui donnent à ce petit livre, pour les amateurs de curiosités amicales, un attrait tout particulier.

 

La Fille du régiment m'est apparue moins brillante que l'Épreuve villageoise, bien qu'elle n'ait pas le grand âge de la partition de Grétry. Elle a gardé son entrain, mais sa grâce semble déjà un peu surannée, et ses effets plus voulus que naturels m'ont paru toucher le public moins qu'autrefois.

 

Le succès de cette reprise a pourtant été des plus vifs. La voix de Mme Isaac, un peu couverte au début, a retrouvé, dans la suite de l'ouvrage, tout son éclat, et la soirée s'est achevée triomphalement pour elle. M. Taskin fait un excellent Sulpice ; Mlle Pierron et M. Davoust complètent ce très bon ensemble et M. Mouliérat a trouvé, dans la charmante romance du deuxième acte, l'occasion de se faire applaudir deux fois.

 

Voilà une bonne soirée pour les amateurs du vieil opéra-comique, dont nous sommes. Quel dommage que le moule en soit perdu et que l'esprit en soit envolé !

 

 

 

01 novembre 1888

 

I

 

Si les théâtres de musique tiennent seulement la moitié de ce qu'ils nous promettent, ou tout au moins de ce que les gens bien informés nous promettent en leur nom, la saison 1888-89 sera d'une exceptionnelle fécondité.

 

L'abondance de ces biens nous inquiéterait polir la valeur des œuvres annoncées si toutes devaient paraître devant le public en une si courte période ; elles ne pourraient, en effet, aller aussi vite qu'à la façon des morts de la légende, qui passent et qu'on ne revoit plus. Les directeurs ont vraisemblablement compté sur un mouvement plus calme et plus soutenu pour deux ou trois ouvrages particulièrement choisis ; ceux-là seront de force à faire patiemment attendre les autres et tout le monde sera content, même les appelés qu'on ne jouera pas. Ils se consoleront en songeant que, l'année prochaine ou l'une des suivantes, à Pâques ou à la Trinité, ils figureront à leur tour parmi les élus de la fortune.

 

L'Opéra lui-même laisse entendre que, durant 1889, deux ouvrages au lieu d'un suivront la représentation de Roméo actuellement très prochaine, et celle du grand ouvrage annuel destiné à passer en février.

 

En attendant, il ne s'est produit qu'une seule nouveauté musicale dont je vais avoir à parler : le Jocelyn de M. Benjamin Godard. Jusqu'ici, l'Opéra et l'Opéra-Comique avaient vécu de reprises et de débuts.

 

Avec le Roi d'Ys à l'Opéra-Comique, œuvre solide, sincère et saine, nous a été révélé M. Saleza, jeune ténor, dont l'engagement a fait quelque bruit dans le monde et a failli prendre les proportions d'une question de cabinet. Il a fort réussi, spécialement par ses qualités de charme, et a pu accepter sans malencontre la succession de M. Talazac, charge des plus inquiétantes pour un débutant. Avec le Barbier de Séville, toujours excellemment chanté et joué par Fugère, Bouvet et Fournets, sont venus les débuts de Mlle Marcolini, toute jeune cantatrice, qui a de qui tenir, car le nom a été, dans sa famille, déjà brillamment porté au théâtre. C'est une vocaliste d'une sûreté et d'une hardiesse remarquables. On ne saurait trop l'encourager dans une carrière qui lui réserve de beaux succès. Intelligente et laborieuse comme nous l'a révélée cette première épreuve, elle peut les attendre d'un avenir prochain.

 

Enfin, dans le Pré-aux-Clercs, double début et double réussite pour Mlle Durand, une toute mignonne et charmante personne, et pour M. Dupuy, un ténor de très cavalière allure, chanteur expérimenté, que n'ont point fatigué ses nombreuses campagnes en province et qui nous arrive avec une voix bien claire et bien sonnante. En même temps que le Barbier, on reprenait un agréable petit acte, l'Enclume, de M. Georges Pfeiffer, compositeur distingué, à qui a manqué jusqu'ici une grande œuvre et dont on nous promet pour cet hiver un Légataire selon Regnard.

 

A l'Opéra, quatre débuts dont les plus dignes d'attention m'ont paru être ceux de Mlle Agussol dans les Huguenots et celui de M. Jérôme dans Faust. Assez petit, mais « fait avec soin » comme le jeune Hassan du poème de Namouna, M. Jérôme est doué d'une voix charmante, et de suffisante portée ; il chante avec goût, il joue avec naturel. C'est une bonne acquisition pour l'Opéra où Faust, qui caractérise les rôles de son emploi, revient si régulièrement sur l'affiche, étant, à juste titre, la pièce de fond du répertoire moderne.

 

II

 

Me voilà maintenant tout à Jocelyn, dont la première représentation a été donnée au Théâtre-Lyrique de la rue de Malte le 13 octobre.

 

Jocelyn est le troisième ouvrage qui nous revient, de ceux dont Bruxelles a vu la première représentation. Moins heureux que ses prédécesseurs, Sigurd, admis aux honneurs de l'Opéra, et Hérodiade, que le Théâtre-Lyrique italien, sous la direction de M. Maurel, a fait connaître aux Parisiens, il s'est modestement contenté de servir de spectacle d'ouverture à un théâtre dont les ressources matérielles sont actuellement des plus limitées, mais qui prospérera rapidement, si peu que le public veuille s'y prêter, en attendant que quelque assistance officielle lui vienne. Les œuvres, certes, ne lui manqueront pas, ni les artistes, à en juger par son entrée de jeu.

 

J'ai rendu compte ici (1) de l'ouvrage de M. Benjamin Godard, ayant assisté à Bruxelles à la répétition générale et à la première représentation de cet opéra que je retrouve à Paris très peu différent de lui-même. Je ne reviendrai donc pas sur l'analyse d'un poème connu de tous et dont les auteurs n'ont pas modifié sensiblement les détails, se contentant d'en détacher quelques tableaux, — qui, traduits par le dessin, formeraient comme une « illustration » des principaux épisodes de la fable lamartinienne — et laissant au spectateur lettré le soin de remplir, à l'aide de sa mémoire, les intervalles des faits.

 

(1) Voir la Nouvelle Revue du 15 mars 1888.

 

Ce livret, écrit par le poète Armand Silvestre avec un constant respect du texte de Lamartine, mais tracé d'abord par M. Victor Capoul, doit à cette dernière circonstance le caractère qui m'a fait dire à l'origine : « Jocelyn n'est pas absolument une pièce, c'est un rôle. »

 

L'auteur le concevait en vue d'une création personnelle, rêvée, caressée sans doute, comme l'avait été, il y a quelque dix ans, celle de Paul, de l'idylle de Bernardin de Saint-Pierre, adaptée par M. Jules Barbier et mise en musique par cet autre poète qui fut le doux et aimable Victor Massé, dont Paul et Virginie vint couronner si heureusement la carrière. On comprend et on excuse cet égoïsme professionnel. M. Godard l'a compris ainsi et a fait la part large et belle à son principal interprète. A Bruxelles, Jocelyn c'était M. Engel. Cette fois ç’a été M. Capoul lui-même, et je ne saurais dire encore si le compositeur a perdu ou gagné au change, au point de vue du résultat qu'il a le droit d'attendre de son œuvre. C'est le public qui le dira.

 

III

 

De grandes pages instrumentales coupent l'œuvre, précédant et préparant ses principaux tableaux ; quelques épisodes en rompent l'uniformité. Ces parties « à côté » doivent être dégagées de l'ensemble, jugées à part. A proprement parler, elles ne sont pas du domaine dramatique réel, puisqu'elles n'interviennent au cours de l'action que par la volonté ou, si l'on veut, le caprice des auteurs et en pourraient disparaître sans qu'elle eût à en souffrir.

 

C'est au sujet des trois entr'actes symphoniques dont je parle que l'opinion des auditeurs ne saurait se diviser, quelles que soient leurs préférences d'école. Aussi bien que le « Carillon », prélude du dernier tableau, ces pièces instrumentales portent la marque d'une forte conception, d'une réelle maîtrise. Elles abondent en détails intéressants et pittoresques, et leur succès doit être considérable, bien que l'exécution, encore que placée sous la direction du compositeur lui-même, soit loin de valoir celle du théâtre de la Monnaie. Mais qui songerait à exiger d'un orchestre tout neuf, composé d'éléments hâtivement rassemblés, le rendu et le fondu des instrumentistes conduits et depuis longtemps formés à l'école de M. Joseph Dupont, à la fois directeur et chef d'orchestre du grand théâtre de Bruxelles ?

 

Les épisodes, — d'abord le tableau musical d'une noce champêtre, les chœurs accompagnant la danse, d'une couleur légère et vive ; puis la petite pastorale avec chœur dans les montagnes du Dauphiné, toute pleine d'une grâce lumineuse, d'une senteur agreste ; puis enfin, à l'avant-dernier tableau, le chœur babillard des muscadins dans la rue, sous les fenêtres de Laurence, — sont de très fines pages qui, à Paris comme à Bruxelles, ont été unanimement goûtées. Ce dernier morceau a pourtant perdu quelque chose de son charme de spirituel babil, par je ne sais quelle fantaisie qui, à la première représentation, a fait accentuer en forte certaine partie qui aurait dû, comme à la répétition générale, être dite du bout des lèvres.

 

Cette part faite à ce qui n'est pas la pièce proprement dite, nous restons en présence d'une partition d'une inspiration concordante à l'uniformité du sujet, parfois comme retenue et gênée par le caractère des personnages et la contrainte de leurs sentiments, mais où s'accuse en maint endroit le tempérament d'un homme fait pour de plus vastes horizons et pour des passions plus viriles.

 

On n'a pas ménagé les critiques au compositeur ; ce n'est point, a-t-on dit, un musicien ayant le sens dramatique. Pareil procès a été fait, à leurs débuts, à peu près à tous les auteurs actuellement en possession de la faveur du public. M. Godard n'a pas à s'en attrister outre mesure ; il se trouvera quelque jour un directeur disposé à reconnaître dans des œuvres moins hâtives les qualités de dramatiste qu'on lui dénie aujourd'hui.

 

Les adieux de Jocelyn à la maison natale sont d'une douloureuse grâce ; ils terminent très heureusement le premier acte autrefois gâté par une reprise du chœur de la noce, procédé usuel du vieux répertoire, dont M. Godard a bien fait de s'affranchir.

 

La scène de la mort du père de Laurence a permis au compositeur de faire sobrement et vaillamment la preuve de ses aptitudes dramatiques ; la romance de Jocelyn veillant sur Laurence endormie est une page exquise, le duo qui la suit en prolonge l'impression, et tout l'acte, le meilleur de la partition dans le ton sentimental et tendre, se poursuit dans une atmosphère de vaporeuse poésie.

 

Le tableau suivant : l'évêque en prison, l'ordination de Jocelyn, est d'une touche violente, d'un accent pathétique qui, par opposition, ressortent encore plus fortement. On a coupé la scène populaire dans laquelle l'évêque, assisté de Jocelyn, marchait à l'échafaud au milieu des clameurs, des railleries et des insultes. Je ne jugerai cette page disparue que pour sa valeur de composition dramatique : elle m'avait fort intéressé ; elle me semblait porter la marque d'une conception très moderne. On avait dit — ces comparaisons sont faciles — qu'elle était quelque peu calquée sur la kermesse de Faust. En réalité, il n'y avait rien là d'une kermesse. Cette foule brutale et triviale, avec ses refrains coupés de huées, cette musique allant et venant à travers les faits avec une apparente insouciance de toute règle, de toute recherche, voilà ce qui m'avait frappé.

 

L'acier du couperet, sonnant sur le billot, fit, le premier soir, courir un souffle glacial sur l'auditoire. Tout cela ne doit plus être qu'un souvenir. Le faire était chose très osée, le bien faire chose très difficile. Le compositeur l'avait bien fait et c'est là surtout ce qui me touche au point de vue de la façon dont il entend le théâtre. Quant à la suppression de l'épisode, il était vraisemblable qu'elle s'imposerait à Paris.

 

On a également supprimé, me dit-on, à la seconde représentation, la scène de la séparation de Jocelyn et de Laurence. Je ne la regretterai que médiocrement ; si elle avait sa valeur, elle prolongeait un effet monotone et se dénouait par un quatuor fort bien écrit, mais encombrant.

 

L'intérêt musical se retrouve, après le chœur des muscadins, dans l'air de Jocelyn sous le balcon de Laurence. Il s'accentue dans l'air de Laurence au dernier acte et la scène de la suprême rencontre entre le prêtre, l'humble curé de Valneige, et la pauvre fille mourante. M. Godard a tracé cette douloureuse fin d'un trait sûr, sobre et ferme ; il l'a illuminée d'un pur rayon de poésie.

 

Jocelyn, c'est M. Capoul ; c'est toujours le virtuose accompli, le comédien passionné, vibrant jusqu'à l'excès, — nos défauts ne sont souvent que l'excès de nos qualités ; — mais ce n'est plus, hélas ! que cela. La voix enchanteresse n'est demeurée que comme une trame légère sur laquelle courent de délicieux dessins pâlis.

 

Son succès a été tout d'émotion ; il peut assurer de beaux soirs à l'œuvre de M. B. Godard.

 

Laurence, c'est Mlle Marguerite Gay, une jeune personne très exceptionnellement douée pour le théâtre. La physionomie est charmante, très expressive, la voix abondante en qualités de charme et de force, le jeu simple et pathétique. Le rôle épisodique de l'évêque est très important malgré sa brièveté. Il a été fort bien tenu par M. Couturier. Mme Haussmann n'a aussi qu'un rôle bref, celui de la mère de Jocelyn ; elle s'y est fait remarquer. Je dois mentionner Mlle Lina Bell et Mlle Balanqué dans des personnages d'arrière-plan ou de caractère épisodique.

 

Les chœurs sont encore insuffisamment disciplinés ; les décors sont très convenables, comme les costumes ; la salle a été remise à neuf. Voilà, en somme, un théâtre qui semble appelé à vivre sous l'active direction de M. Senterre ; il a, comme je le disais au début de cette chronique, trouvé des artistes ; il a des ouvrages et il les présente, à en juger d'après Jocelyn, de façon à mériter tous les appuis.

 

Puisse le théâtre du Château-d'Eau devenir la Belgique des jeunes compositeurs !

 

IV

 

On a repris à la Gaîté l'amusant Grand Mogol ; on a revu à l'Éden l'éternelle féerie du Pied de Mouton. Elle s'est renouvelée sans cesse, depuis qu'elle est sortie de la cervelle de Martainville et de Ribié. Nos grands-pères nous la racontaient et nos arrière-neveux l'entendront redire par leurs grands-parents. Lazarille, Nigaudinos, Gusman et Léonora seront toujours là ; mais ils parleront d'autre sorte. Passé des moralités sentimentales de Martainville aux inénarrables coq-à-l'âne et jeux de mots chers aux fabricants d'opérettes, peut-être un jour le Pied de Mouton deviendra-t-il une féerie scientifique, naturaliste, psychologique ou symbolique, selon les caprices des temps et la tendance des esprits.

 

Et toujours Lazarille, Nigaudinos, Gusman et Léonora seront là pour chanter de petits couplets et rajeunir d'antiques plaisanteries. Et, dans quelque Académie de l'avenir, il se trouvera un commentateur pour rapprocher en un gros mémoire les divers textes de la féerie devenue classique et en rechercher l'esprit moral, peut-être même politique, depuis les temps les plus reculés.

 

En attendant, on y chante, on y va de clowneries en pasquinades, on y danse de vivants ballets sur l'agréable musique écrite tout exprès par M. de Lajarte ; on y applaudit un premier sujet, Mlle Limido, qui n'eût certainement pas obtenu même un accessit au dernier concours de Spa, mais gentille, souriante, et dansant avec une sûreté de pointes véritablement extraordinaire ; on y écoute et on y regarde avec un égal plaisir Mlle J. Thibaut dans Gusman et Mlle Gilberte dans Léonora.

 

Et tout cela vit, se meut, danse, chante, à travers une foule de ballerines, de clowns et de mimes, tous galamment vêtus ou déshabillés, dans des décors aux colorations fantastiques que la lumière électrique revêt d'un éclat surnaturel, donnant au rose et au bleu les transparences du lilas, accusant le jaune et le blanc avec une acuité aveuglante et transformant les ors, les paillons, les cristaux et les verroteries en un feu d'artifice d'étoiles.

 

 

 

15 novembre 1888

 

I

 

Le directeur du Théâtre-Lyrique du Château-d'Eau fait de constants efforts pour mériter ce titre de « national » qu'on lui conteste, que même un récent ukase lui défend de porter. Il s'est mis en opposition ouverte avec l'administration des Beaux-Arts en refusant de décapiter son fronton de ce titre, pour la défense duquel les raisons ne lui manqueront peut-être pas, s'il veut ergoter sur le droit d'user de tout mot appartenant à la langue française.

 

Il est probable que la querelle qui lui est faite porte au fond plutôt sur l'appellation complète : Théâtre-Lyrique National, que sur ce dernier mot seulement. C'est là, en effet, une enseigne officielle que l'État peut revendiquer. Et cette revendication, en somme, a de quoi combler de joie les musiciens militants jeunes ou vieux, désormais autorisés à croire que ce n'est pas seulement pour taquiner M. Senterre, directeur du Château-d'Eau, qu'on lui interdit de qualifier son entreprise de « nationale », mais bien parce qu'en haut lieu on espère restaurer enfin cette institution privilégiée et subventionnée, qui fut le « Théâtre-Lyrique National ».

 

Il y a longtemps déjà que les Beaux-Arts sont en présence de cette question. L'exposition prochaine serait une excellente occasion de la résoudre, de reconstituer ce triangle musical autrefois formé de l'Opéra, de l'Opéra-Comique et du Théâtre-Lyrique.

 

Tout finira peut-être bien par s'accommoder ainsi au profit de M. Senterre, pour le moment brouillé avec les bureaux, mais qui n'en continue pas moins à faire ses preuves d'activité, le plus parfait procédé dont il puisse user pour désarmer les rigueurs de l'administration et, mieux encore, conquérir ses encouragements.

 

Jusqu'ici, les directeurs engagés dans la même voie que lui n'ont pas paru comprendre que le meilleur moyen de mériter une subvention, c'était d'abord de réussir à s'en passer. Que l'entreprise du Château-d'Eau dure quelques mois et vraisemblablement la récompense de cette persistance à vivre lui viendra par la force même des choses.

 

En moins d'un mois, elle a déjà présenté au public trois grands ouvrages. Certes, tout reste bien imparfait dans l'ensemble de ces spectacles hâtivement préparés ; mais que de détails, que d'éléments intéressants déjà ! que de jeunes artistes soudainement mis en lumière et surprenant agréablement le public et la presse par des qualités dont longtemps encore, sans la tentative de M. Senterre, ils auraient vainement cherché l'emploi ! Ceux qui connaissent et aiment sincèrement le théâtre et particulièrement le théâtre musical, accorderont très volontiers un crédit de quelques mois à un directeur jaloux de bien faire, mais aux prises avec des difficultés multiples et parfois énormes, dont il ne pourra triompher qu'à force de volonté et de temps.

 

Il convient donc d'épargner à ce nouveau venu de faciles critiques sur ses chœurs et sur son orchestre, encore bien insuffisants, et de lui tenir largement compte des soins qu'il donne à des ouvrages nouveaux comme Jocelyn ou à des reprises comme Si j'étais roi ! et les Amours du Diable.

 

La presse n'avait point été convoquée pour Si j'étais roi ! J'ai voulu toutefois revoir cet ouvrage devenu classique au Château-d'Eau, où il a été la ressource des directions précédentes. Un jeune baryton, M. Badiali, récemment sorti du Conservatoire, si je ne me trompe, s'y est révélé de la façon la plus agréable. Il a une voix charmante dont il se sert avec une réelle maîtrise. Son succès a été très grand et très mérité.

 

Les Amours du Diable ne nous ont point apporté l'agrément d'une découverte aussi intéressante. Ils ont réussi surtout par le luxe relatif d'une mise en scène inconnue jusqu'ici sur ce théâtre, par une succession de jolis décors, par l'imprévu d'un ballet bien réglé et bien dansé, et par la variété et l'éclat des costumes. Évidemment, en montant cet ouvrage, le directeur se sentait déjà « national » et voulait rester digne de l'être.

 

Du côté des artistes, côté un peu faible en général, je dois citer M. Ferran, dont la voix est belle et qui chante bien le rôle de Belzébuth, et MM. Gourdon et Balanqué, très amusants dans deux rôles épisodiques.

 

Je mets à part Mlle Chassaing, à l'intention de qui cette reprise paraît avoir été faite. Après avoir joué aux Variétés, Mlle Chassaing s'est courageusement engagée dans la carrière lyrique ; élève de Mme Marie Sasse, elle a débuté le plus vite possible, un peu prématurément, semble-t-il. Fort belle personne, tout à fait sculpturale, avec de beaux yeux expressifs, elle se sert encore bien imparfaitement d'une voix qui ne manque ni de volume ni de charme.

 

On n'attend pas de moi que je raconte cette fable des Amours du Diable que Saint-Georges a empruntée à Cazotte et tournée à la légende sentimentale. Le personnage d'Urielle, la séduisante diablesse rachetée de l'enfer par l'amour, le grotesque Hortensius et le rouge Belzébuth ont tour à tour intéressé et amusé le public du Château-d'Eau, et la meilleure peut-être, sous le rapport de l'acoustique, de toutes les salles parisiennes où l'on chante. Quant à la musique d'Albert Grisar, elle a encore des grâces faites pour charmer des auditeurs sans prévention et sans prétention.

 

Je ne sais quel est au juste le programme de M. Senterre pour le reste de la saison. Il a été vaguement parlé d'une adaptation de la Ciguë, de M. Émile Augier. Le poème serait de M. Jules Barbier, la musique d'un tout jeune compositeur. C'est une intéressante promesse qui, réalisée, pousserait heureusement ce théâtre dans la voie où il parait vouloir sérieusement se fixer.

 

L'Opéra-Comique nous fait attendre l'Escadron volant de la Reine. Mais Carmen, le Roi d'Ys, Mignon et tout le répertoire varient agréablement l'affiche, nous apportant parfois l'attrait d'un début comme celui de Mlle Samé dans Mignon, à laquelle elle a donné une physionomie vraiment personnelle, ou de M. Dupuy qui, après s'être montré tout à son avantage dans le Pré-aux-Clercs, a reparu non moins brillamment dans la légendaire Dame blanche.

 

Quant à l'Opéra, s'il suit rigoureusement, selon son habitude, l'ordre des dates qu'il a fixées, la première représentation de Roméo aura lieu dans la deuxième quinzaine de novembre ; nous aurons donc prochainement à dire comment cette belle œuvre applaudie à l'ancien Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet, et plus tard au théâtre Ventadour, s'accommode du vaste cadre de l'Opéra. Elle y prendra comme Faust, tout nous l'atteste, la place digne de sa magistrale valeur.

 

II

 

Il m'a été donné, il y a quelques mois, de présenter aux lecteurs de la Nouvelle Revue un travail de Mme la comtesse de Mercy-Argenteau, sur le compositeur russe César Cui. Ces pages n'étaient que le résumé d'un ouvrage encore inédit, que se préparait à publier son auteur, comme un éclatant témoignage d'estime envers l'un des musiciens les plus en vue de l'intéressante école russe. Cet ouvrage vient de paraître à la librairie Fischbacher, sous le titre de : César Cui, esquisse critique.

 

Il raconte avec une grande sincérité d'accent la façon dont l'auteur fit connaissance avec la musique de la nouvelle école russe et en particulier avec celle de César Cui.

 

C'est après avoir étudié les œuvres de ce dernier, comparativement à celles des autres compositeurs russes : Balakirev, Moussorgski, Korsakov, Liadov, Borodine, que son admiration et sa prédilection pour lui se manifestèrent.

 

Entrée en correspondance avec le musicien, entreprenant en même temps d'apprendre la langue russe, faisant l'essai de la traduction en français de divers opéras de son auteur préféré et de quelques autres, la comtesse de Mercy-Argenteau arriva à une connaissance très complète de la vie musicale à Saint-Pétersbourg et acquit la preuve que « l'artiste russe le moins apprécié dans sa patrie était précisément celui qui méritait le plus d'admiration ».

 

Cette pensée exprimée dans l'avant-propos du livre de Mme de Mercy-Argenteau le domine et l'explique ; — c'est un panégyrique qu'elle a voulu écrire, un panégyrique pourtant qui n'exclut point la vérité ; — elle admire, mais elle juge, mais elle critique !

 

« Je demande, dit-elle, qu'on veuille bien vérifier mes opinions en étudiant les œuvres de César Cui, et non en les lisant superficiellement... J'ai la conviction que cette épreuve faite avec bonne foi et impartialité ralliera la plupart des opinions à la mienne… »

 

Elle appuie ses observations d'analyses et d'exemples musicaux intercalés dans le texte ; elle examine son modèle, comme critique musical, comme compositeur. Sous ce dernier aspect, il occupe dans l'œuvre une très large place. Sa musique pour instruments à cordes, pour piano, pour orchestre, ses chœurs, ses romances, ses cinq opéras, depuis le Prisonnier du Caucase jusqu'à Mlada, y sont attentivement exposés et appréciés.

 

Critique, le compositeur est très intéressant et curieux à suivre, tel que nous le montre ce livre. Spirituel, mordant, humoristique, il n'épargné point les traits vifs et cuisants à ceux qu'il est appelé à juger. Il réduit à moins que rien l'école italienne alors en grande faveur à Pétersbourg. De là des inimitiés dont le compositeur ressent encore les effets.

 

Ce n'est pas seulement un musicien que César Cui ; maître à l'école du génie, professeur de topographie et de fortification, ses cours sont suivis avec intérêt par les officiers russes ; la confiance de ses chefs lui manque d'abord ; ses occupations musicales en sont cause ; on ne veut pas admettre qu'un homme soit « assez bien doué pour mener de front deux occupations aussi différentes » ; puis, le revirement habituel se produit dans les esprits. César Cui avance, sa carrière est faite. Il est actuellement major général, professeur dans les trois académies militaires de Pétersbourg.

 

Le livre va ainsi de l'esquisse biographique à la « silhouette intime » qui nous donne un portrait très étudié et très vivant de l'homme, après celui de l'artiste. Il est accompagné d'une eau-forte qui, nonobstant la lourde casquette militaire dérobant le front du penseur, corrobore la vérité du portrait à la plume tracé par l'auteur de cette très curieuse étude, écrite avec une fermeté et une clarté remarquables.

 

Les journaux de musique nous ont appris récemment que César Cui allait ajouter une suite à son répertoire dramatique, en composant la partition du Flibustier, sur un poème de M. Jean Richepin.

 

Cet ouvrage, donné sur une scène française, compléterait assurément la tâche qu'a entreprise Mme de Mercy-Argenteau de replacer à son véritable rang un compositeur que ses compatriotes paraissent n'avoir pas jusqu'ici jugé réellement « selon ses œuvres ».

 

 

 

15 décembre 1888

 

I

 

S'il fallait dégager du drame de Shakespeare les seuls éléments sur lesquels M. Charles Gounod a écrit la belle et magistrale partition que l'Opéra vient si heureusement de faire sienne, ces éléments tiendraient en quelques pages d'une pure beauté. C'est de ces pages que se dégagent les deux figures à jamais sacrées de l'ardent et passionné Roméo, de l'enfantine Juliette, la grande amoureuse, la plus touchante, la plus suave et en même temps la plus naïvement franche que jamais cerveau de poète ait enfantée.

 

Quand on retourne à Shakespeare, au lendemain d'une représentation du Roméo et Juliette de M. Charles Gounod, quand on veut retrouver dans l'original les germes de l'inspiration si tendre, si délicate, si poétique du maître français, on est frappé de la grossièreté de la gangue dans laquelle ces merveilleux diamants sont ensevelis chez le poète anglais.

 

Ne croirait-on pas, à relire attentivement le texte shakespearien, que le grand William a tracé les principaux traits et étudié seulement les situations capitales de son drame, de toute la force et avec toutes les ressources de son génie, laissant à quelque obscur collaborateur, peut-être aux comédiens eux-mêmes, le soin de créer les scènes intermédiaires sur un large scenario primitif ?

 

Il semble, par instants, que les interlocuteurs, même quand ils s'appellent Mercutio et Roméo, et ne sont pas de simples valets comme les Samson et les Grégoire, ont eu pour mission d'égayer les badauds et de jeter, en manière de diversion, à travers le drame, un feu roulant de lazzis et de quolibets.

 

Il est tels de ces jeux d'esprit qui rappellent fort bien, la préciosité du langage en plus, les improvisations de quelques-uns de nos acteurs comiques brodant de leurs calembredaines, chaque soir renouvelées, la trame de la pièce écrite.

 

Je n'ai point l'érudition nécessaire pour étudier dans leurs origines ces oppositions brutales. Elles frappent en moi seulement le lecteur attentif. Rien de plus singulier que le défilé de traits entre Roméo et Mercutio, à la scène quatrième du second acte. Le poétique et fin Roméo y parle comme un lourdaud. Plus loin, c'est un style terriblement prétentieux que le sien :

 

« — Oh ! dis-moi, frère, dis-moi dans quelle vile partie de cette charpente corporelle loge mon nom ? Dis-le-moi, afin que je puisse saccager cet odieux palais de mon être ! » On dirait du Cyrano de Bergerac.

 

Mais le vrai Shakespeare reprend bientôt la parole par la bouche du vrai Roméo :

 

« — C'était l'alouette, le héraut du matin ! Regarde, bien-aimée, ces jalouses bandes de lumière enlaçant dans le ciel d'Orient les nuages qui voudraient se séparer ; les flambeaux de la nuit sont consumés, et le jour joyeux pose la pointe de son pied sur la crête des montagnes brumeuses. Il me faut partir et vivre, ou rester et mourir. »

 

Et le délicieux cantique d'amour monte dans la transparence de l'air.

 

C'est à ces hauteurs que le compositeur est allé puiser son inspiration, dégageant de leur grossière enveloppe tous ses personnages. C'est à sa suite qu'il nous emporte pendant un long duo, où l'amour parle une langue exquise dont il a su varier les accents de façon à remplir sans fatigue toute une soirée.

 

De rares épisodes, la fête chez Capulet, la querelle dans la rue, le mariage de Juliette, marquent les principales phases de ce duo qui met en si complète valeur les figures de Roméo et de Juliette.

 

Quelque liberté que les librettistes aient pu prendre à l'égard des textes d'où ils ont tiré leur poème, quelque caractère plus ou moins conforme au type initial dont le compositeur ait revêtu ses héros, le public français, communément médiocre lecteur des chefs-d’œuvre de la littérature étrangère, verra toujours Roméo et Juliette, Faust et Marguerite, non comme les ont créés Shakespeare et Goethe, mais tels que les a si mélodieusement, si poétiquement traduits Charles Gounod.

 

II

 

On a pu se demander, au sujet de Roméo et Juliette, ce que naguère on s'était demandé à propos de Faust. Le cadre de l'Opéra ne sera-t-il pas trop vaste pour cet ouvrage, écrit en vue d'une scène moyenne comme l'ancien Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet ou la salle Ventadour, où il fut donné à l'origine ?

 

Le succès de Faust a victorieusement répondu à cette question. Roméo, à le juger sur une première épreuve, fera la même figure que Faust sur la scène de l'Opéra, bien que le « spectacle » y tienne une moins large place.

 

Les scènes à grand développement théâtral, telles que la fête et la querelle populaire ont pris de l'ampleur sur ce large terrain ; elles s'y sont étendues tout à fait à l'aise ; les scènes intimes n'y ont presque rien perdu de leur charme, grâce à la juste mise au point des décors. A peine pourrait-on reprocher au duo du jardin de s'être un peu morcelé pour répondre aux exigences d'une plantation spéciale, et au trio du mariage dans l'oratoire de Frère Laurent de n'avoir pas donné tout son effet, pour avoir été dit vers le fond, devant l'autel du moine, au lieu de l'être tout à fait à l'avant-scène, selon une tradition assurément moins rationnelle, mais plus favorable aux voix.

 

Je n'ai point à faire ici l'analyse ni à revenir sur la valeur d'une partition dont les représentations se nombrent déjà par centaines et qui a pris, selon le commun jugement, la plus belle place à côté de Faust.

 

L'intérêt de la représentation du 29 novembre était surtout dans la transplantation de l'œuvre et dans son interprétation. Le succès de la transplantation est chose assurée, comme je viens de le dire. Quant à l'interprétation, elle est dans son ensemble une des plus parfaites que la direction de l'Opéra nous ait données. Dans ses détails elle nous a offert en première ligne l'attrait du retour de Mme Adetina Patti, chantant en français, sur la première scène parisienne, après un silence de plusieurs années, car il ne faut compter que pour mémoire sa rapide apparition dans un concert donné il y a quelques mois.

 

Mme Adelina Patti que nous avons connue, aux Italiens, en sa prime jeunesse, brillait alors surtout par le charme précieux d'une voix au timbre le plus pur, à l'émission irréprochable, à la souplesse merveilleuse. Toutes ces qualités, elle nous les rapporte aujourd'hui, avec le léger effacement que forcément le temps détermine ; mais le talent de la cantatrice, autrefois fait surtout de gentillesse et de grâce, s'est singulièrement dramatisé. Elle chante avec éclat et aussi avec d'exquises et délicates nuances ce rôle de Juliette qu'elle joue avec une rare passion. Ce n'est point la naïve et touchante création du poète qu'elle fait revivre sous nos yeux ; c'est la grande blessée d'amour, toute brûlante de tendresse, toute vibrante d'émotion profonde. Son succès a été considérable ; elle emportera de cette soirée, que d'aucuns avaient pu croire périlleuse pour elle, le souvenir d'une éclatante victoire. Et ce ne sera pas une de ses moindres gloires que d'avoir attaché son nom à cette première représentation de Roméo et Juliette à l'Opéra, qui n'a été pour le chef de l'école française qu'une série d'ovations.

 

M. Jean de Reszké dans le rôle de Roméo a reçu du public durant cette même soirée un accueil aussi enthousiaste que la célèbre cantatrice, succès dû à d'autres causes. Ce n'est pas la consécration d'une glorieuse carrière que les applaudissements ont sanctionné, ce n'est pas le retour d'un artiste aimé qu'on a fêté ; c'est l'épanouissement superbe d'un talent dont la première floraison a été si brillante, c'est le suffrage unanime accordé à l'un des artistes les plus complets que les dilettantes aient applaudi depuis de longues années à l'Opéra.

 

On sait avec quelle magistrale ampleur M. Édouard de Reszké établit ses rôles. Dans Frère Laurent on le retrouve avec tout l'ensemble de ses qualités de composition et d'expression.

 

M. Delmas a été très remarquable dans Capulet ; M. Melchissédec a joué avec toute l'ardeur habituelle de son tempérament le rôle de Mercutio ; M. Muratet a été fort apprécié dans Tybalt ; pour Mlle Agussol, elle a montré quelque faiblesse dans le page. Faisons dans cette faiblesse la part d'une intimidation que dissipera l'habitude.

 

Les décors sont superbes et du pittoresque le plus brillant, notamment celui de la place publique et celui de la fête. Le ballet est délicieusement habillé, comme le drame ; la chorégraphie s'affranchit assez manifestement des traditions locales : elle est d'une recherche tout italienne ; dans la musique, on retrouve la tarentelle de la partition originale ; les autres morceaux ont été écrits tout exprès pour l'Opéra. Si, en pareil milieu, le ballet n'était de rigueur, je dirais volontiers qu'il eût mieux valu ne pas rompre par un intermède de ce genre la belle unité de l'œuvre.

 

III

 

Le Petit Duc, passé de la Renaissance à l'Éden, est un aimable ouvrage d'un compositeur plein d'esprit et d'invention, faisant vraiment de l'opéra-comique selon la bonne méthode française, un genre qu'on ne goûte plus que s'il s'intitule opérette. Si Auber revenait au monde et qu'il nous donnât la primeur d'un Fra Diavolo, on dirait que c'est une charmante opérette. Le tout est de s'entendre sur le sens des mots. Le Petit Duc eût fait, il y a quarante ans, les délices de la salle Favart, comme Fra Diavolo ou le Domino noir ; comme pièce, c'est la même poétique conventionnelle et charmante ; comme musique, c'est d'une finesse parfois comparable.

 

Le Petit Duc est devenu très gros en abordant l'Éden-Théâtre. On l'a agrémenté d'une mise en scène bruyante et voyante : il y a des ballets gracieusement enrubannés ; il y a de la cavalerie ; il y a même de l'artillerie.

 

La partition ne s'amincit pas trop au milieu de ces grosses choses. Tout cela est, comme je l'ai dit en une autre occasion, fort agréable à voir, fort brillant et chatoyant. C'est un grand succès pour la direction de l'Éden.

 

Mlle Jeanne Granier, dont on sait la gaminerie nerveuse, la diction mordante, la communicative gaîté et aussi la méthode vocale un peu fantaisiste, a été ravissante dans le rôle du duc de Parthenay.

 

L'excentrique Mme Desclauzas mène toujours avec les mêmes effets et le même succès de rire la scène de la leçon de solfège.

 

Qui se souvient de cette sentimentale Desclauzas jouant avec Jenneval, au théâtre du Cirque, vers 1860, l'Héloïse du vieux drame Abélard ? Qui saurait dire en vertu de quelle évolution elle est devenue la joyeuse, fine et originale comédienne que nous connaissons ? Peut-être bien doit-elle la transformation d'un talent, d'abord tout élégiaque, à l'influence d'une artiste de race, Clarisse Miroy, qui fut en sa jeunesse la Marie de Neubourg de Victor Hugo et, à la fin de sa carrière, créa, au Châtelet, Uranie de la Houspignolle, de la féerie Cendrillon, avec une si ahurissante fantaisie. Mme Desclauzas a dû tenir quelque peu de celle qui lui ouvrit, si je ne me trompe, la porte des théâtres parisiens.

 

Frimousse, c'est M. Dupuis, des Variétés, dont on connaît la façon personnelle de dire et de chanter. On a trouvé en Mlle Crouzet une duchesse de Parthenay toute gracieuse et charmante.

 

IV

 

Le Théâtre-Lyrique du Château-d'Eau, où les reprises et les premières se multiplient avec une louable mais peut-être dangereuse abondance, a présenté, dans la même soirée, un très vieil et très charmant opéra : Joconde, paroles d'Étienne, musique de Niccolo, et une pièce fantastique en trois tableaux, Sire Olaf, poème de M. André Alexandre, musique de M. Lucien Lambert. Il y a bien des années que Joconde n'avait point été entendu à Paris. L’a-t-il été même depuis que l'impeccable baryton J. Faure l'a chanté pour la dernière fois à l'Opéra-Comique ?

 

L'exécution du Théâtre-Lyrique, confiée pour les principaux rôles à M. Badiali (Joconde), à Mlle Balanqué (Jeannette) et à MM. Gourdin et Joanne, a été fort satisfaisante. M. Badiali, très remarqué dans une récente reprise de Si j'étais roi ! après avoir montré quelque hésitation au début de la soirée, a chanté la suite du rôle de Joconde avec une distinction de style et un charme qui vont contribuer encore à classer cet artiste parmi les meilleurs que nous ait donnés le dernier concours du Conservatoire.

 

Mlle Balanqué a mis beaucoup de malicieuse gentillesse dans le personnage de Jeannette. Elle chante fort agréablement et dit à ravir le dialogue.

 

Avec Sire Olaf, on est soudainement transporté en plein monde légendaire. Il ne s'agit pas d'un opéra, mais d'un poème déclamé avec chœurs et épisodes chorégraphiques.

 

Au lever du rideau, Olaf est en scène avec sa fiancée Hilda, qu'il doit épouser le lendemain. Ils échangent de doux témoignages d'amour, quand soudainement le chœur des Nixes rappelle Olaf dans la forêt où l'attendent les plaisirs de la chasse, assez forts — comme dans toutes ces légendes — pour le disputer dans son cœur aux séductions de la plus pure tendresse. Il se dispose à partir. En vain, Hilda le supplie ; une force invincible l'entraîne.

 

Or, Hilda a fait un songe : elle a vu Olaf emporté par son coursier poursuivre le cerf au plus profond des bois ; la bête a lassé les chiens. Olaf, brisé de fatigue, revient seul à travers la forêt. Il y est surpris et entouré par les Walkyries qui doivent devenir la cause de sa mort.

 

Le songe d'Hilda se réalise au deuxième tableau. Olaf, perdu dans la forêt, lutte contre les enchantements des Nixes et des Walkyries. Leur reine le frappe d'un sort : il mourra avant d'épouser Hilda, vers laquelle il retourne.

 

Il expire, en effet, sous les yeux de sa mère et de son écuyer.

 

Soudain, du haut de la tour du château où se passe la scène, le guetteur annonce l'arrivée d'Hilda. La fiancée, parée pour le mariage, interroge la mère de sire Olaf.

 

— Il court le cerf là-bas, lui répond-elle ; mais à la douleur de la mère, Hilda ne peut se méprendre. Elle devine la mort d'Olaf. Elle meurt à son tour, en pressant sur ses lèvres les fleurs aux sucs mortels qui parent son corsage.

 

Cet ouvrage aurait dû être interprété à la perfection, pour que les auteurs ne perdissent rien du bénéfice de leur idée. C'est une fantaisie d'artiste, sans préoccupation de métier ni de genre. Il y a de la déclamation, de la symphonie, du mélodrame, des chœurs et de la danse. Ce n'est pas un opéra, comme je l'ai dit précédemment ; ce n'est pas non plus un drame, ni un ballet. C'est un peu de tout cela. Les vers de M. André Alexandre sont beaux ; la musique de M. Lucien Lambert a de la poésie, de la grâce et de la recherche. Les limites de cette chronique ne me permettent pas, à mon grand regret, de m'y arrêter davantage. Mais ils sont, comme on dit, « gens de revue ». Nous les retrouverons probablement, avant qu'il soit longtemps, sur un théâtre lyrique avec une œuvre de plus longue haleine et de caractère mieux défini. N'a-t-on pas annoncé sous le titre de Brocelyande un drame musical dû à leur collaboration et qui mettra en scène l'un des nombreux épisodes du Cycle d'Arthur ?

 

M. Davrigny et Mme Desclos interprètent consciencieusement ce nouvel ouvrage, ainsi que Mme Severy. Mme Martial y est agréable à voir. Les chœurs et l'orchestre sont encore d'une indépendance regrettable. Il faudrait bien qu'ils parvinssent à s'accorder.

 

 

 

01 janvier 1889

 

I

 

En écoutant l'ouverture du nouvel ouvrage que vient de donner à l'Opéra-Comique M. Litolff, j'aurais bien pu m'égarer sur le caractère de cet ouvrage, si je n'avais su d'avance que le sujet en était emprunté à quelque chronique politico-galante du temps de la reine Catherine de Médicis.

 

Cette ouverture, ne nous prépare guère à ce que nous allons voir. C'est une pièce symphonique d'une belle ordonnance, d'une forme élégante et noble, d'un sentiment tour à tour héroïque, rêveur, poétique. Les harpes chantent, de vagues harmonies flottent dans l'air comme un voile de brume. Quelle fée va nous apparaître ? Une marche triomphale vient rompre cet effet de grisaille délicate. Quel héros va se révéler dans le rayonnement de sa gloire !... On rêve de quelque prince Charmant amoureux de quelque fée Morgane dans une forêt enchantée, et l'emmenant victorieusement dans son palais ; et quand la toile se lève ; on est tranquillement dans les jardins du château de Saint-Germain, où des courtisans expriment cette pensée que « le réveil d'une grande reine, c'est l'aurore éclairant les cieux ».

 

Rien de féerique, en effet, dans le sujet de l'Escadron volant de la Reine que MM. d'Ennery et Brésil ont donné pour thème à l'inspiration musicale de M. Litolff. Dans ce parc de Saint-Germain, où ils nous transportent, cette reine que l'on attend, c'est Catherine, l'italienne gouvernant la France et brouillant les partis, pendant la minorité du jeune Charles IX. Son « escadron volant », ce sont ses filles d'honneur, charmante pléiade autour de laquelle voltigent les gentilshommes de Paris et des provinces et que la reine mère emploie pour les besoins de sa politique. Les naïfs seigneurs venus pour fleureter à la cour, comme on disait encore alors, sont attirés par cette police enjuponnée et enrubannée et leur pourchas amoureux les mène parfois sous les verrous.

 

Cela va bien, tant que ces demoiselles de l'escadron n'aiment pas ; mais quand elles s'avisent d'aimer, les choses tournent tout à fait à l'encontre des intentions de Mme Catherine, et les galants qu'elles sont chargées de confesser et de perdre n'ont plus qu’à les conduire à l'autel.

 

Telle est à peu près l'histoire de Thisbé de Montefiori, fille-capitaine de l'escadron de la reine, chargée de pénétrer et de livrer à Catherine les secrets du beau René de Tremaria, gentilhomme breton, soupçonné de conspirer avec les Guises.

 

Thisbé ne veut d'abord que servir aveuglément sa maîtresse, René de Tremaria lui est indifférent, sinon odieux ; mais ce qui doit arriver arrive. L'amour naît bientôt dans son cœur : elle voudrait sauver celui qu'elle a mission de perdre.

 

Elle se convertit trop tard à cette pensée généreuse : la reine, cachée, a surpris l'entretien de Thisbé et de René ; elle a appris que ce dernier conspirait réellement, et elle le fait arrêter après que Thisbé repentante, honteuse de sa faute, humblement agenouillée devant René, lui a demandé un pardon bien vite accordé.

 

On s'aperçoit fort à propos au dernier moment que la conspiration dans laquelle était entré René dans un but des plus louables, n'avait rien de commun avec celle des Guises : cela suffit pour que la reine soit indulgente, fasse rendre son épée à René de Tremaria et le marie a Thisbé de Montefiori.

 

Une aventure analogue côtoie celle-ci. René a un ami, Gaël de Penhoë, et dans l'escadron volant il y a une fort jolie fille, la Florentine Gina, dont il s'éprend à première vue, comme René de Thisbé, et qui a le défaut — ou la qualité — d'être sourde-muette, en apparence du moins.

 

Plus tard on verra que cette double infirmité n'est qu'une feinte imaginée par Catherine afin que Gina puisse faire plus commodément son métier d'espionne.

 

Enfin, pour compléter l'ensemble des personnages évoluant à travers cette action multiple, il faut faire la connaissance du chevalier de Valperdu, gentilhomme campagnard que l'on prend tout le temps pour un M. de Croixmare, l'âme même du complot des Guisards. Croixmare devait se présenter à la cour sous le nom et avec les papiers de Valperdu, qu'il avait pour la circonstance querellé et gratifié de quelque coup d'épée l'obligeant à garder la chambre durant le temps nécessaire à l'accomplissement de ses projets. Les conjurés sont au courant de ce programme. Or, c'est précisément le vrai Valperdu qui a tué le vrai Croixmare et qui, venant simplement à la cour pour y postuler un emploi de capitaine des chiens du roi, est fort étourdi de se trouver dans la peau d'un conspirateur.

 

Tous ces éléments sont agencés avec la très grande habileté professionnelle de M. d'Ennery ; mais ils ne sont point précisément lyriques. Il y a des scènes amusantes, bien dans le ton de l'ancien opéra-comique ; les parties appartenant en propre au drame musical sont moins heureuses ; il reste encore trace dans certaines scènes du système des placages dont le goût nous reporte à bien des années en arrière.

 

Le rôle le plus original, le plus amusant, est celui de la muette Gina. Il est le charme de cet opéra et, grâce à l'ajustement bizarre et élégant du personnage, grâce aux beaux yeux et au jeu spirituel de l'interprète, Mme Degrandi, il met une lumière et un parfum tout particuliers dans une action dramatique assez courante : il y tient même si bien sa place, que loin de regretter la prolongation de son silence on lui sait gré de se taire.

 

On n'aime plus beaucoup les ouvrages du genre de l'Escadron volant de la Reine. Ce genre n'est plus assez franc pour nos tendances musicales. Je dirais volontiers qu'il n'est plus assez simple.

 

La musique de M. Litolff, toujours bien faite, n'est pas toujours en concordance parfaite avec le caractère du sujet. Sa langue musicale, veux-je dire, n'est pas absolument celle des personnages. On sent qu'il en voit mentalement d'autres que ceux qui s'agitent devant la rampe, excepté dans la partie comique et légère traitée selon la bonne formule de l'opéra-comique, mais sans recherche d'idées originales.

 

Les pages pathétiques de l'œuvre manquent parfois de mesure ; la durée y est au détriment de la force et de l'éclat. Je préfère de beaucoup les épisodes symphoniques, où M. Litolff, toujours un peu bridé quand il s'agit de se maintenir dans les limites de l'action, se donne tout à fait libre carrière. On a fort applaudi et bissé un délicieux entr'acte, dont le motif, reproduit plus loin par un chœur de femmes, n'a pas obtenu un effet égal. Le succès, si franc qu'il soit, d'un intermède ne petit malheureusement fixer le sort d'un ouvrage. Ce n'est pas, nous avons eu trop souvent l'occasion de le constater, ce n’est pas par des hors-d’œuvre que les pièces peuvent réussir. Ce qui se passe sur la scène est bien autrement probant que ce qu'on nous joue dans l'entr'acte. L'Escadron volant de la Reine ne bénéficiera donc que faiblement du grand mérite de cette page intercalaire.

 

L'interprétation de l'ouvrage est excellente, la mise en scène et les décors sont d'un goût et d'une richesse rares. L'Opéra-Comique a fait très grandement les honneurs de la maison a un compositeur de haute valeur, dont les œuvres de nature très diverse auront eu aussi une très diverse fortune : celles que, vraisemblablement, il a dû estimer le moins, dans sa conscience d'artiste, comme ses opérettes, sont celles qui, devant le tribunal du public, lui ont apporté les plus larges satisfactions.

 

II

 

La « Juliette » que la direction de l'Opéra avait primitivement choisie et qui s'est trouvée remplacée, on sait dans quelles conditions, par Mme Adelina Patti, — j'ai nommé Mme Darclée, — a fait ses débuts plus modestement, non dans Roméo, mais dans Faust.

 

La débutante est de figure agréable ; les cheveux blonds de Marguerite dénaturent un peu sa physionomie, faite pour s'accentuer mieux sous sa parure naturelle de cheveux bruns : elle a encore bien de l'inexpérience, une crainte qui s'accuse dans sa marche, dans son geste, dans son sourire, dans le vague de l'expression de ses traits ; mais ce sont là des défauts que l'éducation, l'habitude du public, corrigeront vite.

 

L'important, c'est que la voix est pure, solide et saine. Au premier examen, elle parait se prêter mieux aux effets de force qu'aux effets de douceur. Elle triomphe dans l'éclat, elle fléchit dans la demi-teinte. Son succès a été considérable à la fin de l'ouvrage, dans la superbe envolée vocale : « Anges purs, anges radieux. » Au début de l'ouvrage, la peur bleue des débutants avait diminué l'étendue de ses moyens ; à la scène de l'Église, elle s'était suffisamment reconquise.

 

Il est fâcheux qu'on n'ait pas donné, ce soir-là, à Mme Darclée un partenaire plus solide que M. Jérôme. Malgré son réel mérite, ce jeune ténor n'a pas l'autorité nécessaire pour soutenir une débutante devant un public comme celui de l'Opéra.

 

Mme Darclée sera-t-elle une Juliette telle qu'on a pu d'abord l'espérer ? La succession de Mme Patti dans ce rôle va être bien lourde à recueillir, non seulement pour Mme Darclée, si elle s'y décide ou si on l'y encourage, mais encore pour toute autre.

 

Les représentations de la grande cantatrice font traverser à l'Opéra une période de prospérité telle que l'on peut se demander avec quelque inquiétude si l'ouvre n'aura pas finalement à souffrir de ce juste triomphe, si une réaction ne se fera pas après la fièvre des premiers jours.

 

La pure beauté de la partition ne saurait être ici mise en cause ; il ne peut être question que de l'intérêt d'une interprétation plus ou moins brillante, question qui, pour le public, se confond malheureusement presque toujours avec l'objet principal. Quelques philosophiques réflexions sur le danger de la recherche des étoiles trouveraient ici leur place, si elles ne devaient être en somme des redites. Mieux vaut constater que si Roméo doit perdre Mme Patti, il doit garder M. Jean de Reszké. Ce ne sera qu'une demi-éclipse, et la nouvelle Juliette, si bien avoisinée, trouvera sans doute de quoi se rassurer devant le public.

 

Que de gens pourtant aimeront à dire par vanité qu'ils ont vu la Patti dans le rôle de Juliette et qu'après cela ils ne sauraient plus y voir personne. Voilà l'écueil caché sous les guirlandes des spectacles à great attraction.

 

Durant cette année qui s'achève par cette victorieuse série de représentations de Roméo à l'Opéra, la musique française d'origine parisienne — je ne parle pas de la musique de genre dont les productions sont toujours assez abondantes — ne nous a donné, en dehors de l'Escadron volant, que quatre grands ouvrages nouveaux dont la Zaïre de M. Charles Lefebvre à Lille, le Jocelyn de M. Benjamin Godard à Bruxelles. Paris n'a eu que la Dame de Monsoreau à l'Opéra et, à l'Opéra-Comique, le Roi d'Ys qui seul marquera brillamment son passage et se fera une place définitive dans le répertoire. Je pourrais aussi parler de divers autres ouvrages joués en province, essais de décentralisation plus ou moins heureux, toujours intéressants ; je dois me borner à ceux auxquels la presse musicale a été conviée et qui se sont ainsi rattachés au mouvement parisien.

 

 

15 janvier 1889

 

Les changements de cadre paraissent réussir aux œuvres nées sur la scène musicale de la Renaissance. Après le Petit Duc de M. Lecocq, transporté avec succès à l'Éden-Théâtre, voilà la Fille du Tambour-major d'Offenbach non moins heureusement installée à la Gaîté. Dans les deux cas, il a fallu renforcer l'ouvrage primitif de détails épisodiques, qui sont la part indispensable du plaisir des yeux sur ces grands théâtres surtout destinés aux ballets et aux féeries.

 

Offenbach n'a pas plus perdu que M. Lecocq à ces additions toujours faites pour inquiéter un peu les auteurs, en leur venant prouver que l'œuvre en sa simplicité primitive ne saurait être partout un régal suffisant. Ici, au contraire, le côté décoratif, le déploiement d'une nombreuse et brillante figuration ont accentué vivement le succès musical d'une œuvre restée très charmante d'ailleurs et très vivante, toute pleine de cette grâce spirituelle et de cet entrain que le compositeur, d'un parisianisme inné et démentant son origine rhénane, imprimait à toutes ses partitions. Celle-ci est des derniers temps de sa vie ; elle n'accuse ni la faiblesse, ni l'effort, bien qu'écrite, je crois, au milieu de vives souffrances physiques.

 

Mme Girard y a été, à son habitude, pleine de gaîté, de malice et de charme. Le défilé des troupes françaises a fait battre tous les cœurs. Il n'est point de sceptique devant ces spectacles, que mènent les tambours et les clairons des petits « soldats d'un sou ». Sous le beau ciel italien, au milieu des sourires des femmes, ils passent, rieurs et bons enfants, sans se soucier du lendemain ! C'est une émotion saine que celle-là : elle ferait accepter de la médiocre musique. La Gaîté a trouvé dans ce défilé ce que notre argot moderne appelle un « clou », auquel restera longtemps accroché ce tableau d'une couleur et d'une crânerie si séduisantes, qui succède à cet infortuné Tartarin, où il n y avait guère à compter qu'un ingénieux décor et la musique distinguée de M. Émile Pessard.

 

Pendant que l'Éden et la Gaîté s'annexaient ainsi deux des œuvres de son ancien répertoire, la Renaissance, se disposait à leur emprunter leur genre, à implanter sur son étroit terrain la grande féerie, non plus la féerie à coq-à-l'âne et à calembredaines, traversée de couplets de facture, mais la féerie musicale pure, telle qu'on l'aurait pu concevoir pour quelque Opéra en quête d'une fantaisie de poète et de musicien.

 

On brossait des décors destinés à donner au spectateur l'illusion d'une vaste étendue, on découvrait des trappes, on remontait des trucs, on machinait les dessus et les dessous, et finalement, on nous donnait Isoline de M. Catulle Mendès, musique de M. André Messager.

 

M. Catulle Mendès parait avoir voulu désarmer d'avance la critique en appelant lui-même son ouvrage « Conte des fées ». Ce n'est ni un opéra, ni un opéra-comique, ni un drame musical, c'est un « conte », un conte en musique ; mais quoi qu'il en soit, la suite du titre nous apprenant que ce conte est en « trois actes et dix tableaux », il faut bien admettre qu'il a quelque prétention à être, comme on dit, « du théâtre ».

 

Le prologue nous fait voir une sorte de revue des Amours, un départ pour Cythère, non point dans le bleu décor vaporeux, avec les personnages en vestes de soie du tableau du Louvre, mais dans un autre paysage de rêve, avec des amoureux de toutes les époques, depuis les belles Grecques en tunique blanche, jusqu'aux filles nées de la fantaisie moderne, le museau rose sous le large auvent du chapeau Directoire, ceintes de l'écharpe couleur aurore et du corset noir ; fleurs d'amour, fleurs de vice, ingénues pensionnaires en robe carmélite, bergères poudrées, pages et châtelaines, petits abbés et paladins, et seigneurs à petits canons et à grandes perruques, et gentilshommes en pourpoint d'or, et beaux chasseurs légendaires au flanc desquels sonne le cor d'argent sur la trousse de l'arbalétrier ! Tout ce monde se meut, se groupe, se coordonne et se désordonne sous l'œil encourageant d'Éros, patron de la barque qui conduit les amoureux à Cythère. — Isoline y rencontre Isolin. — On ne comprend pas grand' chose à tout cela ; on ne sait où cela mène, mais c'est d'une fantaisie si pimpante et tout le monde y parle un langage si délicieusement fleuri qu'on ne se montre point exigeant sur la raison d'être de ces créations.

 

Les amours d'Isoline et d'Isolin, la querelle et la réconciliation d'Obéron et de Titania font après ce prologue le fond du conte. Il s'agit, pour l'un, de marier Isolin à Isoline, pour l'autre d'empêcher ce mariage. Mille épreuves, mille embûches se présentent, dont les amoureux sortent toujours vainqueurs. Enfin, au moment où ils ont triomphé, où, unis par un bon ermite, en froc de pourpre, qui n'est autre que l'Amour lui-même, ou si l'on veut Obéron, incarnation d'Éros, Isolin et Isoline se trouvent dans la chambre nuptiale. Là, au premier baiser échangé, un coup de tonnerre retentit, les ténèbres les plus opaques enveloppent les deux époux. Quand ils se revoient, ils ont changé de sexe Isoline est devenue Isolin et Isolin Isoline. Ce double hermaphrodisme est le fait d'une double idée d'Obéron et de Titania, se rencontrant pour se contrecarrer.

 

C'est d'une fantaisie un peu raffinée et d'un intérêt un peu spécieux ; mais en somme, il y a mariage et double mariage, puisqu'il y a double époux et double épouse, l'un étant l'autre et l'autre étant l'un. Eh ! que faut-il de plus dans un conte féerique ?

 

Des épisodes agrémentent la trame de cette histoire : les colères de la reine Amalasonthe, mère d'Isoline, amazone qui ne craint pas de s'offrir aux coups du ravisseur de sa fille ; le pays des miroirs où les belles ne peuvent plus savoir qu'elles sont belles, leur reine ayant fait disparaître ou détruire tous les miroirs, tarir toutes les fontaines où l'on pourrait se mirer ; les enchantements de la forêt de Brocelyande, où Isolin se défend contre les apparitions charmeresses.

 

Le tout représente un amalgame de la féerie naïve et de la féerie héroïque, chère à Richard Wagner. Isolin traversant la forêt et triomphant des spectres court vêtus qui la hantent, est quelque peu cousin de Siegfried et de Parsifal. Obéron et Titania évoquent le souvenir des visions de Shakespeare. Et il entre dans cet amalgame un grain de modernisme qui en pimenterait l'intérêt, si l'intérêt s'en dégageait réellement.

 

Le malheur, c'est que l'intérêt réside dans le spectacle et non point dans l'action. Alors, quand le spectacle ne retient pas l'attention, il se dégage parfois des faits un pénétrant ennui.

 

Et pourtant, tous ces héros, toutes ces fées, tous ces génies, toutes ces amoureuses parlent une langue d'une poésie merveilleuse. Je me demande pourquoi M. Catulle Mendès a appelé la musique à son aide, alors que ses rimes sonnent comme le cristal le plus pur et que ses strophes chantent tout naturellement sans avoir besoin d'être accompagnées. Il est certain que, réduites à leur simple expression poétique et dites par des comédiens ordinaires, ses tirades eussent donné, toutes nues, plus de vie à son œuvre qu'elles n'en donnent, habillées de musique.

 

Les chœurs eux-mêmes parlent ici une langue plus harmonieuse et plus élégante que les premiers sujets dans un opéra banal :

 

Allons, les jeunes gens heureux,

Les belles et les amoureux,

Pour la Cythère aux bois ombreux

Embarquez-vous sur la trirème !

Dans le parfum des lis éclos,

Dans les harmonieux sanglots

De la brise errante et des flots,

C'est à Cythère que l'on aime !

 

Ainsi débute le prologue.

 

Nul n'est plus maitre de sa forme que le poète d'Isoline. C'est un ciseleur et un émailleur de premier ordre. Il va même jusqu'à nous donner la nostalgie du vulgaire, tant sont précieuses ses recherches. Pourquoi faut-il, serions-nous tentés de dire, que la musique nous dérobe une partie de l'éclat de ces rimes et de ces périodes savamment cadencées ? La diction d'artistes, tels que ceux de la Comédie-Française, leur garderait seule leur vraie valeur.

 

Je ne veux point établir que M. Catulle Mendès ait eu tort de s'associer M. André Messager pour le complément de son ouvrage ; je veux dire seulement que le tempérament de cet ouvrage, écrit en vue d'un musicien, se serait volontiers passé de musique, l'action en étant obscure, et se dérobant comme les mobiles des personnages à tout examen sommaire, et que M. André Messager eût gagné à son tour à plus de variété et à plus de relief dans les inventions de son collaborateur.

 

Ceci posé, je ne puis que rendre hommage à l'inspiration délicate de M. André Messager. C'est un musicien de fine race, qui a la rare qualité de ne pas chercher à s'affranchir de l'influence de son poème. C'est pourquoi sa partition a presque continuellement des tons de camaïeu que rompent fort heureusement des traits lumineux comme la valse : « Je suis jolie ! » chantée par Isoline apercevant pour la première fois son image dans l'acier pur d'une lame d'épée, les airs de danse dans la forêt de Brocelyande et toute la scène au bord de l'étang, entre Obéron et Titania, scène qui m'a particulièrement séduit.

 

Je vois, en M. André Messager, un musicien d'une sérieuse valeur. Isoline à la Renaissance, comme les Deux Pigeons à l'Opéra, nous le doivent faire classer en bon rang à la suite de M. Léo Delibes. Il a eu des succès antérieurs dans le genre facile de l'opérette : il n'a pas encore fait ses preuves dans le domaine de la musique dramatique ; mais il est fort jeune et il a de qui tenir, vivant dans l'intimité et dans l'étude des maîtres d'aujourd'hui et d'autrefois.

 

L'interprétation d'Isoline est confiée à l'excellent baryton Morlet, qui a dans le jeu et dans la diction un peu du mordant des Coquelin ; à Mmes Nixau, Aussourd et Berthe Thibault, diversement agréables à voir et à entendre. La mise en scène fait honneur à la direction de la Renaissance. Il serait intéressant de voir un ouvrage de ce caractère se produire sur une grande scène, avec des ressources chorales et orchestrales plus considérables, des masses se mouvant plus à l'aise dans un décor plus aéré. Ici le tableau semble parfois près de faire craquer le cadre.

 

J'en aurai fini, je crois, avec les événements musicaux de cette quinzaine, quand j'aurai rappelé le second début de Mme Darclée dans Roméo. La nouvelle Juliette a triomphé de sa timidité première ; sa voix et son jeu ont pris de l'assurance. Elle paraît destinée à se faire une place honorable dans une troupe qui n'est pas sans avoir besoin de bonnes recrues, l'Opéra se trouvant quelque peu désemparé en ce moment, par la retraite forcée, et sans terme prévu encore, de Mmes Bosman et Richard et le départ imminent de M. Jean de Reszké, que le roi Dollar est bien près d'attacher à sa suite.

 

 

 

01 février 1889

 

I

 

Dans le supplément de la Biographie universelle des musiciens de F.-J. Fétis, édition de 1881, figure le nom de M. Carl Millœcker, chef d'orchestre et compositeur autrichien, né à Vienne en 1842, et qui, en 1863, c'est-à-dire à vingt et un ans, était engagé comme chef d'orchestre du théâtre de Gratz et y faisait représenter deux petites opérettes. En 1865, on le trouvait à Vienne, où il donnait, au théâtre de l'Harmonie, un opéra en deux actes, Diana, et, l'année suivante, à Budapest. Enfin, en 1869, il était de retour à Vienne, où il devenait compositeur et chef d'orchestre au théâtre du faubourg Wieden, situation qu'il occupait encore en 1881. Il écrivait alors sa musique pour le vaudeville Trois Paires de souliers, dont quelques airs obtenaient un franc succès populaire ; puis, après bien des compositions destinées à accompagner d'autres vaudevilles ou « farces », dit son biographe, Jean Batka, il produisait quelques partitions d'opérettes : le Tambour du régiment, l’Ile des femmes, Une aventure à Vienne, la Musique du Diable et le Château enchantée, ouvrage dans lequel il avait introduit divers chants des paysans de la Haute-Autriche et de la Styrie, essai heureux, qui lui réussit aussi bien qu’à Johann Strauss l'intercalation dans ses œuvres de valses et de polkas viennoises.

 

Le compositeur ainsi présenté est celui dont nous avons lu récemment le nom sur l'affiche des Menus-Plaisirs, à la suite du titre de l'Étudiant pauvre, adaptation française de MM. Milher et Numès. Nul, je pense, n'aurait pu à l'improviste, parmi ceux qui savent leur théâtre musical, donner sur M. Millœcker, célébrité toute locale, les renseignements que je viens d'emprunter au supplément du dictionnaire biographique de Fétis. Par les informations des reporters toujours en quête de détails sur les nouveaux venus au grand jour de Paris, on savait seulement que le compositeur Millœcker était un homme timide jusqu'à la puérilité, fort effrayé d'avoir à diriger des répétitions, refusant finalement de le faire, et demeuré absolument incapable d'ajouter un morceau à son ouvrage, tellement le paralysait cette pensée que ce morceau serait pour la première fois chanté à Paris.

 

Ce croquis à distance me paraît quelque peu fantaisiste. Si M. Millœcker est bien l'homme que nous raconte son premier biographe, Jean Batka, il a « assez de planches », comme on dit, pour avoir perdu sa timidité. Un artiste qui va aujourd'hui vers la cinquantaine, et qui a couru à travers l'aimable société de Vienne, semant sans compter partitions et partitionnettes, ne saurait, sans constituer une phénoménale exception, conserver, après vingt-cinq ans d'exercice, cette réserve de violette. Il est vrai que nous sommes dans le pays des personnages d'Hoffmann et que notes n'avons point le droit d'y contester les exceptions.

 

Peu importe d'ailleurs ce qu'est l'homme ; il s'agit simplement de juger le musicien, sur l'échantillon qui nous est offert de son talent.

 

L'Étudiant pauvre a eu, en Autriche, une fortune des plus brillantes. Des pays de langue allemande, il est venu aux pays de langue française, en Belgique tout d'abord, où on l’a donné selon un texte de MM. Hennequin et A. Valabrègue. Aux Menus-Plaisirs, la pièce a été accommodée de nouveau par MM. Milher et Numès, qui ont paru s'écarter sensiblement de la version primitive, dont le caractère nous est représenté comme assez peu récréatif.

 

Le premier père de l'idée mise en œuvre dans l'Étudiant pauvre fut Scribe, dans son Guitarero, représenté sans éclat à l'Opéra-Comique, le 21 janvier 1841. Je ne sais ce qu'est devenu dans la pièce allemande le guitariste espagnol ; dans celle des Menus-Plaisirs, il s'est métamorphosé en étudiant polonais. Il y sert les ambitieux projets d'un don Salluste, du nom de Puffendorff et, nouveau Ruy Blas, y devient sous une dignité d'emprunt l'amoureux élu d'une jeune et belle princesse. La révélation de son humble condition l'en sépare ; mais un de ces retours comme on en voit obligatoirement, dans les contes de fées et dans les opérettes, le fait réellement prince, et finalement il épouse celle qu'il aime.

 

Cette histoire assez gaiement sentimentale est traversée d'épisodes grotesques, assaisonnement au gros sel dont nous serions d'autant moins fondés à blâmer le goût, que le public y prend très franchement plaisir. Tout est donc bien, selon l'interprétation de ce juge qui a plus d'esprit que Voltaire, et nous restons en présence du seul compositeur.

 

M. Millœcker appartient à l'école des bons enfants. Il n'y va pas par quatre chemins pour chercher la formule de sa pensée ; d'abord a-t-il une pensée ? J'en doute. Du moins, à ce qu'il me semble, n'a-t-il que celle de passer agréablement les heures. Je le vois, sous les traits d'un aimable homme, assis à son piano, entouré d'une belle famille, la femme blonde et fraîche, les enfants au visage illuminé par des yeux bleu gris pétillants, ces yeux qui font les Viennoises si jolies et d'un charme si vivant ; de deux ou trois amis rieurs, la pipe de porcelaine ou la cigarette aux lèvres, — tout près est un plateau bien garni de hautes chopes où mousse la bière limpide —, passant des soirées entières à promener ses doigts sur le clavier, égrenant les valses, les polkas, les galops, les mazurkas, sans discontinuer, chantant les paroles qu'on pose sur le pupitre et réglant tous les sentiments, toute la vie de ses personnages sur un mouvement de danse, ce qui est en somme une façon très heureuse de prendre la vie.

 

Dans l’Étudiant pauvre, je ne pense pas que M. Millœcker ait plus de deux ou trois fois cherché à établir que son sentiment l'égarait au delà d'une salle de bal. Il y a pourtant au cours de l'ouvrage un intermède d'un caractère recherché et délicat, et dans la partie vocale, notamment au final du premier acte, la marque d'un effort réel dans le sens d'une inspiration moins courante.

 

A coup sûr, le compositeur ne montre pas la moindre velléité de faire la cour au grand prophète de Bayreuth. C'est de quoi je veux le louer. Il ne se soucie que de s'amuser et de nous amuser ; et, encore que sa gaité soit assez banale, au moins éclate-t-elle franchement et sans prétention. Je la préfère pour ma part aux dolentes et navrantes palinodies que trop de jeunes compositeurs nous apportent pour nous montrer leur savoir et l'habileté de leur main, et qui, associées à une action parfois bouffonne, nous font l'effet le plus lugubrement prétentieux qui se puisse imaginer.

 

Tous, hélas ! voudraient un Théâtre Lyrique où ils pourraient nous dire en beau langage ce qu'ils ont sur le cœur ; ils ne sont pas près de le tenir, si j'en crois les augures. Cette petite scène des Menus-Plaisirs serait, en attendant, un excellent refuge pour la comédie lyrique, laquelle ne veut ni grand luxe de décors, ni grand déploiement de mise en scène. Or, il paraît qu'on l'en va bannir, pour y installer encore une fois la Comédie, tout court.

 

L'Étudiant pauvre est joué gaîment et gentiment. L'étoile de la petite troupe des Menus-Plaisirs est Mlle Lardinois, absolument charmante dans le rôle de la princesse Laure.

 

II

 

Les théâtres de musique dont je m'occupe habituellement ne donnant pas, cette quinzaine, suffisante matière à critique, je me suis avisé d'aller demander au théâtre de l'Odéon le complément de ma chronique.

 

On est très musical en ce théâtre d'ordre essentiellement dramatique et comique. M. Porel, son directeur, accuse, comme naguère M. Perrin à la Comédie-Française, de constantes prédilections musicales. Tous deux ont supprimé l'orchestre devant la toile, pour le réinstaller sur la scène et souvent dans les conditions les plus intéressantes, comme c'est le cas pour la récente série de représentations du Bourgeois gentilhomme données sur notre second Théâtre Français.

 

Le Bourgeois gentilhomme, avec ses intermèdes musicaux, avait été représenté à la Gaîté, il y a dix ou douze ans, sous la direction Vizentini. La musique de Lulli fut, en cette circonstance, orchestrée par M. Weckerlin ; mais ces représentations s'adressant à un public tout spécial, M. Weckerlin avait cru devoir, en l'harmonisant et en l'orchestrant, moderniser Lulli, non sans quelque dommage pour son caractère original. La partition y avait naturellement perdu un peu de sa saveur ancienne.

 

A la Comédie-Française, en 1883, on s'en était tenu plus scrupuleusement au texte de Lulli ; on avait respecté autant que possible l'harmonie du maître ; les musiciens et chanteurs, sous l'habile direction de M. Laurent Léon, étaient en scène, et la couleur de l'œuvre demeurait intacte.

 

A l'Odéon, on a à peu près reproduit les représentations de 1a Gaîté. L'air des Cuisiniers, qui n'existait pas dans les manuscrits laissés par Lulli, a été remplacé par des airs de ballet de Hændel, de véritables bijoux. A la Comédie, c'était l'air du Tambourin de Rameau que l'on employait à cet effet.

 

Les morceaux symphoniques de Hændel, exécutés dans les entr’actes du Bourgeois gentilhomme par l'orchestre de M. Charles Lamoureux, l'ont été avec une correction impeccable.

 

Puisque je tiens l'Odéon lyrique, je ne le quitterai pas sans passer en revue les ouvrages où il y a été fait une part à la musique ancienne ou moderne. Voici, au hasard de mes souvenirs et pour ne nommer que les compositeurs, la liste de ces ouvrages.

 

En première ligne, l'Arlésienne de G. Bizet avec l'orchestre de M. Colonne ; puis Athalie et le Songe d'une nuit d'été, avec la partition de Mendelssohn ; Macbeth, musique de M. Schatté ; le Conte d'Avril, musique de M. Widor ; la Psyché de Lulli ; la Partie de chasse de Monsigny ; l'Esther de J.-B. Moreau (1680) ; Beaucoup de bruit pour rien de M. B. Godard, composition bien scénique, d'un caractère large et élevé, la Marchande de sourires de M. Benedictus, japonaiserie musicale plus ou moins exacte, mais fort originale ; le Caligula de M. G. Fauré, partition délicate, finement ciselée, qui serait exquise, entendue dans un concert, mais elle est comme noyée dans les scènes magistrales du drame de Dumas.

 

Les parties chorales de Caligula sont un peu dans le goût de Berlioz. M. G. Fauré garde toujours cependant une personnalité très réelle. C'est un musicien de grande valeur, d'esprit très moderne, auquel a manqué malheureusement jusqu'ici l'occasion de se produire au théâtre.

 

Si M. Porel continue à les encourager ainsi, et si le troisième Théâtre-Lyrique se fait attendre, nos compositeurs verront peut-être un jour s'ouvrir pour eux une carrière sérieuse... à l'Odéon.

 

Le Centenaire de 1789 va bouleverser bien des choses et modifier bien des genres. Pourquoi n'aurions-nous pas à l'Odéon une exposition rétrospective et contemporaine de la musique française, qu'il ne nous est guère possible d'espérer ailleurs ?

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La Société musicale la Gallia, organisée par M. L. Breitner, a donné le 23 janvier un deuxième concert aussi intéressant que le premier, dont je regrette de n'avoir pu encore parler. On a entendu, dans cette séance, au milieu de beaux morceaux classiques tels que le quatuor à cordes, n° 1, de Beethoven, une sonate de M. B. Godard, pour piano et violoncelle, dont la seconde partie, un andante, a été tout particulièrement goûtée. Je veux citer aussi, après le Nocturne de Chopin, un morceau caractéristique : les Steppes, de Schytte, course effrénée de quelque cheval sauvage à travers les solitudes, quelque chose comme l'effrayante chevauchée d'un Mazeppa, exercice de surprenante agilité pour les doigts d'un pianiste, exécuté fort brillamment par M. Breitner.

 

Sorti exceptionnellement du domaine du théâtre, où je me cantonne d'habitude, pour parler de la musique qui ne s'applique pas purement aux choses de la scène, je ne veux pas clore cette chronique sans citer un nouvel et intéressant ouvrage : Rythme et Mesure, de Mme H. Parent, dont j'ai déjà eu à signaler aux lecteurs de la Nouvelle Revue les premiers travaux d'enseignement méthodique du piano.

 

 

 

15 février 1889

 

I

 

Les petits théâtres musicaux se précipitent de plus en plus dans les aventures de l'opérette. De quelque côté que l'on se tourne, on ne rencontre que reprises d'anciennes pièces à succès ou nouveautés fragiles construites selon ce même modèle autrefois tant goûté du public.

 

Aux Folies-Dramatiques, c'est Rip, une pièce très agréable de MM. Meilhac et Gille, une partition aimable de M. Robert Planquette ; aux Variétés, c'est la Belle Hélène, ouvrage légendaire, prototype des irrévérencieuses mais amusantes parodies de la mythologie grecque et de la rapsodie homérique ; aux Nouveautés, c'est la Vénus d'Arles, un conte provençal, dont la fable rappelle très fort la vaudevillesque aventure des Noces de Bouchencœur de Labiche et qu'éclairent, mieux encore que sa voix, les yeux étoilés de Mlle Mathilde Auguez ; aux Bouffes, c'est enfin le Retour d'Ulysse, un décalque de ces poèmes macaroniques, dont la Belle Hélène, précédemment nommée, a longuement épuisé la vogue.

 

J'ai connu, il y a déjà bien des années, un Retour d'Ulysse, représenté à l'Athénée, je crois, et dû à l'association d'Édouard Montagne et du compositeur Hervé. C'était une très désopilante farce, jouée par Couder et par Dupuis, un acte tout plein de fantaisie drolatique et qui s'en est allé où sont le Hussard persécuté et le Compositeur toqué du même musicien.

 

Dans le Retour d'Ulysse des Bouffes, l'histoire de Pénélope, qui voudrait bien être épousée et dont les prétendants, peu zélés pour le mariage, défont, la nuit, la fameuse tapisserie dont l'achèvement doit marquer la fin de leur stage, est délayée en trois actes. Le second seul a déridé le public.

 

L'auteur de cette partition est M. Raoul Pugno, musicien sérieux, élégant, gracieux, mais, semble-t-il, parfois mal à l'aise en présence des situations de son livret. Évidemment, le compositeur qui a signé la Résurrection de Lazare et même le ballet de Viviane, n'est pas absolument fait pour le genre trop facile de l'opérette. Il ouvrirait mieux ses ailes dans une région plus haute. Mais il est de nature militante, impatient du frein ; il se jette en avant et se montre là, où il peut, même au risque de se faire méconnaître.

 

A la suite de ces quatre théâtres de genre, voilà, par surcroît, le Théâtre-Lyrique du Château-d'Eau qui, ayant fermé ses portes durant quelques jours, les rouvre pour nous donner aussi une opérette, ou, pour parler plus révérencieusement, un opéra-comique : Fanfan la Tulipe, naguère très applaudi au théâtre des Folies-Dramatiques.

 

Où sont les projets premiers de la direction de ce théâtre lyrique, lequel, on s'en souvient, aspire à l'honneur d'être national, c'est-à-dire subventionné ? Où est l'Orphée de Gluck ? Où est le Calendal de M. Henri Maréchal ? Le Henri III des frères Hillemacher ? Où est la Ciguë, d'après la délicieuse comédie de M. Émile Augier ; œuvres d'un genre supérieur, tant de fois annoncées et qui devaient rehausser le niveau de l'art dans ce théâtre, le faire remonter jusqu'aux sources des libéralités administratives, depuis longtemps restées aussi inaccessibles que celles du Nil ?

 

Toutes ces questions pourraient se résoudre en une critique, en un regret des efforts infructueux tentés jusqu'ici par M. Senterre, directeur du Château-d'Eau, pour la restauration sérieuse du Théâtre-Lyrique, s'il n'y avait été d'avance répondu.

 

Il est de notoriété, en effet, que Fanfan la Tulipe est simplement un spectacle de transition, sur le succès duquel on compte pour assurer l'avenir et se consacrer plus librement à l'étude des œuvres dont je viens de rappeler le titre.

 

Ne faisons donc point de procès de tendance à la direction du Château-d'Eau, ne l'accusons pas de défection ; prenons simplement Fanfan la Tulipe pour ce qu'il est : une de ces partitions de libre, facile et parfois spirituelle inspiration, illustrant une comédie légère, sans prétention, à laquelle on a ajouté quelques épisodes militaires à gros effet, non sans en rompre un peu la trame, mais tout au moins sans on compromettre le succès. Ces hors-d'œuvre, au contraire, ont été tout à fait du goût des spectateurs de la première représentation.

 

Le personnage de Fanfan la Tulipe, un des types aimables et cavaliers de la vieille chanson française, a été, pour cette reprise, replacé dans son véritable milieu. Les auteurs en avaient fait primitivement un soldat de Louis XV ; ils lui ont rendu sa véritable qualité de volontaire de 92 ; mais c'est toujours, comme devant, un bourreau des cœurs ; il est toujours aimé de trois jolies femmes : Mme Cotonnet, Mme de La Pacaudière et la grisette Pimprenelle, qui, toutes les trois, le suivent au camp, travesties en petits soldats, sans être reconnues malgré les grosses indiscrétions de leur ajustement. Voilà, par grâce d'état, comment les choses se passent dans le charmant pays de l'opéra-comique !

 

Fanfan, qui aime la seule Pimprenelle, s'arrange pourtant pour la faire épouser à son camarade Michel, lequel se meurt d'amour pour elle. Il guérit Pimprenelle de son penchant pour lui-même en se donnant tous les dehors d'un aimable ivrogne et, Pimprenelle convaincue, il retourne cueillir des lauriers sur les champs de bataille de la République.

 

La pièce est montée avec beaucoup de soin et d'intelligence ; il y a de jolis décors, des costumes gais à l'œil et l'interprétation en est excellente en certaines de ses parties. M. Badiali, qui fait Fanfan, est jeune et charmant d'aspect ; il chante à ravir, d'une voix très flexible et très chaude, — je l'ai déjà constaté dans une récente occasion ; son avenir est assuré soit à l'Opéra-Comique, soit même sur la scène à laquelle il appartient et où les auteurs des œuvres en préparation ne manqueront pas de rechercher son concours.

 

Mme Chassaing, que j'avais vue dans les Amours du Diable, m'a paru quelque peu diminuée au point de vue plastique et au point de vue vocal. Au premier moment, je ne la reconnaissais pas. Elle chante le rôle de Pimprenelle avec un souci évident de la perfection ; elle y a trouvé, en quelques passages, un très franc succès ; on lui a notamment fait bisser le gentil duo « Pleurons donc, rions donc ! » qu'elle a dit avec le ténor, M. Maurice Lamy, d'une façon très agréable, sinon aussi spirituellement légère que lorsqu'il était chanté par Mme Simon-Girard, la créatrice du rôle.

 

Les autres artistes concourent à la valeur de cet ensemble. L'orchestre et les chœurs m'ont paru réconciliés.

 

On a introduit dans la pièce, qui comporte un élément militaire assez considérable, un intermède de haut goût. A un moment donné, une douzaine de ces Tcherkesses qu'on a vus au Jardin d'acclimatation ont fait leur entrée, bien plantés sur leurs petits chevaux, qu'ils gouvernent avec une rare sûreté. Tous ensemble, du fond du théâtre, ils arrivent au galop jusqu'à la rampe. Là, ils s'arrêtent net, mécaniquement. C'est très curieux, et quelque peu inquiétant ; quelques cris de femmes nerveuses accompagnent dans le public cette charge menée à grands coups de fouet.

 

Au dernier acte, les mêmes cavaliers prennent part au suprême exploit de Fanfan ; ils aident l'armée française à s'emparer de pied ferme de la flotte hollandaise immobilisée dans les glaces du Zuiderzée. Personne n'a chicané au sujet de cette alliance franco-russe parfaitement inattendue en cette circonstance consacrée par l'histoire ; elle se trouvait en concordance parfaite avec les sympathies du public. Il a longuement applaudi et l'enthousiasme n'a pas connu de bornes quand la musique du régiment des volontaires est arrivée en jouant la Marseillaise. Tout cela amalgamé avec l'ensemble final de l'opéra a valu au compositeur, M. Louis Varney, un des plus brillants baissers de rideau que musicien puisse souhaiter. En voilà vraisemblablement pour un bon nombre de représentations.

 

II

 

Si j'examine maintenant d'une manière générale ce que nous devons attendre de cette collection d'œuvres légères, dont j'ai çà et là examiné quelques traits, je dois avouer que cet examen ne me rassure que médiocrement sur l'avenir de notre production musicale.

 

L'opérette, ou, si l'on veut, l'opéra-comique selon l'ancienne formule, n'a guère aujourd'hui que deux espèces d'adeptes ceux qui, soucieux seulement de produire et de produire facilement et vite, en font un simple article de commerce, agréable et courant, dont l'aimable banalité nous fatigue ; ceux qui, plus soucieux de la valeur de leur art, dédaignant au fond ce genre qui n'est pour eux qu'un pis-aller, le prennent quand même pour thème de longues pages, dont la prétentieuse solennité nous ennuie !

 

N'y a-t-il donc pas moyen de créer un genre également éloigné des grandeurs de l'opéra, des fadeurs de l'opéra-comique, des banalités de l'opérette, qui maintenant rabâche et dont quelques années ont vu l'éclosion, la floraison et la mort ? N'est-il pas possible d'associer la poésie et la musique en vue d'œuvres appartenant au domaine de la comédie, de la fantaisie, de la féerie, voire du drame, mais brèves, sans complications scéniques considérables, juste au point du théâtre où elles seraient représentées et de nature à rallier les suffrages de ce public lassé de tout ce qu'il a trop connu ? Éducation de public à faire, éducation d'artistes aussi, car ils sont rares ceux que l'on pourrait tout d'un coup faire passer des gros effets de la musique foraine aux recherches délicates de la musique d'art.

 

C'est affaire aux auteurs, aux compositeurs surtout, de chercher à réaliser cette évolution ; c'est affaire aux directeurs de les y encourager ; c'est pourquoi, — pour ne point démentir le passé et subissant la fatalité de leur race, — ces derniers, n'en doutons pas, nous rendront encore, ici ou là, un de ces soirs, quelqu'une de ces vénérables vieilleries dont leur horreur du nouveau entretient le culte, mais dont malheureusement leurs théâtres meurent.

 

Je regrette de n'avoir rien à dire de l'Opéra ni de l'Opéra-Comique. Rien n'est en vue de ce côté, excepté peut-être la Cigale madrilène dont la lueur se rallume et s'éteint bien capricieusement et, dans un avenir encore bien indécis, l'Esclarmonde de M. J. Massenet, attendue pourtant avec impatience.

 

Le Roi d'Ys continue sur cette scène à soutenir l'honneur de l'école musicale moderne. J'ai revu l'ouvrage ces jours derniers il a gardé son relief et son charme ; il est clair, vivant, saisissant, et je ne suis pas surpris de la faveur qui l'accueille dans sa tournée à travers la France et l'étranger.

 

A Bruxelles, il vient d'obtenir un sucées très grand, je dirais un triomphe, si je ne détestais l'hyperbole. Au théâtre de la Monnaie, la « claque » n'existe pas. Le public fait lui-même sa besogne de critique ; il blâme ou il applaudit sans avoir besoin de l’entraînement officiel.

 

Réservé au premier acte, après avoir chaleureusement accueilli l'ouverture, le public s'est, comme on dit, « emballé » sur le second acte et a bruyamment fêté le troisième.

 

L'impression de la répétition générale avait été mauvaise, notamment par suite de la subite aphonie du ténor, que M. Talazac, créateur du rôle de Mylio, a pu heureusement remplacer au pied levé pour la première représentation.

 

A côté de M. Talazac, on a apprécié les remarquables qualités de Mme Durand-Ulbach dans le rôle de Margared. Selon M. Charles Tardieu, te très judicieux critique de l'Indépendance belge, Mme Durand-Ulbach n'a pas faibli dans ce rôle, qui, déjà terrible pour une artiste ayant l'habitude de la scène, devait être à plus forte raison redoutable pour une débutante, ne s'étant jusqu'alors produite que dans les concerts.

 

« Elle y a mis une énergie, une chaleur, elle y a eu des élans dramatiques qui ont du dépasser l'attente de l'auteur lui-même. »

 

Nous verrons vraisemblablement Mme Durand-Ulbach à Paris. Elle pourrait prendre l'Opéra une place que Mme Richard paraît devoir laisser définitivement vacante.

 

 

 

01 mars 1889

 

De la Cigale madrilène, présente sur un théâtre de genre, on aurait certainement dit : « C’est un opéra-comique. » Après l’avoir vue à l’Opéra-Comique, on dit : « C’est une opérette. »

 

Simple question de milieu. Au fond, accord parfait sur le caractère de ce très léger ouvrage en deux actes, que l’auteur, M. Léon Bernoux, ou plutôt Mme Perronnet, — car la véritable personnalité du librettiste n’est plus un mystère, — a coulé dans le moule ancien. Les personnages qui se meuvent à travers cette action de facile venue revêtent, sous les traits de deux notaires bouffons, le masque grotesque de l’opérette, et sous ceux de trois ou quatre personnages picaresques, le Biscaïen, Carmelina, Salbine, Lazarille et Ninès, la figure plus fantaisiste et sentimentale de l’opéra-comique traditionnel.

 

Une grande dame espagnole, qu’on ne voit pas, y fait chercher le double fruit d’une faute de jeunesse, deux enfants qui doivent avoir été recueillis par des gitanos dont le Biscaïen est le chef. Les notaires chargés de l’enquête se contrecarrent d’abord, puis s’associent, l’un déguisé en aguador, l’autre en marchand d’oranges. On ne comprend pas trop la raison de cette mascarade, mais cela varie toujours le plaisir des yeux. Les deux enfants perdus doivent être sans doute Sabine et Ninès, tous deux faisant profession de paresse, dans cette troupe nomade du Biscaïen où tout le monde travaille, soit à récurer des chaudrons comme Lazarille, soit à chanter des romances ou à danser des flamenco, sur la place publique, comme Carmelina, surnommée la Cigale madrilène. La paresse est noble. On pourrait reconnaître à ce sigle que Sabine et Ninès sont les rejetons de la grande dame inconnue, si d’autres preuves matérielles n’étaient données de leur origine.

 

Carmelina est aimée de Lazarille, mais elle lui préfère le Biscaïen, homme déjà mûr qui ne se doutait pas de cette bonne fortune et en demeure ravie. C’est tout, et ce n’est pas grand’chose, ce peu-là pourtant vit dans un décor plaisant et ensoleillé : les figures sont habillées avec une originale et pittoresque fantaisie. Donc, si au fond l’œuvre est quelconque, elle n’est pas ennuyeuse à voir et il est à peine nécessaire de l’écouter. La direction lui a fait les honneurs de son théâtre avec une louable conscience et un goût véritablement artistique. Le public l’en a récompensé en paraissant prendre un réel plaisir à cette aventure, musiquée par M. Joanny Perronnet.

 

M. Joanny Perronnet est un jeune compositeur, auteur d’une valse célèbre dans les salons et d’un duo qui a été l’un des « clous » d’une des récentes pièces de la Gaîté, le duo des Chats. La valse étant passée à l’état d’objet d’art, on a bâti un opéra autour pour la conserver. Ces modestes débuts ne semblaient pas faits, au premier examen, pour ouvrir toutes grandes les portes de la maison d’Auber à l’auteur de la Cigale madrilène, et on n’accusera pas, certes, M. Paravey de ne pas encourager les jeunes. Deux actes à l’Opéra-Comique, un acte même, c’est le rêve de bien des pensionnaires de l’Académie de France à Rome ; mais il y a longtemps que nous savons que si, selon le proverbe, tout chemin mène à Rome, Rome, tant s’en faut, ne mène pas à tout théâtre subventionné.

 

Il est long, depuis quatre-vingt-six ans, âge de l’institution, le martyrologe de ceux qui, partis pour la villa Médicis, la tête cerclée de lauriers, en sont revenus pour confesser dans le désert leur foi musicale.

 

Loin de moi la pensée de regretter que M. Joanny Perronnet ait trouvé à l’Opéra-Comique un accueil refusé à tant d’autres. Je constate seulement que c’est un heureux jeune homme et j’ajoute avec plaisir qu’il ne me paraît pas indigne de son bonheur. Sa partition, en dehors de la valse déjà nommée, aborde en motifs non sans gaîté et sans grâce; elle n’a, dans l’invention, rien qui surprenne; elle parle avec une agréable faculté d’assimilation le langage des maîtres du genre ; elle accuse dans le maniement de l’orchestre une juvénile inexpérience ; elle offre au résumé, un tout agréable au public, qui ne cherche point tant qu’on se l’imagine la rareté d’une formule d’art.

 

Un quintette au premier acte, une chanson de muletiers, un air à boire du Biscaïen, un final à l’italienne et un prélude instrumental ont obtenu les particuliers suffrages de ce public, d’ailleurs mis en belle humeur et en veine de bienveillance par le talent franc et spirituel de Fugère, par la beauté et le charme étrange de Mme Degrandi, par la jolie voix de M. Bernaert et les comiques fantaisies des deux notaires, dont l’un est l’amusant Grivot et l’autre M. Bernaert ; Mme Pierron, en un travesti qui nous la montre plus à son avantage que la coiffe des duègnes ou des douairières, et M. Galand, un ténor de mérite, complètent la distribution de l’ouvrage de M. Perronnet. Il est presque inutile de répéter que l’orchestre de M. Danbé est supérieurement conduit.

 

Après avoir dit de la Cigale madrilène ce que m’inspire cette partition légère, qu’il me soit permis de regretter, sans lui faire offense, de n’être pas plus souvent en présence d’œuvres d’une inspiration plus haute. L’opérette se meurt, et pourtant elle absorbe encore les théâtres ; elle y brille d’un pauvre et intermittent éclat, comme une pièce d’artifice qui fait long feu, mais dont on ne cherche pas à renouveler les effets en en modifiant la fabrication.

 

Il n’y a point à pousser de gémissements sur cette pénurie où nous sommes, en fait d’œuvres relevant du grand art musical ou simplement de l’art recherché et délicat. On pardonnerait aux directeurs de ne pas sortir d’un genre usé, si ce genre leur était fructueux ; mais ils n’ont plus même cette excuse. Je ne reviendrai pas sur cette question ; je ne pourrais l’entourer que de redites ; j’attendrai patiemment l’Esclarmonde de M. J. Massenet, à l’étude à l’Opéra-Comique, pour donner satisfaction à cette soif que j’ai d’une œuvre originale, abondante en éléments d’analyse et me distraire des sujets qui, depuis quelque temps, nous condamnent à des impressions d’une fatigante banalité.

 

Pour l’Opéra, il est probable qu’il ne donnera le Benvenuto de M. C. Saint-Saëns qu’au courant de l’été ; une année d’exposition, cette époque tardive pour la première représentation d’une œuvre de cette importance n’aura point de très graves inconvénients. Il sera possible encore aux directeurs de soutenir brillamment l’honneur de l’Académie de musique, devant les visiteurs de 1889, en leur présentant un ouvrage nouveau de celui des maîtres de notre école nationale que les étrangers connaissent personnellement le mieux et auquel ils accordent, en toute occasion, les plus hautes marques d’estime. La saison aura vraisemblablement commencé par le ballet de la Tempête de M. Ambroise Thomas, l’illustre doyen des compositeurs français. Tout cela venu à point ne contribuera pas peu à faire tomber les bruits, assurément malveillants, qui représentent les directeurs de l’Opéra comme disposés à se désintéresser de leur mission artistique. Bien des accidents semblent avoir jusqu’ici contrarié leurs intentions qui continuent à s’affirmer excellentes. Ce que je faisais craindre dans ma dernière chronique s’est malheureusement réalisé : Mlle Richard a dû demander un congé illimité. La perte de cette belle voix de contralto est funeste pour le répertoire. Plus d’Hamlet, plus de Prophète, plus d’Aïda, peut-être même plus de Rigoletto ! Ce pourrait être un désastre ; ce ne sera, il faut l’espérer, qu’un arrêt momentané dans le mouvement de ce répertoire que vient encore d’atteindre une indisposition de M. J. de Reszké.

 

En cette dernière semaine, j’ai du me tourner un peu du côté des concerts. J’en ai rapporté d’intéressantes notes à propos des suites d’orchestre de M. G. Pierné, dont l’éditeur Alphonse Leduc nous a donné la primeur. M. C. Pierné est de ces très jeunes musiciens, revenus de Rome en vaillante disposition. Il a fait ses preuves depuis ces dernières années. Les Elfes, légende dramatique, dont j’ai parlé déjà ici même, nous l’ont montré digne des encouragements du public et des directeurs. Le public les lui accorde déjà, et à juste titre. Pour les directeurs, ils continuent à réfléchir. Et M. Pierné, comme beaucoup d’autres lauréats épris d’art musical dramatique, continue à attendre le résultat de leurs réflexions. Où est le ministre des beaux-arts qui, prenant une résolution magistrale, décidera que tout compositeur au retour de Rome a droit à un ouvrage en un ou deux actes à l’Opéra ou à l’Opéra-Comique et fera inflexiblement respecter ce droit ? Tant pis pour ceux qui ne l’invoqueront pas ; tant pis pour ceux qui, en ayant profité, sortiront brisés de cette épreuve de maîtrise. On dira de ceux-là, ou que la fortune les a trahis, si on les aime, ou, si on les juge sévèrement, qu’ils ne se sont pas montrés dignes de la distinction première dont ils avaient été l’objet. On les laissera du moins retomber dans l’oubli, sinon sans regrets, du moins sans remords.

 

 

 

15 mars 1889

 

Ce n’est pas la reprise de Giroflé-Girofla à la Renaissance, ce n’est pas le début de Mlle Nardi à l’Opéra-Comique qui suffiront à défrayer cette chronique de quinzaine. Giroflé-Girofla eut à l’origine un vif succès. C’est une des partitions les plus brillantes de M. Charles Lecocq ; la pièce est amusante ; il ne faudrait pour en renouveler la vogue qu’une interprétation digne d’elle. Mlle Lardinois est une agréable Giroflé bleue, une agréable Girofla rose, mais elle n’a pas toutes les qualités de la créatrice du rôle. L’ouvrage a été pourtant revu avec plaisir et il durerait si, ce dont je doute, les opérettes, même les meilleures, pouvaient maintenant durer. Il souffle sur les théâtres du genre, qui ont longtemps vécu de cette musique légère, et sur le genre lui-même, un vent terriblement dévastateur. Rien ne tient devant lui, et les portes se ferment avec une inquiétante fréquence. Cela ne serait que demi-mal si ces clôtures forcées précédaient une ère de rénovation pour l’art dramatico-musical. Il ne nous apparaît guère qu’il en doive être ainsi. Le désert se fait autour de nous ; on vit sur le passé ou on cesse de vivre.

 

A l’Opéra-Comique le début de Mlle Nardi a été absolument satisfaisant. Cette jeune cantatrice a le masque dramatique, la physionomie mobile et expressive ; elle chante bien, d’une voix chaude et pénétrante, peut-être moins puissante que celle de Mlle Deschamps, mais d’un volume suffisant pour la salle de l’Opéra-Comique. Le rôle de Margared, du Roi d’Ys, convient fort bien à la nature de son talent.

 

Je n’aurais rien à ajouter si l’un des concerts exceptionnels donnés par M. Lamoureux au cirque des Champs-Elysées ne me fournissait une occasion de revenir à la question qui m’est chère : celle de la destinée des compositeurs dramatiques.

 

Au programme de ce concert figurait, pour la première fois, l’introduction de la Coupe et les Lèvres, opéra inédit de M. G. Canoby. C’est un morceau de dimension moyenne, débutant par un poétique tableau alpestre, et arrivant à une puissante explosion finale, à laquelle on ne pourrait guère reprocher que de se produire un peu hâtivement et de s’achever avant d’avoir pris tout le développement possible.

 

Mais ce n’est pas précisément cette page d’un sentiment musical très moderne, qui n’intéresse surtout ici ; c’est l’histoire de l’œuvre dont elle est la préface.

 

Vers 1867, si je ne me trompe, — il y a plus ou moins de vingt deux ans, — l’Etat institua un triple concours, l’un pour un poème et une partition destinés à l’Opéra, et d’où sortit la Coupe du roi de Thulé, l’autre pour une partition sur un poème imposé : le Florentin, dont le lauréat fut M. C. Lenepveu ; le troisième pour lequel la plus entière liberté était laissée aux concurrents. Ils pouvaient arriver avec un livret de leur choix ; il fallait seulement que livret et musique fussent d’assez notable qualité pour réunir les suffrages du jury ; condition passablement difficile à réaliser. L’ouvrage primé dans ces conditions devait être exécuté au Théâtre-Lyrique.

 

Au concours, l’attention des juges fut tout de suite sollicitée par une partition en trois actes, originale, pleine d’idées, d’un esprit avancé, et que l’on aurait placée en première ligne, d’un commun accord, si l’on ne s’était trouvé en même temps en présence d’un poème singulièrement inquiétant, à une époque où, si les mœurs étaient faciles, les principes s’affirmaient rigoureux. On couronna un autre concurrent, auteur d’un ouvrage en un acte, d’une valeur suffisamment honorable et d’une moralité plus courante. La partition mise de côté, bien à regret, était celle de M. G. Canoby. Il l’avait écrite simplement sur le poème d’A. de Musset, la Coupe et les Lèvres, arrangé avec un respect du texte primitif qui lui conservait toute sa saveur amère et aussi toute sa crudité.

 

Les âpres révoltes du chasseur Franck, son scepticisme cruel, ses violentes amours avec Monna Belcolor, la touchante et virginale tendresse de Deïdamia, le milieu poétique, pittoresque, dans lequel l’action se déroule, les chasseurs joyeux, les soldats gouailleurs, les scènes au village, les rencontres romanesques dans la grande forêt silencieuse, tout cela était fait pour tenter l’inspiration d’un passionné, pour charmer le pinceau d’un coloriste.

 

Et M. G. Canoby s’était mis à l’œuvre, avec la belle insouciance de l’artiste, ne comptant ni avec les conventions, ni avec les réserves naturelles d’un jury composé de gens du métier, ni avec la pudeur pourtant fameuse de la censure impériale.

 

S’il y avait eu, en ce temps lointain, un Théâtre libre et musical, M. G. Canoby eût été sauvé ! Nous en avons, depuis cette époque, vu bien d’autres que la scène de la bière vide devant laquelle Franck tente et corrompt l’âme vénale de Belcolor. Mais il n’y en avait pas. et il ne devait pas y en avoir de sitôt, puisqu’il n’y en a pas encore; puisque la musique dramatique en est toujours réduite à s’en aller, la besace au dos, grosse de partitions inédites, demander l’hospitalité aux scènes de la province et de l’étranger !

 

L’histoire de la Coupe et les Lèvres, vieille de plus de vingt ans, serait près de son terme, si l’exécution de la page instrumentale, dont je viens de parler devait forcément rendre à son auteur le service qu’a rendu au compositeur du Roi d’Ys l’ouverture de son bel opéra, entendue d’abord dans les concerts.

 

Mais la direction de l’Opéra-Comique sera-t-elle plus clémente pour les hardiesses d’Alfred de Musset que ne le fut le jury du concours de 1867 ? Jusqu’ici cette direction nous a paru entraînée surtout vers les œuvres ayant le caractère de ce qu’on appelle l’ « ancien jeu », telles que l’Escadron volant de la Reine et la Cigale madrilène, pour ne citer que les principales. Le Roi d’Ys semble n’avoir été qu’un accident — accident des plus heureux — dans son existence. A en juger par les choix affirmés depuis, on se doute que, nonobstant le grand et durable succès de l’ouvrage de M. E. Lalo, ses préférences n’étaient point là. Ne nous hâtons pas cependant de convertir ce doute en affirmation. L’Esclarmonde de M. J. Massenet, annoncée pour les premiers jours d’avril, va nous montrer ce théâtre de nouveau largement ouvert aux manifestations de l’esprit moderne.

 

Peut-être cette représentation aura-t-elle quelque influence heureuse sur les destinées de la partition de M. G. Canoby ? Peut-être affranchira-t-elle ceux qui disposent de ces destinées des craintes et des scrupules dont le compositeur a jusqu’ici tant souffert !

 

Dans cette longue période de vingt deux années, après ses espérances évanouies, fauchées dans leur fleur, M. G. Canoby a gardé le silence, au théâtre du moins. Sans doute, il a travaillé, il a observé, il a profité. Ces trois actes qui, en 1867, eussent pu étonner par leur audace, présentés en 1889 paraîtraient peut-être rétrogrades, s’ils étaient restés tels qu’à l’origine. Vraisemblablement, le musicien a dû se garder contre cette déception, suivre le mouvement progressif de notre école nationale et modifier en conséquence son écriture musicale. L’introduction exécutée au concert Lamoureux est à l’appui de cette hypothèse : le reste de l’œuvre a dû subir la même influence.

 

Si la Coupe et les Lèvres arrive enfin devant le public, cet ouvrage y rencontrera donc, il faut le croire, le succès prédit à M. Canoby par ses premiers juges ; il déterminera ainsi ce dernier à se remettre à l’œuvre et nous compterons avec plaisir un compositeur dramatique de plus.

 

Hélas ! ce n’est pas qu’il en manque ; on pourrait même dire qu’il y en a trop, puisqu’ils n’ont point de théâtre !

 

 

La librairie Fischbacher vient de publier un beau volume de notre confrère A. Pougin, très érudit comme on sait en matière musicale. C’est une série d’études sur Méhul, qui ont paru tout d’abord, si je ne me trompe, dans le Ménestrel.

 

Le livre fait connaître l’artiste, l’homme et aussi la société de son temps. Il est plein d’anecdotes qui, tout en se rattachant à la vie de Méhul, mettent sous les yeux du lecteur des tableaux bien curieux de la grande période révolutionnaire.

 

La partie critique fait défiler devant nous, accompagnée d’intéressants commentaires, de notes inédites, de corrections et restitutions de textes musicaux, toutes les œuvres de l’auteur de cette Stratonice si peu connue et pourtant si débordante de tendresse, d’émotion pure et noble, de ce Joseph que nous avons appris à aimer dès notre enfance et qui a gardé la jeunesse, la fraîcheur et l’admirable simplicité des œuvres géniales.

 

Un passage sur l’Irato retiendra agréablement les amateurs de curiosités musicales. Ils y liront toute l’histoire vraie de cet opéra qui ne fut, comme on l’a dit et fait croire, ni une plaisanterie ni une parodie de la musique italienne alors en grande vogue, mais plutôt pour le compositeur un moyen d’établir qu’il ne voulait pas, comme le lui reprochait le Premier Consul, faire de parti pris de la musique « tudesque », et savait se montrer au besoin gracieux, léger et bouffon.

 

 

 

01 avril 1889

 

I

 

Peu de débuts à l’Opéra ont été aussi heureux que celui de Mlle Eames. C’est une élève de Mme Marchesi, primitivement, engagée à l’Opéra-Comique, où l’occasion de se présenter au public lui a constamment manqué, si bien que, de guerre lasse et son contrat résilié, elle est allée frapper à la porte de l’Opéra, où on l’a accueillie et mise à l’épreuve dans le rôle de Juliette.

 

Ce rôle convient merveilleusement à sa figure, à sa jeunesse, à sa grâce. Mais ce qui vaut mieux, car à l’Opéra on passe volontiers sur le côté plastique, la débutante montre une rare intelligence dramatique : sa voix est bien posée, d’une portée et d’une agilité remarquables, encore que parfois un peu sèche : sa diction bonne, sans trop sensible trace d’accent exotique ; enfin, la première émotion passée, elle joue avec la sûreté d’une artiste depuis longtemps aguerrie.

 

Ses qualités natives se sont particulièrement révélées dans le tableau où le moine apporte à Juliette le breuvage qui doit lui donner les apparences de la mort. Elle a suivi le récit avec une justesse d’expression mimique qui fait le plus grand honneur à son intelligence du sens de la scène.

 

Point de comparaison à faire entre Mlle Eames et Mme Patti. L’une est l’autorité et l’expérience ; l’autre n’a encore que le charme d’une aurore ; mais des trois Juliette que nous avons entendues, depuis que le bel ouvrage de M. Charles Gounod est à l’Opéra, c’est celle qui m’a laissé l’impression la plus fraîche et la plus agréable en la verdeur de son jeune talent.

 

En même temps que de Mlle Eames, nous devions avoir à nous occuper de Mlle Felia Litvinne, dont le début est encore ajourné.

 

Elle n’est pas une inconnue pour le public parisien. On l’a entendue naguère au théâtre des Nations, devenu durant quelques mois Théâtre-Italien. Sa voix de mezzo-soprano est d’une puissance, d’une solidité et d’une étendue qui l’appellent à rendre bien des services sur une scène où le contralto devient de plus en plus rare. Si la fortune lui est favorable, — et on le saura au moment où paraîtront ces lignes, — elle y pourra tenir la large place autrefois occupée par Mme Gueymard-Lauters, pendant une assez longue période.

 

Je l’ai revue à Bruxelles dans la Walkyrie. Elle y donnait vocalement tout ce que le rôle comporte, et sa beauté sculpturale convenait bien à cette personnification d’une demi-déesse. La passion humaine animera-t-elle, dans Valentine des Huguenots, cette Galatée encore toute marmoréenne ? C’est ce que va nous apprendre ce début auquel, sur ce point, Mlle Litvinne semble bien préparée par un récent passage de quelques mois sur les scènes italiennes, où les artistes contractent communément l’habitude de dramatiser leur jeu.

 

II

 

Je voudrais avoir à parler davantage de l’Opéra, mais le sujet se dérobe. L’Exposition prochaine semble avoir donné là le coup de baguette de la fée de la Belle au Bois dormant. Nous n’aurons du neuf qu’avec la Tempête de M. Ambroise Thomas, et quand ? Les gens bien informés racontent que le compositeur y travaille encore, ou tout au moins y ajoute des agréments épisodiques. Au résumé, la saison s’écoulera à peu près complètement, sans amener un sérieux renouveau de l’art musical sur notre première scène. On y vivra sur la récolte des années précédentes, et le public cosmopolite devra se contenter de ces programmes limités. Peut-être, après tout, n’en demande-t-il pas davantage, et ne va-t-il à l’Opéra que pour y avoir été !

 

Si je ne craignais de sortir de mon domaine, je parlerais à ce propos de la singulière idée récemment émise, dans un but économique, de louer aux enchères les loges de l’Opéra. M. F. Sarcey a fait à ce sujet des réflexions pleines de ce sens pratique qui caractérise son jugement sur tout ce qui touche aux choses du théâtre. Il sait, comme nous tous qui vivons dans ce milieu, que l’abonné de l’Opéra ne loue pas sa loge à l’année pour l’unique plaisir d’aller entendre et réentendre les ouvrages dont se compose un répertoire des plus restreints ; que cet abonné n’arrive guère avant le second acte et s’enfuit généralement avant la dernière scène, médiocre marque d’estime pour la musique, et qu’enfin une loge est surtout un salon où les gens du même monde sont sûrs de se rencontrer deux ou trois fois par semaine.

 

« Mais, remarque-t-il fort justement, cette bonne compagnie est l’honneur de l’Opéra. »

 

Quand, à coups de dollars, à l’américaine, elle sera remplacée par des gens mettant tout leur orgueil à payer plus cher que le voisin, qu’est-ce, nous demanderons-nous à notre tour, qu’est-ce que l’art musical, notre seul objectif, pourra gagner à ce changement ? Apportera-t-il un public qui, au mérite de payer plus largement, ajoutera celui de s’intéresser plus vivement au spectacle, c’est-à-dire fera à la fois les affaires des directeurs en augmentant les ressources de l’institution, et celles des auteurs en leur assurant des sympathies plus actives et des exigences artistiques plus impérieuses.

 

Vraisemblablement non. « Les rastaquouères et ces dames » comme le dit en concluant le maître critique sans se placer au même point de vue que nous, « peuvent s’offrir des loges à l’Opéra, le samedi, au prix ordinaire du bureau. Est-ce qu’ils en prennent ? Jamais de la vie ! Ils n’auraient d’autre plaisir que celui d’entendre de la musique. Merci bien ! Ce qu’ils achèteraient 60 000 francs, c’est un plaisir de vanité satisfaite. Si leur amour-propre n’y trouve plus son compte, ils garderont leur argent. La bonne compagnie n’est plus là, bonsoir la compagnie. »

 

Tout cela est fort juste. Il faut, par conséquent, prendre l’Opéra comme il est et compter que si l’abonné ne fait pas de la musique la première des choses qui doivent compter devant lui, il n’en est point tant dédaigneux que les apparences nous le font voir ; qu’il est souvent doublé d’un véritable amateur et que, s’il ne réclame pas plus vivement et plus souvent contre l’invariabilité des programmes, c’est par lassitude, par courtoisie, par faiblesse, plutôt que par réelle indifférence.

 

Il faut donc souhaiter que l’Opéra reste tel qu’il est, avec ses loges héréditaires, avec ses locataires vraiment parisiens, parisiens d’origine ou d’élection, et en même temps retrouve cette activité de production qu’il a connue autrefois, même aux époques les plus troublées.

 

En 1789, par exemple, l’Académie de musique donnait, en mars, l’Aspasie de Grétry, en juin les Prétendus de Lemoyne, en septembre le Démophon de Vogel, en décembre la Nephté de Lemoyne, en tout dix actes ; en  1790, elle en comptait quinze, représentant six ouvrages; en 1791, dix-huit pour six ouvrages ; en 1793, dix-huit encore, parmi lesquels les cinq actes du Mariage de Figaro de Mozart.

 

Si quelque chroniqueur de 1989 s’avise jamais de faire à propos de la période contemporaine l’évocation de tels souvenirs centenaires, assurément la comparaison ne sera pas à notre avantage. Nous n’avons qu’une ressource pour ne pas trop déchoir aux yeux de nos arrière-neveux. Si la quantité nous manque en fait d’œuvres lyriques, ayons au moins la qualité. Je croirais volontiers à la certitude de ce résultat sans ce terrible Mariage de Figaro, qui illumine à l’Opéra la sombre année 1793 !

 

III

 

Les théâtres ne donnant rien que des débuts, il a fallu aller chercher dans les concerts la musique dramatique. Eloa, drame lyrique en cinq épisodes,  poème de M. Paul Collin, musique de M. Lefebvre, exécuté à la salle Erard, est une œuvre de sérieuse valeur, inspirée par le poème d’Alfred de Vigny.

 

L’ouvrage original est bien dans le ton romantique de son temps : Eloa, ange-femme, née d’une larme versée par Jésus à la mort de son ami Lazare, est prise de pitié pour l’humanité, dont elle entend monter les plaintes vers le ciel. Elle demande à quitter le séjour lumineux des anges et descend sur la terre, où elle rencontre Lucifer, l’archange déchu, lequel rêve un nouvel outrage à Dieu. — Cet outrage, ce sera la perdition morale d’Eloa. Il la séduit en effet, sous les apparences de la plus perfide douceur ; il ne se révèle à elle qu’au moment où il l’entraîne dans l’abîme.

 

C’est sur le cri : « Satan ! » que se termine le poème d’Alfred de Vigny. Les auteurs actuels ont été moins durs pour Eloa. Dans l’épilogue inventé par eux, elle crie : « Grâce ! » et Dieu pardonne. Elle remonte au ciel au milieu du chœur séraphique.

 

Sur cette donnée bien présentée par M. Paul Collin, M. Ch. Lefebvre a écrit une partition assez considérable, dont les premières pages ont séduit vivement le public par leur caractère poétique et élevé. L’épisode de la séduction aurait pu faire une opposition dramatique à ce début tout de grâce et de mélancolie ; il me semble que le compositeur n’en a pas assez accentué le caractère satanique; j’estime toutefois qu’il ne faut point juger aussi sommairement une œuvre de celle importance. Bien des conditions d’exécution peuvent en dénaturer l’aspect réel. Je veux me borner à saluer au passage en M. Ch. Lefebvre un des musiciens les plus consciencieux, les plus honnêtement idéalistes de notre école contemporaine ; la pensée est chez lui toujours délicate et fine, son principal défaut serait peut-être de l’envelopper de telle sorte quelle ne soit pas toujours assez nettement perçue. C’est la recherche louable mais parfois dangereuse d’un homme de goût.

 

Eloa a été fort bien chantée par Mme Bilbaut-Vauchelet, dont on ne saurait trop regretter le long éloignement du théâtre.

 

IV

 

Un autre concert donné dans le vaste hall de la Société d’horticulture, le 24 mars, nous a remis en présence de deux intéressants fragments de l’opéra de M. Victorien Joncières, le Chevalier Jean, dont la carrière a été soudainement interrompue par l’incendie de l’Opéra-Comique, un chœur de « fileuses » et une « chanson sarrasine », et nous a fait connaître deux pages inédites : Simple histoire, suite d’épisodes de M. A. Lenglet, composition agréable d’un des bons élèves de M. Bourgault-Ducoudray, et Au pays des amours, petite scène avec chœur, de M. Bonnadier. C’est une inspiration charmante et originale ; elle a été très vivement goûtée.

 

Ce concert, dont le succès a été accentué encore par le bel intermède instrumental du pianiste-compositeur Diemer, avait été organisé par Mme Watto, qui dans des œuvres telles que l’arioso de Dimitri de M. V. Joncières, le Credo et la Menteuse de M. Th. Dubois, a fait applaudir la souplesse, la pureté de sa voix et l’excellence de son style.

 

Et maintenant que nous avons été à la recherche des auteurs et des œuvres dans les concerts, j’espère que nous aurons, la prochaine fois, le plaisir, devenu rarissime, de retrouver la musique au théâtre. C’est là que nous l’aimons le mieux ; c’est là maintenant qu’elle se fait le plus désirer.

 

 

 

01 mai 1889

 

I

 

Surabondance de concerts durant le mois d'avril. S'il fallait suivre ce mouvement musical dans tous ses détails, cette chronique aurait la sécheresse d'un procès-verbal. Je dois me borner à regretter de n'avoir pu rendre compte, en son temps, de l'intéressante audition des œuvres de M. A. Duvernoy et saluer au passage ce compositeur que tout désigne pour la carrière dramatique, dont une inconcevable malechance l'a tenu jusqu'ici éloigné. Il est heureusement de ces patients et de ces volontaires qui savent attendre leur heure, avec la ferme confiance qu'elle viendra et les paiera tout d'un coup de ce long stage que les directeurs imposent aujourd'hui à ceux-là même dont la réputation est la mieux assise et la valeur la plus incontestable.

 

Il faut aussi que je rappelle le concert donné par la Société Guillot de Sainbris et que j'y note la belle composition Ulysse et les Sirènes de M. P. Puget, encore un musicien de tempérament dramatique, ayant fait ses preuves, et pour lequel la porte du théâtre s'est jusqu'ici à peine entr'ouverte. On a applaudi dans la même séance un beau chœur : Espoir, de M. Ch. Lefebvre.

 

Enfin, à la Société nationale de musique, diverses œuvres de la jeune école contemporaine ont vivement sollicité l'attention. Fondée par M. Saint-Saëns et par M. R. Bussine, il y a plus de vingt ans, cette société est devenue le centre actif d'un groupe musical très avancé, très ardent, par lequel des maîtres comme Charles Gounod, comme Massenet, comme Saint-Saëns lui-même, sont jugés avec une certaine rigueur et ne s'en portent du reste pas plus mal devant leurs contemporains.

 

Le vieux maître César Franck est le dieu de ce temple, dont les prophètes sont MM. Vincent d'Indy et Alfred Bruneau, pour ne nommer que les principaux de cette laborieuse pléiade. Ses adeptes le mettent bien au-dessus de tous ceux dont l'histoire de là musique contemporaine s'honore ; il a certainement trop de modestie et de raison pour croire à l'exagération de ces louanges ; il a de quoi pourtant être fier quand, du sommet de la vie où il est arrivé, il jette les yeux sur son labeur immense. Après le délicieux poème de Ruth, après les grandioses tableaux de Rédemption et les majestueuses envolées des Béatitudes, il a rêvé, lui aussi, le grand jour du théâtre ; il a écrit un drame, Hulda, dont le public ne sait rien encore et auquel il faudrait une bonne fortune semblable à celle qui, après tant d'années, a tiré de l'ombre le Roi d'Ys de M. Édouard Lalo. Il convient d'ajouter à ces titres une liste considérable de pièces instrumentales ou vocales qui ont, plus encore que ses œuvres connues du public, contribué à le faire considérer, pour employer l'expression d'un de ses fidèles, comme un « être un peu surhumain ». Nous devons aimer cet enthousiasme hyperbolique chez de jeunes esprits que le feu de l'art pur dévore et qui ont la noble émulation de conquérir une égale gloire.

 

M. Vincent d'Indy a fait déjà la preuve de sa très haute valeur dans la Cloche et le Wallenstein. On a entendu dans la séance de la Société nationale de musique une Penthésilée inédite de M. Bruneau, poème symphonique pour orchestre et chant. Penthésilée, reine des Amazones, va combattre contre Achille. Après un court récit, elle pousse son cri de guerre, se précipite dans la mêlée et y trouve la mort. Quelques beaux vers de M. Catulle Mendès composent la partie vocale de ce morceau. Mais le rôle de l'orchestre est ici prépondérant. Il décrit avec une grande vigueur et un dramatique mouvement cette scène héroïque, avec sa chevauchée effrénée et ses clameurs de guerre.

 

Dans la même soirée a été entendue intégralement la musique de M. Gabriel Fauré pour le Caligula de Dumas, donné à l'Odéon en 1888 et dont l'exécution partielle avait été alors bien insuffisante. Deux morceaux, un air de ballet et un chœur, ont eu les honneurs du bis. Je citerai encore une Caravane de M. H. Chausson, la Marche héroïque de M. Julien Tiersot, charmant et érudit musicien qui se consacre avec une intelligence et une patience louables à la reconstitution du répertoire de nos vieux airs nationaux, et un Prélude de M. Camille Benoît, qui, bien que réellement joli, n'a pas été du goût de tout le monde. La lassitude ou le trop-plein des programmes revêt ainsi parfois d'une couleur d'ennui les choses les plus agréables.

 

Je ne sais ce que tous ces jeunes compositeurs — qui ne sont point tous de jeunes hommes — donneraient au théâtre s'ils y étaient soudainement appelés ; mais je vois — et il faut les en louer — qu'ils font de sérieux efforts dans le sens d'une formule nouvelle. S'ils vont trop loin, l'expérience matérielle les guérira bien vite de leur emportement ; appelés à constater que le théâtre comporte moins d'intransigeance que la composition purement musicale, ils reviendront à des théories plus courantes sans rien perdre réellement de leur personnalité ; ils se persuaderont, — ce dont ils paraissent douter encore, — qu'on peut rester accessible et intelligible au public sans tomber dans le banal.

 

C'est ce que n'ont cessé de faire, par exemple, deux compositeurs devenus pour eux rétrogrades et qui, il y a dix ans à peine, passaient pour révolutionnaires, Saint-Saëns et Massenet, à qui cette communion avec l'âme de la foule n'a point jusqu'ici trop mal réussi.

 

Que ceux qui ne consentiraient point à cette communion ne fassent pas de théâtre ! Ils souffriraient trop de n'être pas compris, et le dédain qu'ils ont déjà pour leurs aînés s'en augmenterait d'autant, ce qui serait fâcheux pour tous et surtout pour eux-mêmes.

 

Je suis bien certain que lorsque M. A. Bruneau donnera à la scène le Rêve qu'il écrit en ce moment, il se sera humanisé sur ce point et que son maître, César Franck, sera le premier à le féliciter de n'avoir pas voulu trop prouver aux masses l'austère divinité de la Musique.

 

II

 

Durant la Semaine sainte, l'Opéra-Comique a cherché un moyen aimable de donner au public une marque de sa ferveur. Il a inscrit dans son programme, après deux belles pièces instrumentales : l'ouverture du Freischütz de Weber, l’hymne de Haydn ; après le bel Air d'église de Stradella, magistralement chanté par M. Taskin, la Messe solennelle de Rossini.

 

Concert spirituel, trop spirituel même ! Je n'imagine rien de plus singulier que cette association des paroles latines de la messe et de la musique capricante de l'illustre maestro Rossini. Quelle fantaisie prend à ces compositeurs de génie de débiter le Gloria in excelsis et le Credo en petites tranches joliment enrubannées en morceaux minces chantés avec des fioritures, des grâces, des nuances, des pâmoisons, tout comme s'il s'agissait de quelque bergerade. Et cela quand le chant grégorien, le plain-chant est si beau, si grandiose, et quand il serait si facile de ne pas nous le gâter par tant de savoir-faire !

 

Très variée est la façon dont l'illustre maître estropie le latin du missel. Le Gloria laudamus, dont l'attaque est belle pourtant, ne nous donne point l'impression large et haute que nous rapportons du même chant simplement exprimé par quelques belles voix mâles et quelques soprani aériens sous les voûtes d'une vaste nef. Le Cum sancto spiritu expédié par les chœurs, avec une gaîté folle, évoque en notre esprit des images de ballet, qui vont fort à l'encontre des pensées pieuses du jour, et dans le Crucifixus, les mots Sub Pontio Pilato répétés deux fois avec un extraordinaire attendrissement, nous apportent l'impression d'une ignorance parfaite du sens et de la valeur des mots. « Crucifié » peut nous émouvoir, mais « sous Ponce Pilate » que nous importe ? Cela ne marque qu'une date et il n'y a pas là de quoi donner à l'interprète l'occasion de se pâmer.

 

Je suis très fâché de dire ces choses, qui vont me faire passer pour un irrévérencieux, voire pour un ignorant. Mais l'impression a été si vive que je ne saurais l'atténuer. J'admire en Rossini le colossal génie qui a écrit Guillaume Tell, l’œuvre la plus vraiment puissante que nous ayons au théâtre ; cette profonde admiration me fait d'autant plus regretter de le trouver si petit, quand la fantaisie lui prend d'accommoder à la Paschino le latin de la messe.

 

Les interprètes, bien qu'ayant peut-être accentué outre mesure les nuances de la partition, ont été du moins tous dignes de louange.

 

On a longuement applaudi Mmes Deschamps et Simonnet, ainsi que MM. Mouliérat et Fournets. C'est la Prière de Moïse, intercalée à l'Offertoire, qui m'a fait goûter le mieux la force et le charme de ces voix unies aux masses imposantes des chœurs. Et l'impression la plus religieuse que j'aie ressentie, en cette soirée, m'est ainsi venue d'un opéra.

 

Comme compensation à la Messe de Rossini, s'est très heureusement produite, de l'autre côté de la place du Châtelet, c'est-à-dire au concert Colonne, la quatrième audition du drame lyrique de M. J. Massenet, Marie-Magdeleine, entendu déjà trois fois, l'an dernier, dans le même milieu.

 

On sait la valeur de cet ouvrage, dont il n'y aura plus désormais qu'à constater le succès plus ou moins vif, selon que l'interprétation en aura été plus ou moins bonne. On ne saurait se l'imaginer plus considérable qu'à cette quatrième audition. Voilà un ouvrage définitivement classé. Et à ce titre il a déjà la consécration de la légende. Un biographe de M. Massenet racontait ces jours derniers, dans un article dont l'intention assurément était parfaite, comment le compositeur, modeste auteur du Poème d'Avril et du Poème du Souvenir, dont on avait eu grand’ peine à vendre cent exemplaires en trois ans, avait dû à l'initiative de M. Hartmann, son éditeur, la bonne fortune d'écrire Marie-Magdeleine. Cet éditeur, doublé d'un très fidèle ami, a eu en effet la plus décisive influence sur la destinée de M. J. Massenet ; mais en quoi la légende paraît grandement se tromper, c'est quand elle représente notre compositeur comme ayant besoin qu'on lui souffle ses idées. J'ai la preuve matérielle que ses idées sont bien siennes ; je l'ai vu assez souvent à l'œuvre pour savoir avec quelle volonté, avec quelle force, il s'attache à ce qui le tente. Marie-Magdeleine et Eve ont été, je pense, les deux figures qui ont le plus obstinément hanté son esprit de jeune homme. Je ne crois pas qu'il ait jamais écrit une œuvre avec une conviction plus profonde, avec une foi plus vive, avec un plus parfait détachement de l'opinion publique et une méthode plus absolue, que ce drame lyrique que M. Colonne vient si heureusement de nous rendre, et dont il a supérieurement dirigé l'exécution.

 

Et toutes les fois que je l'écoute, avec une émotion nouvelle, il me revient à l'esprit cette parole que M. Édouard Lalo, dans un élan de sincère admiration, disait au jeune compositeur, lui faisant entendre pour la première fois, en ma présence, sa partition achevée :

 

— Vous pourrez écrire bien des œuvres ; vous resterez l'auteur de Marie-Magdeleine.

 

Une cinquième audition de Marie-Magdeleine a terminé, le dimanche 28 avril, la série des concerts de l'Association artistique, que dirige depuis quinze années M. Édouard Colonne. Ce m'est une excellente occasion de dire le bien que je pense de cette institution et les services qu'elle rend à la musique française.

 

Au courant de l'année, ma tâche étant de consacrer spécialement cette chronique aux choses du théâtre, je ne puis suivre assidûment nos compositeurs dans les concerts. Je veux, au moins, récapituler d'après les programmes de la saison 1888-89, les noms et les œuvres auxquels M. Colonne a donné une si large place, indépendamment de celle qu'il accorde aux classiques et aux grands compositeurs étrangers.

 

Après le nom de Berlioz, revenu triomphalement sur les affiches avec la Damnation de Faust, je cite, au hasard de mes rencontres, M. Lalo, avec sa belle ouverture du Roi d'Ys et sa Rapsodie norvégienne, M. Benjamin Godard qui fait entendre d'intéressants fragments de Jocelyn ; MM. Camille Saint-Saëns, Gounod, Massenet, Reyer, Delibes, dont on exécute de nombreuses compositions. Après Bizet et ses Scènes d'enfants, je salue au passage Guiraud et son Carnaval, l'Adagio et le Prélude de Ch. Lefebvre, la Fantaisie de Ch. M. Widor, l'Air de danse de G. Salvayre, l'Invocation empruntée au Dimitri de V. Joncières, les Fragments de la Première Suite, de Pierné, le Menuet de Ten-Brink et enfin diverses œuvres de deux femmes : Mme de Grandval et de Mme Augusta Holmès, cette dernière auteur d'Irlande et de la Vision de sainte Thérèse, partition toute récente et d'un très haut caractère.

 

La liste est longue, et brillante, et variée. Aux auteurs consacrés par de longs succès se mêlent ceux dont il faut encore encourager les efforts, aux lauréats de Rome les indépendants de l'école, et aussi les femmes qu'une noble émulation, une haute culture d'esprit, font, dans les diverses branches de l'art, se ranger avec honneur à côté des illustrations contemporaines.

 

III

 

Un rapide voyage à Nice m'a permis d'assister à la répétition générale et à la première représentation d'un drame lyrique : Joël, dont l’auteur, Gilbert Desroches, a déjà fait représenter à Boulogne-sur-Mer et à Genève, sous le titre de Renaud, un épisode de la légende d'Armide. Toucher même légèrement à un sujet traité par Gluck, cela ne va pas sans audace. L'épreuve paraît avoir été heureuse pour Gilbert Desroches qui, nul ne l'ignore, se nomme mondainement Mme la baronne Legoux.

 

Joël est l'histoire très simple des amours tragiques d'un bouffon pour une reine. La reine Hélène, aimée en silence, ne doit pas connaître cet amour, à la condition pourtant qu'elle reste pure, que jamais un homme n'ose ouvertement lui dire ces paroles brûlantes que Joël s'est abstenu de prononcer. Or, Joël remarque bientôt, dans une fête où l'on célèbre la vaillance du comte Amaury, vainqueur du tournoi, un échange de regards qu'il interprète comme le témoignage d'un amour naissant entre le chevalier et la reine. Il éveille alors la jalousie du roi. Bientôt, sa propre passion l'emportant, il surprend la reine seule, lui dit follement son amour ; avec une sorte de fureur sauvage, il veut la prendre dans ses bras ; puis, épouvanté de sa propre audace, il s'arrête, il s'enfuit, jurant du moins que si Hélène n'est point à lui elle ne sera à personne, que si le comte Amaury la revoit, le comte Amaury mourra de sa main.

 

Et c'est là, en effet, le dénouement du drame.

 

Cette action un peu brutale et précipitée devait primitivement tenir en un acte. La volonté du compositeur en a fait trois tableaux. C'est une ambition commune aux jeunes musiciens de vouloir ainsi exagérer l'importance de leur œuvre. Le public niçois a donné raison à Gilbert Desroches en applaudissant chaleureusement sa partition.

 

La musique de Gilbert Desroches est très scénique, d'une couleur charmante et d'une réelle passion. On a mis en première ligne une chanson bretonne sur un vieil air recueilli par l'auteur et aussi, je crois, sur de vieilles paroles, car je n'avais point vu ce morceau dans le poème primitif. La mélodie de l'Étoile, l'air passionné de Joël, le duo d'Hélène et d'Amaury, puis un joli chœur de bouquetières et toute. la tragique scène finale ont été soulignés par les applaudissements et les rappels d'un public cosmopolite dans lequel dominait l'élément parisien.

 

Il est juste de constater que le compositeur a eu la bonne fortune d'une interprétation de premier ordre. Mme Marguerite Martini, que nous avons applaudie à Bruxelles, dans le rôle de Sieglinde, est, pourrait-on dire, le drame même. Elle joue avec une rare intelligence et, bien qu'elle ait déplacé sa voix de mezzo-soprano poussée au soprano, elle a excellemment chanté tout le rôle de la reine. M. Manoury est un superbe Joël, très fougueux, très pathétique, un remarquable baryton que je suis surpris de ne pas voir à Paris où il a commencé sa carrière. M. Delmas, charmant ténor, qu'on entendra, cet hiver, à la Monnaie, remplissait le rôle d'Amaury, et M. Bussac, celui du roi, malheureusement trop peu important pour la valeur de l'artiste.

 

La mise en scène du théâtre de Nice est fort luxueuse ; l'orchestre nombreux, très habilement conduit par M. Cortelazzo.

 

IV

 

Une compagnie italienne est venue se fixer à Paris, pour deux mois, sous la direction de M. Sonzogno, un impresario-journaliste, directeur du Secolo, dont la campagne théâtrale à Milan et à Rome a été des plus heureuses.

 

Cette compagnie s'est établie à la Gaîté ; c'est à un auteur français, notre cher et regretté Georges Bizet, qu'on a fait les honneurs de la première affiche.

 

On a donné les Pêcheurs de perles, ouvrage écrit par le compositeur à l'âge de vingt-trois ans et représenté d'origine au Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet. C'est là que j'ai aperçu pour la première fois Georges Bizet, traîné sur la scène par ses interprètes : Mlle de Maësen, Morini, Ismaël et Guyot. Cela alors ne choquait pas. Et puis il était si jeune, et il arrivait d'Italie !

 

Les interprètes d'aujourd'hui sont Mlle Calvé, très belle, douée d'une voix d'une pureté cristalline et nous revenant de Rome, où elle a passé deux ans, depuis sa brève apparition à l'Opéra-Comique, avec une somme de qualités qui n'existaient encore qu'à l'état de promesses lorsqu'elle nous a quittés ; M. Talazac dont on sait la valeur ; M. Lhérie qui de ténor est devenu baryton et excellent baryton, et un seul Italien, M. Navarri, chargé du rôle de basse Nourabad.

 

La place me manque pour raconter le sujet des Pêcheurs de perles, analogue du reste à celui de la Vestale et d'un intérêt médiocre.

 

La partition porte la marque de la jeunesse de celui qui devait être l'original et magistral auteur de Carmen. De temps en temps un léger souffle italien la traverse ; mais les principales parties en sont d'une inspiration délicieuse et d'une exécution tout à fait délicate. Georges Bizet n'a rien écrit de mieux que le duo descriptif du ténor et du baryton au premier acte. La romance de Nadir : « Je crois entendre encore », l'entrée de Leïla, la prière à Brahma, l'air de Leïla seule, sont autant de pages exquises qui, en renouvelant le charme subi à la première audition de l'ouvrage, ont renouvelé notre peine d'avoir vu si vite et si tristement disparaître celui à qui semblait sourire le plus bel avenir.

 

Le reste de la partition, sans être à la hauteur du premier acte, compte encore beaucoup de morceaux de grande valeur. L'un d'eux est depuis longtemps célèbre dans les salons. C'est la sérénade de Nadir : « De mon amie, fleur endormie. » Il faut citer parmi les autres l'air de Zurga : « L'orage s'est calmé », le duo avec Leïla et les jolis chœurs dansés.

 

A ce nouveau Théâtre-Lyrique il ne faudra pas parler de mise en scène. Elle y est, elle y sera des plus sommaires ; qu'on nous donne en échange, pour l’Orfeo qui nous est promis et pour les autres pièces du répertoire annoncé, une interprétation de la valeur de celle des Pêcheurs de perles, et nous nous tiendrons pour contents.

 

 

 

15 mai 1889

 

I

 

Dans l'ombre religieuse du bois sacré découpant de noirs feuillages sur la pourpre d'un ciel tragique, Orphée gémit devant le tombeau d'Eurydice il appelle la morte avec des sanglots ; avec lui le chœur se lamente et pleure.

 

Et la voix du charmeur de monstres s'élève, harmonieusement déchirante, exprimant une douleur surhumaine, implorant l'Amour plus fort que la Mort.

 

Et guidé par Eros lui-même, il s'en va à travers les gorges pierreuses menant aux gouffres de l'Hadès ; il s'en va, chantant sur sa lyre ces vers qui émeuvent les êtres et les choses, éteignent les aboiements de Cerbère, touchent de pitié le cœur jusqu'alors impitoyable des Infernaux. Bientôt, dans les Champs Elysiens où, blanches comme des marbres, dans la transparence bleuâtre des bosquets, passent en souriant les Ombres heureuses, il retrouve celle qu'il pleurait. Loin des abîmes il l'emmène ; à peine reconquise, il doit la perdre encore pour avoir manqué à sa promesse de ne la point regarder en face avant de l'avoir rendue à la lumière du soleil.

 

Et de nouveau, aux lamentations du poète divin, l'Amour apparaît, sur les lèvres d'Eurydice déjà couvertes des violettes de la mort, il ramène le sourire et fait refleurir la vie.

 

Ces tableaux, ces images, je les ai vus ; cette voix, je l'ai entendue, il y a déjà bien des années, et le souvenir qui m'en revient aussi vivant, aussi coloré que s'il datait d'hier, est un des plus précieux que je garde de mes premières impressions de Paris.

 

C'était à l'époque où — en sa prime nouveauté — le Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet nous donnait cette série d'œuvres anciennes ou nouvelles, qui marque l'une des phases les plus brillantes de l'histoire de notre théâtre musical.

 

Les tableaux représentaient de véritables œuvres d'art, d'une variété, d'une couleur et d'un charme rares ; la mise en scène, l'arrangement des costumes témoignaient d'un goût exquis ; Orphée enfin empruntait la voix, l'incomparable style, le jeu pathétique, la forme sculpturale de Mme Pauline Viardot.

 

L'amer parfum des lauriers et des myrtes semblait émaner de l'œuvre, les figures marmoréennes d'Orphée et d'Eurydice y charmaient les yeux au milieu des rochers rougis par la morsure des flammes. Tout cela présenté, mis au point avec une délicate perfection, nous avait apporté, indépendamment même de la musique superbe de Gluck, une somme de pures jouissances que vraisemblablement nous ne retrouverons plus jamais.

 

II

 

L'Opéra-Italien de la Gaîté ne pouvait prétendre à une reconstitution parfaite de ces éléments, dont l'ordonnance avait dû coûter naguère de longues études et de patients efforts ; il nous a présenté du moins l'Orfeo, avec une recherche de luxe et d'éclat dont l'intention est assurément plus louable que l'effet ; il doit être félicité surtout en faveur de cette entreprise qu'il poursuit d'offrir au public parisien une véritable exposition de musique dramatique, au cours de laquelle l'art italien fait, à ses côtés, une si large place aux œuvres de toutes les écoles.

 

L'Orfeo est le troisième ouvrage que présente M. Sonzogno, après les Pêcheurs de perles de Bizet et I Puritani de Bellini. Cet intelligent éclectisme nous a permis de retrouver en moins de trois semaines des œuvres dont la juxtaposition est des plus intéressantes et que Paris n'aura pas l'occasion de revoir avant bien longtemps.

 

De l'Orfeo succédant, après plus de vingt-cinq ans, à l'Orphée, version française, je rapporte une impression d'ensemble toute différente de celle de ma première rencontre avec ce chef-d'œuvre.

 

Au Théâtre-Lyrique, toute la lumière de l'ouvrage se concentrait sur Orphée, sur Mme Pauline Viardot ; tous nos regards, toute notre passion étaient pour elle ; les grandes pages instrumentales, les chœurs pourtant admirables, nous frappaient moins, semblaient comme estompés par le vif éclat du rôle.

 

Ici au contraire, les chœurs, les symphonies viennent en avant. On en goûte toute la poésie et toute la puissance. Orphée reste un personnage de première valeur ; mais il ne sort pas du tableau, il n'y apparaît pas dominateur ; il ne s'empare plus de nous impérieusement.

 

Ce n'est pas qu'il faille dédaigner l'interprète qui nous restitue cette superbe et poétique figure d'Orphée, à la fois humaine et divine. Mme Hastreitter est une artiste de premier ordre ; elle me frappe bien plus pourtant par la justesse de sa mimique, la mobilité et l'expression de sa physionomie, la recherche plastique de ses attitudes, que par la qualité de sa voix et sa manière de chanter. Si elle donne aux accents d'Orphée une réelle vigueur dramatique, elle ne leur prête malheureusement pas cette profondeur, elle ne leur garde pas cette tenue si expressive, si pénétrante, dont mon esprit reste encore touché quand je me ressouviens de celle qui révéla à notre jeunesse la beauté de ce magnifique rôle.

 

Après l'air classique : « J'ai perdu mon Eurydice ! » le public a fait à Mme Hastreitter une ovation bien méritée. Ce que je dis de notre première interprète française ne saurait diminuer la très réelle valeur de la cantatrice italienne.

 

Le rôle d'Eurydice était confié à Mme Bevilacqua, et celui de l'Amour à Mme Jeanseni, dont les qualités vocales, du moins pour l'interprétation de la musique de Gluck, demanderaient à être développées par l'étude.

 

III

 

Avant l'Orfeo, nous avions eu I Puritani. On sait de quelle vogue jouit naguère cet ouvrage. Il a eu le sort des œuvres devenues rapidement populaires, il est entré dans le domaine des glorieuses banalités. L'invention de l'orgue de Barbarie a fait bien du mal aux compositeurs illustres !

 

Quoi qu'il en soit, l'ouvrage de Bellini n'a point perdu, après tant d'années et tant de voyages par les rues et par les champs, la flamme et la passion de la jeunesse. S'il représente une formule qui n'est plus ni dans nos goûts ni dans nos tendances, il se manifeste du moins comme un curieux document que consulteront avec fruit beaucoup de ceux qui s'en vont trop loin sur les marges du chemin dramatique. En leur apprenant ce qu'il ne faut plus faire, il leur enseignera aussi ce qu'il ne faut pas oublier.

 

L'interprétation d'I Puritani est, dans son ensemble, très remarquable. Le ténor Marconi, cavalier élégant et de presque trop haute taille, chante avec séduction, et, dans les passages élevés, avec un mordant parfois inattendu, l'organe, à première audition, paraissant un peu fragile.

 

M. Cotogni est un baryton, à la voix souple et ferme. Il me semble qu'il manque à Mme Repetto-Trisolini quelque toute petite chose pour en faire une chanteuse dramatique. Nonobstant le défaut de ce « je ne sais quoi », sa belle voix, ses qualités de vocaliste, ont été fort appréciées, et de nombreux rappels lui ont prouvé, ainsi qu'aux autres interprètes d'I Puritani, la réelle satisfaction du public.

 

IV

 

Entre les deux derniers ouvrages donnés au Théâtre-Italien s'est placé à l'Opéra le très intéressant et très brillant début de Mme Melba. Le mot « début » est-il bien exact ? Mme Melba ne doit donner à Paris que quatre ou cinq représentations. « Exhibition » conviendrait mieux, particulièrement en ce temps-ci.

 

Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons qu'applaudir à cette idée du directeur de l'Opéra de nous faire connaître une cantatrice dont les gazettes belges disaient merveille et qui a tenu largement toutes les promesses de la renommée.

 

Mme Melba est encore une artiste à la physionomie très mobile, rendant avec une singulière intensité d'expression toutes les passions, toutes les impressions de son personnage.

 

Sa voix, d'une flexibilité, d'une solidité et d'un éclat remarquables, est conduite avec une rare maîtrise. La scène de la folie et de la mort d’Ophélie a été pour Mme Melba un véritable triomphe. Elle l'a jouée avec une poésie et chantée avec un charme et une virtuosité qui lui ont valu, après d'interminables bravos, un triple rappel, haute marque de satisfaction dont les Parisiens ne sont pas prodigues.

 

L'Opéra, qui fait la revue des artistes, va faire aussi la revue des œuvres, à l'intention des hôtes de Paris. Après Henry VIII, il reprendra, ce mois-ci, Patrie ! et le mois prochain le Cid. Nous aurons, entre temps, la première représentation de la Tempête, le ballet en trois actes de M. Ambroise Thomas, l'illustre doyen des compositeurs français.

 

 

 

01 juin 1889

 

I

 

En recherchant les origines du poème du Roi d'Ys, donné, il y a un an, à l'Opéra-Comique, je m'étais incidemment intéressé à la légende de Graëlan ou Gradlon, comte de Cornouailles, roi d’Is, héros d'une aventure fantastique, analogue à celle que mettent en scène les auteurs d'Esclarmonde, opéra romanesque, représenté au même théâtre, le 15 mai.

 

Graëlan avait une grande réputation de beauté et de bravoure. Distingué par la reine du pays de Léon et dédaigneux de cet amour, il s'était enfermé dans ses domaines où il passait le temps à chevaucher en forêt, chassant les fauves. Un jour, en suivant une biche blessée, il fut mené, en son pourchas, jusqu'au milieu d'une belle prairie, devant un ruisseau courant parmi les fleurs.

 

Dans l'eau se jouait une femme d'une incomparable beauté. Ses vêtements de soie parfilés d'or pendaient aux saules de la rive. Le hardi cavalier, trouvant la femme adorable, s'empara des vêtements pour l'empêcher de s'enfuir. Elle, alors, le supplia d'une voix si douce que, touché et saisi de respect, il déposa la fine robe tissue d'or au bord du ruisseau et se retira discrètement pour donner à la baigneuse le temps de se vêtir, mais non assez loin pour risquer de la perdre.

 

Revenu bientôt près d'elle, il lui adressa les plus fervents hommages. La belle inconnue, — une fée, — les accueillit, avouant alors que cette rencontre avait été préparée par elle ; que, par sa volonté, la biche fugitive l'avait conduit au bord de ce ruisseau. En retour d'un serment d'éternelle discrétion, elle lui promit d'apparaître à son appel toutes les fois qu'il l'invoquerait et lui fit présent d'un beau palefroi, d'un harnais superbe et d'un coffre plein d'or.

 

Or, un jour, Graëlan manque à sa promesse de ne jamais révéler le secret de son union mystérieuse. Et, dès ce moment, il perd la possession de celle qu'il aimait. Elle ne peut lui pardonner sa faute. Après un rapide adieu, elle se rejette dans les flots ; il veut l'y suivre et mourir. Alors les fées secondaires interviennent, supplient et obtiennent son pardon.

 

La légende s'arrête là. Elle ne dit pas comment Graëlan quitta plus tard sa belle amoureuse pour alter guerroyer contre les Romains, pousser sa marche victorieuse jusqu'à Tours, se fixer à Kemper-Odet en Cornouailles et enfin dans la fabuleuse cité d'Is, aujourd'hui ensevelie sous les flots de l'Océan et dont, à certains jours, on croit entendre encore sonner les cloches submergées.

 

La fable de Psyché, celle de Lohengrin, celle de Mélusine, celle de Graëlan, celle de Parthenopeus de Blois, procèdent de la même source : on y retrouve la même idée de la subordination du bonheur à la conservation de l'intégrité d'un secret. Il y a au fond de ces récits un enseignement mystérieux ; les érudits y découvriraient sans doute un mythe solaire à la démonstration duquel je n'ai point la prétention de coopérer. Je raconterai donc simplement le sujet d'Esclarmonde, qui est, au théâtre, en comptant un petit acte de ses débuts, au retour de Rome, la septième partition de M. J. Massenet, écrite celle-là sur un poème de M. Louis de Gramont et de M. Alfred Blau, co-auteur de Sigurd, qu'il ne faut pas confondre avec son homonyme, Édouard Blau, dont le dernier ouvrage, le Roi d'Ys, vient d'atteindre précisément, il y a quelques jours, sa centième représentation.

 

II

 

Les portes lentement s'ouvrent ; sous ses longs voiles,

Elle paraît alors, solennelle, et pourtant

Laissant voir en ses yeux pleins de lueurs d'étoiles,

Sous sa fierté d'idole une grâce d'enfant.

Ses cheveux d'ambre roux coiffés de la tiare

Roulent confusément dans l'or de ses colliers.

Muette, elle descend les larges escaliers,

Et la foule asservie à son charme bizarre

Se prosterne et l'adore avec ravissement.

 

Ainsi pourrais-je commencer mon analyse, en appliquant à Esclarmonde ce qu'un de mes fort bons amis a dit ici d'une autre héroïne.

 

Esclarmonde est la fille de l'empereur Phorcas, souverain de Byzance, que les destins obscurs condamnent à la retraite. En s'éloignant il laissera le trône à cette fille, comme lui habile en l'art de la magie ; elle restera voilée, invisible aux yeux des hommes jusqu'à l'âge de vingt ans. Alors les chevaliers de toute la terre sont invités à venir, dans un tournoi, se disputer avec sa main la souveraineté de l'empire d'Orient.

 

La jeune impératrice apparaît, au milieu des patrices, des guerriers, des thuriféraires, des esclaves prosternés, au fond de l'iconostase de la grande basilique de Byzance. Elle est debout, immobile, parmi l'irradiation des ors et des émaux, raide comme une idole en sa robe de pierreries, sous son manteau diapré comme une aile de libellule ; on croirait voir cette Hérodias que le peintre Moreau évoqua naguère en sa splendeur à la fois raffinée et barbare, belle d'une beauté rigide, inquiétante d'aspect, comme une sphinge soudainement découverte dans les profondeurs d'un mystérieux sanctuaire.

 

Phorcas lui apprend sa mission et confie à Parséis, la jeune sœur d'Esclarmonde, le soin de la lui rappeler. Mais ce n'est point d'un époux, d'un conquérant inconnu, qu'Esclarmonde rêve quand le drame nous la présente, dépouillée de ses ornements impériaux, redevenue femme, couchée sur la terrasse de son palais, cherchant dans la nuit transparente les images fuyantes nées de son souvenir.

 

Elle songe à Roland de Blois, un chevalier glorieux qui, un jour, a traversé Byzance et ne la connaît pas, l'ayant vue seulement couverte de ces voiles que lui imposent les secrets desseins de l'empereur Phorcas. Elle l'a aimé et se résignerait à l'aimer sans espoir, si tout à coup elle n'apprenait d'Enéas, un noble byzantin, fiancé de Parséis, que Roland est sur le point d'épouser la fille du roi de France, Cléomer, dont il ne faudra pas chercher le nom dans nos annales.

 

Peut-être est-ce un Clodomir ? N'insistons pas ; ne demandons pas aux auteurs plus qu'ils n'ont voulu nous donner. Leur fable est de celles dont le caprice et la convention sont la seule règle, et je ne serai pas avec ceux qui leur feront un procès parce qu'elle n'est ni historique ni philosophique. Elle n'a point la prétention de l'être, que je sache, et ne veut sans doute que nous distraire, récréer nos yeux et fournir au musicien une succession de thèmes variés conformes à son tempérament.

 

Sur cette découverte du prochain mariage de Roland et de la fille du roi franc, la jalousie d'Esclarmonde éclate ; son amour se résout à toutes les impudiques audaces. Elle se souvient qu'elle est magicienne : elle n'a pas besoin de se laisser retenir par de virginales réserves ; elle fait appel aux puissances de l'ombre ; dans la lueur blanche de la lune se forment des tableaux qui lui montrent Roland accourant vers elle, selon sa volonté, emporté, comme Graëlan, à la poursuite d'une proie, un cerf blanc qui le doit mener jusqu'au bord de la mer. De là, sur un vaisseau sans équipage, il sera miraculeusement porté vers l'île enchantée où elle-même, prenant congé de Parséis inquiète, se dispose à le rejoindre, ravie dans l'espace sur un char attelé de griffons.

 

Dans cette île, toute fleurie et parfumée, où, parmi les massifs de roses, montent des colonnes de lapis aux chapiteaux d'or, où se dressent des rochers bleuâtres transparents comme des icebergs et que la géographie fantastique me montre quelque peu voisine de la contrée où régnait la captieuse Armide, des esprits de l'eau, de l'air, de la terre et du feu, obéissant aux ordres d'Esclarmonde, attendent et reçoivent Roland de Blois.

 

Ces créatures aériennes le charment d'abord , l'entraînent dans de mystérieuses retraites, sous les branches chargées de fleurs : elles l'y laissent bientôt doucement endormi. Un baiser furtif le réveille ; des lèvres de femme ont effleuré son front. Il se lève, il voit ! Comme Adam découvrant au milieu des splendeurs florales de l'Éden la première femme, il s'arrête extasié devant Esclarmonde, apparue souriante et rose sous ses légers voiles, belle comme Ève, mais provocante, ouvrant ses bras, offrant aux lèvres enflammées du voyageur toute sa beauté charnelle, le conviant à la fête de la vie, n'exigeant de lui en échange que le serment de ne point chercher à la connaître, de ne jamais révéler cette mystérieuse et délicieuse alliance.

 

Ce qu'il voit de la charmeresse lui fait bien vite tenir pour désirable ce qu'il n'en voit pas ; sans se soucier du voile qui doit rester sur ce visage assurément divin, il cède à l'attirance de ces bras superbes, et les frondaisons fleuries lentement se referment et s'épaississent autour des amants, dérobant aux profanes les mystères sacrés de l'épithalame.

 

Certaine de l'amour de son jeune époux, Esclarmonde est encore jalouse de son renom et soucieuse de sa gloire ; — sans songer peut-être que l'enchantement dont elle va se servir pour le protéger ne sera pas sans diminuer un peu son mérite personnel aux yeux des analystes, elle l'engage à aller combattre les Sarrasins assiégeant la ville de Blois, sa patrie, et, à cet effet, elle lui offre l'épée de saint Georges, apportée à son commandement par un chœur de vierges séraphiques. Cette épée le fera invincible ; elle gardera sa vertu magique, tant « qu'il gardera lui-même son serment ». Ce serment, on le sait déjà, c'est de ne pas révéler son union avec Esclarmonde.

 

Roland retrouve dans Blois assiégé le roi Cléomer, tue en combat singulier le chef sarrasin Sarwégur, délivre ainsi la ville et se voit aussitôt offrir, en récompense de cet exploit, la main de Bathilde, la propre fille de Cléomer. Son mystérieux amour lui dicte un refus, dont l'évêque de Blois, interprétant le trouble étrange du chevalier, se promet d'avoir promptement le mot. Il va le trouver dans la chambre du palais où déjà il invoque la maîtresse inconnue qui, selon sa promesse, doit lui apparaître toutes les nuits et donner une agréable et longue suite à la scène du mariage dans l'île enchantée. Le chevalier résiste d'abord au prêtre inquisiteur, puis vaincu par la terreur religieuse, par la crainte de la damnation éternelle qui le menace, s'il ne confesse aussitôt « ses péchés », il avoue la possession étrange dont il est l'objet.

 

L'évêque veut en vain l'arracher à ce charme. Roland le repousse et demeure tout entier à son rêve appelé à devenir bientôt une réalité ; la forme adorée d'Esclarmonde s'ébauche dans l'ombre ; elle approche, elle est là. Mais à peine les deux amants sont-ils dans les bras l'un de l'autre que l'évêque reparaît suivi de moines et de bourreaux. Il veut exorciser le démon qu'est pour lui Esclarmonde ; il arrache son voile à la magicienne. Il rompt ainsi le charme qui la liait à Roland.

 

Elle maudit l'indiscrétion du chevalier, et en la maudissant elle pleure son amour qu'elle croit à jamais perdu : « Roland, tu m'as trahie ! »

 

Regarde-les, ces yeux plus purs que les étoiles,

Et ces lèvres qui t'ont murmuré mon amour,

Et ce corps que ta faute a perdu sans retour !

Il ne t'a pas suffi de posséder dans l'ombre

L'épouse qui t'offrait des voluptés sans nombre,

Tu veux la contempler... Sois heureux !... Tu la vois...

Mais c'est pour la première et la dernière fois !

 

L'épée de saint Georges que Roland a saisie pour la défendre se brise entre ses mains, car il a été parjure ; les exorcistes veulent s'emparer d'Esclarmonde ; elle appelle à son aide les esprits du feu et disparaît avec eux.

 

C'est dans la forêt des Ardennes, où s'est retiré le vieil empereur Phorcas, qu'Esclarmonde se retrouve, emportée par une force mystérieuse.

 

Phorcas a su comment sa fille lui avait désobéi : Parséis et Énéas l'ont cherché pour lui apprendre ce redoutable secret que la puissance magique du vieil empereur aurait pu également lui révéler. On est à la veille du tournoi qui doit faire se mesurer dans Byzance les prétendants à la main de la jeune impératrice. Esclarmonde est mise en demeure par Phorcas de renoncer à l'amour de Roland, dont il prévoit la prochaine arrivée. Si elle veut que Roland vive, elle doit lui déclarer qu'elle ne l'aime plus.

 

Si ma bouche fidèle à mentir se refuse,

C'est fait de lui, je le livre au trépas !

Mais si je me résigne au mensonge, à la ruse,

Qui me dit, cher amant, que tu ne mourras pas

De ma trahison feinte ?

 

Roland vient ; un instant, ils oublient dans le charme de cette rencontre et les malédictions et les menaces. Mais la voix terrible de Phorcas rappelle Esclarmonde à la réalité. Elle s'arrache à l'étreinte de Roland : — qu'il désespère, mais qu'il vive !

 

Et Roland, seul, écoute les trompettes lointaines, la voix du héraut, annonçant que dans Byzance un tournoi va rassembler tous les preux de l'univers pour la conquête de la main d'une jeune impératrice qu'il ne croit connaître que de réputation. Sa résolution est prompte. Il prendra part à ce tournoi, il s'y fera tuer.

 

C'est aller bien loin pour en finir, dira-t-on. La forêt des Ardennes n'est point de la banlieue de Byzance, quand on ne dispose pas comme Esclarmonde et Phorcas d'un attelage de griffons. Mais il faut bien arriver au dénouement et ne pas chicaner les auteurs sur la logique de leur itinéraire.

 

Le dernier tableau nous remet sous les yeux le prologue : les patrices, les guerriers, les thuriféraires, les esclaves sont là, avec le vieil empereur sur son trône et Esclarmonde debout en son immobilité glorieuse d'idole. Les trompettes sonnent, le tournoi est fini, on amène le vainqueur encore couvert de sa noire armure ; on l'invite à dévoiler ses traits. C'est Roland lui-même, venu pour se faire tuer ; la force de l'habitude l'a emporté sur sa résolution : il a mis par terre tous ses concurrents et le voilà fort embarrassé de sa victoire et de sa personne, car il entend refuser la main de l'impératrice comme il a refusé celle de la princesse franque.

 

Il a levé pourtant la visière de son heaume, elle lève à son tour son voile et se fait connaître ; il la reconnaît, elle lui pardonne. C'est le Paradis retrouvé.

 

III

 

Ainsi finit, pour parler selon le programme, cet « opéra romanesque ». J'aurais analysé moins longuement le poème d'Esclarmonde, facile à narrer en quelques lignes, malgré la diversité de ses aspects, si je n'avais eu en vue, en insistant sur certains détails, la recherche des conceptions particulières du compositeur, l'influence de ses impressions assurément subie par ses collaborateurs.

 

M. Massenet a toujours été manifestement sollicité dans le sens des œuvres extra-humaines. Il lui importe peu, je crois, que la fable offerte à son inspiration musicale soit historique ou philosophique ; il lui importe davantage qu'elle soit diverse, pittoresque, intéressant tour à tour le regard, les sens, l'âme du spectateur.

 

Il n'y a guère dans son œuvre entier, comme le faisait remarquer dernièrement un de ses biographes, que deux opéras : Don César de Bazan et Manon, où le merveilleux n'ait point sa part. Avec le Roi de Lahore, avec Hérodiade même, avec le Cid, le compositeur s'envole vers les sphères supérieures. Jamais pourtant il n'avait abordé aussi délibérément le genre de la féerie, de la fantaisie auquel son tempérament le prédispose.

 

En travaillant à Esclarmonde, avec ce désir, qui lui est propre, de réunir dans un ouvrage tous les attraits, toutes les surprises, toutes les oppositions auxquels le fond peut se prêter, d'en faire une sorte d'appareil kaléidoscopique, il a assurément été impressionné non seulement par la fable initiale, empruntée à un vieux roman de chevalerie, procédant lui-même, comme je l'ai dit, de diverses sources anciennes, il a dû encore être hanté par le souvenir de quelques tableaux, de quelques lectures. Car nul n'est plus peintre que ce musicien et ce poète, curieux de spectacles et de sensations rares. Comme l'Hérodias de Moreau lui a pu suggérer le tableau de l'impératrice byzantine immobile sur son trône étincelant, l'Interdit de J.-P. Laurens qui est au Luxembourg lui a peut-être donné la scène de l'exorcisme ; je ne serais pas surpris que cette scène ait été, d'autre part, inspirée par la lecture d'un des plus curieux contes de Balzac : le Succube.

 

Je n'irai pas plus loin à travers ces hypothèses dont la consécration aurait d'ailleurs pour conséquence de dégager les auteurs du poème d'une responsabilité et d'une initiative que, sans doute, ils entendent garder.

 

Ce n'est donc pas à M. Massenet, mais à eux que je reprocherai de ne nous avoir montré dans Esclarmonde et dans Roland que des personnages entièrement soumis à la domination de la chair. Tout ne tend communément dans leurs rencontres qu'à une satisfaction matérielle ; leur esprit ne s'élève pas vers un autre idéal que celui de l'éternelle possession ; les vierges séraphiques assistent à leurs ardentes promesses et semblent n'intervenir entre eux que pour leur faire sentir mieux, par le contraste, la jouissance de s'affranchir de toute pudeur.

 

M. Massenet ne s'accommode point mal, tout au contraire, de ce sensualisme mystique ; sa nature rêveuse et nerveuse l'y pousse ; il enveloppe Esclarmonde de la même atmosphère chaude et excitante que celle dans laquelle il a fait précédemment vivre Ève et Salomé, et dont, retenu par le caractère sacré du sujet, il n'a fait sentir à Marie-Madeleine que la proche influence. La Sitâ du Roi de Lahore, la Chimène du Cid, nous le montrent plus indépendant des exigences de la vie animale. Dans le Cid, il a chante le poème du sacrifice de la passion à l'honneur et au devoir ; dans le Roi de Lahore, il a glorifié l'amour supérieur à tout orgueil.

 

Le souvenir de ce dernier ouvrage a dû passer quelquefois dans l'esprit du compositeur tandis qu'il achevait Esclarmonde. Il a dû se reporter à cette déjà lointaine année 1873, où il entreprenait d'écrire le Roi de Lahore, plein de foi en cette poétique alors nouvelle qu'on le blâmait de préférer à la banalité dramatique courante et à laquelle aujourd'hui plusieurs le féliciteront de revenir.

 

IV

 

La partition d'Esclarmonde dans laquelle la symphonie descriptive et suggestive joue un grand rôle, débute brusquement, sans une ouverture, sans même un prélude. Trois grands accords retentissent ; tout le théâtre est soudainement plongé dans une ombre opaque ; quand la lumière revient, intense, presque aveuglante, à cause de ce passage subit des ténèbres au jour, la toile s'est levée, le spectateur a devant lui le tableau de l'iconostase. L'effet est très voulu, très habile aussi ; il transporte soudainement le public à des distances inouïes. Il ne va pas toutefois sans devoir quelque effet aux procédés du théâtre wagnérien où l'ombre dans la salle est de pratique courante pour forcer l'attention ; cela me gâte un peu mon plaisir.

 

Toute la première scène appartient à l'empereur Phorcas et aux masses chorales. Le grand récit de Phorcas est d'un accent large et juste ; la symphonie accompagnant le jeu de scène pendant lequel Esclarmonde soulève un instant devant son père les voiles masquant son visage, que le vieillard croit contempler pour la dernière fois, et enfin le grand chœur triomphal : « O divine Esclarmonde », composent un très lumineux prologue, d'une simplicité grandiose.

 

Le premier acte commence avec la douce et triste rêverie d'Esclarmonde songeant au chevalier Roland ; le dialogue avec Parséis, l'épisode du chevalier Eneas, que traverse une délicieuse phrase de Parséis, préparent heureusement la scène de l'incantation. Autour de l'impératrice magicienne, les voix de la nuit s'éveillent ; les soprani lointains appellent Roland ; dans la lueur vaporeuse de la lune le héros invoqué apparaît ; des spectres se succèdent, montrant quels actes il accomplit en cet instant. Et, durant que défile cette série de visions, Esclarmonde et Parséis la décrivent en une page d'une allure ardente, emportant les voix comme à la suite d'une entraînante chevauchée.

 

Le morceau est d'un dessin particulièrement net et d'une couleur des plus vives. Pour ma part, je me serais passé des tableaux lunaires qui l'accompagnent et ne font que dérouter l'attention. Ces projections lumineuses sur l'écran noir d'un ciel de toile peinte sont tellement inférieures à l'effet imaginé qu'il y aurait tout intérêt à les supprimer pour l'amour seul de l'art musical qui nous apporte ici précisément une impression des plus heureuses.

 

Le tableau suivant, c'est l’île enchantée : danse légère des esprits au bord de la mer, musique délicate, aérienne ; puis, après les harmonies berçant le sommeil de Roland, délicieuse symphonie enveloppant l'andante : « Sois bénie, ô magie ! » dit par Esclarmonde, avant ce duo de séduction et d'amour dont l'ensemble semble se fondre avec le chœur « Hymen ! Hyménée ! » planant dans les espaces lumineux.

 

Devant les feuillages refermés, la symphonie continue, aiguë, voluptueuse, irritante jusqu'au spasme, éclatant à la fin en un triomphal hallali d'amour. Et le rideau se relève, sur le décor de la chambre nuptiale, dans le palais magique d'Esclarmonde. L'émotion, la joie du bonheur lentement goûté et pourtant trop tôt évanoui emplissent ces pages auxquelles succède la scène de la consécration et de la remise au chevalier de l'épée talismanique de saint Georges. J'y relève la très belle et très simple invocation de Roland : « O glaive, à ton aspect je m'incline avec crainte », empreint d'une grande ferveur religieuse, à laquelle font un vif contraste, en présence des vierges aux blanches ailes, pures gardiennes de l'épée, les aspirations charnelles des deux époux impatients déjà de la nuit prochaine.

 

Par un de ces brusques sauts dont le compositeur a le goût et la coutume, le tableau tumultueux du siège de Blois succède à ces douces requêtes d'amour. Le roi Cléomer gémit sur les malheurs de la ville, la voix grave et pieuse de l'évêque rassure le peuple et invoque Dieu ; le chevalier marche au combat et revient vainqueur au milieu des fanfares guerrières. C'est toute une transformation, une direction nouvelle donnée aux idées du spectateur. Au tableau suivant, celui de l'exorcisme, le fantastique et le dramatique se heurtent avec une vigueur parfois voisine de la violence.

 

Dans la forêt des Ardennes, en une sorte de synthèse musicale, tous les éléments de la partition se retrouvent. Là se sont condensées en un très beau duo toutes les forces de l'inspiration passionnée du compositeur. L'effet en a été considérable.

 

L'épilogue reproduit le prologue, aussi bien musicalement que dramatiquement ; c'est une superposition curieuse et très voulue, qui fait de la page initiale et terminale une sorte de cadre solide et brillant, sertissant cette œuvre remarquablement intéressante.

 

Dans Esclarmonde, je retrouve M. Massenet toujours de plus en plus volontaire et maître de lui, mais non point différent de lui-même, ce qui serait d'ailleurs très fâcheux. Il a, dans cette partition, adopté une large ligne de conduite dont il ne s'est pas un instant départi pour courir après les effets épisodiques, que n'eût point manqué de rechercher en pareille occasion un compositeur vulgaire. Toute sa partition est pour ainsi dire d'un seul tenant ; ceux qui la voudront connaître à fond ne sauraient le faire pourtant au premier abord. Il faut entrer lentement, patiemment, dans l'intimité de l'œuvre. Après en avoir contemplé les grands aspects, on y découvrira peu à peu des coins délicieux, des reliefs délicatement ciselés. Çà et là peut-être y rencontrera-t-on aussi des parties où l'esprit du compositeur s'exalte, où sa nervosité l'emporte à quelque outrance dont peut souffrir l'harmonie générale du tableau.

 

Cette première représentation d'Esclarmonde comptera, en somme, parmi les plus belles dont l'art musical français puisse s'enorgueillir. Elle est venue fort à propos affirmer aux étrangers la vitalité et la supériorité de notre école nationale en un moment où les scènes lyriques, éternisant les reprises d'ouvrages anciens, semblent vouloir démontrer que notre production s'est soudainement arrêtée à l'heure même où elle aurait dû s'affirmer la plus active.

 

L'interprétation d'Esclarmonde est excellente. La pure beauté de Mlle Sybil Sanderson rendra bien difficile la tâche de celles qui entreprendront plus tard d'aborder ce rôle. Quelle cantatrice, même de haute valeur, sans ces yeux rayonnants, ces bras de déesse, cette taille harmonieuse et souple, osera dire après elle : « Va, je suis belle et désirable ! », la voix de la débutante est d'une extraordinaire étendue ; quelque peu troublée le premier soir par une terrible crainte, elle s'est promptement remise ; une note haut perchée enlevée avec une hardiesse surprenante a fait évoquer à son propos le souvenir des triomphes de Christine Nilsson. Ce ne sont pas, je l'avoue, ces passages ardus légèrement franchis qui me charment ; je leur préférerai toujours une diction juste et dramatique, un accent pénétrant, un sentiment qui paraissent devoir constituer les qualités foncières de Mlle Sybil Sanderson, choisie par M. Massenet pour le périlleux honneur de créer Esclarmonde.

 

Mlle Nardi a été tout à fait charmante et a obtenu un grand succès dans le petit rôle de Parséis. Le ténor, M. Gibert, également choisi par M. Massenet, a vaillamment justifié les espérances que le compositeur avait pu fonder sur lui. M. Taskin est un superbe Phorcas, et M. Bouvet compose et chante très magistralement le rôle de l'évêque. MM. Herbert et Boudouresque complètent très heureusement cet ensemble, auquel contribuent, dans des limites plus modestes, MM. Troy et Cornubert.

 

La mise en scène, les décors et les costumes d'Esclarmonde font grand honneur à la somptuosité directoriale de M. Paravey. Le ballet est très agréablement réglé par Mlle Marquet, l'orchestre conduit avec l'autorité que l'on sait par M. Danbé.

 

Je terminerai par un éloge à l'adresse de M. G. Hartmann, l'éditeur d'Esclarmonde. Il a publié cette partition avec un luxe typographique, il l'a ornée avec un goût délicat qui la feraient rechercher par les bibliophiles, si un jour elle devenait rare, ce que ne lui permettra vraisemblablement pas le durable succès promis à l'œuvre.

 

 

 

15 juin 1889

 

I

 

Au milieu des attractions de toutes sortes qui sollicitent le passant, la musique a quelque peine à garder sa place, sinon à l'Opéra et à l'Opéra-Comique dont les soirées restent très brillantes et très suivies. Les danseuses javanaises de l'Esplanade, avec leur peau safranée, leur visage peint, leurs façons d'idoles se mouvant sur un rythme lent, avec des contorsions bizarres des mains et des doigts, les escadrons de cow-boys et de Sioux, menés par le colonel Cody, cavalcades effrénées de grands diables nus et emplumés, jaunes, verts, couleur de sang et couleur de terre, les almées et les âniers, et les petits Annamites tirant leurs pouss-pouss, et la fourmilière humaine montant dans les toiles d'araignée de la tour géante, et les fontaines lumineuses allumant un ciel de féerie au-dessus des merveilles du Champ-de-Mars, tout cela se partage la grande foule.

 

Sans se soucier du résultat matériel de ses efforts, désireux seulement d'offrir à une élite des sujets d'études artistiques qu'elle ne retrouvera plus guère, le directeur de la compagnie italienne du théâtre de la Gaîté fait se succéder les spectacles et les artistes.

 

En moins de quinze jours sont venus Maria di Rohan, le premier concert de musique italienne ancienne et moderne et la Sonnambula.

 

Dans Maria di Rohan, le baryton Lhérie a trouvé l'un des plus beaux succès qui puissent honorer sa carrière. Mme Marcelle Sembrich a fait, avec la Sonnambula, une triomphale rentrée sur la scène parisienne. C'est une grande artiste, qui donne des ailes d'or à la musique de Bellini.

 

Le concert italien était particulièrement intéressant, tant par la variété de son programme que par la valeur de ses interprètes. Dans première partie consacrée à la musique ancienne, on a fort goûté un scherzo du Père Martini, très bien dit par les chœurs ; dans la partie moderne, a brillé d'un vif éclat Mlle Calvé. Elle a interprété de façon tout à fait supérieure l'air d'Ernani ; elle avait au début de la séance fait applaudir l'air de Lotti : Pur Dicesti, qui fut un des succès de grâce de Mme Carvalho.

 

L'école italienne moderne était représentée dans ce concert par une scène de la Stella de M. Auteri et divers morceaux de MM. Bolzoni, Sgambatti et Franchetti, ce dernier auteur d'un Asraël que le compositeur, doublé d'un impresario, a donné sur un grand nombre de théâtres d'Italie. J'ai retrouvé avec plaisir, à propos de la Gavotte de M. Sgambatti, le nom du compositeur Luigi Mancinelli, qui a instrumenté ce morceau et qui nous avait fait entendre, en 1878, au Trocadéro, des fragments bien remarquables de musique dramatique.

 

L'Opéra a repris Patrie ! l'Opéra-Comique a dépassé la centième représentation du Roi d'Ys et vu s'affirmer, par une première série de belles soirées, le succès d'Esclarmonde. C'est tout ce qu'une chronique de quinzaine peut enregistrer, touchant nos deux grands théâtres lyriques. La Tempête de M. Ambroise Thomas, qui nous était promise pour le courant de juin, semble s'éloigner de notre ciel, à ce point que je ne sais si j'aurai à en parler dans ma prochaine chronique. Il faudra en ce cas se rabattre sur des impressions de visiteur à l'Exposition : concert annamite ou quatuor cambodgien. Entre deux de ces séances d'art exotique se placera peut-être la première représentation du vieil opéra-comique français Raoul de Créquy, exposition rétrospective de musique dramatique que nous prépare l'un des théâtres du Champ-de-Mars.

 

II

 

Une invitation bien modeste et touchante nous est arrivée pour l'audition d'un très jeune pianiste, Raoul Koczalski, un enfant de cinq ans, que sa mère veut faire entendre dans quelques concerts pendant l'Exposition, afin de recueillir, dit-elle, « les moyens de l'instruire dans la musique ».

 

Je n'aime pas beaucoup les petits prodiges ; celui-là pourtant, exceptionnellement, nous a charmés, avec ses grands yeux profonds, éclairant son beau visage pâle, sa timidité de bébé se doublant de la solennité apprise d'un petit homme, sautant de son tabouret pour saluer d'un brusque mouvement de tête avec une vraie gentillesse native. Il a exécuté cinq morceaux dans cette séance préparatoire, avec une sûreté de main, un sentiment vraiment extraordinaires. Le dernier était une valse de sa composition, très joliment venue. Il compose, je veux donc supposer qu'il sait lire, cet étonnant petit virtuose. S'il lit, par hasard, ces lignes ou si, au pis aller, on les lui lit, qu'il sache combien son essai devant la presse parisienne a réellement intéressé son auditoire.

 

J'ai gardé pour la fin de cette brève chronique un fait dont, suivant l'ordre chronologique, j'aurais dû parler au commencement : la soirée de Prose en musique donnée par M. Marcel Legay.

 

Dans la préface de son programme, le compositeur explique qu'il veut essayer de démontrer que la musique étant dans tout, elle doit être forcément dans la prose.

 

« Il y a, dit-il, dans les œuvres des prosateurs contemporains un inépuisable filon de poésie, c'est-à-dire de musique ; et cela tient sans doute à ce que la recherche de l'exactitude, l'analyse des sentiments intimes ont donné à la prose moderne une tournure particulière, faite à la fois de sentimentalisme et de réalité, qui est comme une espèce d'agrandissement du vers. »

 

Je ne crois pas, comme l'auteur, que la prose moderne soit l'agrandissement du vers, mais je crois volontiers avec lui que la musique est dans toute suite de paroles. D'autres l'ont pensé avant nous. Sans remonter jusqu'à Bach et jusqu'à Haendel, je citerai l'exemple de Gounod, qui a mis en musique la prose du George Dandin de Molière. Je pourrais nommer aussi quelques autres contemporains dont l'inspiration s'est fort bien accommodée d'une simple prose, évocatrice d'une belle idée musicale. Je pourrais raconter l'histoire du très fantaisiste compositeur Cœdès qui s'amusait parfois à prendre un journal et à le « chanter » au piano, improvisant sur les articles de fond, sur le feuilleton, sur les faits divers et au besoin sur les annonces une musique qui abondait en trouvailles heureuses. Mais à quoi bon ? Ne sait-on pas sans rechercher les personnalités que, très communément, le soin de beaucoup de musiciens à qui l'on confie des vers est tout d'abord d'en faire vite de la prose ?

 

S'ils n'ont pas un sens littéraire très délicat — et je n'en sais actuellement que quatre qui possèdent ce sens précieux — la prosodie et le rythme les intéressent peu. Ils suivent leur idée musicale, ils l'habillent des paroles qu'on leur a données ; quand ces paroles sont trop courtes, ils les répètent pour allonger l'habit ; quand elles sont trop longues, ils les taillent à leur mesure, coupant ici une rime, là un pied, et tout est dit.

 

Donc la prose en musique existe de toute éternité, n'en déplaise à M. Marcel Legay. Toutefois, si, en réalité, il n'a rien inventé, voyons ce qu'il a fait d'une invention ancienne.

 

C'est sur des textes très modernes qu'il a opéré. A côté des Braves Gens de M. J. Richepin, je trouve dans son programme le Coucher de soleil de M. François Coppée, des fragments d'Hugo, de Mme Juliette Adam, de Mistral et de Louise Michel, de Daudet et de Monselet.

 

Tout cela est très divers d'aspect ; très diverse aussi est la musique dont le compositeur l'accompagne. Communément, c'est un récitatif habilement gradué pour concentrer tout l'effet du morceau sur le mot final.

 

Les indications du texte se répercutent dans l'accompagnement. La prose met le compositeur sous l'empire d'une impression que sa musique traduit, mais il est obligé souvent de renoncer dans le texte à la poursuite du rythme, parce que, réellement, le rythme manque souvent, si belle et intéressante que soit la prose.

 

Dans Un rêve sur le divin de Mme Juliette Adam, il a été vague, très vague ; il s'est plutôt inspiré de la situation que des paroles. Il a voulu donner la couleur du rêve à ce qui pourtant était, dans le rêve même, distinct comme une réalité.

 

Dans la Mort de Jésus de M. E. Renan, tout l'effet, très poignant, s'est porté sur le cri suprême : « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »

 

Il y a de la couleur dans la Madame Phaéton de M. Clovis Hugues et une très réelle émotion, avec beaucoup de charme, dans la Lettre de Victor Hugo à Monselet.

 

Le succès de l'application de M. Marcel Legay a en somme été très vif, mais, quoi que démontre l'expérience, la bonne prose ne vaudra jamais pour la musique de médiocres vers, parce que les vers, même médiocres, auront un rythme, qu'ils donneront à la musique des points d'appui dont elle ne saurait trop longtemps se passer sans tourner à la monotonie, à la mélopée.

 

Le compositeur a, par exemple, mis en musique le fragment de Mireille que voici :

 

Et sous eux voilà que la branche tout à coup éclate et se rompt ! Au cou du vannier, la jeune fille effrayée, avec un cri perçant, se précipite et enlace ses bras, et du grand arbre qui se déchire, en une rapide virevolte, ils tombent serrés comme deux jumeaux sur la souple ivraie...

 

Voilà, assurément, un joli tableau ; mais où sont les temps musicaux ? Le compositeur les voit peut-être ; ne les verrait-il pas mieux, n'aurait-il pas le moyen de mieux dessiner sa pensée, si le texte dénaturé, et même sans rimes, lui donnait ce qui suit, — surtout en partant de ce principe que le début du paragraphe — constitue purement dans la prose deux vers de huit syllabes, sorte de germe musical du morceau ?

 

Et sous eux, voilà que la branche

Tout à coup éclate et se rompt !

Au cou du vannier, effrayée,

La fillette a jeté ses bras !

Du grand arbre qui se déchire,

Serrés ainsi que deux jumeaux,

Ils tombent sur la souple ivraie !

Ils tombent ensemble, enlacés !

 

Il me semble que tout musicien, et M. Marcel Legay le premier, appréciera cette distinction. Toute prose est bonne à mettre en musique, pourvu qu'on s'efforce d'en faire des vers.

 

Nous reprendrons quelque jour ce sujet qui mérite d'être traité longuement et sérieusement.

 

 

 

01 juillet 1889

 

I

 

La très vieille et très irritante question du Théâtre-Lyrique se représente encore une fois. J'en ai tant parlé ici que je n'ose plus en parler, voyant que la solution, telle qu'on la tente à peu près régulièrement chaque année, en demeure irréalisable. Ce résultat négatif périodiquement constaté va tout juste à l'encontre du but que les intéressés se proposent d'atteindre. Il est dû, il faut bien le dire, à la hâte avec laquelle l'épreuve est faite, à la fragilité des combinaisons dont on l'entoure. Et peu à peu, ceux qui demeurent les arbitres de la destinée des jeunes compositeurs, l'État et la Ville, s'habituent à considérer l'idée de la création d'un troisième grand théâtre de musique comme une pure utopie. Ainsi finissent les institutions autrefois florissantes.

 

Il se trouve encore, cette année, un directeur pour tenter d'implanter la grande musique sur la périlleuse scène du Château-d'Eau, théâtre de tant de déceptions. Le fera-t-il avec plus de méthode, plus d'initiative et plus de ressources que ses prédécesseurs ? Ne considérera-t-il pas, ainsi qu'ils semblent l'avoir fait, le sacrifice de quelques avances, la reprise de quelques vieux ouvrages et, par hasard, enjeu suprême, la représentation d'un opéra inédit, une simple amorce destinée à pêcher ce gros poisson, qui ne s'est pas encore décidé à mordre et qu'on appelle « la subvention » ?

 

Voyant que la ligne jetée n'amène rien, ils se retirent tout déconfits et souvent, à proprement dire, tout nus, ayant dépensé le total de leur bien en appâts. Un autre vient, que l'exemple du précédent n'instruit pas, et qui court aux mêmes aventures et à la même fin.

 

Nous ne savons encore ce que va faire le nouvel occupant. Il ne convoquera la presse, nous dit-on, que pour la première représentation d'un opéra de Verdi : Pro Patria ! qui serait simplement une réédition de la Bataille de Legnano, œuvre datant de la jeunesse du maître.

 

En attendant, il a ouvert discrètement son théâtre avec une reprise du Voyage en Chine ; ce n'est pas déroger aux habitudes locales. Il ne faut pas préjuger, d'après cette entrée en matière, ce que sera la nouvelle entreprise ; à prendre pour le spécimen sérieux d'un programme le retour de cet opéra-comique d'antan, on s'exposerait à, classer tout de suite le Théâtre-Lyrique d'aujourd'hui à la suite des trois ou quatre entreprises de même genre dont quelques semaines ont épuisé la banale histoire.

 

On s'habituera difficilement d'ailleurs à aller chercher la grande musique au Château-d'Eau. L'Opéra-Comique, théâtre séculaire et bien renté, semble déjà, trop loin, place du Châtelet. Il faudrait, pour loger la Muse lyrique, ou la Porte-Saint-Martin, ou la Gaîté, ou, mieux encore, l'Eden. L'Opéra-Comique retrouvera, quelque jour, son gîte naturel, place Favart ; que ne peut-il, en attendant, déloger la finance de cette salle Ventadour, si bien située, sur une place si voisine du grand courant parisien, et pourtant si tranquille, si isolée !

 

J'ai parlé naguère, à propos de la restauration, en apparence chimérique, de notre Théâtre-Lyrique, de la possibilité d'y suppléer en encourageant les directions départementales à monter quelques ouvrages inédits, en les subventionnant pour cet objet, afin que nos auteurs n'aient plus à demander à l'étranger une hospitalité que nous pouvons être fiers de leur voir accorder avec empressement, mais quelque peu blessante en somme pour notre orgueil national. Il est excellent de pouvoir constater la grande et constante influence de la musique française en Europe, il serait préférable que les œuvres d'où naît cette influence, comme Hérodiade, comme Sigurd par exemple, aient vu le jour sur un de nos théâtres.

 

A ce sujet, j'ai montré combien il serait avantageux de favoriser cette décentralisation qui morcellerait pour ainsi dire le vrai Théâtre-Lyrique, que nous n'avons plus, en trois ou quatre théâtres situés dans un rayon aussi peu éloigné que possible du grand centre de production, qui est Paris. Parmi ces théâtres, j'avais nommé celui de Rouen, où cet essai de décentralisation serait bien près de se réaliser, si j'en crois les nouvellistes.

 

M. Verdhurst, directeur de ce théâtre, aurait imaginé une combinaison permettant aux Parisiens d'aller entendre à Rouen une pièce nouvelle, au prix d'un abonnement spécial et à la charge d'un rapide voyage en chemin de fer. Partir de Paris à six heures du soir, dîner dans le train, arriver au théâtre de Rouen à huit heures, en revenir à minuit pour s'endormir à Paris entre deux et trois heures du matin, voilà le programme que M. Verdhurst offre à ses futurs abonnés. Il doit en faire l'application vers le mois d'octobre ; le succès de cette entreprise dépendra fort de l'attraction des nouveautés qu'il leur présentera. Si Rouen nous révèle quelque œuvre magistrale, l'habitude sera vite prise d'aller la chercher si loin, et la vogue s'en mêlant, il deviendra très select de se disputer les places pour une « première » à Rouen, avec autant d'ardeur que s'il s'agissait d'une première à Paris.

 

II

 

On sait qu'il est fait au Trocadéro une exposition musicale consistant en auditions solennelles dont je me promets de parler quelquefois, quand la musique dramatique, à laquelle appartiennent avant tout ces chroniques, m'en laissera le loisir et la place.

 

Il y a eu déjà dans cette salle de très belles séances dont les premières ont été consacrées à la musique d'orgue.

 

Il suffira de citer des exécutants tels que MM. Stoltz, Édouard Lemaigre, Dallier, Guilmant et Gigout, pour faire concevoir quel intérêt présentent ces séances pour les amateurs de grande musique religieuse ou classique. On ne va pas là pour s'amuser assurément ; mais on y va pour y chercher des impressions grandioses, sévères, émouvantes et on les y trouve avec les belles compositions de Mendelssohn, de Schumann, de Bach, où parfois la voix humaine se mêle aux puissants accords de l'orgue et de l'orchestre, où des artistes comme Mme Caron se font entendre.

 

Aux concerts d'orgue ont succédé des concerts de musique française, selon les programmes élaborés par le comité officiel. Les orchestres Colonne et Lamoureux, celui de la Société des concerts du Conservatoire, ont été alternativement chargés d'exécuter les œuvres choisies qui nous ont donné comme une revue des musiciens de notre école nationale, depuis Félicien David jusqu'à M. G. Marty, le plus jeune de cette brillante pléiade.

 

Les œuvres ainsi entendues sont d'origine et de destination très diverses : les pages symphoniques pures comme la superbe Symphonie en ut mineur de M. Camille Saint-Saëns, qu'on a justement mise en parallèle avec les plus grandioses compositions d'Haendel, s'y trouvent associées à des morceaux appartenant à la seule musique dramatique : le réveil de la Walkyrie, scène empruntée au Sigurd de M. E. Reyer ; la Psyché de M. Ambroise Thomas, les jolis Airs de danse dans le style ancien de M. Léo Delibes ; enfin les morceaux principaux de Mors et Vita de M. Charles Gounod, y servent de couronnement à l'ensemble.

 

Ces grandes auditions sont fort goûtées. Je ne suis pas très au courant des projets du comité pour la suite des séances. Il me semblerait intéressant que l'une d'elles fût exclusivement consacrée à de la musique inédite. Après avoir présenté au public une sélection de ce que notre école française a produit de mieux ; selon l'opinion unanime, depuis un certain nombre d'années, c'est-à-dire après avoir institué au Trocadéro une sorte de musée musical rétrospectif, on y pourrait ainsi faire voir ce que nous réserve l'avenir de cette école, aujourd'hui si militante, composée de jeunes sujets en si fiévreuse quête de formules nouvelles.

 

III

 

La Tempête, ballet fantastique de M. Ambroise Thomas, écrit d'après Shakespeare, sur le livret de MM. J. Barbier et Hansen, a été donné l'Opéra, le 26 juin, après bien des remises, dues à des difficultés matérielles dont nous ont entretenus les courriéristes, et alors que l'on commençait à n'y plus compter. Mais quelles que soient les lenteurs inhérentes à la mise en train des grandes œuvres, à l'Académie nationale de musique, tout y vient à point pour qui sait attendre. Il suffira, pour qu'on pardonne ces lenteurs, qu'elles soient rachetées par les soins mis à l'exécution et à la présentation de l'ouvrage.

 

La date tardive à laquelle arrive la Tempête, relativement du moins à celle où doit paraître cette chronique, ne me permettra pas de m'arrêter aussi longuement que je le voudrais devant la nouvelle partition du doyen des compositeurs français.

 

Après avoir dit ce qu'est la fable chorégraphique de la Tempête, je ne pourrai noter que bien rapidement mes impressions musicales de la première heure.

 

De même, je prendrai cette fable, sans m'attarder à la comparer à l'invention de Shakespeare, et la dirai simplement telle que les auteurs nous la racontent.

 

Dans l'espace, au milieu des chœurs séraphiques, célébrant les splendeurs de l'immensité, plane l'âme d'une femme, qui monte de la terre au ciel, implorant la protection divine pour sa fille Miranda, qu'elle laisse seule, tout enfant et sans secours :

 

C'est une mère en pleurs qui tend les bras vers vous !

Miranda, mon enfant, préservez-la des coups

D'une famille criminelle.

Pour lui voler son trône on menace ses jours.

Impuissante, du sein de la vie éternelle

Je verrais ce forfait... Non !... portez-lui secours.

 

« Nous veillerons sur elle ! » répond le chœur céleste. Et tout s'efface, pour laisser se développer l'action dramatico-chorégraphique dont le prologue vocal vient de nous expliquer l’objet.

 

C'est au milieu des merveilles d'une île enchantée et « aujourd'hui disparue », pour parler selon un texte où se révèle le trop consciencieux scrupule des auteurs ; c'est sur une plage lumineuse, entrevue à travers un rideau de lianes, que commence cette action.

 

Des libellules voltigent autour du monstre Caliban endormi. Ce sont jeux de fées et de gnomes, au cours desquels intervient Ariel, le gracieux génie. Cependant une barque touche au rivage, elle porte un matelot géant, Stefano, entre les bras duquel repose un enfant qu'il a mission de tuer. Cet enfant, c'est Miranda. Une force surnaturelle enchaîne la main du bourreau. Il veut du moins s'emparer des bijoux dont la petite princesse est parée. Ariel et Caliban s'y opposent et chassent l'homme.

 

A l'acte suivant, Miranda a grandi ; elle est devenue une belle jeune fille, élevée par les génies, aimée d'Ariel, servie par Caliban. Ariel s'efforce de lui cacher le secret de son origine humaine. Des échos lointains apportent cependant à Miranda le vague souvenir de choses autrefois entendues. Elle court au rivage ; elle voit au loin sur la mer une galère dont il lui plairait de connaître les voyageurs. Cédant à son caprice, Ariel déchaîne les éléments. Le navire, chassé par la tempête, vient se perdre sur les rochers de l'île. Miranda, terrifiée, supplie les génies de sauver les naufragés. Cette prière exaucée, elle se trouve bientôt en présence de Ferdinand, prince de Naples, que l'imprudent Ariel lui donne comme esclave.

 

L'amour entre sans qu'elle le soupçonne dans le cœur de Miranda. Après une série d'épisodes fantastiques, Ferdinand vainqueur des gnomes qui tentent, sur l'ordre du jaloux Ariel, de le séparer d'elle, voit Miranda sourire à son triomphe ; il ose la prendre dans ses bras, appuyer ses lèvres sur son front. A ce premier baiser, elle frémit de colère ; elle veut punir l'audacieux. Il ne sera plus que son vil esclave. Elle va le frapper ; lui, alors souriant et résigné, se couche à ses pieds et attend le châtiment de son audace. Elle est touchée, elle se penche vers lui et lui rend le baiser qui tout d'abord l'avait faite si cruelle.

 

Le pauvre Ariel en est pour ses peines d'amour. Ferdinand retrouve ses compagnons. Le matelot Stefano reconnaît en Miranda, grâce aux bijoux qu'elle porte, cette enfant qu'autrefois il fut chargé de faire disparaître. Elle est l'héritière légitime du trône de Naples, qu'elle partagera avec le prince Ferdinand.

 

Ariel, renonçant à troubler le bonheur des deux amants, fait surgir de la mer le navire submergé qui les emporte triomphalement dans une lumière d'apothéose.

 

Il ne faut pas trop raconter ces choses : il faut les voir dans le cadre prestigieux que leur a fait le maître décorateur J.-B. Lavastre : la grotte d'azur, les frondaisons fleuries de l'île enchantée, le navire évoluant sur la mer apaisée, ont de quoi séduire par leur seule valeur ceux qui resteraient insensibles aux amours de Ferdinand et de Miranda.

 

IV

 

La musique de M. Ambroise Thomas est telle qu'on la devait attendre aujourd'hui de l'illustre auteur d'Hamlet. Toute proportion gardée entre les deux sujets, il a développé dans la composition de ce ballet les mêmes qualités, et accusé les mêmes tendances que dans son chef-d’œuvre dramatique.

 

Musique symphonique, enveloppée d'une poétique mélancolie, d'une lumière plutôt diffuse qu'éclatante, d'une coloration harmonieuse et douce de grisaille, elle plaît et charme en un ensemble dont le relief des détails vient rarement déranger l'ordonnance.

 

Je citerai pourtant les divisions de cet ensemble qui ont frappé le plus vivement mon attention.

 

C'est d'abord la magistrale page du Prélude dans l'espace, une de ces conceptions auxquelles se plaît la haute inspiration de M. Ambroise Thomas. Le prologue de l'Enfer, dans Françoise de Rimini, m'avait donné la même impression de supériorité relative. Je note ensuite, sans ordre, le pas des Bijoux, le pas de l'Éventail, le duo d'amour et tous les mélodrames soulignant le jeu de Caliban ; puis encore la barcarolle lointaine avec second orchestre, le ballabile général et l'apothéose finale dont la splendeur décorative a pu distraire le public de l'attention due à sa grandeur orchestrale. On a bissé un délicat intermède qui précède l'avant-dernier tableau.

 

Dire que le rôle de Miranda est confié à Mlle R. Mauri, c'est dire avec quelle grâce, quelle légèreté et quel esprit il est composé. Le succès de l'aérienne danseuse a été considérable.

 

Ariel, c'est Mlle Milia Laus, dont les grands ballets de l'Eden nous ont révélé les qualités mimodramatiques, sa plastique et son jeu peuvent convenir au rôle d'Ariel ; mais n'aurait-il pas convenu aussi que ce rôle de l'Esprit de l'Air fût confié à une danseuse ? Ce maître des libellules et des abeilles est forcé de marcher tandis que tout son peuple vole ! A mon humble avis, Mlle Laus eût été une parfaite Miranda, tandis que Mlle R. Mauri eût fait un délicieux et insaisissable Ariel. C'est le contraire que les auteurs ont voulu, et sans doute non sans valables raisons.

 

M. Hansen, maître des ballets de l'Opéra, a débuté aussi comme mime et de la façon la plus remarquable, sous le masque de Caliban, dont il a composé les traits avec une originalité puissante.

 

Mlle Invernizzi est très belle en Morphée ; en dépit de son emploi, cette beauté n'a point du tout la « vertu dormitive » comme dit le Divertissement de la Comédie. Très agréable, Mlle Ottolini en reine des abeilles ; très chatoyant et brillant, tout le groupe des filles de l'air et des flots, habillées à ravir par M. Bianchini.

 

On a reproché, çà et là, à ce ballet certaines allures italiennes. Pourquoi ? Il faut de la variété, même à l'Opéra. La danse purement française nous reviendra avec Mlle Subra dans le ballet de l'ouvrage de M. Saint-Saëns et M. Hansen trouvera alors des combinaisons chorégraphiques faites pour empêcher le public de croire que les gloires d'Excelsior l'empêchent habituellement de dormir.

 

 

 

15 juillet 1889

 

I

 

Tout est aux concours en ce moment. Après les concours annuels ou bisannuels, après les concours spéciaux suscités par l'Exposition, sont venus les concours du Conservatoire dont je n'ai pas actuellement à parler.

 

Pour le prix de Rome, le concours ouvert entre les élèves du Conservatoire n'a donné aucun résultat ; il n'a donné du moins qu'un résultat médiocre : il n'a pas été décerné de premier prix ; un second grand prix a été accordé à M. Fournier, élève de M. Léo Delibes. Cela est fait pour étonner ceux qui s'imaginent, non sans quelque raison, que le concours de composition pour Rome n'est pas absolument institué pour dégager de la foule une valeur absolue, mais simplement une valeur relative.

 

Un élève de M. J. Massenet, de M. Guiraud, de M. L. Delibes ne peut apporter au concours que des promesses. Si on exige de lui qu'il fasse preuve de maîtrise, il n'est pas nécessaire de l'envoyer à Rome, où il est entendu qu'il va pour se perfectionner dans son art. C'est pourquoi l'indication « premier second grand prix » m'a toujours paru une singulière anomalie. Si le concours est absolument mauvais, il ne faut primer personne et déclarer implicitement que les élèves n'ont aucunement profité des leçons de leurs maîtres ; mais s'il y a lutte réelle et, à la suite de la lutte, classement, il faut donner un premier prix à l'élève arrivé bon premier.

 

L'attribution d'un premier second grand prix n'est qu'une fiction qui ne satisfait ni le lauréat, ni l'opinion. On ne comprend pas, dans le public, ce scrupule des juges qui ne veulent accorder la première place qu'à un compositeur titré. La série des prix de Rome depuis 1802 est là pour nous prouver qu'on peut se risquer à envoyer à la villa Médicis une médiocrité : il en revient si peu qui fassent leur trouée dans la foule des militants, qu’une médiocrité se perdrait dans le nombre sans que l'institution ait à en souffrir.

 

Les concours spéciaux n'ont guère été plus heureux : on a bien décerné un prix à M. Léon de Maupeou pour l'Amour vengé, poème de M. Augé de Lassus, primé au concours Cressent ; mais ce n'a pas été sans de longues hésitations, bien que le musicien soit de très sérieuse valeur.

 

Au concours de la Ville de Paris, pour la composition d'un poème en vue du concours musical bisannuel, on n'a voulu décerner qu'une mention. Enfin, le poème de M. Gabriel Vicaire : Quatre-vingt-neuf, couronné au concours institué par l'État pour la célébration du Centenaire, n'a pu trouver un compositeur considéré comme digne du laurier d'or.

 

Cette rigueur des juges les tait volontiers accuser de parti pris, on leur attribue la mauvaise pensée de vouloir tenir à l'écart de jeunes auteurs qui feraient bonne figure peut-être devant le public. Il n'y a assurément rien de pareil dans leur cas ; mais qui peut empêcher les hypothèses de surgir, surtout en présence de cette répétition d'effets négatifs ?

 

L'illustre auteur de Faust avait en fin de compte accepté la tâche de mettre en musique le poème de Quatre-vingt-neuf ; au dernier moment, il y a renoncé. Le Centenaire ne sera donc pas célébré musicalement, à moins qu'on ne substitue à la pièce de concours l'Ode triomphale de Mme Augusta Holmès, pour l'exécution de laquelle la Ville, l'État et la Commission des fêtes auraient alloué une subvention de 300 000 francs, à la grande indignation de quelques journaux musicaux.

 

Il est certain que si un seul compositeur, cela dit sans rien enlever à la valeur très considérable de Mme Holmès, recevait pour une œuvre unique un encouragement et un subside de cette importance, les représentants de la jeune école française seraient fondés à se plaindre de l'inégale répartition des faveurs de l'État et de la Ville.

 

Mais nous sommes encore dans le domaine des nouvelles, et il ne nous appartient de passer ici en revue que des faits.

 

II

 

Autres concours au Trocadéro, n'évoquant, ceux-là, aucune question de principe, aucune hypothèse irritante ; je veux parler des concours de musiques pittoresques, qui viennent d'avoir lieu sous la présidence de M. E. Paladilhe, le compositeur de Patrie !

 

Il était convenu, selon les termes d'un programme auquel on n'a pas rigoureusement tenu, que les concurrents devaient être exclusivement des gens « ne sachant pas la musique », jouant d'instinct, virtuoses de nature, devant donner au jury une notion très franche d'art populaire local.

 

On a ainsi entendu des cornemuseux et des vielleurs, des joueurs de biniou et enfin, pour clore la série des exécutants français, des tambourinaires de nos départements du Midi.

 

C'est le Bourbonnais, et avec lui l'Auvergne, qui a eu les honneurs des prix pour la cornemuse et la musette.

 

La cornemuse, nous apprend notre très érudit confrère Julien Tiersot, membre du jury, est l'instrument populaire par excellence, non seulement en France, mais dans la plus grande partie de l'Europe, et particulièrement dans les régions où se retrouvent encore les antiques influences celtiques. De toutes nos provinces, il n'en est pas une seule où il soit cultivé autant que dans le Bourbonnais.

 

Le vieil instrument du moyen âge, la vielle, a encore fait briller au premier rang le Bourbonnais et l'Auvergne. La Bretagne a mis en valeur les joueurs de bombarde et de biniou, instrument plus sonore que la cornemuse et très curieusement associé à la bombarde. Les duos bretons, avec leur prélude dissonant et leur brusque arrêt sur une note suraiguë, ont fort intéressé le public par leur originalité un peu barbare.

 

Aux Bretons, en costume national, ont succédé les tambourinaires de Provence, vêtus sans aucune recherche de pittoresque, et dont les vieux airs de galoubet : le Réveil des tambourinaires, la Chanson de Magali, la Farandole, la Marche de Provence, ont fait passer dans la vaste salle du Trocadéro, toute pleine de Cigaliers et de Félibres, un frisson de plaisir. Ce milieu est bien peu propre pourtant à rendre vive l'impression que causent les motifs populaires exécutés sur la flûte à trois trous avec une habileté rare et discrètement soutenus par la batterie légère du tambourin. Il faut, pour en sentir tout le charme bizarre, les entendre sous les platanes, dans le soleil, sur les chemins poudroyants de Provence. Ils mettent dans l'air une griserie de joie : le tutu-panpan des flûtes et de la caisse longue y anime à ravir le paysage ; il y mêle à l'entrain des danses locales comme un écho monotone de la musique sarrasine.

 

Si ceux-là généralement ne sont pas musiciens, comme le veut le programme, bien que deux ou trois lisent au pupitre, en revanche l'Estudiantina marseillaise, entendue à la fin de la première partie du concours, est une compagnie de musiciens raffinés.

 

Vêtus de noir, coiffés du feutre marseillais qu'on prend volontiers et à tort pour une copie du chapeau tyrolien, avec une ganse de soie dans laquelle passe un brin de mimosa ou de sauge, ils exécutent des airs de danse, des sérénades, pour lesquelles se trouvent associés les flûtes, le violoncelle et toute une curieuse série d'instruments à cordes pincées : mandolines, mandores à doubles cordes, guitares et autres « jambons » dont l'ensemble détermine chez l'auditeur une sensation très aiguë et très fine.

 

Cette Estudiantina, unique en France, je crois, a eu au Trocadéro un succès très vif, qu'elle a retrouvé deux jours après à l'hôtel Continental, à la suite du banquet annuel des Cigaliers et des Félibres (1).

 

(1) Je dois à l'obligeance de M. Laurent Léon, directeur de la musique à la Comédie-Française, qui s'est occupé très spécialement de ces orchestres originaux, de pouvoir donner ici la composition de l'Estudiantina marseillaise, que dirige M. Jules Vaillant.

Cette note est un document intéressant pour les amateurs de musique pittoresque.

L'Estudiantina se divise en trois parties : Première partie. Chant principal : 6 mandolines françaises montées comme le violon, donnant les notes sol, , la, mi ; — 6 mandolines milanaises à six cordes donnant les notes sol, si, mi, la, , sol (unisson) ; 2 flûtes, une petite et une grande doublant le chant. Deuxième partie. 4 mandores françaises à quatre cordes (sol, , la, mi) à l'octave intérieure des mandolines. 4 mandores milanaises à six cordes à l'octave des premières mandores et donnant les notes sol, si, mi, la, , sol. — Troisième partie. 6 guitares françaises pour l'accompagnement et la basse fondamentale ; 2 violoncelles chargés de la basse fondamentale et surtout des contre-sujets et des imitations des motifs principaux ; 4 tambour basque et un jeu de castagnettes pour déterminer le rythme.

 

La seconde partie de la séance du concours consacrée aux musiques pittoresques des pays étrangers a fait applaudir les guitaristes napolitains. Ont défilé ensuite les Hongrois avec leur cymbalum, les Roumains parmi lesquels est un remarquable joueur de naiou ou flûte de Pan, les Tziganes et les Serbes.

 

Tout cela est très amusant, très varié, et met dans le souvenir du public d'intéressantes et curieuses notions que complètent les promenades à travers l'extraordinaire exposition de l'Esplanade, où les tambourins des griots sénégalais, les gongs horribles de l'assourdissant théâtre annamite, les sonorités cristallines de l'orchestre javanais, les flûtes arabes, rivalisent d'accent et d'étrangeté dans ce tohu-bohu de kermesse internationale.

 

III

 

Avant le concours de musique pittoresque, la salle du Trocadéro s'était ouverte à la musique russe. Un jeune compositeur, M. Glazounov, s'est révélé là de la façon la plus intéressante. Sa symphonie en quatre parties dénote, chez ce musicien de vingt-cinq ans, une rare imagination et une connaissance déjà très approfondie des ressources de l'orchestre. Le programme de la même séance a groupé les noms de Rimski-Korsakov, de Tchaïkovski, de Balakirev et de Blumenfeld, dont un excellent pianiste, M. Lawrow, a exécuté diverses pages.

 

Glinka y a figuré avec une fantaisie sur des airs russes, et Borodine avec la marche et les danses caractéristiques de son opéra, le Prince Igor. On a terminé par l'exécution d'un paysage musical de Moussorgski et un caprice espagnol de M. Rimski-Korsakov, morceau plein de mouvement et de couleur.

 

L'école russe a été saluée, en la personne des compositeurs que je viens de nommer, de frénétiques applaudissements. Ils affirment la vitalité de cette école, la variété de ses ressources et l'accent très particulier, la couleur très vive et très originale de ses inspirations.

 

Pour revenir aux actualités de l'école française, il m'est agréable de passer par les salons du ministère des beaux-arts où nos compositeurs nationaux ont été brillamment représentés par Mme Adiny [Adini] dans un air du Cid, par Mme Sanderson dans une des belles pages d'Esclarmonde, par un fragment de Sigurd, un duo de Roméo et Juliette et le duo déjà célèbre des Pêcheurs de perles.

 

Je dirai enfin, pour terminer cette chronique dont l'intérêt se divise forcément entre tant de sujets, quel favorable accueil a été fait à l'exposition de musique rétrospective inaugurée par la direction de l'Opéra-Comique, qui vient de remettre à la scène pour une unique soirée, tout au moins pour un petit nombre de soirées, le Barbier de Séville de Paisiello et le Raoul de Créquy de Dalayrac, suivi de la Soirée orageuse du même auteur.

 

IV

 

Le Barbier de Rossini a tué celui de Paisiello. Ce dernier a pourtant des qualités qui en font encore aujourd'hui une œuvre charmante. La romance de Lindor au premier acte l'emporte de beaucoup sur celle que Rossini a écrite ; mais, dans tout le reste, malgré l'incontestable valeur de cette partition, Paisiello reste à l'arrière-plan. Rien ne prévaudra contre la verve, le mouvement, la couleur et l'esprit du second Barbier, venu tout d'une pièce, comédie et musique. Les interprètes donnés à Paisiello par l'Opéra-Comique sont M. Dupuy dans Almaviva, M. Soulacroix dans Figaro, tous deux parfaits et très applaudis. M. Fugère dans Bartholo est comme toujours l'excellence même. Mlle Marcolini est restée insuffisante dans Rosine.

 

Le vendredi suivant, nous avons eu le Raoul de Créquy et la Soirée orageuse.

 

Raoul de Créquy est un drame chevaleresque dans le goût sentimental et naïf du temps ; le premier acte est fort intéressant musicalement ; il y a au début du second de jolis couplets, d'une simplicité, je dirais volontiers, comme autrefois, d'une simplesse ravissante.

 

L'œuvre a été largement réduite ; le poème a fait sourire, la musique a fait plaisir.

 

Pour la Soirée orageuse, c'est un acte fort agréable qui, vraisemblablement, gardera sa place sur les affiches de l'Opéra-Comique où il représentera le genre local ancien dans toute son aimable grâce.

 

L'auteur de ces deux œuvres, Nicolas Dalayrac, fut un fort galant homme et un musicien fécond et facile, — trop facile, disent parfois ses biographes ; il a donné une cinquantaine d'opéras, parmi lesquels compte, non sans honneur, une partition de Roméo et Juliette. Mais les vrais amateurs de musique ancienne ne parlent de Dalayrac que pour citer son opéra : Gulistan, qui fut l'objet d'une vogue exceptionnelle pendant le premier quart de notre siècle.

 

Les premières impressions musicales de mon enfance, je les ai reçues de cet ouvrage, dont, à une époque où depuis longtemps la partition dormait dans les bibliothèques, j'ai tant de fois entendu chanter le récitatif resté fameux :

 

Cent esclaves ornaient ce superbe festin

Et dans des vases d'or faisaient couler le vin.

 

En rouvrant le dictionnaire de Fétis pour y reprendre des notions précises sur Dalayrac, j'y trouve cette phrase singulière : « Nul n'a fait autant que lui de jolies romances et de petits airs devenus populaires ; genre de talent nécessaire pour réussir auprès des Français, plus chansonniers que musiciens. »

 

Voilà une opinion qui semblerait bien hasardée à Fétis lui-même, malgré ses préventions, s'il revenait au monde. M'est avis que les faiseurs de dictionnaires, même musicaux, devraient se dispenser de toute appréciation et se borner à des faits. Mais ce n'est pas la première fois que celui-là a fait ses preuves d'inconséquence.

 

 

 

15 août 1889

 

I

 

Ce n'est pas sans quelque embarras que j’entreprends de parler musique, cette quinzaine. En réalité, les sujets ne manquent pas, mais ils sont si multiples, si petits et vont d'un train si rapide, que je me demande si c'est vraiment bien la peine d'entretenir le lecteur de ces nouveautés qui passent dans la lanterne magique de l'Exposition universelle.

 

Certes, après les concours de musique pittoresque et les concerts de musique russe dont j'ai parlé, il y a eu au Trocadéro et ailleurs bien des séances intéressantes. Je ne veux que les signaler, sans m'y arrêter, car l'actualité nous dévore, et tout cela n'est déjà plus actuel.

 

Les compositeurs américains ont bien moins réussi devant le public que les compositeurs russes. De leurs rangs n'est sorti avec quelque éclat que M. Frank van der Stucken, chef d'orchestre aux États-Unis et organisateur des concerts donnés en Europe : il a écrit une suite orchestrale sur la Tempête de Shakespeare. Cette œuvre a sa valeur ; mais on lui a pu reprocher beaucoup de réminiscences ou de pastiches des compositeurs français. M. Arthur Foote, avec son ouverture : « Dans les montagnes », s'est plutôt inspiré de Mendelssohn. M. Chadwick a donné aussi une ouverture Melpomène, qui n'a point été fort goûtée. Au résumé, c'est la personnalité qui semble manquer aux compositeurs américains ; ils sont des adaptateurs plutôt que des créateurs, et la plupart de leurs adaptations sont à l'honneur de notre école française dont ils contribuent à répandre le goût et à augmenter l'influence dans leur pays.

 

Les « Muntere Musikanten » étudiants finlandais, — les Joyeux Musiciens, — ont eu leur tour à l'Exposition. Ceux-là ne sont pas des compositeurs, mais de simples exécutants, élèves anciens ou nouveaux de l'Université d'Helsingfors, très épris de musique et se groupant pour se donner le plaisir d'en faire sous la direction d'un chef qui est actuellement le docteur Sohlstreim. Ils choisissent communément, pour la composition de leurs programmes, des airs populaires ou des mélodies nationales, parmi lesquels on a surtout remarqué une « Sérénade au bord de la mer », de Kjerulf, et un chant populaire à quatre voix : « Au bord de la rivière », harmonisée par Gripenberg et dont le thème a été emprunté naguère par l'auteur d'Hamlet pour le chant mélancolique d'Ophélie.

 

Aux Finlandais ont succédé les Norvégiens, qui avaient fait parler d'eux avec force éloges en 1878. On peut, comme valeur générale, comme délicatesse d'expression et finesse d'exécution, les assimiler aux Finlandais. Les répertoires des deux sociétés ont entre eux d'ailleurs beaucoup d'analogie. On retrouve encore avec eux, et dite avec un charme égal, la sérénade de Kjerulf. Le Charivari de Selmer et le Salut de Grieg ont eu un succès fort vif. On sait que Grieg est avec Johan Svendsen, à la tête de l'école norvégienne contemporaine. Grieg est plus particulièrement connu en France.

 

En même temps que les associations d'étudiants de l'extrême Nord nous apportaient l'intéressante série de leurs vieux airs nationaux, M. Julien Tiersot organisait, à l'occasion du Congrès pour l'étude des traditions populaires, tin concert dans laquelle il faisait entendre toute une suite d'airs anciens français et étrangers. Cette audition a été fort remarquée, et l'idée qui a présidé à son organisation ne saurait être trop encouragée. Encore bien que les vieux airs français, surtout ceux du XVIIIe siècle, ne soient communément que les corruptions ou les dérivés de certains motifs d'opéras passés du salon de la châtelaine à l'antichambre, et de l'antichambre dans le village, ils revêtent à cette envolée à travers la campagne une mélancolie ou une poésie rustique tout à fait charmante.

 

Rien n'est mieux fait que ces restitutions d'art populaire pour nous reposer des prétentieuses ou banales inspirations des faiseurs d'opérettes, et parfois aussi d'opéras. Ici est la saveur, le trait naturel qui sont là si rares ; ici, la forme nue, avec ses grandes lignes simples ; là, la forme habillée et souvent, hélas ! de quel habit !

 

II

 

Ne pouvant me limiter aux grands théâtres lyriques qui, l'un après la Tempête, l'autre après Esclarmonde et deux ou trois ouvrages anciens, dont la série annoncée s'est trouvée soudainement interrompue, n'ont plus eu à convoquer la presse musicale, j'ai fait une brève excursion sur les domaines de la musique de genre.

 

J'ai rencontré dans Mam'zelle Pioupiou, à la Porte-Saint-Martin, la petite partition de M. William Chaumet, qui est fait pour d'autres besognes que celle d'illustrer un vaudeville de ce genre. La délicatesse de sa manière s'y révèle bien çà et là ; mais, la plupart du temps, il est obligé de faire gros pour rester dans le ton. Je reverrai avec plus de plaisir ce compositeur dans les parages de l'Opéra-Comique.

 

J'ai retrouvé à la Gaîté cette Fille du Tambour-Major, qui est en passe de devenir pour ce théâtre dans le genre musical ce qu'est le Courrier de Lyon dans le genre dramatique : l'ouvrage qu'on remet sur l'affiche avec certitude de recette quand les nouveautés ont cessé de plaire ou n'ont pas réussi à plaire. La pièce est toujours gaie, amusante, la musique légère et spirituelle, l'interprétation charmante, et le défilé final brillant, piaffant et sonnant à plaisir. Les petits tambours et les petits fifres, les musiques, les chevaux, les panaches, le Chant du départ, tout cela enchante et grise d'un sain patriotisme le public toujours sensible à ces retours vers un passé glorieux. — En voilà encore pour bon nombre de semaines.

 

Enfin, sur un théâtre plus modeste, les Bouffes, j'ai revu avec plaisir une vieille connaissance du boulevard du Temple : le Canard à trois becs, amusement spirituel d'un musicien qui avait, je crois, rêvé une tout autre destinée, M. E. Jonas, pour lequel les portes de l'Opéra-Comique ne se sont jamais ouvertes et qui possédait cependant toutes les qualités du genre, tel qu'on l'entendait au moment où il a fait ses premières armes.

 

Le Canard à trois becs restera le léger et agréable bagage théâtral de cet aimable musicien, maintenant lancé dans la voie officielle, et s'occupant presque exclusivement, je crois, de l'organisation des grandes auditions instrumentales de musiques militaires.

 

III

 

Cette première quinzaine d'août a vu à l'Opéra une brillante reprise du Cid de M. J. Massenet. On avait précédemment remis sur l'affiche Patrie ! de M. Paladilhe, et Henry VIII de M. Saint-Saëns. La presse musicale a souvent des paroles sévères pour les directeurs de l'Opéra ; on les accuse volontiers de mercantilisme ; on leur prête des projets sinistres à l'égard des ouvrages qu'ils ont pris l'engagement de monter ; il faut pourtant reconnaître qu'ils font œuvre méritoire en rétablissant sur l'affiche ces trois opéras de récente production, alors qu’ils pourraient très bien se contenter de vivre sur le vieux répertoire qui leur donne de tout aussi belles recettes.

 

Rarement l'Opéra a traversé une période aussi fructueuse qu'en ce moment. Il tombe chaque soir dans sa caisse de 20 à 22 000 francs, quoi que l'on joue. Cela est fait pour donner de la modestie aux auteurs et aux artistes. Le public de l'Exposition ne va pas voir tel ou tel ouvrage, entendre tel ou tel artiste : il va à l'Opéra, voilà tout !

 

Il est bien explicable et jusqu'à un certain point excusable que les directeurs de l'Opéra s'endorment un peu dans cette prospérité, puisque ce sont des entrepreneurs. C'est la torpeur de la fièvre d'or. Au mois d'octobre, quand l'accès sera passé, et Paris rendu à lui-même, ils se retrouveront en présence des nécessités de la vie courante et ils se souviendront de ce qu'ils ont le devoir de faire pour leur public habituel. Cela nous promet un hiver bien rempli, car avec le nouvel ouvrage de M. C. Saint-Saëns, ils annoncent déjà deux actes de M. Véronge de la Nux. Ce sera répondre par un triomphant « coup de collier » au procès de tendance qu'on leur fait en ce moment, aux reproches d'indifférence artistique qu'on ne leur ménage pas.

 

Mais ils comptent à leur actif Sigurd, le Cid, Patrie ! la reprise de Roméo, la Tempête ; ils vont y ajouter Benvenuto de M. Saint-Saëns, Zaïre de M. de la Nux, le Mage de M. J. Massenet. Ils auront ainsi brillamment rempli la période de leurs sept années d'exploitation et leur direction se placera, quoi qu'on en puisse dire, parmi les plus laborieuses et les plus méritantes qu'ait connues notre Académie nationale de musique.

 

IV

 

Puisque j'ai rappelé la reprise d'Henry VIII et celle de Patrie ! je relèverai le reproche assez généralement fait aux auteurs de ces deux ouvrages, surtout au premier, d'avoir consenti, à d'importantes coupures pour des raisons qu'on ne saurait, je crois, convenablement apprécier.

 

On a parlé de la dignité du compositeur, du respect dû à l'intégrité de son œuvre. Ce sont là de bien grands mots, mots de critique froide et gourmée. Quand un homme de la valeur du compositeur d'Henry VIII, qui n'en est plus, certes, à faire ses preuves de caractère et de désintéressement, consent à laisser réduire son œuvre, c'est apparemment qu'il n'a point tant de prétention qu'on lui en voudrait imposer et professe cette sorte de modestie qui ne va guère qu'avec un grand talent.

 

Qui n'en a fait autant, à l'occasion, y compris Berlioz, qu'on lui oppose volontiers ?

 

Quand on me raconte des histoires de ce genre, je pense toujours au Guillaume Tell de Rossini, à, qui l'on fit, en son temps, une si piteuse destinée. Le grand maître souffrit sans doute de terribles mutilations faites avec ou sans son consentement. Bien des années après, il disait encore à l'un de ses familiers : « J'en meurs ! »

 

Heureusement pour lui, il en est mort longtemps, assez longtemps pour s'apercevoir que l'homme et l'œuvre étaient finalement devenus immortels.

 

 

 

01 septembre 1889

 

I

 

Je causais tout récemment avec un très jeune musicien, revenant du pèlerinage de la Mecque, je veux dire du pèlerinage de Bayreuth, et, avec une conviction de néophyte encore tout parfumé de l'onction sainte, il m'affirmait que c'est là seulement qu'il faut aller entendre les œuvres de Richard Wagner, et principalement son Parsifal.

 

Cette opinion très radicale n'est certainement pas celle de tous les wagnérophiles, mais elle est celle de beaucoup. Il y a là un très curieux phénomène de religiosité artistique, chez ceux qui parlent de bonne foi. Chez les autres, le culte de Wagner, la religion du dieu adorable en un sanctuaire unique, n'est qu'une « attitude », moins respectueusement je dirais une pose. Ceux-là sont les plus féroces. Vainement. vous leur direz que vous avez entendu le Tannhäuser, Lohengrin, les Maîtres chanteurs, la Walkyrie, à Paris, à Bruxelles, ou ailleurs, ils vous regarderont avec une douce pitié, mêlée d'une forte part de mépris. Si vous leur parlez de Rienzi, par exemple, ils rougiront de honte pour le maître qui a pu écrire un tel ouvrage. Ils sont d'un puritanisme dont l'intolérance n'épargne pas même leur idole. Rienzi, d'ailleurs, dans l'histoire de Wagner, appartient à l'âge préhistorique ; on n'en parle plus, et je me demande pourquoi ce titre est venu tout à coup sous ma plume.

 

Il faut donc aller à Bayreuth si l'on veut posséder le vrai Wagner. En mon particulier, je m'étonne de cette théorie : elle renverse toutes mes idées. Jusqu'à ce jour il m'avait semblé que le principal caractère des grandes œuvres d'art, c'est de n'avoir pas absolument besoin d'un cadre spécial, de constituer une entité indépendante. Pour se révéler, il faut sans doute qu'elles s'appuient sur une interprétation dignes d'elles ; c'est pour cela seulement qu'elles sont faites. Les autres conditions, d'ordre purement décoratif, ne viennent qu'en seconde ligne ; je ne veux point dire qu'elles soient négligeables ; tout au contraire, elles doivent concourir à honorer l'œuvre, à lui donner le plus d'éclat possible. Mais, dans le cas de Bayreuth, il y a plus. Le privilège dont jouit la cité franconienne dans la, pensée des adeptes, semble reposer sur l'observance de certains rites, sur l'obligation de certaines épreuves. Il faut être déjà un vaillant pour aller à Bayreuth, souffrir les longues heures du voyage, conquérir un logement, se plier à la discipline locale, respirer une atmosphère toute vibrante d'admiration, vivre dans des conditions particulièrement suggestives. Après cela, quand on entre dans le sanctuaire, quand l'obscurité se fait dans la salle, et que, de la cavité où gît l'orchestre, comme du fond de l'antre d'Éleusis, montent de suaves harmonies, quand le rideau s'ouvre et que les personnages apparaissent dans une lueur de rêve, si l'on n'est pas pris d'une émotion profonde, c'est qu'on n'a point de nerfs et point d'imagination. Les mélodistes les plus endurcis — j'en connais un qui en est encore à prendre l'auteur de Faust pour un détestable symphoniste, et l'appelle dédaigneusement « Monsieur Gounod » — ne subiraient pas cette épreuve sans que leurs vieilles convictions mollissent, quitte à. se retrouver, à la sortie, indignés de leur propre faiblesse.

 

On peut comprendre, dès lors, avec quelle ardeur ceux qui partent résolus d'avance à tout admirer, sans avoir besoin de cet entraînement préalable, lequel ne fait qu'ajouter d'ailleurs à leur conviction naturelle ou acquise, professent que Bayreuth est le lieu sacro-saint, la Mecque, où tout croyant ne saurait se dispenser d'aller s'il veut vraiment voir la face de Dieu et recevoir la vraie lumière.

 

Wagner n'a-t-il pas un peu spéculé sur le caractère quasi religieux de ces auditions annuelles ! A-t-il seulement cherché en fondant le théâtre de Bayreuth l'isolement, le recueillement pour les auditeurs de ses compositions ? Non, puisqu'il s'agit d'un théâtre, qu'un théâtre ne vit et ne peut vivre que de l'empressement de la foule, et ne saurait exister, on l'a vu, par les seules ressources d'une élite, désireuse de savourer, dans un coin écarté du monde, la pure et égoïste joie d'entendre une série de chefs-d'œuvre.

 

Quoi qu'il en soit de la pensée intime du compositeur saxon, dont le colossal génie pouvait se passer de cet appui, le pèlerinage annuel de Bayreuth est et restera le plus vaste monument de réclame élevé à sa renommée.

 

Ah ! autrefois, on n'y mettait pas tant de mystère et on n'exigeait pas cette patiente et fatigante initiation ! Cela n'a point empêché l'Orphée et 1'Alceste de Gluck, le Don Juan de Mozart, le Fidelio de Beethoven, et l'immortel Guillaume Tell de Rossini, de traverser les années et de garder devant nous toute leur grâce et toute leur force.

 

Joués, à l'origine, n'importe où, à Paris ou à Vienne, présentés dans des conditions matérielles médiocres, leur grandeur s'est toujours révélée, quand les artistes n'ont pas trahi les maîtres. Cette musique était belle, toute nue, parée de la seule splendeur de ses lignes et de l'éclat de ses couleurs, et on ne s'est jamais avisé de dire qu'on ne la pouvait bien goûter qu'à certaine source, comme un vin précieux qui ne saurait voyager sans perdre de son parfum et de sa saveur.

 

II

 

Dans cette question tout épisodique, pourrais-je dire, du pèlerinage annuel à, Bayreuth, il n'y a pas seulement matière à réflexions sur un procédé très raffiné d'entraînement, il y a de quoi prendre texte pour se demander quelle influence pourra bien avoir définitivement la musique de Richard Wagner sur la production contemporaine. Le sujet voudrait de nombreuses pages ; il ne peut être ici qu'effleuré.

 

Cette influence est devenue énorme, bien que, dans la plupart des cas, ceux qui la subissent s'en défendent. Richard Wagner, — il serait tout à fait puéril de le nier, — a créé une poétique nouvelle et il l'a appliquée personnellement, dans ses derniers ouvrages, avec une volonté qui va jusqu'au dédain le plus complet de l'opinion vulgaire. Dans ses œuvres, il a traduit toutes ses impressions et exprimé toute sa pensée, sans se soucier des longueurs, des obscurités et des étrangetés. Il a rompu avec la convention théâtrale, pour rentrer sous la domination de la loi naturelle qui lui a prescrit une parfaite union entre le langage et l'action, entre la musique et le drame. Appliqué par un auteur ayant la conscience qu'il s'adressait surtout à cette race allemande patiente, de compréhension laborieuse, d'autre part, très rêveuse et spéculative, ce système a produit des œuvres telles qu'il ne les aurait jamais écrites pour des Français, comme ne manquent pas de le reconnaître les critiques sincères qui pourtant le défendent le plus vivement. Il est dans ces œuvres des pages magnifiques qui seront de tous les temps et de toutes les races ; il en est d'autres au cours desquelles la Muse éternelle semble sommeiller ; seul, veille le génie allemand épaississant autour de lui un brouillard intense d'où l'ennui tombe comme une bruine pénétrante.

 

L'art français, doué d'un sens critique très fin, d'une merveilleuse faculté d'assimilation, peut puiser dans l'arsenal wagnérien des armes nouvelles qu'il reforgera, des matériaux bruts qu'il façonnera suivant son génie propre. Le drame dont il ne saurait se séparer sans mentir au tempérament et aux tendances de sa race sera toujours sa préoccupation souveraine, et s'il accepte la légende qui est, il faut le reconnaître, le domaine par excellence du compositeur lyrique, ce ne sera point sans l'appuyer sur une action humaine, claire, frappante, logiquement déduite.

 

Ainsi font déjà ceux de notre école nationale qui marchent à la tête de la pléiade contemporaine et sont les forts de cette école très nombreuse actuellement composée de beaucoup de sujets très jeunes, très actifs, animés d'une infatigable émulation. Doués d'une véritable originalité, absolument maîtres de leur outil, d'une valeur que beaucoup de nouvelles recrues, en leur impatience d'arriver, ne se font pas faute de contester, ces chefs de file se laissent influencer évidemment par la méthode wagnérienne, mais du moins ils ne lui empruntent généralement rien qui puisse oblitérer leurs facultés personnelles. Le wagnérisme appliqué judicieusement n'abolit chez eux ni l'esprit, ni la grâce, ni la gaîté, ni la simplicité, ni la clarté.

 

Mais les autres, ceux qui ne sont entrés « dans la musique » qu'insuffisamment favorisés par la nature, prédestinés fatalement à la production moutonnière, les voilà ceux pour qui l'influence de l'église de Bayreuth sera terriblement néfaste ! On les voit déjà à l'œuvre ; plus wagnériens que Wagner lui-même, intransigeants et s'efforçant, sous l'œil de quelques juges pour qui rien n'existe en dehors de Wagner, de faire correctement l'exercice à la prussienne.

 

On les y encourage malheureusement de plus en plus, en les décourageant de toute autre chose. Il semble, à lire certains articles, qu'il n'y ait pour nos jeunes musiciens de salut que dans l'enseignement de l'art allemand. On ne songe plus que le cerveau des petits Français a de précieux éléments à mettre en œuvre. L'opérette, il est vrai, nous a dégoûtés de la musique facile ; mais elle n'a pas éteint en nous le goût de la musique naïve, alerte et spirituelle de nos pères. Celui de nos compositeurs qui songera à se retremper aux sources vives des traditions nationales et nous donnera quelque œuvre simple, émue ou joyeuse, d'une délicate recherche, d'artiste, nous aura en même temps vengés de l'inepte opérette et rassurés contre le germanisme envahissant.

 

C'est à quoi il faudrait encourager ceux de la jeune génération que des dogmatiques féroces s'efforcent de dérouter. L'un de ces terribles réformateurs ne disait-il pas récemment de certain compositeur : « Du talent, sans doute ; mais il ne va pas à Bayreuth ! »

 

Le chemin de Bayreuth, ce serait donc le chemin de Damas, loin duquel aucun compositeur ne saurait trouver la vérité ! C'est grâce à des principes de ce genre, sottement écoutés, que nous verrons peu à peu s'élever, se grouper un certain nombre de compositeurs serviles, pleins de science, vides de génie, fondateurs de quelque cercle d'admiration mutuelle où ils passeront leur temps absorbés dans l'adoration de leur moi, comme des fakirs hypnotisés par la contemplation de leur ombilic et s'imaginant qu'il est le pivot du monde.

 

Puis, comme tout progresse, surtout la sottise, un temps peut-être proche viendra où Richard Wagner lui-même ne sera plus dans le mouvement. On le mettra à la retraite, et nous aurons alors en musique quelque école symbolique, décadente, « fin de siècle », déliquescente, comme nous en avons déjà une en littérature. Ces traits ne sont pas rares dans l'histoire de l'esprit humain. Ils se reproduisent périodiquement. Les décadents ou les symboliques du XIXe siècle ont des aïeux tels que les gongoristes du XVIIe, les amoureux du style « culto », qui, pour parler selon le texte du biographe de don Louis Gongora y Argote, créateur du genre, consistait « en une complication ridicule de métaphores étranges, d'hyperboles, d'archaïsmes, où la pensée disparaît sous le cliquetis des mots et au milieu des obscurités d'un langage précieux et énigmatique ».

 

Il n'y a rien à changer à cette définition pour qu'elle s’applique aux choses de ce temps.

 

Je pourrais regretter de m'être laissé emporter aussi loin, à propos du récent pèlerinage de Bayreuth, si j'avais dû trouver dans la musique dramatique de cette quinzaine de quoi défrayer cette chronique ; mais ma promenade un peu à travers champs ne m'a entraîné à aucune négligence : il n'y a rien, absolument rien à signaler dans nos deux grands théâtres, l'Opéra et l'Opéra-Comique, sinon la persistance d'une prospérité qui oblige les directeurs à multiplier le nombre des représentations pour répondre à l'empressement du public et leur assure d'abondantes ressources pour présenter magnifiquement leurs nouveautés mises en réserve pour l'hiver prochain.

 

 

 

15 septembre 1889

 

I

 

C’est le jeudi 5 septembre qu’a eu lieu, au Trocadéro, le grand concert officiel de l’Opéra-Comique, sous la direction de l’excellent chef d’orchestre Jules Danbé conduisant une nombreuse phalange d’exécutants. Le nombre ici ne fait rien à l’affaire, il n’ajoute rien à la force ou au charme des œuvres entendues dans cette très mauvaise salle, dont l’acoustique ne parait pas susceptible d’amélioration sérieuse. L’exécution a été ce qu’elle devait être avec des premiers sujets tels que Mmes Simonnet et Deschamps et MM. Taskin, Dupuy, Soulacroix et Cobalet : le programme comprenait quatorze numéros, dont six extraits d’ouvrages d’auteurs vivants, opéras-comiques ou drames lyriques disparus ou tout au moins momentanément mis à l’écart.

 

Exception faite pour le finale des Amoureux de Catherine de M. Henri Maréchal et l’ouverture de Zampa appartenant au répertoire courant, ce programme était donc celui d’une sorte d’exposition rétrospective de l’art musical selon les diverses formes qu’il a prises sur la scène du théâtre Favart.

 

La part faite aux compositeurs anciens s’est bornée à cette ouverture de Zampa que je viens de citer, à la cavatine de la Fête du village voisin, de Boieldieu, à quelques fragments du Joseph de Méhul, à l’ouverture de Giralda d’Adam et à celle du Domino noir d’Auber. Cette part était suffisante pour établir les points de comparaison utiles entre le caractère originel du genre et les plus récentes manifestations de l’esprit de l’école contemporaine. Les organisateurs de ce concert ont très judicieusement fait leur choix entre les musiciens de cette école. Deux d’entre eux seulement ont disparu, encore très vivants dans leur œuvre, Victor Massé et Georges Bizet ; les autres, tous encore militants à divers degrés, sont MM. E. Reyer, Camille Saint-Saëns, Léo Delibes, Jules Duprato, Émile Pessard et Ferdinand Poise.

 

Les Saisons de Victor Massé, dont des fragments ont été dits par Mlle Deschamps et M. Taskin, nous ont rappelé l’un des plus charmants ouvrages de la jeunesse de ce maître, à l’esprit si aimable, à l’inspiration si naturelle, si poétique et si fraîche. On a toujours placé les Saisons au premier rang, parmi les œuvres de son répertoire. Le public n’a jamais ratifié à son égard le jugement des délicats ; peut-être aussi ne s’est-il jamais trouvé un directeur assez croyant, assez tenace pour faire, en pareil cas, coûte que coûte, l’éducation du public. C’est là, en effet, le simple secret de la disparition de bien des œuvres, d’une incontestable valeur, dont la formule très raffinée, affranchie, par conséquent de tout souci de la foule, aurait eu besoin d’être défendue avec quelque patience et quelque conviction. Mais comment demander de la patience et de la conviction, à l’endroit d’une œuvre d’art, à des entrepreneurs de spectacle qui blêmissent devant la mine longue de leur caissier ? Il faut faire de l’argent, voilà tout, n’en dût-on faire qu’avec des œuvres vulgaires. Cela ne cessera point d’être tant qu’il n’y aura pas, pour les théâtres de l’État, une régie dégagée de tout intérêt commercial, une gestion sans risques, n’ayant point de préoccupations matérielles autres que celle de l’établissement des devis relatifs à l’exécution de chaque ouvrage.

 

Les Saisons de Victor Massé seraient, nonobstant leur mérite, un sujet trop mince pour y appuyer de pareilles théories économiques, mais combien d’autres ouvrages auraient pu, en leur temps, en démontrer la valeur, ne fût-ce que ce Roi d’Ys, naguère repoussé de tous, et finalement triomphant ; ne fût-ce que ce Sigurd, obligé, après vingt cinq ans de dédains subis, d’aller chercher son triomphe à Bruxelles.

 

Et parmi les partitions exécutées, que d’abandonnées auraient à la longue remporté une éclatante victoire, soutenues énergiquement en dépit de quelques mauvaises recettes !

 

La Jolie Fille de Perth représente le contingent du regretté Georges Bizet, à ce concert du Trocadéro. C’est, si je ne me trompe, le second ouvrage sérieux de ce musicien de tant de valeur et de véritable originalité. Écrit sur un livret habilement coulé dans le moule ancien, il ne nous donne certainement du talent de Georges Bizet qu’un aperçu heureux. Les horizons dévorés par l’esprit du jeune compositeur étaient autrement vastes, dans un pays de rêve autrement coloré. Celui qui devait être l’auteur de Carmen, s’il avait déjà en tête sa formule, ne trouvait point facilement encore à l’appliquer. Il avait la timidité nécessaire de ceux qui veulent quand même produire et se produire ; mais au lieu de procéder comme certains de nos jours, qui s’efforcent de faire gros sur le plus mince sujet, en vue de révéler leur force, il se gardait bien de dépasser les limites du champ ouvert à son esprit. Avec une souplesse rare, avec une amusante subtilité, il mettait en œuvre les éléments dont il disposait et faisait, sans cesser d’être lui-même, la musique d’un ouvrage conçu comme s’il avait été destiné à la plume légère et parfois un peu banale de quelque pur adepte d’Adolphe Adam.

 

Il en est résulté pour la Jolie Fille de Perth une agréable série de pages ; il est, dans le nombre, un vrai chef-d’œuvre, cette ravissante danse bohémienne, pour laquelle il n’avait aucun mot d’ordre à prendre de personne, et où se pouvaient accuser toute son originalité naturelle, toutes les ressources de son instrumentation déjà si savoureuse, si féconde en surprises.

 

L’ouvrage n’a jamais eu, malgré ses qualités, une fortune bien brillante, — il est vrai que Bizet n’était pas mort, — et être mort, comme il se plaisait souvent à le redire, c’est une force pour un compositeur, surtout devant un public qui a communément plus de sentimentalité et d’enjouement que de goût réel pour les choses de la musique.

 

II

 

Dans les œuvres des six compositeurs vivants inscrites au programme du 5 septembre, je trouve, suivant l’ordre même de ce programme : la Statue de M. E. Reyer, née au Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple, reprise ensuite place du Châtelet, sous la forme grand opéra, bien au détriment de l’effet primitivement obtenu.

 

C’était un ouvrage d’un tempérament mixte, concédant encore quelques parts à l’art d’autrefois, mais installant magistralement le drame lyrique sur le terrain du vieil opéra-comique.

 

J’ai dit que sous la forme grand opéra la Statue n’avait point obtenu, lors de sa dernière reprise, un succès égal à celui de la version originale. Pour mon compte, j’aurais dû, restant fidèle à des théories souvent exprimées ici, préférer l’œuvre sous sa seconde incarnation ; mais l’éclat de la première audition avait été tel, l’impression en avait été si franche, que les avantages de l’homogénéité de la forme n’ont pu tenir devant l’influence de souvenirs encore très vifs.

 

Je souhaiterais, en mon égoïsme, si on reprend quelque jour ce bel ouvrage, — éventualité fort probable, — qu’on le fît en lui conservant son aspect et ses éléments primitifs; qu’il nous apparût dégagé des nuages d’un récitatif fait, m’a-t-il semblé, pour en estomper très fâcheusement les reliefs et en noyer les couleurs.

 

L’entr’acte de Joli Gilles, de M. F. Poise, a rappelé très agréablement aux auditeurs du Trocadéro le nom et le talent d’un compositeur que sa finesse et son esprit naturel ont fait l’illustrateur musical le plus charmant des œuvres de la comédie légère, ancienne ou moderne. Il adore Molière et Marivaux, et les masques italiens, et aussi le délicieux Musset dont il a adapté la Carmosine que nous verrons peut-être un jour à l’Opéra-Comique, où nous avons failli la voir au courant de 1888. Le flot changeant qui porte la fortune des œuvres l’a éloignée de nous pour un temps indéterminé. Le compositeur, très souffrant depuis bien des mois, n’est point de ceux d’ailleurs qui s’efforcent à corriger les erreurs de la fortune. Très consciencieux artiste, il n’attend rien que de la valeur propre de son œuvre. Et jusqu’ici l’événement lui a donné raison.

 

Le Jean de Nivelle de M. Léo Delibes, représenté par quelques fragments chantés par Mlle Deschamps et les chœurs, marque chez ce compositeur, de premier ordre dans le genre spirituel et léger, une tendance très accusée vers le drame lyrique. Cette tendance a été plus heureuse dans ses résultats avec Lakmé qu’avec Jean de Nivelle, dont le succès cependant fut formel. Si on le mesure au nombre des représentations, Lakmé s’est maintenue au répertoire. Jean de Nivelle, d’un caractère musical moins franchement déterminé, ne devait point avoir la même fortune. Les pages de haute valeur qu’il contient font regretter que M. Léo Delibes ne se soit pas, une fois, donné la tâche de se mesurer à un véritable sujet de drame lyrique, d’une ligne simple et d’une couleur très nettement accusée.

 

Très joli est le Menuet du Capitaine Fracasse, de M. Émile Pessard. C’est le souvenir aimable d’une œuvre, hâtivement représentée à la salle Ventadour, au cours d’une de ces nombreuses et inconsidérées tentatives de restauration du Théâtre-Lyrique, qui ont plus fait vraisemblablement pour reculer la solution de la question que pour la hâter.

 

Avec la Déesse et le Berger de M. J. Duprato, nous sommes en plein néo-grec. L’ouvrage est contemporain de ce temps où on applaudissait Galatée et Philémon et Baucis, où le peintre Hamon peignait : «  Ma sœur n’y est pas » et les marionnettes athéniennes. Le poète de cette jolie fantaisie était M. Camille du Locle, l’auteur de Sigurd et de cette Salammbô que la Monnaie nous promet pour cet hiver. Son compositeur avait, au retour de Rome, donné les Trovatelles, que n’ont pas oubliées les abonnés de l’Opéra-Comique. Après la Déesse et le Berger, il a cessé de produire, et c’est dommage. Il avait des qualités bien françaises d’entrain, de charme et de couleur.

 

Le finale du deuxième acte de Proserpine de M. Camille Saint-Saëns est fait pour nous remettre en mémoire une des plus intéressantes soirées de l’Opéra-Comique, en 1887, et en même temps une des plus curieuses tentatives de comédie musicale faites par l’un des maîtres contemporains le mieux en situation pour la risquer.

 

Les deux premiers actes avaient ravi le public, le troisième lui avait causé quelque trouble; il s’y attachait pourtant et marquait le désir de l’étudier, quand les représentations furent brusquement arrêtées. Mystère des décisions directoriales, dans lequel l’incendie de l’Opéra-Comique ne devait pas permettre aux auteurs de pénétrer. Proserpine reviendra aussi au grand jour de la rampe. Elle affirmera la variété des ressources dramatiques et musicales d’un compositeur que sa gloire acquise et indiscutée de symphoniste ne va pas sans gêner un peu quand il aborde le théâtre. Toute supériorité se paye.

 

C’est précisément en songeant à Proserpine que je parlais, dans ma dernière chronique, de la nécessité pour nos compositeurs de chercher à s’affranchir de la pédagogie germanique. La comédie musicale est le genre où il serait bien désirable de les voir s’essayer, sans rien perdre de leur goût pour le drame musical ou lyrique, car il faut prendre ses réserves en écrivant ces mots, auxquels certains donnent un sens tout à fait arbitraire.

 

On sait que M. J. Massenet a écrit un Werther qui doit être précisément, si mes notions sur cet ouvrage encore inédit sont exactes, une application très déterminée, du genre de la comédie musicale ou lyrique, c’est-à-dire sans dialogue, aussi distante pourtant de l’opéra proprement dit que du vieil opéra-comique. Manon, du même auteur qui a, comme M. Saint-Saëns, toute l’autorité nécessaire pour fixer pratiquement les règles de cet art spécial, Manon était déjà un acheminement heureux vers ce genre rationnel et simple dont il appartiendrait à l’école française de donner définitivement la formule.

 

Il est, à ma connaissance, deux autres jeunes compositeurs qui cherchent en ce moment leur voie dans le même sens; tout me persuade qu’ils l’y trouveront. Les wagnériens ne manqueront pas de dire que rien n’est plus à inventer en ceci, les Maîtres chanteurs n’étant autre chose qu’une comédie musicale. C’est très vrai ; il lui manque seulement la légèreté, la mesure et l’esprit français. C’est ce peu de chose qui est un grand tout.

 

 

 

01 octobre 1889

 

I

 

L’audition solennelle de l’ode de Mme Augusta Holmès, le Triomphe de la République, a fait oublier, en présence de la magnificence du spectacle, les critiques qui n’avaient pas manqué, dès la première heure, au sujet des frais considérables nécessités par cette audition. On ne s’est plus préoccupé que de juger l’œuvre qui, en réalité, apparaît simple et grande, à l’entrevoir seulement à travers le poème que j’ai sous les yeux.

 

C’est une cantate symbolique, comme tous les ouvrages de ce genre, dont la forme n’est guère renouvelable. On voit défiler tour à tour les Vignerons portant le Vin sur un pavois orné de raisins et de pampres, les Moissonneurs précédés par la Moisson triomphante parmi les gerbes et les fleurs du blé, puis les Soldats, les Marins, les Travailleurs, ceux de la pioche et de la truelle, ceux du marteau et du compas ; enfin les Arts et le Génie, les Sciences et la Raison, les Jeunes gens et l’Amour, les Enfants, espérance de la Patrie.

 

Tous ces chœurs s’annoncent, se font connaître par quelques vers, toujours d’une belle sonorité, d’une élégante recherche, parfois d’un rythme curieux, d’où la musique semble déjà naître et où s’accuse l’heureuse dualité de l’auteur, à la fois poète et compositeur.

 

Les chœurs rassemblés autour d’un autel antique, sur les pentes d’une colline, que cerne une colonnade d’où jaillissent les lauriers, les oliviers, les fleurs et les palmes, la scène tout à coup s’obscurcit. Devant l’orchestre surgit une figure voilée de noir, chargée de chaînes, aux longs cheveux blonds dénoués.

 

C’est l’Humanité, c’est la Patrie, c’est Celle qui souffre et qui implore et que le poète ne nomme pas, la grande suppliante muette, qui monte vers l’autel où manque encore une divinité.

 

La foule lui fait un passage. Elle franchit les degrés de l’autel, tandis que les chœurs, tous ensemble, invoquent la déesse :

 

Apparais, déesse, apparais !

Apparais et console, apparais et délivre !

 

La République alors, au milieu de lueurs fulgurantes, apparaît au-dessus de l’autel. Elle annonce le règne de la liberté et de la justice. Elle convie les peuples à la grande communion fraternelle.

 

Et, tandis que le peuple célèbre la bonne nouvelle et qu’une gerbe de blé, symbole du progrès pacifique, croit et grandit au pied de l’autel, la figure en deuil arrache ses chaînes et apparaît vêtue des couleurs de la France.

 

Mme Augusta Holmès, compositeur aux tendances très élevées, au sens littéraire et poétique très délicat, a donné déjà plusieurs grandes compositions dans le même genre héroïque ou symbolique. Son Ode triomphale ne va pas sans quelque analogie avec son Ludus pro patria, exécuté, je crois, au Cirque d’Été. J’ai eu à parler ici assez longuement, il y a quelques années, de ses Argonautes, très intéressante et remarquable partition, et j’aurais été heureux de pouvoir donner la même importance à l’analyse musicale de cette ode, qui — nonobstant son caractère officiel — me paraît devoir compter parmi ses meilleures compositions.

 

Absent de Paris, je n’ai pu y revenir en temps opportun pour assister aux auditions de l’œuvre de Mme Augusta Holmès ; je devrais donc me résoudre à garder le silence, si, au moment même de m’excuser de cette lacune forcée de ma chronique, je n’avais eu la bonne fortune de recevoir d’un ami une lettre m’apportant une appréciation et une impression d’ensemble qui me tirent d’embarras.

 

Je m’empare sans scrupules de ce document familier ; — je lui laisse toute sa saveur : elle ajoute un charme rare à l’expression de l’opinion d’un homme à qui personne n’en voudra jamais de dire tout uniment ce qu’il pense, tant il le dit de bonne foi ; — j’ai nommé M. Camille Saint-Saëns.

 

« Je regrette vivement, me dit-il, que vous n’ayez pas assisté à l’Ode triomphale. Notre ami C** m’écrit qu’au bout de la salle, où il était placé, l’impression était médiocre. Je le crois sans peine; mais pour moi, qui l’ai vue à la bonne place, c’est tout autre chose. Je dis à dessein « vue », parce qu’en effet c’est beaucoup plus fait pour les yeux que pour les oreilles. C’est aux splendeurs tant vantées de Bayreuth ce qu’est la Tour Eiffel à une cheminée d’usine. Un immense rideau bleu et or, d’un ton enchanteur, s’ouvre, non pas bêtement comme là-bas, mais avec une grâce exquise et disparaît laissant voir le plus délicieux décor... Rien d’étonnant comme ces foules de choristes se succédant indéfiniment. Il y en a encore ; il y en a toujours ! Et cela trouve sa place sur l’immense scène, sans désordre et sans confusion... Quelqu’un n’a-t-il pas reproché à l’auteur de n’avoir écrit que des chœurs ! Mais il n’y avait que cela de possible, et ils sont assez habilement contrastés pour éviter toute monotonie...

 

« Il y a un chœur d’enfants, qui commence comme « Frère Jacques » et qui n’en est pas moins délicieux ; les vers en sont d’une absurdité adorable :

 

Nous avons enchaîné les méchantes panthères

Et les tigres, avec des fleurs ;

Car les oiseaux ont dit : Tous les hommes sont frères ;

Plus de guerres, assez de pleurs

Nous avons apporté les cruelles épées

Bien enveloppées

De houblons et de pampres verts ;

Les oiseaux nous ont fait entendre

Que notre mère est tendre

Et qu’elle renverra la haine et ses hivers !

 

« L’œuvre commence par des sonneries de cuivres derrière le rideau fermé, d’un effet berliozesque et grandiose. Enfin, il y a certainement bien des formules, bien des lieux communs, mais il y a un grand souffle, une sincérité, une spontanéité telles que l’œuvre s’impose, J’aurais voulu seulement une fin plus populaire, un unisson gigantesque de toutes les voix et de tous les instruments. On serait parti fou, au lieu qu’on part assez calme.

 

O Peuple, sois doux au Génie,

Qui, par l’Image et l’Harmonie

Enseigne le divin à ton humanité !

Si l’Art ne t’aide point, tu bâtis sur le sable,

Et le plus pur renom est encor périssable

Si nous ne l’avons pas chanté !

 

« Ainsi disent les Arts, sur une belle phrase musicale. Comme style musical, la « grande wagnérienne » s’est surtout rapprochée de Gounod et de Massenet ; il y a seulement quelques traces de Wagner, par-ci par-là, — comme on trouve des traces d’arsenic dans les analyses judiciaires. Elle en est restée sur ce point aux séries de « neuvièmes de dominante », à la mode de Tannhäuser, vieille mode démodée, qui n’a plus d’autre effet que d’égarer les choristes en leur ôtant tout sentiment de la tonalité, et de les faire chanter faux ; alors s’élève un moment le « brouillard » dont vous avez parlé dans votre article sur le pèlerinage de Bayreuth ; mais, heureusement, il se dissipe vite.

 

« Enfin, c’est une belle manifestation artistique, et il est heureux qu’elle ait été faite. »

 

II

 

De ces hauteurs triomphales, je redescends sur la modeste plage où je suis venu chercher un peu de tranquillité et où je rencontre encore la Musique. Elle me convie à l’audition d’une œuvre nouvelle, en un acte, que donne le Casino de Boulogne. Les sables sauvages où je vis sont proches de ce milieu mondain anglo-français, hanté par de blondes mermaids, où l’on danse, où l’on flirte, où les baignades se continuent sous l’âpre ciel de septembre, où les cavalcades folles reposent des luttes contre la lame violente.

 

Le Casino, dirigé par M. Hirschler, fait de son mieux pour attirer et retenir tout ce monde. C’est la musique qui constitue le fond de ces attractions destinées à lutter contre les divers genres de sport entre lesquels se partagent les baigneurs. Au cours des représentations défrayées par les œuvres du répertoire, on leur présente quelque ouvrage nouveau pour raviver, vers la dernière huitaine de la saison, l’intérêt de la soirée.

 

L’an dernier, c’était le Renaud de Gilbert Desroches, excellemment chanté par Mlle Martini et le ténor Alvarez ; cette année, c’est le Contrat, de M. Penavaire, compositeur distingué, que diverses suites d’orchestre et autres pièces symphoniques ont depuis longtemps fait connaître aux abonnés des concerts du Cirque d’Hiver et du Châtelet.

 

C’est un musicien de race, qui a le vice d’être trop modeste, mais donnera quelque jour la vraie mesure de son très réel talent. En attendant, il se monnaye en des œuvres intimes. Heureux encore ceux qui, comme lui et par les temps difficiles où nous sommes, peuvent présenter au public cette simple carte de visite qui s’appelle un opéra-comique en un acte !

 

Le Contrat de M. Penavaire est écrit sur un poème de M. Jules Ruelle, qui a cherché à renouveler le succès du Piano de Berthe. Il s’agit d’une jeune veuve attendant son notaire pour en terminer avec le contrat d’un nouveau mariage qui lui déplaît. Au lieu du notaire arrive un amoureux, qui fait les quatre cents coups et finalement se déclare. On le met à la porte ; il revient par la fenêtre. Bref, on lui pardonne et on l’épouse.

 

Il n’y a pas là de quoi monter l’imagination d’un compositeur épris de lyrisme. M. Penavaire s’en est arrangé. L’ouverture de sa petite partition a été très applaudie. Les complots du faux notaire sont le sujet d’un très agréable babillage d’orchestre sur lequel se dessine gravement la phrase du chanteur. Je citerai ensuite un duo gracieux et poétique, d’une charmante venue, frais, tendre, pastoral, échauffé d’une douce flamme, évidemment le morceau capital de l’ouvrage. Il a été très applaudi, ainsi qu’une romance et un petit finale reprenant la phrase principale du duo.

 

Voilà un petit acte qui, au prix de quelques coupures dans un dialogue un peu trop bavard, pourra faire très allégrement son chemin sur quelque scène parisienne, où, comme à l’Opéra-Comique d’autrefois, on a encore souci des ouvrages en un acte.

 

Paris reprend ses droits vis-à-vis de la chronique musicale avec la grande audition officielle de l’orchestre de l’Opéra, qui a eu lieu, le 19 septembre, dans la salle des fêtes du Trocadéro.

 

Là, comme tout récemment à l’audition de l’orchestre de l’Opéra-Comique, nous nous retrouvons en présence d’œuvres disparues ou du moins momentanément écartées. Dans les huit numéros inscrits au programme, il n’en est, en effet, que deux appartenant au répertoire plus ou moins courant : le duo de la Muette de Portici d’Auber et quatre fragments du joli ballet de Patrie !, de M. Paladilhe, qu’on a entendus hier et qu’on entendra encore demain.

 

Le reste est du domaine de l’histoire. — L’Herculanum de Félicien David a eu son heure de succès. L’ouvrage, bien que n’étant pas dans le mouvement moderne, méritait de passer moins vite. Il a donné, avec Mme Gueymard et M. Obin, quelques soirées dont peuvent se souvenir encore avec plaisir les abonnés de l’Opéra.

 

De la Françoise de Rimini de M. Ambroise Thomas, on a entendu le très beau prologue, page de valeur tout à fait supérieure. Les superbes stances de la Sapho de M. Charles Gounod et le finale du deuxième de la Vestale de Spontini, un ouvrage qu’on devrait nous rendre en son intégrité, comme l’un des plus intéressants documents de notre histoire musicale, ont complété le concert, avec le finale du premier acte du Roi de Lahore, de M. J. Massenet, qui en constituait assurément le morceau capital.

 

Le Roi de Lahore date seulement de 1877 ; il a eu à l’Opéra cinquante-sept représentations ; son succès s’y est surtout accentué après l’exécution à l’Hippodrome de la grandiose scène de l’Incantation, qui fut comme une foudroyante révélation pour le public, jusque-là un peu dédaigneux du talent d’un maître qui a fait depuis et très rapidement un si beau chemin. Malheureusement l’Académie nationale de musique passait alors en d’autres mains ; l’ouvrage se trouva arrêté au moment même où le compositeur allait recueillir le fruit de ses efforts. Et, tandis que l’Italie faisait à cette partition un accueil particulièrement favorable, le nouveau directeur de l’Opéra la laissait, comme de parti pris, dans l’ombre dont ses successeurs actuels ne l’ont point tirée. Les œuvres heureusement ont leurs destinées plus durables que celles des hommes. Celle-là est de celles dont la direction de l’Opéra pourra un jour s’honorer.

 

 

 

15 octobre 1889

 

A Mlle Mounier, dont le début à l’Opéra n’a pas été fort brillant, a succédé Mlle Renée Vidal, à qui on a fait meilleur accueil, bien qu’elle ne réunisse pas toutes les qualités qu’il faudrait pour occuper brillamment la place laissée vacante par Mme Richard.

 

Mlle Renée Vidal n’est pas, à proprement dire, un contralto ; c’est un mezzo-soprano dont la voix est belle, dont la diction laisse grandement à désirer. Physiquement, elle est bien, nonobstant un nez assez accentué ; mais on sait que jamais un grand nez n’a gâté une belle figure, surtout une figure de théâtre, où tout relief peut être avantageusement exagéré, à la façon du décor. Elle joue avec intelligence et sûreté. Elle rendra des services à l’Académie nationale de musique, qui aurait bien besoin pourtant d’un vrai contralto et non d’une voix « à côté » comme celle de Mlle Mounier et celle de Mlle Vidal. Les nouvellistes annoncent le retour sur cette scène de Mme Figuet-Gravière, qui y a déjà fait ses preuves et que je ne sais quelle mauvaise fortune en avait prématurément éloignée. Si elle a gardé et complété les qualités que nous lui avons connues à ses débuts, remontant déjà à plusieurs années, elle nous donnera le contralto dramatique que réclame le service du répertoire, en même temps que celui des pièces nouvelles ou récentes.

 

Cinq mezzo-soprani ont débuté, depuis un an, dans ce rôle d’Amneris, qui a été l’entrée en jeu de Mlle Vidal. Aucune, à vrai dire, n’y a franchement réussi.

 

Mais, à cette dernière épreuve, si le succès, quoique très honorable, ne s’est pas affirmé absolument en faveur de la débutante, il a mis en pleine lumière une artiste qui, discutée à ses débuts, est en voie de conquérir la première place ; — je veux parler de Mlle Adiny [Adini] qui a chanté Aïda avec une incontestable supériorité. — Très vaillante, belle et jeune, le plus brillant avenir lui est promis. C’est une de ces natures généreuses qui se dépensent sans compter, ont l’amour du travail, l’infatigable ardeur, l’émulation ardente. Elle vient après Mme Krauss, après Mme Devriès ; elle a reçu plus qu’elles de la nature, elle voudra devoir autant à l’art ; elle nous rappelle par l’exubérance de son tempérament, par son dévouement constant à l’œuvre qu’elle interprète, cette toute charmante et superbe Joséphine de Reszké, qui devança sur la scène de l’Opéra, où ce nom devait briller d’un si vif éclat, ses deux frères Jean et Édouard, actuellement en possession de toute la faveur du public.

 

Je me tourne maintenant du côté des autres théâtres où la musique est chez elle, et je vois que ma chronique de quinzaine sera décidément très pauvre. Un début à l’Opéra, c’est déjà un assez mince sujet. Ailleurs, il n’y a rien ou à peu près rien, car je ne veux pas compter pour des événements la reprise à l’Opéra-Comique du Café du Roi de M. Deffès, et le remplacement de M. Taskin par M. Fournets dans Esclarmonde.

 

Le Café du Roi n’est pas d’un intérêt très irritant, et, selon un mot facile à faire, et que beaucoup n’ont pas manqué de faire, il n’empêchera personne de dormir.

 

Malgré le succès plus que centenaire du Roi d’Ys, et déjà plus qu’à demi centenaire d’Esclarmonde, nous voudrions voir la direction de l’Opéra-Comique occupée plus franchement de sujets à la taille de cette grande scène.

 

Or, tantôt on nous annonce le Dimitri de M. Joncières, tantôt le Dante de M. Godard. Quelque chose sortira sans doute de ce nuage, mais s’il est actuellement une Muse qui règne dans ce domaine de l’Opéra-Comique, c’est vraiment bien celle de l’Indécision.

 

La fin de l’Exposition donnera sans doute une tournure plus franche à toutes choses. Il va falloir s’ingénier à offrir du nouveau, « n’en fût-il plus au monde », à ce public parisien qui, pour le présent, laisse encore la place libre aux cosmopolites.

 

Aux Bouffes, qui vivent sur l’éternelle Mascotte, un petit acte s’est glissé : Monsieur Huchot, qui n’a pas fait grand bruit et que je ne dois citer que pour mémoire, en ce temps de disette.

 

A l’Exposition, dernier refuge de la critique en quête de matière expérimentale, nous avons eu l’Estudiantina de Saint-Sébastien et le Festival belge.

 

L’Estudiantina, composée de 80 exécutants dirigés par M. Mariano Arnao, a fait briller la supériorité gymnastique d’un de ses guitaristes qui bondit, cabriole et pirouette avec une agilité remarquable. C’est une manifestation d’art qui ne fera rien pour l’avancement du progrès musical en Espagne.

 

Autrement intéressant a été le Festival belge, conduit par M. Jehin, chef d’orchestre de la Monnaie, — auquel obéissaient les excellents exécutants de l’Opéra-Comique.

 

Il nous a présenté tour à tour M. Wambach, jeune compositeur anversois, figurant au programme pour une Marche triomphale, dans le goût wagnérien, mais, en somme, intéressante et distinguée ; puis M. Fernand Leborne, qui, dans ses fragments de Daphnis et Chloé, s’est révélé homme d’expérience et de goût, non sans quelque monotonie ; puis encore la Kermesse mouvementée et joyeuse du ballet Milenka de M. J. Blockx ; l’ouverture de la Charlotte Corday de M. Peter Benoît, grand et sévère musicien dont j’ai analysé naguère l’œuvre magistrale : Lucifer ; le prélude de Patria, de M. Radoux, compositeur de grande valeur ; celui de l’Apollonide de M. Servais ; puis, enfin, les importants fragments du Capitaine Henriot et du Quentin Durward de M. Gevaert, l’éminent directeur du Conservatoire de Bruxelles, dont les œuvres ont vu le jour sur nos théâtres parisiens, et qui comptera parmi les auteurs les plus distingués et les plus érudits de notre temps.

 

Parmi tous ces vivants, un seul mort, et pourtant le plus jeune peut-être de tous, Grétry, représenté par des fragments d’Anacréon et de ce Richard Cœur de Lion, contre la valeur duquel ne prévaudra jamais aucune école.

 

Mmes Dufrane, Bosman et Deschamps ; MM. Talazac, Soulacroix et Fournets, ont été les interprètes applaudis de cette sélection de musique belge.

 

 

 

01 novembre 1889

 

Je vois que certains de mes confrères, ne sachant où prendre texte pour parler musique, nous entretiennent des courses de taureaux. Le sujet ne tient à la musique que par les fanfares saluant le coup hardi d'un picador, ou la marche triomphale qui fait défiler, sur l'air bien connu du Toréador de Carmen, le cortège des gens de la corrida. J'ai vu ces jeux qui sont, tels qu'on nous les donne, un élégant divertissement d'abattoir et non point, comme en Espagne, une noble lutte entre l'homme et l'animal ; je ne recourrai à aucun expédient pour y rattacher les questions musicales, et je serai encore cette fois forcément bref.

 

L'Opéra a convié la presse musicale aux débuts d'un jeune lauréat du Conservatoire, M. Fabre, dans le rôle du cardinal de la Juive. Cet artiste a déjà en scène la tenue d'un vétéran, il est de belle prestance, son jeu est simple et noble ; mais sa voix laisse à désirer, comme qualité et comme solidité ; il est fort jeune et ne peut donner encore que des espérances ; on ne saurait donc, surtout sur cette scène si redoutable aux nouveaux venus, le juger d'une manière définitive.

 

Quelques jours auparavant, Mme Melba, dont j'ai constaté à l'origine le succès dans le rôle d'Ophélie, avait fait sa rentrée dans Hamlet. On prépare pour cette cantatrice une reprise de Lucie de Lammermoor, qui n'aura, en vérité, sa raison d'être que si elle nous révèle en Mme Melba une tragédienne lyrique tout à fait supérieure. Nous oublierons alors la vétusté de l'œuvre, dont le retour sur l'affiche de l'Opéra rencontre jusqu'ici peu de sympathies. On s'accorde à trouver qu'il y aurait mieux à faire que de galvaniser cette morte. Les directeurs, gens d'expérience, il faut le croire, sont d'un avis contraire ; si l'événement leur donne raison, tout sera bien ; s'il leur donne tort, ils en seront quittes pour penser que c'est le public qui se trompe.

 

Pendant que les théâtres s'immobilisent dans un statu quo que fera forcément cesser la fin de l'Exposition, et dont on ne saurait se plaindre, au moins à l'Opéra-Comique, puisqu'il nous garde des œuvres encore jeunes et brillantes, comme le Roi d'Ys et Esclarmonde, l'Odéon continue à mêler la musique au drame et à la comédie.

 

M. Porel a évidemment une vocation irrésistible de directeur lyrique ; il est administrateur in partibus infidelium de quelque grand théâtre musical situé sous une latitude encore indécise.

 

Après l'Arlésienne, après les Erinnyes, après tant d'autres œuvres, dont j'ai parlé en leur temps, et où ont brillé, avec Bizet et Massenet, bien des anciens et des modernes, il donne aujourd'hui, à ses abonnés, du Beaumarchais illustré par Mozart. De l'aveu de critiques dramatiques tels que M. F. Sarcey, la musique ajoute un puissant attrait à la comédie, encore qu'il n'y ait entre les deux, ici, aucun lien logique.

 

C'est simplement à un particulier état d'esprit du public qu'il faut rapporter cette prépondérance accordée à la musique. Le Mariage de Figaro doit aux pages musicales empruntées aux Noces de Figaro de Mozart un succès que, donné seul, il n'aurait vraisemblablement pas rencontré aussi vif. Cette constatation n'enlève rien à la valeur de l'étincelante prose de Beaumarchais ; elle marque seulement un mouvement de plus vers le domaine de l'analyse personnelle, vers l'étude de sensations intimes, résultant de ce dédoublement du moi, auquel s'attachent si fort aujourd'hui quelques raffinés de psychologie. La musique est pour beaucoup autrement intéressante que la parole : elle ne répond pas seulement au sentiment de celui qui l'a faite, elle correspond au concept de celui qui l'écoute ; elle est ainsi à la fois invariable et continuellement changeante ; elle est le délicat langage que comprennent toutes également bien les âmes d'essence toute différente, et peut-être incapables de jamais se comprendre entre elles.

 

 

 

01 décembre 1889

 

I

 

Un élégant souvenir de l'Exposition disparue m'est arrivé, depuis ma chronique du 1er novembre, sous la forme d'une plaquette publiée par l'éditeur G. Hartmann : les Musiques bizarres, recueillies et transcrites par Benedictus. Ce petit recueil évoque bien des souvenirs, depuis celui des figurines javanaises processionnant à travers leurs cases de bambou jusqu'à celui de l'assourdissant théâtre annamite.

 

Il y a là, en compagnie du Gamelang javanais, de la Nouba des tirailleurs algériens, des airs roumains bien connus, une berceuse persane charmante et quelques chansons populaires de l'extrême Orient, qui ont dû se fixer moins vivement dans la mémoire du public, — si tant est qu'il les ait réellement entendues au Champ-de-Mars ou à l'Esplanade, — et qu'on lira avec agrément dans cette intéressante sélection.

 

Un technicien comme notre excellent confrère, M. J. Weber, a pu relever dans les transcriptions de Benedictus quelques erreurs, telles par exemple que des appogiatures brèves qu'il déclare « absolument anti-chinoises » dans le numéro 8 du recueil, ou un si bémol la sol employé au lieu d'un si bémol sol sol. Je ne sais si la faute est grande et si le transcripteur l'a réellement commise, une telle érudition n'étant point dans mes moyens ; je ne puis que constater le plaisir que j'ai ressenti à voir un curieux de musique pittoresque recueillir ainsi les parties de ce concert exotique qui nous fut donné pendant six mois, non sans quelque cacophonie, et à les réentendre au piano.

 

La musique javanaise, aux timbres frappés avec une persistance molle et mélancolique, aux cordes délicatement pincées, évoquant avec une acuité singulière des images un peu simiesques et pourtant charmantes dans leur pose hiératique et leur grâce barbare ; le nasillement clair du hautbois arabe alternant avec le son du rebab, quelquefois bourgeoisement remplacé par l'alto, avec le ronflement de la derbouka, avec les voix pleurardes des almées de provenance directe ou d'origine manifestement parisienne, pour mener la danse du ventre ou la danse du sabre ; les mélodrames abominables du théâtre annamite qui, en réalité, était cochinchinois ; les fantaisies d'une gymnastique extraordinaire réalisées par les laoutars roumains sur la flûte de Pan ; les airs persans et les airs japonais, tout cela était fait pour flatter ce goût de l'exotisme, qui entraîne certains de nos musiciens, et aussi pour les en guérir, ou tout au moins pour les diriger dans un sens plus profitable à leurs productions.

 

Il y a longtemps que ce remarquable compositeur, doublé d'un très fin et très judicieux critique, qui est M. Ernest Reyer, a dit — c'était à propos d'un acte de G. Bizet représenté à l'Opéra-Comique vers 1872 — que l'impression, en matière de couleur locale, ne résultait pas de l'emploi de telle ou telle gamme, de l'imitation servile de telle ou telle mélodie exotique, mais surtout d'une succession d'effets musicaux, de combinaisons harmoniques, faisant concevoir très nettement à l'esprit des auditeurs la vision d'un pays parfois non vu, mais sur lequel chacun a des notions acquises.

 

Cela va sans doute paraître assez spécieux. Je regrette de ne pouvoir citer que très sommairement cette théorie au lieu d'en reproduire le texte si frappant et d'un enseignement si juste.

 

Dans le recueil de Benedictus, comme dans les travaux de M. Julien Tiersot sur ce curieux sujet des musiques exotiques, les compositeurs trouveront donc un choix de documents à consulter plutôt pour apprendre ce dont il faut se garder que pour y chercher ce qu'il faut faire.

 

Surtout s'ils ont entendu à plusieurs reprises et dans leur milieu spécial ces orchestres bizarres, ils apprécieront la justesse de cette théorie de M. E. Reyer que je viens de rappeler. Ils prendront sur cette palette aux couleurs parfois criardes et crues un ton qu'ils s'efforceront de poser avec délicatesse sur le fond harmonique du tableau tiré de leur propre inspiration. Ainsi ont fait et font encore, pour ne citer que des vivants, Saint-Saëns, Massenet, Lalo, qui nous ont donné, dans le domaine de la musique pittoresque, des compositions d'une perfection achevée.

 

II

 

Il ne m'est pas venu à la pensée de présenter, comme quelques-uns l'ont fait, un travail d'ensemble sur la musique à l'Exposition ou simplement un examen de la production décennale de l'école française. Je n'ai dit que çà et là et tout à fait incidemment, comme aujourd'hui, ce que m'inspiraient les épisodes de la vie musicale au courant de cette période de six mois, durant laquelle, pourrait-on remarquer, la musique s'est appliquée seulement à quelques comparaisons internationales et à quelques brèves revues rétrospectives.

 

Ces grands travaux d'ensemble, dont quelques-uns sont d'un vif attrait, tels que celui de M. René de Récy sur le Mouvement musical et l'Exposition, n'ont dû, en réalité, leur existence qu'à la pénurie des sujets d'actualité dont vit la critique musicale.

 

Très hautement et très diversement intéressante, notre grande Exposition, en effet, a marqué, à la juger seulement sur le programme des spectacles, un temps d'arrêt, non pas dans la production, mais dans la manifestation des choses de l'art musical. Sous le coup de baguette de l'enchanteur, tout ce qui vit de la vie du théâtre s'est, à partir du milieu de mai, soudainement mis à se mouvoir automatiquement, dans le cercle étroit des reprises, suivant un train-train qui semblait concerté d'avance entre les caissiers de nos théâtres et nos visiteurs, dont beaucoup ont fait l'Opéra ou l'Opéra-Comique, comme quelques touristes anglais font le Righi ou les pyramides d'Égypte.

 

Maintenant, on se réveille, on se retrouve, on va devenir aussi actif qu'on s'est montré impassible. Déjà l'Opéra-Comique a publié son manifeste pour la saison 1889-90. Il est nourri de multiples attractions et, pourvu qu'il tienne seulement le quart de ce qu'il promet, cette prochaine campagne sera assurément des mieux remplies.

 

En attendant, nous avons eu tout simplement le début de Mme Landouzy, dans la Rosine du Barbier de Séville. C'était clore l'Exposition comme nous l'avions commencée, ou peu s'en faut. On nous avait naguère conviés à juger dans ce rôle Mlle Marcolini. Mme Landouzy, qui lui succède, après bien des jours, est une jeune femme d'agréable figure, encore un peu inexpérimentée comme comédienne, mais douée d'une voix pure, agile, d'un timbre agréable, hardie à se risquer aux obstacles, bien que d'une apparente fragilité de cristal. Cette première épreuve lui a été très favorable, en dépit de quelques passagères défaillances, d'une respiration suspendue soudainement en plein jaillissement de notes perlées, incident que le public a mis très justement sur le compte d'une émotion vive très apparente. Mme Landouzy vient de Bruxelles, où elle s'est fait applaudir dans le Barbier et dans diverses œuvres modernes, notamment dans le Roi d'Ys. Elle rendra certainement de grands services à l'Opéra-Comique, surtout si une prochaine soirée nous la montre dans quelque ouvrage où elle puisse se faire juger mieux que dans le Barbier, sous le rapport du sentiment dramatique. Les vocalistes, comme elle, comme Mlle Merguillier, n'ont qu'à demi triomphé, quand à leurs qualités aimables elles n'ont point prouvé qu'elles sont capables d'ajouter cette émotion, cette poésie, cette belle simplicité de style, cet art raffiné des nuances, indispensables à l'interprétation des œuvres de la dramaturgie musicale moderne.

 

A l'Opéra, nous en sommes au même point qu'au commencement du mois de novembre. On répète toujours Lucie de Lammermoor, études traversées et quelque peu retardées par une indisposition de la principale artiste. L'événement de la représentation de cet ouvrage me semble attendu sans impatience. Ce sera du moins un de ces sujets palpables dont nous manquons depuis tant de mois. A ce titre, il faut encore l'accueillir comme bienfait.

 

Dans les théâtres de genre, l'opérette grande ou petite continue à vivre sur son passé. On a retrouvé avec plaisir quelques anciens modèles de ce genre aujourd'hui bien discrédité, notamment Madame l'Archiduc, donné aux Menus-Plaisirs avec succès. On prête à la direction de ce théâtre des projets quelque peu ambitieux, mais en somme très réalisables, qui consisteraient à entreprendre la mise à l'étude de chefs-d’œuvre classiques tels que les Noces de Figaro, et à former, pour cet objet, une troupe où figurerait, pour ne citer qu'un seul exemple, un ténor qui serait M. Talazac.

 

Quand on représentait sur ce théâtre l'Étudiant pauvre, bientôt remplacé par un drame dont le om m'échappe, j'ai exprimé ici même le regret de ne point voir cette scène définitivement consacrée à la comédie lyrique. Je suis très heureux de constater qu'on la dirige dans ce sens. Que ce soit en passant par l'opérette, peu importe, pourvu que le but soit atteint.

 

Entre l'Opéra et l'Opéra-Comique, voués surtout désormais aux ouvrages de grande taille, il y a place pour un théâtre à qui les pièces de demi-caractère ne manqueront pas.

 

Ce théâtre pourrait être celui des Menus-Plaisirs, dont la situation topographique est excellente, meilleure à tous égards que celle de l'Opéra-Comique, pour longtemps exilé, selon toute apparence, dans les lointains parages du Châtelet.

 

A la Gaîté, on a repris le Grand Mogol, l'ouvrage qui fonda la fortune musicale de M. Edmond Audran. Ce dernier est de ceux de la jeune génération qui tendent à s'affranchir des liens de l'opérette, envers laquelle il n'a pas le droit, certes, d'être ingrat, mais qui ne répond plus aux aspirations d'un compositeur en quête de formules rénovatrices. On aura de lui une comédie musicale qui le montrera quelque jour sous une physionomie toute nouvelle, sans qu'il ait eu rien à perdre de son esprit et de sa grâce. En attendant, le Grand Mogol continue à entretenir sa réputation de compositeur aimable, d'inspiration franche et légère.

 

Les Cloches de Corneville recommencent aux Folies-Dramatiques une nouvelle série d'agréables soirées. Enfin, au théâtre Cluny s'ajoute à la pièce en cours de représentation une vieille et très joyeuse opérette des anciens Bouffes : Mesdames de la Halle, une des plus colossales farces autrefois données sur cette charmante scène du passage Choiseul qui, pour sa part, est retournée depuis quelques jours au franc et déjà légendaire succès de Joséphine vendue par ses sœurs.

 

En somme, du côté des théâtres de genre, rien de nouveau. L'Exposition avait donné là, aussi bien que dans les grands théâtres lyriques, le conseil de l'immobilité.

 

 

 

15 décembre 1889

 

I

 

Si la vie n'est pas encore revenue dans les théâtres alourdis par la griserie de l'Exposition, il s'y manifeste du moins ce renouveau qui précède le réveil de la force créatrice. Après Mireille, après Lucie de Lammermoor, il y aura à l'Opéra-Comique, comme à l'Opéra, une poussée de sève, et des œuvres nouvelles éclateront au jour, si invraisemblable que puisse sembler cet événement, après ces longs mois de stérilité volontaire.

 

Mireille a été et mérite d'être la plus heureuse et la mieux accueillie de ces reprises d'œuvres anciennes. Donnée pour la première fois en 1864, elle n'a jamais été si jeune, elle n'a jamais paru mieux venir à son heure qu'en cette fin d'année 1889, c'est-à-dire en la vingt-sixième de son existence.

 

A l'origine, certains mélodistes absolus — il en restait encore en 1864 — ne craignirent pas de taxer M. Ch. Gounod de wagnérisme, pour avoir écrit cette partition qui n'était point selon la rhétorique courante. M. Ch. Gounod wagnérien ! On lui avait déjà dit cela ou quelque chose d'analogue à propos de Faust, car au temps de Faust, si Wagner existait, le wagnérisme aigu était encore une affection inconnue. On classait les musiciens en deux catégories : les mélodistes et les symphonistes, ou plus simplement les savants, c'est-à-dire les ennuyeux.

 

Il est intéressant de constater combien, en ces vingt-cinq années, le goût du public s'est modifié, quelle évolution s'est faite dans les esprits, dans l'éducation, dans les procédés de la dramaturgie musicale. L'esthétique ne nous présente plus les choses comme alors et on est tout étonné de se retrouver devant une œuvre que le même public, un peu vieilli, mais où les figures connues abondent encore, traite avec une faveur qui n'a eu d'égale que son indifférence d'autrefois.

 

Je parle ici de la foule, cet être collectif si bizarre, si capricieux, si juste et si injuste, si spirituel et si bête à la fois, selon l'occasion, temps, le magnétisme ambiant et les circonstances. Le petit groupe de ceux qui aiment la musique pour elle-même, sans influence d'école, de milieu ou de mode, n'avait pas hésité à placer Mireille à sa vraie place, c'est-à-dire immédiatement après Faust.

 

Telle qu'elle est réellement, elle leur était tout d'abord apparue. Et ce n'était pas sans un sincère navrement qu'ils l'avaient vue, après sa naissance en 1864, sa réapparition en 1874, s'effacer pour longtemps, peut-être pour toujours. Tandis que le public se payait encore de phrases musicales creuses, de formules rebattues, et que la charivarique opérette triomphait sur toute la ligne, Mireille était mise de côté.

 

Et, cependant, commençait à s'opérer dans l'ombre ce mouvement vers la musique réellement passionnelle, incorporée au drame, éprise d'idéal et pourtant de vérité, que les adeptes de Richard Wagner s'efforcent à mener plus loin que son but, mais que les esprits pondérés, synthétiques, comme Berlioz, comme Gounod, comme tous ceux de la jeune pléiade musicale, lumineuse de tempérament et bien française de génie, dirigent avec une éclatante et saine logique.

 

Mireille est une des manifestations de l'art musical moderne les mieux faites pour donner la mesure de l'effort de notre école nationale dans le sens d'une rénovation artistique. Elle à apporté dans cet art une série de formules de transition qui, peu comprises et très discutées à l'origine, doivent sembler aujourd'hui bien timides ou bien élémentaires à quelques-uns.

 

Elle n'en restera pas moins, quoi que nous doive apporter l'art de l'avenir, un bijou d'un très intéressant travail et, vu sous certains aspects, d'une très éclatante pureté. L'inspiration du compositeur, sa science des choses humaines, son impressionnabilité d'artiste et de poète, prêtent aux amours idylliques de Mireille et de Vincent l'expression la plus touchante et la plus délicate ; elles les enveloppent de l'atmosphère vibrante du pays des cigales, elles leur communiquent la douceur et la transparence du ciel provençal.

 

Tout cet ensemble de couleur, de souffle, d'impressions tour à tour fraîches et brûlantes, est obtenu sans effort apparent, sans emprunt visible aux mélodies locales. La Provence vit et palpite dans ces pages en vertu simplement de cet art intuitif et suggestif dont je parlais dans ma dernière chronique, et qui donne à la description musicale d'un pays une si remarquable et si inexplicable intensité.

 

Vers la fin de cette belle œuvre un léger nuage de poussière s'élève comme sur les blancs chemins des alentours d'Arles, voilant, noyant un peu la forme des choses. En plus simples termes, le dénouement musical de Mireille n'a pas les linéaments à la fois fermes et délicats des premiers actes. Cette fin a été souvent modifiée et les indécisions de poème ont eu leur influence sur le caractère de la partition. Pour ma part, je préfère beaucoup la version ancienne à celle que vient de nous donner l'Opéra-Comique : Mireille mourant dans son rêve de lumière, tuée et extasiée par le soleil du désert de Crau, à Mireille unie à Vincent sous les mains trémolantes d'un père bénisseur.

 

J'ai reparcouru avec une jouissance exquise toutes ces étapes charmantes de la partition, depuis la scène de la rencontre après le chœur des Magnanarelles jusqu'à l'épisode du pâtre qui marque actuellement le terme de la partie la plus lumineuse de ce chef-d'œuvre, désormais rendu au répertoire de l'Opéra-Comique régénéré.

 

Mlle Simonnet est une Mireille accomplie, d'une grâce touchante, qui ne saurait prétendre à effacer de notre mémoire le souvenir de Mme Miolan-Carvalho, mais qui reste, dans un rôle si difficile à tenir après elle, tout à fait digne d'être comptée, en première ligne parmi les artistes de l'Opéra-Comique. Vincent est M. Clément, un débutant, petit, élégant, avec une figure presque enfantine de pâtre italien, une jolie voix chaude, bien dirigée, un jeu suffisant, et qui a fort agréablement réussi. M. Taskin nous donne un bel Ourrias, bien pittoresquement accoutré, disant d'une façon très détaillée, très voulue, un rôle où le baryton Ismaël avait cherché à mettre plus de rondeur, plus de vraie rusticité. Mlle Chevallier a été parfaite dans l'aimable sorcière Taven, M. Fournets excellent dans le père, et Mlle Auguez, frisée et pomponnée comme un bébé, a dit avec gentillesse et d'une voix pure et juste la petite partie épisodique du chevrier Andreloun.

 

L'orchestre de Danbé est toujours au-dessus de tout éloge ; la mise en scène est brillante ; les décors pittoresques et très plaisants à l'œil, nonobstant quelques erreurs qui nous changent notre Provence : le désert de Crau n'a point cette teinte de désert oriental, il y a moins de chaume que de tuiles sur les toits, et enfin on ne cueille point de feuilles de mûrier sur les sycomores. Ce sont là de minces critiques faites pour marquer à des décorateurs tels que M. J.-B. Lavastre avec quel intérêt on s'attache à leurs tableaux.

 

II

 

Entré temps l'Eden-Théâtre a donné un Ali-Baba de M. Ch. Lecocq, joué d'origine à Bruxelles, où je n'ai pas connu sa fortune. Ici, avec les qualités aimables d'un compositeur qui n'a pas cherché à jeter dans ce conte des Mille et une Nuits toutes les pierreries des Quarante voleurs et s'est borné à puiser dans son propre fonds assez riche, mais déjà bien exploité, on a goûté la simplicité de l'action, sa gaîté bon enfant et, le jeu des artistes aidant, comme leur talent vocal, on a fait à ce petit ouvrage un fort sympathique accueil. Son principal défaut serait d'être trop au large dans le vaste cadre de l'Eden, salle plutôt faite pour les grandes exhibitions plastiques, les ballets kaléidoscopiques, les actions simples et le jeu mimique, que pour les légers couplets, les finesse musicales, les agréments du petit répertoire. L'acoustique en est déplorable. Et pourtant, quelle scène disposée à souhait pour un nouveau Théâtre-Lyrique, comme beaucoup le rêvent ! Il ne faudrait, pour réaliser ce rêve, que quelques aménagements intérieurs convertissant cette grande halle en véritable salle de spectacle. M. Renard, le directeur actuel, ne doit pas être sans y songer.

 

M. Merlet et M. Thibaut tiennent la première place dans la distribution d'Ali-Baba. A côté d'eux on applaudit beaucoup le comique Gourdon et un ténorino, M. Désiré, qui a de la gaîté naturelle.

 

Le concours Rossini, dont on connaît la devise : « Moralité et Mélodie », a encore une fois porté ses fruits. L'ouvrage couronné est de M. Colomer. Il avait à mettre en musique les Noces de Fingal, poème de Judith Gautier. Ce poème, plein de beaux vers, non toujours très musicables, est la mise en œuvre d'une de ces sagas scandinaves, source féconde en drames lyriques sobres, d'une couleur barbare, en somme attrayante.

 

Avec ou sans moralité, avec plus ou moins de mélodie, ce concours Rossini offrira toujours aux compositeurs nouveaux, sinon jeunes, ce qui est, je crois, le cas de M. Colomer, l'occasion de s'exercer à la gymnastique dramatico-musicale.

 

Je regrette de n'avoir rien à dire de la partition de M. Colomer, qu'on m'assure avoir été très bien chantée par Mme Martini, MM. Auguez et Engel.

 

Le nom de M. Engel vient tout à propos sous ma plume pour me fournir une transition entre le concours Rossini et la reprise de Lucie de Lammermoor à l'Opéra, dernier événement musical de la quinzaine. Sans M. Engel, en effet, cette reprise n'aurait pu avoir lieu à sa date. Le ténor Cossira, chargé du rôle d'Edgar, a été soudainement pris d'aphonie au milieu du premier acte ; il a fallu baisser le rideau. M. Engel s'est heureusement trouvé là, s'est substitué au titulaire, et Lucie de Lammermoor a repris son cours.

 

Il en est résulté un grand succès, un triomphe même pour Mme Melba et pour M. Engel. Dans le sextuor, page maîtresse de l'œuvre, a brillé hautement la voix de la cantatrice ; dans la scène de la Folie, elle a fait se succéder avec une correction impeccable les notes piquées et les trilles. Je ne puis que rendre hommage à cette perfection dans un genre de virtuosité que je déteste. Dans l'air des Tombeaux, M. Engel, qui chante avec une remarquable passion, a trouvé un succès égal à celui de Mme Melba.

 

En somme, la reprise de Lucie de Lammermoor est tout à l'honneur des deux principaux artistes, l'une longuement préparée à cette victoire, l'autre triomphateur improvisé, que retiendra probablement l'Académie nationale de musique.

 

Quant à l'ouvrage même, s'il en faut parler, j'avoue que, à l'encontre d'une opinion devenue presque classique, je lui préfère de beaucoup la Favorite du même Donizetti. La vie y est bien plus intense et plus vraie, les événements bien plus nets, les sentiments bien plus justes, pour ne parler que du drame ; quant à la partition, elle y est toute de flamme et d'emportement passionné ; si elle n'a pas la profondeur mélancolique de celle de Lucie, si elle ne peut lui opposer de page comparable au sextuor, elle me séduit davantage par sa force vivante. Les personnages de Lucie me semblent de nébuleux fantômes ; ceux de la Favorite sont de chair et de sang.

 

 

 

01 janvier 1890

 

I

 

M. Julien Tiersot, avec ses Musiques pittoresques, nous fait faire un agréable retour vers les choses de l'Exposition. Mais nous en avons déjà tant et tant dit au sujet des Javanaises, des Annamites et des almées, qu'il n'y faut plus revenir. M. Julien Tiersot est un esprit délicat et curieux, en la compagnie duquel il est toujours agréable et instructif de se promener à travers les domaines de la musique. Il a publié sur les airs populaires des travaux d'autant plus appréciés aujourd'hui que c'est à cette source des airs populaires que remontent volontiers les musiciens épris de vérité et de naïveté géniale. On y va étudier l'âme du peuple, sa conception particulière, le procédé d'assimilation qu'il emploie pour faire souvent d'une vieille ariette italienne, passée du salon à l'antichambre du château et de l'antichambre à la ferme, un motif en apparence original. Je ne crois guère à la génération spontanée des airs populaires ; il y a dans chacun d'eux un fond d'emprunt. Les chants liturgiques notamment ont dû leur fournir de nombreux éléments. Le chantre de village s'en va volontiers par les chemins, redisant aux échos, sur des paroles improvisées, les airs des proses et des hymnes, dont plusieurs ne furent à l'origine, a-t-on prétendu, que ceux sur lesquels on chantait dans Rome ou dans Byzance les odes d'Horace ou les chansons aimables des poètes de la décadence. Ainsi tout va et vient du plaisant au sévère.

 

Mais ce qui est bien au peuple, dans ces assimilations, surtout au peuple des campagnes, c'est cette mélancolie profonde dont il les pénètre, cette rudesse agreste dont il les empreint. Il y a là une sensation de plein air faite pour charmer notre jeune école aspirant à vivre d'impressions franches. Mais je m'écarte de mon sujet. Il n'est pas question ici de l'Histoire de la chanson populaire, l'ouvrage capital de M. Tiersot, mais de sa plaquette sur les Musiques pittoresques.

 

Un chapitre m'en a particulièrement charmé, parce qu'il nous transporte dans un coin bien recueilli, hors du tapage exotique ; c'est celui que l'auteur consacre aux Instruments d'antan. Il nous y montre, avec une jouissance exquise de gourmet musical, un vieil atelier de luthier, où s'opère, ici, l'opération de la perce d'un hautbois, là l'assemblage d'un violon, là la fabrication d'un cornet. Puis des instruments d'un modèle perdu passent sous nos yeux, maniés et présentés par les mains délicates de l'amateur : les trompettes ornementées de ciselures d'argent, les trompettes indiennes et turques, les flûtes douces des opéras de Lully, les hautbois du XVIIIe siècle.

 

C'est tout un monde musical qui ressuscite, la vue de l'instrument évoquant la figure de l'artiste. On revoit les assemblées courtoises, on réentend les concerts discrets d'il y a un siècle, quelque chose de fin, d'aimable et d'aérien, comme une peinture d'éventail.

 

Il faut revenir aux choses de ce temps, avec le beau concert de M. Édouard Lalo, exécuté récemment dans les grands concerts du dimanche. C'est une œuvre pour piano, mais où le piano ne se fait qu'une place rationnelle dans l'orchestre, à l'encontre de certaines œuvres où les mots concerto pour piano et orchestre veulent dire « pour piano surtout ». Ces pages d'une large inspiration ont été magistralement interprétées par M. Louis Diémer.

 

J'ai ensuite à parler d'un intéressant recueil de M. P.-L. Hillemacher, paru chez l'éditeur Alphonse Leduc. Il se compose de vingt mélodies sur des paroles de Théophile Gautier, de Jean Richepin, d'Armand Silvestre, d'Hugo, de Pierre Dupont, etc. Toutes sont empreintes de cette grâce recherchée qui est la caractérisation du talent de ce compositeur, lequel, associé à son frère, nous a donné la très intéressante partition de Saint Mégrin, et encore ne suis-je pas sûr qu'il ne s'agisse ici d'une œuvre collective, car l'album est signé des initiales des deux frères. Ces jeunes compositeurs, que j'ai vus de très près à l'œuvre, donnent un bien rare et bien frappant exemple de la fusion complète de deux esprits pourvus, semble-t-il, de moyens naturels très différents.

 

Après ces mélodies, j'ai lu avec plaisir le Poème de Mai d'Armand Silvestre, musique de M. Pierre Joret, paru chez Laloue et Cie. C'est un cycle dans le genre du Poème d'Avril, autrefois écrit par le même poète pour M. J. Massenet.

 

La Mort de Cléopâtre, scène dramatique de M. Camille Benoît, exécutée au concert Lamoureux, est un fragment lyrique d'une sérieuse valeur, où le musicien s'est préoccupé surtout de grouper ses impressions sans se soucier de la tradition historique. Il a montré Cléopâtre pleurant sur le cadavre d'Antoine, tandis que les trompettes lointaines annoncent l'approche d'Octave. La reine n'a plus recours, pour mourir, à l'aspic apporté dans une corbeille de figues ; elle boit tout simplement du poison et elle expire en exhalant des paroles prophétiques qui me semblent un peu bien bizarres en pareille circonstance :

 

Terre d'Égypte, adieu !

Adieu, temples et palais,

Monument d'une gloire antique

Aujourd'hui révolue.

Ah ! l'Orient décline et l'Occident l'emporte !

 

Mlle H. Parent poursuit avec une patiente méthode ses études sur la lecture musicale appliquée au piano. Sa nouvelle brochure, après des considérations générales d'une rare netteté, formule sur la lecture exacte et sur la lecture courante des principes pédagogiques excellents. Elle ajoute cette fois, à cette brochure, un recueil de vingt-cinq mélodies populaires transcrites pour le piano. Ces mélodies sont écrites spécialement pour les petits doigts. La préférence a été donnée aux airs populaires sur les motifs originaux parce que les enfants connaissant la plupart de ces mélodies doivent avoir d'autant plus de plaisir à les jouer et à les retenir facilement.

 

Nul élément dissonant n'entre dans ces transcriptions ; cette harmonisation primitive est, le dit originalement l'auteur, un véritable régime lacté approprié au premier âge musical ; elle préparera d'autant mieux le jeune élève à goûter un peu plus tard, par la comparaison, la saveur piquante de la dissonance et le charme imprévu des modulations.

 

II

 

Je n'ai tant de bibliographie dans cette chronique que parce que je n'y ai point ou à peu près point de théâtre.

 

Le seul événement de la quinzaine est un petit ouvrage donné aux Bouffes-Parisiens : le Mari de la Reine, auquel il convient d'ajouter l'audition dans la salle des concerts du Conservatoire des envois de M. Paul Vidal, pensionnaire de Rome.

 

Le Mari de la Reine est un sujet kokistanien. Ne cherchons pas le Kokistan sur la carte ; contentons-nous d'y voyager en la compagnie de M.M. Grenet-Dancourt et Pradels. On y rencontre une jeune reine charmante, qu'une loi bizarre oblige à se remarier tous les ans avec un coureur primé au concours. Il n'est pas défendu au roi régnant de recourir pour régner encore. Mais si bien qu'il s'y essaie, il ne réussit pas à l'emporter sur un peintre parisien que des peines d'amour ont jeté dans ce lointain pays. Le Parisien triomphe et serait proclamé roi, si ne s'en mêlait Mlle Justine Patouillard, pour les beaux yeux de qui il s'est exilé et qui l'a suivi au Kokistan, flanquée de ses respectables parents.

 

Mlle Justine aime follement et elle n'a point de trêve qu'elle n'ait reconquis son peintre et du même coup rendu la joie au couple royal kokistanien.

 

C'est une action fantaisiste faite pour mettre en valeur la gentillesse gamine de Mlle Mily-Meyer, chargée du rôle de Justine. Les pièces ainsi faites sur mesure courent bien des chances. Celle-ci n'a que modérément réussi. La musique en est pourtant d'un homme de valeur et de distinction. C'est l'excès de cette dernière qualité même qu'on reprochera volontiers à M. Messager. Bien que les Bouffes tendent à sortir du genre pur de l'opérette pour aller vers l'aimable comédie à ariettes, il convient de ménager la transition et si la musique n'y doit plus être vulgaire, il faut cependant qu'elle y reste gaie.

 

L'envoi de Rome de M. Paul Vidal se compose d'un poème symphonique, Jeanne d'Arc, où la partie descriptive est prépondérante. Certaines pages telles que la Marche du Sacre ont de la grandeur ; elles décèlent surtout une réelle habileté de mise en œuvre, qualité maintenant très courante chez nos jeunes compositeurs et à laquelle l'addition d'un grain de génie ne serait pas faite pour nuire.

 

La suite de l'envoi consiste en un Saint Georges, légende dramatique en trois actes, écrite sur un poème de M. Maurice Bouchor. C'est un sujet de vitrail : le combat de saint Georges et du Dragon, les plaintes de Sélénis et de ses compagnes, scènes encadrées dans le paysage brûlé du désert Libyque.

 

Il y a d'excellentes parties dans cette composition, une intéressante recherche du détail ; on y voudrait plus de substance musicale et plus de fermeté dans les idées.

 

 

 

15 janvier 1890

 

I

 

Bien qu'il ne s'agisse pas d'un compositeur dramatique, il faut ici parler des concerts dirigés au Châtelet par M. Édouard Grieg, musicien norvégien qui s'est révélé à Paris, sous les auspices de M. Édouard Colonne, comme l'avait fait précédemment M. Tchaïkovski, avec un succès que j'ai enregistré à son heure. Mais l'œuvre de ce dernier appartient à la chronique théâtrale. M. Édouard Grieg, au contraire, comme je viens de le dire, est un pur symphoniste, devant lequel exceptionnellement nous devons nous arrêter, son apparition parmi nous ayant pris l'importance d'un événement. Si nous allions au fond des choses, nous trouverions peut-être que ce grand bruit qu'on a mené autour des œuvres de M. Édouard Grieg n'est pas sans quelque exagération courtoise. Le compositeur norvégien a sa valeur incontestable, mais il nous sera permis de dire que la pléiade de nos compositeurs nationaux est riche d'artistes d'une valeur égale et peut-être supérieure, à qui un semblable honneur et un pareil accueil ne seront jamais réservés, uniquement parce qu'ils sont nés sous le ciel de France au lieu de nous arriver du pays d'Odin.

 

M. Édouard Grieg est assez jeune pour que le Supplément au Dictionnaire des musiciens de Fétis n'ait eu à lui consacrer qu'une brève notice. Il est, à un an près, le contemporain de M. J. Massenet, étant né en 1843, à Berghen. Il représente actuellement, avec M. Séverin Svendsen, son aîné de trois ans, la gloire de l'école musicale de son pays. Ses premiers essais musicaux vus par le violoniste Ole Bull décidèrent de son avenir.

 

Il entra au conservatoire de Leipzig ; mais il n'avait pas dix-neuf ans que la maladie le forçait à quitter cette école et à retourner dans son pays, où il ne tarda pas à fonder une société de musique. La Diète norvégienne lui vota une pension qui lui permit de s'affranchir de toute obligation de la vie matérielle et de se consacrer entièrement à son art. A trente-cinq ans, à l'âge où bien des musiciens cherchent encore leur voie, non sans inquiétude, l'avenir de M. E. Grieg était assuré et il produisait cette série d'œuvres qui ont fondé sa réputation et dont les principales viennent d'être entendues au Châtelet.

 

Ces compositions sont communément brèves, d'un caractère doux et rêveur, d'une couleur délicate et fine ; il n'appuie pas sur les effets en les développant à l'orchestre ; il en accentue plutôt l'intensité par de simples redites qui en font sentir davantage la saveur. Il ne paraît point entraîné vers les thèmes dramatiques ; ce ne sera jamais vraisemblablement un musicien de théâtre. Il a cependant fait avec le mélodrame de Bergliot, appuyé sur le poème de Björnson, une légère incursion dans le domaine tragique. Mais cela même ne saurait compter comme, une tendance vers le théâtre, bien qu'il s'agisse sinon de commenter symphoniquement, du moins de ponctuer les strophes d'un récit singulièrement noir. Bergliot est une femme, une mère ; dans une hôtellerie de Drontheim, elle attend l'issue du combat que livrent au roi Harald son mari Eivar Tambarskelve et Eürdride, son fils. Elle apprend à la fois leur mort et la fuite du roi. En vain, elle invoque l'assistance d'Odin ; en vain, elle appelle les paysans aux armes ; elle n'a plus qu'à s'ensevelir dans sa douleur. La musique joue, dans la mise en œuvre de ce motif, un rôle en somme secondaire, servile, mais non sans intérêt.

 

Là où il faut surtout aller chercher la personnalité de M. E. Grieg, c'est dans ses petites pièces descriptives et sentimentales. Les deux Mélodies élégiaques, Blessure au cœur et Dernier Printemps portent toujours la marque de cette mélancolie et de ce charme natif des œuvres écloses sous le ciel du Nord, à la fois si triste et si doux, si riche de colorations inattendues. — La Poursuite de Peer Gynt, la Mort d'Aase et la Danse d'Anitra montrent encore le compositeur norvégien en possession d'une agréable et changeante palette. Les auditeurs du concert du Châtelet lui ont fait le plus chaleureux accueil ; ils ont, semble-t-il, j'y veux insister, la coquetterie de la protection à l'égard des compositeurs étrangers qui viennent demander à Paris la consécration de la renommée acquise dans leur pays d'origine. C'est très généreux et très délicat ; on goûterait davantage encore ces qualités si elles étaient doublées d'un sentiment de juste fierté à l'égard de nos compositeurs français, d'une équitable appréciation de la valeur de leurs œuvres, si nombreuses, si variées, et parfois si originales. Mais, communément, nous n'avons pas ce patriotisme de l'art que possèdent, à un si haut degré, presque toutes les autres nations.

 

L'Éden-Théâtre a fait succéder à Ali-Baba, dont j'ai raconté la fortune, un grand ballet, Armida : la fable est de M. Pratesi, la musique de M. R. Marenco, l'auteur du très fameux Excelsior.

 

Cette Armida nous vient tout armée d'Italie. Elle n'a rien de commun avec l'enchanteresse qui charma le chevalier Renaud. C'est une fée qui consacre ses loisirs au bonheur des amoureux en peine. Elle apparaît, dès les premières scènes, à une très belle personne, Ebe, qui se lamente à la pensée que celui qu'elle aime, Tebaldo, peut ne pas sortir vainqueur d'un tournoi vil divers prétendants vont se disputer sa main. Armida console Ebe. Selon les promesses d'un programme bien nécessaire pour se diriger à travers les péripéties sentimentales que la musique est fort impuissante à traduire avec une réelle clarté, tous les obstacles s'opposant à la réunion des deux amants seront vaincus, par la puissance surnaturelle de la bonne fée, aussi bien la haine du père d'Ebe pour Tebaldo que l'amour du fiancé agréé par lui, Norberto : Tebaldo sera vainqueur et deviendra l'heureux époux de la jeune fille. Pour cela, il lui suffira de ceindre l'écharpe enchantée qu'Armida remet à Ebe.

 

Tebaldo ne va plus avoir aucun mérite à triompher de ses rivaux. Qu'importe ? C'est ainsi que cela se passe dans ces aventures féeriques. Son amour lui tient lieu de toutes les vertus, de tous les mérites, comme il fait excuser toutes les injustices commises en sa faveur.

 

Tebaldo est donc vainqueur. Mais quand, levant la visière de son casque, il se fait reconnaître et réclame, selon son droit, la main d'Ebe, le père de cette dernière, barbare et peu délicat, refuse nettement d'accorder à Tebaldo le prix du tournoi et parant brutalement, pourrait-on dire, le coup de l'écharpe enchantée, fait jeter le vainqueur en prison.

 

C'est, on le voit, bien simple. Pourtant, tout n'est pas dit, Armida s'entête et, toujours grâce à l'écharpe, Tebaldo sort de prison, enlève Ebe et, finalement, persuadant le père de l'invincible puissance du talisman, obtient de lui la main de celle qu'il aime, et de Norberto, le prétendant ainsi évincé, un renoncement gracieux. Une apothéose enveloppe de ses gloires ce parfait accord, et l'Éden compte un ballet de plus selon la méthode italienne.

 

La musique de M. Marenco n'a point de quoi surprendre ceux qui connaissent la partition d'Excelsior. La physionomie générale est la même ; un mouvement analogue entraîne les masses ; la banda réglementaire vient doubler ou appuyer en scène les effets de l'orchestre, et si la recherche des motifs est médiocre, du moins ne manquent-ils ni d'entrain ni d'éclat. C'est de la musique telle qu'il la faut pour remuer ces foules chorégraphiques et, en dehors de quelques variations de la première danseuse, point n'est besoin ici de s'attacher à des délicatesses.

 

Le ballet est réglé avec une précision qui est le triomphe du genre italien et l'antipode de la grâce et de l'ingéniosité françaises ; mais les graphiques du chorégraphe sont ici moins impitoyablement géométriques que dans Excelsior. La première danseuse, Mme Flind, a des pointes remarquables, une sûreté d'évolution, des renversements et des envolements, une légèreté qui la classent parmi les meilleurs sujets que l’Eden nous ait présentés. Mme Galinetti est une belle personne qui traduit à merveille les effets plastiques du rôle d'Ebe. M. Camarano est un danseur d'un ressort extraordinaire, un talent dans le genre de celui de M. Vasquez de l'Opéra. Pour MM. Marchetti, Pastorini et Franchi, qui se rencontrent et se font les gros yeux dans les rôles du père terrible, de Tebaldo et de Norberto, il faut les plaindre d'avoir à dire si peu de chose en tant de gestes.

 

En somme, ce n'est point un conte bleu comme Armida, sans imagination, sans esprit et sans variété, qui doit maintenir la prospérité d'une scène comme l'Éden. Le spectacle sans doute est

chatoyant, remuant, changeant, comme les verroteries d'un kaléidoscope ; il y a, à la fin, un escalier monumental qui s'éclaire intérieurement, comme taillé dans quelque gigantesque bloc d'émeraude pâte ; il y a des armures et des panaches, et des bannières, et des chevaux caparaçonnés, mais tout cela ne suffit pas.

 

Il semble que le genre de l'Éden doive évoluer fatalement vers la grande féerie sans paroles, qui offrira aux yeux un autre régal que des ballabile ou des ensembles forcément monotones en leur diversité. Il faudrait à ce genre de la féerie les trucs, les changements, les transformations, les défilés, les épisodes clownesques, qui en feraient une perpétuelle lanterne modifiant à tout instant les impressions de ces grands enfants qui sont des hommes et qui viennent là chercher deux heures de plaisir sans fatigue.

 

Cette formule de la grande féerie sans paroles, pour peu qu'on y adjoignit une musique vivante, variée et originale, ne serait pas loin de réaliser l'idéal de certains compositeurs qui, étendant jusqu'à l'outrance la théorie du drame musical en arriveraient volontiers à la pantomime, comme suprême expression du grand art lyrique. L'Eden n'ira jamais jusque-là, car il faudrait non seulement changer son genre, mais encore son public ; mais rien ne s'oppose à ce qu'il tente un jour une série d'œuvres de transition qui se résoudront peut-être en la création d'un genre absolument français, fait pour surprendre et pour attirer par sa nouveauté ingénieuse.

 

M. Renard est un très intelligent directeur, dont l'esprit, je l'ai déjà dit, s'ouvrirait volontiers à toutes les idées réellement pratiques. S'il pouvait décider seulement M. Théodore de Banville à écrire pour lui une de ces ravissantes fantaisies dont il a le secret, quelque chose de très raffiné, de très moderne et en même temps de très accessible à l'esprit des foules ; s'il priait M. Massenet de développer sur ces thèmes une partition colorée et charmante, comme il est capable d'en trouver une toute venue dans son esprit si fécond en ressources ; si, à défaut de M. Massenet, il allait à M. Chabrier pour lui demander une de ses étourdissantes pochades musicales pleines de sonneries et d'éclats de rire, je suis certain qu'il amènerait à l'Éden une foule qu'Armida ou des ouvrages analogues, je le crains fort, ne seront point capables d'y retenir.

 

II

 

C'est, à moi que revient aujourd'hui, à cause du caractère largement lyrique de l'œuvre et de l'importance de la partie musicale qui l'accompagne, la mission de parler de la Jeanne d'Arc de M. Jules Barbier, jouée, cette dernière ; quinzaine, au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

 

M. Ch. Gounod a écrit cette partition, dès l'origine, pour le même ouvrage représenté à la Gaîté, où le rôle de Jeanne d'Arc fut créé par Mme Lia Félix. Je classerais volontiers parmi les effets musicaux de cette belle soirée celui qui est dû à la voix enchanteresse de Mme Sarah Bernhardt revêtant d'une harmonie délicieuse les strophes du poète ; c'est à dessein que je nomme tout d'abord la tragédienne, tant sa part a été prépondérante dans l'éclatant succès de cette soirée.

 

Les pages musicales dont le maitre de l'école moderne a enrichi le poème de M. Jules Barbier peuvent être classées parmi les plus grandiosement simples et à la fois les plus délicatement mystiques qu'il ait écrites.

 

Un beau prélude prépare le public aux impressions douloureuses du drame qui débute par un chœur de fugitifs d'une mélancolie profonde ; c'est comme une paraphrase de la douce plainte virgilienne :

 

Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva.

 

Ce morceau serait aussi bien le début d'un opéra ; et cette idée qu'on est en présence d'un opéra dénaturé plane sur tout l'ouvrage, la musique intervenant à tout instant pour prêter aux foules sa langue une et complexe ou pour envelopper les épisodes. C'est dans ce dernier emploi qu'elle donne, avec un charme rare, aux faits et aux personnages leur physionomie et leur suave couleur légendaires. L'apparition des saintes au premier tableau flotte dans une nuée harmonieuse, d'où les voix comme les visages des apparitions se dégagent avec les lignes et les tons chatoyants d'un sujet de vitrail entrevu à travers une fumée d'encens.

 

A chaque tableau la musique prépare le lever du rideau et fait l'exposé du caractère dramatique de l'action qui va se développer devant le spectateur. Tour à tour poétique, guerrière ou religieuse, cette préface symphonique porte sans cesse la marque de cette mesure, de cette justesse d'impression et de cette délicatesse de sentiment qui caractérisent l'œuvre du maître. Une des pages les plus curieuses de cette partition, sensiblement différente de celle qui fut exécutée, lors des premières représentations de l'œuvre en 1875, est la scène du sacre, addition faite en vue du déploiement d'une pompeuse mise en scène et d'une restitution historique intéressante.

 

Composée comme par un peintre, elle groupe dans le chevet et dans le chœur de la cathédrale de Reims tous les personnages que le cérémonial du sacre devait rassembler autour de l'autel ou devant le dais royal. Jeanne, en son armure blanche, s'y tient debout à côté du roi. Les gestes lents de l'officiant, le mouvement solennel des assistants, les pairs du royaume, les évêques et abbés mitrés, la foule silencieuse et recueillie, le roi, la reine, les pages servants tous également vêtus de surcots, de simarres ou de tabards fleurdelisés d'or sur azur, l'armement et le couronnement du roi, puis l'anoblissement de Jeanne qui, agenouillée devant le prince, reçoit de lui l'accolade des chevaliers ; tout cela, au milieu d'un décor où se mêle à la riante lumière du soleil la lueur des cires allumées autour des lustres gothiques, forme une succession de tableaux presque muets d'un saisissant aspect et d'un curieux intérêt.

 

Une marche triomphale large et simple les encadre ; du fond de l'abside montent les chants du Veni Creator ! Quelques mots du roi, le serment bref des assistants, traversent l'harmonie des voix et des instruments, sur laquelle plane, mélodieux et discret solo, la voix de Jeanne murmurant des strophes triomphales. C'est d'un effet saisissant et nouveau. La scène du supplice qui termine cette partition constitue encore une page musicale ramenant au dénouement de l'œuvre cette impression ressentie à son début qu'on est en présence d'une conception lyrique déviée de son but primitif.

 

C'est en somme une association des plus heureuses de la déclamation et de la musique que ce drame-légende ; il prend ainsi le caractère d'une évocation sacrée.

 

Et c'est avec ce caractère sacré, en effet, que nous apparaît la figure souriante, glorieuse et douloureuse de Jeanne, la pastoure, la guerrière, la martyre ; en passant par la légende séculaire, ses traits se sont comme immatérialisés : elle n'est ni la fille rêveuse, exaltée, un peu maladive que nous a montrée Bastien-Lepage, écoutant sous les arbres, parmi les végétations maigres de son verger, les voix hallucinantes ; ni la rude paysanne galopant vers Chinon sur un cheval de labour ; elle se dessine dans la lumière comme une figure d'archange et l'âme de la patrie frissonne aux plis de sa bannière. Elle est la sainte gardienne française, debout sur la frontière, encourageante à ceux du dedans, redoutable à ceux du dehors.

 

Mieux que le drame ou la tragédie, mieux que l'opéra, mieux même que la sévère épopée, la Chanson de Geste conviendrait à la présentation de ce type idéal, à la reproduction puissante et familière du milieu et des épisodes à travers lesquels son existence s'est écoulée. Comme nous avons la Chanson de Roland, nous devrions avoir la Chanson de Jehanne la Pucelle, la Chanson de Geneviève la Bergère, cette autre héroïne de vertu et de force morale, celle du roi Loys, et celle de Bayard et de tant d'autres héros, car elle est longue la liste de ces évocations lumineuses de notre chronique.

 

Ce serait le cycle rayonnant où le peuple apprendrait dans la légende des aïeux celle de cette France qui, de loin en loin, succombe pour se relever plus grande et plus forte, comme pour l'accomplissement de quelque haut et mystérieux dessein. Gesta Dei per Francos, disait l'annaliste mérovingien.

 

Ce sera le grand honneur de la carrière dramatique de M. Jules Barbier que d'avoir exposé dans une sorte de triptyque les trois phases de la vie active de Jeanne, de l'avoir ainsi offerte au souvenir et à l'admiration émue de la foule, plus entraînée que jamais vers ces sujets patriotiques et légendaires, et dont l'âme toute saignante d'une inoubliable blessure est si bien préparée à ces impressions. Sa conception volontairement sommaire eût pu être plus sommaire encore : l'amour du paysan Thibaut pour Jeanne, cette ébauche sentimentale dont s'accidente le premier acte, était inutile. L'amour humain est ici bien secondaire et nous touche peu. Jeanne est une vision planant sur la foule ; elle rayonne au-dessus de l'humanité.

 

Le « métier » du dramatiste l'a emporté ici sur la naïveté du simpliste. Mais où sont les simplistes de notre temps ? S'il en existe, assurément ce n'est pas au théâtre, où les « moyens » et les « conventions » l'emporteront encore longtemps sur la représentation des réalités vues et vécues. C'est parce qu'il est empreint de ce saisissant caractère de réalité et de vie, que l'avant-dernier tableau de l'ouvrage de M. Jules Barbier m'apparaît supérieur au reste. Ici, point d'apparent souci de l'arrangement la situation naturelle se développe avec une remarquable intensité d'effet. Jeanne répond à l'interrogatoire de ses juges ; elle repousse les odieuses tentatives de Warwick : les répliques éclatent, nettes, incisives, emportées, reproduisant, pour la plupart, les paroles recueillies de la bouche de l'héroïne, au cours de son procès. Et à la fin, couronnement lyrique de l'acte et de l'œuvre, se développe cette tirade où la captive met toute sa fierté et toute la fierté de la patrie :

 

Eh bien, je vous le dis, quittez cette espérance !

Vous pouvez me tuer et mutiler la France,

Mais vous ne pourrez pas, milord, sachez-le bien,

Asservir à la honte ou son cœur ou le mien.

 

Mme Sarah Bernhardt a dit tous les vers de cette tirade avec une vérité d'accent, une émotion et une flamme admirables. L'excellente troupe de la Porte-Saint-Martin accompagne à merveille le solo triomphal de la grande artiste dont la diction, la force pathétique, s'unissent à une science incomparable de l'ajustement, de la physionomie, du geste et des attitudes.

 

La mise en scène est remarquable d'exactitude, d'éclat et de goût. M. Duquesnel compte dans sa carrière bon nombre de chefs-d'œuvre de ce genre. Ses dispositions naturelles, son sens artistique très raffiné le poussent vers la recherche de toutes les richesses, de tous les attraits nés des reconstitutions archéologiques, des évocations pittoresques. Quel dommage que ce directeur ne rompe point de temps en temps avec le drame pour nous présenter, dans un de ces cadres qu'il dispose si superbement, quelque œuvre purement lyrique Il ferait en même temps une bonne action et une bonne affaire. Une bonne action, en ouvrant à ceux de la jeune génération musicale la porte d'un troisième théâtre lyrique ; une bonne affaire, en entourant leurs œuvres, comme il ne manquerait pas de le faire, des éléments qu'il sait réunir pour le drame. La mise en scène artistique et luxueuse est l'élément premier de tout succès lyrique.

 

La Porte-Saint-Martin possède un orchestre qui, sous la direction de M. L. Pister, a exécuté avec une correction remarquable l'importante partition de Jeanne d'Arc ; elle a des chœurs riches en belles voix et bien disciplinés ; pour une évolution vers le genre musical quand, dans bien des jours, le succès de Jeanne d'Arc s'épuisera, il ne lui manquerait plus que des sujets. Peut-être M. Duquesnel nous fera-t-il alors l'agréable surprise de nous montrer comment il saurait monter un drame lyrique, s'il lui plaisait de s'en mêler.

 

La Porte-Saint-Martin et l'Éden-Théâtre sont, évidemment les deux pôles sur lesquels les musiciens vont chercher désormais à s'orienter.

 

 

 

01 février 1890

 

I

 

On a été dur pour Hilda, un petit acte que vient de donner l'Opéra-Comique, en attendant mieux. Certes, ce fruit de la collaboration de MM. Charles Narrey et Michel Carré fils, pour les paroles, et de M. Millet, pour la musique, n'a rien qui force l'éloge ; mais il me semble qu'on devrait être indulgent pour ces essais, surtout si l'on se rend compte de la réelle difficulté qu'il y a à faire tenir dans les étroites limites d'un acte une action vive et véritablement intéressante. Si l'auteur se borne à une fable simple et purement sentimentale, on lui dit volontiers qu'il n'entend rien au théâtre, et qu'il n'a fait qu'une « cantate » ; s'il s'ingénie à multiplier les incidents, il court le risque de tomber dans la banalité. Et, le plus souvent, il y tombe en effet. Cette mauvaise fortune a été celle de MM. Narrey et Carré, qui ont aggravé leur situation par l'emploi de moyens dont la gaieté est discutable en ce genre léger de l'opéra-comique. On en va juger.

 

La scène est en Norvège, dans une auberge dont Hilda est la propriétaire, et où elle vit, entre son valet et sa servante, versant le bière blonde aux bourgeois de Bergen, en attendant que revienne des mers lointaines un jeune pêcheur, son fiancé. Elle a de sa fidélité une opinion médiocre, car, dans le dessein de l'éprouver, dès qu'elle apprend son retour, elle se fait passer pour morte. L'amoureux, pourtant, n'est pas dupe de la douleur exagérée et des larmes feintes des deux domestiques ; il les prend en flagrant délit de danse au cours même de leur comédie funèbre et, pour n'être pas en reste d'invention, le voilà qui, sans plus, se met à simuler la folie. Puis, il fait la cour à la servante comme Hilda tout à l'heure la fera au domestique. La mort, la folie, la jalousie et, finalement, la réconciliation obligée, voilà toute l'affaire, exposée non sans recherche de l'indispensable vivacité scénique, qui montre les auteurs soucieux de bien faire. La musique de M. Millet emprunte à M. Massenet son maître, le goût de certaines tournures ; non, malheureusement, son originalité. La partition contient des pages aimables ; mais le jeune compositeur marche encore dans les sentiers battus et rebattus du genre.

 

Combien il serait agréable de voir ces nouveaux venus se lancer dans une de ces folies si attrayantes à leur âge ; écrire sur quelque thème fantaisiste une musique à bride lâchée, nous donner leur esprit tout entier, courir à casse-cou à travers bois et plaines ! Mais non, ils veulent avoir tout de suite de l'expérience et nous le faire voir. Alors, ils font Hilda, un devoir d'écolier soucieux de ne rien risquer qui puisse mécontenter les pédagogues !

 

Il est vrai peut-être que, moins prudents, moins timides, ils ne trouveraient point de directeurs à qui parler. La musique n'a pas encore de Théâtre-Libre, et c'est dommage.

 

Hilda est fort bien jouée par Mmes Molé et Nardi, et par l'amusant Barnolt. La mise en scène est charmante, le décor très pittoresque. Le théâtre eût compté sur un succès égal à celui du Chalet ou des Noces de Jeannette, qu'il n'eût pas mieux fait les choses.

 

Il ne faut pas que l'insuccès d'Hilda désintéresse M. Paravey de ce qui touche à ces petits actes. Il devrait en donner dix par an, montés simplement, sans frais, et permettre ainsi à bien des compositeurs que le public ignore de venir faire modestement devant lui la preuve de leur valeur.

 

Ce serait un vrai bienfait pour la vaillante école française ; par cette très étroite porte ouverte sur l'avenir, il nous viendrait peut-être un génie !

 

Maintenant, dira-t-on, la venue d'un génie est-elle bien nécessaire, puisque déjà tant de gens de talent ne peuvent parvenir à se faire jouer ? Non, sans doute, le génie ayant toujours moins de chances de parvenir que le talent. N'insistons pas et laissons l'Opéra-Comique en train de faire mieux encore que de chercher des diamants purs dans l'obscur monceau des pièces en un acte, puisqu'il va nous donner, après la reprise du Dimitri de M. Victorin Joncières, le grand ouvrage de M. Benjamin Godard, Dante et Béatrice, la première partition inédite à Paris de ce compositeur, jusqu'ici obligé d'aller demander l'hospitalité aux théâtres belges.

 

II

 

Un musicien classé depuis longtemps dans l'estime des érudits, mais n'ayant point encore abordé le théâtre, M. Bourgault-Ducoudray, professeur au Conservatoire, où il poursuit depuis des années de très intéressantes leçons sur l'histoire de la musique, a fait exécuter au concert du Cirque d'Été une rapsodie cambodgienne, dont le succès a été des plus brillants et des plus mérités.

 

C'est une pièce instrumentale où se révèle l'influence des orchestres bizarres qui ont, en 1889, traversé notre grande Exposition. Mais ce serait peu de chose si la valeur et l'attrait de la composition de M. Bourgault résidaient seulement dans l'emploi des timbres, dans l'association des sonorités, évoquant le souvenir de ces musiques exotiques. La valeur de la rapsodie cambodgienne est plus haute. Elle consiste surtout dans la distinction des idées, dans l'harmonie de la forme, dans l'emploi judicieux et habile des ressources de l'orchestre.

 

Elle se compose de deux morceaux. Le premier est une scène légendaire. Selon le thème même de la rapsodie, chaque année le territoire du Cambodge est soumis à des inondations qui durent plusieurs mois. A l'époque où les eaux se retirent, la population célèbre pompeusement et joyeusement cet événement, qui lui rend l'usage de la terre et les sources de la vie. Le compositeur a montré le Génie de la terre s'adressant au Génie des eaux, le priant doucement d'abord de lui rendre son domaine, puis élevant bientôt des plaintes impérieuses auxquelles se mêle la supplication grandissante des hommes.

 

Le morceau est très savamment gradué ; les phrases suppliantes montent à travers le crescendo orchestral avec une grande pureté et se développent avec une magistrale largeur.

 

Je signalerais volontiers à M. Bourgault-Ducoudray, puisqu'il affectionne les thèmes de ce genre, la belle scène de la naissance du Gange dans le Ramayana. Il s'en pourrait inspirer pour une nouvelle composition instrumentale.

 

Dans le second morceau, tout est consacré au mouvement, au pittoresque. C'est la joie d'un peuple barbare, mêlant aux pratiques de sa religion primitive, des divertissements carnavalesques. Un tapage de sons et de couleurs, des tournoiements fous, tout cela mené d'une main ferme et experte par un compositeur qu'il est bien regrettable de voir s'attarder si longtemps dans le professorat et qui, lauréat de l'École de Rome, n'a pas même dans une carrière déjà longue pu donner son modeste petit acte à l'Opéra-Comique.

 

III

 

Deux auteurs et douze compositeurs ont été associés, de par la volonté du directeur de la Gaîté, pour l'achèvement de ce fantastique Voyage de Suzette donné le lundi 20 janvier. Les prodigalités de la mise en œuvre de cette pièce ont été en rapport avec ce luxe exceptionnel de collaborateurs, — dont plusieurs du reste ont disparu parmi ceux dont fait mention cette longue liste, — réunissant, pour les musiciens seulement, Offenbach, Lecocq, Flotow, Hervé, Cœdès, Serpette, Varney, Lacôme, J. Strauss, Farbach, Suppé et Léon Vasseur.

 

On a pris dans leur œuvre à tous une série de morceaux à effet destinés à servir d'illustration musicale à une sorte de grand vaudeville dû à la collaboration si féconde de Chivot et Duru, — excellent moyen d'obtenir, à coup sûr, une partition agréable et à l'abri des jugements improvisés. Ce procédé a réussi. Tous les morceaux connus et, par surcroît, quelques airs de ballet nouveaux, dus à M. Léon Vasseur, ont été accueillis avec des bravos réitérés et des trépignements de joie, par un public d'ailleurs mis en belle humeur par la grâce spirituelle de Mme Simon-Girard et de Mlle Gélabert, par l'éclat et la variété du spectacle, par la fraîcheur et l'originalité des costumes.

 

Dans cette association internationale de compositeurs célèbres, chacun a eu son moment de succès ; Mme Girard et Mlle Gélabert, que je viens de nommer, ayant pour partenaires MM. Simon et Alexandre, ont fait tour à tour briller les uns et les autres.

 

On a rarement fait une tentative aussi heureuse pour récréer le public parisien, ce grand blasé. Je voudrais raconter par le menu l'action, qui est vivante, amusante, féconde en surprises et en fantaisies. Cela me mènerait bien loin, car ce n'est pas petite affaire que de suivre à travers le monde Mlle Suzette Verduron. Je me bornerai à un sommaire.

 

Elle est fiancée, cette délicieuse Suzette, à un Andalou noir comme un pruneau et d'humeur désagréable, dont heureusement une aventure invraisemblable la débarrasse au moment même où il la conduit à l'église. Verduron, le père de Suzette, que l'infortuné a réduit à l'emploi de magister dans une petite école de Barcelone, reçoit de son vieil ami Blanchard, espèce de nabab établi en Perse, un messager qui n'est autre que Blanchard fils, André Blanchard, lequel le convie à venir prendre sa part des splendeurs de la fortune paternelle. Et on s'embarque, sans hésiter, laissant au rivage l'Andalou Giraflor, tout marri et point marié, lequel jure de tirer de cet outrage une noire vengeance. Il sera servi dans ses projets par une esclave, Cora, amoureuse d'André Blanchard, et que ce dernier ne va pas manquer de dédaigner pour les beaux yeux de Suzette. Alors commence une série d'aventures, d'enlèvements, de travestissements, de chassés-croisés extravagants d'où enfin sortent vainqueurs Suzette et André, les amoureux, et confondus Giraflor et Cora, les chercheurs de noises.

 

Il y a de tout là dedans : un bal masqué chez le gouverneur d'Athènes, une fête donnée dans la montagne par le klephte Corricopoulos, tout vêtu d'or, et le monocle à l'œil ; un harem à Smyrne où parmi les sultanes alanguies sur les coussins, autour de leur seigneur et maître, se glissent des photographes et des prestidigitateurs, métamorphoses soudaines des personnages de la pièce ; un cirque peuplé de mimes, de clowns et d'acrobates, où, dans la plus désopilante mêlée, se retrouvent et s'entrechoquent tous les éléments de l'action ; enfin une promenade phénoménale du cirque Blaksonn à travers Smyrne : des chars pleins de musiciens et de femmes, des véhicules traînés par des chevaux attelés à deux, par des poneys, par des autruches ; des écuyers debout sur leur monture, Suzette menant un char antique, Verduron chevauchant un dromadaire, un éléphant, des ânes blancs, des Peaux-Rouges et des cow-boys, Buffalo-Bill lui-même ; que sais-je encore ! Par un miracle d'ordonnance géométrique, cette foule remuante tient et se meut, avec une apparente aisance, sur la scène de la Gaîté.

 

Pièce et musique, costumes et spectacle, tout cela chante, rit, étincelle et grouille ; régal pour les yeux, délassement pour l'esprit. C'est incohérent, absurde, et charmant !

 

IV

 

L'Opéra-Comique a repris, pour faire entendre un débutant, M. Carbonne, une vieille pièce : les Dragons de Villars, qui était autrefois quasiment révolutionnaire au point de vue musical bien que tenant des maîtres du genre, faisait pressentir, en quelques pages, les novateurs dont la venue était proche. On entend toujours avec plaisir cet opéra d'Aimé Maillart, et, à quelque école qu'on appartienne, on y trouve au moins l'intérêt d'un document assez rare dans l'histoire de notre école.

 

M. Carbonne chante bien, d'une voix agréable, encore peu résistante. Sa figure toute ronde, son air et sa tenue ne semblent pas le destiner à personnifier les héros ou les demi-héros ; il serait plutôt fait pour les rôles où la franchise, la bonhomie, égayées d'un peu de comique, seraient de mise. Son début a été fort honorable.

 

Plus heureux encore a été celui de M. Affre, à l'Opéra, dans Lucie de Lammermoor. Sa voix est souple, ferme et pure. Il s'en sert habilement ; il joue simplement, sans gaucherie. C'est un ténor de charme, qui rendra de très réels services dans le répertoire.

 

 

 

15 février 1890

 

I

 

Les aventures de Dimitri Samotzvanetz, qui réussit à se faire passer pour le fils du czar Ivan IV et fut couronné à Moscou, ont inspiré deux ou trois dramaturges. Prosper Mérimée les a racontées dans son livre des Faux Démétrius, car il y a ceci de particulier dans l'histoire de cet aventurier couronné, c'est qu'ayant été un imposteur, il se trouva après sa mort d'autres imposteurs pour se faire passer pour lui et, double subterfuge par conséquent, pour le czarewitch, dont il avait le premier pris le nom et usurpé la place.

 

L'un d'eux, le juif André Nagii, faillit même être publiquement reconnu par la veuve de Dimitri, la fille du palatin de Sandomir, cette Marina Maniszeck, dont les auteurs de l'ouvrage que vient de nous rendre le théâtre de l'Opéra-Comique, ont conservé le nom.

 

Le Dimitri de M. Victorin Joncières, composé sur le poème de MM. Henri de Bornier et Armand Silvestre, a été représenté pour la première fois, le 1er mai 1876, au Théâtre-Lyrique qui, installé à la Gaîté, avait pris l'assez singulier titre d'Opéra national lyrique.

 

On donna là, sous l'active direction d'Albert Vizentini, outre Dimitri, le Timbre d'argent de Saint-Saëns, et la Clé d'or d'Eugène Gautier. Ce fut non la dernière, mais la plus sérieuse des tentatives faites pour la reconstitution de notre troisième scène musicale. Elle aurait eu de considérables chances de durée si l'État et la Ville avaient été alors disposés à la soutenir. Depuis ce temps, le conseil municipal a donné des témoignages de ses bonnes dispositions à l'égard d'une entreprise de ce genre. Ce sont alors les directeurs qui ont manqué.

 

Voici comment nous apparaît Dimitri dans son nouveau cadre très pittoresque.

 

A la porte d'un monastère, perdu au milieu des rochers et des sapins, au bord du Don, roulant ses ondes froides dans une gorge neigeuse, des Cosaques célèbrent le « fleuve des aïeux ». C'est une joie rude qui éclate au milieu des hourrahs, à la fois religieuse et guerrière.

 

Là vient le jeune Vasili, l'élève des moines. Las du monde où il avait voulu vivre, désenchanté de l'amour que la comtesse Vanda lui a naguère inspiré, tout entier à un amour nouveau pour la douce Marina, il confesse au prieur ses remords et ses espérances. Cette Marina, qu'il aime, était fiancée au comte de Lysberg. Or, Vasili a tué le comte en duel. Arrêté, près d'être envoyé à la mort, il a été sauvé par Vanda ; elle lui a dit de retourner au couvent et d'y compter sur elle. Vasili ne sait à quoi se résoudre, quand Marina, fugitive, arrive à son tour, retrouve le jeune homme, et rallume en lui cet amour qui allait s'ensevelir et s'éteindre dans le cloître. Désormais ils sont liés ; le drame commence ; à mesure que va grandir leur amour va s'éveiller dans l'âme de Vanda l'esprit de vengeance.

 

On apprend tout à coup, de la bouche du comte de Lusace, accouru au couvent, que Vasili n'est autre que Dimitri, le fils d'Ivan IV, destiné dans la pensée du comte à renverser l'usurpateur Boris. Cette révélation fortifie encore dans le cœur du jeune homme son amour pour Marina. En attendant toutefois qu'il la fasse czarine, il la charge d'aller au château de Viksa, annoncer à Marpha, veuve du terrible czar Ivan, que son fils n'est pas mort, comme on le lui a dit :

 

Dis-lui qu'il est vivant,

Car c'est moi, Dimitri, qui suis le fils d'Ivan !

Dis-lui, dis-lui surtout que mon amour profonde

En te donnant mon cœur te donnera le monde !

 

De ce premier acte dérivent des faits dont le comte de Lusace est le principal agent. Ce Lusace est un misérable, résolu à faire de Dimitri l'instrument de son ambition.

 

Il l'emmène à la cour du roi de Pologne, dont la comtesse Vanda est la parente ; elle, ravie de la fortune de celui qu'elle aime, le présente au roi qui lui promet de mettre une armée au service de sa cause, mais à la condition qu'il épousera Vanda. Dimitri va protester. Lusace, meneur de toute cette intrigue, l'en empêche ; il lui assure que, s'il refuse, la czarine Marpha, prisonnière de Boris, et Marina, que Dimitri a envoyée vers elle, seront toutes les deux à la merci de l'usurpateur. Dimitri se soumet.

 

Le troisième acte transporte le spectateur dans la forteresse de Wiska. Marina essaie de détourner de l'esprit de Marpha les sombres pensées dont elle souffre. Elle lui affirme en vain que son fils Dimitri est vivant. Marpha hésite à la croire.

 

Pourtant, l'archevêque de Moscou, Job, le conseiller de Boris, vient annoncer à Marpha qu'un aventurier disant être Dimitri a pu lever une armée et marche sur Moscou. Boris exige que la czarine déclare formellement au peuple que cet homme n'est pas son fils.

 

Alors dans l'âme de Marpha se soulève toute sa haine pour l'usurpateur ; qu'elle croie ou non à la légende nouvelle, désireuse avant tout de frapper Boris dont elle pressent les craintes, elle crie : « Eh bien ! je dis qu'il est mon fils ! » L'archevêque se retire plein de confusion et Marpha s'exalte à la pensée d'être prochainement vengée de Boris.

 

Ce n'est que devant Moscou qu'elle connaîtra ce Dimitri dont son cœur de mère doute encore. Il assiège la ville sainte, tout en la saluant avec respect, au son de ses cloches qui lui apportent comme un écho lointain de son enfance. Bientôt une nouvelle arrive. L'usurpateur Boris a été massacré par le peuple. Moscou ouvre ses portes à Dimitri, fils d'Ivan. Une fête dans le camp va célébrer cette providentielle victoire. Le comte de Lusace y intervient pour dicter sa volonté à Dimitri qui lui doit son élévation. Il entend que Vanda soit proclamée czarine. Dimitri aime Marina ; il refuse. Lusace exige. Il humilie Dimitri : « Je t'ai dit que tu étais le fils d'Ivan ; le fils d'Ivan est mort, de ma main ; tu n'es, toi, que l'enfant d'un esclave, suscité par ma volonté : Vanda sera czarine ! »

 

Sinon, j'arracherai de ton front la couronne,

Et tu tombes plus bas étant plus haut monté.

 

Fou de rage à cette révélation, Dimitri frappe Lusace d'un coup de couteau, au moment même où on lui annonce la venue de Marpha, sa mère. Mais un doute est entré dans son âme et le torture. Il a hâte d'interroger celle qui vient. Il avoue le meurtre de Lusace :

 

Cet homme me disait, et je vous le redis,
Que je ne suis pas votre fils

Et j'ai tué l'infâme !

 

Ce doute né dans l'esprit de Dimitri est aussi dans celui de Marpha. Mais Dimitri trouve des accents si émus qu'elle n'y résiste plus, se sent vraiment mère et se jette en pleurant dans ses bras.

 

Lusace pourtant n'est pas mort. Vanda l'a recueilli et sauvé. Dédaignée par Dimitri, elle poursuit maintenant contre lui une implacable vengeance dont il sera l'instrument.

 

Et, au dernier tableau, alors que Dimitri et Marina chantent leur amour au balcon de leur chambre nuptiale, Vanda et Lusace veillent. On est à Moscou, sur la place Rouge ; les cloches sonnent, le nouveau czar au milieu de son étincelant cortège parait sous le dais suivi des deux impératrices Marina et Marpha ; il va pénétrer dans l'église où les prêtres l'attendent pour le couronnement, quand, posté au balcon du palais, Lusace le tue d'un coup de feu. Dimitri tombe. Sa dernière parole est encore l'expression d'un doute :

 

Ah ! je meurs ! Marina !... Ma mère !... Non, hélas !

La vérité, mon Dieu ! toi seul me la diras !

 

Les auteurs du poème de Dimitri n'ont pas voulu prendre parti pour ou contre l'histoire. Ils ont laissé le champ libre aux suppositions. C'est à l'histoire qu'il faudrait recourir pour savoir si leur héros fut ou non un imposteur, et l'histoire est enveloppée de tant de nuages qu'on peut sans inconvénients leur laisser le bénéfice de l'incertitude.

 

Si je suis entré assez avant dans les détails du poème de Dimitri, c'est qu'à mon sens il représente très exactement l'esprit musical de M. Victorin Joncières ; ce poème, il doit l'avoir aimé par-dessus tous les autres, comme une émanation de sa propre nature.

 

M. Victorin Joncières est un compositeur à la touche robuste, cherchant la vigueur du rendu, les colorations fortes, non point ennemi de la grâce, mais se gardant soigneusement de la mièvrerie. A une époque où tout musicien rompant avec certaines traditions routinières était sans autre réflexion traité de wagnérien, il a subi cette qualification comme bien d'autres ; en réalité, il ne s'est aucunement inféodé à Wagner ; ainsi que tous les gens de théâtre, volontiers éclectiques, il a choisi selon le sujet traité les formules applicables à ce sujet, sans s'arrêter à leur origine ; mais, avant tout, il a entendu être, il est Français, d'un tempérament actif, tourmenté de ce besoin de mouvement qui donne la vie aux œuvres. Il ne dédaigne point les formes symétriques ; il lui importe peu de s'exposer sur ce point à quelque reproche d'arriérisme, pourvu qu'il dise bien ce qu'il dit, comme il entend le dire, et dans le récit il trouve des cris, des accents d'une rare puissance.

 

La partition de Dimitri compte bien des pages déjà célèbres depuis la représentation du 1er mai 1876. Tout le rôle de Marpha est d'une intensité dramatique considérable. Le premier chœur fait à la pièce une introduction des plus caractéristiques et des plus brillantes ; l'invocation de Dimitri : « Moscou ! voici la ville sainte ! » la chanson slave de Lusace, le joli et entraînant ballet des Nations, voilà plus d'éléments qu'il n'en faut pour illustrer une partition. J'aurais dû commencer cette nomenclature par une mention spéciale au sujet de l'introduction à travers laquelle circule un grand souffle, et qui se termine si originalement et si grandiosement par le chœur du Kyrie, ponctué par un large tutti sur lequel le rideau se lève.

 

L'interprétation de Dimitri est superbe, si je parle de Mme Deschamps dont la valeur vocale et la puissance tragique marqueront, dans notre mémoire, le rôle de Marpha d'une ineffaçable empreinte. Mme Landouzy, dont on sait les qualités vocales, est fort bien dans celui de Marina. M. Soulacroix a fait de Lusace, personnifié à l'origine par M. Lassalle, une création très personnelle. M. Fournets sous les traits de l'archevêque de Moscou, M. Cobalet sous ceux du prieur, se sont fait vivement applaudir. Je ne crois pas que le rôle de Dimitri convienne à M. Dupuy. Je ne l'y ai pas trouvé égal à lui-même ; le personnage de Vanda, confié à Mme Gavioli, lui est aussi peu avantageux ; mais dans ces deux cas, ce n'est pas précisément aux rôles qu'il faut s'en prendre.

 

La mise en scène est tout à fait brillante, avec ses pittoresques décors, d'une variété et d'une recherche curieuses, avec ses costumes d'une exactitude rigoureuse, d'une étrangeté barbare. On reproche à M. Paravey de monter lentement les œuvres ; au moins les monte-t-il avec un soin minutieux et avec un indéniable goût d'artiste.

 

II

 

Il y a presque un lien, historiquement du moins, entre le Dimitri dont je viens de parler et l'opéra du compositeur Michel Glinka, la Vie pour le Czar, récemment représenté sur le théâtre de Nice, dans une soirée où le patriotisme franco-russe s'est manifesté avec un enthousiasme extraordinaire.

 

Le jeune Michel Romanoff, le premier czar de la dynastie de ce nom, fils de ce Féodor Romanoff que l'usurpateur Boris avait obligé à prendre l'habit religieux, était élevé par sa mère dans un couvent de Kostroma, quand il fut élu, en 1613, par les États de Moscou, pour occuper le trône d'Ivan IV. La Pologne était alors toute-puissante et la Russie pouvait, à bon droit, redouter son influence politique et la force de ses armes.

 

C'est le tableau de la lutte entre Russes et Polonais et le triomphe final du premier Romanoff qui forme le sujet de la Vie pour le Czar, ouvrage en cinq actes et sept tableaux, donné pour la première fois en 1839, avec un succès considérable, au Grand Opéra de Pétersbourg, et dont en France jusqu'ici on n'avait exécuté en public que quelques rares morceaux.

 

Le livret est simple et frappant. Les Polonais sont avertis que Michel Romanoff a été proclamé czar ; mais que leur importe ! il n'entrera pas dans Moscou la Sainte, où il doit aller recevoir la couronne. On l'arrachera du château dont il a fait sa retraite, et un fils du roi Sigismond régnera à sa place. Les Russes, instruits de ces projets, veulent sauver leur czar. Le vieux Soussanine suspend le mariage d'Antonida sa fille et du soldat Sobinine pour se consacrer à cette œuvre de salut. Tandis que son fils Wania ira au château de Romanoff l'avertir de ce qui se trame contre lui, Soussanine se chargera d'égarer la poursuite des Polonais. Au lieu de les guider vers le château du nouveau czar, il les fera se perdre dans des bois profonds, dans des marais redoutables. Il gagnera ainsi le temps nécessaire pour que Michel Romanoff puisse s'enfuir et arriver à Moscou.

 

Tout se passe selon ses prévisions. Et quand, au matin, assuré du succès de sa ruse, sa joie éclate, les Polonais furieux le frappent, le tuent. Il meurt sans murmure, avec joie : il a donné sa vie pour le Czar !

 

Puis à, Moscou, devant le Kremlin ensoleillé, quand Michel Romanoff parait dans la gloire de son couronnement, on apporte à ses pieds, respectueusement, le cadavre de cet humble moujik, Soussanine, au dévouement duquel il doit son trône. Et le Czar se découvre et les drapeaux s'inclinent, saluant celui qui a donné tout son sang pour la patrie russe, en le donnant pour le Czar.

 

L'œuvre respire le plus pur et le plus ardent patriotisme ; l'amour ne vient qu'après dans ces pages qui, traduites en musique, ont toujours soulevé en Russie une explosion d'enthousiasme et sont devenues une œuvre vraiment nationale, qu'on joue dans toutes les solennités, qu'on écoute avec une émotion religieuse et qui nous apparaît comme une sorte de Marseillaise en action de ce peuple aux passions sincères et profondes.

 

Quand Glinka écrivit sa partition il y a plus d'un demi-siècle, l'influence de l'école italienne était dans toute sa force. En vain, Gluck et Beethoven avaient passé à travers le monde, le théâtre appartenait et devait appartenir longtemps encore aux seuls Italiens.

 

Glinka n'essaya pas de s'affranchir de cette influence. Elle se révèle à tout instant dans l'œuvre, réglant la forme et l'expression des morceaux.

 

Mais quelle originalité savoureuse on sent sous cette enveloppe commune ; quelle native liberté d'allures gênée par cette discipline d'école ! Que de mélodies populaires heureusement évoquées, transcrites, relevées par une instrumentation piquante, fleurissant, s'épanouissant tout à coup au milieu de ces italianismes !

 

Et avec quelle flamme, avec quel éclat de passion s'expriment chœurs et personnages quand l'esprit de la patrie les emporte !

 

Les épisodes abondent, toujours très caractéristiques, de la vie rude et de l'esprit mélancolique des paysans russes ; les pages symphoniques par où se révèle la personnalité précise du compositeur y alternent avec les chœurs descriptifs et animés. C'est une œuvre de l'étude la plus intéressante, au cours de cette période d'évolution quelque peu violente que traverse l'art musical. La fin de ce siècle aura vu grandir, décroître et s'éteindre l'influence italienne, et naître l'influence allemande à la fois reconnue et contrariée par l'influence française dont le triomphe définitif dépendra de quelque prochaine et sérieuse bataille.

 

On désarmera alors peut-être de part et d'autre, dans les divers camps musicaux, pour s'unir de bonne foi en présence d'une formule synthétique présentée soit par M. Reyer, soit par M. Saint-Saëns, les deux compositeurs français dont les œuvres nouvelles seront le double événement de cette saison.

 

La Vie pour le Czar a été chantée à Nice par le ténor Chevalier et le baryton Devoyod, Mmes Darclée et d'Alba ; belle interprétation, dont le succès dans l'ensemble et dans les détails a été vraiment éclatant.

 

L'âme de cette manifestation a été M. Gunsbourg, directeur du théâtre municipal, Roumain d'origine, qui s'est donné la tâche très intéressante et très haute de resserrer dans le domaine artistique les liens étroits de sympathie déjà si forts entre la nation française et la nation russe.

 

En Russie, il s'est efforcé de populariser les opéras français ; en France, il poursuit la même tâche en faveur des opéras russes.

 

Sa première tentative avec l'ouvrage de Michel Glinka a été triomphante. Les soins minutieux dont il a entouré cet ouvrage lui ont communiqué un caractère très spécial. M. Gunsbourg connaît bien la Russie ; il y a observé beaucoup de ces traits de caractère, de ces détails de mœurs, que les nationaux eux-mêmes, dans l'habitude de la vie courante, qui communément oblitère le sens de l'observation, ne relèveraient pas ; témoin attentif des choses et des hommes, il s'est, pourrait-on dire, tout imprégné là-bas de l'idée russe.

 

Et dans ce curieux ouvrage, il a donné au public le résultat de ces visions et de ces remarques de voyageur à travers un pays neuf : il a créé autour des personnages de Glinka une atmosphère, un parfum local, éveillant ainsi toute une gamme de sensations délicates et vives.

 

Ces impressions ont été ressenties à Nice par ceux dont l'esprit est naturellement entraîné vers ces choses ; elles ont séduit par ces évocations d'un grand peuple, non seulement les amis de la Russie accourus pour l'acclamer, mais encore ces cosmopolites, pourtant bien peu préparés à les recevoir, composant l'hiver une grande partie de la société brillante, bruyante et changeante de tout ce littoral niçois, dont la salle de jeu de Monte-Carlo est le miroir attractif.

 

 

 

01 mai 1890

 

Si M. Verdhurt, directeur du théâtre des Arts de Rouen, réalise complètement son programme, il aura bien mérité de l’école musicale française. En moins de trois mois, il nous aura donné trois grands ouvrages : Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, le Vénitien d’Albert Cahen, la Coupe et les Lèvres de Gustave Carroby, plus un petit acte : le Printemps, de M. Alexandre Georges.

 

Ce directeur, dont l’activité s’efforce de faire la preuve de la possibilité d’un troisième grand théâtre de musique, a déjà rempli plus de la moitié de la tâche qu’il s’était imposée. Au bel ouvrage de Camille Saint-Saëns, jusqu’ici inconnu sur les théâtres de France, il a fait succéder le Vénitien, opéra en trois actes et quatre tableaux, partition inédite d’Albert Cahen. Et vraisemblablement, au moment où paraîtront ces ligues, il aura donné l’ouvrage de M. G. Carroby et celui de M. A. Georges.

 

Sans doute, la carrière de ces œuvres sera bornée ; le temps et la distance en atténueront la fortune ; mais que de compositeurs seraient ravis de cette fortune, si modeste et si brève qu’elle doive être ! Je ne parle pas ici pour Camille Saint-Saëns, dont l’œuvre première aura pourtant gagné, elle aussi, à ce passage sur le théâtre de Rouen, qui sera pour Samson et Dalila le chemin direct de Paris. Mais M. Albert Cahen, qui n’a rien encore produit au théâtre, en dehors d’un petit acte : le Bois, joué à l’Opéra-Comique et d’un ballet : Fleur des neiges, dont Genève, je crois, a eu la primeur ! Combien il doit s’applaudir d’avoir bénéficié de la tentative de décentralisation de M. Verdhurt, et avec quelle joie il peut se dire, maintenant que l’épreuve est faite et qu’elle a tourné à son avantage, qu’il vaut mieux être le premier à Rouen que d’attendre des années pour être parmi les seconds à Paris.

 

Cette émigration vers la province sera désormais la suprême espérance des compositeurs qui aspirent à sortir de la foule. Paris semble multiplier de plus en plus les obstacles à tout projet de reconstitution d’un troisième théâtre lyrique, et pourtant jamais ces projets n’ont été aussi nombreux, — s’il faut en croire la chronique.

 

Tant à Rouen qu’à Bruxelles, où il dirigea, pendant une saison, le théâtre de la Monnaie, M. Henri Verdhurt aura mis au jour, en fin de compte, plus de six ouvrages de compositeurs français. Il faut que tant d’efforts aient leur récompense et que cette récompense lui vienne de Paris même, s’il est vrai qu’il se dispose à y faire représenter les diverses œuvres dont il a assuré le sort, en province et en Belgique.

 

M. Albert Cahen, le compositeur du Vénitien, est un musicien militant, dont les débuts remontent à 1871. Il a donné, aux grands concerts du dimanche, soit des fragments dramatiques, soit des œuvres instrumentales qui l’ont fait classer en bon rang parmi ceux de la jeune phalange nationale. Élève de M. César Franck, il n’a point pourtant marché aveuglément sur les traces de son maître. Il a tourné ses regards vers Meyerbeer et il faut estimer que, visant la musique dramatique, il a bien fait, encore qu’il soit de règle parmi ceux de sa génération de s’écarter de tels modèles. Sa conception est donc très sage ; il ne redoute point, il recherche même l’association des voix ; son modernisme s’affirme surtout par le goût du pittoresque et par les envolées lyriques où se révèle le fervent auditeur des œuvres du cycle wagnérien.

 

Avant de parcourir les principales pages de cette partition du Vénitien, je dirai quel en est le thème dramatique.

 

C’est d’un poème de lord Byron : le Siège de Corinthe, que procède le drame. Byron a raconté l’histoire d’Alp, le renégat vénitien, qu’un amour contrarié, que le dédain des patriciens, ont jeté dans les rangs des Turcs. Une couleur mystérieuse enveloppe le sombre et farouche héros et la pâle Francesca, sa bien-aimée et sa victime.

 

Mais le théâtre doit faire voir les choses de plus près. Il a donc fallu imaginer une fable plus grossière que celle du poète anglais, la présenter dans un milieu plus tangible, renoncer par exemple à la délicieuse apparition de Francesca pour y substituer la réalité pure.

 

Au premier tableau, on est à Venise. La ville s’éveille dans la brume argentée de l’aube. Dans un seul palais, sur le canal, des lumières brillent encore, éclairant quelque fin d’orgie. Au campanile d’une chapelle tinte l’appel pour la première messe. Regina, fille de l’illustre Minotti, un des plus vaillants capitaines de la Sérénissime République, sort de son palais, tandis qu’un chœur invisible, voix de jeunes débauchés et de courtisanes, monte dans le jour clair comme un dernier écho des folies de la nuit. Regina est troublée : elle pense à celui dont elle partage l’amour, le jeune patricien Marco. C’est dans cette petite église, où il lui apparut pour la première fois, qu’elle va, pour penser à lui, pour prier aussi, car cet amour est environné de menaces. Une gondole dépose sur le quai ces jeunes fous dont on entendait tout à l’heure les voix. C’est l’élégant Taddeo, c’est la séduisante Stella, entourés d’une troupe joyeuse. Ils vont se séparer, redoutant le jour qui fane les visages des plus belles, quand ils aperçoivent Marco, naguère le plus fou, maintenant le plus sage d’eux tous. Cette conversion récente, ils veulent en savoir les motifs. Et Stella, qui s’entête à cette recherche, et qu’un attrait peu déguisé entraîne vers Marco, parle bientôt de l’amour de Marco pour la belle Regina. Cet amour est déjà la fable de Venise.

 

Il s’affirme à l’instant même par la rencontre des deux jeunes gens, — Marco et Regina savent que Minotti combattra même violemment cet amour — Marco pourtant espère triompher de la rigidité du père. Il court dans la ville des bruits de guerre. La République s’arme contre les Turcs, qui menacent ses possessions de l’Archipel grec. Le jeune capitaine demandera un commandement. La gloire qu’il espère conquérir sera 1a rançon de son amour.

 

Minotti surprend cet entretien. Rien ne peut fléchir son mépris et sa haine. A ce moment même, la foule crie par les rues la nouvelle de la guerre déclarée. On appelle au Conseil des Quarante le père de Regina. Il s’y rend. Marco l’y suit, espérant encore en sa justice.

 

C’est, devant le Conseil, au tableau suivant, une scène violente entre Minotti et Marco, ce dernier s’indignant qu’on lui refuse un commandement auquel lui donnent droit sa naissance et ses services ; Minotti le traitant comme un larron d’honneur, qu’il faut honteusement chasser.

 

La colère de Marco l’emporte. Il rompt violemment avec ceux qui le méprisent et le repoussent. Il combattra donc Venise, au lieu de la servir. Et il sort furieusement, sans qu’on ose l’arrêter.

 

On le retrouve, au camp des Turcs, adoré des soldats comme un chef toujours victorieux. Il assiège Corinthe, vainement défendue par Minotti. La ville est à la veille de succomber. Le patriarche de Corinthe vient inutilement implorer la clémence du vainqueur. L’injure a été trop sanglante pour que Marco pardonne. Au milieu du silence de la nuit, tandis que passent autour de lui les rondes turques et que monte dans le silence la chanson mélancolique d’un pâtre grec, le renégat rêve : il pense à sa vengeance satisfaite, à son amour perdu. Tout à coup, une forme blanche se dresse devant lui, à la douteuse lueur de la lune, au milieu des ruines. Il reconnaît Regina. Elle est venue, confondue dans la foule des suppliantes conduite par le patriarche. A son tour, elle implore, elle supplie. Elle aime encore. Et peu à peu, dans ces deux âmes entraînées au rapide penchant de leurs impressions, il n’y a plus de place que pour l’amour. Mais l’aube blanchit les sommets. L’heure est venue de sortir du rêve

 

« Reste, » dit Marco. « Viens, » murmure Regina, éplorée : Et il faut qu’elle s’arrache à son étreinte et, épouvantée, s’enfuie, quand il va peut-être brutalement la prendre et la garder comme une proie. Du moins, s’il la perd, ce ne sera, pense-t-il, que pour bien peu d’heures. Il éveille ses soldats. Il ordonne l’assaut de Corinthe. Et dans une clameur formidable les Turcs s’élancent au combat.

 

La ville est prise. Regina, mourante, brisée par l’effort de son intervention inutile, à demi folle de douleur, écoute la canonnade, les bruits sinistres de la mêlée. Minotti, blessé, découragé, ordonne à ses capitaines de l’abandonner ; un seul bien lui reste : l’honneur. Il maudit à la fois la révolte de Marco et sa propre dureté. Il se sent coupable de la cruelle destinée de sa fille. Et Marco, au milieu du carnage, se précipite dans le palais. Il vient reprendre Regina, sauver la vie de Minotti. Il ne peut plus que recueillir les paroles d’amour et de pardon, le dernier soupir de celle qu’il a aimée jusqu’au crime. Désespéré, il se jette au-devant des épées des capitaines vénitiens revenus en force, et meurt en se traînant vers Regina expirante.

 

La partition de M. Albert Cahen est d’une grande importance. En dépit du titre modeste : trois actes et quatre tableaux, c’est bien un ouvrage en quatre actes quelle représente. Elle débute par une ouverture qui ne comporte pas moins de vingt pages de musique. Cette préface instrumentale a des proportions assez inusitées de nos jours, où les compositeurs se contentent habituellement d’un court prélude, réservant pour quelque intermède ce qu’ils ont à dire à leur auditoire à titre purement symphonique. Si elle existe, en vertu de la tradition ancienne, elle n’emprunte pas du moins son caractère à cette tradition. Au lieu de grouper les motifs de l’œuvre, comme on le faisait autrefois, elle semble s’efforcer à traduire l’état d’âme des personnages et à faire pressentir les milieux dans lesquels ils vont se mouvoir.

 

Le premier chœur dans la coulisse au lever du rideau a de la grâce, de la distinction et de la légèreté, qualités d’ailleurs caractéristiques du talent de M. Albert Cahen. Toute la scène entre les jeunes seigneurs, Taddeo, Stella et Marco, est traitée sur le ton de la plus agréable comédie. Après le duo de la rencontre de Regina et de Marco, avec l’intervention dramatique de Minotti, la musique prend un accent plus énergique et plus haut. Tout le final de ce premier tableau, tout le tableau de la dispute devant le Conseil, sont traités avec beaucoup d’animation et de force.

 

Le tableau du camp abonde en épisodes, au sujet desquels je ferais volontiers le procès au compositeur, malgré la qualité de ces agréables hors-d’œuvre. Comme tous les nouveaux venus au théâtre, il a voulu montrer, dans la plus large étendue possible, son savoir-faire, la variété de ses ressources. Il a écrit un petit chœur : « A vous, ces roses, » très gracieux, une chanson turque, très curieusement rythmée, une pastorale agréable brodée sur un fond symphonique discrètement coloré. Le public lui a donné raison en applaudissant. Il tiendra donc pour peu de chose ma critique, avant tout soucieuse de l’homogénéité du drame et de son développement normal. Une des belles pages de l’œuvre dans cet acte est le duo qui suit l’apparition de Regina. La passion, l’orgueil et l’amour y parlent un beau langage, et les qualités scéniques y abondent. Je citerai encore la supplication du patriarche, dont le caractère est noble et touchant, mais que j’aurais aimée d’un souffle plus étendu.

 

Dans le dernier tableau, je note le bel air de Minotti, plein d’une douloureuse grandeur et dont l’effet a été au moins égal à celui du monologue de Marco, précédant, au tableau du camp, l’intéressant duo dont je viens de parler.

 

Une longue tirade de Regina mourante dénoue l’ouvrage et se résout en un trio qui fait de cette page, comme valeur musicale, le point culminant de la partition. Jugée en tant qu’élément dramatique pur, je ne puis m’empêcher de la trouver dangereuse, bien que là encore le compositeur ait été absous par le public. Mais placer à la fin d’un ouvrage un monologue de cette étendue, retenir, après le dénouement connu, toute une salle, pour la seule paraphrase d’une idée, c’est là une de ces audaces peu communes et redoutables même aux vétérans.

 

J’ai dit, en parlant de Samson et Dalila, la haute valeur de M. Lafarge, un ténor du plus bel avenir, chargé du rôle considérable de Marco. Mlle Fouquet, ancienne pensionnaire de notre Opéra, est touchante et dramatique dans celui de Regina : elle dit d’une voix pénétrante ce terrible monologue final. M. Mondaud est un très beau Minotti, à qui j’ai déjà adressé de justes éloges à propos de l’ouvrage de Saint-Saëns. Mme Bossy, qui fut Dalila, s’est modestement contentée ici du rôle épisodique de Stella. Taddeo, le Doge, le Patriarche, Mourad, personnages de second plan confiés à MM. Dolléon, Verin, Schmidt et Ferran, nous révèlent d’excellents et consciencieux artistes. L’orchestre est conduit avec beaucoup d’autorité par M. Gabriel Marie.

 

Le Vénitien s’agrémente d’un ballet composé de trois numéros d’une couleur remarquable, et dont l’étoile est Mlle Piron, un des meilleurs sujets de notre Académie nationale de musique.

 

 

 

15 mai 1890

 

I

 

Le nom, la figure et la parole de Béatrice, « la diva Beatrice », remplissent, pourrait-on dire, les trente-trois chants du Paradis de Dante Alighieri. A tout instant elle y est nommée, elle y apparaît, elle y parle. Elle est, à travers les espaces lumineux, la douce conductrice du poète. Elle tient ainsi dans son œuvre idéale une place qu’elle n’a jamais tenue dans la réalité de sa vie.

 

Et la légende amoureuse s’est faite autour des deux personnages, qui s’étaient à peine connus, de par la seule force évocatrice du poète.

 

Amour d’influence purement morale d’ailleurs, que celui de Dante pour Béatrice ! — Qu’il l’ait seulement rencontrée enfant, lui ayant neuf ans, elle huit, comme le veulent la plupart de ses biographes ; qu’il l’ait vue plus tard encore, aux dernières heures de sa courte existence, — car elle mourut vers sa vingt-quatrième année, mariée à Simeone Bardi, — il est certain que son culte pour l’enfant ou la femme est resté tout religieux. Et quand il parle d’elle, dans certain sonnet de son livre : Vita nuova, ne laisse-t-il pas entendre, avec cet innocent orgueil du génie conscient de sa force, qu’elle va être sa chose, sa création, qu’il va lui donner l’immortalité

 

« J’espère dire de cette femme bénie ce qu’on n’a jamais dit de personne. »

 

Ainsi Béatrice est devenue, après Virgile, la protagoniste du drame grandiose qui se jouait dans l’imagination de Dante. Au moment où on le représente pleurant cette délicieuse fiancée de son âme, il avait vingt-six ans ; il étroit déjà marié à Gemma Donati et mêlé aux querelles des Blancs et des Noirs qui troublaient alors Florence. Son rôle politique fut rapide et le conduisit à l’exil. On l’a peu suivi dans cette partie de son existence. L’éclat de sa renommée de poète et de philosophe a tout noyé dans l’ombre autour de lui de ce qui tient à sa vie publique.

 

Jusqu’ici les dramaturges ont laissé cette grande figure dans les hautes régions où elle plane. Je ne trouve du moins, dans les catalogues que j’ai sous la main, aucune œuvre de théâtre qui lui ait été consacrée. La seule que je puisse citer m’est indiquée par M. Édouard Blau, l’auteur même du livret mis en musique par M. Benjamin Godard et représenté cette semaine sur le théâtre de l’Opéra-Comique.

 

Sur la première page de ce livret ayant pour titre Dante, M. Édouard Blau fait, en effet, allusion à un drame de M. Henri de Bornier sur le même sujet, remontant au commencement de la carrière du poète.

 

Cet ouvrage publié en 1853, chez Michel Lévy frères, n’a jamais été représenté ; il est conçu avec cette hauteur de pensée qui est la caractéristique des œuvres de l’auteur de la Fille de Roland. 

 

Autour de Dante intimement mêlé, avec Brunetto Latini, son maître, aux évènements de la vie publique, y apparaissent deux figures épisodiques dessinées d’un trait très vif, l’orfèvre Torello et l’amusant sceptique Guido Cavalcanti.

 

Les sources où ont puisé les deux poètes sont les mêmes.

 

En dehors de cette commune attache, le draine lyrique nouveau ne doit rien qu’à l’imagination de son auteur, qui, interprétant dans le sens de sa propre conception les faits de la chronique ou de l’histoire, nous présente le poète florentin en pleine jeunesse et en pleine lutte politique.

 

Au lever du rideau on est à Florence. Les factions guelfe et gibeline se disputent le pouvoir. Au milieu de ces dissentiments qui ont pour prétexte l’élection du gonfalonier, intervient Dante, apportant au peuple des paroles de conciliation, au nom de la patrie qui souffre de tant de discordes. On le raille, et pourtant ses paroles ont frappé le peuple, qui bientôt lui en donnera la preuve.

 

Tandis que Dante songe à ces choses, Simeone Bardi l’aborde, le félicite de son retour à Florence, après une absence bien longue. Il apprend à son ami que, tandis qu’il courait le monde, il a, lui, mené à bien un projet d’union avec une jeune fille depuis longtemps aimée. Or, cette fiancée, dont il parle avec une si vive tendresse, c’est Béatrice Portinari, que Dante adore, et qu’il croyait retrouver libre. La raison du mariage de Béatrice et de Simeone est péremptoire. Ce dernier a arraché aux mains des Donati le vieux Portinari, père de Béatrice; la reconnaissance a enchaîné à la fois la fille et le père.

 

Dante est désespéré. Béatrice, de son côté, fidèle au souvenir de Dante, n’accepte pas le sacrifice sans regrets et sans larmes. Elle confie sa peine à Gemma qui, elle aussi, a conçu pour Dante un amour qu’elle immolera bientôt à son amitié profonde pour Béatrice.

 

Tout à coup, le peuple sort du palais de la Seigneurie de Florence. Le gonfalonier de la ville est nommé. C’est Dante lui-même que le peuple a choisi. Sa première rencontre avec Béatrice a lieu pendant ce mouvement populaire. Salué par les acclamations du peuple, mais écrasé sous sa douleur, il repousserait volontiers l’honneur qu’on veut lui faire, si la voix de Béatrice n’était la première à l’encourager au devoir.

 

Entre les Guelfes et les Gibelins qui se disputent alors l’honneur de l’avoir pour chef, il dresse le drapeau de la ville et apaise encore une fois les partisans, qui ne vont pas tarder à s’unir contre lui.

 

Le nouveau gonfalonier, en effet, a, dès le premier jour de sa magistrature, exilé les chefs des deux factions; ensemble, ils ont fait appel, contre lui, â Charles de Valois, frère du roi de France. Mais la politique n’est ici qu’un des ressorts secondaires de l’action. L’amour y tient la première place. Simeone Bardi reçoit de Gemma une confidence qui l’accable et l’irrite : Béatrice lui fait demander de renoncer à sa main : elle aime Dante, elle pense que Bardi se montrera généreux, qu’il se laissera toucher. Bardi est inflexible. Il se vengera de ce rival préféré. Béatrice s’inclinera, brisée, devant la destinée cruelle.

 

Bientôt le peuple, excité par Simeone Bardi, se précipite dans le palais, et massacrerait Dante, si Simeone ne le sauvait, à cette condition que Béatrice renoncera à lui pour toujours. Pour lui-même, il veut bien renoncer à elle ; mais il n’entend point la savoir à un autre :

 

Jurez donc par ce ciel implacable au parjure

De jeter à ce monde un éternel adieu,

Et n’étant plus à moi de n’être plus qu’à Dieu !

 

Et pour achever d’accabler Dante, on lui signifie, au nom de Charles de Valois, entré victorieux dans Florence, un arrêt de bannissement.

 

Il s’éloigne de la ville ingrate. Il va promener sa douleur et ses sombres rêveries sur les rivages de la Sicile. Errant dans la campagne de Naples, à la chute du jour, il s’arrête, pensif, à l’ombre du Pausilippe, devant le tombeau de Virgile.

 

Il évoque le poète latin. Il attend de lui l’inspiration salutaire. La poésie doit le consoler des déceptions de l’amour :

 

O maître, lève-toi, de l’ombre où je me penche

Couronné de lauriers, dans ta tunique blanche,

Dicte-moi le poème idéal et rêvé

Gloire et bonheur, j’aurai tout retrouvé.

 

Puis, le grand banni, succombant à la fatigue, s’endort dans les rochers près du tombeau.

 

Et tout à coup, dans l’ombre grandissante, Virgile se dresse, tout blanc dans les plis de sa tunique, le front ceint du laurier d’or. Et, à sa voix, des visions terribles hantent le sommeil de Dante. C’est l’enfer qui s’ouvre, c’est la voix des damnés qui hurle dans la nuit. A ces tableaux pleins d’horreur vont succéder des apparitions consolantes. Virgile a disparu. Dans les profondeurs lumineuses du ciel, la suave figure de Béatrice rayonne. Elle parle d’union céleste, «  d’allégresse infinie et d’immortel amour... » Et le poète s’éveille, encore extasié.

 

Il doit revoir Béatrice. Il la reverra, en effet, mais pour la perdre encore à tout jamais sur la terre. Elle pleure son amour dans un couvent de Naples ; elle le pleure et elle en meurt. En vain, Gemma l’encourage ; en vain Bardi vient lui demander pardon de sa cruauté et lui ramène Dante, rayonnant de son amour reconquis. La blessure a été mortelle. Béatrice n’en peut guérir. Elle expire dans les bras du bien-aimé. Dante voudrait, tout d’abord, mourir du même coup ; mais à la voix de Bardi lui parlant au nom de la Muse, il se relève poète et, c’est sur une sorte de paraphrase des vers de la Vita nuova, précédemment cités, que s’achève l’ouvrage :

 

Oui, je veux vivre encor ; je dois chanter pour elle.

Dieu l’a faite mortelle,

Moi, je veux l’immortaliser.

 

N’est-ce pas vraiment ici le cri de l’égoïste orgueil, indestructible chez l’homme, et toujours triomphant de la douleur ? Moralité amère que le librettiste tire de l’âme même du poète de la Divine comédie.

 

II

 

En parlant de Jocelyn, le dernier ouvrage dramatique de M. Benjamin Godard, le compositeur de Dante, j’ai noté l’exubérance et la vaillance de ce musicien très militant ; je l’ai montré, dans sa virilité et dans sa grâce, moissonnant à travers un champ fertile, à pleines brassées, sans se soucier assez, peut-être, de séparer les fleurs des herbes folles. Mais le sens critique est le dernier qui s’éveille en nous et M. Benjamin Godard est encore un jeune. Deux ans à peine séparent Jocelyn de Dante ; la « manière » du compositeur ne saurait s’être en si peu de temps modifiée. Nous le retrouvons donc à peu près tel que nous l’avons connu, soit à la Monnaie, soit au théâtre du Château-d’Eau, procédant par larges plans, peignant à larges touches son tableau musical ; soucieux du caractère et du mouvement du drame; l’émaillant pourtant d’épisodes, mais avec plus de sobriété que précédemment. Des quatre actes de son ouvrage il n’en est qu’un, le troisième, dans lequel il use de ce procédé permis aux compositeurs jaloux de montrer leur savoir-faire. Je parlerai à son heure de ce troisième acte. Il convient tout d’abord de parcourir les principales phases de l’œuvre.

 

Elle débute par quelques mesures de prélude, après lesquelles la toile se lève sur la dispute populaire des Blancs et des Noirs. Presque aussitôt se place la poétique intervention de Dante :

 

Le ciel est si bleu sur Florence,

Son azur a tant de douceur,

Qu’un chant d’amour et d’espérance

Devrait monter de tous les cœurs.

 

Le morceau a de « l’envolée », il plane en plein azur, comme le veut le poème. C’est une heureuse page au début de l’ouvrage. Le duo suivant entre Dante et Simeone Bardi a de la grâce et de la passion ; j’ai trouvé moins de relief et de charme aux souvenirs de Béatrice :

 

Comme deux oiseaux que leur vol rassemble

Nous allions tous deux par le grand jardin.

 

En revanche, la scène finale m’a donné une impression de largeur et de grandeur avec ses puissantes harmonies envoyant dans l’air comme une solennelle sonnerie de cloches.

 

Au deuxième acte, après le bel air de Bardi : « Ce n’est pas seulement en moi que tout est noir », je trouve un duo très intéressant entre ce personnage et Gemma ; j’y remarque surtout la supplication de Gemma :

 

Si ma douleur est amère,

Pourtant je le sais aussi,

Par le bien que l’on peut faire

Notre mal est adouci

 

Un autre duo, moins notable à tous les points de vue, quoique traité avec un juste sentiment de la situation, est celui de Dante et de Béatrice. Là, l’égoïsme du poète reparaît encore :

 

C’est me prendre mon génie

Que me ravir ton amour.

 

Cette préoccupation perpétuelle de la vanité humaine ôte de l’intensité à l’expression amoureuse. Dante voit trop peut-être l’au-delà de la scène. Et pourtant, il était difficile de n’en faire qu’un vulgaire amant. Là était l’écueil du drame, là est aussi l’excuse de ces préoccupations de sa gloire future limitant perpétuellement le héros.

 

Le deuxième acte se couronne dans la partition d’un important finale dont probablement on reprocherait au compositeur le développement excessif s’il n’avait pris le parti de le réduire notablement pour la scène. Pour ma part, je ne lui aurais point cherché querelle à ce sujet. Ces développements, surtout dans la forme italienne, ne sont plus précisément selon nos goûts et dans nos mœurs ; j’estime toutefois qu’un musicien dramatique doit rester maître du choix de son procédé et que, dès l’instant qu’il nous arrête en pleine action pour laisser couler à pleins bords ses ondes musicales, il importe peu qu’il nous arrête plus ou moins longtemps.

 

C’est un moment à passer. L’important est que ce moment soit agréable.

 

Je saute à dessein par-dessus le troisième acte, auquel je vais revenir, pour parler du quatrième, constituant, à mon humble avis, la maîtresse page de la partition. Les deux strophes de Gemma, au lever du rideau, sont d’une poésie rare et très ingénieusement accompagnées ; le succès doit en être très grand ; l’air de Béatrice : « Dante, mourir sans te revoir » est d’une mélancolique douceur. Enfin le duo : « Nous allons partir tous deux » est d’un charme exquis et d’un effet sûr.

 

L’interprétation de Dante m’a paru généralement excellente : Mme Simonnet a toute la grâce poétique et toute la séduction vocale qui conviennent au personnage de Béatrice ; Mlle Nardi a dit à la perfection le rôle de Gemma qui la met tout à fait au premier rang. M. Gibert est parfait dans celui de Dante, plein de chaleur et d’éclat. M. Lhérie dans Simeone Bardi est un baryton qui se souvient heureusement d’avoir été un ténor et fait habilement s’associer ces deux voix. M. Taskin n’apparaît qu’un instant sous les blanches draperies de Virgile ; il compose son personnage avec l’habileté que l’on sait. Les décors et les costumes sont très bien, l’orchestre parfait sous l’habile direction de maître Danbé.

 

J’abrège, car je suis déjà un peu hors de mes limites et je voudrais parler de ce troisième acte, que j’ai gardé pour la fin. On sait, d’après l’analyse du poème, qu’il s’agit de la vision de Dante, devant lequel s’ouvrent les effrayants abîmes de l’enfer et les clartés profondes du ciel.

 

Évidemment tout l’ouvrage a été écrit pour encadrer ce tableau fait pour tenter le symphoniste après le poète. La conception poétique a de la grandeur, la symphonie a de la puissance : terrible et stridente dans 1a vision infernale, vibrante et ailée dans la vision céleste, elle ne saurait pourtant compter uniquement sur elle-même pour tout l’effet de la scène. L’art du décorateur et du machiniste doit venir en aide à celui du dramaturge et du compositeur. Or, rien n’est plus difficile que cette association parfaite. Un enfer de carton et un ciel de toile peinte ne donnent qu’une idée très lointaine et parfois très gauche de la conception primitive, grandiose et simple en sa variété. C’est pourquoi, désespérant de cette perfection qui n’est point de ce monde trop tangible du théâtre, j’ai pris le parti de me faire à moi-même un enfer et un ciel sans limites, par un procédé très simple qui consiste à écouter la symphonie en fermant les yeux. C’est ainsi que j’ai entendu et goûté naguère la scène de la chevauchée des Walkyries où la machinerie théâtrale, en son imperfection irrémédiable, joue aussi, toute proportion gardée entre les deux œuvres, bien des tours fâcheux à la musique.

 

 

 

01 juin 1890

 

I

 

Deux fois en deux ans la musique s’est attaquée à Zaïre. M. Charles Lefebvre et M. Véronge de la Nux, l’un à Lille le 1er décembre 1887, l’autre à Paris, en cette dernière semaine de mai 1890, ont tour à tour converti en opéra cette tragédie. M. Paul Collin fut le librettiste de la première version, M. Edouard Blau est celui de la présente. Il a pour associé M. Louis Besson, un journaliste égaré exceptionnellement dans le domaine de l’art dramatique et qui ne pouvait y faire son entrée sous de meilleurs auspices, appuyé d’une main sur M. de Voltaire et de l’autre sur le gracieux poète du Roi d’Ys.

 

De la longue tragédie en cinq actes, représentée en 1732, et que je n’ai pu relire, je l’avoue, sans quelque ennui, malgré le caractère dramatique des principales scènes, M. Paul Collin n’avait tiré que cinq tableaux ; MM. Édouard Blau et Louis Besson n’en ont tiré que deux actes. Je ne rechercherai pas si cette concentration progressive est au préjudice ou à 1’avantage de la fable originale ; je dirai seulement qu’elle était, dans le cas actuel, obligatoire.

 

L’Académie nationale de musique doit périodiquement représenter un ouvrage en un ou deux actes au plus, d’un compositeur ancien prix de Rome, présenté par la section musicale de l’Institut et désigné officiellement par le ministre. C’est un grand honneur pour un musicien que d’être l’objet de ce choix. M. Véronge de la Nux en a compris toute l’importance, et ce n’est pas sans l’avoir longuement mûrie qu’il a présenté son œuvre au public. L’épreuve pour un nouveau venu au théâtre avait de quoi lui paraître redoutable, surtout sur cette scène, pleine de périls même pour les expérimentés.

 

On verra, en lisant une rapide analyse du poème de Zaïre, comment le librettiste l’a condensé et modernisé, pour se tenir dans les limites du programme officiel et l’accorder au ton de notre premier théâtre musical.

 

Dans les jardins du sérail d’Orosmane, ses femmes l’attendent. Elles aspirent à son amour ; mais vainement on l’adore. Il est épris de la seule Zaïre, sa captive. C’est elle-même qui annonce l’arrivée prochaine du maître, qu’elle aime en secret. Elle a oublié pour lui son origine mystérieuse. Chrétienne probablement, comme semble l’attester une croix trouvée sur elle, quand on l’a prise tout enfant, à Césarée, elle a été élevée dans la religion musulmane et n’a plus maintenant d’autre souci que de demeurer auprès d’Orosmane.

 

Il paraît, dans tout l’éclat d’un triomphe guerrier ; et c’est tout justement pour avouer son amour à Zaïre. Elle accepte cet amour, mais à de certaines conditions.

 

Le sérail a des lois qui me sont une injure.

Plutôt qu’un amour passager

J’accepterais la mort à l’instant, je le jure .....

– Y pouvez-vous songer ?

J’ai l’âme plus jalouse

De votre juste orgueil et de votre bonheur !

Zaïre, vous serez la pure et noble épouse

La seule en mon palais !

– La seule en votre cœur !

 

L’arrivée du chevalier Nérestan vient pousser 1e principal ressort du drame. Il apporte de France la rançon de dix captifs chrétiens, parmi lesquels il désigne tout d’abord Zaïre et Lusignan. Or, ce sont ces deux-là seuls qu’Orosmane entend ne pas rendre : Zaïre, parce qu’il l’aime; Lusignan, parce qu’il est du sang des rois de Jérusalem et pourrait, libre, redevenir un chef redoutable.

 

En vain Nérestan fait valoir que Lusignan est son père. Orosmane demeurerait inflexible si Zaïre n’obtenait elle-même la liberté du royal captif.

 

A la vue de Zaïre, le vieux Lusignan sent son cœur s’émouvoir Les traits de la jeune fille lui rappellent un souvenir douloureux et cher. Zaïre, en effet, est son enfant, perdue à Césarée ; mais l’épisode de la reconnaissance du père et de la fille est ici tenu dans l’ombre. Le premier acte se termine simplement par les préparatifs du départ des captifs chrétiens et par une invocation à la France lointaine.

 

C’est entre le premier et le second acte que Lusignan reconnaît sa fille en Zaïre. L’auteur a esquivé prudemment ici le trait de la « croix de ma mère », employé, on le sait, par Voltaire et sur lequel M. d’Ennery devait exécuter, un siècle plus tard, les nombreuses et brillantes variations qui en ont épuisé la vogue.

 

Le poème de Zaïre est dédié à notre fécond dramaturge. S’il a été pour quelque chose dans les conseils des auteurs, comme le ferait supposer cet hommage de « reconnaissance ». je ne serais pas surpris que ç’ait été précisément pour les aider à se débarrasser honnêtement de ce vieux moyen dont il pouvait mieux que personne mesurer la grandeur et la décadence.

 

Bref, quand le rideau se relève sur le deuxième acte, Zaïre est dans les bras de Lusignan. C’est avec une douleur profonde, avec une indignation sainte qu’il apprend l’amour de sa fille pour Orosmane et qu’elle n’est plus chrétienne.

 

Le vieillard l’emporte. Zaïre se soumet. Elle renoncera à Orosmane. Mais en vain elle veut demeurer ferme dans cette résolution, en vain elle promet de suivre Nérestan qui viendra, le soir même, la faire sortir du sérail. Orosmane parait, et, en quelques paroles, il reconquiert cette âme près de lui échapper.

 

Zaïre a le malheur d’oublier pourtant qu’Orosmane devrait être mis dans la confidence d’un projet de fuite auquel elle renonce. Mais tout lui dire, ce serait renverser l’échafaudage du drame.

 

Quand un des fidèles esclaves d’Orosmane s’avise d’apprendre à ce dernier que Nérestan et Zaïre doivent fuir ensemble, sa jalouse et aveugle rage le précipite aussitôt dans les résolutions extrêmes : sans rien demander, sans rien examiner, il se poste dans l’ombre. Il lui suffit que le nom de Nérestan soit prononcé par Zaïre, pour qu’il la frappe mortellement.

 

Il saura bientôt, – mais trop tard, – que Nérestan n’est point un amant, mais un frère, et il se coupera la gorge sur le cadavre de Zaïre, comme Othello sur celui de Desdemone, car dans ce drame de la jalousie et de l’amour, il y a bien des points de relation avec le drame du grand Shakespeare, de celui que Voltaire appelait un « sauvage ivre » sans dédaigner de prendre chez lui un peu de son bien.

 

II

 

M. Véronge de la Nux a construit sur ce poème une importante partition dont je regrette d’avoir à parler après une unique audition. Selon l’impression sommaire que j’en rapporte, elle me parait écrite avec beaucoup de soin : j’en dois louer le compositeur dont la tâche était considérable. J’aurais aimé toutefois y relever quelques-uns de ces heureux défauts qui marquent la jeunesse et la fougue du musicien dramatique ; je n’y ai vu que des pages fort bien faites sans doute, mais d’une égalité de facture qui rend l’ensemble quelque peu monotone.

 

M. Véronge de la Nux paraît ignorer encore l’art des oppositions et des gradations. Il ne ménage pas ses effets. Il manie presque partout la matière musicale de la même main.

 

La voix de Lusignan, sortant de son cachot, affaibli par les souffrances et les fatigues longuement subies, y éclate, dès son entrée, en accents d’une force qui va presque jusqu’à la violence.

 

Montée sur ce ton, il est difficile que la partition ne finisse pas par manquer de souffle, ou que du moins elle n’ait pas l’air d’en manquer.

 

C’est ainsi que l’hymne à la France, qui ponctue le dénouement de ce premier acte, semble faible ; non que le morceau soit réellement faible, mais parce que l’effet en a été largement escompté et, par conséquent, amoindri par la première poussée vocale de Lusignan et quelques autres traits de même genre.

 

Le second acte, surtout dans sa seconde moitié. me semble de beaucoup supérieur au premier. Toutes les parties composant le rôle d’Orosmane et celui de Zaïre portent la marque d’une délicate recherche et d’une prédilection, bien naturelle d’ailleurs, de la part du jeune compositeur. Il y a là des pages de choix : le monologue de Zaïre : « Ce soir, j’aurai quitté Solyme » ; son duo avec Orosmane, duquel se détache la douce plainte : « Partez, cruelle oublieuse », et le chaleureux ensemble : « Aimer, c’est vivre ; aimer, c’est, croire !... »

 

Puis encore, l’air des fureurs d’Orosmane et la scène rapide du meurtre, traitée avec une sobriété et une force scéniques de bon aloi. La fin, un peu diluée pourtant, emprunte beaucoup de charme aux poétiques et touchants adieux de Zaïre.

 

Au résumé, si l’on veut bien considérer, je le répète, quelle lourde charge c’est pour un compositeur n’ayant encore rien donné au théâtre que de débuter à l’Opéra, on fera une juste part d’éloges à M. Véronge de la Nux. Au moment où j’écris ces lignes, je n’ai pas encore vu Zaïre en présence du public, et j’ignore l’accueil qui lui sera fait. Je souhaite qu’il apporte au compositeur la récompense des efforts dépensés et de la somme de talent mise en lumière par l’étude attentive de son ouvrage.

 

Zaïre, c’est Mlle Eames, très remarquable dans ce rôle, tenant toute la pièce, et tel que doit les aimer cette vaillante ; d’une beauté rare, d’un charme exquis, douée d’une voix limpide et pure comme le cristal, elle est l’une des plus désirables interprètes que puissent rêver des auteurs.

 

M. Delmas, dont j’ai signalé déjà les hautes qualités vocales et dramatiques, nous donne un superbe Orosmane, chaleureux, passionné et tendre, rendant d’un accent très juste les diverses passions du héros.

 

Dans Lusignan, M. Escalaïs fait brillamment sonner le métal superbe de sa voix. MM. Gérôme, Ragneau et des Cilleuls, excellents et consciencieux artistes, n’ont que des rôles épisodiques. De même Mlle Pack, qui disparaît bien vite après deux scènes d’exposition et n’a, si je ne me trompe, dans le deuxième acte, à dire qu’un unique mot : « Regardez ! »

 

L’ouvrage est bien monté, encadré dans deux décors lumineux et colorés.

 

M. Gailhard a fait preuve une fois encore en cette occasion d’une très louable ardeur. Quand il aura donné le ballet de M. Gastinel, nous compterons à son actif un total de neuf actes en trois ouvrages, montés en moins d’un semestre. Puisse, grâce à lui, s’établir ainsi, à l’Opéra, la tradition de qualités qui y ont été jusqu’ici des plus rares !

 

 

 

15 juin 1890

 

I

 

La Basoche, de M. Albert Carré, mise en musique par M. André Messager, est un conte galant agréable dont il ne faut pas trop scruter les profondeurs : la convention doit l’emporter ici sur la vraisemblance, que la convention soit plaisante et variée, c’est tout ce qu’il faut, et tel est le cas.

 

Il s’agit de Clément Marot, le poète aimable, aimable homme aussi et joyeux compagnon. Il s’est marié, ce poète, dans un moment d’entraînement, avec une simple fille des champs, Colette, qu’il a promptement laissée au logis, pour venir à Paris, où on nous le montre postulant le titre fragile de roi de la Basoche.

 

La Basoche, coopération sévèrement organisée, bien que peu sévère en ses actes, ne doit compter que des célibataires parmi ses membres. Elle a un roi, un chancelier, un huissier, des sergents. Le roi, ce sera Clément Marot, qui continue à se donner comme célibataire. Or, voici que Colette, se morfondant au domicile conjugal, vient à Paris, dans l’espoir bien légitime d’y rechercher son mari. Elle tombe, comme de juste, à l’auberge du Plat-d’Étain où les clercs de la Basoche tiennent leurs grandes assises. Clément Marot, tout entier à ses ambitieux projets, feint de ne pas la reconnaître. Bon cela, devant les clercs ses sujets, mais en particulier il lui donne rendez-vous, pour la nuit prochaine, dans l’auberge même.

 

D’autre part, la folle princesse Marie d’Angleterre est arrivée, le jour même, à Paris, en compagnie du vieux duc de Longueville, lequel l’a épousée par procuration du roi Louis XII, son maître. Avant de faire son entrée solennelle, dans sa bonne ville, la princesse a décidé qu’elle y passerait une journée incognito.

 

La providence du théâtre l’amène devant l’hôtellerie du Plat-d’Etain au moment précis où le populaire et les écoliers y acclament Clément Marot, élu roi de la Basoche. Aux cris de : Vive le roi ! à la vue du beau jeune homme coiffé du chaperon fleurdelisé, elle se croit en présence du vrai roi de France et entreprend de le séduire, en tout bien tout honneur, puisqu’elle est sa femme devant Dieu, de par le mandat du duc de Longueville.

 

Elle le fait donc inviter par ce dernier à venir souper avec elle au Plat-d’Étain. C’est au roi de France naturellement que l’invitation est transmise. Quand Clément Marot pénètre dans l’auberge pour y retrouver Colette, il se voit en présence de Marie d’Angleterre. De là une série de quiproquos dans le détail desquels je n’entrerai pas, et d’où il résulte que Colette elle-même qui, il faut le croire, ne s’est guère souciée des origines de son mari, finit par le prendre réellement pour le roi de France. Si bien que lorsque le bon Louis XII, auquel le duc de Longueville a porté l’invitation de la princesse Marie, envoie une escorte demander la reine, Colette répond de bonne foi et tranquillement : « C’est moi ! ».

 

On l’emmène au Louvre où, présentée au véritable souverain, elle se refuse absolument à le reconnaître pour son mari. Autre série de quiproquos, dont la reconnaissance de la vraie reine et la révélation de la véritable situation du roi de la Basoche font le dénouement prévu. Clément Marot renonce, pour les beaux yeux de Colette, à sa royauté basochienne et retourne aux champs où il sera libre d’aimer sa femme tout à son aise.

 

M. André Messager, un des meilleurs élèves de M. Camille Saint-Saëns, a commencé par donner, dans les concerts, diverses pièces instrumentales ; puis il a abordé le théâtre et fait représenter sur quelques scènes de genre des opérettes ou des œuvres fantaisistes, telles que Isoline. A l’Opéra, on a eu de lui le ballet des Deux Pigeons. A le juger sur ces productions, il m’était apparu, je dois le confesser, comme un triste, tout au moins un sentimental mal à l’aise dans le genre léger.

 

La Basoche est venue très heureusement modifier cette impression. Il n’éclate pas, là, certes, d’un large rire, mais il a de la finesse, de la délicatesse et de l’esprit. Une pointe d’archaïsme relève quelques-unes de ses inspirations personnelles. Bref, sans entrer dans plus de détails, sa partition est d’une agréable rencontre, d’une pittoresque allure et, çà et là, d’un très grand charme juvénile.

 

Son succès va engager assurément l’Opéra-Comique à se tourner un peu du côté de la comédie musicale, délaissée depuis quelque temps.

 

La Basoche est fort bien interprétée par MM. Soulacroix et Fugère, par Mmes Molé-Truffier et Landouzy, pour les quatre principaux rôles. Les décors sont très pittoresques.

 

II

 

Une Société s’est formée, dite Société des Grandes Auditions musicales, dans le but de faire connaître au public parisien bien des œuvres nationales, dont l’étranger a eu, depuis de longues années, la primeur ou qui n’ont point été, à l’origine, jugées selon leur véritable valeur. A vrai dire, je crois que le but de la Société n’est pas encore bien nettement défini dans la pensée même de ceux qui la composent. A coup sûr, elle obéit à une impulsion généreuse ; elle veut faire quelque chose d’efficace en faveur de l’art national, mais sous quelle forme et de quelle façon définitive le fera-t-elle ? — C’est ce que l’avenir doit nous apprendre.

 

Pour la présente saison, elle donne à l’Odéon une brève série de représentations d’un opéra-comique en deux actes d’Hector Berlioz, représenté pour la première fois à Bade, en 1862, repris, depuis cette date, sur la même scène, donné aussi dans quelques théâtres allemands, mais qu’en France aucun directeur n’avait jusqu’ici adopté.

 

Ce petit ouvrage est une fantaisie shakespearienne tirée de Beaucoup de bruit pour rien, où se combinent, on le sait, deux aventures d’amour, l’une quasi-tragique, celle d’Hero et de Claudio, l’autre riante, celle de Béatrice et Bénédict. Berlioz a laissé tout à fait au second plan les deux premiers personnages, pour ne s’intéresser qu’au jeu d’amour de Béatrice et de Bénédict.

 

Poète et musicien à la fois, il ne manque pas d’une assez grande aisance littéraire ; mais dramatiquement il n’a point animé ses personnages d’une vie bien intense.

 

Tout se passe, comme on dit, à peu près en conversations. Il en résulte une œuvre dans le ton de la grisaille, très longue et très peu récréative. Musicalement, elle pivote autour d’un délicieux, duo terminant le premier acte et qui est bien l’une des plus pures merveilles d’inspiration, de poésie, de charme voilé et pénétrant que l’on puisse entendre au théâtre. Mais il y a une quinzaine de morceaux : c’est un bien lourde charge à porter pour le spectateur, malgré la valeur et l’intérêt d’un petit nombre de ces morceaux. L’influence italienne se fait sentir dans la plupart. Je dis influence, je devrais dire « parti pris », car Berlioz depuis longtemps rêvait, s’il en faut croire ses lettres, de faire « un opéra italien fort gai » sur la comédie de Shakespeare.

 

Fort gai ! l’ouvrage ne l’est point, certes ; mais plutôt délicatement sentimental, avec quelques reliefs d’un comique courant ; mais quelle orchestration savoureuse, quelle suave coloration !

 

Il faut compter la représentation de Béatrice et Bénédict comme une manifestation respectueuse plutôt qu’utile. L’œuvre de Berlioz ne gagnera rien à cette manifestation : elle ne donne au public actuel aucune idée de ce que peuvent être les Troyens que nous avons entendus au Théâtre-Lyrique et dont l’existence fut si brève, ou la Prise de Troie, que nous n’avons jamais entendue, et qui est, au dire des juges les plus compétents, une partition de premier ordre.

 

Mme Bilbaut-Vauchelet a prêté au personnage de Béatrice le charme de sa personne, de son jeu et de sa voix ; Mlle Levasseur et Mlle Landi ont eu, dans le duo nocturne du premier acte, un succès considérable. M. Engel est un ténor dont j’ai signalé à plusieurs reprises les précieuses qualités, et qu’il faut regretter de ne point voir définitivement attaché à une scène parisienne. MM. Badiali, Queulain et Gourdon complètent cette interprétation excellente. M. Albert Lambert, dans le personnage de Leonato, n’y représente que le dialogue ; il le fait avec l’autorité que l’on sait, celle d’un des meilleurs pensionnaires de l’Odéon.

 

M. Lamoureux est un chef d’orchestre impeccable.

 

En donnant à l’œuvre des Grandes Auditions musicales les louanges qu’elle mérite, j’ajouterai l’expression d’un vœu en faveur de la jeune musique française. Il est certainement très honorable de consacrer une centaine de mille francs à quelques auditions d’un ouvrage en deux actes de l’auteur de la Damnation de Faust. C’est un plaisir de prince et un noble plaisir. Mais que de bien on pourrait faire avec cette même somme employée au profit d’un ou deux de ces jeunes compositeurs qui se morfondent à la porte de nos grands théâtres lyriques ! L’an prochain, on recommencera. Nous aurons Armide, ou Orphée, ou la Prise de Troie. Ce sera encore très bien. Quoi qu’on dise communément que le mieux est l’ennemi du bien, il serait pourtant d’un plus haut et plus réel intérêt de contribuer à faire faire un pas en avant à 1a composition musicale de ce temps, représentée par tant de sujets d’élite. Honorer les morts, c’est très beau ; encourager les vivants à vivre, cela ne va pas non plus sans gloire.

 

La théorie n’est pas neuve. Berlioz lui-même, en l’honneur duquel on s’agite tant aujourd’hui, la professait avec un égoïsme bien naturel ; quand on parlait devant lui de quelque restauration du genre de celle dont son propre ouvrage vient d’être l’objet.

 

— Montez donc les Troyens ! disait-il tranquillement.

 

Puisse ce mot, médité par des esprits équitables, faire dévier dans le sens de la musique contemporaine un peu de ces ressources si largement consacrées aux auditions rétrospectives, sans plaisir bien vif pour les auditeurs et sans honneur bien grand pour les œuvres.

 

III

 

En suivant l’ordre chronologique de la quinzaine musicale, je trouve à l’Opéra le début de M. Berardi dans Ascanio et celui de Mme Fierens dans la Juive.

 

M. Berardi, en abordant le rôle de Benvenuto si magistralement établi par M. Lassalle, y a montré des qualités de premier ordre. Cet artiste, d’un talent très souple, doué d’une voix puissante et étendue, donne aux passages de force un mordant tout particulier ; dans les parties où le charme de la diction doit mettre en complète valeur la phrase musicale, il fait preuve d’un goût délicat et d’une recherche louable.

 

En Mme Fierens, j’ai retrouvé une cantatrice dont j’avais apprécié et constaté ici même les rares qualités en rendant compte de la première représentation à Lille de la Zaïre de M. Ch. Lefebvre et en parlant de la belle représentation d’Etienne Marcel dans la même ville.

 

Mme Fierens est grande, d’une physionomie expressive et fort belle ; elle joue avec intelligence ; son ardeur dramatique parfois l’emporte au delà du but ; c’est un heureux excès dont elle sera vite corrigée. Sa voix est une vraie voix d’opéra, bien portante, bien dirigée et d’un éclat pur. Elle a dit avec une réelle supériorité, au point de vue vocal et dramatique, tout ce rôle si chargé et si varié de Rachel. Enfin, on sent « une âme » chez cette jeune artiste. Le compliment est de ceux qu’on a aujourd’hui le plus rarement l’occasion de faire. Mme Fierens me paraît appelée à rendre de précieux services dans le répertoire aussi bien que dans les œuvres nouvelles.

 

IV

 

Enfin, pour en finir avec cette quinzaine des plus chargées, voilà le Rêve, ballet en trois tableaux, de M. Édouard Blau, chorégraphie de M. J. Hansen, musique de M. Léon Gastinel.

 

Cet ouvrage destiné à accompagner Zaïre sur l’affiche, ou que Zaïre doit accompagner, les jours de spectacle mixte, selon qu’il plaira à l’amour-propre des auteurs d’interpréter la loi des préséances ; cet ouvrage s’appelait tout d’abord Daïta, gracieux nom sorti de l’imagination du poète, facile à prononcer, facile à retenir, et qui a disparu pour faire place à ce titre : le Rêve.

 

Pourquoi ? La légende dit que, selon les augures, Daïta ressemblait trop à Aïda, ce qui ne se pouvait souffrir. Pourtant Aïda est un opéra. Daïta est un ballet, et il n’y a, d’autre part, aucune comparaison à établir entre Verdi et M. Gastinel ! La confusion n’était pas possible, que je sache.

 

Le poète Édouard Blau ne tenait guère à ce changement; son compositeur y tenait beaucoup. Le Rêve pourtant est un titre qui a servi une vingtaine de fois en littérature et au théâtre. La dernière, il a été porté par un roman de M. Émile Zola qui a eu un très grand retentissement ; de la couverture du livre, aujourd’hui célèbre, ce titre s’est envolé, au vu et au su de tout le monde, sur celle d’une partition encore inédite, mais qui vraisemblablement fera parler d’elle avant peu, son auteur, M. Alfred Bruneau, étant de ceux qui doivent compter parmi les plus militants de notre jeune école nationale.

 

Tout cela aurait du détourner M. Gastinel de ce titre : le Rêve. Après quelques hésitations, une sorte de fétichisme sans doute l’y a finalement ramené.

 

Voyons donc ce rêve, puisque rêve il y a.

 

C’est la charmante mousmé Daïta qui le fait, ce voyage de l’esprit dans les pays bleus. On est à Takeno, prés du temple de Ben-Ten, à la porte d’une maison de thé, un jour de fête. Des jeunes gens devisent en buvant des tasses de saki. Amanichi, frère de Daïta, passe à travers la foule bariolée des pêcheurs, des marchandes ; il rassure son ami Taïko, inquiet de l’absence de Daïta, dont il est follement amoureux. Daïta paraît ; sa première rencontre avec Taïko n’est pas pour encourager ce dernier. Il se dépite ; il a bientôt fait d’ailleurs de deviner le secret de la froideur de Daïta.

 

La curieuse fille a l’habitude d’errer seule par les rochers pour rêver aux déesses des flots bleus et chercher à les entrevoir : mais qu’elle se souvienne de la légende !

 

« Elles offrent de belles parures, raconte Taïko, elles invitent à se mêler à leurs danses magiques et, ni le lendemain, ni jamais, celles qui ont répondu à leur appel ne reviennent dans la demeure céleste. »

 

C’est là, on le voit, une variation sur le thème populaire des elfes, des nixes, des sirènes, des ondines ou des kobolds ; sous toutes les latitudes, dans les pays de la brume et dans ceux du soleil, la fable est la même, les noms changent seulement.

 

Daïta s’émeut. Taïko, pour la mettre en garde contre sa propre faiblesse, lui donne une fleur de chrysanthème, cueillie dans le jardin céleste de la déesse Isanami.

 

« Cette fleur te protégera, et si, dans l’avenir, tu cours quelque péril, tiens-la dans ta main et appelle-moi... Je viendrai à ton secours !... »

 

La coquette Daïta, en dépit de ces avertissements, se laisse prendre à la splendeur de Sakouma, daïmio de la province de Takayama. Des idées ambitieuses germent dans sa tête, et, après diverses péripéties, elle finit par s’endormir sur cette idée qu’elle verra les filles des flots bleus. et qu’elle sera aimée du noble Sakouma.

 

De là, le rêve. La déesse Isanami transporte Daïta sur les grèves vaporeuses, où dans les flots baignés d’une lueur sidérale s’ébattent les sirènes et les divinités des îles. Elle y retrouve Sakouma qui la charme à ce point qu’elle se voit tout à coup dans ses bras. Mais, en regardant le puissant seigneur, elle lit dans ses regards une pensée horrible. Elle lui échappe, elle agite le chrysanthème magique, en invoquant l’aide de Taïko. Taïko, accouru, est bientôt après frappé par Sakouma d’une flèche mortelle, et l’imprudente Daïta s’évanouit dans les bras de son ravisseur.

 

Heureusement, tout cela n’est qu’un rêve. Daïta se retrouve quelques heures après couchée parmi les fleurs auprès du temple de Ben-Ten. Elle revient à la raison ; elle retrouve avec joie son frère Amanichi et son fiancé Taïko. Tout est bien qui finit bien.

 

Sur cette fable gracieuse et simple, mise en œuvre avec un très grand sens poétique par M. Édouard Blau, M. Hansen a brodé d’agréables dessins chorégraphiques.

 

La musique de M. Léon Gastinel, écrite sur le double thème du poète et du chorégraphe, est très dansante. C’est le meilleur compliment que j’en puisse faire; que l’on n’y cherche pas l’imprévu du rythme ou la coloration particulière du dessin mélodique. Tout cela se déroule vivement, couramment, et de façon à enchanter la danseuse, sans apporter à l’auditeur aucune impression nouvelle. De la verve, quelques pages d’une belle sonorité ; de l’originalité, pas la moindre. Un succès incontestable pourtant, dans lequel entrera pour une très large part, avec la poésie de la fable, la richesse, le pittoresque et la variété du spectacle, le talent si original, si spirituel et si gracieux de Mlle Rosita Mauri. Elle a été délicieuse d’un bout à l’autre de ce rôle de Daïta, dont la jolie scène de la Mikagouva a été comme le couronnement.

 

Enveloppée à demi d’une ample robe japonaise, d’un rose délicat comme celui de la fleur du pêcher, elle mime et danse avec une légèreté aérienne, avec un charme, avec un esprit incomparables. Le jeu de l’éventail plus encore espagnol que japonais est d’une dextérité adorable, les allures et les postures gitanesques font de ce morceau un tout supérieurement et savamment pimenté. Je ne pense pas que Mlle Rosita Mauri ait jamais eu de création plus brillante.

 

Très gracieuse est Mlle Invernizzi sous le travesti léger d’Amanichi, frère de Daïta, et très belle Mlle Torri, sous le resplendissant costume de la déesse Isanami. M. Vazquez, M. Hansen et M. Pluque représentent le sexe laid dans ce gracieux ensemble ; ils y déploient leurs rares qualités de chorégraphes et de mimes.

 

Voilà, en somme, une brillante fin de saison pour l’Opéra qui, assez vivement pris à partie au sujet de l’exécution de son cahier des charges, travaille avec une rare ardeur à désarmer toutes les critiques.

 

 

 

15 juillet 1890

 

I

 

La figure de Jeanne d'Arc semble devoir, en cette fin de siècle, dominer définitivement toutes celles des meneurs de peuple qui ont tour à tour captivé l'âme des foules ; son apparition n'évoque que des souvenirs touchants et glorieux ; tous les partis se retrouvent à ses pieds pour la saluer comme la personnification la plus haute et la plus pure de la patrie. On l'aime parce qu'elle est femme, parce qu'elle est sainte, parce qu'elle est brave, parce qu'en elle se résument toutes ces vertus qui font la gloire et la force d'une race ; on lui élève des statues autour desquelles s'amoncellent les couronnes et les palmes, double hommage à la martyre et à la guerrière ; on la célèbre en des poèmes innombrables, des musées sont créés pour recueillir tout ce qui tient à elle, tout ce qui fait souvenir d'elle ; le théâtre l'évoque ; et un temps viendra peut-être où, selon la pensée d'un de nos confrères, il faudra se soucier assez de la mémoire de la vierge de Domrémy, pour la mettre à l'abri des exploitations vulgaires ou irrespectueuses, et faire de sa douloureuse et à la fois resplendissante légende le drame national que l'on ne pourra jouer solennellement qu'à certaines dates, que le peuple ira écouter avec une émotion religieuse, et dont il entendra, debout et découvert, les scènes capitales, comme, dans les grands jours d'émotion nationale, il entend la strophe dernière de la Marseillaise.

 

Après le théâtre de la Porte-Saint-Martin, reprenant le drame bien connu de M. Jules Barbier, accompagné de la musique de M. Ch. Gounod, l'Hippodrome a voulu avoir sa Jeanne d'Arc, une Jeanne d'Arc bien à lui, épopée équestre en trois tableaux, et — chose rare en pareil lieu, où l'on n'a besoin de musique que pour faire trotter des chevaux ou agrémenter les sauts périlleux de quelque acrobate — le directeur de cet établissement s'est avisé d'avoir une partition expressément faite pour la mimique de ses personnages et les évolutions de ses cavaliers.

 

Il n'a pas eu la pensée de descendre dans l'intimité de la légende ; il a coupé dans le vif les trois épisodes les plus frappants de la vie de l'héroïne : la Vocation de Jeanne à Domrémy, la Délivrance d'Orléans et le Supplice sur la place du Vieux-Marché à Rouen, le tout suivi d'une apothéose.

 

Tout cela, on s'en doute bien, est fort sommaire, et se réduit à quelques divertissements, défilés et évolutions, à travers lesquels apparait Jeanne d'Arc sous ses trois aspects principaux. Les scènes où elle se trouve seule dans l'immense arène, écoutant les voix qui l'appellent à la délivrance de la patrie, sont à peu près perdues pour les spectateurs et d'ailleurs sans effet possible.

 

Le public n'a pu réellement applaudir, au cours de ces scènes, que des trucs ingénieux : d'abord l'apparition des archanges, apportant à Jeanne l'épée libératrice, et descendant gracieusement des sommets, les ailes déployées ; puis la vieille ville de Rouen, surgissant tout à coup du sol, comme d'un coup de baguette ; enfin, après la scène du bûcher, se dégageant de la fumée et des flammes, la vision soudaine de la statue équestre de Jeanne, telle que nous la montre le bronze du sculpteur Frémiet.

 

Dans une lueur d'apothéose, le peuple et l'armée se mêlent, autour du piédestal, aux figures allégoriques et aux personnages historiques, et des voix s'élèvent, au milieu de claires fanfares, pour chanter un hymne à la France, qui dresse le drapeau tricolore à côté de l'oriflamme fleurdelisé.

 

Il a fallu, je suppose, une grande force de volonté pour décider le musicien fin et délicat qu'est M. Ch.-W. Widor à écrire une importante partition pour accompagner cette pantomime et surtout pour l'accompagner dans un tel milieu. L'Hippodrome pourtant a entendu déjà de la sérieuse et belle musique ; mais de la musique sans chevaux. On y a donné, il y a quelque dix ans, de grands concerts où des œuvres de nos illustrations musicales contemporaines ont été applaudies par des milliers d'auditeurs répandus sur la piste et dans les tribunes. C'est à l'une de ces auditions que M. J. Massenet a dû l'heureuse reprise à l'Opéra de son premier grand ouvrage : le Roi de Lahore, dont un puissant finale, l'Incantation d'Indra, fit alors, sous sa direction personnelle, un effet considérable.

 

Cette pensée des chevaux caracolant tandis que se développeraient les pages sévères ou gracieuses de sa partition a dû causer à M. Widor quelque souci. Il ne s'en est pas moins mis bravement à l'œuvre et nous a donné une série de morceaux dont je dirai que le premier et le rare mérite est d'être écrits avec une science telle de l'association des instruments et de la valeur des tons qu'ils ont pu être, sans en excepter les passages légers, très clairement entendus dans cette immensité du vaisseau de l'Hippodrome. C'est, me semble-t-il de la musique établie, selon le procédé pictural des décorateurs, à larges touches devant donner à distance l'effet juste pour l'oreille, comme le tableau le donne pour les yeux.

 

L'aspect de cette partition est assez varié. Les scènes champêtres et la pastorale des cornemuseux dans la campagne de Domrémy ont de la grâce et de la naïveté ; la scène de la vision est traitée avec une grande sérénité religieuse. Parfois la voix humaine se mêle avec beaucoup d'à-propos et de charme aux pages instrumentales. C'est ainsi qu'il nous a été donné d'entendre le Rondel de Charles d'Orléans, accompagnant un petit divertissement dans le camp français.

 

A travers toutes les scènes assez décousues dont se composent les deux premières parties de la pantomime, la partition ne perd pas un instant son fil conducteur habilement tenu par le compositeur.

 

Avant la scène de l'assaut d'Orléans, une des parties les plus forcément brouillées de l'ouvrage, car le galop des chevaux et le cliquetis des armes l'emportent ici sur les combinaisons musicales, je veux citer la Pavane guerrière, qui se dessine très rythmiquement dans sa crâne sonorité et le joli motif du pas des Ribaudes.

 

Le tableau du bûcher est d'une belle et sobre couleur dramatique. Je n'aime pas beaucoup cependant le mouvement musical du Miserere ; il ne me semble pas avoir suffisamment gardé le lugubre accent de la psalmodie religieuse ; mais toute la marche au supplice entrecoupée par le glas, et enfin le supplice lui-même sur lequel passe à larges et lourdes envolées le son du bourdon et des cloches des églises, est d'un effet réellement poignant.

 

Après avoir dit ce que je goûte le mieux dans cette partition, j'avouerai que ce qui m'y plaît le moins est ce que j'appellerai la partie figurative : notamment la marche triomphale après la délivrance d'Orléans ; je ne sens point là le coup d'aile de la véritable inspiration.

 

En revanche l'hymne à la France, sur les paroles de M. A. Dorchain, et les pages orchestrales qui le précèdent sont d'une grande allure : on y sent passer le souffle et parfois on y recueille les échos de la Marseillaise et du Chant du Départ.

 

Mais les musiciens, même avec le talent de M. Widor, même en faisant œuvre meilleure, n'obtiendront jamais, en ce siècle, l'effet de la Marseillaise originale. C'est l'Hymne souverain, que ne gâteront ni l'abus qu'en peuvent faire les mauvais orchestres, ni les voix fausses qui n'en savent dire que le refrain. C'est l'ode guerrière, dont les paroles n'ont plus leur sens primitif, et que pourtant on ne saurait entendre sans frémissement, quand elle éclate avec les tambours et les clairons dans les occasions solennelles, parce qu'elle est comme une symbolique formule que les victoires et les épreuves de la patrie ont consacrée.

 

II

 

En 1883, on représentait sur la scène du théâtre du Château-d'Eau converti en Théâtre-Lyrique le Roland à Roncevaux de A. Mermet, donné pour la première fois en 1864 à l'Opéra, et qui eut alors un très notable succès. Le chœur : « Superbes Pyrénées » fut, à l'origine, populaire pendant quelques mois ; puis l'évolution des idées musicales fit tomber peu à peu cet ouvrage dans l'oubli.

 

On vient de le reprendre sur cette même scène du Château-d'Eau, où tant de vaines tentatives ont été faites depuis dix ans pour la reconstitution d'un troisième grand théâtre de musique qui, — l'expérience l'a très malheureusement prouvé — ne saurait trouver là sa vraie place.

 

Mais il ne s'agit aujourd'hui, je crois, que d'une simple exploitation d'été, pendant la durée des vacances de la troupe dramatique qui dessert habituellement le théâtre de la rue de Malte. Et en ces trois mois, on peut y faire, en somme, quelque chose d'intéressant.

 

Les combinaisons ayant pour objet la création réelle d'un Théâtre Lyrique surgissent en même temps un peu de tous les côtés. Une seule, jusqu'ici, parait avoir pris corps. Elle est sous la direction de M. Henry Verdhurt, dont j'ai déjà dit, à propos des ouvrages nouveaux récemment représentés à Rouen, tous les vaillants efforts en faveur de notre école nationale.

 

C'est à l’Eden, transformé, paraît-il, que reparaîtront, en octobre, les principaux ouvrages qu'il a montés à Rouen, et dont j'ai parlé ici même.

 

Mais tenons-nous-en, pour le présent, au Château-d'Eau.

 

Roland à Roncevaux y a trouvé une interprétation très inégale, dont l'ensemble est fait pour désarmer toute critique. Deux artistes : M. Augier, une basse, et M. Van-Lo, le ténor chargé du rôle de Roland, se dégagent très heureusement de cet ensemble : belles voix, talents déjà faits, avenir certain.

 

Un ballet bien réglé, d'un effet gracieux, comptant un nombre de danseuses et de sujets presque disproportionné, comparativement aux autres ressources de cette scène modeste, sera évidemment l'attrait principal de la reprise de Roland à Roncevaux.

 

Le public de la rue de Malte accueille très chaudement cette reprise : il aime la musique, il n'est point exigeant, et quelques défaillances ne sont pas pour lui gâter son plaisir.

 

 

 

15 août 1890

 

I

 

Il ne faut parler aujourd'hui de la musique dramatique que pour constater qu'il n'y a rien à en dire. C'est la morte-saison. L'Opéra-Comique est fermé. L'Opéra, dont les premiers sujets sont encore presque tous en vacances, vit du répertoire et risque quelques débuts auxquels il juge inutile de faire assister la presse musicale. Il essaie ainsi ses forces dans l'intimité, en vue de la saison d'hiver qui doit être laborieuse.

 

D'autre part, il y a là-bas, rue de Malte, une entreprise musicale qui, contente de vivoter dans un cercle étroit, se passe aussi des jugements de la critique, — réserve prudente peut-être. — Sous le pavillon du Théâtre-Lyrique, on y donne le Trouvère, Roland à Roncevaux, Martha, Norma ; nous l'apprenons par les affiches, sans que la moindre envie nous prenne d'y aller voir. J'ai pourtant fait, pour Roland à Roncevaux et sans en être prié, — ce qui est méritoire, — ce pèlerinage lointain et j'ai dit déjà de quels éléments hétérogènes — les uns bons, les autres médiocres ou mauvais — se composait cette troupe chargée de populariser les œuvres grandes ou petites d'un répertoire généralement démodé.

 

Enfin, le Conservatoire a clos l'année scolaire et distribué ses récompenses annuelles. Depuis longtemps je me suis fait une loi de ne pas parler de ces épreuves suprêmes, qui fournissent quelques sujets de valeur et beaucoup de fruits secs. Le concours d'opéra-comique, me disent les échos d'alentour, a été assez faible et le concours d'opéra assez bon. On a, à propos de ce dernier, nommé une artiste, Mlle Bréval, qui serait une excellente acquisition pour l'Opéra.

 

On ne le saura bien que si elle y débute, car rien n'est trompeur comme les triomphes préliminaires et les auditions que n'éclaire pas la redoutable lueur de la rampe.

 

Je me rappelle, à ce sujet, l'essai d'une artiste destinée à jouer le rôle de Dolorès dans Patrie ! le dernier opéra de Paladilhe. Elle « donna » le duo des Huguenots, avec une passion, avec une puissance vocale extraordinaires ; elle paya comptant, comme on dit, et de toutes ses ressources. Appelée à continuer devant le public, dans un autre ouvrage, cette épreuve qui venait de lui bien réussir dans la salle obscure, devant cinq ou six auditeurs pourtant sévères, elle y apparut prétentieuse et fausse comme tragédienne, médiocre comme cantatrice. Et elle dut s'envoler vers d'autres cieux, afin d'y aller chercher ce complément d'éducation que donnent les voyages, selon un aphorisme, souvent très vrai en matière d'art lyrique.

 

A côté de l'Opéra, où Faust, œuvre admirablement résistante, marche à la tête des opéras du répertoire, en attendant la rentrée de septembre, une nouvelle tentative en vue de la restauration du Théâtre-Lyrique s'ébauche dans l'ombre.

 

M. Verdhurt, récemment encore directeur du Théâtre des Arts de Rouen, où il a donné de nombreux témoignages de son esprit d'initiative, entreprend, dans la salle de l'Éden, de poursuivre l'œuvre commencée dans la vieille capitale de la Normandie.

 

Il ouvrira, en octobre, ce théâtre transformé qui contiendra un orchestre, un parterre, un balcon, des baignoires latérales, trois rangs de loges, représentant un minimum de 1 800 places et donnera, après le Samson et Dalila de M. C. Saint-Saëns, avec des artistes qui s'appelleront Talazac, Bouhy, Engel, pour ne nommer que les hommes, une série d'œuvres classiques ou inédites.

 

Puisse cette entreprise naître viable ! L'art musical français en a besoin. Depuis plus de dix ans que nous argumentons ici en faveur de cette création d'un troisième grand théâtre musical, il nous a été donné de voir bien des essais dans ce sens, qui tous ont déplorablement avorté.

 

M. Verdhurt a eu jusqu'à présent la main heureuse. A Bruxelles d'abord, à Rouen ensuite, il a donné six ou huit ouvrages inédits. C'est une garantie pour l'avenir.

 

II

 

Comme je me préparais à clore bien pauvrement cette chronique de quinzaine, déjà une fois ajournée faute de sujet vraiment intéressant, un document a été mis sous mes yeux, qui touche à une question devenue depuis quelque temps irritante : celle des destinées futures de l'Académie nationale de musique.

 

On a beaucoup écrit sur ce sujet en ces dernières semaines, beaucoup parlé de ce qui est une question de vie ou de mort pour la direction actuelle, dont le privilège expire à l'automne de 1891 et dont il importerait beaucoup, pour le bien de l'art musical français, de savoir dès aujourd'hui quel sera le lendemain.

 

Le document dont je parle n'est autre que le rapport fait, au nom de la commission du budget, chargée d'examiner le projet de loi portant fixation du budget général de l'exercice 1891 sur le service des beaux-arts, par M. Antonin Proust, député. Je l'analyserai sans entrer dans l'examen des idées qu'il expose, simplement à titre de renseignement utile à l'histoire de notre musique dramatique. Il contient un historique assez complet de l'Opéra au point de vue de la situation faite à ce grand établissement d'art national, par les divers gouvernements qui se sont succédé depuis sa fondation.

 

Au début de son travail, le rapporteur examine simplement la question de principe. Il estime, en ce qui touche le fonctionnement des institutions de ce genre , que la vérité serait de laisser les scènes subventionnées « justifier leur titre d'Académie » dans le sens large du mot, et pour l'Opéra, particulièrement, de l'autoriser à faire toutes les tentatives musicales et à se prêter à toutes les formes de l'art lyrique.

 

Il cite à l'appui de cette thèse l'expérience faite par les concerts populaires, qui ont si grandement contribué à l'éducation musicale de notre pays et qui ont dû leur succès à la facilité que leur laissait la subvention de puiser dans tous les genres et dans tous les répertoires. Il voudrait, cette expérience démontrant que la liberté amène le progrès, que l'Opéra ne fût pas obligé de cultiver exclusivement l'opéra et le ballet, « tels qu'ils se comportent depuis 1647 ».

 

Ce serait là, en somme, opérer cette fusion que certains ont rêvée entre l'Opéra et le Théâtre-Lyrique et créer à l'Académie nationale de musique deux sections, l'une consacrée à ce que le cahier des charges de 1879 a appelé le « musée de la musique », l'autre embrassant, dans l'esprit d'éclectisme le plus large, toutes les œuvres anciennes ou nouvelles formant le riche patrimoine de notre école française.

 

 

L'Opéra reçoit annuellement une subvention de 800 000 francs ; il est tenu en échange à l'exécution de certaines conditions inscrites dans un cahier des charges, que le rapporteur reconnaît être, depuis 1879, assez abondant en obscurités.

 

De tout temps l'Opéra a reçu des subsides officiels. Le roi, à l'origine, le soutenait des deniers de sa cassette ; mais en 1757 le régime de la subvention régulière s'établit et le corps de la Ville de Paris eut la charge d'entretenir l'Opéra.

 

La Ville nomma un concessionnaire, en lui donnant une subvention annuelle de 80 000 livres et en rendant tous les autres théâtres tributaires de l'Opéra.

 

Proclamée en 1791 par l'Assemblée nationale, la liberté des théâtres fit disparaître un instant la subvention, que rétablit, le 9 novembre 1793, la Commune de Paris, sur la proposition d'Hébert.

 

Un décret du 27 vendémiaire an III fixa cette subvention à 30 000 francs par mois, en y ajoutant 100 000 francs pour les changements à faire dans la salle et la remise en état des décors.

 

Cela donnait 460 000 francs par an, somme considérable pour l'époque.

 

En 1803, la subvention fut portée à 600 000 francs. Et en 1806, comme, par le rétablissement du privilège, il n'y avait plus que huit théâtres à Paris, dont trois de musique : l'Opéra, l'Opéra-Comique et l'Opéra-Buffa, cette subvention devait largement suffire à l'entreprise. Il ne paraît pas cependant que cette entreprise ait été alors bien fructueuse.

 

La subvention pourtant montait encore. Vers 1811, elle atteignait 720 000 francs. A la fin de l'Empire, l'Opéra n'en laissait pas moins un déficit de 680 000 francs.

 

Sous la Restauration, la subvention fut de 950 000 francs et se maintint à ce taux jusqu'en 1830. Le 2 mars 1831, on concéda l'Opéra au docteur Véron : il devait recevoir pour la première année 810 000 francs, 760 000 francs pour la seconde et la troisième, 710 000 francs pour les trois dernières du privilège. Il avait, en revanche, l'obligation de monter un grand opéra en trois ou cinq actes, un grand ballet en trois ou cinq actes ; deux petits opéras, soit en un acte, soit en deux ; une commission de surveillance était instituée, qui jouissait de cette prérogative « de dispenser l'entrepreneur de monter dans l'année une partie des ouvrages indiqués par le cahier des charges, lorsqu'elle jugeait que le succès d'une ou plusieurs pièces suffirait à la pompe et à l'éclat du spectacle ».

 

L'entreprise de l'Opéra prospéra jusqu'à la fin de la gestion Véron en 1836. Les directions Pillet, Duponchel et Roqueplan furent malheureuses. La subvention n'était plus alors que de 620 000 francs.

 

Elle fut de 820 000 francs sous le second Empire. Une dotation de 100 000 francs prise sur la cassette de l'empereur la portait réellement à 920 000.

 

La commission du budget de 1891 s'est prononcée en faveur du maintien des subventions. Sous certaines réserves, elle a fixé celle de l'Opéra à 800 000 francs.

 

Mais la Chambre s'est séparée sans régler les conditions dans lesquelles devra être géré l'Opéra, à l'expiration du privilège accordé à la direction actuelle. Ces conditions ne vont se formuler qu'en octobre ou novembre. C'est alors seulement que bien des questions intéressant l'art musical pourront être résolues ; il est bien regrettable, il faut le répéter, qu'elles ne puissent l'être dès maintenant. Les directeurs de l'Opéra et l'administration ne sont pas d'accord sur l'interprétation de certains points du cahier des charges ; en attendant que cet accord se fasse ou qu'intervienne quelque décision magistrale, le courant de la musique dramatique s'arrête. Cet état de choses ne sera pas sans préjudice pour la production ; il borne à l'année 1890-91 les espérances des compositeurs sans laisser entrevoir au delà rien de précis, les conclusions du rapport ne fixant point absolument le terme moyen sur lequel il serait permis de s'entendre pour assurer au plus vite l'avenir de notre première scène musicale et préparer dès maintenant la campagne 1891-92, qui sera la première de la nouvelle administration.

 

 

 

01 septembre 1890

 

Il n'y a pas seulement des semaines, il y a des mois, que j'ai sur ma table trois ou quatre volumes touchant à l'art de la musique, dont je m'étais promis de parler sans délai, et que je n'ai réellement ouvert que durant cette quinzaine.

 

Pendant la clôture des théâtres, durant le silence des orchestres qui, de Paris, ont émigré vers la mer ou la montagne, où sont les casinos célèbres, et des artistes tous groupés autour de quelque naïade appelée à leur rendre le libre usage de leurs cordes vocales, c'est l'agréable passe-temps des jours d'été que ce commerce intime avec des critiques ou des historiens, esprits aimables, dilettantes raffinés, qui nous viennent parler de ce que nous aimons, en de gros ou petits volumes instructifs, curieux ou amusants.

 

Voici d'abord le vieux maître vénitien Benedetto Marcello, patricien artiste, esprit éclectique, qui, membre du conseil des Quarante, dès l'âge de vingt et un ans, n'en continua pas moins, au milieu du mouvement des plaisirs et des affaires, à écrire des concertos et des sonates, des oratorios et des psaumes demeurés célèbres et par là-dessus un mordant et délicieux pamphlet sur le Théâtre à la mode, dont je veux parler aujourd'hui.

 

Quel intéressant tableau de la libre Venise au commencement du XVIIIe siècle, évoque cette figure de Benedetto Marcello, magistrat de vingt et un ans, musicien, artiste, publiciste, homme du monde, tout à la fois ! Il avait tiré du sac que les procurateurs, suivant un usage immémorial, présentaient à la jeunesse patricienne, la boule d'or qui, sans acception de mérite, par la seule force du hasard, faisait un conseiller suprême de celui qui l'amenait. Ce n'était rien, et c'était tout ; aussitôt l'élégant jeune homme tirait sa révérence aux Muses, leur disait : « Au revoir » et se mettait, pour sa quote-part, à administrer la Sérénissime République. Puis, entre deux séances du Grand Conseil, il revenait aux Muses, et la chose admirable, c'est que ni la République ni les Muses n'avaient à souffrir de ce partage.

 

J'aime ces esprits subtils et simples ; je les trouve d'un salutaire exemple pour notre époque de localisation et de spécialisation à outrance, où il semble que les cases cérébrales ne puissent s'ouvrir qu'à un unique objet, alors qu'en réalité, au contraire, l'esprit ne doit vivre que de diversité.

 

Benedetto Marcello, après tant de travaux de toutes sortes, tant de pages musicales exquises ou magistrales, s'avisa donc d'écrire ce pamphlet du Théâtre à la mode, né de l'observation des hommes et des choses de son temps.

 

Le document, d'un rare mordant, d'une finesse naturelle charmante, avait paru, en 1872, dans les colonnes du journal musical le Ménestrel ; mais son traducteur, Ernest David, n'avait pas songé à le publier en librairie. Au commencement de cette année, M. Bourgault-Ducoudray, professeur d'histoire de la musique au Conservatoire, en ayant lu quelques fragments à ses auditeurs, ces derniers furent tellement frappés et mis en belle humeur par ce pamphlet « encore vivant d'actualité », dit fort justement le professeur, qu'il engagea vivement Mme E. David à le livrer au public. C'est la librairie Fischbacher qui s'est chargée de ce soin, et nous a donné, en une plaquette charmante d'exécution typographique, en quelques pages, un vrai régal pour tous les amateurs, je devrais dire pour tous les observateurs du théâtre musical.

 

Rien ne me semble comparable, comme ironie, à ce Théâtre à la mode de Benedetto Marcello, si ce n'est le livre de J. Swift, dans lequel l'auteur de Gulliver rassemble ses « Conseils aux domestiques ».

 

Le poète, le compositeur, les chanteurs, les cantatrices, les instrumentistes, et les plus modestes agents de la vie théâtrale, défilent à leur tour dans ce pamphlet, fixés au passage d'un trait vif et juste.

 

« Tout d'abord, dit Marcello, le poète moderne ne doit pas avoir lu ni lire les anciens auteurs latins et grecs, pour la raison bien simple que les anciens grecs et latins n'ont jamais lu les modernes...

 

Dans le cas où la coupe des vers d'un morceau ne plairait pas au maître de chapelle, le poète le changera sur-le-champ ; et, si le musicien l'exige, il y introduira vents, tempêtes, nuées, ouragans, vents d'est, vents d'ouest, vent du nord, etc.

 

Il ira voir souvent la prima donna, car il doit savoir que, la plupart du temps, c'est d'elle que dépend le succès de la pièce, bonne ou mauvaise.

 

Pour le compositeur, il saura peu lire, encore moins écrire, et par conséquent ne comprendra rien à la langue latine, afin de pouvoir, lorsqu'il composera pour l'église, intercaler dans ses messes des sarabandes, des gigues, des courantes, auxquelles il donnera le nom de fugues, de canons, de contrepoints doubles, etc.

 

Quand il s'agira de discourir sur le théâtre, il n'entendra rien à la poésie, il ne distinguera pas le sens des mots, ni les syllabes longues ou brèves, ni la vigueur des scènes... Avant d'écrire la première note de son opéra, il rendra visite à tous les virtuoses, leur promettant des rôles appropriés à leur génie... Lorsqu'il se trouvera avec des chanteurs, le compositeur leur offrira toujours sa dextre, et se tiendra chapeau bas et un peu en arrière, en réfléchissant que le plus infime de ces messieurs est, pour le moins, dans l'opéra, un général ou un capitaine des gardes du roi ou de la reine... Il pressera ou ralentira le mouvement d'un air, selon le caprice des chanteurs, et dissimulera le mécontentement que lui fait éprouver leur insolence... Le compositeur moderne sera aux petits soins pour tous les artistes du théâtre ; il les bourrera de vieilles cantates qu'il aura rajeunies et transposées pour leurs voix ; il dira à l'un que l'Opéra ne se soutient que par son talent ; il répétera la même chose à l'autre... »

 

Pour les chanteurs, ils sont aussi accommodés de la belle façon et selon l'éternelle nature.

 

« Le chanteur se plaindra toujours de son rôle ; pendant les répétitions il ne chantera les airs qu'à deux voix et battra la mesure à sa fantaisie ; il gardera toujours son chapeau sur sa tête, quand bien même une personne de qualité lui adresserait la parole, dans la crainte de se refroidir... S'il commet quelque bévue en chantant un air et qu'il ne soit pas applaudi, il dira que cet air n'a jamais été fait pour le théâtre, qu'on ne peut le chanter ; il exigera qu'on le lui change. »

 

La cantatrice est prise aussi sur le vif et le modèle n'a guère varié depuis la date du pamphlet ; le portrait de « madame sa mère » est surtout piquant.

 

Pour le directeur, « il n'aura pas la plus petite notion des choses qui se rattachent au théâtre et n'entendra rien à la musique, à la poésie, à la peinture, etc. ».

 

Ces traits pris au courant des pages ne sauraient donner que l'accent du pamphlétaire. Il faut lire la plaquette en son entier.

 

D'un tout autre caractère est le beau volume, sorti des presses de G. Chamerot : Un inventaire sous la Terreur. État des instruments de musique enlevé chez les émigrés et condamnés, par A. Bruni, l'un des délégués de la Convention. Ce document, précédé d'une introduction et accompagné de notices biographiques et de notes par M. J. Gallay, est une de ces pièces qui ravissent les dilettantes et les fins amateurs d'instruments, chefs-d'œuvre des luthiers ou des facteurs.

 

Mais ce que voit surtout dans cet inventaire M. J. Gallay, avec son sens délicat et sa curiosité des choses touchant à l'histoire musicale de notre pays, ce n'est pas une sèche et incomplète nomenclature d'instruments de fabrication, de valeur et d'origine diverses, c'est, dans une certaine mesure, un renseignement précis sur le goût musical du temps, chez les grands seigneurs et chez les financiers. Cet inventaire parfois révèle chez un simple bourgeois un véritable matériel d'orchestre.

 

« On y célébrait, dit M. J. Gallay, comme sur les scènes des petites maisons ces légers opéras-comiques, ou plutôt ces comédies à ariettes, aux livrets bâtis sur une pointe d'aiguille, dont l'exécution était accessible aux talents des amateurs. Le goût inclinait vers ce genre aujourd'hui démodé, ces cantates à plusieurs voix qu'on peut consulter à la Bibliothèque nationale, œuvres de compositeurs italiens ou français et qui forment une douzaine de volumes environ ; c'était là le véritable répertoire de la musique de chambre au XVIIIe siècle : les salons en raffolaient. »

 

Cette intéressante introduction donne une vie particulière à chacun des articles, pourtant bien secs, de l'inventaire de Bruni. A côté de ces instruments, violons, violes, harpes, clavecins, flûte, on revoit volontiers le propriétaire grand seigneur, financier, bourgeois ; on l'évoque dans un coin de vieille demeure, lisant au pupitre quelque pièce aimable, sujet de tableau tranquille et doux comme en peignent Meissonier et ses disciples, après les Hollandais, et tout à coup arraché à sa quiétude, au charme de son loisir par les terribles événements de la rue. La rafale emporte le virtuose et l'instrument. Que d'histoires mélancoliques ou tragiques nous pourraient conter ainsi tous ces articles de l'inventaire de Bruni, éparpillés maintenant un peu partout et en particulier au musée du Conservatoire.

 

Ce beau livre, livre d'amateur, se termine par un appendice sur les origines du Conservatoire de Paris.

 

Il n'est jamais trop tard pour parler d'ouvrages de cette sorte ou tels que le précédent, je veux dire le pamphlet de Marcello, leur sujet appartenant à la chronique de tous les temps.

 

Dans un ordre d'idées plus actuelles et aussi plus fugitives, M. Louis de Romain nous a donné un recueil : Essais de critique musicale, dans lequel défilent tous les noms de toutes les œuvres qui depuis une douzaine d'années ont retenu l'attention du public français. Ces douze années représenteront peut-être, en tout notre siècle, la période d'évolution musicale la plus active, la plus curieuse à étudier. Les études de M. Louis de Romain sont écrites avec un grand esprit de sincérité et une grande hauteur de vues.

 

Elles se terminent par une monographie et le recueil des programme de l'Association artistique d'Angers, œuvre de décentralisation excellente, dont on ne saurait trop encourager les efforts et reconnaître les services. La vulgarisation des œuvres classiques, l'encouragement de la production contemporaine, les grands noms de l'histoire de la musique associés aux noms des compositeurs de la moderne pléiade, tel est le résumé de la multiple tâche adoptée, poursuivie et remplie par cette Association qui transporte périodiquement en province toutes les forces vives de l'art musical parisien.

 

La Danse au théâtre, de Mlle Berthe Bernay, me ramène vers l'Opéra, dont le mois de septembre va faire renaître l'activité. J'aurais dû parler de ce livre au moment où j'ai eu à rendre compte du ballet de M. Gastinel. Il eût été intéressant alors de comparer les principes exposés par Mlle Bernard à la pratique chorégraphique de l'école de l'Opéra, dont l'auteur a été l'une des plus remarquables élèves. Je me suis prudemment abstenu : les seuls abonnés de l'Opéra ont, sur le fin du fin de cet art, la compétence convenable.

 

Ce traité est tout à l'honneur et tout au profit de la danse française, dont le charme, l'esprit, la virtuosité légère feront l'éternelle supériorité. Des portraits de danseuses encore fêtées du public de l'Opéra, des figures pour la démonstration des exercices, le rendent très agréable à parcourir pour les profanes, et très instructif pour les adeptes.

 

Il a eu les honneurs de trois préfaces : l'une en vers de M. Armand Silvestre, deux en prose de MM. Paul Arène et Gustave Gœtschy. Il pouvait s'en passer.. Mais, comme dit la courante sagesse, abondance de biens ne nuit pas.

 

 

 

15 septembre 1890

 

I

 

C'est au bord de la mer que j'ai retrouvé la musique, la vraie, grande et belle musique, dont, moins l'Opéra, tous les temples étaient clos encore à Paris, durant la seconde quinzaine d'août.

 

Le fermier du casino de Boulogne, M. Hirschler, a donné à son public très élégant et très cosmopolite la délicate jouissance d'un festival entièrement consacré aux œuvres de M. Camille Saint-Saëns ; et comme il est homme de ferme volonté et d'éloquence persuasive, il a obtenu du compositeur la promesse, fidèlement tenue, de venir conduire lui-même les différents morceaux composant le programme instrumental de cette soirée.

 

Elle avait d'ailleurs, en dehors de son rare intérêt artistique, un très noble but le produit devait en être consacré à deux œuvres charitables fondées à Boulogne par M. Hirschler : l’Hospitalité de nuit et la Bouchée de pain. La présence du compositeur au pupitre constituait un attrait dont les pauvres ont largement profité, car la recette a été fort belle.

 

C'est la première fois, depuis sa retraite volontaire loin de France, que le compositeur reparaissait en public ; il ne le faisait pas sans redouter quelque fatigue. Il est allé pourtant bravement jusqu'au bout de son assez lourde tâche : il a même ajouté au programme, sur les instances du directeur et du public, l'exécution d'un morceau de piano, malgré sa résolution, déjà prise, de ne plus donner à aucun auditoire l'occasion de l'applaudir comme exécutant.

 

Mais on venait de faire une abondante quête pour l'œuvre à laquelle il prêtait l'appui de son nom et de son talent ! Comment résister ? Il n'avait pas les doigts bien dispos pourtant ; tenir pendant deux heures le bâton de chef d'orchestre, ce n'est point le moyen de se préparer à la gymnastique du clavier.

 

— Mesdames et messieurs, a-t-il dit, vous venez de faire acte de charité, je vais faire acte d'humilité.

 

Et il s'est mis au piano, après cette précaution oratoire dictée par une modestie sans raison d'être, comme on n'a pas tardé à s'en apercevoir.

 

Le programme de ce festival était fort habilement varié, composé de morceaux empruntés dans une juste proportion au répertoire instrumental et au répertoire théâtral du maître.

 

Une impression ressort de l'audition de ces diverses pages, jugées en leur ensemble : c'est, à côté de leurs qualités de charme, de couleur, de poésie et de puissance, le tact parfait qui préside à leur ordonnance. Le compositeur a écrit dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue, à propos de l'œuvre de Haydn, un mot qu'on pourrait fort justement lui appliquer à lui-même : « Il possède un atticisme étonnant, analogue à celui de nos écrivains français du temps passé ; il sait toujours s'arrêter à temps. »

 

Le public du casino de Boulogne est de ceux qui, composés d'éléments très divers, conservent encore, touchant certains musiciens, des idées, je dirais presque des préjugés, dont Paris a depuis longtemps fait justice. Je fréquente beaucoup, durant l'été, cette belle plage ; j'y connais beaucoup de monde ; j'y recueille, par conséquent, beaucoup d'opinions. Selon la croyance courante, M. Camille Saint-Saëns était encore considéré, il y a quelque temps, comme un musicien d'une inspiration toujours sévère, d'une science, parfois rébarbative, un « savant » comme on dit parfois, ce qui n'est point un compliment, dans cette classe d'amateurs, où les grimes surannées du vieil opéra-comique ont gardé tout leur empire.

 

La soirée du 26 août a suffi pour détruire cette légende bourgeoise. Dès le premier morceau, — cette délicieuse Suite algérienne que, depuis si longtemps, nous n'avons pas entendue à Paris, — une brise fraîche chargée d'aromes comme la brise de mer venant du pays des orangers, a passé sur l'auditoire. Les quatre épisodes de cette Suite sont d'une touche légère et charmante dans leur variété, d'un coloris harmonieux et fin : le Prélude en vue d'Alger, si curieusement descriptif, la Rhapsodie mauresque, où sonnent, comme dans le lointain des harems, les tambourins, les flûtes et les rebabs, la Rêverie du soir à Blidah, voilée et doucement lumineuse, et rappelant à mon souvenir ces d'eux vers du compositeur lui-même, comme le thème dont il s'est inspiré :

 

Et je bois à longs traits comme un céleste vin

Le calme qui descend des branches endormies.

 

Enfin, la « Marche militaire » éveillant joyeusement sous le ciel d'Afrique les échos de notre seconde France.

 

Tout de suite, l'âme des auditeurs a vibré à l'unisson de celle du musicien. Il était compris. La Rêverie du soir bissée, on a bissé aussi la brève « Pavane » de Proserpine, donnant un autre aspect de ce talent si souple et si subtil.

 

Après une Romance pour flûte très bien exécutée par M. Romisch et une « Havanaise » confiée au maître violoniste Diaz-Albertini, la danse des prêtresses de Dagon, empruntée à l'opéra Samson et Dalila, et la « Marche héroïque » ont terminé brillamment l'a première partie du festival. Une œuvre magistrale, cette marche, où s'accusent la fermeté de main et la puissance du maître sonoriste.

 

Le prélude du Déluge restera parmi les œuvres les plus hautes de M. Camille Saint-Saëns ; un sentiment de mélancolie surhumaine plane sur cette page : le Créateur y souffre des fautes de l'homme et cette douleur jette sur le monde une ombre morne, à travers laquelle montent des accents d'une pénétrante expression.

 

Choisi comme début de la seconde partie du festival, ce morceau était certainement celui qui devait rester le moins accessible à une foule peu préparée à des beautés de cet ordre. Si elle n'en a pas compris toute la hauteur, elle a été du moins sensible aux phrases chantant sous l'archet de Diaz-Albertini, qui a enlevé ensuite, avec une agilité et une légèreté rares, le rondo capricioso, part aimablement faite par le compositeur à la virtuosité de l'exécutant. Une romance pour cor a fait applaudir M. Spielers qui, comme M. Romisch, appartient à l'excellent orchestre du casino de Boulogne, si bien dirigé par M. Lelong, chef des Concerts populaires d'Angers.

 

Les dix numéros du ballet d'Ascanio terminaient la partie purement instrumentale du festival. Ils ont été exécutés à la perfection et ont contribué à donner au public sine notion complète de l'étendue du domaine de ce composteur dont un de nos très distingués confrères de la presse boulonnaise, M. Quettier, a dit fort justement, en parlant de son répertoire dramatique :

 

« Le grand mérite de ces œuvres réside surtout dans le sentiment profond de la nature, le souci du vrai et la connaissance approfondie du cœur humain qui s'y révèlent dans les moindres phrases, les passages les plus insignifiants en apparence du dialogue mélodique. C'est qu'il y a tout à la fois et à doses au moins égales, en M. Saint-Saëns, du poète, du psychologue et du musicien. Ne voir en lui que ce dernier serait s'interdire de le comprendre. »

 

II

 

Pour la dernière partie du festival, M. Camille Saint-Saëns devait céder la direction de l'orchestre à son chef ordinaire, M. Lelong. Elle se composait, en effet, de la Princesse Jaune, le premier ouvrage dramatique que les Parisiens aient connu de notre compositeur et le troisième, je crois, qui soit sorti de sa plume, les deux précédents étant le Timbre d'argent, représenté plus tard au théâtre lyrique de la Gaîté, et Samson et Dalila, que M. Verdhurt se prépare à nous donner au théâtre lyrique de l'Eden.

 

La Princesse Jaune a été jouée pour la première fois à Paris sur le théâtre de l'Opéra-Comique, le 12 juin 1872. On ne l'y reverra probablement jamais, car il y faut des artistes de premier rang et le temps n'est plus où les directeurs voulaient et où les principaux sujets consentaient à faire tant d'honneur à un simple acte. De 1870 à 1875, on croyait encore à la réussite des spectacles coupés : on donnait le Kobold de M. E. Guiraud avec Mlle Heilbronn, le Passant de M. E. Paladilhe avec Mme Galli-Marié, la Djamileh de G. Bizet, avec le ténor Duchesne, pour ne citer que le principal créateur de chacun de ces petits ouvrages, et enfin la Princesse Jaune, avec le ténor Lhérie, devenu depuis baryton, comme l'on sait, et Mlle Ducasse, une fine et intelligente comédienne, doublée d'une excellente musicienne.

 

Le sujet en est des plus légers et des plus fantaisistes : c'est, pourrait-on dire, une piécette de paravent, n'ayant que de très modestes prétentions dramatiques et faite surtout pour répondre au goût de chinoiserie et de japonisme qui tenait alors le compositeur et, du reste, ne l'a pas quitté ; car tout ce qui est exotique le charme et, chaque année, en éternel voyageur qu'il est, il élargit le cercle de ses explorations et rapporte des lointains pays quelques nouvelles impressions de couleur et de forme.

 

Il s'agit, en cet opéra-comique de minuscule dimension, de deux jeunes gens, Lena et Kornélis, élevés ensemble, vivant sous l'œil de la mère de Lena et par conséquent prédestinés, de toute éternité dramatique, à se marier au dénouement, habitant d'ailleurs sous le même toit dans un coin de cette Hollande que les opérations commerciales de la grande Compagnie ont faite, en dépit de la géographie, toute voisine des Indes, de la Chine et du Japon.

 

Kornélis, jeune savant, curieux de l'inconnu, ne rêve que Japon et Japonaises. Il en aime une, dont l'image est collée au panneau de son cabinet de travail. Il l'appelle Ming, et Lena, ironiquement, et manifestement jalouse, la nomme la Princesse Jaune. Jaune de peau, jaune d'habit. Elle ne sait comment faire revenir Kornélis de ce rêve éternel dans lequel il s'oublie et l'oublie de plus en plus. Elle lui parle ; elle touche à de mystérieuses fioles qu'il vient d'apporter. Il la rudoie ; elle se décide à quitter la maison, si cet entêté rêveur doit y rester. Mais le voilà qui revient seul ! Que va-t-il faire ? Ne s'est-il pas avisé de découvrir dans un bouquin antique la formule d'une drogue, d'une sorte de haschich, qui doit soudainement le transporter dans le pays de ses rêves et lui faire voir vivante Ming, cette princesse jaune, dont il ne possède que l'image. Il boit, non sans quelque crainte, car le breuvage, après tout, est peut-être mortel. Et, tout à coup, sa vision se trouble. Il voit nettement pourtant ; mais il voit « japonais ». Les maisons poudrées de neige que laissait apercevoir tout à l'heure la verrière claire de sa fenêtre ont disparu ; à la place, c'est un paysage ensoleillé, des rizières, des champs bordant un lac tranquille, et au loin le Fuji-Yama, le volcan sacré !...

 

Puis, c'est-Ming elle-même qui vient vers lui, le visage inquiet. Ming, c’est Lena. Mais il la voit, non plus vêtue de son costume de Frisonne, avec son casque d'or serrant ses tempes blondes, mais coiffée d'un nœud de cheveux noirs, la taille prise dans une robe souple... Il lui parle… Il l'adore !... Lena, qui n'y comprend rien, se laisse pourtant charmer par les douces paroles de Kornélis. Bientôt il s'enhardit un peu trop ; elle se sauve... Et graduellement l'ivresse évocatrice qui possédait l'esprit et les sens du jeune homme se dissipe. Il cesse de voir japonais ; il se retrouve tout abasourdi dans son fauteuil. Lena est auprès de lui, craintive, ayant vu le verre vide, pensant avec raison qu'il s'est enivré. Et comme il faut finir, Kornélis retrouve dans les traits de Lena les traits de celle qu'il adorait une minute auparavant. Il revient à tout jamais du Japon. Il reste en Hollande où l'on peut être si heureux avec sa petite cousine ; où l'on entend dans le lointain l'orchestre joyeux de la kermesse. Et la toile tombe sur cette scène des deux amoureux regagnant ensemble le chemin de leur humble paradis un instant perdu.

 

Sur ce très frêle canevas, M. Camille Saint-Saëns a fait courir une série de dessins aux linéaments exquis, d'une coloration originale et fine : l'air de Lena, entremêlé d'un texte japonais, la rêverie orientale de Kornélis, son évocation des pays de l'extrême Orient, le duo final, le chœur japonais dans la coulisse, sont, avec une chanson d'amour d'une préciosité amusante, autant de pages de choix, mais exigeant, pour produire tout leur effet, une exécution des plus parfaites.

 

Les deux rôles de Lena et de Kornélis ont été chantés et joués avec beaucoup d'intelligence et de grâce par Mlle Stella de la Mar, — à qui M. Camille Saint-Saëns avait fait le très grand honneur d'écrire, spécialement pour elle, sur des paroles nouvelles, une ariette remplaçant une page de la version primitive, à côté de laquelle on la trouvera dans la prochaine édition de l'ouvrage — et par M. Maillant, qui joint à sa jolie voix une diction excellente.

 

 

 

15 octobre 1890

 

I

 

Je ne puis dire aujourd'hui que quelques mots. En cette première quinzaine d'octobre, qui fut naguère la saison active du théâtre musical, il n'y a eu, comme nouveauté, rien qu'un tout petit acte à l'Opéra-Comique. De même qu'on s'habitue à reculer comme à plaisir l'heure du spectacle pour laisser les Parisiens dîner tranquilles, la mode vient de reporter très avant dans la saison la première représentation des grands ouvrages pour permettre aux mêmes Parisiens de s'attarder à leur gré à la campagne.

 

Ce petit acte, maigre aliment offert à la critique, a pour titre Colombine et pour auteurs le librettiste M. Sarlin et le compositeur M. Michiels. Les quatre personnages classiques de l'aimable comédie italienne : Colombine, Arlequin, Pierrot et Cassandre sont ici chargés de l'honneur de nous divertir ; ils le font suivant la traditionnelle formule dans un très charmant décor, un parc printanier, vu dans la première fraîcheur du matin.

 

C'est un concours de galanterie entre Pierrot et Arlequin, tous deux follement épris de Colombine. Tout naturellement Colombine choisit Arlequin, dont Cassandre ne veut entendre parler à aucun prix..... Qu'on n'attende pas de moi la suite de cette histoire que tant de générations se sont déjà racontée.

 

La partition écrite sur ce léger livret est, pourrait-on dire, d'ordre composite. L'auteur, épris des formules d'Auber, n'est pas indifférent aux procédés de Massenet et pousse de temps en temps une pointe du côté de Bayreuth. Il s'ensuit qu'il y a là de très délicates choses, comme le menuet de l'ouverture, le duetto de la table, et qu'il y en a aussi de fort prétentieuses, ou, si l'on veut, de fort ambitieuses. L'ouvrage a reçu d'ailleurs un accueil d'une indulgente amabilité. Mlle Auguez y est tout à fait charmante sous le travesti d'Arlequin, et certainement personne ne saurait murmurer avec plus d'autorité qu'elle à l'oreille de Colombine : « Je suis l'Amour ! » Colombine est elle-même pleine de charme et de grâce sous les traits de Mme Molé-Truffier. Quant à MM. Fugère et Grivot, on se doute bien qu'ils sont parfaits, l'un en Pierrot, l'autre en Cassandre.

 

C'est tout. Bien que ses programmes ne manquent pas d'agrément, nous devons regretter que la direction de l'Opéra-Comique nous donne si rarement du neuf. Elle nous en annonce, il est vrai, beaucoup ; elle fait publier le titre de plusieurs grands ouvrages, mais la fixité des idées n'étant point chez elle la vertu dominante, nous ne saurions dire encore quel est celui que nous serons appelé prochainement à juger. On parle du Benvenuto de M. Diaz, mais on parle aussi de l'Enguerrande de M. Chapuis ; nous aurons peut-être la surprise d'un troisième ouvrage qu'on n'annonce pas.

 

II

 

Gillette de Narbonne, dont je n'ai jamais eu, je crois, l'occasion de parler ici, est le second ouvrage à succès de M. Audran, que je n'offenserai pas en l'appelant « l'heureux auteur de la Mascotte », bien que parfois, selon son propre dire, cette gloire populaire l'importune. Il aspire, lui aussi, à la conquête de la scène de l'Opéra-Comique et il est homme à y réussir. En attendant, les Folies-Dramatiques reprennent cette Gillette de Narbonne que je viens de nommer. On a dit que la pièce, empruntée à un ancien vaudeville du Gymnase, a pour origine un conte de Boccace, d'où Shakespeare tira sa comédie : Tout est bien qui finit bien ; mais on a généralement oublié de noter que Félicien David donna à l'Opéra-Comique un agréable ouvrage ayant pour titre le Saphir, sur le sujet de ce même conte, arrangé par de Leuven. M. Audran a écrit, sur cette fable bien connue et ingénieusement reprise et mise en œuvre par ses collaborateurs de la Mascotte, une musique presque toujours dans le ton du meilleur opéra-comique. Le rôle de Gillette, où brilla Mme Grisier-Montbazon, a été également favorable à Mlle Zélo-Duran, qui, il n'y a pas un mois, faisait les beaux soirs du Casino de Boulogne-sur-Mer. Elle joue et chante très agréablement. Le baryton Huguet ne fait pas oublier M. Morlet ; il a pourtant des qualités réelles qui le désignent pour une scène plus vaste.

 

III

 

L'ouverture du Théâtre-Lyrique à l'Éden est prochaine. Le Samson et Dalila de M. Camille Saint-Saëns doit trouver là la consécration de son succès à l'étranger et, plus récemment, à Rouen sous la direction de M. Verdhurt, aujourd'hui à la tête de cette entreprise de l'Éden. Suivront : la Jolie Fille de Perth, le Rêve et la Coupe et les Lèvres. La composition de la troupe est excellente. On y compte des sujets comme Mme Rosine Bloch, MM. Talazac, Bouhy et Engel. C'est là une excellente entrée de jeu pour une direction jeune, active, désireuse de bien faire, et qui a besoin de bien faire et de faire beaucoup. Tout doit être neuf en effet, à l'Éden, la salle comme le répertoire. Pour mieux dire, il y a tout un répertoire à créer ; il va falloir travailler beaucoup pour établir ce fonds de roulement dramatique. Cette activité nécessaire et que n'entretiendra, dit-on, aucun subside officiel, ne manquera pas de servir de texte à l'irritante question des subventions. Si l'épreuve courageuse que tente M. Verdhurt réussit, la comparaison qui s'établira entre son théâtre et les théâtres subventionnés ne sera pas sans fournir contre ces derniers quelques armes aux adversaires des subventions ; elle aura tout au moins l'avantage d'exciter l'émulation des administrations privilégiées, et l'art musical ne pourra que gagner à cette intéressante lutte.

 

On avait parlé, en outre, d'un théâtre international de musique qui se serait établi place Favart, sur les tristes ruines de l'ancien Opéra-Comique. Ce théâtre eût été un nouveau centre d'activité, et les cartons des compositeurs en quête d'une introuvable scène eussent été promptement épuisés sans doute ; mais pareille fortune ne leur était pas réservée. Il n'est plus question de ce projet qui, aussi bien, n'avait peut-être jamais existé que dans l'imagination d'un reporter à court de nouvelles.

 

IV

 

Un livre, reçu au moment même où je bornais forcément aux quelques lignes précédentes cette chronique musicale, vient m'apporter un intéressant appoint.

 

C'est l'œuvre d'un homme de haute valeur, au point de vue de la production et de l'enseignement, M. Ernest Guiraud, professeur de composition au Conservatoire, auteur applaudi à l'Opéra-Comique et à l'Opéra, où il a donné successivement Sylvie, le Kobold, Piccolino, Galante aventure, Madame Turlupin, et le ballet de Gretna-Green ; applaudi aussi au concert où son Carnaval l'a fait célèbre.

 

Son bagage serait bien plus considérable encore s'il n'usait une partie de son temps au service de ses élèves ; il faut grandement regretter qu'il produise si peu : c'est un musicien de tempérament et de race ; il a une ingéniosité, une finesse et une imagination qui, associées à un remarquable sens dramatique, lui promettent le très brillant complément d'une carrière déjà bien remplie. Je suis très heureux de l'occasion qui m'est donnée de dire ici tout le bien que je pense de cet artiste vaillant et modeste, à propos de son Traité pratique d'instrumentation, que viennent de m'envoyer ses éditeurs Durand et Schœnewerk, et qui sort des presses de G. Chamerot.

 

L'auteur de cet excellent traité sait bien de quoi il parle, car il le sait pédagogiquement et pratiquement, ce qui n'est malheureusement pas le cas de tous les grammairiens ; les principes qu'il expose, il les a appliqués, il les applique dans ses propres ouvrages ; son travail est donc un des meilleurs et des plus sûrs que l'on puisse mettre entre les mains des futurs musiciens dramatiques et auquel puissent recourir ces nombreux amateurs qui se font de la composition musicale un agréable et noble passe-temps.

 

L'ouvrage est divisé en deux parties. La première donne l'étendue, les ressources et le caractère de chacun des instruments dont est composé l'orchestre ; dans la seconde sont groupés les instruments de même famille.

 

« Et nous arrivons successivement, conclut le maître à qui j'emprunte cet exposé, à la réunion de ces divers éléments, dans la masse instrumentale, telle qu'elle est organisée de nos jours. »

 

Ces diverses notions sont accompagnées d'une grande quantité d'exemples pris dans les partitions anciennes et modernes. Elles sont écrites d'un style clair et concis. La publication de ce traité sera pour M. E. Guiraud une sorte d'excuse du long silence qu'il garde comme compositeur.

 

 

 

01 novembre 1890

 

I

 

La reprise de Sigurd à l'Opéra, en dehors de la valeur intrinsèque de l'œuvre, a emprunté un très vif éclat à la rentrée de Mme Rose Caron. Si M. Reyer doit à cette remarquable artiste le brillant renouveau de son principal ouvrage, on peut dire qu'elle-même doit, en revanche, au compositeur l'occasion du double triomphe dont elle a été l'objet à Bruxelles et à Paris. Ayant été Brunehilde, elle a été encore Salammbô : ces deux rôles ont fait pour elle ce que n'avaient fait ni Chimène, ni Rachel, ni les héroïnes du répertoire ancien et moderne qu'elle a successivement personnifiées. C'est qu'elle n'est point une artiste qui puisse entrer dans le chemin tracé par ses devancières, qu'il lui faut la liberté de ses allures et de ses inspirations et que sa personnalité s'est adaptée avec une rare perfection au caractère et à la physionomie des créations pourtant si différentes du compositeur. J'ai déjà dit, en parlant de Mme Caron dans Salammbô, que son talent est tout de charme étrange, qu'il se dégage d'elle un magnétisme singulier, qu'une sorte d'instinct mystérieux la guide, lui communiquant une science des attitudes, une mobilité et une intensité physionomiques vraiment extraordinaires et que, volontiers, on ne s'occuperait ni de sa voix, ni de sa façon de chanter, séduit, entraîné que l'on est par cette forte attraction de son être même.

 

Cette impression, je l'ai retrouvée à cette reprise de Sigurd. Le succès de la cantatrice, de la tragédienne surtout, a été considérable. Il a même, me semble-t-il, fait quelque peu oublier la part due aux autres interprètes de l'œuvre : Mme Bosman, dont la force dramatique et la valeur vocale se sont accentuées dans le rôle d'Hilda ; M. Berardi qui chante supérieurement celui de Gunther ; M. Duc, nouveau venu sous les traits de Sigurd, et qui a fort bien dit, sans qu'on ait paru trop s'en apercevoir, l'invocation : « Hilda, vierge au pâle sourire. » M. Martapoura, chargé de la partie épisodique du prêtre d'Odin, y a fait apprécier sa belle voix. M. Gresse est toujours en possession du rôle d'Hagen qu'il a créé à Bruxelles. Mme Domenech m'a paru un peu mince dans le personnage d'Uta. C'est une jeune personne qu'il faudra revoir autrement que sous la forme de la nourrice d'Hilda, que personnifiait de façon autrement saillante Mme Richard.

 

L'opéra de M. Reyer a été donné cette fois dans sa parfaite intégrité, tel que le compositeur l'a écrit, tel qu'on l'a entendu primitivement à Bruxelles. L'Opéra, en 1885, n'en avait présenté au public qu'une version réduite et les coupures pratiquées dans la partition avaient été alors le point de départ d'une grosse querelle, à la suite de laquelle la nouvelle partition du même auteur : Salammbô, prit le chemin de cet heureux exil de Bruxelles, d'où elle revient à son tour.

 

Sigurd dure maintenant de sept heures et demie à minuit. Quatre heures de musique, en sus des entr'actes, c'est beaucoup pour des oreilles parisiennes. Notre public n'est plus fait pour des séances aussi longues ; d'autre part, l'unité de l'œuvre perd à des coupures pratiquées après coup. Pour tout concilier, il va falloir admettre que la réapparition de Sigurd, sous sa forme originale pure, n'aura été qu'une concession faite aux légitimes revendications de M. Reyer, une marque de déférence consentie par l'Opéra pour sceller un traité de paix nécessaire ; mais que peu à peu on en devra revenir à la version abrégée, faute de quoi beaucoup d'abonnés ne connaîtront jamais le premier acte et non le moins intéressant de ce bel ouvrage, de même qu'ils n'ont jamais connu le premier acte des Huguenots ou du Prophète.

 

En réalité, et au seul point de vue de l'art, l'ouvrage peut se passer de tant de développements ; bien que non prolixe en sa longueur, il gagnera toujours à économiser l'attention du public pour la concentrer sur certaines pages, qui sont de premier ordre et qui perdent à venir au milieu de développements trop abondants.

 

Il nous apparaît très clairement aujourd'hui, après cette troisième épreuve devant le public, que Sigurd va se classer définitivement au répertoire. Il est conçu suivant une formule qui satisfait à la fois tous les partis ; il va, sans intransigeance, vers l'avenir ; il se rattache au passé, sans banalité.

 

Je ne pense pas qu'il faille raconter de nouveau ici les aventures du héros que la saga danoise célèbre depuis des siècles et dont les librettistes se sont inspirés. Le sujet en est maintenant très connu. De même, la partition de Sigurd a été analysée dans ses moindres détails, et les points culminants en sont fixés, en pleine lumière, dans les souvenirs de tous ceux qui s'intéressent aux choses de la musique (1).

 

(1) Voir la Nouvelle Revue du 15 janvier 1884.

 

II

 

Le 18 octobre, dans la séance publique annuelle de l'Académie des beaux-arts, a été exécutée la cantate qui a valu, cette année, le prix de Rome, à M. Carraud, élève de M. J. Massenet, et à M. Bachelet, élève de M. E. Guiraud.

 

Cette cantate a pour sujet Cléopâtre, dont le poème, bien fait et lyriquement conçu, est de M. Fernand Beissier. La symphonie et le drame s'y mêlent dans une juste mesure.

 

La scène, dramatiquement condensée, est à Alexandrie, dans la salle funéraire des Ptolémées, la nuit, à la fin de la bataille où s'est anéantie la puissance d'Antoine. Le vaincu vient cacher là sa défaite et y déchaîner sa colère contre Cléopâtre qu'il croit coupable de la plus noire trahison. Mais bientôt la voix de sa royale maîtresse vient le surprendre et le réjouir. Une galère amène la reine qui ne vient que pour triompher ou mourir avec son héros. Elle lui offre l'empire de l'Orient ; lui, oubliant Rome consent à fuir avec elle, à aller tenter de nouveau la fortune des armes.

 

Et comme déjà ils s'éloignent aux bras l'un de l'autre, voilà que tout à coup le spectre de César apparaît aux yeux d'Antoine terrifié. En vain, Cléopâtre essaye d'entraîner son amant, de l'arracher à la terrible vision. Le spectre commande à Antoine de mourir.

 

Il n'est honte si profonde

Que n'efface la mort et je ne veux pas, moi,

Qui pour Rome ai conquis le monde

Que Rome succombe par toi !

 

Après le débat que commande le jeu des passions exigé par la poétique dramatique, Antoine se frappe. Et sur l'heure, Cléopâtre se fait apporter la corbeille de fruits où se cache le venimeux aspic et meurt avec son amant, au moment même où Octave et les Romains paraissent au seuil de la salle.

 

Tout cela est très sommaire, comme on voit, très résumé. Les exigences du programme académique ne permettent pas de plus complets développements. Il y a là un grand récit, suivi d'un cantabile, puis un duo développé entre Cléopâtre et Antoine, puis enfin une scène-trio, la scène du spectre.

 

C'est plus que suffisant pour permettre aux musiciens concourant pour le grand prix de composition musicale de donner la mesure de leur valeur.

 

L'Académie a décerné deux prix : un premier grand prix à M. Carraud et, pour adopter la bizarre formule officielle, un second premier grand prix à M. Bachelet.

 

Ce dernier est doué d'heureuses qualités natives, mais encore bien inexpérimenté, bien peu maître de sa main. L'ordonnance générale de sa partition le fait voir inquiet, souvent irrésolu. Il atteste dans certaines pages un soin, une tenue d'inspiration fort intéressante ; mais il se fatigue vite, semble-t-il, et ne se donne pas toute la peine qu'il faudrait pour ressaisir la Muse fugitive. En somme, bon élève, mais qui a encore beaucoup à attendre des conseils de ses maîtres.

 

En M. Carraud, au contraire, se révèle un musicien déjà fait. Si l'inspiration n'est pas toujours également heureuse, la formule est toujours également nette ; la science de l'orchestration est déjà profonde ; tout cela est d'une valeur et d'une couleur peu communes en pareil cas. Un compositeur dramatique nous est promis en la personne de M. Carraud. On pourrait bien çà et là noter sa tendance à ponctuer sa phrase de coups de tam-tam, qui n'ont rien à ajouter à l'expression des passions humaines ni à l'effet des situations dramatiques. Ce sont là des exubérances et des éclats de jeunesse que corrigeront la réflexion et l'expérience.

 

La cantate de M. Bachelet a été bien chantée par Mme [Auguez] de Montalant, MM. Imbert de la Tour et Auguez. Celle de M. Carraud a fait également applaudir MM. Taskin et Cossira et surtout Mme Fierens, qui, malgré une fortune très inégale dans les divers rôles où elle vient de s'essayer en ces derniers mois, continue à s'affirmer comme une véritable cantatrice d'opéra, à l'organe sain et robuste, au tempérament bien réellement dramatique.

 

III

 

Deux publications dont je dois parler nous sont venues en cette quinzaine. La première a pour auteur Mlle Marie Simon, dont j'ai eu, plus d'une fois, l'occasion de citer les excellents travaux pédagogiques. Elle présente aujourd'hui un « Cours élémentaire des principes de la musique ».

 

C'est une sorte d'abrégé du cours complet dont j'ai naguère entretenu nos lecteurs. Il constitue, selon le programme même de l'auteur, une théorie de la musique, courte, facile et éminemment pratique.

 

L'autre est le premier volume d'une série que doit consacrer M. Alfred Prost à la vie et aux œuvres d'un homme qui fut non seulement un musicien, mais encore un littérateur, un chimiste, un ingénieur et un médecin.

 

Voilà bien des facultés pour un seul. Il faut dire tout de suite que cet homme est le comte de Ruolz-Montchal. Il a été, durant une existence assez longue, une des figures les plus curieuses et les plus attachantes qu'un biographe puisse étudier. Alexandre Dumas a raconté autrefois, avec le charme et la vivacité d'esprit que l'on sait, la vie laborieuse de Ruolz. Chimiste, inventeur, ses procédés d'argenture ont donné un nom aux produits d'une industrie aujourd'hui universelle.

 

Mais ce n'est pas cette physionomie du personnage que fait revivre aujourd'hui M. Alfred Prost, dans le petit livre dont je parle. C'est seulement celle de Ruolz musicien. Sous ce rapport, il est à peu près inconnu de notre génération ; ses œuvres n'ont laissé qu'un souvenir bien vague dans l'esprit même de ceux qui sont en commerce constant avec le monde de la musique ; le Dictionnaire de Fétis ne lui consacre qu'une notice sèche et d'un ton assez dédaigneux. M. Prost a entrepris de faire mieux connaître son modèle. Son livre est dicté par le plus honorable sentiment de conviction, à l'égard d'un homme dont on voit qu'il a été le très respectueux ami et le très fervent admirateur.

 

Dans la longue liste des œuvres musicales de Ruolz, la plus connue, je crois, est la Vendetta, pet ouvrage représenté à l'Académie nationale de musique. Elle date de 1839. Un demi-siècle a passé sur cet événement d'un jour qui nous est aujourd'hui pieusement rappelé. Souvenir très méritoire, en un temps où il suffit parfois de moins d'une année pour que l'oubli s'étende sur les hommes et sur les faits.

 

 

 

15 novembre 1890

 

I

 

Selon des prévisions exprimées ici même, le Théâtre-Lyrique a fait son ouverture, depuis longtemps attendue, dans d'excellentes conditions au point de vue artistique. M. Henry Verdhurt nous a donné le Samson et Dalila de M. Saint-Saëns qu'il avait pris l'initiative de monter à Rouen au courant de l'été dernier ; il y a ajouté, pour les lendemains, la Jolie Fille de Perth, de G. Bizet, que l'on n'avait pas revue à Paris depuis sa première représentation sous la direction de M. Carvalho, au Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet.

 

Ces deux ouvrages rattachent l'entreprise de M. Henry Verdhurt au passé et à l'avenir de notre jeune école nationale. Si cette entreprise est menée d'une main ferme, avec la constante volonté et le soin qui sont la garantie de tout succès matériel, elle promet au public parisien une belle série de pièces nouvelles ou anciennes, tentatives d'acheminement vers un art réformé, reprises d'œuvres de talent longtemps dédaignées ou oubliées.

 

Les programmes du nouveau Théâtre-Lyrique seront ainsi, il le faut souhaiter, largement éclectiques. Tout en aidant au dégagement des cartons de beaucoup de jeunes compositeurs dont les forces s'épuisent depuis longtemps dans une vaine attente, la direction voudra certainement nous faire entendre beaucoup d'œuvres des écoles étrangères, notamment de l'école russe, une des plus intéressantes qui soient, très militante d'ailleurs et augmentant, chaque année, son répertoire de quelque partition originale.

 

Il faudra revenir sur cette question de la musique dramatique internationale. Je veux considérer seulement aujourd'hui ce théâtre lyrique de pure origine française, enfant né très viable et qu'il serait désolant de voir s'étioler et périr comme ses aînés, dont la brève destinée est connue et a maintes fois servi d'argument contre l'ambition de nouveaux créateurs tels que M. Henry Verdhurt.

 

Cette vaste salle de l'Éden, avec ses baies moresques ouvertes sur les promenoirs et sur les grandes salles réservées aux amateurs de bars et de barmaids avait tout le caractère d'un poudreux et bruyant lieu de plaisir ; la clôture de ces baies lui a donné tout à coup la physionomie d'un sage théâtre, où la musique est bien chez elle. Il ne contient que 1 200 places, malgré l'addition d'un rang de loges et d'une sorte d'amphithéâtre central. On pourrait trouver que c'est peu ; mais que ces 1200 places soient chaque jour occupées, que la salle soit pleine de ce petit nombre comme la maison de Socrate, ce sera plus que très suffisant pour en assurer la longue prospérité !

 

II

 

La soirée d'inauguration a été superbe. Le premier ouvrage de M. C. Saint-Saëns, Samson et Dalila, a été littéralement acclamé. J'ai déjà dit ici, en deux occasions, dont l'une encore récente (1), au moment de sa représentation à Rouen ; en quelle haute estime les musiciens devaient tenir cet ouvrage. Il est maintenant jugé et classé au nombre des plus belles et des plus pures manifestations d'art de la musique française.

 

(1) Voir la Nouvelle Revue du 15 mars 1890.

 

Il ne reste plus à parler que de la façon dont il a été présenté, au double point de vue de l'interprétation et de la mise en scène.

 

Dalila, qui avait été à Rouen Mme Bossy, dont on avait noté les qualités de composition, est, à Paris, Mlle Rosine Bloch. Depuis plusieurs années, retirée du théâtre, volontairement il faut le croire, car elle l'abandonnait en pleine carrière, Mlle Rosine Bloch y a fait, dans ce rôle, une triomphale rentrée. Il semble même que cette longue retraite, sans lui rien faire perdre de sa valeur vocale, ait développé singulièrement son sentiment dramatique et lui ait donné une âme qu'on ne sentait pas autrefois aussi vivante en elle.

 

La séduction féline de Dalila, dans cette délicieuse fin du premier acte où, au milieu des prêtresses de Dagon, la Philistine charme et retient le terrible chef des Hébreux ; sa passion puissante au second acte, sa fureur d'amour qui jette Samson dans ses bras ; au troisième, son ironie cruelle quand elle insulte à la captivité et à la déchéance du héros, tout cela a été rendu, par Mlle Rosine Bloch avec une variété et une intensité d'effets qui, par instants, ont soulevé la salle entière. Elle a d'ailleurs apporté dans l'expression musicale autant de soin que dans le rendu dramatique ; sa voix pleine d'inflexions caressantes est conduite avec un art aujourd'hui très rare ; dans les passages de force elle conserve tout son éclat.

 

Talazac, dans le personnage de Samson, a été accueilli avec plaisir ; si son organe n'a plus la résistance d'autrefois, il n'en reste pas moins le très consciencieux artiste, créateur de tant de beaux rôles, constamment soucieux de la délicatesse des effets, ciseleur de phrases dont l'art a surtout brillé dans le célèbre duo du second acte et dans la mélancolique plainte de Samson aveugle, attelé à la meule, dans la prison où l'ont jeté les Philistins.

 

M. Bouhy est un peu dans la situation de Mlle Rosine Bloch vis-à-vis du public. Il revient d'Amérique où il a, durant plusieurs années, dirigé, je crois, le Conservatoire de New York, renonçant momentanément à poursuivre la carrière du chant. Il semble que, ce long silence lui ait reposé complètement la voix. L'organe est d'une plénitude remarquable, d'une belle sonorité, et dirigé avec une réelle maîtrise. Le jeu est énergique, la physionomie expressive. M. Bouhy va contribuer grandement à l'éclat des représentations du Théâtre-Lyrique.

 

Je dois nommer ensuite M. Dinard, lauréat du Conservatoire, qui s'est fait remarquer dans le rôle court mais assez en évidence du vieillard hébreu ; M. Ferran, fort bien dans Abimélech, et M. Portejoie, un charmant ténor, qui n'a guère qu'une réplique. En somme interprétation supérieure en son ensemble.

 

A l'orchestre et aux chœurs, il faut adresser les plus grands éloges. M. Gabriel Marie, qui, déjà à Rouen, avait remarquablement conduit la partie instrumentale de Samson et Dalila, s'est affirmé à Paris comme un chef d'orchestre de premier ordre, précis, délicat, d'une discrète et pourtant très réelle autorité sur ses musiciens.

 

Les chœurs, sous la direction de M. G. Marty, sont composés d'éléments jeunes et instruits ; ils prennent la peine de chanter, ce qui n'est point aussi commun qu'on pourrait le croire ; il y a parmi eux un groupe féminin formant, un choral choisi particulièrement agréable.

 

Cette double valeur, l'orchestre et les chœurs, fera beaucoup, comme le bon choix des artistes, pour la prospérité de l'entreprise.

 

Un bataillon de jeunes ballerines, dernier vestige probablement de la direction de l'Éden, et au milieu d'elles Mlle Piron autrefois attachée à l'Opéra, danseuse de premier rang, complètent très heureusement le spectacle de cet ouvrage, sévère en sa conception générale, très agréable, lumineux et léger en ses épisodes chorégraphiques, qui emplissent presque tout le premier et tout le dernier tableau. Le maître de ballet est M. Théophile, qui, comme M. Gabriel Marie, a fait déjà ses preuve à Rouen.

 

Les décors sont convenables ; évidemment ils abondent en repeints, mais on ne peut pas demander à une direction nouvelle de prodiguer ses ressources pour cet objet ; il est préférable qu'elle les consacre à assurer la supériorité de l'interprétation ; les œuvres réellement artistiques doivent tirer leur principal attrait d'elles-mêmes.

 

Quand j'aurai dit que Dalila porte de beaux et originaux costumes, et que tout le reste de cette partie de la mise en scène est traité avec un réel souci de l'association des tons, sans recherche excessive et inutile de luxe, j'aurai, je pense, présenté le bilan à peu près complet de cette première soirée, qui laissera assurément une très brillante trace dans la mémoire du public parisien.

 

III

 

Trois jours après est venue la Jolie Fille de Perth, le second grand ouvrage de Georges Bizet. La personnalité du compositeur ne s'était pas alors complètement dégagée ; il avait du reste, — très jeune qu'il était alors, — la timidité des débutants, même quand ces débutants sentent en eux une réelle force que le moindre encouragement fera jaillir.

 

S'il n'entrait pas dans la maison de Boieldieu, il ne pouvait se dissimuler du moins qu'admis en ce milieu relativement nouveau du Théâtre-Lyrique, il allait de même s'y heurter à des traditions qu'il ne fallait pas trop bousculer de prime abord.

 

D'autre part, il gardait, semble-t-il, à ce moment de la vie, encore quelque engouement pour la manière de Verdi. Entre cette disposition de son esprit et ce désir d'être respectueux pour les compositeurs du passé, encore en grand honneur autour de lui ; il ne pouvait y avoir une bien grande place pour son « moi », pour sa nature.

 

Et cependant, en dépit des formules anciennes, des topiques musicaux acceptés par raison ou par crainte du qu'en dira-t-on, elle éclate à tout instant dans l'œuvre, cette nature si particulièrement fine, si amoureuse de couleur et d'accent.

 

Les pages qui en portent le plus vivement l'empreinte sont, dès les premières années de sa production, sorties du théâtre pour aller au concert, où on les a applaudies bien des fois, et où elles restent à l'état de petits chefs-d'œuvre.

 

Le Georges Bizet du Théâtre-Lyrique ne faisait alors que des promesses que le Georges Bizet de l'Opéra-Comique allait admirablement réaliser dans ses deux dernières œuvres : l'une, Djamileh, ravissante partition en un acte, ignorée ou mal connue de la génération présente et où le compositeur s'était donné tout entier ; l'autre, cette glorieuse Carmen qui est allée accentuer dans les deux mondes l'influence de la musique française.

 

Du livret de la Jolie Fille de Perth, il ne faut parler qu'avec la déférence due à des choses anciennes, relevant d'une école consacrée autrefois par maint succès ; école de gens habiles assurément, d'une habileté puisée dans les formulaires, praticiens rompus à l'usage des moules dramatiques, y coulant, avec une parfaite tranquillité de conscience, le métal ayant cours alors dans le monde des théâtres.

 

Mais, en ceci, hélas ! point d'âme réelle, point de passion vraie, point d'émotion touchante, point de ces heureux défauts d'œuvres maladroites peut-être, mais où l'on sent palpiter la vie.

 

En semblable occurrence, telle phrase musicale qui ferait frissonner ou pleurer, appliquée à une situation poignante ou simplement à un sentiment juste, se perd ici dans l'indifférence de l'auditeur, parce qu'elle ne repose sur rien de senti ou de vécu. Pour cette cause, bien des pages de la partition de Bizet n'ont pas eu la fortune qu'en réalité elles méritaient.

 

La Jolie Fille de Perth a été empruntée par les auteurs, Saint-Georges et M. J. Adenis, à un roman bien connu de Walter Scott. Je n'en raconte donc pas la fable arrangée, je le répète, avec cette science parfaite d'un théâtre aujourd'hui discrédité.

 

L'ouvrage a trouvé dans M. Engel un interprète de haute valeur, chanteur remarquable, excellent comédien, qui lui aussi rendra comme M. Bouhy, à ce jeune théâtre, d'inestimables services. A côté de lui, on a fort remarqué M. Boyer, pour l'élégance de son style et le charme de sa voix. Un accueil particulièrement chaleureux a été fait à M. Isnardon, dans le petit rôle de Ralph ; il le méritait doublement. Mlle Cécile Mézeray a dû forcer son naturel pour chanter le rôle de Catherine ; elle n'y apparaît point à son avantage ; chanteuse et comédienne très intelligente pourtant, possédant toute la sûreté, toute l'expérience nécessaires pour réussir mieux. Mlle Haussmann n'a pas non plus produit, sous les traits de la bohémienne Mab, une impression complètement favorable.

 

L'orchestre et les chœurs, toujours excellents.

 

Samson et Dalila et la Jolie Fille de Perth attireront certainement le public au Théâtre-Lyrique, pendant bien des jours, durant lesquels M. Henry Verdhurt pourra monter, avec tout le soin désirable, le Rêve, son premier ouvrage vraiment inédit, son premier gage donné à ces jeunes compositeurs que l'Opéra, trop haut situé, et l'Opéra-Comique, trop difficilement accessible, condamnent depuis tant d'années au silence.

 

IV

 

M. Vaguet, lauréat du Conservatoire, a débuté à l'Opéra dans le rôle de Faust. Son succès y a été très franc et très vif. C'est un jeune homme d'agréable figure, de taille élégante : il joue avec beaucoup d'aisance, et dirige avec un goût réel une jolie voix de ténor, qui ne craint pas d'affronter les hauteurs de certains passages. Quand il aura travaillé encore un peu, s'il n'est pas mis à un régime trop dur, il figurera en très bonne place dans l'estime du public et des auteurs.

 

L'Opéra traverse en ce moment une période critique. La destinée de la direction actuelle se joue sur une question secondaire mais grave, dont il faut, dans son intérêt et dans l'intérêt de l'art même, souhaiter la prompte et radicale solution.

 

 

 

15 décembre 1890

 

I

 

C'est la seconde fois que la Salammbô de M. E. Reyer fait parler d'elle. De Bruxelles où elle est née, comme l'on sait, elle est venue en France par Rouen, où le théâtre des Arts nous l'a présentée, le mois dernier, la veille du jour de l'inauguration du monument élevé dans cette ville à la mémoire de Gustave Flaubert qui, pour n'avoir pas tout d'abord, comme on dit, été absolument prophète dans son pays, n'en a pas moins pompeusement reçu de ses concitoyens les honneurs du marbre.

 

J'ai rappelé, en parlant de sa première représentation à Bruxelles, les origines de cette œuvre lyrique, l'adaptation du roman au théâtre, le goût que Gustave Flaubert avait manifesté lui-même pour cette adaptation, faite pourtant, malgré tout le talent qu'on y pouvait mettre, pour éteindre l'éclat de l'original et la puissante variété de ses couleurs.

 

L'exécution de cet ouvrage par la troupe réunie sous la direction de M. Taillefer à été excellente et par endroits supérieure à celle de Bruxelles. Une cantatrice que Paris connaît depuis longtemps et qu'il n'a jamais estimée à sa vraie valeur ou qui, pour mieux dire, n'avait pas encore acquis toute sa valeur quand Paris la connaissait, Mlle Dufrane, a joué et chanté le rôle de Salammbô avec un très haut sentiment dramatique et un style remarquable servant à merveille sa belle voix. Éloignée depuis plusieurs mois de la scène de l'Opéra, où elle n'apparaissait qu'au second rang, dominée là peut-être par un sentiment de sujétion qui pouvait paralyser ses efforts, Mlle Dufrane a acquis dans ses tournées à l'étranger et en province une aisance, une autorité, qui la mettent désormais en première ligne.

 

Brillamment secondée par le ténor Raynaud, chargé du personnage de Matho, elle a donné au duo dans la tente du chef des mercenaires toute sa véritable valeur, un peu diminuée à Bruxelles par la défaillance vocale du créateur du rôle. C'est par ce point surtout que l'interprétation de Rouen nous a apporté une satisfaction plus complète.

 

Hamilcar, rôle court et puissant, était personnifié par M. Mondaud, baryton de grand mérite, très intelligent comédien. Je regrette, n'ayant point sous la main le programme de la soirée pour venir en aide à ma mémoire, de ne pouvoir nommer l'artiste qui a joué Shahabarim, le prêtre de Tanit, si remarquablement créé par Vergnet. Il s'est tiré à son honneur de cette tâche assez difficile.

 

Les chœurs et l'orchestre déjà bien disciplinés, l'an dernier, par M. Gabriel Marie, renforcés d'éléments nouveaux, ont été instruits, cette fois, et dirigé par le jeune sous-chef du théâtre de la Monnaie, chargé précisément, dans le principe, à ce théâtre, de la mise en œuvre de Salammbô.

 

Ce grand ouvrage, il faut le dire, à la louange de M. Taillefer, a été monté en très peu de temps et très bien. Les costumes sont variés et nombreux, les décors peints avec une constante recherche de l'effet ; l'accueil du public très réservé au début de la soirée, débordant d'enthousiasme à la fin, encouragera le nouveau directeur à poursuivre cette œuvre de décentralisation, qui consiste à faire du théâtre des Arts un centre d'attraction pour les compositeurs dont les espérances se heurtent à Paris à tant de portes closes.

 

Son intention est de donner Lohengrin, la Velléda de M. Lenepveu, et tout d'abord Gyptis, deux actes de M. Noël Desjoyeaux, jeune compositeur, dont cet ouvrage sera le début au théâtre.

 

II

 

M. Henry Verdhurt, qui, après avoir administré ce même théâtre des Arts, était venu tenter, Paris, dans la salle de l'Éden, la restauration du Théâtre-Lyrique, a été malheureusement obligé de quitter la place, après une exploitation de quelques semaines.

 

C'est très regrettable à. tous les points de vue. Il fallait en cette aventure une audace grande, une volonté ferme, une direction méthodique, mais aussi des moyens matériels sans lesquels toutes ces belles qualités ne sauraient entrer utilement en action. Il ne siérait point de rechercher ici quelles causes tangibles ont précipité la fin de cette entreprise si intéressante pour l'art musical ; parmi les causes morales qui ont aidé à ce triste résultat, il faut compter l'interdiction d'exécuter une sélection des œuvres de César Franck, concert annoncé et affiché,  puis arrêté au dernier moment par autorité de justice.

 

César Franck est mort tout récemment. C'était un simple de génie, un modeste dont les œuvres d'une sereine hauteur n'étaient point de celles qui captivent tout d'abord la foule, mais lui avaient fait une pléiade de disciples ardents et dévoués, buvant avec amour, avec respect, à la source pure de son enseignement.

 

Vivant, celui qu'on appelait volontiers le « père Franck » était laissé dans son ombre discrète. Mort, il a tout de suite pris cette importance d'outre-tombe toujours grosse de l'importance des autres. On a roulé un piédestal en plein soleil et on l'a planté dessus, théoriquement du moins. En attendant le marbre ou le bronze, on s'est soucié des honneurs plus prompts et plus faciles du festival ou du concert. Ç'a été à qui arriverait bon premier dans ce concours de zèle. Le Théâtre-Lyrique a tenu la tête fort heureusement ; mais il est tombé devant le but, les ayants-droit de la succession Franck s'étant finalement avisés de scrupules touchant la bonne exécution des œuvres du maître.

 

Ces scrupules ont privé le public d'un plaisir très attendu et ont jeté sur le personnel artistique du théâtre lyrique de l'Eden, une défaveur imméritée.

 

Il est juste de défendre sur ce point l'orchestre à qui nous avons dû la très remarquable exécution de Samson et Dalila. M. Gabriel Marie le dirigeait avec une autorité, avec un art, avec un souci des nuances qui l'avaient classé tout d'abord parmi les premiers. Il trouvera vite à se consoler certainement de la peine qu'ont pu lui causer les « considérants » d'une ordonnance qui semblait le viser spécialement.

 

Pour les chœurs, dont nous avons noté les qualités spéciales à propos de Samson et Dalila et de la Jolie fille de Perth, ils étaient instruits et conduits par M. Georges Marty, un des brillants élèves de Massenet, un lauréat de l'Académie des Beaux-arts pour la composition musicale.

 

Ces éléments, un autre maître qui s'appelle Saint-Saëns les avait trouvés dignes de son œuvre ; le public les avait applaudis ! Il est plaisant de penser qu'il a suffi d'un mot, dit peut-être sans autorité, pour infirmer tant de jugements autorisés et établir que ce qui était bon pour M. Saint-Saëns ne saurait pas l'être pour César Franck !

 

C'est ainsi que le Théâtre-Lyrique est allé rejoindre ses nombreux devanciers et que les partitions qui déjà s'envolaient de son côté sont rentrées dans les cartons : le succès du festival César Franck aurait, peut-être assuré son existence.

 

III

 

Un fantaisiste ouvrage, dont je n'ai pas parlé en son temps, et dont la fortune a été exceptionnellement brillante, a ouvert aux compositeurs, dans le milieu en apparence peu favorable des théâtres de genre, une carrière où ils peuvent trouver de nouveaux éléments de succès. — Je veux parler de l'Enfant Prodigue, pantomime en trois actes, de M. Michel Carré fils, musique de M. André Wormser.

 

Cette pantomime, destinée à n'être représentée qu'une fois au Cercle funambulesque, a tellement mis en goût le public, qu'il n'a pas fallu moins de cent cinquante représentations pour le contenter. Une jeune artiste, Mlle Félicia Mallet, a été trouvée ravissante, sous les traits de Pierrot fils, et je crois qu'elle est au train, à l'heure qu'il est, de poursuivre une triomphale tournée en province, et d'y rendre populaire cet Enfant Prodigue dont elle a fait sa très spéciale création.

 

La partition vient de m'en arriver, fort agréablement illustrée de dessins d'A. Willette et éditée par Biardot. Elle ne contient pas moins de 200 pages de symphonie, accompagnant avec beaucoup d'esprit les jeux de scène, traduisant avec un sens très délicat les impressions changeantes des personnages. J'ai dit symphonie, autrefois on aurait dit plus simplement mélodrame ; c'est qu'ici il y a, en effet, bien plus que le vulgaire mélodrame, ponctuant les entrées et les sorties, soulignant, plus ou moins intelligemment l’action muette : il y a œuvre de maître ouvrier musicien, habile dans son art, d'une imagination vive, d'une inspiration très variée, toutes qualités mises au service d'une fable ingénieuse et piquante en son application des antiques ressources mimodramatiques.

 

Autre très charmante partition, venue celle-là de chez l'éditeur Hartmann ; elle est de M. L. Vidal et faite pour accompagner le jeu de ces très curieuses marionnettes à qui M. Maurice Boucher a confié le soin de dire les vers de son mystère de la Nativité. On sait le vif succès de cette œuvre originale. La partition a été largement associée à ce succès : elle abonde en pages d'une fraîche naïveté et ne se borne pas à une partie instrumentale : on y rencontre de jolies pages à chanter.

 

Puisque l'envoi de ces publications musicales m'a détourné de mon chemin ordinaire, je veux, avant de le reprendre, noter au passage l'objet d'un autre envoi : la Musique, le Bon Sens, et les Deux opéras du prince de Valori. Je ne partage pas toutes les idées de l'auteur touchant la musique dramatique ; c'est pour cette raison, et après avoir toutefois rendu justice à la sincérité de ses convictions, que je me bornerai à citer simplement le titre de son nouveau travail, me réservant de l'examiner et de le discuter plus attentivement que ne me le permettrait aujourd'hui la place dont je dispose.

 

IV

 

La conclusion de cette chronique doit appartenir, en effet, tout entière au Benvenuto, opéra en quatre actes et six tableaux, paroles de M. Gaston Hirsch, musique de M. Eugène Diaz, représenté à l'Opéra-Comique dans la première semaine de ce mois. Et encore serai-je dans l'obligation d'abréger, ayant eu cette fois à faire tenir dans ce compte rendu les événements musicaux de deux quinzaines.

 

Eugène Diaz, le compositeur de Benvenuto, fils du célèbre coloriste, aurait été peintre sans doute, s'il n'avait estimé qu'un père illustre est une gêne plutôt qu'une aide dans la même carrière. Je sais de lui des paysages dont la signature est la principale infériorité, ce qui prouve combien l'artiste eut raison de demander à la musique ce que la peinture, de par son nom même, se refuserait obstinément à lui donner.

 

En 1869, il sortit vainqueur du concours institué pour la composition d'un opéra en trois actes. Cet opéra, la Coupe du roi de Thulé fut représenté peu après la guerre. Le jeune compositeur avait donné précédemment au Théâtre-Lyrique, le Roi Candaule. Voilà tout un bagage musical avant ce Benvenuto, dont je dois aujourd'hui parler. Dans la longue période qui sépare la Coupe du roi de Thulé de Benvenuto, — dix-huit ans environ, — Eugène Diaz s'est consacré à toutes sortes de sports. La peinture un instant l'a repris. Il revient aujourd'hui à son point de départ. Je ne sais s'il est vrai, comme on l'a dit, qu'il ait depuis longtemps en portefeuille, cet ouvrage : la question d'ailleurs, importe peu : je l’y retrouve bien tel que je l'ai connu, avec les mêmes goûts, les mêmes tendances, les mêmes convictions : cela me dispensera de rechercher la date probable de la conception de son œuvre, car, récente ou ancienne, organisé comme il l'est, il ne pouvait l'écrire que comme elle est.

 

La fable dramatique de ce Benvenuto est empruntée librement à la jeunesse du grand ciseleur. Rien de commun avec le Benvenuto Cellini d'Hector Berlioz, avec l'Ascanio, de Camille Saint-Saëns, sinon que dans les trois ouvrages le personnage est fort épris d'une idéale beauté, ce qui est assurément son droit et même son devoir de héros de théâtre.

 

Ici, Benvenuto aime éperdument Delphe de Montsolm, fille d'un gentilhomme français, après avoir eu pour maîtresse l'ardente et vindicative Pasilea, sœur du sculpteur bolonais Pompeo Guasconti, artiste rival du florentin et férocement jaloux de sa fortune.

 

On est à Florence, au jour où, devant le peuple en fête, le duc Cosme de Médicis va décerner à Benvenuto les honneurs d'un solennel triomphe, à l'occasion de cette statue de Persée qu'il vient d'achever et qui compte parmi ses chefs-d'œuvre.

 

Par jalousie d'artiste, par fureur d'amoureuse délaissée, Pompeo et Pasilea sont ligués contre Benvenuto. Ils complotent sa mort. Une lettre de Pasilea lui demandera un dernier entretien. Il aura la naïveté, la légèreté ou, si l'on veut, la sottise de se rendre à ce rendez-vous. Il y trouvera Pasilea qui, reprise d'amour en sa présence et le suppliant de l'aimer encore, ne craindra pas pourtant de lui annoncer la fausse nouvelle de la mort de Delphe. Il y a là une série d'invraisemblances sur lesquelles il faut passer.

 

Un avis dont je n'ai pu pénétrer le mystère conduit Delphe vêtue en homme auprès du palais de Pasilea. Une erreur de Pompeo la lui fait prendre pour un de ses fidèles venus comme lui pour tuer Benvenuto. Au résumé, c'est Benvenuto jeté en pleine bagarre qui tue Pompeo d'un maître coup de dague, plus un autre compagnon du Bolonais, et s'échappe, enlevant Delphe et laissant Pasilea entre son frère mort et sa vengeance inassouvie.

 

Pour ce double meurtre, dont il est pourtant bien excusable, étant dans le cas le plus clair de légitime défense, on arrête Benvenuto, on le transfère à Rome, on l'y condamne à mort.

 

Dans son cachot du château Saint-Ange, le noble artiste attend l'heure de l'exécution de la sentence. Il rêve à son amour, à sa gloire. Dans son rêve, il voit clairement l'ensemble de son œuvre : Vénus, symbole de toute beauté, lui apparaît, au milieu d'un cortège de nymphes.

 

Le réveil est triste. C'est le juge des causes criminelles ; c'est le gouverneur de Rome, qui viennent le rappeler à la dure réalité ?

 

La fin de cette aventure lui serait probablement fatale si Delphe de Montsolm, forte de son amour et aussi de la nouvelle autorité de son père, nommé ambassadeur de France, n'intervenait pour obtenir la commutation de la peine de mort en celle du bannissement.

 

Pasilea tente vainement de se débarrasser de Delphe au moyen d'un billet empoisonné. Sa perfidie découverte, elle se fait justice en se poignardant et Benvenuto est libre de partir pour la France emmenant sa bien-aimée Delphe, sa fiancée, dont l'histoire ne nous a jamais appris, que je sache, la destinée définitive.

 

Sur ce drame, M. Eugène Diaz a écrit une partition conçue dans la forme mélodique pure, d'une ordonnance tout italienne, et où semble dominer la préoccupation de ménager aux chanteurs ces effets personnels qui communément les charment. La nudité relative de l'orchestre n'a pas paru le préoccuper. Ce n'est pas à l'utilisation des ressources de ce genre qu'il met son application.

 

M. Eugène Diaz est un convaincu, d'une conviction qui va jusqu'à l'entêtement — en ses préférences pour le procédé que je signale — sa bonne foi est respectable, et il sait pertinemment les risques que lui peuvent faire courir devant le public et devant la critique sa fidélité aux anciens dieux.

 

La suite des représentations de Benvenuto dira qui a tort ou raison de ceux qui, au nom de l'art contemporain, condamnent cette expression de l'art d'autrefois, ou de ceux qui y applaudissent. Le compositeur que j'ai eu le plaisir d'approcher pendant cette soirée m'a paru envisager l'avenir avec une superbe confiance. Par le temps qui court, cette confiance n'est point chose banale et j'aime à saluer de nouveau en Eugène Diaz ce chevaleresque courageux que rien ne démonte, tel que je l'ai toujours connu.

 

L'interprétation de Benvenuto est des plus remarquables. Doué d'une voix étendue et très malléable, beau cavalier, bon comédien, diseur de premier ordre, M. Renaud a composé d'une manière très brillante et très vivante cette figure de Benvenuto. Son succès a pris par instants les proportions d'un triomphe.

 

Mme Deschamps-Jehin est la passion même. On connaît ses belles qualités vocales, son énergie dramatique. On prévoit ce qu'elle peut donner d'intensité à son rôle de Pasilea. Mme Deschamps-Jehin, engagée à l'Opéra, va y trouver la saison prochaine la scène la plus favorable à l'emploi de son robuste talent.

 

Une débutante, Mlle Yvel, s'est montrée touchante et charmante sous les traits délicats de Delphe de Montsolm.

 

MM. Lorrain et Carbonne sont deux artistes de valeur, perdus malheureusement dans le grand rayonnement du rôle principal, mais qu'il faut noter en vue de créations plus importantes. Les autres rôles d'arrière-plan sont interprétés par MM. Clément, Bernaert, Gilibert, Marris, Lonati et Thierry.

 

Ballet très bien réglé par Mlle Marquet, décors de MM. Lavastre et Carpezat, costumes de M. Bianchini et orchestre mené par M. Danbé, tout cela fait un tout excellent, assurant à Benvenuto, en dehors de sa valeur propre, toutes les conditions de succès que peuvent rêver des auteurs même difficiles.

 

 

 

01 janvier 1891

 

I

 

Parmi les chênes verts et les pins odorants, sur les bords de la Méditerranée, s'élève le palais rustique du roi, père de Gyptis. La jeune Gauloise n'a point aimé encore. On lui destine pour époux Gaël, un rude chef, qui bientôt va venir et qu'elle acceptera sans murmurer, bien que d'instinct elle redoute ces guerriers farouches, toujours parés de sanglantes dépouilles. Gaël vient. Pour la charmer et la séduire, il lui présente des cuirasses brisées et souillées, des épées conquises dans quelque récente bataille. Elle détourne les yeux avec horreur ; toutefois, elle accepte les hommages de Gaël : pour obéir à son père, elle se prépare à lui offrir, dans un festin qui aura lieu le jour même, la coupe des solennelles accordailles.

 

Mais, seule, elle reste troublée. Ce n'était point cet amour-là qu'elle avait rêvé. Et tandis qu'elle songe, non sans tristesse, à sa future destinée, un chant monte de la mer bleue, un chant plein de douceur et de gaieté, de matelots heureux de toucher au rivage.

 

Un jeune Grec d'Ionie, à la parole de miel, au clair visage, tenant à la main, au lieu de glaive, une branche d'olivier, se présente tout à coup devant elle. Il l'interroge sur ce pays inconnu, au rivage duquel sa nef vient d'aborder. Gyptis se nomme ; elle est la fille du roi de ce pays. Et c'est alors, entre les deux jeunes gens, un échange de paroles émues. Sur eux, l'amour plane sans qu'ils s'en doutent encore !

 

Gaël survient. A la vue du bel étranger, parlant dans une intimité qui l'offense à celle qu'il regarde déjà comme son bien, il s'irrite ; il touche à son épée ; il menace et il provoque. Et le sang coulerait, si le vieux roi n'intervenait pour faire respecter celui qui, abordant sur sa terre, est déjà considéré comme son hôte. Le Grec Euxenos est donc invité au festin des fiançailles de Gyptis. Gaël souffre de cette faveur accordée à celui qu'il regarde déjà comme un rival ; mais, pour l'amour de Gyptis, il courbe la tête, il se résigne. Le sang ne coulera pas.

 

Dans la grande salle, au milieu des chefs gaulois tout armés, à qui des serviteurs versent à flots l'hydromel et la bière forte dans des cornes et dans des coupes, viennent Gyptis, le roi son père, et Gaël, arrogant et fier, et Euxenos, mélancolique, ayant reçu des yeux de Gyptis le trait d'amour dont il va mourir, si les dieux ne font en sa faveur quelque prodige.

 

Les convives s'animent. Gaël chante les violentes joies de la mêlée ; ses amis autour de lui poussent leur cri de guerre : « Amrah ! Amrah ! » avec une énergie farouche. Euxenos est prié de chanter à son tour. Il se lève : il dit les joies pures de l'homme devant la venue lumineuse de l'Amour. Au lieu de la guerre impitoyable, il célèbre les charmes de la Paix, née de l'Amour !

 

Et Gyptis, extasiée, séduite, prend sur l'autel sacré de la famille la coupe des accordailles. Mais ce n'est pas à Gaël qu'elle la présente, c'est à Euxenos.

 

Le Gaulois veut encore se précipiter sur son rival ; on l'arrête, on l'éloigne. Euxenos et Gyptis seront unis. Et à cette place même s'élèvera une ville dont ils seront les fondateurs.

 

Telle est la légende que nous racontent, en vers très bien faits, très poétiques, MM. Marius Boniface et Édouard Bodin. C'est, en somme, la légende bien connue de la fondation de Marseille, la Phocée antique, présentée par eux dans sa quasi nudité primitive. Sur cette légende M. Noël Desjoyeaux a écrit la partition importante dont j'ai à parler aujourd'hui.

 

J'aurais dû commencer par expliquer que la première représentation de cet ouvrage lyrique en deux actes a eu lieu au Théâtre des Arts, c'est-à-dire à Rouen, dont le directeur, M. Taillefer, poursuit avec une grande intelligence et une activité pratique des plus louables une œuvre de décentralisation fort profitable aux intérêts de l'art contemporain.

 

Nous avons, peu de jours après la représentation de Salammbô à ce théâtre, été conviés à y entendre la partition de M. Noël Desjoyeaux.

 

Le jeune compositeur de Gyptis est un élève de M. Massenet ; il a été même, me dit-on, accompagnateur de sa classe au Conservatoire. Il ne me semble pas, toutefois, en avoir adopté servilement l'enseignement. Bien doué, instruit dans son art, on le sent soucieux d'une formule personnelle. Si cette personnalité ne se dégage pas encore nettement, si on relève, au courant de l'œuvre, de fréquents retours vers la manière de son premier maître, on y constate du moins une réelle fermeté de main, une tenue, une clarté, une abondance et à la fois une variété d'impressions, qui me semblent du plus heureux présage pour la suite de sa carrière.

 

Le poème est, je le répète, d'une simplicité élémentaire ; le musicien a épousé ce poème, avec le louable parti pris de n'en pas forcer la proportion ; il l'a revêtu de sa parure musicale sans en déformer la ligne. Le chœur du début, « La Mer rayonne », où les voix des femmes s'associent aux accords aériens des harpes ; le chœur guerrier : « Chantez, enfants des Gaules », les phrases initiales de Gyptis, son aspiration touchante : « J'aimerais un cœur tendre », tout cela est fait pour prédisposer très heureusement l'auditeur, que la suite de cette partition charme réellement tout à fait.

 

Le monologue de Gyptis, l'arrivée des matelots grecs, la rencontre avec Euxenos, le duo qui suit cette rencontre, complètent agréablement le premier acte, auquel le second pourtant me semble préférable : il a plus de couleur, plus de grandeur et de variété encore. Il contient un petit divertissement qui est d'une grâce et d'une légèreté merveilleuses.

 

Le chant barbare de Gaël fait une opposition très caractéristique à l'hymne d'Euxenos à l'Amour. Ces deux pages si différentes ont séduit également le public.

 

Le succès de cette partition a été très franc et très vif. En somme, je crois fermement qu'un vrai compositeur dramatique nous est né en la personne de M. Noël Desjoyeaux. Et à cette  opinion j'ajoute de nouveau ce regret que Paris soit si en arrière dans ce mouvement musical de notre temps, qu'il faille aller chercher à l'étranger ou dans les départements des œuvres petites ou grandes qu'il devrait être le premier à nous donner.

 

Une jeune artiste, Mlle Jane Guy, douée d'une voix pure et brillante, d'un sens dramatique remarquable, d'une physionomie singulièrement expressive s'est révélée dans le rôle de Gyptis. C'est son début au théâtre. Je voudrais voir Mlle Jane Guy sur une scène parisienne. Elle y retrouverait certainement un succès égal à celui qu'elle a très franchement obtenu à Rouen.

 

M. Leprestre compose et chante avec sentiment le rôle d'Euxenos. Il est bon comédien ; je ne lui ferai qu'un léger reproche, c'est de donner trop au vaillant et poétique Ionien la physionomie d'un amoureux navré, — et je profite de cette occasion pour rappeler qu'en lui accordant les éloges qu'il méritait pour sa création du prêtre Shahabarim, dans Salammbô, j'avais oublié de le nommer.

 

On sait les belles qualités du baryton Mondaud. Elles sont toutes très bien mises en lumière dans le personnage de Gaël.

 

Mme de Béridez personnifie Rhoda, la confidente de Gyptis ; elle a peu à chanter, mais elle compose cette figure de fille gauloise d'une façon très originale. Les longs cheveux blonds sur les joues, les traits aux lignes nettes, l'accoutrement archaïque la font ressembler à certains types de l'école des primitifs, voisins de celui de la sainte Ursule de Memling, qui est à l'hôpital Saint-Jean de Bruges.

 

L'orchestre est magistralement conduit par M. P. Flon, dont la représentation de Salammbô nous avait permis de constater déjà les belles et solides qualités. La musique de M. Noël Desjoyeaux est d'une écriture dont l'interprétation ne va pas sans de sérieuses difficultés. M. P. Flon a été pour le jeune compositeur un très précieux auxiliaire.

 

Des décors pittoresques, lumineux et simples, encadrent l'action de Gyptis.

 

M. Taillefer, qui réalise en si peu de temps la difficile mise en train d'œuvres considérables ou délicates telles que Salammbô et Gyptis, qui nous prépare Lohengrin et Velléda, quatre ouvrages pour une seule saison, mérite les plus grands éloges.

 

II

 

Après le très centenaire Voyage de Suzette, la Gaîté avait une tâche difficile à remplir : celle de le remplacer par un autre ouvrage d'un égal attrait, sinon d'une égale valeur. — Le directeur de ce théâtre a choisi et longuement préparé la Fée aux Chèvres, opéra-comique à grand spectacle en trois actes et quatorze tableaux, de MM. Paul Ferrier et Albert Vanloo, musique de M. Louis Varney.

 

La Fée aux Chèvres, c'est Yvette, la nièce du comédien La Crémade, ou, pour mieux dire, c'est le Chat botté, car elle tient dans l'ouvrage le rôle bienfaisant du chat fabuleux du bon Perrault.

 

On a joué autrefois au Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet une Chatte merveilleuse dont la musique était, je crois, de Grisar et le poème de M. d'Ennery. Le principal rôle était créé par Mme Cabel. — Qui s'en souvient ? L'ouvrage était pourtant fort agréable en son genre tout de fantaisie et de convention.

 

Dans la Fée aux Chèvres, il s'agit du jeune marquis de Carabas, — je veux dire du jeune marquis Roger de Saint-Luz, héritier de biens immenses, en vertu d'un testament malheureusement perdu. Des collatéraux avides lui disputent ce bien. L'un d'eux, Annibal d'Escornebœuf, le fait consentir à un désistement à son profit, moyennant une maigre rente. Roger est amoureux de Mlle de Cadéac, tout au moins il la recherche en mariage et ne l'aura que s'il est un marquis ayant vraiment du bien au soleil.

 

Yvette la chevrière, toute dévouée au jeune homme, pour des motifs que je n'ai point clairement démêlés, entreprend de faire son bonheur. Avec l'aide de son oncle, le comédien La Crémade, et des artistes de sa troupe ambulante, elle fait passer Roger de Saint-Luz pour un vrai marquis de Carabas, possédant châteaux, prés et vignes ; mieux encore, sous les habits d'une servante auvergnate, elle se présente à l'indélicat cousin du marquis, le très vieux et très inflammable Annibal d'Escornebœuf ; dans une scène de séduction, elle obtient de lui l'acte de désistement du jeune marquis et brûle cette pièce compromettante.

 

Il ne s'agit plus que de faire envoyer en possession de son héritage Roger de Saint-Luz. Grâce à la protection des fées, qui la conseillent en songe, elle y parvient en découvrant dans un vieux recueil de contes, où elle achève de lire à des enfants les prouesses du Chat botté, le fameux testament perdu.

 

Et tout devant finir au mieux, Roger de Saint-Luz s'aperçoit que ce n'est pas vraiment Mlle de Cadéac qu'il aime, mais bien réellement Yvette. Et il l'épouse, tout comme dans un conte bleu.

 

Tout cela languit un peu à travers les lenteurs forcées d'une mise en scène compliquée et luxueuse. Il y a là des bœufs, des chevaux, un veau, des agneaux, des moutons, des chèvres, toute une ménagerie, difficile à faire manœuvrer, recherche de mise en scène curieuse, préoccupation d'art décadent, dont on se passerait bien, car elle doit donner beaucoup de peine aux régisseurs et n'ajoute pas à l'action un attrait comparable à celui de la cavalcade originale du dernier tableau du Voyage de Suzette.

 

Ce qui est d'un pur charme et d'une poésie exquise dans cette mise en scène, c'est le tableau à transformation du Rêve d'Yvette. Dans une forêt enchantée, sous la splendeur d'une lumière sidérale, se meuvent tout à coup, s'entremêlent et dansent quatre ou cinq groupes d'esprits et de fées ; les fées ruisselantes d'or et de pierreries, les esprits personnifiant les éléments, vêtus d'étoffes brillantes et diaphanes : la Terre en sa parure de velours vert foisonnant de fleurs merveilleuses, l'Air en ses voiles d'azur pâle, l'Eau en sa blancheur argentée, le Feu vêtu de flammes légères.

 

Jamais peut-être le théâtre décoratif ne nous a donné un tableau d'une harmonie si séduisante et d'un goût si exquis.

 

La musique de M. Louis Varney est d'un art très aimable ; le genre auquel elle appartient amène forcément ce qu'on appelait autrefois le couplet de facture ; il y a ainsi dans la Fée aux Chèvres beaucoup de pages de facture, où l'on sent que le compositeur a plus demandé à son formulaire qu'à son imagination.

 

Là où il a brillé d'un éclat tout particulier, c'est dans le ballet du Rêve d'Yvette ; il a trouvé, pour envelopper ce tableau féerique, des harmonies très délicates ; sa musique y revêt une grâce voilée d'une distinction réelle.

 

Yvette, c'est Mlle Samé, naguère applaudie à l'Opéra-Comique. Elle porte, pourrait-on dire, tout le poids musical de l'ouvrage ; charge peut-être lourde pour sa voix, faite plutôt pour les nuances spirituelles que pour les traits éclatants. Elle joue bien, avec plus de recherche que de naturel ; son succès très inégal a été, au résumé, fort vif. A côté d'elle, Mlle Gélabert, dont la part musicale est assez mince, s'est fait chaleureusement applaudir. M. Vauthier, avec son jeu très en dehors, est un amusant La Crémade. M. Alexandre, habitué à jouer les amoureux comiques, tient un peu dans le ton de la grisaille le rôle de Roger de Saint-Luz. MM. Fugère et Mesmaecker sont des comiques fort divertissants.

 

Le ballet est réglé par Mme Mariquita avec une ingéniosité rare.

 

Voilà encore, en définitive, un spectacle très agréable et très brillant, une pièce d'honnête allure, une partition légère, qui vont faire vraisemblablement durant tout l'hiver les beaux soirs du théâtre de la Gaîté.

 

 

 

15 janvier 1891

 

On a pris, et vraisemblablement on gardera l'habitude de témoigner peu de bienveillance aux œuvres nées d'un concours. On les traite au moins avec un certain dédain, comme si rien de vraiment recommandable ne pouvait sortir de ces luttes entre compétiteurs de tout âge, de toute qualité et de toute provenance. Le tort commun du public et même des juges, en cette occasion, est de vouloir exiger d'un concours un quasi chef-d'œuvre, tandis qu'il ne leur doit en réalité qu'une œuvre digne d'encouragement, ces épreuves étant surtout destinées à mettre en lumière des auteurs jeunes ou nouveaux.

 

Tel est le cas du concours Crescent, institué pour aider les compositeurs au début de leur carrière et qui menace de devenir, dans un délai peu éloigné, d'une réalisation fort laborieuse.

 

Ou bien le concours préalable pour les poèmes ne donne pas d'ouvrage acceptable, ou bien l'ouvrage primé ne rencontre pas un compositeur de force à s'imposer au choix du jury. Alors tout est à recommencer, et ces mécomptes déprécient singulièrement l'institution. Après peu d'années, elle semble déjà caduque ; un temps viendra peut-être où elle ne tentera plus aucun concurrent. Il faudra alors aviser, s'entendre avec les héritiers du fondateur, et trouver d'un commun accord, et légalement, le moyen de faire, selon un nouveau procédé, bénéficier les compositeurs français de sa généreuse idée.

 

J'ai vu de près comment se passent les choses, c'est-à-dire très simplement, très honnêtement, avec le très réel désir, de la part de tous les juges, de trouver dans les manuscrits et les partitions apportés au concours une perle rare. Par deux fois, l'honneur m'est échu, au ministère des beaux-arts, de faire partie de ce jury. La première fois, notre choix s'est arrêté sur un petit acte léger et aimable : Dans les nuages, sur lequel aucun compositeur n'a écrit une partition ayant mérité le prix, selon l'appréciation de la section musicale. La seconde, un poème a été distingué et l'une des partitions écrites sur ce poème a été à son tour primée. C'est à cette double chance heureuse que nous avons dû la représentation, à l'Opéra-Comique, le 31 décembre 1890, de l'Amour vengé, opéra-comique en deux actes, en vers, de M. L. Augé de Lassus, musique de M. Léon de Maupeou.

 

Malgré une prime réglementaire de 10 000 francs allouée au directeur chargé de monter l'ouvrage, ce dernier a bien attendu son tour pendant deux années. Cela semblerait prouver la prospérité du théâtre de l'Opéra-Comique, où cependant il n'y a pas eu, ces derniers mois, que je sache, abondance d'œuvres marquantes ; cela pourrait accuser aussi une indifférence assez singulière ; mais ces questions d'économie administrative ne sont point du ressort de la critique musicale. Il nous suffit de dire qu'il s'en est fallu de peu que la partition du concours actuel ait été choisie avant la représentation de l'œuvre de MM. de Lassus et de Maupeou. C'eût été d'un moral et curieux enseignement !

 

Le poème de M. Augé de Lassus est un aimable badinage mythologique, où l'on voit l'Amour aux prises avec le maître des Dieux. Jupiter est en veine de vertu ou tout au moins de respectabilité : il expose que l'Amour en prend trop à son aise avec les mortels et les dieux, que « le monde entier demande une réforme, que les bonnes mœurs s'en vont », et, à ces causes, il le bannit de son Olympe, et le fait charger de chaînes, — chaînes qui ne sont, il est vrai, que des guirlandes de roses, — et attacher à l'un des poteaux d'une treille.

 

Éros jure bien qu'il s'échappera et fera payer cher au Maître son injuste sévérité. Silène sera l'instrument de cette délivrance et de cette revanche. Il arrive, traînant sa lourde panse, l'œil allumé, la figure barbouillée de lie, s'étayant aux épaules de deux complaisantes Bacchantes ; il embouche goulûment son amphore et la vide ; après quoi, supplié par l'Amour captif, il le débarrasse de ses liens, à la condition qu'il inspirera à quelque belle fille une folle passion pour lui, malgré son âge et sa figure d'éternel biberon.

 

Tout justement, peu d'instants après, passe Antiope, nymphe rêveuse, figure d'idylle, en sa blanche tunique, les mains pleines de fleurs des blés, qu'elle vient de cueillir. Elle s'endort sous les arbres. C'est là que Jupiter la trouve, en même temps qu'il peut constater la fuite de son captif. La vue d'Antiope l'en console vite. La jeune fille s'éveille. Jupiter lui parle, se nomme ; mais Antiope ignore l'amour et elle a peur de l'apprendre du Maître des dieux. Méconnu d'elle, il la chasse avec fureur, tandis que Silène vient et passe, au milieu de son joyeux cortège de Faunes et de Bacchantes, en disant à Jupiter qui veut l'arrêter : « Je vais aimer. »

 

Et celle qu'il va aimer, qui l'aimera de par la malicieuse puissance d'Éros, ce sera Antiope. C'est elle, en effet. Silène, charmé des façons de la naïve fillette et tout frémissant d'aise, se dispose à souper avec elle, sous la treille fleurie, quand Jupiter intervient, furieux, et promet à Silène, s'il ne renonce à son grotesque pourchas, de le pourvoir soudain et à tout jamais d'une tête d'âne.

 

Silène épouvanté quitte la place, malgré les instances d'Antiope. Jupiter alors rend à l'Amour l'hommage que ce dernier exige, en compensation du mauvais traitement qu'il a subi. Il se met à genoux devant lui et fait amende honorable. Les yeux d'Antiope s'ouvrent alors à l'amour véritable. Un duo final consacre la tendresse du Roi des dieux et de la Nymphe. Et le tout se termine par une triomphale bacchanale que mène le bon Silène en l'honneur du grand olympien.

 

Il y avait dans ce sujet la substance d'un acte. Il a plu à l'auteur de le développer en deux. Il ne l'en faut point blâmer ; il l'a fait d'une main légère et a revêtu toutes ces scènes d'une forme agréablement railleuse qui leur a valu les suffrages du public, consacrant ainsi le choix du jury des beaux-arts.

 

Le collaborateur musical de M. Augé de Lassus, M. Léon de Maupeou, est un compositeur déjà bien connu par quelques pièces symphoniques exécutées avec succès dans les concerts du dimanche. C'est un musicien de profession et de tempérament, auquel son nom et sa situation dans le monde ne manqueront pas de rendre à l'occasion la carrière difficile. Sa persévérance triomphera de ces premiers obstacles de la vie militante. Elle en a triomphé déjà, comme vient de le démontrer l'expérience du concours.

 

Je connais depuis longtemps M. Léon de Maupeou ; ce que j'ai entendu de ses premiers essais de musique dramatique me le montrait prédisposé aux formes graves de l'art. J'ai eu la vive et agréable surprise de le trouver, dans l'Amour vengé, fort expert aux grâces et aux traits qui caractérisent la musique légère et comique. Tout le rôle de Silène est traité dans un ton de belle humeur et d'esprit qui ont fort charmé le public.

 

Le côté sentimental et amoureux a chez lui moins de relief ; il offre aussi, il le faut dire, bien plus de difficultés, quand l'auteur se présente sur un théâtre où vibrent encore les échos des délicates inspirations de Philémon et Baucis et de Mireille.

 

La partition de l'Amour vengé débute par une longue ouverture, prolégomène exigé par le programme du concours et qui n'est pas une des pages les moins intéressantes de l'ouvrage. L'auteur y a eu le bon goût de rester dans la note juste de son sujet pastoral, ce qui n'est pas un mince éloge à lui adresser en ce temps ou, à propos du moindre acte, bien des jeunes musiciens déchaînent après nous toutes les sonorités de l'orchestre pour nous démontrer leur savoir-faire. « Il ne s'agit que d'une idylle, semblent-ils dire ; jugez un peu s'il s'agissait d'une épopée ! »

 

L'Opéra-Comique qui, s'il ne fait pas les choses vite, les fait au moins avec soin, a donné à l'Amour vengé le cadre d'un décor lumineux et gai et l'agrément de costumes très jolis en leur simplicité presque académique. Fugère a été étourdissant de verve et de finesse dans le bonhomme Silène ; Mlle Chevalier est un Amour d'une plastique irréprochable, habile comédienne et chanteuse de vraie valeur ; Mme Bernaert, de sa voix pure et frêle, exprime avec beaucoup de charme les émotions douces d'Antiope, et M. Carbonne donne à Jupiter une physionomie qui, pour être tout humaine et familière, ne va pas sans la noblesse qui convient.

 

Je voudrais dire en terminant quel sera l'ouvrage que nous prépare maintenant la direction de l'Opéra-Comique ; mais on lui prête tant de projets ; elle-même en affirme tant, que je n'ose me risquer dans le domaine des informations.

 

 

 

01 février 1891

 

I

 

L'Opéra, en cette dernière année de son privilège, a entrepris de passer en revue toutes les œuvres montées au cours d'une direction jusqu'ici très heureuse, car parmi ces œuvres relativement nombreuses on n'a eu vraiment à compter qu'un seul insuccès.

 

Après Sigurd, à qui la rentrée de Mme Caron a donné un vif attrait, et au cours des représentations d'Ascanio, dont les plus récentes ont révélé au public en Mlle Domenech une très intéressante artiste, est venue la reprise de Patrie !, le remarquable ouvrage de M. Paladilhe.

 

M. Lassalle y a retrouvé, dans ce quatrième acte, certainement un des plus beaux qui soient au théâtre, le succès considérable et mérité qui avait, dès le début, accueilli sa création dans le rôle cornélien du comte de Rysoor.

 

Mme Bosman, cantatrice à la voix d'une inaltérable pureté, très charmante sous les traits de dona Rafaële ; M. Plançon, représentant avec une ampleur superbe le terrible duc d'Albe ; l'agréable ténor Vaguet dans La Trémoille ; un très bon Noircarmes suppléant le créateur du rôle, M. Dubulle, momentanément éloigné du théâtre par le soin de sa santé, assuraient à cette reprise, à côté de M. Lassalle, tout l'éclat dont elle est digne.

 

M. Duc reparaissait sous les traits de Karloo, jusqu'ici sa plus importante création. L'intérêt nouveau de la soirée résidait dans le choix de l'interprète du rôle de Dolorès, successivement tenu par Mme Gabrielle Krauss et par Mlle Eva Dufrane. Dolorès, c'était, cette fois, Mlle Adiny [Adini], dont la taille imposante, la physionomie expressive, les grands yeux pleins de passion et de flamme, font comme le type rêvé de l'amoureuse et impitoyable héroïne du drame. On sait la valeur de la cantatrice, mais ici cette valeur n'a qu'une utilité de second plan : ce n'est pas seulement une cantatrice qu'il faut pour Dolorès, c'est une tragédienne. Mlle Adiny a interprété d'une façon vraiment supérieure la fameuse et écrasante scène de la dénonciation. Dolorès comptera au premier rang dans le répertoire des rôles qu'elle a créés ou repris à l'Opéra.

 

On a revu avec le plus grand plaisir et chaleureusement fêté Mlle Subra, dans ce joli ballet de Patrie ! qui, avec celui d'Ascanio, et celui du Cid, compose le plus charmant trio d'intermèdes chorégraphiques que l'Opéra nous ait donné depuis le ballet de Faust.

 

C'est, au milieu de ces trois ouvrages, â l'heure chère aux abonnés, un délicieux temps d'arrêt où se complaisent même les plus rigoureux partisans de la loi de l'unité, ceux qui conçoivent le plus difficilement qu'il soit permis d'interrompre aussi longtemps l'action dramatique par un divertissement n'ayant communément avec elle qu'un lien des plus fragiles.

 

La reprise du Cid, suivant de très près celle de Patrie !, va nous rendre Mme Caron dans Chimène. Elle n'a pas créé le rôle, mais elle l'a fait intimement sien, par ce don tout spécial qu'elle possède d'une intensité d'accent, d'une variété d'attitudes ; d'une sobre éloquence de gestes que toutes les leçons de l'école ne sauraient apprendre à une artiste ne les tenant pas d'une grâce spéciale de la nature.

 

II

 

Une excursion dans le domaine de la fantaisie, — fantaisie à laquelle l'art sérieux peut avoir parfois à gagner, — m'a fait assister à l'une de ces soirées du Chat noir, où se coudoient, dans une salle minuscule, les journalistes et les poètes, les artistes célèbres là et aux alentours, et les illustrations de tout genre, académiciens et membres de l'Institut, s'égayant comme des écoliers aux chansons de Meusy et de Jules Jouy, goûtant dans cette libre intimité de deux heures la tranquille et pure joie d'un esbaudissement parfait, sous l'œil paternel du maître du logis, « le gentilhomme Salis », comme il se qualifie lui-même, modestement.

 

On a vu là, plus ou moins illustrés de musique, une série de gais ou spirituels tableaux, dont je n'ai à retenir qu'un seul comme appartenant à la chronique musicale, le Roland de M. G. d'Esparbès. C'est une vraie partition, dans laquelle Roland donne la réplique à la belle Aude, et que domine le récit épique. La musique est d'un beau caractère de simplicité et mériterait d'être entendue sans préoccupation d'aucune sorte. Pour en parler en détail, il y faudrait revenir, car là, en cette première soirée, cette préoccupation troublante dont je parle était en réalité fort impérieuse, Elle venait du décor accaparant le regard au détriment de l'attention de l'oreille. Très curieux, très nouveau ce décor, ou plutôt ces trois décors, le palais d'Aude, les Pyrénées et le Val de Roncevaux, conçus avec une remarquable entente de la lumière et dont les peintres de nos grands théâtres étudieraient avec profit l'ingénieux procédé dans ce cadre qui ne mesure pas deux mètres carrés et où les choses apparaissent revêtues d'un surprenant caractère de grandeur.

 

Le ciel lumineux, étrangement profond et mobile donne l'illusion exacte du vrai ciel ; il enveloppe d'une atmosphère légère la silhouette des architectures, des végétations et des masses de toute sorte. Une coloration juste, une recherche heureuse des oppositions naturelles de lumière et d'ombre prête à ces petits tableaux un charme exquis. C'est comme une floraison de couleurs harmonieuses sous le soleil.

 

Pour les grands effets pittoresques que recherchent parfois les compositeurs à l'Opéra et à l'Opéra-Comique et auxquels la musique emprunte en certains cas un appoint de valeur, rien ne conviendrait mieux que l'application de ce genre de décoration, dont le peintre et le metteur en œuvre est M. Henri Rivière.

 

Mais cette réforme de l'art du décorateur, encore enfantin dans certains détails, cette réforme serait-elle applicable à un cadre immense ; pourrait-on en faire disparaître ces bandes d'air, ces raccords de fond, si disgracieux à l'œil, si nuisibles à l'impression ? C'est une question à laquelle seraient seuls en état de répondre les Lavastre, les Rubé, les Chaperon, les Carpezat, tous ces artistes dont les conceptions presque toujours si grandioses, se trouvent parfois, à l'exécution, en présence d'une machinerie défectueuse et d'antiques procédés d'équipement.

 

III

 

Parmi les multiples et relativement petits événements de cette quinzaine, un grand et triste événement est soudainement intervenu : la mort de Léo Delibes, que faisait craindre dans un certain délai une maladie jugée sans remède, mais qu'on n'avait pas redoutée aussi foudroyante. Paris perd en lui un homme des plus aimables et un artiste des plus délicats.

 

Léo Delibes était l'un des deux plus jeunes membres de la section de musique, à l'Académie des beaux-arts. Une carrière très vite et très brillamment remplie lui avait valu cet honneur rare d'un siège à l'Institut.

 

Né en 1836, il débutait vingt ans après dans la carrière musicale, aux Folies-Nouvelles, début modeste, dans une saynète en un acte, que devaient suivre, aux Bouffes-Parisiens, au petit théâtre des Champs-Élysées, au Kursaal d'Ems, à l'Athénée, aux Variétés, au Théâtre Lyrique, maintes œuvres, toutes fleuries de gaieté et de jeunesse où se dépensait, avec une expansion charmante, l'imagination du compositeur.

 

Cela dura dix années, après lesquelles les portes de l'Opéra s'ouvrirent, ou plutôt s'entr'ouvrirent pour lui. On lui confia la composition d'un acte du ballet : la Source, que l'auteur principal, Minkus, tardait à livrer, et comme Léo Delibes s'acquitta à merveille de cette tâche, il en résulta la commande d'un ballet pour lui tout seul cette fois.

 

Ce ballet fut Coppelia : de ce jour date l'évolution de Léo Delibes vers sa formule définitive. Il commença par révolutionner te genre, en apportant, dans l'écriture de la musique chorégraphique, un choix d'expressions, une délicatesse de pensées, que jusqu'alors on n'y avait qu'exceptionnellement rencontrés. La simple musique de danse eut désormais pour compagne la symphonie scénique. Ce fut un succès comme l'Opéra n'en avait point connu jusqu'alors. Bientôt vint Sylvia, un autre ballet, qui consacra la réputation de son auteur.

 

Mais, entre temps, Léo Delibes, très fin Parisien, s'était soucié d'échapper à une classification dont ne manquait pas de le menacer le grand succès de Coppelia. Il entendait n'être pas pris pour un simple compositeur de ballets.

 

C'est pourquoi il avait donné, dès 1873, à l'Opéra-Comique, le Roi l'a dit, une partition toute d'esprit, de verve et de grâce, qui ne réussit qu'imparfaitement, malgré tant de qualités, desservies peut-être par les menus détails d'une action dramatique dont l'idée première fut pourtant une des inventions les plus amusantes d'Edmond Gondinet.

 

L'Opéra-Comique dut ensuite à Léo Delibes Jean de Nivelle, un ouvrage quelque peu hybride, et enfin Lakmé, la plus pure expression du génie du compositeur, partition poétique, pittoresque, animée d'une grâce spirituelle, d'une émotion vraie, qui la placent au premier rang des œuvres de demi-caractère dues à notre école contemporaine.

 

Un nouvel opéra, Kassya, devait ramener le nom de Léo Delibes sur les affiches du théâtre de l'Opéra-Comique, d'où il a disparu depuis trop longtemps. Cette œuvre, complètement achevée comme partition, n'est pas entièrement instrumentée. Le travail nécessaire sera fait par une main amie, et le public connaîtra ce dernier ouvrage.

 

Léo Delibes nous laisse le souvenir d'un musicien de pure race française. Tempérament franc, artiste exquis, amoureux de la perfection de la forme, il a marqué parmi les nôtres comme le représentant de l'art le plus aimable et le plus raffiné.

 

 

 

15 février 1891

 

I

 

La patriotique figure de Jeanne d'Arc revient maintenant comme périodiquement au théâtre ; elle s'y présente, soit amplifiée, selon la libre fantaisie du dramaturge, soit dans la nudité sacrée de la légende, mais toujours enveloppée de musique, atmosphère dans laquelle ses paroles semblent vibrer d'une façon plus intense et plus touchante.

 

Dans l'avenir, la Geste de Jeanne la Pucelle deviendra sans nul doute le sujet d'une œuvre éminemment populaire, simple et naïve comme un panneau de vitrail, telle qu'il faut qu'elle soit pour rester en communion avec l'âme de la foule. Quelqu'un prendra toutes les chroniques, toutes les pièces du procès de la Sainte guerrière et en composera une suite de scènes d'où se dégagera, encore plus pure que jusqu'ici, cette figure si attirante, si suggestive de nobles sentiments et de hautes pensées.

 

A ne remonter qu'à une vingtaine d'années, nous comptons quatre ouvrages importants inspirés par Jeanne d'Arc : l'opéra de Mermet qui, si ma mémoire ne me trompe pas, servit à l'inauguration du nouvel Opéra ; la tragédie de J. Barbier, illustrée d'une partition de Ch. Gounod ; plus récemment le mimodrame de l'Hippodrome avec la musique de Ch.-M. Widor, et enfin, en cette dernière quinzaine, la Jeanne d'Arc de M. Fabre, représentée sur le théâtre du Châtelet et pour laquelle M. Benjamin Godard a composé une importante suite symphonique.

 

De ce drame, je n'ai rien à dire. Il m'appartient seulement de parler de la musique de M. Benjamin Godard. Je le retrouve dans cette partition avec toute la fougue, toute l'abondance de son tempérament, sa recherche des sonorités imposantes et terrifiantes et aussi sa grâce naturelle.

 

La page initiale de l'œuvre a vivement impressionné l'auditoire ; la ronde chantée sous le chêne des fées est d'un joli caractère, le ballet à Chinon, devant le roi, d'une vive originalité. Deux épisodes vocaux le précèdent : ce sont les dicts d'un ménestrel personnifié par M. Morlet et qui ont valu au compositeur et à son interprète les justes honneurs du bis.

 

La marche du Sacre est très variée d'aspect, comme les groupes qu'elle accompagne. Le dernier tableau fournit prétexte à deux formidables pages, le Dies iræ et le Miserere suivant la menée de Jeanne au supplice. Le Dies iræ, dont chaque trait est ponctué par des coups de caisse et des retentissements d'airain, a une réelle grandeur tragique ; le Miserere met dans l'âme le sentiment d'une tristesse poignante.

 

C'est une belle œuvre que cette partition réduite au modeste rôle d'un accompagnement dramatique.

 

Je ne dois pas oublier un chœur de soldats avant et après la bataille, d'une allure très franche et d'un accent très personnel. Je note aussi les quelques mesures de l'hymne patriotique moderne accentuant en fin d'acte les paroles enflammées de l'héroïne. C'est un de ces anachronismes à effet comme les aime fort le compositeur.

 

II

 

Au Nord et au Sud les directeurs s'agitent avec un zèle louable. M. Taillefer, actuellement directeur du Théâtre des Arts à Rouen et dont j'ai eu, par deux fois, l'occasion de signaler l'esprit d'initiative, a été le créateur du Théâtre-Français à Nice, où l'a remplacé M. Gunsbourg. Ce dernier semble vouloir lutter d'émulation avec lui. Tandis que M. Taillefer apporte aux Parisiens et aux Rouennais la primeur de Salammbô en France, fait connaître la Gyptis de M. Desjoyeaux, représente Lohengrin et prépare la Velleda de M. Lenepveu, — œuvre doublement nationale à Rouen, puisque l'auteur est un pur Français et à la fois un pur Normand, — M. Gunsbourg, qui nous donnait, l'an dernier, l'opéra populaire de Glinka la Vie pour le Czar, vient, coup sur coup, d'offrir à la presse parisienne le Richard III de M. Émile Blavet, musique de M. Gaston Salvayre, et la Prise de Troie d'Hector Berlioz.

 

Richard III a été représenté pour la première fois à Pétersbourg il y a quelques années. Je regrette de n'avoir pu le voir à Nice et d'avoir manqué une aussi belle occasion de comparer M. Émile Blavet à William Shakespeare, qui lui a fourni les premiers éléments de son livret. Pour le surplus, il faut que je m'en rapporte aux renseignements des nouvellistes qui nous certifient le favorable accueil fait à cet ouvrage. M. Gaston Salvayre est un généreux tempérament de musicien : il a fait avec le Bravo une œuvre intéressante, et séduisante, et colorée ; moins, beaucoup moins heureux avec la Dame de Monsoreau, il paraît avoir donné dans Richard III une note bien supérieure. Ce compositeur d'une rare fécondité et d'une incontestable puissance de production me paraît, à en juger par tout ce que je connais de lui, devoir réussir surtout dans les sujets où la grâce, l'élégance de la forme, la libre allure de la déclamation musicale peuvent s'associer aux éclats soudains de la passion humaine. Je veux dire, pour parler plus clairement, que sa formule définitive me semble, en somme, devoir être celle du Bravo, son premier ouvrage, mais progressivement dégagée des italianismes que nos musiciens contemporains admettent moins par goût que par regrettable complaisance pour les chanteurs.

 

La Prise de Troie, dont on parle souvent comme de l'œuvre maîtresse d'Hector Berlioz, n'a été donnée qu'à l'état de sélection : deux actes auxquels s'ajoutait un acte des Troyens, faisant partie du même cycle, et qui furent représentés au Théâtre-Lyrique.

 

Cet acte est le chef-d’œuvre de la partition connue à Paris. Ceux qui, à l'ancien Théâtre-Lyrique, ont assisté à cette soirée mouvementée de la première des Troyens, dont j'ai parlé plus d'une fois ici, ont certainement gardé la profonde impression du superbe duo de Didon et d'Énée. Didon, c'était Mme Charton-Demeur ; Énée, c'était Montjauze. A Nice, cette incomparable page a trouvé des interprètes dignes d'elle ; et c'est avec un sentiment de joyeuse reconnaissance pour M. Gunsbourg, auquel ils doivent la restauration de cet ouvrage, que les dilettantes l'ont applaudi.

 

Il est d'ailleurs entièrement monté avec le plus grand soin.

 

Jusqu'à ces dernières années, subissant l'influence naturelle du voisinage, et les attaches d'une école longtemps maîtresse de tous les théâtres européens, on n'avait guère chanté à Nice que le vieux répertoire italien. En réunissant ainsi, aux portes de l'Italie, un public très composite dans une commune admiration pour l'un de nos plus grands maîtres nationaux, M. Gunsbourg a bien mérité de la patrie française.

 

Je reviens maintenant à Rouen, seulement pour dire un mot des interprètes de Lohengrin, dont j'ai le devoir de constater des efforts très louables. Ils ont produit depuis le commencement de la saison une somme de travail vraiment extraordinaire, sous la direction infatigablement active de M. Taillefer.

 

Mlle Jane Guy, dont j'ai constaté les qualités natives en rendant compte de la Gyptis de M. Desjoyeaux, est une très intéressante cantatrice dramatique ; l'organe jeune, pur, éclatant dans le registre supérieur, moins solide dans le médium, est de ceux que l'exercice améliorera et complétera ; le sentiment est parfait, l'instinct de la scène incontestable. Mlle Jane Guy me semble appelée à un sérieux avenir sur une scène parisienne, telle que l'Opéra-Comique dans les opéras de demi-caractère, ou que le Théâtre-Lyrique, quand nous l'aurons reconquis.

 

De même Mme de Béridez, qui compose ses rôles avec une véritable originalité et les chante avec beaucoup de mordant. De même encore MM. Mondaud, baryton d'un éclat et d'une vigueur peu communes, et Montfort, dont on a fort remarqué la voix puissante et solide. M. Raynaud est un ténor de valeur, dont les moyens étaient assez altérés par le surmenage des études, en cette soirée dont je parle.

 

Il y a une réelle satisfaction à pouvoir ainsi constater les ressources artistiques que la province réserve à Paris, surtout au moment où d'assez regrettables lacunes s'accusent dans la composition du personnel de nos grandes scènes.

 

III

 

L'Éden-Théâtre, en vertu d'un nouvel avatar, est retourné de la musique grave à la musique légère. L'opéra y a été remplacé par le ballet, son genre originel.

 

La Tentation de saint Antoine, tel est le titre de l'ouvrage nouveau de MM. Jaime et Georges Duval, musique de M. Auvray, compositeur jaloux, semble-t-il, du bruyant succès d'Excelsior, car il renchérit encore sur les sonorités d'usage dans ce genre abondant en effets d'une vulgarité parfois entraînante.

 

La fable de cette Tentation est d'une innocence incontestable. Le tableau final est une reproduction amusante et brillante de la planche de Callot. Le fidèle compagnon du saint ermite, son porte-bonheur, comme on dit à présent, est un agréable cochon rose, assurément cousin de celui que, dans un sonnet bien connu, le gourmand Monselet appelait tendrement : « Cher ange ! »

 

Tout cela fait un ensemble en somme assez agréable à l’œil, auquel concourent deux danseuses, Mlles Shiscino et Campana, dont la première représente la force et la seconde la grâce, en cette compagnie mimique et chorégraphique de l'Éden.

 

IV

 

Aux concerts du Conservatoire, deux fois de suite, on a exécuté une des plus belles œuvres de Camille Saint-Saëns, le Déluge, qui, conçu vers 1873, fut écrit l'année suivante et donné pour la première fois au concert du Châtelet.

 

C'est un drame symphonique en trois parties, composé sur un poème, paraphrase et parfois version textuelle du texte biblique, se lisant d'un bout à l'autre sans indication d'aucune sorte et d'où le musicien a tiré à son gré des soli, des chœurs et quelques ensembles constituant un vaste système de la plus belle tenue.

 

— Surtout, oubliez que vous écrivez pour un musicien, avait dit Camille Saint-Saëns à son collaborateur, en se conformant à un principe qu'il ne néglige aucune occasion d'exprimer.

 

Cette recommandation fidèlement suivie a permis au musicien, comme je viens de le dire, d'aller selon sa libre allure à travers le texte.

 

Le superbe prélude exprimant la tristesse de Dieu devant les fautes de sa créature, la nécessité du châtiment, l'élection de Noé, le déchaînement des colères célestes, l'invasion terrible et impitoyablement lente des eaux diluviennes, le spectacle de l'arche errante sur l'Océan désert et morne, les joies du pardon, la renaissance de la terre, la glorieuse et joyeuse alliance nouvelle de l'homme avec Dieu, tout cela est exprimé avec une puissance, avec une variété de sentiment et de coloris, avec une merveilleuse abondance de ressources orchestrales, qui font aujourd'hui du Déluge l'objet d'une admiration unanime. Cette géniale partition se classe parmi les chefs-d’œuvre auxquels nul désormais n'osera toucher.

 

Et, il y a seize ans, — il m'en souvient encore comme si c'était d'hier, — par une après-midi d'orage, dans la salle du Châtelet, à la première audition de cette trilogie, le public houleux s'interpellait au milieu des sifflets féroces et des applaudissements énergiques. C'était la bataille d'où l'œuvre devait sortir à jamais victorieuse, en cette pureté de forme, en cette force de conception que rend plus éclatantes encore l'irréprochable exécution des artistes de la Société des concerts.

 

 

 

01 avril 1891

 

I

 

C’est dans la vieille Bactriane, à une époque que le poète fixe à 2 500 ans environ avant notre ère, mettant ainsi délibérément d’accord les historiens, que s’engage l’action du nouvel ouvrage représenté pour la première fois à l’Opéra, le 16 mars.

 

Le Mage, poème de M. Jean Richepin, musique de M. Massenet, a pour héros Zoroastre, ou, pour parler selon le livret, Zarâstra, fondateur ou réformateur de la religion de ces mages, dont le but était de faire triompher Ormudz, source de toute lumière, de toute vérité et, par conséquent, de tout bien, d’Ahriman, principe de tout mal, lequel, selon la doctrine même du mazdéisme, doit un jour se confondre dans le bien universellement vainqueur.

 

Toutefois, les mages, médecins, astrologues, sorciers, devins, n’ont qu’un rôle assez accessoire dans la pièce dont ils ont fourni le titre. Il s’agit, dans la pure réalité, d’un drame d’amour, d’une action sentimentale et guerrière, telle que la réclame l’éternelle loi du théâtre et toujours la même en dépit du milieu dans lequel on place les personnages et des couleurs dont on les habille.

 

Ceux du pays d’Iran qui tiennent des Perses, ceux du pays de Touran qui tiennent des Scythes, sont en guerre, et nous apprenons tout d’abord que ceux de l’Iran, commandés par Zarâstra, sont vainqueurs. Ils ont ramené à Bakhdi, leur capitale, de nombreux prisonniers et, parmi eux, Anahita, la reine du Touran. Une entrée triomphale dans la ville, parmi les captifs accablés et les chars lourds de butin, va consacrer la gloire de Zarâstra. Il en attend l’heure dans sa tente, tandis que le troupeau des vaincus gardé à vue, sous le large ombrage des cèdres, chante mélancoliquement la chanson des tribus errantes. La nuit va finir. Les trompettes sonnent le réveil du camp. Et tandis que les prisonniers, brutalement rappelés à la réalité, se lèvent pour aller prendre leur rang dans le cortège du vainqueur, voici que parait Amrou, grand-prêtre des Dévas, qui sont, selon la tradition, les sept génies redoutés, exécuteurs des volontés d’Ahriman, et la belle Varedha, sa fille, elle-même prêtresse de Djahi, déesse de la volupté.

 

Elle aime Zarâstra ; c’est pour le lui dire qu’elle est venue, au jour levant, en compagnie d’Amrou qui paraît à ce moment n’intervenir que comme trait d’union entre la prêtresse et le héros victorieux.

 

Mise en présence de ce dernier, Varedha, très belle, très provocante, avoue avec une impudeur superbe cet amour qu’autrefois elle a dû sévèrement cacher. Ses vœux de prêtresse la rivaient à l’autel ; aujourd’hui, par son triomphe, Zarâstra est admis au rang des rois et peut relever Varedha de ses vœux !

 

Elle veut le charmer de ses paroles et plus encore de sa beauté charnelle savamment dévoilée. Lui, ne met pas moins de franchise à lui dire : « Je ne t’aime pas ! » qu’elle à lui crier : « Je t’aime ! » Elle demeure seule, désenchantée, désespérée. Son père la console et l’encourage. Il lui promet l’appui des Dévas ; il les invoque contre l’orgueilleux Zarâstra. Et à l’instant même, le hasard favorable le rend témoin d’une scène qui l’éclaire sur la véritable cause du dédain de Zarâstra pour la belle et voluptueuse Varedha.

 

Zarâstra revient, accompagné de la reine du Touran, la blonde, pâle et sauvage Anahita, sa captive, de laquelle il s’est éperdument épris. Elle se sent partagée entre sa fidélité à son peuple et la tendresse irrésistible qui l’entraîne vers son glorieux et bel ennemi. C’est ce dernier qui l’emporte. Elle écoute avec des larmes la voix des Touraniens répétant dans le lointain leur chanson mélancolique, et avec un trouble plus profond encore les paroles ardentes de Zarâstra, agenouillé devant elle. Désormais elle est à lui.

 

Hélas ! ils s’en vont et je reste ici.

Mon corps est captif et mon cœur aussi.

 

Varedha pourtant s’est éloignée ; elle songe au dédain subi ; il lui semble que la mort seule peut mettre fin à sa dure peine. Tandis qu’on chante dans Bakhdi la gloire du guerrier vainqueur, elle descend farouche et seule dans les profondeurs de la crypte du temple; elle y va cacher son suicide. Amrou intervient alors. Il lui apprend le secret de Zarâstra, son amour pour la blonde Touranienne. Maintenant, pour Varedha, il n’est plus question de mourir. Elle a une rivale. Elle entend la vaincre, arracher Zarâstra de ses bras.

 

Cependant, sur la grande place de la ville, le roi de l’Iran, entouré de légions brillantes d’archers, de prêtres et de femmes, assis sur son trône, le sceptre à la main, la tiare en tête, attend le cortège triomphal. Il paraît, sous la porte immense, entre les deux larges tours, toutes blanches sous l’ardent soleil, et défile sur les hautes terrasses pour descendre vers le roi. Voici les chefs touraniens captifs, les vierges parées de fines fourrures et de riches broderies, et le butin porté sur les robustes épaules des soldats, les vases d’or, les blocs d’argent brut, les ivoires et les cristaux et aussi les armes étincelantes, les casques et les boucliers précieusement niellés. Voici enfin Zarâstra lui-même. Il offre au roi tous ces guerriers humiliés, toutes ces richesses conquises ; il ne réserve pour lui que cette précieuse idole qu’on apporte sur une litière dorée, enveloppée de voiles brillants et immobile dans sa majesté sacrée. C’est Anahita, qui bientôt sort radieuse de ses voiles, rend hommage au roi de l’Iran et lui déclare quel lien l’attache à Zarâstra.

 

Le roi consent à l’union immédiate de Zarâstra et d’Anahita. C’est alors qu’Amrou intervient, suivi de Varedha.

 

Il déclare impudemment que le héros est lié à sa fille par un solennel serment. Varedha affirme que Zarâstra est son amant. Ce dernier se défend en vain. Tout le monde le croit parjure, même Anahita.

 

Mais, plutôt que d’épouser Varedha, découragé de la vie, en présence des accusations injustes auxquelles Anahita elle-même n’hésite pas à croire, il maudit les menteurs, les imposteurs et les parjures et s’enfuit dans la solitude, pour chercher, dit-il, de plus justes dieux !

 

C’est dans la montagne Sainte qu’on le retrouve, au milieu des mages en prière. Le poème nous dit-il si cette foule qui prie au milieu des éclairs et du tonnerre a été amenée là par la puissance de sa parole ou s’il n’est, au milieu de ces hommes, qu’un nouvel initié ? Peu importe. Il prend tout de suite à nos yeux la situation d’un Moïse au Sinaï. Il est seul sur le plus haut sommet de la montagne, face à face avec Ahoura-Mazda, le dieu tout-puissant. Sur un dernier grondement de tonnerre, il apparaît illuminé, frémissant encore sous le souffle du Verbe. Il proclame la loi de vérité et de bonté ; il déclare l’éternelle guerre à Ahriman, le dieu du mal. Tout cela échappe un peu à la commune analyse ; tout cela est vague, mais, en somme, plein de poésie et de grandeur et c’est tout ce que veut la musique.

 

Zarâstra, à cette période d’entraînement, est plein des résolutions les meilleures.

 

Son cœur est purifié et se sent plein de force; il a compté sans Varedha, dont l’âpre passion doit le poursuivre jusque dans le désert. Il la voit, tout à coup devant lui, incarnation de la volupté, s’humiliant pour mieux vaincre, s’accusant de mensonge, de cruauté, acceptant tous les reproches, toutes les malédictions, à la condition qu’on lui fera l’aumône d’un peu d’amour, en échange de ce qu’elle offre. Et ce qu’elle offre, c’est le trône même. Son père, Amrou, a conçu et poursuivi une œuvre ténébreuse qui ferait le mage Zarâstra roi de l’Iran, s’il consentait à prendre Varedha pour reine.

 

Lui, n’a point de pitié pour cet amour acharné. Il plane maintenant au-dessus de l’homme. Il est le Mage. Varedha est cruellement frappée; elle rendra blessure pour blessure. Elle laisse entendre qu’Anahita va devenir la femme du roi de l’Iran. La jalousie ramènera Zarâstra à Bakhdi, puisque la passion ardente de Varedha demeure impuissante à faire.

 

Elle a dit la vérité. Dans le temple de la Djahi, au milieu des danses sacrées, Anahita est devant le roi qui a conçu pour elle un amour impitoyable. En vain, elle lui résiste, fidèle au souvenir de Zarâstra. Le roi la traîne violemment jusque aux pieds d’Amrou, qui les unit au nom de Dévas. Varedha est vengée : quoi qu’il arrive désormais, Anahita et Zarâstra doivent rester étrangers l’un à l’autre. Toutefois, il n’en sera point ainsi qu’elle l’a décidé dans sa jalouse haine. Anahita a pu faire avertir les prisonniers touraniens du danger qu’elle courait. Ils se sont soulevés; ils ont marché vers le temple. Ils l’envahissent, et, tout à coup, par un merveilleux retour de fortune, les voilà maîtres de la place. Aux accents féroces de la marche touranienne, les Iraniens sont massacrés, Anahita mène la tuerie, un sabre à la main, Amrou, Varedha, le roi de l’Iran, tombent sous les coups des fidèles soldats d’Anahita.

 

Le temple est en ruines ; la lune, mêlant aux rouges reflets de l’incendie sa lueur mélancolique, éclaire les décombres et les cadavres tombés çà et là, et la face pâle de Varedha, couchée, morte sans doute, non loin de l’autel de la Djahi, sa déesse.

 

Zarâstra vient. Il pleure sur les désastres si prompts de ce pays qui l’a renié. Il reconnaît en frémissant, parmi les morts, ceux qui ont été ses ennemis : Amrou, le roi, Varedha. Il s’inquiète d’Anahita. Mais la voici, vivante, triomphante, ramenée par les Touraniens. Les deux amants se retrouvent avec une joie profonde. Un instant, des scrupules envahissent le cœur du Mage, songeant à sa patrie abolie, à son peuple menacé. Tout cela ne tiendra pas plus devant son amour, que n’ont tenu, devant l’amour d’Anahita, des scrupules de la même espèce, en sa première rencontre avec Zarâstra. Vainement Varedha se relève pour les maudire, pour obtenir de la Djahi qu’elle ravive les flammes de l’incendie, qu’elle en fasse autour d’eux une muraille infranchissable ! Zarâstra prie à son tour le dieu du feu, dont il est l’élu et le prêtre. Et les flammes s’écartent, pour laisser s’éloigner le couple extasié, tandis que Varedha tombe expirante avec un dernier cri de rage.

 

Tel est ce poème, dont cette longue analyse permettra sans commentaires d’apprécier le caractère et de formuler la critique. Conçu suivant le procédé courant du genre, plein de scènes topiques, mais en somme accusant un souci constant de l’action et en même temps de l’essor lyrique, donc de tempérament très français, il abonde d’ailleurs en séductions rythmiques et en rimes savoureuses, comme on était en droit de s’y attendre, étant donné le nom dont il est signé, celui d’un poète de mâle vertu.

 

II

 

M. Massenet est de ceux dont chaque œuvre nouvelle éveille toujours de vives discussions, — c’est là une fortune qui n’échoit qu’aux forts ; — supérieurement doué, remarquablement maître des secrets de son art, il peut faire, dans le domaine de la musique dramatique, tout ce qu’il lui convient de faire avec la certitude de le faire bien, car, une fois le programme de son travail établi, il apporte dans l’exécution une conscience, un souci du détail, une recherche de l’imprévu, que d’aucuns peuvent condamner comme la marque d’une âme inquiète, mais qui reste, en réalité, le témoignage manifeste d’un talent magistral, étonnamment souple, souverainement intéressant jusque dans ses erreurs.

 

Sa principale faute, à mes yeux, depuis que je le connais et que je le suis dans ses œuvres nombreuses et diverses, c’est bien des fois de sacrifier son génie naturel à ce talent acquis. Génie extraordinairement fécond qui lui apporte, comme à brassées, les fleurs les plus rares, ces fleurs de jeunesse que bien peu d’élus sont appelés à cueillir ; talent d’une puissance incontestable pourtant, qui semble estimer avant tout la difficulté vaincue et goûter la joie d’une victoire remportée contre son propre tempérament plus que celle d’une moisson abondante, délicieusement parfumée et facilement faite.

 

Dans ses premières œuvres, notamment Marie-Magdeleine, M. Massenet s’est donné tout entier, sans calcul, inconscient, indépendant de la foule ; il a été franchement, naïvement lui-même ; plus tard, ayant acquis l’expérience de ces rencontres avec le public, il l’a abordé avec une certaine circonspection ; il n’a pas été sans rechercher manifestement ce qu’il croyait fait pour lui plaire le mieux ; puis, peu à peu, il s’est ressaisi et le voilà aujourd’hui, ce me semble, redevenu indépendant, non plus selon sa première manière toute native, mais en homme qui se sent la force de mener ses auditeurs, après avoir eu longtemps la prudence de les suivre, ou, si l’on veut, de les ménager.

 

Il m’apparaît, en effet, très volontaire dans cette partition du Mage, où son génie et son talent semblent se combiner dans de justes proportions. Cette association, sommairement jugée, ne sera pas tout d’abord parfaitement comprise. Il y faut un temps assez long, et c’est précisément le temps qui manque en notre siècle hâtif, pour apprécier sainement des choses composées d’éléments si multiples.

 

Étant de ceux qui ont le privilège, aujourd’hui rare, de pouvoir ne parler des nouveautés de la musique dramatique qu’après mûre réflexion, je ne me sens pas encore bien sûr cependant d’avoir pénétré la partition du Mage assez profondément pour formuler une opinion définitive.

 

A la juger seulement à grands traits, elle se manifeste à moi, je le répète, comme l’œuvre d’un esprit absolument volontaire ; la plus homogène, par conséquent, qu’il ait conçue jusqu’ici, au point de vue de l’ordonnance générale. Le rôle charmant et poétiquement sauvage d’Anahita personnifie, selon moi, le génie original du compositeur, que je retrouve encore, pur de tout alliage, dans certaines parties du rôle de Varedha. Ici et là, le sentiment délicat, la fraîcheur de l’idée, la tournure particulièrement personnelle de la phrase, éveillés, comme excités par une forme poétique très suggestive, nous rendent l’impression éprouvée devant les œuvres premières du compositeur ; cette impression, elle se renouvelle encore çà et là devant certains passages du rôle de Zarâstra. Tout le reste est obtenu, souvent de la façon la plus brillante et la plus haute, d’un effort dû au seul talent, à la seule habileté professionnelle. Ce départ fait entre ce qui coule de source et ce qui est dû à l’industrie de la conception, je veux parcourir rapidement les pages de cette très attachante partition :

 

Dix mesures seulement précèdent le lever du rideau ; c’est à peine un prélude pour la mélancolique et fière chanson des Touraniens captifs :

 

Là ! leïa ! là ! leïa ! leïa ! leïa !

Par les monts, par les vaux

Pour trouver des cieux nouveaux

Au roulis des chevaux

La tribu passe ;

 

La belle symphonie pittoresque de l’éveil du camp suit cette introduction caractéristique. Puis, c’est le duo, bref, passionné, plein de souffles ardents entre Zarâstra et Varedha : opposition heureuse au duo tout de poésie, de tendresse délicate et parfumée entre Zarâstra et Anahita. Ce premier tableau, que complète une phrase douloureuse de Varedha seule et une puissante invocation d’Amrou aux Dévas, est une entrée en matière des plus heureuses et des plus goûtées. Il y a des pages aussi séduisantes dans la suite de l’ouvrage ; il y en a de plus hautes; il n’en est pas d’une tenue d’ensemble plus complète.

 

La scène dans la crypte est d’une sombre beauté, et dans sa péroraison, d’une belle énergie dramatique. Elle nous mène au tableau triomphal de l’entrée des troupes touraniennes dans Bakhdi. Le pur joyau de ce tableau, c’est le cantabile de Zarâstra à l’arrivée d’Anahita.

 

Ah ! parais, astre de mon ciel !

Soulève l’ombre de ces voiles !

 

Il y a plus de réel travail, plus de science appliquée, évidemment dans toutes les autres pages de l’acte, dans la marche curieusement variée, dans les péripéties dramatiques de la revendication de Varedha, dans le final tumultueux ; mais c’est à l’éclat de l’inspiration, à la grâce et à l’essor lyrique de l’invocation de Zarâstra que ne manqueront pas d’aller les préférences et les applaudissements du public.

 

Tout le tableau de la montagne Sainte, encadrant la rencontre surnaturelle de Zarâstra et d’Ahoura-Mazda, le dieu maître du feu, est traité avec cette poétique élévation dont M. Massenet est coutumier. Il s’en dégage une impression de réelle grandeur religieuse. L’intervention de Varedha, poursuivant le Mage de ses fureurs sensuelles, jusque dans la solitude des sommets, m’y paraît tout à fait intempestive, faite pour rompre l’harmonie de cette très remarquable page. Et pourtant, il y a là, dans cette scène, une de ces fleurs aux couleurs vivantes, au parfum irritant, que la nature met si libéralement sous la main du musicien-poète ; c’est le caressant andante :

 

Sous tes coups tu peux briser

Tout mon corps qui t’aime.

Il est tien !

 

Les deux derniers tableaux de l’ouvrage se passent dans le temple de la Djahi.

 

Ils débutent par le ballet dans lequel M. Massenet a voulu se borner à une série de pages d’un caractère hiératique, danses sacrées, menées tantôt languissamment, tantôt sous le coup de l’excitation née de quelques mystérieuses pratiques, de quelques charmes voluptueux empruntés aux mystères de la déesse. Les rythmes bizarres, les sonorités curieuses abondent dans cette série de morceaux chorégraphiques.

 

Là encore, il faut cueillir et retenir une de ces pages caractéristiques du génie bien personnel de M. Massenet.

 

Vers le steppe aux fleurs d’or,

Laisse-moi prendre l’essor.

Laisse-moi voir encor

Mon beau ciel pâle...

 

Ainsi chante Anahita, implorant la liberté du retour vers sa patrie, en sa triste désillusion d’amour.

 

Je ne puis tout dire en une fois. Je ne puis que citer, pour finir aujourd’hui sur une des impressions les plus profondes de cette soirée, le prélude du dernier tableau, qui se joue, rideau levé, devant les ruines fumantes du temple de la Djahi ; c’est un chef-d’œuvre de musique descriptive et sensitive.

 

L’espace m’est mesuré assez étroitement pour que je doive tourner ici un peu court, et ne parler encore ni de l’interprétation, ni de la mise en scène, ni des décors qui, je le dirai du moins sans plus attendre, font grand honneur à la direction de l’Opéra.

 

 

 

15 avril 1891

 

I

 

Si les événements musicaux de cette dernière quinzaine n’ont pas été tous d’une notable importance, ils ont été du moins assez nombreux. Avant de les passer en revue, je dois reprendre, au point où le défaut d’espace m’a forcé de le laisser, mon compte rendu de la première représentation du Mage, à l’Opéra.

 

L’interprétation de cet ouvrage est excellente. Le ténor Verguet, dans le rôle de Zarâstra, dit avec beaucoup de charme et d’éclat les parties de tendresse et de passion de ce rôle considérable ; sa voix, aux inflexions caressantes, se prête on ne peut mieux à traduire les phrases d’une langue musicale si personnelle dont M. Massenet a heureusement semé sa partition.

 

M. Delmas est remarquable sous les traits du prêtre Amrou ; il chante d’une façon magistrale et joue avec une grande autorité. C’est, comédien et chanteur, un artiste complet, d’un talent très mâle, et qu’attend vraisemblablement le plus bel avenir.

 

Anaïta la Touranienne nous a révélé, en Mme Lureau-Escalaïs, des qualités d’artiste que nous ne lui connaissions pas encore. Le pureté et l’éclat de sa voix n’étaient point pour nous surprendre ; nous savons depuis longtemps quel succès lui valent ses remarquables moyens vocaux, mis au service du répertoire, dans le trio final de Faust, par exemple, mais jamais elle ne s’était montrée soucieuse, comme dans cette création, de la composition de son personnage, de la recherche de l’accent juste, de la passion réelle. Le public l’a remerciée de cette révélation par les applaudissements les plus chaleureux et les plus sincères.

 

A côté d’elle s’est fait remarquer, dans le rôle de Varedha, Mme Fierens, dont j’ai dit déjà tout le bien que je pense et qu’elle me semble mériter. On a formulé contre elle une critique, juste peut-être, touchant certaines exagérations de son jeu, qui sent un peu la province, je le veux bien ; mais ce sont là des défauts dont on se corrige après une ou deux épreuves pareilles à cette création difficile de Varedha et que, pour ma part, je lui passe volontiers, en considération de ses grandes qualités, qualités natives, qu’on n’acquiert pas : la voie ample et superbe, une vraie voix d’opéra, l’intelligence dramatique et la flamme, et aussi le masque mobile et la physionomie expressive des tragédiennes de race. J’estime que Mme Fierens, si elle n’est pas surmenée, sera, dans trois ou quatre ans, une des artistes les plus brillantes de notre première scène musicale.

 

M. Martapoura, n’a qu’un rôle assez bref dont il tire très honorablement parti ; M. Affre chante fort joliment la chanson touranienne du premier tableau.

 

Pour Mlle Rosita Mauri, elle est toujours la grâce et la vivacité en personne; le caractère hiératique du ballet du Mage lui donne, moins facilement peut-être, l’occasion de faire applaudir ses exquises qualités que le ballet du Cid ; elle n’en a pas moins obtenu un très vif succès qu’est venue accentuer, me dit-on, l’addition de deux ou trois morceaux spécialement écrits pour elle à ce ballet.

 

Me voilà en règle vis-à-vis de l’interprétation du Mage. Avant de passer à un autre sujet, je veux dire quelles réflexions j’ai faites en assistant à la première représentation de cet ouvrage, dans le magnifique cadre que l’Opéra lui a donné. J’ai dit réflexions ; je n’ai pas dit critiques, car je me place ici à un point de vue professionnel très spécial. Ce sont les décors appliqués au drame ou, si l’on veut, le drame et la musique jugés dans leur relation avec le décor et la mise en scène qui ont fait l’objet de ces réflexions, nées tout spontanément dans mon esprit, sans parti pris d’analyse minutieuse.

 

Ils sont d’un grand éclat, ces décors, et parfois d’une poésie rare, comme celui des ruines du temple de la Djahi. Le premier tableau très pittoresque, avec la vue de Bakhdi, au lointain, et les cèdres immenses abritant les tentes de Zarâstra et les prisonniers touraniens endormis ; le second, gigantesque, dévoilant les profondeurs de la crypte du temple de la Djahi, lumineuse hypogée, avec ses entassements de piliers, qui sont des statues colossales; celui de la place publique de Bakhdi, restitution d’une étonnante vraisemblance d’une de ces villes que nous ont fait entrevoir, dans le rayonnement d’un rêve, les fouilles de la Susiane ; enfin le tableau de la Montagne Sainte, au ciel tourmenté, traversé d’éclairs aussi aveuglants que nature et le double intérieur du temple de la Djahi, le premier dans toute sa splendeur asiatique, le second, je l’ai dit, d’une poésie rare, ne montrant dans les ruines fumantes que la statue de la déesse restée debout et se détachant sur la transparence bleue d’une nuit d’Orient.

 

C’est ce décor de la crypte qui m’a inspiré la première de mes réflexions. Au lever du rideau, à l’aspect de ce tableau grandiose, je m’attendais à quelque mystérieuse scène d’initiation, à quelque ténébreuse assemblée de captifs méditant déjà leur affranchissement. Rien de cela. Ce cadre superbe n’est destiné qu’à un sujet tout intime, une simple scène, un simple duo entre Varedha qui vient là pour mourir, et Amrou, son père, qui s’y précipite pour l’en empêcher. Le décor n’est pas fait pour l’action, qui pourrait se passer n’importe où. Il est fait tout uniment pour lui-même, et c’est ce que je blâme; c’est ce qui me semble nuisible au drame, nuisible à la musique même, à cause de cette énorme disproportion entre des éléments qui devraient s’associer, se combiner dans une parfaite harmonie.

 

Pour l’amour de la musique, je la souhaiterais affranchie de ces préoccupations, toutes byzantines, à mon sens. L’action dramatique et l’expression lyrique me semblent avoir singulièrement perdu à se produire dans ce milieu qui attire impérieusement l’œil et retient, comme d’autorité, l’attention du spectateur au détriment de l’objet principal du spectacle.

 

Ma seconde réflexion est née de la scène finale de l’œuvre. Varedha mourante, Anaïta victorieuse, Zarâstra triomphant dans son amour se rencontrent au milieu des ruines fumantes du temple de la Djahi. L’incendie se rallume ; un cercle de flammes entoure les personnages ; la statue de l’idole s’écroule et pendant toute cette suite de faits, terrifiants jusqu’à donner au spectateur l’illusion d’une catastrophe réelle, les voix montent, s’unissent en un trio passionné. Ici encore, antagonisme entre le sujet et le cadre, absorption de l’attention du public, tyrannie impérieuse de la vision sur l’audition. La musique a certainement perdu en ce passage une part du terrain qui aurait dû lui être intégralement assuré. Elle a souffert d’être associée trop intimement à l’art du machiniste et de l’illusionniste.

 

Pour l’incendie en lui-même, il est parfait, terrifiant de vérité, je le répète, comme les éclairs de la Montagne Sainte ; tout l’agencement de ces moyens mécaniques mis au service des choses du théâtre fait grand honneur au décorateur et au metteur en scène. Pour ma part, j’aurais demandé â l’Opéra moins qu’il ne nous donne, en son désir bien naturel de prouver qu’il peut à l’occasion faire aussi bien et mieux qu’aucun théâtre du monde ; je lui aurais demandé de pousser le luxe de la décoration aussi loin que possible, mais de s’arrêter au seuil du domaine musical. Je l’ai dit une fois ici, il y a bien longtemps déjà, « dans une œuvre lyrique de longue haleine, les décors, la mise en scène sont le premier appât auquel se prend le gros du public ; il s’attache ensuite à la fable tragique ; c’est en dernier lieu que vient la musique ; l’oreille chez lui ne se laisse bien vraiment séduire que lorsque les choses de la scène se sont rendues maîtresses de ses yeux et de son esprit. Ce sont donc des éléments étrangers à la musique qui doivent attirer le spectateur ; c’est la musique qui le doit retenir. »

 

Mais, dans ce but, ajouterai-je aujourd’hui, il faut absolument qu’il n’y ait pas de superposition d’effets et que la musique garde toute son indépendance dans le cadre le plus attractif qu’on puisse lui donner, ce qui n’est point, tant s’en faut, le cas de cette dernière scène du Mage.

 

II

 

C’est encore par le décor, par le luxe de la mise en scène que, tout d’abord, nous prend le Néron représenté à l’Hippodrome, avec de la musique de M. Édouard Lalo. Le lyrisme, qui a depuis longtemps conquis l’Odéon, gagne jusqu’aux Arènes. A l’exemple de M. Ch. Widor, M. Édouard Lalo, qui n’a pas dédaigné d’écrire une importante partition pour accompagner des cavalcades, des défilés, des ballets sur la piste et des pantomimes sommaires. Juxtaposée à des effets de vaste figuration et de décoration pure, dans cet immense espace, où la poussière monte enveloppant les personnages d’un brouillard, la musique communément s’estompe. Mais M. Édouard Lalo a écrit ces pages avec une très manifeste science des proportions et des distances, une connaissance parfaite des exigences locales. — L’éminent compositeur du Roi d’Ys a fait sentir là encore la robustesse et le caractère élevé de son talent, la force et la grâce de son inspiration ; la musique de son ballet est ravissante ; deux marches superbes encadrent pour ainsi dire cette œuvre à qui je souhaiterais un théâtre plus digne d’elle.

 

La direction de l’Hippodrome mérite d’être louée pour cette tendance vers les manifestations les plus hautes de l’art musical.

 

Il a manqué à ce spectacle grandiose, le soir de la première, le tableau du Cirque où devaient figurer des lions en apparente liberté. Ce tableau viendra bientôt, s’il n’est déjà venu, et contribuera à attirer la foule vers l’Hippodrome qui est un de nos plus agréables spectacles d’été.

 

L’Odéon a appelé deux fois la musique à l’appui de la comédie et de la tragédie, d’abord avec le Conte d’avril de M. Dorchain, agrémenté d’une partition de M. Ch. Widor, ensuite avec l’Alceste, d’après Euripide ; en cette dernière occasion M. Alexandre Georges, un jeune compositeur dont j’ai parlé à l’occasion de l’un de nos déplacements au théâtre de Rouen, s’est substitué à Gluck, dont la partition était trop longue pour cette nouvelle version de la tragédie grecque.

 

La composition de M. Ch. Widor est digne du musicien délicat qui l’a signée, artiste d’une rare conscience et d’une haute valeur, elle a paru, fort élégamment gravée, chez l’éditeur Heugel. Quant à celle de M. Alexandre Georges, je crois, sans en contester le réel mérite, car le musicien est digne de toute estime, que le souvenir de Gluck a pu lui faire quelque tort.

 

Dans l’ordre chronologique des faits, J’aï maintenant à parler d’une belle publication, faite par l’éditeur Leduc, de diverses productions de l’école musicale russe. Là, se rencontrent les noms de A. Borodine, de César Cui, d’A. Liadov, de N. Rimski-Korsakov et de Stcherbatcheff. Cette école russe est très militante ; elle tend à s’affranchir de toute influence ; très riche d’un fonds populaire, elle emploie judicieusement cette richesse au profit d’œuvres très nombreuses, tant symphoniques que dramatiques ; sœur de l’école française, échangeant avec elle des idées et des procédés, elle a cependant son originalité bien nette, sa saveur propre.

 

Un commerce de plus en plus intime entre les deux nations resserre chaque jour ces relations d’art. Hier, on applaudissait au Châtelet le compositeur Tchaïkovski, compositeur d’une fécondité et d’une variété d’esprit des plus rares. Demain peut-être, on saluera, sur l’un de nos grands théâtres, sa dernière œuvre applaudie à Pétersbourg : la Dame de Pique, sans préjudice d’un ouvrage inédit qu’il tient en réserve pour Paris.

 

Les deux écoles affirmeront ainsi leur constante union ; avec des moyens différents, elles arriveront à établir leur prépondérance dans leur sphère particulière : elles continueront lentement, mais sûrement, à prendre en Europe la part d’influence perdue par l’école italienne, trop lente à renouveler sa formule, et l’école allemande trop exclusive, réduite, pourrait-on dire, en matière de musique dramatique, à une unité géniale.

 

Un joli volume : la Musique française, de M. Lavoix fils, m’est arrivé aussi en cette quinzaine. Je ne veux pas passer outre sans signaler cette intéressante publication, éditée chez Quentin. L’auteur est de ceux qui rendent l’érudition aimable. Son volume est accompagné de planches et de reproductions qui contribuent à l’attrait de sa lecture.

 

Pour en finir avec les menus éléments de cette chronique, je dirai l’agréable début de Mlle Marie Vuillaume, à l’Opéra-Comique, dans le rôle de Mireille. Artiste à la physionomie fine, au jeu adroit, à la voix légère et juste, habilement conduite. Elle rendra des services dans les ouvrages de genre. Elle serait, je crois, très à sa place dans la Manon de M. Massenet.

 

Et, en dernier lieu, j’enregistrerai l’apparition aux Folies-Dramatiques, sous la nouvelle et habile direction de M. A. Vizentini, d’un petit ouvrage léger, d’origine viennoise, la Juanita, de M. Suppé. C’est plein de valses, de polkas, de motifs frétillants, sautillants. Ce n’est pas d’une recherche très nouvelle, mais c’est très agréable et de digestion très facile. La pièce est élégamment, luxueusement montée. On y applaudit la grâce spirituelle de Mlle Marguerite Ugalde, la fantaisie aimable de Mlle Darcourt, le charme de Mlle Zélo-Durand, la verve très française de Morlet, la bouffonnerie épique de Guyon fils et de Gobin. Les décors sont gais, pleins de soleil ; l’orchestre bien conduit et bien composé ; c’est plus qu’il ne faut pour faire un succès, et j’enregistre ce résultat avec le plus vif plaisir.

 

 

 

01 mai 1891

 

I

 

M. Carvalho a trouvé, dans la succession de M. Paravey, à l'Opéra-Comique, un ouvrage qu'il a représenté presque immédiatement, au lendemain de son entrée en fonctions, non toutefois sans y avoir donné le coup de pouce magistral.

 

C'est un agréable tableau lyrique, d'après les Folies amoureuses de Regnard ; le premier soir, l'importance de ce badinage musical avait pu paraître un peu excessive ; des coupures opportunément faites, me dit-on, l'ont réduit à de plus justes proportions.

 

Tel qu'il m'est apparu, en sa forme première, il m'a beaucoup charmé et amusé, tant par la libre allure de la fable que par l'entrain des interprètes.

 

La musique est de M. Émile Pessard, qui compte déjà à son actif, le Char, un petit acte à l'Opéra-Comique, le Capitaine Fracasse à la salle Ventadour et Tabarin à l'Opéra. Ce compositeur a eu, jusqu'ici, à traiter des sujets légers ou cavaliers, alors que son tempérament semble le destiner au drame lyrique ou tout au moins à la comédie sentimentale ; — mais il prend son parti d'une fortune qui n'est pas tout à fait conforme à ses goûts et il a raison. — Tout pour un compositeur dramatique est préférable au silence.

 

Les morceaux dont il a illustré les trois actes de Regnard, adaptés lyriquement par MM. Leneka et Matrat, sont d'une allure très agréable et parfois d'un tour très spirituel, tout en laissant deviner, comme je viens de le dire, que l'auteur aimerait à s'exercer sur des thèmes plutôt graves que légers.

 

Les auteurs de ce poème amusant ont fait avec beaucoup de dextérité leur besogne d'adaptateurs, et l'interprétation de l'ouvrage est exquise, avec Mme Landouzy, avec Mme Molé-Truffier et surtout avec Soulacroix et Fugère. Je n'oublierai pas M. Carbonne, chargé du rôle de l'éternel amoureux.

 

Je n'ai rien dit du sujet ; j'estime qu'il est dans la mémoire de tout le monde. Il descend du répertoire de Molière et il fait la préface de celui de Beaumarchais. C'est l'un des nombreux exemplaires de la comédie des tuteurs amoureux et dupés, des valets ingénieux et des amoureux naïfs. Il a fallu, pour donner de suffisants aliments à la musique grossir quelques incidents. C'est ainsi qu'au commencement du deuxième acte, quand le jaloux Albert veut faire griller les fenêtres de sa pupille, intervient, au lieu d'un serrurier, indiqué seulement dans l'original, toute une corporation de serruriers et de forgerons, maîtres, compagnons, apprentis, formant les éléments d'un vaste chœur dont on se serait passé le plus facilement du monde.

 

Il n'y a pas à insister sur ces disproportions probablement déjà rectifiées. L'important c'est que l'Opéra-Comique puisse ajouter à son répertoire un agréable petit ouvrage de plus, et c'est ici précisément le cas.

 

Les Folies amoureuses ont été jouées selon les traditions anciennes. Elles comportent ainsi mille fantaisies d'un comique extravagant, dont s'accommodent très bien en somme les œuvres les plus littéraires et qui nous donnent un agréable aperçu de ce que dut être le théâtre de la Foire pour lequel n'ont pas dédaigné de travailler les beaux esprits du temps et Regnard lui-même.

 

L'Opéra-Comique ouvrira prochainement ses portes à la jeune école moderne en représentant le Rêve de M. Bruneau et l’Enguerrande de M. Chapuis. De cette double manifestation, très intéressante à notre époque de transition artistique, dépendra certainement l'avenir d'un théâtre placé entre les préférences des partisans du vieil art français et les aspirations d'une génération éprise de formules très nouvelles. L'habileté consistera, comme toujours, à. trouver, entre ces deux pôles, une zone agréable à habiter.

 

II

 

Rouen, qui, depuis deux ans, a vu naître plus d'œuvres lyriques que Paris, vient de nous offrir encore la Velléda de M. Lenepveu. Le succès de cette œuvre très française est enregistré par toute la presse locale ; je n'ai pu assister à cette soirée, mais la partition est de celles que j'ai analysées dès le principe, à l'occasion de la représentation à Londres de l'ouvrage de notre compatriote. Le rôle de Velléda a été la seule création réelle de Mme A. Patti, durant sa longue carrière.

 

Je disais alors (1) que Velléda, donné à Covent-Garden, en italien, d'après le poème original de MM. Augustin Challamel et Jules Chantepie, procédait de la forme classique, abondante en chansons à boire, en ballades, en airs, en romances, sans cesser pourtant de perdre de vue le sentiment dramatique.

 

(1) Voir la Nouvelle Revue du 15 juillet 1882.

 

L'action n'est pas sans analogie avec celle de Norma.

 

Les étapes principales de l'importante partition de M. Lenepveu sont, après un prélude bien instrumenté, le chœur des Gaulois pleurant les malheurs de la patrie, une marche religieuse d'une fort belle allure, une romance du ténor et le final du premier acte, dominé par une invocation de Velléda.

 

Viennent ensuite une page symphonique décrivant la tempête déchaînée à travers la forêt sacrée et un morceau plein d'élan et de puissance : je veux parler de la scène de la conspiration, dans laquelle Velléda fait éclater, au milieu d'un religieux silence, son formidable cri de guerre ; puis un chœur de victoire des Romains, un chœur d'orgie et une sorte de Gloria victis, dit par Teuter, le héros gaulois, deux duos d'amour et un final dans lequel le vieil allegro à l'italienne est heureusement remplacé par une fugue excellemment développée.

 

Je borne là ces répétitions de choses déjà dites il y a neuf ans ; je veux seulement relever ce fait que, malgré le temps écoulé et la rapide évolution des idées musicales, M. Lenepveu est jugé encore aujourd'hui comme nous le jugions alors, c'est-à-dire comme un auteur dont, malgré quelques retours vers les formules de l'école italienne, l'effort est en général manifeste dans le sens d'une esthétique plus haute.

 

Au courant d'avril 1883, une scène de Velléda fut chantée au concert Pasdeloup, avec un grand succès, mais l'honneur reste au théâtre de Rouen d'avoir présenté à un public français l'ouvrage complet, comme il l'a fait précédemment pour Samson et Dalila et pour Salammbô.

 

Je devrais ajouter « et pour Lohengrin », si je ne me souvenais à propos que M. Lamoureux a donné à Paris une unique représentation de cet ouvrage, dont on annonce très formellement la mise à l'étude à l'Académie nationale de Musique.

 

Je n'ai point à parler aujourd'hui de cet événement qui aura sa grave importance à bien des points de vue ; je constate seulement que la nouvelle coïncide avec celle de la rentrée de M. Lamoureux à l'Opéra en qualité de chef d'orchestre, poste qu'il a déjà occupé durant quelques mois.

 

Il ne s'agit également aujourd'hui que d'une prise de possession temporaire. Le privilège de MM. Ritt et Gailhard expire le 31 décembre 1891 ; leur successeur désigné est M. Bertrand dont les collaborateurs seront MM. Edouard Colonne et Campocasso.

 

Je reviendrai en temps opportun sur cette question doublement attachante, comportant l'examen de la tâche remplie par MM. Ritt et Gailhard durant ces sept années et celui des projets que l'on prête à leurs successeurs et dont l'expression n'est pas encore suffisamment formelle pour qu'on les puisse apprécier aujourd'hui en parfaite connaissance de cause.

 

 

 

15 mai 1891

 

I

 

La charmante partition de Léo Delibes, Lakmé, vient de reparaître à l'Opéra-Comique, dont la précédente direction paraissait l'avoir un peu systématiquement éloignée. Les administrations théâtrales ne s'intéressent communément bien qu'aux œuvres dont elles ont pris la responsabilité, qui sont devenues en quelque sorte leur personnelle création. C'est pourquoi, sans doute, M. Paravey n'a jamais repris Lakmé ; c'est pourquoi aussi M. Carvalho l'a reprise. On devait d'ailleurs cet hommage à la mémoire d'un compositeur si prématurément enlevé à son art. La grâce native de Léo Delibes, son esprit bien français, doublés d'une science profonde, lui ont fait une place tout à fait à part dans la pléiade contemporaine ; il était l'héritier direct des vieux maîtres de l'Opéra-Comique ; il en aimait et respectait la tradition, mais il s'étudiait à en raffiner la forme avec une fréquente préoccupation de cette modernité, sans laquelle aujourd'hui une partition, si consciencieuse et si distinguée qu'elle soit, court le risque de n'apparaître que comme une pâle copie ou un pastiche plus ou moins réussi d'ouvrages consacrés et usés par une longue popularité.

 

Il ne s'est jamais élevé jusqu'aux grandes conceptions lyriques, et cela évidemment de parti pris, en homme de tact qui n'entendait point « forcer son talent » dans la crainte de ne plus se retrouver suffisamment maître de sa main devant des sujets d'une ampleur inaccoutumée. Aux cordes d'airain il préférait les cordes d'or, et à la tragédie la comédie ; c'est à cette parfaite notion de ses qualités naturelles, à cette modestie le retenant dans la sphère spécialement favorable à leur judicieux emploi qu'il a dû l'estime franche dont on honore ses œuvres.

 

Une seule fois, dans Jean de Nivelle, il a poussé, à travers la comédie, et je dirais volontiers à travers l'opérette, une pointe vers l'épopée. L'essai n'a pas été réellement heureux ; le musicien l'a compris et si, dans Lakmé, il a accepté un dénouement tragique, il y a du moins conduit son héroïne par un chemin tout fleuri, avec une émotion souriante et une simple et touchante sincérité d'accent.

 

Dans son répertoire abondant et varié, Lakmé prendra vraisemblablement la place qu'a prise Carmen dans celui de G. Bizet, toute proportion gardée entre la valeur de ces deux ouvrages, d'un tempérament d'ailleurs tout différent. La foule a adopté ces deux figures, l'une pour son originale fantaisie, pour son trait vif, pour sa haute couleur, l'autre pour sa tendresse ingénue, pour sa saveur et son parfum de fruit exotique, comme pour d'autres causes encore elle a adopté Marguerite et Mignon. S'il fallait faire le départ entre les attractions qui viennent, en pareille occurrence, de la musique et du personnage, ce ne serait peut-être pas toujours la musique qui l'emporterait. La musique n'est, en bien des cas, qu'une simple formule d'impression tirant sa principale valeur de l'objet même de cette impression : appliquée à un autre objet, elle perdrait une partie de sa force. Il est des mélodies simples qui, entendues dans de certaines conditions de milieu ou de vision, émeuvent profondément ; hors de ce milieu, dégagées de toute vision, elles paraîtraient froides, insignifiantes, parfois banales.

 

Mais ce sont là subtilités qu'on ne saurait développer au courant d'une simple chronique. Lakmé a repris à l'Opéra-Comique la place qu'elle y avait bien gagnée en 1883 (1). J'ai dit alors le charme du sujet, ses développements heureux sans recherche de complications et le caractère littéraire de sa forme ; il n'est point d'une ordonnance nouvelle au point de vue lyrique : les morceaux n'en sortent pas tous absolument de l'âme du drame, mais il a suffisamment rompu avec la tradition vieillie de l'opéra-comique, pour qu'on le puisse présenter comme un excellent ouvrage de transition.

 

(1) Voir la Nouvelle Revue du 15 mai 1883.

 

Pour cette reprise, on a fait disparaître de la partition un trio qui n'ajoutait aucun réel agrément à l'ensemble de l'œuvre, dont les parties les plus goûtées sont restées celles qui s'appliquent le plus exactement aux sentiments et à la couleur.

 

Mme Sigrid Arnoldson devait chanter le rôle de Lakmé. Prise au dernier moment d'une soudaine indisposition, elle a été remplacée au pied levé par Mlle Jeanne Horwitz, dont le succès a été très grand. La voix de cette jeune artiste est très pure, très souple, excellemment conduite et d'un charme tout particulier dans les passages de tendresse. On sait la valeur de Mme Deschamps-Jehin. Pour cette représentation, la centième de l'ouvrage de Léo Delibes, elle avait consenti à se charger du petit rôle de Mallika, dont la part est bien mince dans l'ouvrage. Il ne parait point que M. Gibert ait trouvé dans le personnage de Gérald l'emploi de ses meilleures qualités. Les effets de force lui conviennent peut-être mieux que ceux de demi-teinte où se révélait précisément la supériorité de Talazac. M. Renaud est très bien ; il a fait bisser les strophes du brahmane Nilakantha, au second acte ; il ne saurait toutefois faire oublier Cobalet, le créateur du rôle.

 

II

 

J'aurais voulu parler, à son heure exacte, de l'audition avec orchestre de certaines œuvres de compositeurs qui, pour n'apparaître que très rarement au théâtre, ou pour n'y être point connus encore, n'en méritent pas moins toute l'attention des amateurs de musique. J'ai trouvé, dans une soirée donnée au Cercle artistique et littéraire, l'occasion de réparer en partie mon omission. Là, se sont, en effet, réunis à peu près tous ceux dont il m'aurait été agréable de dire un mot précédemment.

 

C'est d'abord M. Georges Pfeiffer, un compositeur à qui nous devons, à l'Opéra-Comique, un très joli petit acte l'Enclume et dont la direction Paravey aurait pu, avec un peu plus de réelle activité, nous donner un nouvel ouvrage : le Légataire, d'après Regnard, sur un poème de Jules Adenis et Lionel Bonnemère. M. Pfeiffer est couramment sur les programmes des grands concerts à Paris et à Londres. Il se présente aujourd'hui avec un air extrait d'un opéra : Jeanne de Naples, qui a sa place marquée à l'Opéra-Comique ou sur quelque grande scène lyrique. Cet air chanté une première fois par Mme Salla, puis, en la récente occasion dont je parle, par Mlle Boucart, a été salué d'applaudissements unanimes, tant pour l'intensité de son expression dramatique, la fermeté de son dessin que pour son instrumentation décelant une main des plus habiles au maniement des éléments d'un important orchestre.

 

En cette même séance, on a également fort goûté une Prière d'une jolie sonorité pour violon solo de M. William Chaumet, le compositeur de Bathylle et d'Hérode qui, en cette dernière quinzaine, révélait encore ses qualités de délicatesse et de sentiment dans une composition d'un genre tout spécial, poème tour, à tour déclamé et chanté par Lassalle, d'abord à la dernière matinée de Mme Adam, ensuite dans une des agréables séances hebdomadaires que donne le Figaro.

 

M. Georges Hüe figurait au même programme pour une très poétique composition : Épiphanie, chantée par Mlle Boucart ; M. R. de Boisdeffre pour une romance pour violon fort bien exécutée par M. Hayot et enfin M. C. Saint-Saëns, pour une pièce pour violon, Introduction et rondo, que le même virtuose a jouée magistralement.

 

Le duo de Lohengrin et la Polonaise de Struensee terminaient cette fort intéressante séance au cours de laquelle je dois noter, entre autres divers morceaux, une ravissante cavatine tirée du Prince Igor, du compositeur russe Borodine, et à laquelle l'auditoire n'a peut-être pas accordé toute l'attention qu'elle mérite.

 

 

 

01 juin 1891

 

I

 

Le théâtre de la Porte-Saint-Martin est en passe de se convertir à la musique, conversion sur laquelle on ne saurait baser de sérieuses espérances, il est vrai, car elle semble toute transitoire et n'a rien à faire avec l'art sérieux. Du moins, elle se fonde sur l'art aimable, celui des grandes opérettes d'antan, qui étaient de franche allure, de gauloise humeur, sans la moindre prétention sentimentale et s'éloignaient autant du vieil opéra-comique démodé que les opérettes d'à présent semblent vouloir s'en rapprocher.

 

Le Petit Faust vient de reparaître pour la première fois sur cette scène, avec quelques rallonges rendues nécessaires par la dimension de ce cadre autrement vaste que celui des Folies-Dramatiques où l'ouvrage original fut donné, il y a vingt-deux ans, avec un succès qui ne s'est guère démenti, car la bouffonne et en même temps très fine partition d'Hervé est encore, en province, sur toutes les affiches.

 

Le compositeur du Petit Faust, de l'Œil crevé, des Turcs, un ouvrage oublié, où il y avait de bonnes choses, du Hussard persécuté, du Compositeur toqué, du Retour d'Ulysse, pour remonter tout à fait jusqu'à ses premières productions, n'est point un artiste banal ; il sait son métier de musicien, il a du trait, de la délicatesse, et il la fait voir jusqu'en ses plus folles échappées dans le domaine de l'extravagance.

 

Il semble que cette association du gros et du fin ait exactement répondu à une disposition particulière de son tempérament, car je ne sache pas qu'il ait jamais eu des visées plus hautes ; qu'il ait jamais cherché à sortir de la sphère où il était roi, comme Offenbach dans la sienne, mais d'autre façon. Tandis qu'Offenbach, très original musicien, a inscrit dans son répertoire quelques ouvrages de forme plus sérieuse, mais de destinée communément moins heureuse que ceux, de son genre courant, Hervé est resté, comme on l'appelait naguère familièrement, le « compositeur toqué ».

 

Je ne sais ce qu'il adviendrait maintenant de toutes ses toquades, qui poussèrent comme champignons à la fin du second Empire, et si la flèche de l'Œil crevé irait aussi dextrement à son but qu'à cette époque ; mais, à en juger par le Petit Faust, il me semble que si les plaisanteries et les grivoiseries de la pièce ont quelque peu vieilli, la musique en est restée jeune et alerte.

 

Pièce et musique, l'une portant l'autre, ont trouvé d'ailleurs à la Porte-Saint-Martin une interprétation très choisie ; de jolis et amusants décors, des costumes agréables, agréablement habités. Marguerite, qui est Mlle Jeanne Granier et Mephisto, qui est Mlle Samé, se partagent les meilleures pages de la partition ; l'une a beaucoup d'esprit et de malice ; elle joue à ravir ; elle donne à la blonde Marguerite une physionomie d'un charme irritant ; l'autre, très élégante et charmante, chante avec plus de recherche, mais peut-être avec moins de mordant, que la créatrice du rôle de Mephisto, Mlle Van-Ghell.

 

On retrouvé et on salue avec plaisir l'entrée de Marguerite et le chant des Quatre Saisons, la valse et le rondo de Mephisto. Le fameux chœur des soldats mené par l'étrange Valentin, la parodie du chœur des vieillards du vrai Faust, quelques numéros de ballet, voilà encore d'amusants épisodes qui n'ont pas manqué leur effet. On a remarqué une très jeune débutante, Mlle Cassive, dans le rôle épisodique de Lisette. Les rôles d'hommes sont confiés à M. Cooper, qui a la mission difficile de paraître sous les traits de Faust, personnage créé par le compositeur lui-même avec ce comique froid dont on n'a pas perdu le souvenir. M. Cooper joue et dit excellemment ; au point de vue vocal, il se contente d'une approximation très louable, la nature ne lui ayant donné de voix que juste pour lui permettre de faire voir qu'il saurait chanter s'il avait à sa disposition ce qu'on appelle un bon instrument. Valentin, c'est M. Sulbac qui succède ainsi à Milher. C'est un chanteur et un gymnaste : dans la scène grotesque de la mort de Valentin, c'est en faisant la roue qu'il pousse sa dernière note. Effet très drôle et qu'il faudra creuser ; il y a là peut-être une voie nouvelle pour la musique de genre. Le grand écart et le saut de carpe mis à la portée de tous les chanteurs par un professeur habile, cela ne serait point banal, surtout pour les tournées américaines de great attraction !

 

A l'Éden-Théâtre, un ballet d'action de deux auteurs français, M. de Fontainieu et M. Charles de Sivry, est venu rem placer le mécanique ballet italien et les gros effets musicaux dont il est coutumier.

 

Bien qu'il ait évidemment cherché les sonorités un peu violentes qui semblent convenir à ce genre, dans ce milieu, M. de Sivry se montre soucieux de la variété et de la couleur que comporte son sujet. C'est un compositeur de valeur réelle.

 

D'autre part, les combinaisons chorégraphiques sont fort ingénieuses et fort harmonieuses à l’œil.

 

Je n'en parle toutefois que sur un unique échantillon, car je n'ai vu que le premier des huit tableaux dont se compose le spectacle. Ce soir-là, la machinerie ne fonctionnait pas ; il était onze heures quand la toile s'est levée sur ce premier tableau et j'ai dû, pour cette fois, me contenter de cette impression partielle, comme je viens de le dire.

 

La fable que M. de Fontainieu a donnée pour thème à M. de Sivry procède d'une de ces nombreuses légendes hindoues qu'on puise dans les livres védiques... quand on ne les invente pas.

 

L'action se passe à Delhi, à l'époque de la conquête mongole. Sitâ — j'ai oublié de dire que ce ballet a pour titre : le Cœur de Sitâ — Sitâ est aimée à la fois par Irâman et par Baber, le chef mongol. Celui qu'elle aime meurt. C'est Irâman, si j'ai bien compris le drame raconté. Voyant alors qu'elle va appartenir au vainqueur, elle se tue.

 

Je ne puis parler que par ouï-dire de ce sujet. Tel qu'il m'apparaît, il ne me semble pas sans quelque analogie avec celui du Roi de Lahore, de J. Massenet, selon lequel une autre Sitâ, aimée à la fois du roi Alim et de son ministre Scindia, finit par se frapper pour échapper à la poursuite de ce dernier.

 

Mais la première Sitâ, celle de M. J. Massenet, ne fait que chanter son amour et ses peines ; celle de M. de Sivry les mime et les danse, et elle les mime et les danse fort bien, avec beaucoup de passion véhémente, par la grâce de Mlle Striscino.

 

II

 

La ville de Bourges a célébré, le samedi 23 mai, la mémoire d'un de ses plus laborieux enfants : le compositeur Louis Lacombe. On a donné au théâtre un festival composé entièrement d'une sélection de ses œuvres symphoniques et mélodiques. J'ai assisté à cette soirée et je m'en applaudis. Il m'a été ainsi permis d'apprécier la valeur musicale d'un compositeur dont jusqu'ici je connaissais mieux le caractère que les œuvres. Louis Lacombe, qui fut un pianiste célèbre et qu'on s'était tellement habitué à ne considérer que comme un pianiste que lorsqu'il cessa ses tournées de virtuose à travers l'Europe, beaucoup le crurent mort, Louis Lacombe aurait voulu rompre avec son passé pourtant glorieux et ne se consacrer désormais qu'à la composition.

 

Il le fit ; il avait une valeur considérable, mais une modestie, ou tout au moins une réserve égale à sa valeur. Il produisit beaucoup ; il ne fit rien pour mettre en avant ce qu'il produisait. Les musiciens l'ont connu et admiré ; le public l'a presque ignoré. Quand son nom revient dans quelque causerie, c'est toujours le grand pianiste qu'il a été qu'on évoque, ce n'est jamais le remarquable compositeur que réellement il était.

 

Les Parisiens ont pourtant exceptionnellement applaudi de lui, au Conservatoire et au Palais de l'Industrie, des œuvres de premier ordre, et cela depuis l'année 1847 : Manfred, symphonie dramatique ; Arva, autre symphonie sur des scènes hongroises ; Sapho, ouvrage de haute valeur ; Cimbres et Teutons, vaste scène chorale qui eut cinq mille exécutants et quarante mille auditeurs.

 

Il avait rêvé la gloire du théâtre, la seule qui soit vraiment retentissante, il ne l'eût point ; il ne devait pas l'avoir, de son vivant du moins, car il a laissé deux ouvrages, dont l'un, Winkelried, doit être exécuté, à l'automne, sur la scène du théâtre de Genève et dont l'autre, la Reine des eaux, ne demande qu'une très légère mise au point pour prétendre à une place sur un théâtre parisien.

 

La municipalité de Bourges, le comité organisé pour la vulgarisation des œuvres des compositeurs berruges, trouveront dans l'accueil fait aux œuvres de Louis Lacombe, en ce festival du 23 mai, de péremptoires raisons de persévérer dans la tâche qu'ils se sont donnée de replacer le compositeur à la place qui lui est équitablement due dans l'estime du public français.

 

Ce festival comportait diverses pages dont, sans diminuer la valeur et le charme des autres, je ne retiendrai que les deux plus importantes, comme dignes de la plus sincère admiration :

 

Une superbe composition sur les vers d'Hugo : Au pied d'un crucifix, solo, chœur mixte et orchestre ; l'impression en est d'une intensité poignante. C'est incontestablement une des plus belles œuvres de foi et de sentiment que notre école nationale nous ait données.

 

Ensuite cette scène chorale : Cimbres et Teutons, dont je viens de rappeler le titre ; elle est d'une originale ordonnance et de la plus rare vigueur.

 

L'homme qui a écrit ces deux pages magistrales était prédestiné à de grands succès dans la composition dramatique. Les œuvres sont nées ; le succès n'est pas venu, faute d'une occasion favorable ; il viendra peut-être, il viendra, sans doute, si la mort, qui est la grande justicière, fait pour Louis Lacombe ce qui est dû à la sincérité et à la grandeur de ses conceptions.

 

 

 

15 juin 1891

 

Quelques tout petits événements en cette quinzaine : la réapparition trop fugitive d'Henri VIII à l'Opéra ; la représentation, agrémentée d'une musique de M. Leborne, au Théâtre d'Application, de la légende caucasienne de Mme Tola Dorian : Tamara, titre reproduisant, inconsciemment sans doute, celui de l'ouvrage de M. Bourgault-Ducoudray, en ce moment à l'étude à l'Académie nationale de Musique, lequel procède directement d'une nouvelle que j'ai publiée ici même en 1882 ; l'exécution avec orchestre d'un acte de la Judith, de Mme Pauline Thys, et enfin la réapparition de Mme Sigrid Arnoldson dans Mignon.

 

La charmante cantatrice suédoise, dont on n'a pas oublié les débuts dans cet ouvrage, il y a quelques années, devait paraître dans Lakmé. Je crois avoir dit, à ce moment, comment une indisposition prolongée l'avait obligée à céder la place à Mlle Jane Horvitz, restée en possession du rôle.

 

Mme Sigrid Arnoldson a gardé cette grâce un peu étrange et sauvage, qui est chez elle toute de tempérament ; elle a une vive intelligence de la scène, et doit exercer une grande action sur le public par l'imprévu et la variété de son jeu, aussi bien que par la ténuité aérienne de son organe.

 

 

L'événement le plus important de ce commencement de juin a été la séance organisée dans la salle des concerts du Trocadéro, pour l'exécution de l'oratorio Israël en Égypte.

 

L'Israël en Égypte de Haendel était écrit en 1740. Le grand compositeur saxon, né en 1685, avait déjà derrière lui, à cette époque, une longue série d'ouvrages de tout genre. Cet oratorio n'est pas parmi les meilleurs de l'illustre auteur du Messie, ont dit quelques critiques. Le prince de Polignac, musicien très fin et original, en a publié une analyse « avant la lettre » ; il y tente la pénétration intime de l'œuvre, que Paris ne connaissait pas réellement avant l'exécution qui vient d'en être faite au Trocadéro ; il l'a fait avec un religieux respect.

 

J'ai été empêché de me rendre à cette audition, donnée avec une certaine solennité en présence d'un public très choisi, tout animé certainement de la plus vive ardeur pour la manifestation d'art entreprise cette année par la Société des grandes auditions musicales.

 

C'est à la séance du mercredi 10 juin, seulement, que j'ai assisté, et je m'en applaudis, parce que, en me permettant de connaître une partition magistrale mieux sue encore qu'à la répétition générale ou, pour parler selon le texte des billets d'invitation, à la « dernière étude » et à la première audition, cette circonstance m'a fait voir quelle impression un auditoire ordinaire pouvait recevoir d'un tel ouvrage, et quel accueil il lui réservait en la franchise de cette impression.

 

Le grand caractère religieux de la partition d'Haendel ne faiblit pas un seul instant d'un bout à l'autre de l'ouvrage : il se maintient jusque dans les soli où le compositeur a trouvé l'occasion de faire montre de quelque grâce. On a pu reprocher au vieux maître saxon de n'avoir introduit dans sa composition aucun des éléments pittoresques qu'eussent volontiers comportés par exemple les épisodes de la première partie plus spécialement consacrée à la description des plaies d'Égypte. Mais ce n'étaient point là des recherches usitées de son temps : le souci de l'imitation descriptive lui a cependant inspiré le double chœur qu'accompagne le bourdonnement des mouches, un petit enfantillage de géant. Son vaste génie ne devait guère s'arrêter à ces puérilités ; un souffle puissant l'emportait dans les espaces infinis ; rien ne donne mieux que ses magistrales ampleurs chorales l'impression des horizons sans limites.

 

La première partie d'Israël en Égypte m'est apparue moins intéressante, moins grandiose que la seconde ; il m'a semblé que le public en était également moins touché. Je citerai cependant l'air n° 5 « Alors de leur marais », le chœur « Dieu les frappe », la délicate et célèbre pastorale « Dieu vient avec son peuple », et les doubles chœurs terminant cette partie.

 

Pour la deuxième, il me semble, à première audition, qu'il n'y a pas de sélection à faire ; tout y est d'une même et superbe tenue ; le canon et la fugue, procédés habituels du maître, y abondent sans fatiguer. L'air du ténor, avec ses vocalises qui seraient extraordinaires de notre temps et que j'aurais en horreur dans une œuvre moderne, m'a même charmé par sa tournure archaïque. Je me suis pris â admirer cette page comme j'admirerais quelque vieux meuble rococo aux lignes contournées comme à plaisir.

 

La péroraison de l'œuvre est magnifique et je regrette de n'avoir pas le temps de m'étendre davantage sur les impressions recueillies au cours de cette intéressante audition. Interprétation des plus remarquables avec Mmes Krauss, Boidin-Puisais et MM. Lafarge, Auguez et Manoury. Je mets hors de pair Mme Deschamps-Jehin dont la voix superbe et l'admirable style ont fait bisser la prière d'ailleurs exquise en ses inflexions : « Reste avec nous, mon Dieu », qui restera certainement comme le meilleur souvenir de cette séance dans l'esprit des auditeurs, nombreux peut-être, qui ne goûtaient point toutes les sévères beautés de cet oratorio.

 

L'orchestre et les chœurs étaient magistralement conduits par l'excellent chef Gabriel Marie, dont j'ai déjà dit les grandes qualités, et l'orgue tenu par le maitre organiste A. Guilmant.

 

La valeur plus ou moins haute de l'oratorio de Haendel, le choix plus ou moins heureux qui en a été fait, ne doivent rien enlever à l'importance des éloges dus à la mission artistique poursuivie avec une foi ardente et une rare persévérance par Mme la comtesse Greffulhe.

 

C'est une noble tâche que cette consécration aux seuls intérêts de l'art de tant d'heures que pourraient remplir si facilement les soins de la vie mondaine ; c'est une action très méritoire que le relèvement des chefs-d'œuvre, la remise en lumière de pages magistrales peu ou mal connues de nos contemporains ; et, pour n'être pas toujours couronnées d'un plein succès, ces auditions solennelles n'en gardent pas moins un vif attrait.

 

L'an dernier, à l'Odéon, l'opéra de Berlioz Béatrix et Bénedict avait honorablement rempli la soirée, charmant aux bons endroits et quelque peu gênant, quant à son ensemble, pour les admirations toutes faites ; et je citais alors, s'il m'en souvient bien, un mot de Berlioz lui-même prononcé autrefois en réponse à quelque projet de résurrection musicale analogue à ceux dont s'occupe la société des grandes auditions.

 

Il lui paraissait, à notre illustre d'aujourd'hui, autrefois si dédaigné, qu'honorer les morts peut être une belle chose, mais qu'encourager les vivants vaut encore mieux, et, dans son naïf et bien excusable égoïsme, il disait :

 

— Je préférerais bien que l'on jouât mes Troyens !

 

Il me semble qu'il faut être de l'avis de Berlioz et que, tout en applaudissant à la pensée qui dirige les grandes auditions, il faut souhaiter qu'elle ne soit pas absolument exclusive ; qu'elle s'étende bientôt à quelque œuvre inconnue ou méconnue de la génération musicale actuelle ; que les promoteurs et les organisateurs de ces séances annuelles se donnent cette joie, en un temps comme le nôtre, où la masse des talents est, pourrait-on dire, si compacte, où la route est si ardue, de prendre par la main quelque compositeur actuel jugé digne de cet honneur et de lui donner cette immense jouissance intellectuelle et morale que plusieurs de ceux que l'on glorifie aujourd'hui n'ont jamais connue de leur vivant.

 

Appelé dans une récente circonstance à parler aux habitants de Bourges de l'un de leurs plus nobles concitoyens, du compositeur Louis Lacombe, je lisais une page de ses nombreux écrits, restés inédits. C'était comme un douloureux martyrologe de tous ceux qui, comme lui, ont gravi le calvaire de l'idéal. Il les montrait, ceux-là qu'il appelle des « Christs de la pensée », soucieux avant tout de leur conscience d'artistes, allant pourtant vers leur but au milieu des dédains et parfois des outrages.

 

Sans avoir des choses une vision aussi dramatique, il faut bien convenir que les meilleurs parmi ceux qui se consacrent aux intérêts de l'art passent parfois à côté d'une œuvre de justice, non sans doute par injustice même, mais parce qu'elle est moins retentissante et, aussi parce qu'elle expose à plus de mécomptes et demande, par conséquent, une attention plus éveillée et un discernement plus délicat.

 

Au beau temps de la Renaissance française et italienne, c'était avec un grand respect du passé, mais ce n'était pas uniquement dans le passé, que les Mécènes couronnés ou titrés allaient choisir leurs hommes. C'est que contribuer à donner au monde un artiste, c'est bien plus grand, il le faut répéter, que d'exhumer une œuvre classée, et aussi bien plus difficile. L'esprit en conçoit une joie plus saine et, je dirai, un orgueil plus haut. Il y a là comme une part de création bien au-dessus de toute collaboration à la fortune renouvelée d'une œuvre ancienne. En présence d'une œuvre déjà séculaire, classée, cataloguée, endormie dans les bibliothèques, l'initiative s'exerce comme à coup sûr, n'impliquant point après tout d'autre mérite que celui de la religion des chefs-d'œuvre, religion commode, à la portée de tous, à laquelle il suffit d'ajouter un peu de goût, une certaine curiosité, un certain amour de l'exceptionnel.

 

Mais l'élection d'un homme nouveau, le choix d'une œuvre inédite, la transformation soudaine par le grand jour du théâtre ou le grand éclat du concert d’un inconnu ou d'un méconnu en un maître, voilà de quoi exercer le sens critique d'une personnalité ou d'une société de la façon la plus délicate et la plus périlleuse.

 

Ce péril est fait pour tenter la bravoure d'un esprit haut et ferme. Il me semble qu'il y aurait là pour une organisatrice et une zélatrice intelligente telle que Mme la comtesse Greffulhe une tentation bien vive de mettre les ressources de la Société des grandes auditions au service de l'avenir et de l'incessant progrès de l'école française contemporaine — l'heure vient de créer dans cette école une pléiade nouvelle — d'en dégager l'inconnu.

 

Cette tentation, j'ai quelque raison de croire qu'elle est déjà dans sa pensée, en vue du programme des auditions de 1892, et il convient de l'y encourager et de l'en louer dès aujourd'hui.

 

 

 

01 juillet 1891

 

I

 

A une époque déjà lointaine, et sans pressentir qu'un jour j'aurais directement affaire à l'œuvre de l'illustre auteur de la série des Rougon-Macquart, je m'étais mis en tête d'écrire une étude littéraire qui aurait eu pour titre : Émile Zola, poète lyrique. Ce titre ne paraitra ni paradoxal, ni même simplement humoristique à ceux qui ont pénétré dans l'intimité de cet œuvre ; les livres qui le composent jusqu'ici offrent, pour la plupart, en effet, une ordonnance semblable à celle de quelque belle et magistrale partition : les symphonies descriptives y abondent ; les « motifs » caractéristiques s'y répercutent de chapitre en chapitre avec une évidente intention de frapper l'esprit comme les effets musicaux frappent l'oreille et selon le même procédé ; quant à la poésie, elle y est abondante et variée, d'un lyrisme incontestable, jusque dans les pages consacrées aux événements parfois les plus prosaïques et même les plus vulgaires ; dans cette prose savoureuse éclatent à tout instant des vers d'une farouche beauté ou d'une sérénité pure.

 

Qui aurait pensé toutefois, même parmi ceux dont l'appréciation correspond exactement à celle que je viens d'exprimer, que le sujet de l'un de ces livres entrerait quelque jour dans le domaine de la musique, dépouillé de sa riche enveloppe, réduit à l'unité dramatique et par conséquent dénaturé ?

 

Cette dénaturation, ou pour mieux dire cette application, s'est faite pourtant, du consentement même de l'auteur : c'est à cet accord que le public, après avoir fait au roman le juste et immense succès d'émotion et de charme que l'on sait, a dû le Rêve, drame lyrique en quatre actes et sept tableaux, représenté pour la première fois à l'Opéra-Comique et mis en musique par M. Alfred Bruneau.

 

Je ne saurais donner, sur l'idée première et sur le caractère particulier du roman auquel s'appuie le drame lyrique, de renseignements meilleurs que ceux que j'emprunte à M. Émile Zola lui-même, en parcourant quelques lettres de lui, récemment publiées par le Livre moderne.

 

Ces lettres ont été adressées par le romancier à M. Van Santen Kolft, dans la période de 1887 à 1888, c'est-à-dire en plein travail.

 

« Je réponds brièvement à vos questions, dit-il à son correspondant. Mon prochain roman sera une bien grosse surprise, une fantaisie, une envolée que je médite depuis longtemps. Il s'agira d'un rejet sauvage des Rougon-Macquart transplanté dans un milieu mystique et soumis à une culture spéciale qui le modifiera. Là est l'expérience scientifique ; mais ce qui fera la curiosité de l'œuvre, ce sera qu'elle pourra être mise entre toutes les mains, même entre celles des jeunes filles. Il s'agit d'un poème de passion, mais d'une chasteté absolue, à l'ombre d'une vieille cathédrale romane.....

 

« Que vous dirai-je sur l'œuvre elle-même ? J'y travaille, je la soigne, et elle me donne du mal pour tous les documents qu'elle nécessite. Je la crains un peu nue, un peu banale ; mais j'ai voulu cette banalité du sujet, tout le mérite devant être dans l'exécution, surtout dans la philosophie cachée. On m'a souvent reproché de ne pas tenir compte de l'au-delà, et c'est pourquoi j'ai voulu faire la part du Rêve, dans ma série des Rougon-Macquart.....

 

« Comme mon roman, cette fois, se déroule en pleine imagination, j'ai créé le milieu de toutes pièces. Beaumont-l'Église est de pure fantaisie, fabriqué avec des morceaux de Coucy-le-Château, mais haussé au rang de ville épiscopale. Quant à ma cathédrale, elle est bâtie pour les besoins de mon histoire, sur le modèle de nos cathédrales de France.....

 

« Depuis des années, j'avais le projet de donner un pendant à la Faute de l'abbé Mouret, pour que ce livre ne se trouvât pas isolé dans la série.....

 

« Le Rêve est arrivé à son heure, comme les autres épisodes. Il répond à la philosophie générale de mon œuvre entier. La mort de l'enfant, au moment où la vie va la prendre, est dans la note de tous mes livres, où l'on a déjà vu combien il est difficile d'être heureux en ce monde.....

 

« Mon livre se rattache à la Faute de l'abbé Mouret ; il est un peu moins romantique cependant ; plus de psychologie à la place de cet hosannah de nature, les images saintes suppléant les verdures, les fleurs, les parfums.

 

« Tout cela est fait sur des documents et surtout à toute volée de l'imagination... »

 

Transportée au théâtre, la simple et touchante histoire de l'amour de Félicien d'Hautecœur et d'Angélique apparaîtra très peu différente du roman. Elle n'en diffère, en effet, que par une importance plus étendue donnée au personnage de l'évêque Jean d'Hautecœur, père de Félicien, et le motif qui le détermine à refuser son consentement au mariage de son fils avec la fille adoptive des brodeurs. Dans le roman, Félicien est destiné à Mlle Claire de Voismont ; dans le drame, l'évêque, avant profondément souffert des blessures de la vie, ayant aimé d'un amour de la perte duquel il reste inconsolable, a fait le vœu de consacrer son fils au sacerdoce pour lui épargner d'égales épreuves.

 

Cela dit, je puis me dispenser de raconter ce petit drame popularisé par le roman et arrangé en tableaux que l'auteur du poème a dû s'efforcer de faire aussi simples que possible. J'ai surtout à parler ici de la musique.

 

II

 

M. Bruneau, l'auteur de la partition du Rêve, est une physionomie intéressante d'homme et d'artiste. L'homme, comme me le disait pittoresquement, hier, un de ses confrères, est « un garçon bien débarbouillé du masque parisien ». L'artiste est un « honnête » dans son art. Le portrait est juste en ses deux traits.

 

La physionomie de l'homme n'a rien à voir en matière de chronique musicale ; celle de l'artiste est à retenir.

 

La probité artistique de M. Bruneau constitue une qualité maîtresse bien rare de notre temps, celle dont je veux le louer le plus haut. Si, en écrivant cette partition du Rêve, qui, à côté d'un charme tout particulier et tout personnel, a, selon quelques-uns, ses étrangetés et ses rudesses, le jeune compositeur a apporté un grand trouble dans certaines notions acquises sur la musique dramatique, il a fait cette révolution — un bien gros mot peut-être — disons plus justement cette évolution, par suite d'une poussée toute naturelle, d'un mouvement instinctif, sans aucun parti pris d'étonner.

 

Ce n'est pas, comme on dit en peinture, pour tirer un coup de pistolet et accaparer violemment l'attention de la foule qu'il a écrit le Rêve comme il l'a écrit ; c'est pour obéir purement à sa conscience et à sa logique, en scrupuleux serviteur de l'action.

 

Le Rêve est un drame en musique ; les personnages y parlent un langage normal et l'émotion qui se dégage de leur parole est obtenue par la seule vérité de l'accent. Il ne faut pas conclure de cette rigoureuse solidarité de la musique et du drame à l'absence de toute mélodie en cette œuvre de bonne foi. La pensée s'envole sur les ailes de l'inspiration aux moments où le commandent le sentiment et la situation ; il en résulte des pages exquises, telles que les strophes d'Angélique racontant sa communion avec les saintes, son mirage d'amour, le duo de la rencontre au bord du ruisseau, le monologue de Jean d'Hautecœur, le duo de la chambre d'Angélique et enfin, pour arriver d'un trait au bout de l'œuvre, ce septuor du Laudate qui en a couronné brillamment le grand succès.

 

L'instrumentation de M. Bruneau est discrète, ingénieuse et fine. Il n'y a pas employé plus d'instruments qu'on n'en employait du temps de Mozart. C'est là une marque de goût délicat et de tact dont ne sont point coutumiers les jeunes compositeurs de ce temps qui, en ces rares occasions, où il leur est permis de dire leur mot au théâtre, le font de la plus grosse voix possible, et mettent volontiers du tam-tam dans ce qui ne demanderait qu'un concert de flûtes.

 

J'ai des raisons particulières d'être très heureux de la victoire éclatante du Rêve ; cependant c'est aussi pour des raisons générales que j'y applaudis. Cette victoire ouvre à toute une génération musicale les portes du théâtre jusqu'ici obstinément fermées. Mais pour profiter habilement de cette victoire, ceux de cette génération doivent, avant tout, profiter intelligemment, de l'exemple de M. Bruneau : ne demander leur succès qu'à leur amour de la vérité, à leur honnêteté d'artiste.

 

On a rattaché le jeune compositeur à l'école de Richard Wagner ; il me semble qu'on s'est trompé. Wagner a appliqué des règles utiles à suivre ; mais il ne les a point inventées, il n'en a point assez monopolisé l'emploi pour que tout homme qui les applique à son tour, selon son personnel tempérament et la spécialité de ses moyens, doive lui être fatalement inféodé.

 

Non ! M. Bruneau est Français, et bien Français. On peut combattre ses tendances ou les accueillir ; on n'en saurait contester l'originalité. Son nom va s'ajouter désormais à ceux des vaillants représentants de cette école nationale qui pénètrent en conquérants dans toutes les capitales étrangères.

 

C'est Georges Bizet, avec Carmen, qui a commencé le plus sérieusement cette conquête, coïncidant à l'étranger, fait curieux, avec le mouvement engagé en France, en faveur de Richard Wagner.

 

Dans une lettre récemment reçue de notre ami et collaborateur Georges Renard, actuellement professeur à l'Université de Lausanne, je trouve de curieux renseignements sur cet état des esprits :

 

« A propos de Bizet, me dit-il, je possède une curieuse brochure allemande. L'auteur, le professeur Nietzke [Friedrich Nietzsche], de Leipzig, est un wagnérolâtre converti, ou, comme il le dit lui-même, guéri. Il déclare qu'il a vu vingt-deux fois Carmen et chaque fois avec un plaisir plus grand ; et il entonne un hymne à la gloire de Bizet auquel il reconnaît chaleur, netteté, limpidité. Il oppose ce qu'il appelle la musique méditerranéenne à la névrose wagnérienne. »

 

 

La mise en scène du Rêve, due aux soins de M. Carvalho, est un chef-d'œuvre de délicatesse et de goût en même temps qu'une source réelle d'émotion. Rien que sa façon de grouper les personnages dans la scène où Angélique revient à la vie, fait courir un frisson parmi les spectateurs et leur emplit les yeux de larmes.

 

L'interprétation est admirable dans son ensemble et dans ses éléments. Mme Simonnet, en sa grâce ingénue, en son adorable sincérité de passion, en ses pathétiques élans, s'est placée au premier rang de nos cantatrices dramatiques. Mme Deschamps-Jehin a personnifié Hubertine avec une justesse d'accent, une émotion communicative qui ne sont point faites pour nous surprendre en l'artiste accomplie qu'elle est, mais qui ont été précieuses aux auteurs. Bouvet donne à la figure de Jean d'Hautecœur la hauteur superbe, la sensibilité humaine qu'elle comporte. Il chante et il joue merveilleusement ce grand rôle qui domine tout l'ouvrage. Engel est un Félicien plein de poésie, de jeunesse ; il a des cris humains qui soulèvent, d'un seul mouvement d'enthousiasme, la salle entière. Pour Lorrain, il a mis au premier plan un rôle tout simple. Par la bonhomie, par la rondeur de son jeu, par l'autorité de sa belle voix, il nous a donné un Hubert digne de cette Hubertine dont je viens de parler. Ce sont deux braves cœurs que le public a tout de suite adoptés et aimés.

 

Mlle Elven et Mlle Falize, de véritables et charmantes artistes, ont accepté l'emploi quasi silencieux des deux enfants de chœur assistant l'évêque dans la grande scène du miracle.

 

Maître Danbé a donné tous ses soins à l'exécution irréprochable d'une partition d'un rendu très, laborieux sous son apparente simplicité. C'est le collaborateur le plus précieux et le plus dévoué que puisse souhaiter un compositeur.

 

J'aurai, je crois, tout dit sur cette intéressante représentation quand j'aurai noté le goût de M. Thomas qui a présidé au choix et à l'ajustement des costumes modernes, faits pour être vus dans les décors curieux et pittoresques de MM. Rubé, Chaperon, Lavastre, Carpezat et Jambon.

 

Le Rêve n'aura été représenté qu'une fois en son intégrité absolue : le jour de la répétition générale. L'ouvrage se terminait alors par la mort d'Angélique survenant au milieu des pompes de son mariage princier, devant l'église fleurie, sous le ciel éclatant de lumière et de joie.

 

Pour répondre à un désir unanime, ce tableau final a été supprimé. Il appartiendra aux théâtres qui monteront l'ouvrage de suivre cet exemple ou de se conformer au texte original, qui demeure sans altération dans la partition comme dans le poème.

 

La fin selon ce texte est plus conforme à la logique du roman, plus respectueuse de l'œuvre, d'un art plus raffiné que le dénouement heureux définitivement adopté.

 

Le public l'a voulu. On peut regretter d'avoir à lui obéir ; mais il faut le faire, quoi qu'en puissent dire les puritains : il est le souverain maître.

 

 

 

01 novembre 1891

 

Il est vraisemblable que Manon occupera dans l'œuvre de M. J. Massenet la place que tiennent Mignon, Carmen et Lakmé dans celui de M. Ambroise Thomas, de Georges Bizet et de Léo Delibes. C'est un drame musical tout de jeunesse, de charme et de passion, tout de sourires et de larmes, qu'on a revu avec le plus réel plaisir, après huit ans écoulés depuis la date de la première représentation.

 

Deux étranges et poétiques créatures comme Mignon et Lakmé ; deux affolées d'amour, comme Carmen et Manon, remplacent aujourd'hui sur la scène de l'Opéra-Comique, autrement vivantes et émouvantes, les vaporeuses, aimables et fausses héroïnes de Boieldieu et d'Auber. Je ne sais guère que les figures principales dont Herold s'est inspiré qui puissent maintenant lutter dans la faveur du public contre les conceptions des compositeurs contemporains que je viens de citer et qui ne sont point les seuls à affirmer sur notre seconde scène lyrique l'éclat de l'école française.

 

Mais je n'entends pailler ici que des quatre ouvrages qui ont défrayé l'affiche de ce théâtre durant presque tout le mois d'octobre. Une seule œuvre d'un nouveau musicien dramatique les a accompagnés : le Rêve de M. Alfred Bruneau, qui a tenu fort honorablement sa place au milieu d'eux. Les artistes qui le chantent à Paris viennent de le transporter sur la scène de Covent-Garden, à Londres. Je ne sais comment le public anglais accueillera cette partition si simple, si curieuse, si étroitement unie à son texte poétique ; j'aurai peut-être l'occasion de le constater dans une prochaine chronique. Il convient de noter seulement aujourd'hui qu'une assez singulière fantaisie avait fait décider que cette action essentiellement moderne serait donnée à Londres sous le costume des personnages de Faust ou de Roméo. Un simple mouvement d'élémentaire bon sens a fait justice de cette erreur, et très certainement, au moment où paraîtront ces lignes, nos voisins d'outre-Manche auront formulé leur opinion sur le costume moderne appliqué à l'Opéra.

 

Je reviens à Manon, dont la reprise empruntait un intérêt tout particulier à la rentrée de Mlle Sybil Sanderson, dans le rôle créé naguère par Mme Heilbronn. Le temps n'est pas si loin de nous où cette dernière nous apparut sous les traits de la folle et captivante maîtresse du chevalier des Grieux, qu'on ne la voie encore très clairement, brune, fine, le visage éclairé du feu doux de ses grands yeux noirs, arrivant, toute peureuse et curieuse pourtant de la vie, dans la cour de l'hôtellerie d'Amiens.

 

Tout autre est Mlle Sybil Sanderson, en sa beauté sculpturale. Mais si c'est une autre Manon, c'est aussi un talent nouveau et d'une saveur rare qu'il faut juger sans se préoccuper d'aucune comparaison. La jeune cantatrice qui s'est déjà incarnée en cette étrange et très personnelle Esclarmonde, apparue, il y a trois ans, sur la même scène, a gardé dans Manon son action considérable sur le public. La voix est toujours de la même pureté et du même éclat, le jeu d'une égale, mais différente séduction. Le succès de Mlle Sanderson a été grand.

 

M. Delmas, qui avait paru à côté d'elle au Théâtre de la Monnaie, et y avait, dit-on, fort réussi dans le rôle de des Grieux, n'a pas eu le même bonheur à l'Opéra-Comique. Son début a été compromis par une de ces terribles émotions qui étranglent parfois le chanteur jusqu'à le priver presque complètement de ses moyens. Il faudra l'entendre de nouveau ; on me dit d'ailleurs qu'aux représentations suivantes, il a été tout différent de lui-même et a tenu avec succès une place dont le souvenir de Talazac devait, en somme, lui rendre l'occupation difficile.

 

M. Taskin joue le cousin Lescaut avec sa fantaisie exubérante ; Grivot, chargé de personnifier le financier Guillot de Morfontaine, reste dans un ton très juste, et M. Fugère fait un comte des Grieux très touchant et très digne. C'est un artiste qui va parfois jusqu'à la perfection dans le plaisant comme dans le grave. Mlles Elven et Falize, qui étaient, la veille, les enfants de chœur quasi silencieux du Rêve, mettent, ainsi que Mlle Leclerc, leur jolie voix et leur jolie figure au service des trois petits rôles de grisettes du premier acte.

 

Parler de l'interprétation de Manon, ce n'est pas avoir tout dit, bien que la partition soit de celles dont l'impression est assez fraîche pour qu'on se puisse dispenser d'en recommencer l'analyse.

 

Au moins faut-il en feuilleter rapidement et légèrement les pages.

 

Après le prélude, si franc d'allure au début, s'éteignant dans une langueur si mélancolique, on a goûté, comme naguère, le joli caquetage des grisettes, le défilé si plaisamment solennel des marmitons, le chœur des voyageurs et surtout le duo délicieux de la rencontre de Manon et de des Grieux.

 

Les poignantes et irritantes scènes du deuxième acte, l'épisode du Cours-la-Reine, le duo passionné du séminaire, les fiévreuses pages qui notent la déchéance morale de des Grieux, le tableau large et simple de la mort de Manon ont gardé toute leur grâce et toute leur émouvante passion.

 

Les destinées de l'Opéra-Comique s'annoncent comme devant être des plus heureuses sous la nouvelle direction de M. Carvalho. Il l'a inaugurée par un acte d'intelligente initiative, en accueillant et en montant avec une perfection bien rare l'ouvrage d'un compositeur de la jeune école ; il la poursuit en rendant au public des œuvres déjà classées, telles que Lakmé et Manon ; c'est une précieuse garantie de ce qu'il pourra faire dans l'avenir pour entretenir ou renouveler l'éclat de notre école contemporaine, sans négliger ce qu'il doit à la vulgarisation des chefs-d'œuvre anciens.

 

Cette double tâche cependant ne sera réellement praticable que le jour où, à l'Opéra-Comique de la place du Châtelet, s'adjoindra un troisième théâtre lyrique édifié enfin, par les soins de l'État, à la place où fut naguère la salle Favart.

 

Cette restauration est ardemment désirée ; rien que la tristesse morne de cette place vide depuis tantôt cinq ans, évoquant constamment de si douloureux souvenirs, en doit fatalement imposer la décision.

 

 

 

15 novembre 1891

 

I

 

L'art de la pantomime est pour certains utopistes comme la suprême expression et la plus idéale manifestation de la dramaturgie musicale. Cette adéquation constamment prônée et cherchée entre le drame et la partition ne saurait être plus étroite, à leur sens, qu'en ces scènes où la physionomie et le geste se substituent absolument à la parole. L'action y peut devenir sommaire jusqu'à n'être qu'une vague indication du thème de la symphonie ; la chorégraphie peut se mettre de la partie et voilà le ballet d'action tel que l'entendent les Italiens.

 

Ce genre ne s'acclimatera jamais sérieusement en France, où il faut avant tout émouvoir et passionner, la muette mimique portant en elle une certaine naïveté préventive de toute émotion. Aussi, nos auteurs se contentent-ils communément de rester dans le domaine de la fantaisie poétique, quand ils se mêlent d'écrire une action mimée.

 

Nous avons eu de jolis types en ce genre. On se souvient du colossal succès de l'Enfant prodigue. Tout récemment Scaramouche a fait agréablement parler de lui sur la scène du Nouveau-Théâtre, où nous a été également donnée la représentation du Collier de Saphirs, dont je dirai quelques mots comme d'un agréable souvenir de nos premières soirées d'hiver.

 

L'ouvrage aura eu le charme fuyant d'un rêve ; il doit disparaître après quelques représentations, les deux artistes qui y ont paru, Mlle Pepa Invernizzi et Mlle Garbagnati, ne pouvant rester éloignées de l'Opéra et de l'Opéra-Comique, qui les a mises à la disposition des auteurs de cette composition légère.

 

Le poète Catulle Mendès en a écrit la fable follement charmante, et M. Gabriel Pierné en a composé la musique.

 

Deux tableaux très courts composent ce petit ouvrage ; deux personnages, Gilles et Gillette, le remplissent de la grâce de leurs gestes.

 

Ce sont des amoureux, jolis comme des figurines de Saxe, menant leurs amours dans un paysage cythéréen à la façon de Watteau. Gilles est amoureux à la folie de Gillette, déjà lasse de l'idylle. De la chaumière où elle vit pauvrement, elle voit le château voisin où passent les belles dames, dont les brillants atours font honte à son unique robe de serge.

 

Elle a soif et faim de la vie luxueuse ; parfois même elle a faim et soif réellement, et Gilles ne la nourrit que de sonnets, d'aubades et de concetti, si bien qu'elle se met en tête de le planter là et d'aller frapper à la porte du châtelain qui la vêtira de velours et de soie, et lui donnera un négrillon et un heiduque. En vain, Gilles pleure et supplie. Gillette s'entête. Pourtant elle consentira enfin à rester, si Gilles lui donne un collier de saphirs dont la vue vient de la charmer dans l'étalage d'un marchand ambulant.

 

L'amour de Gilles n'attendrit pas le colporteur qui ne saurait donner pour rien l'étincelante parure. Gillette s'éloigne. Gilles, affolé, assassine le colporteur pour avoir le collier. Il pense que Gillette lui reviendra encore.

 

Mais cette preuve d'amour poussée jusqu'au meurtre ne la doit point toucher. Elle lui rit au nez quand elle le rencontre, humble, frémissant de l'horreur de son crime, et pourtant tendant vers elle, avec des regards suppliants d'amour, le collier volé pour lui plaire.

 

Dédaigneuse, dans sa robe à traîne que porte un petit page noir, elle passe en jouant de l'éventail, et le pauvre Gilles demeure seul, fou de désespoir et de remords. Alors, tout uniment, il se pend avec le collier, ajusté au bout d'une corde.

 

Et, au second tableau, nous constatons sans surprise qu'il est monté en ligne perpendiculaire dans un joli paradis où il suffit d'avoir beaucoup aimé pour être élu d'emblée, et où les criminels par amour semblent avoir le plus de droits à la plus complète des grâces.

 

Gilles, en un carrefour de ces champs élyséens , retrouve Gillette, ou plutôt sans doute une forme en tout semblable Gillette, qui le reçoit dans ses bras et ne lui marchande plus ses caresses, tandis que, d'un ciel supérieur, tombe sur elle et lui, comme dans les poèmes hindous, une abondante pluie de roses.

 

Tout cela ne va pas sans une certaine philosophie très subtile que chacun saura plus ou moins en extraire.

 

La musique de M. Gabriel Pierné est d'une agréable recherche et d'une science parfaite. Le compositeur sait dire ce qu'il a à dire sans y insister trop, défaut commun aux débutants à qui on ouvre tout à coup le vaste champ de l'orchestre.

 

On a pu reprocher au compositeur d'avoir pris trop au sérieux le crime de Gilles ; mais quoi ? bien que purement symbolique, le drame existe, et M. Pierné a voulu montrer qu'il pourrait être au besoin un dramatiste.

 

Voilà de toute façon une partition qui recommande son auteur à l'attention des directeurs et du public. Et ils sont légion, il faut le répéter, ceux qui, comme lui, nous apparaissent armés pour cette séduisante bataille du théâtre. Mais toujours l'éternelle objection qui tue l'espérance ! Point de scène pour ce trop-plein de la production !

 

Mlle Pepa Invernizzi est ravissante de grâce et d'expression sous les habits de Gilles, et Mlle Garbagnati fait une très mignonne et très malicieuse Gillette.

 

L'orchestre est perfectible, mais contient d'excellents éléments. Et que disais-je en répétant qu'une vraie scène lyrique manque à la production de nos jeunes compositeurs ? Avec quelque effort et quelque intelligence, le Nouveau-Théâtre peut parfaitement devenir cette scène-là.

 

II

 

J'avais conçu quelque inquiétude touchant la première représentation du Rêve à Londres. L'ouvrage, auquel je m'intéresse fort, pour des raisons que je ne saurais développer ici, me paraissait un peu simple d'aspect pour produire dans un milieu immense, tel que le théâtre de Covent-Garden, de dimensions sinon supérieures du moins égales à celles de notre Opéra, la même impression vive, la même émotion qu'à l'Opéra-Comique.

 

L'expérience vient de dissiper cette inquiétude. J'aurais dû m'aviser tout d'abord que les Anglais, qui ne manquent aucune occasion d'affirmer en matière commerciale leur respect pour les produits « naturels », apporteraient, en gens pratiques et logiques, dans l'appréciation des choses du théâtre musical, le même respect et le même goût, et que des personnages vivant et agissant comme dans la vie réelle, selon toute la franchise de leur tempérament et de leur passion, les charmeraient par le côté genuine de la conception et la recherche de la vérité dans l'expression.

 

La langue française, entrée dans le programme de leur éducation, est familière au plus grand nombre des spectateurs qui fréquentent le théâtre de Covent-Garden. Le drame lyrique de M. Alfred Bruneau a donc pu être représenté dans sa forme originale, sans rien perdre de sa clarté.

 

On sait à quels artistes l'interprétation de l'ouvrage a été confiée à l'Opéra-Comique : Mmes Simonet et Deschamps ; MM. Bouvet, Engel et Lorrain, chanteurs et diseurs remarquables, ne laissant perdre au public aucun détail du texte, aucune finesse de la musique. C'est par eux que le Rêve a eu la bonne fortune d'être présenté au public britannique, dont l'attitude et les habitudes au théâtre, assez différentes des nôtres, sont fort intéressantes à constater pour des auteurs justement jaloux de l'attention la plus scrupuleuse.

 

Il est très exact et très attentif, ce public. Il arrive et se place bien avant l'heure indiquée et, silencieusement, il attend que le rideau se lève. Dès la première attaque de l'orchestre, la salle est plongée dans une demi-obscurité qui interdit toute distraction, mais permet de suivre le poème, que presque tous les spectateurs ont entre les mains.

 

Malgré les dimensions de la salle, l'excellence de l'acoustique et la belle et nette diction des artistes fait qu'aucun mot n'est perdu.

 

Tout de suite, on voit les spectateurs se prendre aux côtés humains du drame musical. Les côtés pittoresques les frappent moins.

 

Là-bas, le public n'interrompt jamais l'orchestre pour applaudir. C'est à la chute du rideau que la satisfaction se traduit par des applaudissements et le mécontentement par un froid silence.

 

Les deux premiers tableaux de l'ouvrage sont ainsi chaudement soulignés. Le cri si pathétique d'Angélique à la fin du troisième tableau quand elle reconnaît en Félicien le fils de l'évêque Jean d'Hautecœur, est très longuement applaudi ; mais la procession, qui forme le fond musical de ce tableau et qui a chez nous tant de succès, n'est pas comprise à Londres. Les tambours, battant au moment solennel de la bénédiction invisible, laissent les Anglais dans le plus profond étonnement, ainsi que les cantiques chantés dans la rue, au passage du cortège religieux. Ils ne sont pas habitués aux cérémonies du culte catholique : il n'y a point chez eux de processions dans la rue ; toute cette évocation musicale du jour de la Fête-Dieu, des reposoirs, des fleurs jetées, des tapisseries tendues le long des rues fraîches, jonchées de verdure, qui remue en nous de lointains mais toujours vivants souvenirs d'enfance, se développe naturellement sans leur causer la moindre émotion. Il n'y a point entre eux et les auteurs, à ce moment, la communion indispensable à l'effet théâtral.

 

Les tableaux suivants, en leur pure humanité, les touchent au contraire jusqu'aux larmes. Angélique aux pieds de l'évêque est acclamée. Le duo dans la chambre d'Angélique accentue l'impression et, nonobstant cette réserve habituelle que j'ai notée plus haut chez le public anglais et qui lui défend d'arrêter l'orchestre, après la violente scène de l'oratoire, le rideau se relève deux fois, coupant la symphonie qui relie ce tableau au dernier.

 

A la fin, quatre ou cinq rappels se produisent. Et le pauvre musicien est tiré hors de la coulisse par les artistes et le voilà tout confus et tout heureux dans la pleine lumière de la scène.

 

L'exécution du Rêve est remarquable, sous la direction magistrale de Léon Jehin.

 

Je suis très heureux d'avoir à enregistrer dans ma chronique cet agréable procès-verbal, très heureux de ce succès, non seulement pour M. Bruneau, mais aussi pour l'Opéra-Comique, initiateur de l’œuvre, et plus encore pour notre école française, mise à Londres, durant ce mois, en compétition avec l'école italienne, et qui vient d'y faire triompher les ouvrages chantés dans notre langue, non seulement avec le Rêve, mais avec Carmen, avec Faust, avec Philémon et Baucis, avec Roméo !

 

Sir Augustus Hanis, à qui revient l'honneur d'avoir organisé ces belles soirées de Covent-Garden, n'en saurait être trop vivement loué.

 

 

 

01 décembre 1891

 

I

 

L'Opéra-Comique n’a point convié la presse à la reprise d'Haydée qu'il a donnée un dimanche, jour où abonde ce public très éclectique qui aime le théâtre pour lui-même et ne se soucie d'aucune querelle d'école. Ceux qui se plaisent à étudier l'action d'une œuvre ancienne ou nouvelle sur cette foule aux impressions franches n'ont pas manqué d'assister à cette soirée. J'en étais, et je me suis laissé aller très naïvement au charme de cette musique, aimée de ma jeunesse et loin de laquelle m'ont entraîné, depuis, des conceptions d'un autre caractère et d'un raffinement d'art autrement recherché.

 

Il y a là bien des pages exquises, entrecoupées de topiques agaçants pour des oreilles depuis longtemps brouillées avec la banale formule italienne ; mais le tout s'impose en somme par l'esprit, le sentiment et le charme natifs. C'est l'œuvre d'un homme de cinquante-cinq ans qui, devant rester jeune jusqu'à quatre-vingt-dix, était alors, pourrait-on dire, dans son plein épanouissement.

 

Haydée date de 1847. C'était le trente-cinquième ouvrage d'Auber. Depuis le Séjour militaire représenté en 1813, il avait donné au théâtre quatre-vingt-treize actes ; rarement une année s'était écoulée sans qu'il parût devant le public. De 1813 à 1819, il n'avait rien inscrit à son répertoire, marquant ainsi les difficultés relatives de son début : 1834, 1838, 1846, avaient été des années stériles, mais combien, de fois, en revanche, deux ou trois œuvres dans la même année étaient venues témoigner de sa prodigieuse fécondité ! C'étaient, en 1830, Fra Diavolo, trois actes à l'Opéra-Comique, et le Dieu et la Bayadère, deux actes à l'Opéra ; en 1831, la Marquise de Brinvilliers, trois actes à l'Opéra-Comique, œuvre qui ne compta pas, il faut le dire, moins de huit collaborateurs musicaux, et le Philtre, deux actes à l'Opéra ; en 1836, Actéon, les Chapeaux blancs, l'Ambassadrice, au total sept actes à l'Opéra-Comique.

 

On écrivait alors une partition comme on écrit aujourd'hui une nouvelle, un article de revue ou de journal ; cela ne tirait pas à conséquence ; on enregistrait le succès, on oubliait la chute tout bonnement. Cette production abondante n'est plus dans nos mœurs. Il suffit maintenant d'une œuvre pour la réputation d'un compositeur ; on ne lui demande pas la quantité, mais la qualité ; on lui en voudrait presque d'être trop prolifique ; on estimerait qu'il ne peut l'être qu'au prix d'un défaut de conscience. Est-ce un progrès ? je n'en voudrais pas répondre.

 

Peut-être avons-nous seulement moins de spontanéité, moins de vigueur cérébrale, et sommes-nous en apparence plus recherchés, et en réalité plus indigents qu'autrefois ? Cette belle époque qui va, dans l'histoire de l'art français, de 1820 à 1850, donnait sa moisson à pleines brassées ; il y avait là dedans beaucoup d'herbes folles, mais parfois une floraison superbe. Le temps présent nous apporte plutôt des fleurs de serre, curieuses et bizarres comme ces orchidées de grand prix que se disputent les amateurs ; une fleur de franche venue, de fraîcheur saine, de parfum naturel, est dans cette collection de raretés une rareté précieuse. Heureusement il y en a.

 

Quand on présente des œuvres vieilles de quarante-quatre ans, comme Haydée, que l'on n'a pas revue depuis tantôt six ans et dont le public serait bien excusable de s'être désintéressé, alors que tout maintenant passe si vite, il faut les présenter dans les meilleures conditions possibles. C'est à quoi n'a pas manqué M. Carvalho, rompant avec la tradition qui voulait autrefois que le vieux répertoire pût être traité avec une parfaite légèreté et se vit condamné à l'interprétation de ce qu'on appelle la petite troupe, c'est-à-dire la troupe dont le talent passe communément pour secondaire.

 

Il a choisi pour Haydée Mme Landouzy, dont on sait la valeur de vocaliste ; il a mis à côté d'elle M. Lubert, devenu un ténor dramatique de premier ordre ; M. Taskin, dont la science de composition s'est affirmée encore une fois dans le rôle de Malipini ; M. Grivot et M. Clément ; enfin, il a fait débuter dans cet ouvrage Mlle Nina Bonnefoy, dont la voix pure et jeune et la grâce ingénue ont charmé le public.

 

Haydée reprend honorablement au répertoire de l'Opéra-Comique une place qu'elle va partager avec Lalla-Roukh et sans doute avec Fra Diavolo. Ainsi nous sera offerte une sorte d'exposition rétrospective de notre musique dramatique de genre.

 

Les jeunes compositeurs y apprendront ce qu'il convient de retenir de nos vieilles formules françaises et, — cela soit dit sans offenser les ancêtres, — ce qu'il en faut laisser désormais dormir dans l'éternel oubli.

 

II

 

Une matinée artistique fort intéressante, donnée au théâtre des Bouffes-Parisiens, le 26 novembre, a compensé un peu la disette de cette dernière quinzaine. Elle nous a fait sortir de notre domaine habituel, qui est la, musique dramatique, pour nous ramener vers l'agréable pays de la chanson, la vraie chanson s'entend, celle en qui vibre l'âme française.

 

C'est M. Octave Pradels qui, dans une causerie spirituelle et charmante, fréquemment soulignée par les bravos d'un auditoire de choix, nous a parlé de ce sujet vers lequel l'abus des productions grossières ou bêtement obscènes dont vivent aujourd'hui beaucoup de cafés-concerts a fini par ramener tout naturellement les esprits.

 

En un temps où le romantisme, précurseur incontestable de toute la littérature de notre époque, mais dont l'œuvre était à peu près faite, laissait le champ ouvert à une génération nouvelle, en quête de formules plus directement puisées aux sources vives de la nature, — vint le grand rustique Pierre Dupont, aujourd'hui oublié de beaucoup et dont les chansons mêlent encore leur écho à nos souvenirs d'enfance.

 

Naturaliste et lyrique, Pierre Dupont s'est élevé à un degré supérieur dans l'expression de la pensée comme dans l'expression musicale. Il a jeté au vent bien des paroles ; il a évoqué bien des misères sociales ; mais ce n'est pas le poète des revendications humaines, ce n'est pas le chanteur élégiaque qui survit en lui. C'est, je le répète, l'homme des champs, le rustique, celui qui a vécu dans l'intimité de la nature, respiré la forte senteur de la terre, s'est ému dans la contemplation du ciel, a pénétré l'âme des simples et l'a traduite en une langue savoureuse et saine.

 

M. Boudouresque, dont on applaudissait naguère, à l'Opéra, la basse superbe, était chargé de la partie vocale du programme.

 

Il est ainsi intervenu au cours de la causerie de M. Octave Pradels et nous a dit tout d'abord les Sapins et les Bœufs de Pierre Dupont, nous donnant ainsi un double exemple de la manière du poète.

 

Ces deux chansons ont été populaires, la seconde surtout.

 

Les Sapins appartiennent à ce qu'on pourrait appeler la partie religieuse de l'œuvre. Religion puisée dans la contemplation des choses, exprimée avec une naïve foi, qui, poétiquement et musicalement, emprunte quelque trait à la pure simplicité des primitifs. Il semble qu'on entende chanter les paysans de François Millet.

 

M. Boudouresque a parfaitement traduit cette grandeur et cette émotion religieuse dans le beau refrain :

 

Dieu d'harmonie et de beauté,

Par qui le sapin fut planté

Par qui la bruyère est bénie,

J'adore ton génie

Dans sa simplicité.

 

Et il a montré tout de suite l'opposition entre le poète qui contemple et le poète qui analyse, en disant de cette voix ronde et franche, qui était celle de Pierre Dupont chantant lui-même ses compositions, les Bœufs, où il n'y a pas seulement un tableau achevé de la vie rurale, mais une étude d'humanité poussée jusqu'à la cruauté sous les apparences d'une parfaite bonhomie.

 

Il est difficile, en effet, d'aller d'un trait plus juste et plus dur jusqu'au fond de l'âme du paysan, féroce jusqu'au cynisme en son amour pour ces deux bœufs roux, qui lui gagnent « plus d'argent qu'ils n'en ont coûté » et pour qui il donnerait, et la joie de sa fille et la vie de sa femme.

 

Toute la psychologie du laboureur est là en germe. Dupont, sans doute, n'y a pas mis tant de malice. Ce n'est ici qu'une impression de commentateur.

 

M. Boudouresque n'a pas paru interpréter tout à fait dans le sens qui me frappe ce refrain brutal :

 

J'aime Jeanne ma femme, eh bien ! j'aimerais mieux

La voir mourir que voir mourir mes bœufs.

 

En évoquant l'image de la femme, sa voix s'attendrit et son regard s'anime d'un sourire de bonté ; je crois que Pierre Dupont disait simplement cela avec une largeur gouailleuse faite pour masquer l'égoïsme du sentiment, mais ce n'est point là une critique à l'endroit de l'artiste très remarquable, qui nous a si véritablement émus.

 

Il a dit ensuite les Deux Grenadiers, de Schumann, dont la très belle péroraison lyrique sonne avec des accents de Marseillaise, et enfin la Barque volée de Ponsart-Collignon et la Toussaint d'André Lacome, qu'il a fallu répéter pour répondre aux vœux du public.

 

Conférencier et chanteur nous ont fait passer ainsi une de ces heures, malheureusement trop rares, où s'associent l'esprit et l'art pour le contentement des « honnêtes gens ».

 

Et, à la fin de la séance, le rideau relevé pour le rappel final, M. Boudouresque, comme pour nous ramener au sentiment de la musique dramatique, a ajouté spontanément au programme un air de la Jolie Fille de Perth.

 

Le nom de Georges Bizet a ainsi servi d'éclatante conclusion à toutes ces choses d'un charme et d'un agrément si personnels.

 

 

 

01 janvier 1892

 

I

 

En ouvrant le supplément de la Biographie universelle des musiciens de F.-J. Fétis, édition de 1878, on y trouve, sous le nom de M. Bourgault-Ducoudray, une assez importante notice, où, après divers renseignements sur l'ensemble de ses travaux, il est dit que ce compositeur « ne s'est pas produit au théâtre ».

 

Quatorze années se sont écoulées, sans qu'il y ait eu lieu de rectifier cette notice. Et pourtant le musicien en présence duquel nous sommes est un de ceux que la vocation a le plus irrésistiblement attirés vers la musique dramatique. La force des choses l'en a très obstinément détourné. Comme Rameau, avec qui je lui trouve plus d'une analogie de caractère et de destinée, il s'est attardé longtemps à des travaux techniques.

 

« Rameau, a dit Fétis, se sentait appelé à parcourir la double carrière de théoricien et de compositeur dramatique. Il se tourmentait à la pensée qu'il touchait à sa cinquantième année sans avoir pu parvenir jusqu'à la scène de l'Opéra. »

 

Cette hantise a été celle de M. Bourgault-Ducoudray à peu près au même âge. Rameau avait rencontré en la personne du financier La Popelinière, dont la femme était son élève pour le clavecin, un Mécène qui s'était employé à lui obtenir un livret de Voltaire. M. Bourgault-Ducoudray a trouvé dans l'appui du ministre des Beaux-Arts et des membres de la section de musique à l'Institut le moyen de franchir les portes de l'Opéra. Il y est arrivé avec un poème qu'il avait librement choisi et qui lui plaisait, condition excellente pour écrire une bonne partition.

 

Mais, avant de parler de l’œuvre, il faut que je parle de l'homme, peu connu peut-être du public qui fréquente les théâtres, s'il l'est mieux de celui qui suit les cours du Conservatoire et les grandes auditions des concerts dominicaux.

 

M. Louis-Albert Bourgault-Ducoudray est né à Nantes, le 2 février 1840, d'une vieille famille d'armateurs. Un de ses ancêtres fut échevin de la ville. Dès l'enfance — ce détail n'est pas fait pour compter parmi les exceptions, étant commun à tous les musiciens de race, — dès l'enfance, il vécut les doigts sur un clavier.

 

— Je me suis toujours vu jouant du piano, dit-il simplement, quand on l'interroge sur ses commencements.

 

Nonobstant cette ferme tendance, on le destinait à la diplomatie. Il fit son droit et, tout en le terminant à Paris, vers 1859, il écrivit un opéra, qui devait être représenté trois fois à Nantes.

 

A la suite de cette représentation, son père comprit qu'il fallait céder, ne plus contrarier cette vocation si nette. M. Bourgault-Ducoudray renonça donc à la diplomatie sans l'avoir même abordée et épousa la musique. Nous y avons peut-être perdu un ambassadeur, mais nous y avons gagné un véritable artiste, espèce plus rare. Il avait eu pour premier professeur sérieux Louis Girard dont les leçons le mirent en état d'entrer au Conservatoire dans la classe de M. Ambroise Thomas. Il y demeura deux ans ; après quoi, du premier coup, en 1862, il enleva le prix de Rome, avec une scène lyrique : Louise de Mézières. Sa partition manquait de métier, mais elle accusait des qualités scéniques qui le firent immédiatement préférer à tous ses concurrents.

 

Cette première victoire semblait lui réserver la carrière la plus militante : il n'avait au reste appris la musique que pour faire du théâtre. On va voir tout à l'heure comment il fut jeté presque soudainement hors de sa voie.

 

A cette époque, on vivait encore sur le passé de l'école italienne et de l'école allemande : Gounod n'avait pas achevé sa lumineuse trouée, Berlioz était à peu près inconnu de la foule ; le mouvement symphonique ne s'accusait pas encore. Aucun entraînement, aucun souffle de révolution ne pouvait permettre au compositeur d'ouvrir ses ailes. Il suivait, comme on dit, la filière de l'école. Et ce n'était pas sans un terrible embarras qu'il se trouvait en présence de ses obligations étroites de pensionnaire de la villa Médicis. Prédestiné à la musique dramatique, il se croyait sincèrement incapable de musique religieuse. Or, à cette époque, son envoi de Rome à l'Académie des Beaux-Arts devait, si je ne me trompe, se composer d'une messe ou tout au moins d'un morceau de musique religieuse.

 

Homme de devoir et de volonté, notre musicien se mit en tête d'acquérir le savoir et le goût qui lui manquaient pour remplir convenablement sa tâche. Il s'enfonça dans l'étude des vieux maîtres, se nourrit de leurs œuvres, découvrit Palestrina, en éprouva la joie enthousiaste de La Fontaine découvrant Baruch, et s'enfonça si bien dans ces recherches, s'y intéressa tellement que de retour à Paris, au lieu de faire du théâtre, il fonda une société pour l'exécution des grandes œuvres chorales, voulant faire partager aux masses son admiration pour ces pages géniales qui lui semblaient devenues sa chose.

 

Rome, de son propre aveu, avait eu sur son esprit une très heureuse influence. Il s'y était frotté à tous les arts et il estimait déjà, comme aujourd'hui, qu'on ne fait pas de la musique seulement avec de la musique, mais avec les arts ambiants. Il considère encore que Rome a été son meilleur professeur d'esthétique et il se range ainsi au nombre de ceux qui défendront toujours la villa Médicis comme l'institution la plus salutaire à l'affermissement des jeunes esprits. Durant huit ans, ces grandes auditions l'occupèrent. Il fit connaître ainsi au public la Fête d'Alexandre et Acis et Galatée de Haendel, Hippolyte et Aricie de Rameau et cette si curieuse et si française Bataille de Marignan de Clément Janequin, restée dans ma mémoire comme l'une des impressions les plus vives qu'il m'ait été donné d'éprouver.

 

La guerre vint. Elle n'arrêta pas ces concerts que dirigeait une conviction inébranlable. Les hommes venaient là en lignards, les femmes en ambulancières. On se séparait, l'âme reposée, pour retourner à la dure tâche du jour.

 

Le compositeur avait pris le fusil et le sac et entre deux auditions il faisait son service dans le 32e bataillon de marche. Très malheureux comme patriote, souffrant des blessures de Paris, il était très heureux comme artiste. La musique le hantait partout, marchait à son côté dans le rang, lui parlait pendant les tristes veillées des avant-postes. Il avait entrepris de composer une série de morceaux empruntés aux Châtiments de Victor Hugo. Il savait par cœur ces morceaux et il les formulait musicalement un peu partout.

 

C'est tandis que l'un d'eux s'ébauchait dans son cerveau qu'il entendit chanter à son oreille les premières balles, étant de garde dans la tranchée, au Bourget. Un autre lui vint tout entier, comme d'une pièce, à la Comédie-Française pendant une représentation d'une des comédies de Marivaux, pourtant peu suggestives de pareilles inspirations. Il écrivit ainsi Stella, l'Empereur s'amuse, le Chant de ceux qui s'en vont sur mer, le Manteau impérial, le Chasseur noir, en tout une dizaine de pièces. Ces compositions sont restées inédites.

 

Cette surexcitation cérébrale qui le poussait au travail, au milieu des événements les moins faits pour le favoriser, dura jusqu'à l'armistice. Alors, il lui sembla que tout s'éteignait en son esprit, qu'il n'avait été, jusque-là que l'interprète d'un sentiment collectif et que le silence devait être désormais sa règle.

 

La guerre finie, il reprit sa tâche de vulgarisateur. Il avait fait, entre temps, exécuter avec succès un Stabat Mater représentant cet envoi de Rome qui lui coûtait tant de soins et avait eu sur son esprit une direction si contraire à ses aptitudes originelles.

 

La publication de deux volumes de mélodies populaires, représentant quatre années de travail, deux voyages en Grèce, occupèrent sa vie jusqu'en 1878.

 

Il fit alors au Trocadéro sur les mélodies grecques recueillies et étudiées pendant ces voyages une conférence dont le succès le désigna au choix du Ministère des Beaux-Arts comme professeur de l'Histoire de la musique dramatique au Conservatoire.

 

Depuis treize ans, il fait ce cours ; il l'accompagne d'un enseignement pratique, faisant, durant ces conférences parlées sur des notes, exécuter des exemples par les élèves du Conservatoire.

 

C'est en poursuivant cet enseignement public qu'il a retrouvé la vocation du théâtre. C'est en analysant les œuvres des maîtres du siècle dernier qu'il a repris le goût de la composition dramatique. Il s'est alors jeté dans cette voie avec l'âpre ardeur et la rude volonté de ceux de la race bretonne, dont il est ; son sens critique longuement épuré lui a permis de voir avec une rare précision ce qu'il convenait de faire. Son premier objectif a été de portraiturer aussi fidèlement que possible le cœur humain ; il s'est soucié ensuite d'une sérieuse ethnographie musicale ; il a cherché, selon sa propre expression, à se faire le sang des gens du pays dans lequel se passe le drame qu'il a choisi.

 

Il a écrit, dans ces conditions et dans ces dispositions particulières, d'abord Bretagne, un ouvrage de longue haleine, que le public sera appelé plus tard à connaître, et ensuite Thamara, opéra en quatre tableaux, devant lequel, par grâce spéciale, s'est ouverte l'Académie nationale de musique.

 

II

 

C'est dans la Nouvelle Revue que Thamara a pris naissance, il y a quelques années, sous la forme d'une brève légende, conçue d'ailleurs en vue d'une application dramatique.

 

Thamara met en scène un fait analogue à l'histoire biblique de la délivrance de Béthulie.

 

La ville de Bakou en Russie d'Asie, Bakou la ville sainte du Parsis, est assiégée par Nour-Eddin, l'un de ces sultans de Perse qui, longtemps, revendiquèrent une partie du territoire caucasien comme leur appartenant de droit. Je me hâte de dire que rien n'est réellement historique dans ce sujet, qu'il n'en faudrait point chercher l'origine dans les annales du pays. Il n'a été inspiré que par l'attrait d'une situation et d'un milieu favorables à une recherche de passion, de couleur et de pittoresque. Le nom de Thamara pourtant est courant dans le Caucase ; il y évoque le souvenir d'exploits anciens, de légendes nées plutôt de l'imagination du conteur que de la réalité des faits.

 

La figure de Thamara est ici tout à fait précise. A ces horreurs d'un siège qui fait subir depuis de longs jours aux habitants de Bakou les tortures de la faim et de la soif ; au canon qui renverse leurs remparts et leurs maisons ; à la brèche ouverte, au massacre imminent, ces foules mornes, errantes sur les places publiques, n'ont plus à opposer qu'une poignée de soldats. Il faut se rendre tel est le cri de ces hommes, que Khirvan, un des derniers chefs survivants de la ville, veut en vain entraîner une dernière fois à la bataillé. Un conflit va naître entre les deux partis, quand Thamara paraît. Elle vient parmi les prêtres et les serviteurs du temple parsi. Elle a veillé et prié ; elle fera, elle tentera du moins de faire ce qu'une armée n'a pas fait. Elle délivrera Bakou en tuant Nour-Eddin. Elle le voit monstrueux et terrible. C'est à ce monstre qu'elle s'offrira, qu'elle se sacrifiera, pour le frapper. Les soldats de Khirvan accourront à sa suite et achèveront l'œuvre à la faveur du trouble que jettera parmi les Persans la mort de leur roi. Elle part ; mais la vue de Nour-Eddin la trouble profondément ; au lieu du farouche soldat, de l'être immonde et noir de la légende populaire, elle voit devant elle un homme jeune, clément et doux, dont la fureur ne se réveille que lorsqu'on lui parle des combattants de Bakou, obstinés à la défense de leur ville, — sa ville !

 

Retenue auprès de lui, malgré les efforts jaloux des femmes qui peuplent le harem de Nour-Eddin, elle y est peu à peu gagnée par la douce parole de cet homme ; son cœur se fond comme une cire ; elle conçoit l'horreur du meurtre qu'elle est venue accomplir : éperdue, elle tombe enfin dans les bras de celui qu'elle haïssait d'une haine mortelle et que maintenant elle adore.

 

La nuit passée, après cet abandon d'elle-même, cette lâche trahison envers les siens, elle se retrouve devant la couche de Nour-Eddin endormi, aux approches de l'aurore, au moment même où sonnent dans le lointain les premiers appels du clairon de Bakou. Une lutte terrible s'engage dans l'âme de la libératrice. Elle est hantée de visions sanglantes, des voix, dans l'ombre, l'appellent, l'accusent, la poussent au meurtre. Dans le trouble profond de tout son être, elle retrouve sous sa main le couteau qu'elle a déjà par deux fois saisi et rejeté. Follement elle se précipite et tue ! Elle avait sacrifié sa haine à son amour ; elle immole son amour et elle-même à sa patrie, car elle ne rentrera dans Bakou que pour montrer au peuple triomphant ses mains rouges du sang de Nour-Eddin, pour se frapper ensuite et s'unir à lui dans la liberté de la mort.

 

M. Bourgault-Ducoudray a écrit sur ces quatre tableaux rapides une partition d'une grande originalité ; il a bien ce qu'on appelle vulgairement « le paraphe » ; il parle une langue toute personnelle, abondante en tournures, en recherches curieuses et délicates, et toutefois d'une rare précision dans cette abondance.

 

Son premier tableau est une peinture symphonique achevée. Elle associe aux voix de la foule les groupes divers des instruments, dans un accord de sonorités puissantes ; elle donne au mouvement très changeant de la scène une variété d'accent extraordinaire et réellement saisissante. C'est une des plus belles pages chorales que possède maintenant l'Opéra. Ce personnage collectif, qui est le chœur, joue du reste un rôle prépondérant dans tout l'ouvrage et principalement dans ce tableau, qu'il ponctue d'un ensemble magistral. Entre cette introduction chorale, traversée par l'épisode de l'intervention violente de Khirvan, qui veut encore entraîner le peuple au combat, et cet ensemble final, se place la scène de la vocation de Thamara, scène d'un beau caractère, d'une inspiration passionnée et élevée, où le large souffle de Haendel passe parfois dans les phrases du prêtre consacrant la mission de la vierge suscitée pour le salut de son peuple.

 

Le second tableau est d'un charme exquis. Après le chœur et la danse du début, après la voluptueuse rêverie de Nour-Eddin, il faut aller d'un trait jusqu'à la fin de la scène, qui n'est du reste qu'un duo, et l'un des plus chatoyants, des plus passionnés, des plus tendres qui soient au théâtre. Tandis que Thamara y déclame sous l'impression violente des faits, qu'elle y supplie et qu'elle y pleure, et enfin s'abandonne dans un irrésistible élan de tendresse, Nour-Eddin y chante son amour avec des inflexions molles et caressantes, d'une morbidesse tout orientale, qui font de cette longue page une œuvre d'art de la plus pure beauté.

 

Dans la terrible scène du meurtre, tout est à la déclamation, à l'éclat des sonorités terrifiantes, aux harmonies funèbres marquant le passage des êtres fantastiques à travers la vie réelle de l'héroïne, rendant palpables et visibles les hantises de son esprit en proie à la plus horrible anxiété. La nuit enveloppe d'ombres épaisses le sanglant sacrifice de Thamara ; le tableau final soudainement dévoilé en pleine lumière nous la montre revenant parmi les soldats, au retentissement des fanfares guerrières, saluée de féroces et triomphants hourrah !

 

Dans une belle phrase passionnée, dans une évocation amoureuse, dans un cri de joyeuse délivrance s'achève alors ce rôle de Thamara, un des mieux faits qui soient dans sa sobre et puissante expression pour tenter une tragédienne lyrique, comme le sera celui de Nour-Eddin pour séduire un ténor et un comédien de passion et de charme. Je ne trouve à reprendre dans cette belle et curieuse partition que quelques brutalités de touche du côté des cuivres, défaut plutôt apparent que réel et qu'un fondu plus complet de l'orchestre, magistralement dirigé par M. Madier de Montjau, fera certainement disparaître après quelques auditions.

 

Le public a fait un chaleureux accueil à cet ouvrage, interprété par Mlle Domenech, qui joue et chante le rôle de Thamara en artiste de grande valeur, et par M. Engel, musicien de premier ordre, ténor de talent particulièrement souple et de très précieuse intelligence. MM. Dubulle et Douaillier n'ont que des rôles de second plan, dont ils s'acquittent avec une louable conscience. Les chœurs sont excellents et mettent en relief la partie importante qui leur est confiée.

 

Thamara vient, comme l'acquit d'une dette suprême, tout à fait à la fin de la direction de MM. Ritt et Gailhard, qui lèguent ainsi à la direction nouvelle une œuvre dont ils peuvent avoir la satisfaction de se dire qu'ils ont préparé et assuré l'avenir.

 

 

 

15 janvier 1892

 

Il convient de faire aujourd'hui la revue de la musique dramatique en 1891. A l'Opéra, cette revue entraîne celle de toute la gestion de MM. Ritt et Gailhard, qui a pris fin à l'expiration de l'année. Cette gestion a été des plus heureuses : elle a apporté au service de l'art un louable contingent d'efforts. A côté de M. Ritt, directeur titulaire, homme de longue expérience, M. Gailhard, plus jeune, artiste de profession, a révélé, dans les divers ouvrages auxquels il a été appelé à donner ses soins, une entente supérieure des choses de la scène, et les auteurs lui ont dû plus d'un excellent conseil. Ces deux collaborateurs d'une tâche qui a été souvent critiquée, comme l'a été celle de leurs prédécesseurs immédiats, peuvent se retirer du moins avec la conscience d'avoir rempli à la lettre les charges d'une situation difficile et la satisfaction d'avoir ajouté au répertoire de l'Académie nationale de musique une collection d'ouvrages de très sérieuse valeur.

 

Ils ont débuté par le Sigurd, de M. E. Reyer, dont la centième représentation a marqué le dernier jour de leur direction. C'est une belle série pour une période de moins de sept années. La part de MM. Ritt et Gailhard dans ce succès eût été plus glorieuse encore si, au lieu d'emprunter cet opéra au théâtre de Bruxelles, ils avaient revendiqué l'honneur de le jouer les premiers. Ayant manqué l'occasion de mériter les félicitations dues à cette initiative, ils ont du moins fait de leur mieux pour présenter cette partition dramatique avec tout l'éclat dont elle est digne.

 

Puis sont venus le Cid et le Mage de M. J. Massenet, Patrie ! de M. Paladilhe, la Dame de Monsoreau de M. G. Salvayre, Ascanio de M. C. Saint-Saëns, pour ne parler que des grands ouvrages. Des ballets et des œuvres en deux actes complètent cette liste, où brillent exclusivement les noms de compositeurs de notre école nationale.

 

D'intéressantes reprises, des œuvres empruntées plus ou moins heureusement aux écoles étrangères, doivent être encore inscrites à l'actif de la direction qui finit, et on ne saurait adresser à la direction nouvelle de meilleur vœu que celui d'un labeur aussi constant et d'une prospérité aussi haute.

 

Sa tâche sera également intéressante. Bien des partitions existent, dues à des compositeurs qu'elle tiendra à honneur de mettre tout à fait en lumière ou dont elle voudra continuer la fortune. En attendant, elle tend de toutes ses forces à la vulgarisation des œuvres classiques ou modernes, par l'institution de spectacles à bon marché.

 

Les abonnements du samedi, les représentations semi-diurnes du dimanche, commençant à cinq heures du soir pour finir à neuf, ont été, dès la première heure, l'objet d'une faveur extraordinaire. Si cet entraînement des foules vers notre première scène lyrique n'est pas seulement un succès d'estime pour la direction Bertrand ; si elle y trouve, en même temps, une juste rémunération de ses peines, condition indispensable de la durée de ces représentations spéciales, elle aura rendu à l'art un très réel et très grand service.

 

A l’Opéra-Comique, l'ordre de la production des œuvres nouvelles a été forcément et heureusement troublé par un brusque changement de direction qui a remis M. Carvalho à la tête de ce théâtre, qu'il avait déjà dirigé avec un grand éclat et un goût artistique très pur, après avoir fait, pendant des années, la fortune du Théâtre-Lyrique, sa création et, peut-on dire, l'œuvre maîtresse de sa carrière.

 

Il a représenté à l'Opéra-Comique, en cette année 1891, les Folies amoureuses de M. E. Pessard, œuvre lui léguée par son prédécesseur ; il y a donné, d'autre part, la note de son choix personnel, et comme la caution de ses tendances toutes modernes, en dépit des traditions qui le pouvaient rattacher au passé, en acceptant et en montant avec une perfection rare le Rêve de M. A. Bruneau, dont il a ainsi assuré la fortune, que Bruxelles consacre en ce moment même par une série de représentations très brillantes, déjà aussi nombreuses que celles de Paris.

 

Enfin, tout en y préparant, en décembre, l'Enguerrande de M. Chapuis et la Chevalerie rustique [Cavalleria rusticana] du jeune maestro italien Mascagni ; tout en ressuscitant Haydée et Lalla Roukh, il y a terminé l'exercice par une superbe série de représentations de Manon.

 

Le public a adopté cet heureux théâtre, dont la situation est des plus florissantes. La reprise du Rêve vient d'en renouveler l'affiche ; Chevalerie rustique y va, à son tour, apporter quelque changement, les représentations de Manon se trouvant d'autre part suspendues pour deux mois par l'absence de Mlle Sibyl Sanderson, sa principale interprète.

 

Après nos deux grands théâtres de musique, à qui sont dus les honneurs de cette chronique forcément toute de renseignements, cette fois, la critique manquant absolument d'aliment, si je vise les théâtres ordinairement voués à l'opérette ou à l'opéra de genre, je constate que la production ne s'y est guère ralentie que sur un point et pour la raison la plus agréable à enregistrer pour les directeurs. Je veux parler des Bouffes-Parisiens, où Miss Helyett, a traversé toute l'année, sans qu'aucune autre œuvre ait pu trouver place à côté d'elle, à part quelque lever de rideau.

 

J'emprunte au Ménestrel, toujours excellemment renseigné et soigneux de ces nomenclatures, l'état des nouveautés présentées par les autres théâtres. Ce sont : à la Renaissance, la Petite Poucette, de M. Raoul Pugno, la Famille Vénus, de M. Léon Vasseur, Mademoiselle Asmodée, de MM. Lacôme et Victor Roger ; aux Folies-Dramatiques la Juanita, de Suppé, le Mitron, de M. André Martinet, la Fille de Fanchon la Vielleuse, de M. Varney ; aux Nouveautés la Demoiselle du Téléphone, de M. Gaston Serpette ; aux Menus-Plaisirs, l'Oncle Célestin, de M. E. Audran, Compère Guillery, de M. Henry Perry, le Coq, de M. Victor Roger.

 

Une excursion dans une autre partie du domaine musical, la pantomime, nous fait relever, toujours d'après la même source, bien des titres correspondant, dans nos souvenirs, à des impressions souvent agréables, quelquefois charmantes. La pantomime dégagée de la servitude de la parole est presque toujours riche de formules où la libre inspiration des compositeurs trouve avantageusement son compte. Il faut nommer le Scaramouche, de MM. Messager et Street, le Collier de saphirs, de M. Pierné, Barbebleuette, de M. Thomé, la Tentation, de M. Auvray, Pierrot surpris, de M. Adolphe David, le Cœur de Sita, de M. de Sivry, bien d'autres partitions encore, parmi lesquelles il convient de faire une place d'honneur au Néron de M. E. Lalo.

 

Enregistrer tous ces noms de valeur inégale, mais réelle, ce n'est pas faire seulement une sèche nomenclature, c'est proclamer la vitalité artistique, la variété d'esprit, la fécondité géniale de tout ce groupe bien français, en qui ni les importations étrangères, ni les bizarreries voulues des petites écoles de l'admiration mutuelle, ne tueront le clair et ailé génie national,

 

Et si, sortant du cercle de la musique dramatique où je me renferme habituellement, je voulais jeter un regard sur le vaste ensemble des œuvres exécutées dans les grands concerts du dimanche, que de noms, que de pages encore j'aurais à enregistrer, évoquant la personnalité de musiciens de haute ou notable valeur.

 

Le Saint François d'Assise de l'illustre maître Ch. Gounod, la Biblis de M. J. Massenet, l'Africa de M. C. Saint-Saëns, l'Homme de M. E. Reyer, voilà de quoi défrayer longuement la chronique, si elle pouvait s'arrêter à l'analyse de ces pièces instrumentales ou symphoniques.

 

Nous aurons peut-être l'occasion de le faire, plus opportunément, quand reviendra la période des concerts, ramenant naturellement toutes ces belles œuvres, comme autant de points lumineux et attractifs des programmes à bénéfice, qu'on ne va pas manquer de nous décocher aux approches du Carême.

 

 

 

01 février 1892

 

M. E. Sonzogno est un fort galant homme, très courtois, directeur de l'un des journaux les plus considérables de l'Italie, éditeur puissant, à l'initiative toujours en éveil, un Mécène ; de plus, chose agréable à reconnaître, il aime beaucoup les Français.

 

En 1888, frappé de la pénurie de la musique italienne, rêvant de lui infuser un sang nouveau, de créer un artiste digne de recueillir la succession de Verdi, il a fondé un concours dont la première condition était que les seuls compositeurs « jeunes, obscurs et commençants » y pourraient prendre part. Cette condition, en réalité, n'excluait personne, car, dans le domaine de l'art, on le sait, les jeunes n'ont point d'âge.

 

La pensée de M. Sonzogno était intelligente et généreuse. Le concours ouvert, des musiciens se présentèrent en grand nombre, classiques ou révolutionnaires, remueurs d'idées ou poncifs. Ce fut un vraiment jeune, M. Pierre Mascagni, né à Livourne le 7 décembre 1863, qui l'emporta sur tous, avec un acte : Cavalleria rusticana, tiré, par MM. Targioni-Tozzetti et G. Menasci, ses compatriotes, de l'œuvre populaire de Verga, dont M. P. Solanges a donné, en 1889, une traduction dramatique au Théâtre-Libre.

 

Une physionomie intéressante que celle de ce compositeur de vingt-huit ans, dont notre aimable confrère, Maurice Lefèvre, encadrait récemment la photographie d'une notice toute chaude de sympathie. Un visage imberbe, des cheveux drus sur un front d'une ligne ferme, des yeux flambants, un nez solide, une bouche dont la lèvre inférieure avance sous la poussée du menton, signe de volonté et de courage.

 

Chef d'orchestre d'une troupe d'opérette, courant depuis trois ans les provinces italiennes, sans grandes illusions, mais réellement possédé du démon de la musique, entassant pages sur pages sans espoir de publicité, c'est-à-dire pour rien, pour le plaisir, il connut le concours Sonzogno pour ainsi dire à la veille de sa clôture.

 

Comme ces peintres qui donnent leurs derniers coups de brosse, au jour suprême de l'envoi au Salon, il travaillait encore à sa partition le jour où elle devait être livrée au jury. Elle y arriva toute fraîche. On la lut et, parmi tant d'autres, elle frappa si bien et si vite que l'opinion fut unanime et que le lendemain l'Italie apprit qu'un nouveau compositeur lui était né.

 

Lui, modeste, accueillit avec une sorte de doute la nouvelle de son succès.

 

Lorsque, nous dit toujours son biographe, M. Sonzogno vint lui annoncer l'heureux résultat, il n'en pouvait croire ses oreilles. Quatre mille francs ! C'était une fortune inespérée, que cette prime dont la victoire du compositeur était tout d'abord payée.

 

— Et je serai joué ? demandait le musicien avec stupeur.

 

— Et vous serez joué ! répondait en souriant M. Sonzogno. Je vais écrire à Stagno et à la Bellincioni pour leur demander de créer votre ouvrage. Cette interprétation vous convient-elle ?

 

— Stagno ! la Bellincioni ! les deux plus illustres artistes de l'Italie ! Vous me demandez si cela me convient : mais c'est un rêve !

 

Bref, ce que le compositeur considérait, en ce premier moment d'expansion heureuse, comme la mise en scène de quelque conte de fée, devint une belle, bonne et sonnante réalité.

 

Cavalleria rusticana fut représentée, pour la première fois, au théâtre Costanzi de Rome.

 

L'impression fut extraordinaire. On fit bisser presque toutes les scènes. Mascagni fut rappelé trente fois. Trente fois, en Italie, c'est la monnaie d'un franc rappel parisien.

 

Alors, dans les mois qui suivirent, Cavalleria rusticana éclata comme une traînée de poudre d'un bout de l'Europe à l'autre et, du même coup, embrasa les deux Amériques. Paris aurait été bientôt la seule grande ville du monde civilisé ignorant l'œuvre, si M. Carvalho n'avait eu le sage esprit de la lui donner. Il a bien fait d'y songer et, pour ma part, je le veux louer de nous avoir présenta ce document d'art, fait pour nous mettre exactement au courant de l'état de la jeune musique italienne.

 

En homme raffiné et consciencieux qu'il est, il a donné à Cavalleria rusticana un cadre délicieux ; il a fait se mouvoir les personnages dans une toile toute fleurie et tout ensoleillée, et pendant une heure nous avons humé l'air parfumé de la Sicile et réjoui nos yeux, en ces jours d'hiver maussade, de la splendeur de son soleil. Mais allons au fond de la question.

 

Le drame dans Cavalleria rusticana est simple et brutalement humain. Un beau garçon, Turridu, est revenu du service pour trouver mariée au charretier Allio une jolie fille, Lola, qu'il comptait épouser au retour. Il s'en est consolé ou, pour dire mieux, distrait en courtisant une popolana, Santuzza, à laquelle il a inspiré une passion farouche. Cependant, il est retourné à Lola mariée, et comme Lola est vaine, elle s'est donnée à lui. Santuzza le sait, le soupçonne du moins. Elle tente de ramener à elle l'infidèle Turridu. N'y pouvant parvenir, elle se venge en le dénonçant au mari. Un duel au couteau s'ensuit, dans lequel Turridu est tué.

 

Tels sont les traits principaux de ce petit drame, émaillé de détails empruntés aux mœurs siciliennes et qui vit d'une vie assez intense pour que la musique, en bien des endroits, n'y puisse compter que comme élément d'arrière-plan.

 

A M. Paul Milliet, qui déjà nous a donné une intéressante adaptation du Mefistofele d'Arrigo Boito, et qui compte à son actif, comme auteur original, l'Hérodiade, mise en musique par J. Massenet, est due la version française en prose de Cavalleria rusticana.

 

Si je compare l'accueil fait, le premier soir, à la partition de M. Mascagni, à la réputation vraiment universelle si rapidement conquise par elle, et si j'ajoute à cette comparaison le modeste appoint de mes impressions personnelles, j'incline à croire que cette action violente, cette passion chaude de Santuzza, ce milieu mouvementé, ces traits curieux de la vie sicilienne, ont été les premiers et principaux agents du succès de l'ouvrage.

 

On a fait à M. Mascagni un petit procès au sujet de réminiscences parfois vulgaires émaillant sa partition. Je ne crois pas qu'il faille pousser si loin le rigorisme à l'égard d'un compositeur aussi jeune, ayant travaillé en grande hâte, et qui, tout le premier, a été comme surpris de sa fortune. Il a écrit évidemment Cavalleria rusticana de toute l'abondance de sa plume, avec une aisance d'improvisateur, se contentant de ce que son imagination lui apportait, n'ayant point encore reçu de l'âge la lumière du sens critique.

 

Que tout cela fasse un tableau musical d'une coloration vive, d'une passion prime-sautière et çà et là d'un curieux relief, je n'y contredis pas. Mais il n'y a là, par contre, aucune notion d'art nouvelle, aucune originalité réelle, rien qui justifie cette fougue d'engouement qui a fait, sûr deux cent quatre-vingt-dix scènes étrangères, acclamer Cavalleria rusticana en moins de deux années.

 

Paris a évidemment trouvé que l'ouvrage n'était pas à la hauteur de cette brillante et redoutable réputation. Ne l'ayant entendu qu'une fois, je m'en tiens à un jugement d'ensemble. Les parties purement dramatiques, le récit sobre, condensé, les cris de passion sont ce qui m'y a, en cette première soirée, le plus nettement frappé. L'enveloppe symphonique, le dessin mélodique, l'inspiration, le souffle, la recherche du pittoresque n'y ont, je le répète, rien qui apporte la moindre surprise à l'esprit. Quand on remonte aux premiers beaux jours de l'école italienne, dont l'abondante floraison semble avoir pour bien longtemps épuisé presque toute la sève, quand on évoque le souvenir de Rossini, de Donizetti, de Bellini, de Verdi, le dernier venu, pour ne parler que des quatre dont les noms tombent tout naturellement d'abord de la plume du musicographe ; quand on compare ce qu'elle est à ce qu'elle fut, on peut ne pas s'étonner de la voir s'applaudir du succès européen de son jeune champion ; on pressent qu'au fond elle n'y voit qu'un simple regain des moissons anciennes et comme un encouragement donné à ceux qui, selon le légitime désir de M. Sonzogrno, se révéleront dignes de recueillir l'héritage artistique de Verdi.

 

M. Mascagni sera peut-être celui-là ; il doit pourtant faire plus qu'une Cavalleria rusticana pour nous le prouver. S'il est le vrai modeste que son biographe nous dépeint, il puisera dans le revers de fortune que son œuvre subit à Paris une leçon profitable. Et, après tout, si le succès a quelque peu fait dévier cette modestie, et si cette leçon le blesse, il pourra à la rigueur se dire que l'on n'émeut point tant l'opinion publique sans être au fond homme de véritable valeur.

 

Établissons d'autre part, car il me semble qu'il y a eu sur ce point quelques écarts d'opinion, que si Paris s'est mis en tête de rectifier, à l'égard de la première œuvre de M. Mascagni, le jugement de l'Italie, de l'Europe et de l'Amérique, ce n'est ni par vain pédantisme, ni par parti pris de mauvaise humeur. Le public au théâtre peut se tromper ; il est rarement de mauvaise foi.

 

J'ai rendu hommage au sentiment artistique de M. Carvalho et à son goût raffiné de peintre et de metteur en scène ; je n'ai plus qu'à parler de l'interprétation de Cavalleria rusticana.

 

Elle est excellente, en son ensemble, et particulièrement remarquable en la personne de Mlle Emma Calvé qui, après quelques créations à Paris, notamment dans le Chevalier Jean de M. Victorin Joncières, s'est consacrée, durant cinq ans, à la carrière italienne.

 

Elle nous revient dans tout l'épanouissement d'un talent qui donnait sans doute de brillantes espérances, mais dont on ne soupçonnait certainement pas le véritable caractère. On la croyait destinée aux rôles de sentiment pur, aux figures d'une grâce touchante ; elle se révèle profonde observatrice de la vie réelle, toute dévorée de passion, toute brûlante de fièvre.

 

La figure, je pourrais dire la photographie rigoureusement précise qu'elle nous donne de cette fille du peuple, de cette Santuzza, amoureuse, jalouse, emportée jusqu'à la lâcheté d'une basse dénonciation, est d'un relief très frappant. Le regard, le geste anguleux, désordonné, souvent vulgaire, le mouvement fou, tout y concourt à une impression qui va presque jusqu'à un excès d'acuité ; car, si bien que jouent les partenaires de Mlle Calvé, ils se tiennent dans la note normale de la vie théâtrale, et sur ce fond homogène le personnage est posé par elle comme une touche éclatante qui fait reculer toute la masse du tableau.

 

Mlle Vuillefroy est une belle personne, dont la voix et le jeu nous promettent merveilles pour l'avenir dans un rôle moins sommaire que celui de la belle, séduisante et légère Lola. Mme Pierron compose très bien le rôle de Lucia, la mère de l'amoureux Turridu, lequel nous montre M. Gibert dans le meilleur emploi de ses qualités, qui conviennent plus au drame qu'à la comédie légère. Alfio, le charretier au teint de brique, à la barbe de bouc fauve, c'est M. Bouvet. On sait amplement ce qu'il vaut et avec quelle souplesse de talent il s'incarne dans les personnages les plus divers. Il a joué ce rôle d'Alfio avec autant de naturel, de simplicité gouailleuse et rieuse, qu'il mettait de noblesse, la veille, dans la personnification de la noble figure de l'évêque Jean d'Hautecœur.

 

Conduit par M. Danbé, l'orchestre a exécuté avec une correction impeccable la partition de M. Mascagni et lui a valu, pour un bref intermezzo, les honneurs d'un bis, un instant discuté.

 

Cavalleria rusticana va piquer la curiosité publique. Cela lui vaudra certainement de belles recettes, surtout si M. Carvalho met, comme il faut s'y attendre, autant de soin à la bien entourer qu'il en a mis à la bien présenter.

 

 

La nouvelle direction de l'Opéra a, depuis le 1er janvier, passé en revue à peu près tous les ouvrages du répertoire courant ; elle a fait faire à Mme Deschamps-Jehin son second début dans le rôle d'Amneris et présenté pour la première fois Mlle Bréval, dans celui de l'Africaine. L'engagement de Mlle Bréval date de l'an dernier ; elle n'avait été remarquée jusqu'ici qu'aux concours du Conservatoire. Elle a des qualités de théâtre : physionomie agréable et expressive, belle voix, jeu intelligent. Elle a fort réussi, malgré une émotion dont elle n'a pu triompher que vers le milieu de l'ouvrage ; son duo du quatrième acte avec Vasco l'a montrée tout à fait maîtresse d'elle-même et nous a donné la pleine mesure de sa valeur. A côté d'elle paraissait pour la première fois, dans le rôle de Vasco, M. Ibos, jeune ténor d'élégante allure, chantant avec beaucoup de goût et de charme, mais auquel il me semble que l'on a eu tort de faire porter ici une trop lourde charge.

 

Cette représentation a été pour l'excellent baryton Berardi (Nelusko) l'occasion d'un très gros succès. Voilà un artiste dont la force s'affirme très hautement à chaque nouvelle occasion qui lui est donnée de paraître devant le public et que l'Opéra doit classer parmi ses plus brillants pensionnaires.

 

 

Un concert, entièrement composé d'œuvres de M. Camille Saint-Saëns, a été donné le 23 janvier, à la salle Erard, par M. Dezsö Lederer, le remarquable violoniste, qui s'est fait applaudir tour à tour dans le Quatuor, le 3e Concerto, la Havanaise et enfin le Rondo capriccioso si bien venu pour faire valoir la belle virtuosité de l'artiste. M. Dezsö Lederer avait ajouté à ce programme deux ou trois pages vocales, telles que l'air de Samson et Dalila et la chanson florentine d'Ascanio, d'un caractère si différent, dites par Mme Montégu-Montibers, cantatrice de très grand et très souple talent.

 

Mlle Gabrielle Turpin, MM. Luzzatto, Achille Guerrion et Van Hulsteyn prêtaient aussi leur concours à M. Lederer pour le complément du programme de cette très intéressante audition.

 

 

J'achevais ces lignes quand m'est arrivé un recueil, qui tient intimement aux choses de la musique et nous apporte le souvenir de bien des partitions entendues en ces dernières années et tout récemment encore. Il est publié par M. Paul Collin, sous le titre modeste de : Mes petits Concerts et dédié aux musiciens, ses collaborateurs d'aujourd'hui ou de demain. Il y a là toute une série de sujets païens, bibliques ou philosophiques, traités par un homme soucieux de bien faire et qui a certainement ouvert la voie et inspiré confiance en l'avenir à plus d'un jeune compositeur.

 

En ce temps où l'accès du théâtre est hérissé de tant de difficultés, c'est une bonne fortune pour beaucoup que la rencontre de ces poèmes musicaux leur permettant de donner, au moins au concert, un spécimen de leurs qualités.

 

J'ai relu avec plaisir, en tête de ce volume, l'Éternel Chemin, un très important chœur pour orphéon, comportant trois épisodes, dont M. Henri Maréchal a composé la musique. Ce morceau, d'un très beau caractère, a été exécuté récemment dans un concours international, où les Sociétés les plus remarquables de la Belgique sont venues se mesurer avec nos belles Sociétés du Nord. L'effet a été considérable. Mais ce n'est pas uniquement dans les concerts que je voudrais saluer le nom de M. Henri Maréchal. Je suis des mieux placés pour ne pas oublier qu'une œuvre dramatique de lui nous est depuis longtemps promise, cette Ping-Sîn qui, comme la Thamara de M. Bourgault-Ducoudray, eut la Nouvelle Revue pour berceau et dont l'apparition prochaine sur l'affiche de l'Opéra-Comique doit être pour le compositeur la modeste réalisation de bien des espérances et la légère rémunération de bien des peines.

 

 

 

01 mars 1892

 

I

 

La direction de la Gaîté nous donne, deux ou trois fois l'an, l'occasion de constater les efforts qu'elle fait en vue de varier l'attrait de ses spectacles. Elle cherche des ouvrages où la mise en scène et le décor s'associent avec plus ou moins de bonheur à l'invention dramatique et à la musique, mais toujours en prenant dans cette association la plus large part, comme il convient dans un théâtre où l'on va chercher, avant tout, le plaisir des yeux. Tel a été ce Pays de l'Or, dont la première représentation est déjà relativement loin de nous ; pièce sans prétention autre que de faire attendre ou de préparer des tableaux pittoresques, curieux ou brillants, musique de facture aimable et facile, accusant parfois dans les parties chorégraphiques une recherche plus délicate, coquetterie de musicien jaloux de laisser deviner ce qu'il saurait faire si la tyrannie du genre ne le confinait dans d'étroites limites ; mais surtout exhibition amusante et variée.

 

Comme appoint nécessaire, interprétation parfaite où brillent en première ligne la voix et la diction spirituelle de Mlle Gélabert et la plastique irréprochable de Mlle Cassive.

 

Les grands théâtres musicaux n'ont donné aucune nouveauté c'est donc affaire plutôt à la chronique qu'à la critique de s'occuper des événements de cette quinzaine : les uns se sont passés hors du théâtre et les autres loin de nous. Tous nous attirent pourtant par divers motifs et doivent nous arrêter au moins un instant.

 

Il convient de parler tout d'abord du concert que Mme Elena Sanz a donné, le 9 février, dans la salle des fêtes du Grand-Hôtel, avec le concours de Mmes Boidin-Puisais, Velasquez, Marguerite Vrignault, de MM. Gony, Duquesne, Zeldenrust, Mariotti, Santesteban, Kam-Hill et de M. et Mme Agos Boské. C'est le premier d'une série qui va permettre à la remarquable cantatrice espagnole de passer en revue les meilleures pages de son répertoire. On sait les grandes qualités de Mme Elena Sanz : voix chaude, souple et brillante, puissante expression dramatique, science supérieure de l'art du chant. Elle nous a fait entendre, dans cette intéressante soirée, la partie de Carmen dans le trio des cartes, le duo de Samson et Dalila, une romance nouvelle : Passion, de Mme Olagnier, Poète et Fantômes, de M. J. Massenet, et enfin une Chanson cubaine, note caractéristique en ce concert presque entièrement composé d'œuvres françaises. Je n'ai pas besoin d'ajouter que Mme Elena Sanz a obtenu un grand succès, notamment avec la belle inspiration de Massenet, qu'on lui a redemandée. Et si à ces louanges bien méritées, il m'était permis d'ajouter un conseil, j'engagerais la cantatrice à ne pas se borner à venir sur une simple estrade nous dire quelques morceaux dramatiques ou mélodiques : à poursuivre, en un mot, sur une véritable scène, la série des auditions qu'elle se propose de donner au public parisien.

 

En écoutant Mme Sanz, dans le trio de Carmen, par exemple, en la regardant surtout, on la sent possédée du démon dramatique ; on la voit toute frémissante, tout impatiente de l'immobilité à laquelle la condamne la tenue du concert. Évidemment, elle voudrait gesticuler, jouer, vivre de la vie de son personnage. Et la voilà tout simplement en toilette de soirée, condamnée à la seule expression musicale, sans mimique et sans action !

 

Au lieu de cette vaste salle du Grand-Hôtel, milieu assez froid malgré ses splendeurs décoratives, que ne choisit-elle, pour y paraître, quelque théâtre où, en des matinées, à la fois lyriques et dramatiques, elle nous présenterait une sélection de son répertoire ? Le trio des cartes, le duo de Samson et Dalila, joués et non pas seulement chantés, prendraient aussitôt une intensité d'intérêt que le concert leur fait perdre, malgré tout le talent dépensé, ainsi qu'il arrive d'ailleurs toutes les fois qu'on tire une de ces vivantes scènes hors de son naturel élément.

 

Paris apprécierait ainsi toute l'étendue des qualités d'une artiste qu'il ne connaît guère que pour la haute réputation qu'elle s'est acquise à l'étranger.

 

Au Théâtre-d'Application on a, depuis peu, entrepris de faire faire au public la connaissance de quelques musiciens jeunes ou tout au moins nouveaux.

 

« Une heure de musique nouvelle » : tel est le titre de l'institution qui s'est donné la tâche de vulgariser des œuvres de toutes les écoles françaises, tâche louable en ce temps, où les compositeurs ont tant de peine à trouver un gîte.

 

Le chercher dans un théâtre, ce gîte tant désiré, c'est presque une chimère. Entre ces deux pôles, qui sont l'Opéra et l'Opéra-Comique, toute une foule de producteurs s'agite, jetant des regards désespérés vers l'arctique et l'antarctique, auxquels ils n'osent prétendre, tant ils sont instruits par l'exemple de beaucoup de leurs contemporains, voire de beaucoup de leurs prédécesseurs.

 

Alors, une maison hospitalière s'ouvre devant eux, leur offrant un abri d'une heure, une société d'auditeurs aimables, des interprètes de talent. Au début de la séance, un conférencier vient entretenir l'assemblée de ce qui les touche, dire leur histoire, leurs tendances, leur mérites, analyser les œuvres qu'ils vont tout à l'heure soumettre à l'appréciation de cette élite. C'est charmant, et ceux-là mêmes qui ont déjà connu le succès dans les grandes auditions publiques ne dédaignent pas de venir se réchauffer à ce petit soleil de famille.

 

Je n'ai assisté jusqu'ici qu'à une de ces séances : celle qu'on a consacrée le 13 février à diverses œuvres de M. Georges Hüe, présenté par M. L. Détroyat dans une causerie très attachante.

 

M. Georges Hüe est de ceux dont je viens de parler et qui n'en sont plus à attendre le grand jour de la scène.

 

Il est allé à Rome, comme lauréat de l'Académie ; il a été joué à l'Opéra-Comique à la suite du concours Cressent ; ses œuvres ont figuré sur les affiches des grands concerts, et il est à la veille d'aborder la redoutable scène de l'Opéra. Il lui a été néanmoins agréable de venir se faire applaudir au Théâtre-d'Application et d'y donner une sélection de son œuvre déjà considérable.

 

Les fragments de sa légende symphonique Rubezahl, une fantaisie pour violon, et cinq mélodies défrayaient le programme de cette audition, programme discrètement varié qui devrait servir de type à celui de bien des concerts, où la musique est si abondante qu'elle finit par se faire prendre momentanément en horreur par ceux-là qui l'aiment le plus.

 

M. Georges Hüe est un compositeur de nature impressionnable, ingénieuse et fine, passionnée aussi, passionnée surtout, devrais-je dire. Il y a dans ses fragments de Rubezahl des pages qui devraient au décor, à l'illusion scénique d'être mises en complète valeur. C'est là un musicien de théâtre, non point selon la formule vulgaire, mais de cette race qui apporte aux choses de l’art dramatique un délicat raffinement et un, constant souci de l'idéal le plus haut.

 

Le jeune compositeur a trouvé au Théâtre-d'Application d'excellents interprètes. Il avait, notamment, en M. Engel que nous rencontrons partout, au théâtre et au concert, un de ces artistes complets dont le type tend malheureusement à se perdre.

 

Nous devions le retrouver encore, toujours infatigable et imperturbable, le dimanche suivant, au concert du Châtelet, où l'on exécutait pour la première fois un nouvel ouvrage de M. Camille Saint-Saëns : Nuit persane, composition en quatre parties, écrite sur un poème de M. Armand Renaud.

 

Je viens de dire « un nouvel ouvrage » ; ce n'est pas tout à fait exact. Il y a bien, si je ne me trompe, quinze ans au moins que M. Camille Saint-Saëns a composé les principaux morceaux de ce cycle, qu'il vient de nous donner sous sa forme et dans son étendue définitives. Sa Nuit persane avait paru en une collection de morceaux que rien ne reliait entre eux. A ces pages primitives, le compositeur en a ajouté deux ou trois. Le tout divisé, comme je l'ai dit, en quatre parties, est maintenant accompagné de préludes déclamés sur de la musique et résumant l'impression de chacune de ces parties, d'ailleurs fort brèves.

 

Pour emprunter à l'œuvre son propre argument, c'est « l'évocation d'une existence orientale entrevue à travers le rêve et se manifestant dans une suite fatale de sentiments passionnels désir, amour, deuil, furie guerrière, dégoûta des choses dans la toute puissance, pour aboutir à la folie mystique et au néant ».

 

Cet argument est un peu dans le goût de ceux qu'affectionnait Hector Berlioz ; il donnerait volontiers l'idée de quelque œuvre philosophique ou tout au moins romantique. Rien de tel il ne s'agit ici que d'une succession de sujets où domine la note pittoresque et passionnelle, note d'une coloration très originale, d'un accent très pénétrant et, qualité rare et précieuse, d'une mesure parfaite. Point de verbiage musical en ces épisodes d'une variété charmante, point de traits forçant quand même l'attention ; une langue harmonieuse et riche en la belle correction de ses tournures. C'est un régal de délicat et on l'a fort vivement goûté.

 

Mlle Fériel dit avec beaucoup de charme, d'une voix très mélodieuse, les préludes déclamés. Mme Durand-Ulbach partage avec M. Engel la tâche d'interpréter les neuf morceaux dont se compose l'ouvrage. Les deux voix quelquefois se mêlent, quelquefois aussi le chœur intervient. Le « songe d'opium » Tournoiement, a eu les honneurs de la séance. Il a été bissé unanimement. Cette page appartient à la composition primitive. Elle avait toujours produit, sur les auditeurs de la première heure, l'impression de saisissement, d'entraînement vertigineux qui s'est renouvelé, de façon si intense, au concert du Châtelet. On sait quelle prédilection a M. Camille Saint-Saëns pour ces effets empruntés à une matérialité s'imposant peu à peu à l'esprit comme une invincible obsession. Ce sera, dans l'avenir, une très curieuse étude à faire à travers l'œuvre du compositeur que la recherche de cette idée dominante, plus ou moins appréciable dans presque toutes ses conceptions de quelque importance. Ce besoin de mouvement qui tourmente l'homme dans sa vie réelle, se reproduit dans sa vie idéale, dans son style, par un phénomène d'autosuggestion beaucoup moins commun qu'on ne le pourrait croire, malgré le mot classique de Buffon.

 

Puisque me voilà en plein domaine poétique, je veux parler, pour en finir avec les faits qui m'ont intéressé en cette quinzaine, d'un nouveau petit livre, ne tenant en rien aux choses du théâtre, mais tout voisin de celles de la musique. Il n'a qu'un tort — pour beaucoup dont je suis, c'est un mérite — il est écrit dans cette belle langue provençale, d'une saveur si particulière. C'est une série de légers poèmes, dont beaucoup sont faits pour tenter les musiciens : le Long du Rhône et de la Mer, du félibre Sextius Michel, dont les événements ont fait de longue date un Parisien sans entamer en lui le Provençal, toujours épris de son beau ciel natal et de sa belle terre parfumée. Une version française accompagne le texte original. Elle est en prose, mais si facile à transformer : les rimes volent à travers comme des abeilles d'or.

 

II

 

Si je ne puis m'aventurer dans l'analyse des faits qui se sont, durant la même période, accomplis loin de nous, j'en dois donner au moins quelques nouvelles. Il s'agit d'abord de la représentation à Vienne du Werther de M. J. Massenet. Cet ouvrage date de 1884. Il a donc précédé Esclarmonde et le Mage dans la conception de son auteur. Il est venu immédiatement après Manon. C'est, à ce qu'il me semble, une franche application du genre de la comédie lyrique ; et l'accueil fait à l'ouvrage par les Viennois affirme une fois de plus, et de très éclatante façon, la prépondérance croissante de notre école nationale à l'étranger.

 

On sait la fable sentimentale de Goethe. Le livret de Werther ne diffère guère de cette fable que par l'intervention de Charlotte dans la chambre de Werther expirant. Ce livret est conçu avec un juste respect de la réalité. On y retrouve jusqu'à la scène des confitures qui, transportée au théâtre, il y a seulement quelques années, aurait fait crier à la vulgarité. Mais ces scrupules de distinction sont allés rejoindre ce qu'on appelait autrefois les mots nobles, en dehors desquels il n'était point de style tolérable.

 

Cet amour de la vérité pure qui nous tient désormais s'étend nécessairement jusqu'à la musique, si difficile qu'il puisse paraître de donner à ce langage, tout de convention, une forme et un accent naturels, ou tout au moins donnant l'impression du naturel. C'est à quoi M. Massenet parait s'être appliqué, tout en ne renonçant pas à ces envolées lyriques, sans lesquelles il ne serait plus d'art musical au théâtre. Il en a donné un bel exemple dans une page dont on peut parler avant que l'ouvrage nous arrive à Paris, car il est déjà dans toutes les mains. C'est la triste invocation de Werther déjà résolu au suicide :

 

Lorsque l'enfant revient d'un voyage avant l'heure,

Bien loin de lui garder quelque ressentiment,

Au seul bruit de ses pas tressaille la demeure

Et le père joyeux l'embrasse longuement.

O Dieu qui m'as créé, serais-tu moins clément ?

 

Le poème de Werther est de MM. Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann.

 

Il s'agit en second lieu de la représentation à Genève du Winkelried de Louis Lacombe. Ce n'est plus ici un musicien jeune, acclamé, fêté en France et à l'étranger, jouissant de cette pure joie que donne le succès d'une série de belles œuvres chèrement caressées, venues au jour avec éclat, tel que l'auteur de Werther ; c'est un compositeur vieilli dans la désillusion, mort dans la désespérance.

 

J'ai dit ici même ce que fut Louis Lacombe ; j'ai conté ailleurs ses rêves et son désenchantement ; j'ai pénétré assez profondément dans l'intimité de cette âme répandue en de nombreux écrits : vers, prose, philosophie, morale, théories d'art, pour en avoir rapporté un sentiment de profonde estime et de réelle pitié.

 

Mais, l'homme disparu, l'œuvre reste. C'est de l'œuvre seule qu'il faut aujourd'hui parler pour dire quelle impression elle a produite, en attendant que sa représentation à Paris nous donne la tâche et le moyen de dire ce qu'elle est musicalement.

 

Louis Lacombe a raconté lui-même, dans une conférence faite à Lyon, à une époque où il espérait y voir jouer son ouvrage, ce qu'est le sujet de Winkelried.

 

L'auteur du poème, disait-il alors, suppose Winkelried marié depuis huit jours à une jeune fille appelée Baëteli. Une certaine comtesse Anna de Valengin, dame de Villisau, éprise de Winkelried, voulait l'épouser. En apprenant son mariage, la jalousie s'empare d'elle. Cette jalousie arrive à un tel degré qu'Anna prend la résolution de perdre Winkelried et sa compagne. Enfermée avec les époux amants dans son propre château, assiégé par les Autrichiens, elle se décide à trahir son pays dans l'espoir de voir mourir celle qu'elle abhorre. Les Autrichiens, ayant pénétré dans la forteresse par un souterrain dont la comtesse leur ouvre la porte, se jettent sur les Suisses, se rendent maîtres de la place et célèbrent leur prétendue victoire par une orgie, qui a pour dénouement l'incendie du château. Au dernier acte, la comtesse accuse Winkelried du crime commis par elle ; les Suisses ajoutent foi à cette accusation et considèrent leur plus grand héros comme un traître. Cependant Winkelried les désabuse, leur confie sa femme, car il sait qu'il va mourir, et les entraîne au combat. Vous devinez le reste. La trahison de la comtesse se découvre. Winkelried, justifié, meurt victorieux... Un vieux maître chanteur, Hans Reding, avise un chêne, y cueille une branche et en forme une couronne qu'il pose pieusement sur la tête du cher mort pendant que les drapeaux suisses flottent sur son front inanimé, que les tambours battent aux champs et que Baëteli, agenouillée, demeure comme ensevelie dans sa douleur.

 

L'héroïsme de Winkelried, qui décida du résultat de la bataille de Sempach, en saisissant à pleins bras et en ramenant sur sa poitrine les lances des Autrichiens, afin d'ouvrir dans leurs rangs un passage à ses propres soldats, ce sacrifice simplement accompli par le robuste chef, était fait pour toucher l'âme enthousiaste de Louis Lacombe. On comprend, d'autre part, ce qu'un pareil sujet a pu faire naître d'émotion patriotique sur le théâtre même d'événements dont plusieurs siècles écoulés n'ont pas affaibli la mémoire.

 

La soirée du mercredi 19 février comptera dans les annales de Genève. Le succès de Winkelried a été très grand. Plusieurs morceaux ont été bissés. Après une ouverture à la fois rustique et héroïque, on a beaucoup remarqué l'originale chanson de la « Plume de paon », le choral : « Un pour tous, tous pour un », le duo charmant de Winkelried et de Baëteli, sa femme, l'ensemble de la déclaration de guerre, pour ne parler que du premier acte.

 

Les autres sont de valeur non moins haute et ont pour couronnement la belle apothéose guerrière du héros de Sempach.

 

L'interprétation, m'écrit notre correspondant, a été très bonne. Mlle Laville-Ferminet a fait une remarquable création dans le rôle de la comtesse de Valengin ; M. Imbart (Winkelried) a été l'objet d'une véritable ovation ; Mme de Basta (Baëteli) et M. Maurice Fabre (Reding) ont eu aussi leur part du succès.

 

Enregistrons avec joie cette nouvelle victoire de la musique française, et qu'une satisfaction plus immédiate encore nous soit donnée, celle d'entendre sur un théâtre parisien cette partition que le dévouement de Mme Lacombe, son culte pieux de la mémoire du compositeur disparu, ont, après bien des luttes et bien des épreuves, mise finalement en pleine lumière.

 

 

Une reprise du bel ouvrage de M. Édouard Lalo, le Roi d'Ys, a eu lieu à l'Opéra-Comique le 22 février. Mme Renée Richard y a fait ses débuts dans le rôle de Margared, créé par Mme Deschamps ; elle y a été favorablement accueillie, et l'ouvrage a retrouvé le vif succès des anciens jours. On sait que M. Édouard Lalo travaille en ce moment à un nouvel ouvrage : la Jacquerie, sur un livret de M. Édouard Blau, à qui déjà il doit le poème du Roi d'Ys.

 

 

 

01 avril 1892

 

I

 

C'est une simple promenade autour de la musique dramatique qu'il convient d'entreprendre aujourd'hui. Nos deux grands théâtres n'ont rien fait que préparer l'avenir, durant ce mois où la critique a dû chômer : l'Opéra en continuant avec un soin patient les études de la Salammbô de M. Ernest Reyer, laquelle pour n'être pas une œuvre nouvelle n'en sera pas moins une nouveauté parisienne ; l'Opéra-Comique, en menant de front les répétitions des Troyens de Berlioz et celles de l'Enguerrande de MM. Bergerat, Victor Wilder et Chapuis. Ces trois ouvrages nous arriveront presque en même temps, comme pour nous consoler d'une trop longue disette. Abondance de biens ne nuit pas, dit la sagesse des nations.

 

En attendant, diverses œuvres de genre ont sollicité l'attention du public. Telle, en première ligne, une opérette de MM. Boucheron et Audran, les auteurs de cette Miss Helyett, déjà près de six fois centenaire. C'est une fantaisie, des plus réussies : Article de Paris, donnée au théâtre des Menus-Plaisirs, et qui continue à classer M. Audran parmi les compositeurs auxquels sourit de préférence la Muse de l'esprit français. On verra quelque jour ce compositeur à l'Opéra-Comique. Puisse-t-on alors ne pas lui faire payer trop cher, en ce nouveau milieu, les succès si brillants et si continus obtenus sur des scènes plus modestes !

 

De par le monde des salons, j'ai rencontré la musique dans les plus agréables et les plus originales conditions. Ç'a été, notamment aux deux dernières réceptions de Mme Juliette Adam, en un petit concert tout à fait improvisé et très bref, comme il convient dans une réunion où l'esprit de la causerie peut se passer de musique.

 

Nous avons réentendu là des fragments de Thamara, l'œuvre remarquable de M. Bourgault-Ducoudray, à qui la rareté de ses représentations à l'Opéra conserve le charme d'une primeur, fragments interprétés par Mlle Domenech et M. Engel, créateurs des deux principaux rôles de cet opéra ; Poète et Fantôme, de J. Massenet, mélodie chantée par Mme Elena Sanz, un air du Mage ; la Barque des Amours de Mme Augusta Holmès et un poème de Rollinat, dits excellemment par Mme Montégut-Montibert ; deux ou trois morceaux chantés par le ténor Duchesne. On a entendu aussi un jeune violoniste russe très remarquable, M. A. Petchnikoff.

 

Puis sont venus des airs russes de Mlle Sacha Ilinsky, un chant populaire hongrois, très caractéristique, que nous a fait connaître M. Jules Korda, enfin une chanson grecque et une chanson guerrière japonaise sur lesquelles je m'arrêterai plus particulièrement, parce qu'elles nous ont apporté une note toute nouvelle.

 

La chanson grecque, d'après M. Pharmacopoulo lui-même, qui nous l'a dite avec beaucoup de bonne grâce et de charme, n'est pas, bien qu'on la chante partout dans son pays, une de ces chansons nationales, de caractère purement hellénique, telle que les chants des Khleptes et des réunions populaires, mais elle est empreinte d'une poésie très pénétrante qui fait désirer le sens des paroles. Ce sens, l'aimable artiste a bien voulu aussi nous le donner comme complément de la mélodie. C'est une inspiration d'une fraîcheur toute printanière, d'un poète qu'on ne saurait nommer avec certitude, mais qui peut être Valaoritis ou Paraschos, et qui sous ce joli titre : l'Amandier neigeux, chante ainsi :

 

« De ses petites mains, elle a remué l'amandier neigeux ; sa poitrine, ses épaules et sa tête sont couvertes de neige.

 

Moi, l'ayant vue, la petite folle, ainsi couverte de neige, je l'ai embrassée doucement ; je lui ai ôté la neige du front et je lui ai parlé :

 

Petite folle, pourquoi te hâtes-tu de porter la neige sur tes cheveux ? Le temps viendra du lourd hiver, et tu n'y penses pas !

 

Le temps viendra où tu oublieras les choses anciennes et tes premiers jeux. Alors, tu donneras de doux baisers de grand' mère à tes petits-enfants. »

 

C'est à M. S. Motoyosi, membre de l'Académie bouddhique, professeur à l'École des langues orientales vivantes, que nous avons dû la connaissance de la chanson guerrière japonaise.

 

Il la chante avec une grande originalité d'accent, avec des passages de voix d'une ténuité curieuse. Le morceau a un grand caractère de noblesse et par instants de mélancolie. Il cause l'impression de quelque chose de très lointain. C'est comme une psalmodie entendue dans le rêve, et c'est de loin en effet que cela vient et de choses enveloppées de brumes légendaires que cela parle. Ce sont les paroles dernières du daïmio Kussunoki-Massashighé à son fils avant son départ pour le combat :

 

« Massatsura ! Massatsura ! Tu es mon fils ; tu connais donc le vrai chemin de la fidélité ! Maintenant, il y a tant d'ennemis acharnés contre l'Empereur, mon Seigneur, qu'il ne peut plus les chasser (littéralement : que l'ombre de son arc ne se voit plus). Je te donne cet écrit où se trouve l'ordre de mon Seigneur de combattre les ennemis qui veulent souiller son trône et asservir le peuple du Japon. Je l'ai gardé dans mon sein jusqu'ici, il ne m'a pas quitté un seul instant. Maintenant, comme je vais partir, aie soin de cet écrit, ah ! mon fils, ah ! mon fils ! aie soin de cet ordre de l'Empereur, comme de mon propre corps. Hélas ! mon fils, hélas !

 

Relevez encore une fois les étendards de ma famille qui portent pour armoiries la fleur du chrysanthème ! Soyez toujours très doux et très affables pour mes vieux soldats qui supportent

depuis si longtemps tant de fatigues. Ayez soin aussi des jeunes soldats, qui ne sont pas encore accoutumés à la guerre.

 

Comme dernier présent, je te donne ce petit sabre qui pourra abattre toutes les têtes des ennemis de l'Empereur. Ah ! mon fils ! sois toujours plein de courage et fidèle à l'Empereur et à ta mère. Efforce-toi de calmer les chagrins de ton Seigneur et de dissiper l'inquiétude qui le trouble. Ah ! ah ! mon fils ! Massatsura ! Massatsura ! »

 

Mais ce qui m'a charmé mieux encore que ce chant traduisant en somme des sentiments qui sont de tous les temps et de tous les peuples et auxquels la musique donne surtout de l'accent, avec ses notes tristement prolongées sur les exclamations ponctuant les phrases, c'est la légende nationale dont l'érudition de M. Motoyosi accompagne le texte de ce morceau.

 

Kussunoki-Massashihé, le héros de cette légende, vivait sous le règne de l'empereur Godaïgôtennô, au XIVe siècle de notre ère. A cette époque, le Japon était en proie à des troubles continuels ; tous les daïmios se faisaient mutuellement la guerre dans le seul but d'agrandir leurs domaines, et n'obéissaient jamais aux ordres de l'empereur. Les samouraï (guerriers) ne savaient qu'obéir aux daïmios, leurs maîtres. L'empereur n'avait pas un abri où il pût être tranquille ; parfois même il souffrait de la faim et du froid ; il ne lui restait plus de quoi se vêtir et presque tous ses serviteurs l'avaient abandonné.

 

Une nuit Godaïgôtennô rêva que, pour éviter un ouragan terrible, il s'était assis à l'abri d'un grand arbre, le visage tourné vers le sud et qu'il voyait tout le Japon rendu au calme de la paix. A son réveil, l'empereur raconta ce rêve à ses serviteurs et leur dit : « Il doit certainement y avoir dans l'empire un daïmio fidèle et son nom doit être Kussunoki. Qu'on fasse des recherches dans tout le Japon. »

 

On trouva, en effet, à Kioto, un grand daïmio qui portait ce nom. Appelé devant l'empereur et chargé par lui de partir de suite pour combattre ses ennemis, il accepta immédiatement. L'empereur lui donna, comme preuve de sa mission, cet ordre dont il est parlé dans la chanson guerrière et en vertu duquel il se mit en campagne.

 

Les serviteurs de l'empereur, très étonnés de ce qui venait de se passer, lui demandèrent comment il avait pu être ainsi informé. Il leur dit : « J'ai réfléchi aux caractères avec lesquels on peut écrire ce que j'ai rêvé : arbre-sud. J'ai vu que leur combinaison donnait un nom de famille : Kussunoki, et j'ai pensé que c'était une révélation des Kamis (dieux nationaux). » Les serviteurs de l'empereur furent alors persuadés que les dieux le protégeaient encore ; cette croyance leur rendit la foi et releva leur courage. Peu à peu ses partisans se rallièrent en grand nombre autour de son drapeau. Les combats que Kussunoki livrait à chaque instant étaient très meurtriers. Il prévoyait qu'il tomberait lui-même un jour et c'est pourquoi il laissa à son fils ce testament que la tradition populaire a recueilli et qu'un musicien a revêtu de cette forme qui n'est, à bien prendre, qu'une déclamation lyrique tour à tour noble et mélancolique, comme je l'ai dit, s'inspirant fidèlement du sens des paroles. Cette musique est postérieure de deux siècles au texte légendaire ; son auteur est de la famille Kwanzé dont les fonctions à la cour du Mikado consistaient à organiser les concerts et les danses du palais impérial.

 

II

 

La musique ne fait qu'un accompagnement très modeste au drame sacré que M. Ch. Grandmougin a donné au Théâtre-Moderne. Ce drame a pour sujet le Christ, et se développe en cinq tableaux, à propos desquels M. Lippacher a écrit des préludes et une musique de scène, plus une mélodie, pour l'apparition de l'ange dans le jardin des Oliviers, le tout d'une couleur agréable et distinguée et d'un caractère assez élevé.

 

Voilà bien des fois déjà, depuis la Marie-Magdeleine de M. J. Massenet, datant aujourd'hui de vingt ans, que le drame évangélique tente les poètes et les musiciens, tantôt associés, tantôt isolés. C'est un retour au goût ancien pour les mystères, mais il y manque communément ce qui faisait le charme des mystères, je veux dire la naïveté.

 

Même en ces représentations périodiques d'Oberammergau où toute une population s'associait naguère pour la représentation des scènes de la Passion, chacun accomplissant comme une fonction sacrée l'emploi qui lui était confié dans l'action, si la naïveté est restée dans le dialogue, elle tend à disparaître dans le jeu des acteurs. Ceux qui ont l'expérience de ces choses constatent que déjà maintenant les personnages s'appliquent davantage à l'effet, qu'ils s'éloignent, peut-être inconsciemment, de la nature, par le fait qu'ils se sentent plus regardés et regardés par des gens venus tout exprès de loin pour ce spectacle.

 

Sur une scène parisienne, nous ne saurions demander de la naïveté aux artistes ; mais nous voudrions la demander au poète. Le Christ de M. Ch. Grandmougin s'exprime en très beaux vers ; toutefois, en goûtant fort ce qu'il nous dit en tant qu'homme, je subis cette impression qu'il ajoute trop de paroles à celles que lui attribue l'Évangile. C'est un raisonneur, ce n'est pas le Jésus simple et grand de la légende chrétienne.

 

Cela n'empêchera point le drame d'obtenir le succès dû à sa valeur littéraire et à son excellente interprétation. M. Delaunay fils apporte dans le personnage du Christ de la tendresse et de la force ; il a, de plus, la douce physionomie du Nazaréen ; M. Decori fixe d'un trait puissant la figure de Judas ; Mlle Sanlaville est fort bien sous les habits de la Magdaléenne et Mlle Orcelle personnifie la Vierge-Mère avec beaucoup de tendresse simple.

 

Il y a, au troisième tableau, une idylle épisodique qui jette une agréable couleur sur le fond sévère du drame. Deux bergers, Saïd et Aïssa, se dirent leur amour dans ce jardin des Oliviers où le Christ va faire tout à l'heure sa dernière veille et subir son agonie morale.

 

Mais pourquoi M. Grandmougin donne-t-il à sa bergère le nom d'Aïssa ? Je me suis laissé conter autrefois qu'en arabe Aïssa voulait dire Jésus. Je ne sais qui a raison du poète ou des arabisants ; si ce sont ces derniers, il fera son profit du renseignement. En attendant, personne ne s'offensera de voir ce joli nom d'Aïssa aller d'un sexe à l'autre : son euphonie le féminise.

 

D'un sujet sacré il nous a été donné de passer presque sans transition à un sujet magique ; je veux dire à la wagnérie kaldéenne du Sâr Peladan, le Fils des Étoiles.

 

Comme vocable portant en lui une complète profession de foi, wagnérie est fort bien trouvé. C'est, en un seul mot, une inféodation absolue au Mahomet de Bayreuth et j'éprouve quelque surprise à le constater. Le grand maître de l'ordre de la Rose-Croix du Temple m'était apparu tout d'abord dégagé de toute influence. Dès l'instant qu'il se présente sous le couvert de Richard Wagner, sa personnalité m'intéresse moins : elle n'est plus qu'un reflet.

 

Sa fable psychique, il le reconnaît de bonne grâce dans son argument, est un poncif : un père qui veut un gendre continuateur de sa propre activité, une action qui se termine par un mariage.

 

Mais le père, — le patési Goudéa, pour parler selon le langage consacré, — n'est point un vulgaire et prosaïque personnage : c'est un architecte, un sculpteur sublime. Il exige un gendre capable d'achever les chefs-d'œuvre que sa vieillesse lui défend de terminer. Ce gendre pourtant, ce sera un simple berger, Ælohil de naissance inconnue, que l'archimage d'Ereck devinera poète et recueillera dans le temple pour le renvoyer un jour digne d'Izel, celle qu'il aime, la fille du patési Goudéa.

 

Il y a beaucoup d'hermétisme, de symbolisme, de magnétisme et d'autres choses en « isme » dans ce drame au fond très simple ; il y a même des pages d'un large lyrisme qui donnent la mesure de la foncière valeur de M. Joséphin Peladan.

 

Mais, comme il le dit encore lui-même, il a sacrifié le dernier souci de personnalité littéraire qui lui reste à son zèle de « grand maître ». Il se résigne à n'être pas compris, pourvu qu'on ne manque pas d'équité envers ses artistes. On rendra à ces derniers cette justice qu'ils ont montré beaucoup de conscience et de zèle. Mlle Marcelle Josset dans le rôle d'Ælohil a brillé au premier rang. Après elle, il faut nommer Mmes Suzanne Avril, Renée Dreyfus, et MM. Reigers et Maurice Gerval.

 

Trois préludes d'Erik Satie accompagnent le Fils des Étoiles. C'est par ce léger lien musical que l'œuvre du Sâr Peladan se rattache à ma chronique.

 

« Erik Satie, dit le programme de la soirée, a composé trois préludes pour harpes et flûtes, d'un caractère « admirablement » oriental et qui, au seuil de chaque acte, préparent « nerveusement » le spectateur au tableau qu'il va contempler. »

 

Je ne saurais mieux dire et je ne dirai rien de plus, en présence d'un tel témoignage.

 

Le programme ajoute que le même jeune maître est l'auteur de diverses sonneries, que leur originalité et la sévérité de leur style ont fait adopter par l'Ordre pour ses cérémonies et qui ne peuvent, du reste, à moins d'une licence du grand maître, être exécutées qu'aux réunions de l'Ordre. Cette réserve est regrettable.

 

Le soir même où nous avons été appelés à connaître le Fils des Étoiles, nous devions entendre la Messe du pape Marcel, de Palestrina. Je ne sais pourquoi nous en avons été privés. Un grand intérêt s'attachait à cette audition promise.

 

Je dois terminer cette chronique en signalant quelques ouvrages que j'ai depuis quelque temps reçus, et dont il ne m'a pas été possible jusqu'ici de faire mention. C'est d'abord le Recueil de petites pièces et d'exercices pour le piano, de Mme Marie Simon, dont j'ai eu plus d'une fois déjà l'occasion de louer l'excellente méthode ; c'est ensuite une bonne étude Goethe et Beethoven, par Henri Blaze de Bury ; Un pèlerinage à Bayreuth, ouvrage curieux au point de vue des choses du théâtre, et dont l'auteur, M. Émile de Saint-Auban, trouve à dire des choses neuves sur un sujet qui ne l'est guère ; c'est, enfin, Selon mon rêve, de M. Elzear Rougier, un simple roman qui se réclame toutefois de la musique et place dans un milieu idéal des scènes heureusement empruntées au monde réel de l'Opéra.

 

 

 

01 mai 1892

 

Il y a plus de neuf ans (1), je parlais ici même du Sardanapale de M. A. Duvernoy, partition écrite sur un poème de M. Pierre Berton. L'ouvrage était alors qualifié de « symphonie lyrique », bien qu'il s'agît en réalité d'une suite de scènes dramatiques, manifestement détachées de quelque grande partition destinée au théâtre.

 

(1) Voir la Nouvelle Revue du 1er janvier 1883.

 

C'est à sa source, c'est-à-dire au théâtre, qu'il est finalement retourné : la Belgique vient de s'en emparer, pour nous le rendre sous la forme dramatique. Sardanapale a été représenté à Liège, où il a obtenu un grand succès, malgré certaines faiblesses d'interprétation.

 

Cette réserve n'atteint ni M. Claeys, chargé du rôle de Sardanapale, ni M. Casset, ni M. Favre, ni la très bonne exécution de la partie instrumentale dirigée par M. Cambo. M. Bussac, directeur du théâtre de Liège, a fait pour M. Duvernoy — et il faut l'en louer grandement — ce que les diverses directions de la Monnaie ont fait depuis plusieurs années pour MM. Reyer, Massenet, Hillemacher, Chabrier et Litolff : il lui a offert une hospitalité que Paris demeurait impuissant à lui donner, faute de ce troisième théâtre lyrique dont j'ai fait le sujet d'une si constante redite, refrain de la mélancolique complainte des compositeurs dans l'embarras.

 

Le sujet du poème dont s'est inspiré M. Duvernoy est simple et d'un bon mouvement dramatique. J'en emprunterai la brève analyse à ma chronique d'antan :

 

Pendant que dans les jardins de Sardanapale dansent de belles esclaves, le roi reproche à Myrrha, une captive grecque qu'il adore, sa tristesse et sa froideur. Myrrha aime en secret ce barbare, mais elle le voudrait plus soucieux de sa gloire. Au lieu de cet efféminé, elle rêverait un héros.

 

Cependant on conspire contre Sardanapale. Le prêtre Bélézès veut renverser le roi ; les conjurés se réunissent sous ses ordres, dans le temple de Baal. La révolte éclate et vient surprendre le roi au milieu d'une fête. Pania, le plus fidèle de ses officiers, est blessé mortellement. Sardanapale demande des armes ; son courage se réveille. Myrrha, entraînée, se jette dans ses bras, et seulement alors lui avoue son amour.

 

Et quand le roi, vaincu, ordonne à ses soldats de fuir, en emmenant Myrrha, elle résiste, elle reste ; elle veut monter avec lui sur le bûcher qu'il a fait préparer pour échapper royalement à la mort honteuse que lui réservent les rebelles.

 

J'avais remarqué, à la première audition, l'introduction avec le chœur des soprani et la danse des esclaves, ainsi que la romance de Sardanapale, tout empreinte d'une voluptueuse tendresse. J'avais noté également l'épisode de la conspiration, une marche triomphale, constituant l'introduction de la seconde partie, et aussi l'hymne à Bacchus, qui a été, à Liège, l'un des gros effets de l'ouvrage.

 

Il est regrettable que de telles soirées doivent être sans lendemain pour ainsi dire, et que l'attention de nos directeurs ne soit pas davantage éveillée par toutes ces généreuses tentatives de la province et de l'étranger ; leçons perdues par cette indifférence que Paris tient peut-être du trop-plein de ses richesses artistiques.

 

En 1883, Sardanapale était chanté à Paris, aux Nouveaux-Concerts du Château-d'Eau, sous la direction de M. Ch. Lamoureux, par M. Faure, magistral interprète du rôle de Sardanapale, et par Mme Brunet-Lafleur, dont la voix charmante d'expression et de jeunesse gardait toute sa valeur à celui de Myrrha. M. Duvernoy doit penser quelquefois, avec un mélancolique plaisir, à cette belle interprétation, que rien ne peut désormais lui rendre.

 

 

Un musicien très estimé pour la distinction de ses idées et la grâce de sa forme, M. Paul Vidal, que tout semble prédestiner aux œuvres de la plus pure essence musicale, a cherché son bien dans l'opérette, en donnant aux Bouffes-Parisiens trois actes et cinq tableaux : Éros, sur un livret de Jules Noriac et de M. Adolphe Jaime.

 

J'ai écrit « opérette », bien que l'affiche dise « fantaisie lyrique » comme si l'étiquette ancienne effarouchait la vertu du jeune compositeur en partie fine avec la Muse légère, mais ne voulant pas avouer qu'il s'encanaille légèrement. Voilà, par exemple, qui nous importe peu, pourvu que les mélodies soient agréables et nous charment, ce qui est le cas. En art, il ne faut point de respect humain, et le fait d'avoir mis en musique, du bout des doigts, les aventures du divin Éros dans un pays de fantaisie ne nous laissera rien perdre de l'estime que nous a fait concevoir pour M. Paul Vidal son Noël, écrit sur les vers de M. Bouchor, et que ne manquera pas d'entretenir son prochain ballet à l'Opéra, la Maladetta, sur un scénario chorégraphique de M. Gailhard, et dans un avenir plus ou moins lointain, une Madame Roland, qu'il tient de la collaboration d'Émile Bergerat et de Camille de Sainte-Croix, pour le même théâtre.

 

Le sujet qu'il a traité aux Bouffes est d'une agréable fantaisie, mais diffère très fort de cette six fois centenaire Miss Helyett à laquelle il succède ; à cette fantaisie se mêle un léger grain de philosophie éternelle.

 

Dans cette ville sans nom, capitale d'un pays inconnu, où l'action se déroule, l'Amour est maudit de tous, des maris et des femmes, des amants et des maîtresses ; d'un consentement unanime, on lui donne la chasse, on le prend et on le jette à l'eau. Voilà tout ce monde délivré de l'amour d'où venait tout mal. Bientôt on s'aperçoit que de lui aussi venaient tout bien et toute joie. On le regrette, on le pleure, et finalement on est heureux de le repêcher, non point noyé, car il est immortel, mais simplement couché parmi les roseaux, dans la coulée fraîche du fleuve.

 

Ce sujet pouvait fournir matière à un poème d'une touche délicate. On pourrait trouver, et çà et là je vois qu'on a trouvé que cette qualité rare, la délicatesse, y manquait un peu. Pour le musicien, je l'ai dit, il a été fidèle à ses tendances natives et aux principes de son éducation, tout en restant dans le ton léger qui convenait à l’œuvre. On a fort applaudi une sérénade, de jolis couplets et surtout un sextuor. A ces pages il faut ajouter la pantomime du quatrième tableau, un air d'Eros, un rondeau, et encore un quatuor dans le second acte. L'interprétation a été jugée d'une infériorité relative, et s'il faut dire qu'elle n'aidera pas Éros à franchir, comme Miss Helyett, son sixième centenaire, cela ne sera pas pour offenser le compositeur, qui s'en doute.

 

 

Si je ne consultais que le sentiment de réserve s'imposant à un collaborateur, je ne parlerais pas ici, pas encore du moins, de la nouvelle partition de M. E. Paladilhe, les Saintes Maries de la Mer. On ne saurait pourtant faire le musicien injustement victime de cette réserve, si naturelle qu'elle soit, et je veux dire quelle impression de fraîcheur, de puissance pittoresque et en même temps de parfaite entente de la vie dramatique m'a laissée une audition intime de cette partition, tout récemment exécutée à Montpellier par une société artistique, et qui doit l'être à Paris.

 

La légende des Saintes Maries de la Mer est, je crois, la plus ancienne de la Provence, où la tradition abonde en récits de la naïve foi populaire. Avant même de parler de cette sainte Marthe, qui allait, toute seule, enchaîner d’un ruban la redoutable Tarasque, maintenant promenée en effigie dans les rues de Tarascon, pour l'ébattement des grands et des petits, on se contait aux veillées l'arrivée en Camargue des trois Maries et de leurs compagnons.

 

A Jérusalem, on les avait prises, dans la maison de Pierre, déjà parti avec les apôtres pour évangéliser la terre ; les Pharisiens les avaient jetées dans une barque sans bordage, sans voile et sans avirons, et méchamment les avaient abandonnées à la merci des flots. Il y avait la Marie de Magdala, la belle pécheresse, gagnée à Dieu, et Marthe sa sœur, et Lazare leur frère, et Marie Salomé et Marie Jacobé, avec leurs servantes Sarah et Marcelle, et Sidoine et Maximin. Tous priaient en s'éloignant vers l'inconnu. Mais voici que tout à coup, au milieu de la tempête déchaînée, puis calmée comme par miracle, une terre riante leur apparaissait entre les deux bras du grand Rhône, le beau fleuve qui s'en va, large et fort, embrasser la douce mer bleue. Des païens célébrant la fête de leurs dieux les accueillaient au rivage. Lazare frappait la terre de son bâton, une source jaillissait, et devant ce prodige, entraînées aussi par la douce éloquence des trois Maries, les tribus païennes s'agenouillaient, réclamant le divin baptême.

 

Le poème s'est inspiré de cette légende ; sa construction littéraire n'en saurait rendre la naïveté première : sans y prétendre, l'auteur s'est soucié surtout de donner au musicien des thèmes aussi simples et aussi variés que possible.

 

Véritable compositeur dramatique, que le seul quatrième acte de Patrie ! suffirait à classer au premier rang parmi les représentants de notre école nationale, M. Paladilhe a suivi, même dans cette partition, le penchant de sa nature. Sur quatre parties dont se compose l'ouvrage, deux, la seconde et la quatrième, sont des tableaux d'opéra que l'on patinait transporter au théâtre sans la moindre difficulté. C'est la scène de la dispersion des apôtres, suivie de celle de l'arrestation des saintes femmes dans la maison de Pierre. C'est, en second lieu, l'arrivée des Saintes sur le bord du Rhône. Il y a là, un élément pittoresque, la célébration de la fête de Pan, des danses et une ronde qui mettent comme une touche de couleur vive sur l'ensemble du tableau, resté jusque-là d'une sévérité religieuse. La prédication des Saintes, le miracle de la source, et le grand ensemble de l'Hosannah final sont le couronnement de cette belle œuvre.

 

Les parties qui sortent du domaine dramatique pour entrer dans le domaine plus large de la vision mystique, je veux dire l'épisode des trois Maries au tombeau de Jésus et celui de la barque abandonnée en mer nous montrent M. Paladilhe sous un jour nouveau. Sans se départir de sa recherche constante du mouvement et de l'action, il se révèle comme un symphoniste descripteur d'une valeur rare.

 

Cet ouvrage , d'une haute conception, d'une exécution très ferme et très pure, sera compté à M. Paladilhe comme un de ses meilleurs titres de gloire. Il occupera dans son répertoire la place qu'occupe le Déluge dans celui de M. Camille Saint-Saëns et Marie-Magdeleine dans celui de M. J. Massenet : c'est dire qu'il restera comme l'expression de la pensée la plus étendue et la plus indépendante de son auteur, qui n'a plus à compter ici avec la convention parfois misérable du théâtre, et dont rien ne vient limiter le large essor.

 

Un de nos confrères de la presse musicale, en parlant de cette partition, exprime cette idée que la légende ainsi traitée, c'est-à-dire en dehors de toute préoccupation scénique, supporterait pourtant sans faiblir l'épreuve du théâtre : le prestige de quatre décors servant de cadre aux quatre parties ajouterait, dit-il, à son éclat, et ce « spectacle musical » fournirait un tableau d'une rare originalité.

 

Pareille opinion a été exprimée, il y a tout juste vingt ans, à propos de la Marie-Magdeleine de M. J. Massenet, et il m'est affirmé que la réalisation de cette adaptation au théâtre d'une œuvre primitivement destinée au concert sera tentée, cette saison même, à l'Opéra. Pareille bonne fortune pourrait être réservée, à l'Opéra-Comique, à l'œuvre de M. Paladilhe.

 

 

La musique française a perdu en M. Édouard Lalo, dans la dernière semaine d'avril, l'un de ses plus fervents et de ses plus consciencieux serviteurs.

 

C'est seulement après une longue lutte que ce compositeur de pure race avait pu se révéler au public avec cette œuvre de grande valeur, le Roi d'Ys, tenue pendant quinze ans à l'écart par les directeurs, par ceux-là mêmes qui en vantaient le plus les mérites, quand il ne s'agissait que de les vanter gratuitement.

 

Lalo avait été très frappé de cette malechance, qui le poursuivait sur le terrain du théâtre. Très estimé pour de nombreuses compositions instrumentales, il n'aurait jamais peut-être connu l'amère douceur de l'avant-scène, si des amis n'avaient épousé et fait triompher, à force d'énergie, une cause qui était celle de l'art le plus élevé.

 

Il avait, en ses premiers jours de lutte, écrit une importante partition : Fiesque, éditée seulement, et que son auteur paraissait avoir renoncé à porter au théâtre.

 

Un ballet, Namouna, représenté à l'Opéra il y a quelques années, compose, avec le Roi d'Ys, si je ne me trompe, tout le théâtre musical de Lalo.

 

Ce ballet a sa légende douloureuse. Alors que Lalo avait en portefeuille le Roi d'Ys, et pouvait s'attendre à voir s'ouvrir toutes grandes devant lui les portes de l'Académie nationale de musique, la commande lui vint de ce ballet, comme une douche glacée. Il la subit avec un âpre courage et s'attela à cette besogne, ingrate pour lui, voulant la mener à bien quand même, y voulant mêler un peu de ce qu'il sentait de meilleur en lui.

 

Il y a dix ans, on comptait Lalo, théoriquement, parmi les irréconciliables de ce parti qu'on appelait encore alors celui de la « musique de l'avenir » ; très peu voyaient en lui ce qu'il était réellement, un musicien consciencieux, convaincu, recherchant la vérité de l'expression et la variété de la forme, et disant ce qu'il avait à dire avec la sincérité la plus absolue. Il a fallu le Roi d'Ys pour réformer sur ce point l'opinion courante. C'est, parmi les ouvrages de ces vingt dernières années, l'un de ceux qui s'est le mieux et le plus vite imposé au grand public, qui n'a point de parti-pris d'école, et se contente de s'abandonner naïvement à ses impressions.

 

Namouna avait été pour Lalo la source d'une série d'épreuves de tout genre, dont sa santé s'était profondément ressentie. La maladie s'était emparée de lui ; mais il avait beaucoup de ressort et de volonté ; c'est durant les rémittences de son mal, parfois même durant les semaines où son corps faiblissait, qu'il conçut et exécuta le projet de récrire en grande partie ce Roi d'Ys, dont il a ainsi existé deux versions : celle qui en fut comme la maquette primitive et celle que le public devait enfin connaître et applaudir.

 

Il est banal de dire ou d'écrire qu'un artiste ne meurt pas quand il laisse derrière lui une œuvre telle que le Roi d'Ys : cette banalité pourtant se supporte quand elle est, comme c'est ici le cas, la formule d'une pure vérité.

 

 

 

15 mai 1892

 

I

 

Une foudroyante et bien douloureuse nouvelle vient de surprendre et d'attrister Paris : Ernest Guiraud est mort, soudainement emporté en plein travail, en pleine joie. J'en suis resté consterné, comme tous ceux qui l'aimaient, plus encore pour son cœur que pour son talent, pourtant si grand !

 

Une nomenclature de ses œuvres, une appréciation de ses hautes qualités ne nous paraîtraient en cet instant qu'un bien froid et correct hommage rendu à la mémoire de ce doux et aimable compagnon, à l'abord si cordial, à la main loyale si franchement tendue, à l'esprit si fin et à l'âme si délicate.

 

Il me sera donné peut-être un jour de pouvoir dire ce que fut l'artiste, quels projets l'occupèrent, quelles espérances, maintenant anéanties, remplirent ses derniers jours. Aujourd'hui, je veux seulement envoyer un fraternel adieu à cette chère figure qui s'en va dans l'infini, vers l'éternelle lumière.

 

II

 

Il faut reprendre maintenant la tâche accoutumée. Paris dévore vite la douleur comme la joie. Dans son mouvement formidable, il nous entraîne à travers les événements les plus divers, il nous impose les impressions les moins faites pour s'associer ou se suivre. J'aurais voulu m'arrêter à loisir sur bien des faits intéressant la chronique musicale je ne puis maintenant que les effleurer au passage, tant ils sont déjà loin de nous, dominés par les choses du présent.

 

Ainsi, j'aurais parlé encore des si remarquables concerts de Mme Éléna Sanz, à qui nous devons une fort belle exécution de la messe de Requiem de Verdi, messe dramatisée, mise en scène pour ainsi dire par ce musicien d'un emportement si puissant ; j'aurais raconté les incidents d'une petite fête donnée à l'Hôtel Continental par le groupe parisien des anciens élèves de l'École Centrale. On a applaudi là, avec une agréable pantomime : les Deux Pigeons, jouée par miss Hélyett, je veux dire Mlle Biana Duhamel et par M. Garbagni, une fantaisie lyrique en trois actes de M. Paul Bru, avec de la musique de M. Justin Clérice.

 

Cela s'appelle : Pierrot rémouleur. C'est une de ces aimables récréations si fort à la mode en ce moment et si heureusement à la mode, dirai-je, car rien ne nous repose mieux des platitudes de la vie courante que ces tableaux frais et légers comme une peinture d'éventail.

 

L'Amour, pour emprunter à l'auteur lui-même le texte explicatif de son sujet, l'Amour, depuis qu'il est au monde, n'a pas encore fait repasser ses flèches. Il les apporte à Pierrot, rémouleur, dans ce but ; le prix du travail sera l'amour de Colombine. Arlequin entend la conversation. Il vole les flèches de l'Amour à Pierrot, qui se désole ; mais Polichinelle, redresseur de torts, se pose en défenseur de Pierrot. Au dénouement, l'Amour retrouve ses flèches, Arlequin est chassé, Pierrot et Colombine entonnent le duo de la parfaite tendresse.

 

Ces gentillesses ne valent que par la forme. Il y a quelque longueur dans le développement de celles-ci ; mais la forme n'est pas sans grâce et sans légèreté. Avec les vers de M. Paul Bru, on a franchement applaudi la musique de M. Justin Clérice, notamment le chœur des Lutins dans la coulisse, l'air de Colombine : « Amour près de tes autels », chanté par Mlle Nocenzô, et le duo qu'elle a joué avec M. Berton.

 

Je dis joué, il faut s'entendre : je devrais dire « débité » car, pour suivre jusqu'au bout le goût courant, c'est tout bonnement à des marionnettes que MM. Bru et Clérice avaient confié le sort de leur petit ouvrage. Petites marionnettes gentilles, gentiment habillées, et qui font parfois plus de plaisir que des personnes naturelles, dont, tout au moins, et pour cause, elles n'ont pas en scène les agaçantes distractions.

 

Quand j'aurai dit un mot d'un concert donné à la salle Érard par M. Paul Dupin, et constaté le bon accueil fait à une série de petites compositions affirmant la variété et la souplesse d'esprit de ce jeune musicien ; quand j'aurai enfin enregistré le succès obtenu à Toulouse par le Mazeppa de Mme de Grandval, sur un poème de MM. Grandmougin et Hartmann, je me trouverai en présence de cette Enguerrande, annoncée, attendue depuis des mois, et dont l'Opéra-Comique vient enfin de nous donner la première représentation.

 

L'ouvrage procède d'une pièce en vers publiée par le poète Émile Bergerat, et où sa verve, sa fantaisie étincelante se sont donné libre carrière. On sait les ressources spirituelles, le curieux et abondant vocabulaire de ce lettré ; mais tout ce qui était l'attrait, le ragoût du livre, a dû naturellement s'atténuer, s'uniformiser au théâtre.

 

Il convient donc de laisser de côté les figures originales d'Émile Bergerat pour voir seulement celles qui se présentent au public sur la scène de l'Opéra-Comique, de par la grâce combinée du premier auteur et de notre confrère en critique musicale M. Victor Wilder, à qui est dû ce colossal et consciencieux labeur de la traduction des œuvres de Richard Wagner.

 

La scène se passe « dans une Sicile chimérique, à une époque de fantaisie ».

 

Sur la place publique de Palerme, le peuple commente la mort du roi Jean Trois, un maître qui « fut pour la Sicile un Tibère », si je m'en rapporte à l'opinion du premier chœur. Les prières publiques vont pourtant être dites, auxquelles s'associera la foule. Seule, une jeune fille, Noëma, ne s'y mêle pas : elle vend des fleurs sous le porche de l'église ; mais surtout elle songe aux souffrances des proscrits qui, loin de la Sicile, attendent le jour de la libération.

 

A revenir des Groenlands,

Qui vous fait lents

Comme vous l'êtes,

O Goélettes

Et Goélands !

 

Sur ce refrain au rythme curieux, arrive Mélibée, — diplomate plein d'à-propos comme on le verra, — Mélibée est l'envoyé de la jeune reine de Corse Enguerrande, et voici pourquoi il vient. La mort du roi Jean Trois doit faire passer la couronne de Sicile sur la fête de son neveu Gaëtan, et Enguerrande rêve de réunir par un mariage avec le jeune prince la Sicile et la Corse sous le même sceptre. Malheureusement, Gaëtan n'a pas la vocation de la royauté, au contraire. Tout enfant, il a été témoin du meurtre d'un roi, et sa mère épouvantée lui a fait alors jurer qu'il ne commettrait jamais l'imprudence d'être roi. Plus encore pourtant que ce serment singulier, ses goûts personnels l'éloignent du trône : Gaëtan est artiste, statuaire, et très galantuomo : cette douce existence suffit à son ambition.

 

Cette exposition faite, grâce à Noëma qui joue dans l'action le rôle du bon petit ange gardien de Gaëtan et qui, d'ailleurs, a, je crois, son père parmi les proscrits victimes de la tyrannie du roi Jean Trois, ce qui explique son ardent désir de voir un prince aimable et bon prendre la place du Tibère sicilien ; cette exposition faite, dis-je, voilà le diplomate Mélibée aux prises avec l'insoucieux Gaëtan. Ce dernier refuse tout uniment la main d'Enguerrande, qui lui est offerte avec le royaume de Corse. Mélibée s'entête. Il obtiendra par ruse ce que la persuasion n'a pu faire. Il s'arrange pour que le jeune homme et la belle Enguerrande se rencontrent dans des conditions particulièrement suggestives. Gaëtan est amené, en effet, devant la porte mal jointe d'une cabane de bûcheron, au moment même où Enguerrande vient d'y entrer pour y faire sécher ses vêtements trempés par une pluie d'orage, qui l'a surprise dans la forêt. Et c'est précisément au moment où les vêtements de la reine ne sont pas encore secs que Gaëtan risque un regard à travers les ais disjoints de la cabane. Ce qu'il voit le transporte tellement qu'après avoir rendu un lyrique hommage à la Beauté éternelle, il se précipite aux pieds d'Enguerrande apparue et vêtue, et à l'aveu de sa criminelle indiscrétion ajoute la déclaration la plus passionnée. Elle s'indigne et menace d'abord ; mais bientôt elle se résout à plus d'humanité. Elle acceptera l'alliance de cet audacieux, pourvu qu'il consente à régner.

 

A cette pensée, Gaëtan se révolte. Être roi ! son serment le lui défend. Malgré l'intensité de sa passion, il repousse l'anneau offert par Enguerrande, résigné à mourir de sa main, si elle le veut, en expiation de cette injure.

 

Elle va le frapper ; puis son cœur mollit devant cette tête déjà chère ; d’ailleurs, les délégués de Palerme arrivent, cherchant Gaëtan pour lui offrir la couronne : il les repousse comme il a repoussé Enguerrande. Cette dernière est alors proclamée reine de Sicile, et son premier acte est de faire arrêter le coupable Gaëtan.

 

Enfermé dans le palais, où, pour charmer sa captivité, on lui a fait arranger un superbe atelier, il y passe agréablement le temps à modeler, — de souvenir, — une statuette d'Enguerrande dans le costume le plus mythologique. La reine, très férue d'amour, ne demande pas mieux que de s'accorder avec le captif dont elle reçoit de si mystérieux et de si délicats hommages.

 

Grâce à l'habile petite Noëma, Gaëtan est amené presque sans s'en douter à signer son acceptation de ce titre de roi, naguère si énergiquement refusé. Puis, l'amour se révèle, violent, irrésistible, entre Gaëtan et Enguerrande. Et elle en vient, à son tour, à ne plus tenir pour rien la couronne, et finalement à s'enfuir, avec le bien-aimé, abandonnant Palerme et la Sicile aux aventures les plus compliquées. Le roi de Naples, en effet, sachant que les amoureux couronnés poursuivent leur idylle dans quelque coin de forêt, s'empresse d'armer une flotte et de faire voile vers les bords siciliens.

 

On cherche vainement Gaëtan et Enguerrande ; enfin on les trouve chantant leur amour aux étoiles ; on insulte à l'indifférence, à la lâcheté de Gaëtan : touché au cœur, il s'arrache alors aux bras de sa royale maîtresse, tire son épée et se précipite à la rencontre des Napolitains envahisseurs. Grâce à lui, les Palermitains triomphent — Gaëtan toutefois est blessé à mort dans la bataille, et succombe dans les bras d'Enguerrande, que la douleur tue à son tour.

 

C'est un opéra tout à fait romantique qu' Enguerrande, bien plus romantique que fantaisiste, bien plus tendu et haut monté que ne pouvait nous le faire pressentir l'étourdissante création, le feu d'artifice de mots d'Émile Bergerat, en son œuvre originale.

 

Beaucoup de ces mots même, passant du livre au théâtre, ont fait balle dans le mauvais sens de l'expression : associés à la musique, ils ont paru ridicules. Pourquoi ? C'est que l'esprit du livre est tout différent de l'esprit du théâtre ; c'est qu'un mot qui fait la joie des délicats et des raffinés d'art apparaît parfois cru et grotesque à cette collection d'êtres dont se compose ce qu'on appelle le public. Individuellement, ils sont parfois les mêmes que ceux qui ont trouvé charmante telle ou telle phrase ; collectivement les voilà féroces, parce qu'on la leur sert dans un autre milieu et sous une autre enveloppe. Puis, il y a peut-être aussi là, un défaut d'accommodement : on ne s'est pas assez soucié de l'agencement logique des scènes, et tel personnage qui, dans le livre, est tracé d'une ligne capricieuse mais nette, apparaît déformé et saute soudainement dans le champ de l'opérette.

 

Finalement, l'ouvrage est tombé, et la chute a paru assez profonde pour qu'il n'y ait plus qu'à souhaiter aux auteurs une prompte compensation.

 

Pour la musique, il a été très évident qu'elle ne plaisait point ; il ne faut pas toutefois se laisser impressionner par ce premier mouvement de la foule : il faut se montrer fort circonspect et tâcher, dans ce grand désarroi d'une soirée lamentable, de voir et de dire juste.

 

Pour moi, autant que deux auditions ont pu me permettre d'en juger, M. Auguste Chapuis est un compositeur d'assez ferme volonté, peu soucieux de rester simple. Cette rigueur lui passera, maintenant qu'il a vu le feu, car il ne faut pas croire que cette bataille perdue soit une mauvaise chose pour un débutant. C'est une rare bonne fortune au contraire. Une grande pièce à l'Opéra-Comique, même quand elle tombe, c'est l'avenir assuré, l'occasion d'une revanche ; c'est un bain glacé où se retrempent les forts et dont ils sortent tout bouillants de courage, tout impatients d'une nouvelle rencontre.

 

Je dirai maintenant que, si j'ai noté au passage dans la partition de M. Chapuis quelques pages d'une couleur assez agréable et d'un tour bien franc, telles que diverses parties du rôle de Mélibée, la chanson batailleuse du bûcheron, le finale robuste qui l’accompagne, certaines phrases de Gaëtan et le duo d'amour final, l'ensemble de sa composition m'a fait l'effet d'une nébuleuse piquée de loin en loin de quelques noyaux lumineux, dont l'agrégation se fera un jour peut-être et nous éblouira alors de l'éclat d'un astre. Pour le moment, je l'avoue, au moins en ce qui me, concerne, notre réceptivité n'est pas assez complète pour avoir reçu le coup de toutes les beautés, en secrète formation dans cette œuvre. C'est encore, — pour employer un mot de la première version du poème, — c'est encore de la « laitance d'étoiles ».

 

M. Chapuis acceptera bravement les critiques dont son ouvrage doit être l'objet ; il a parlé personnellement au public, ce qui est un grand point, j'y insiste. Beaucoup de ceux qui lui ont été sévères lui envient certainement son infortune. Paris maintenant sait son nom.

 

Le toujours excellent Fugère faisait Mélibée. Il a porté dans ce rôle un air d'effarement comique, qui a pu égarer le public sur le caractère du personnage et, je le crois, l'a égaré en effet çà et là. L'humour au théâtre et surtout en musique est d'ailleurs tout ce qu'il y a de plus difficile à exprimer, et je ne crois pas que M. Chapuis soit un humoriste. Un certain Rossini... mais ne retournons pas aux ancêtres !

 

M. Gibert est un ténor de sérieuse valeur, qui a fait des progrès énormes et commence à entrer très avant dans la faveur du public. Mlle Horvitz est charmante et joue très intelligemment le rôle de Noëma. Mlle Boucart n'est point telle que m'était apparue Enguerrande à la lecture de l'ouvrage primitif ; elle a quelques heureux dons naturels : il lui reste encore beaucoup à apprendre pour s'en servir avec la perfection nécessaire.

 

 

 

01 juin 1892

 

I

 

« La destinée de Salammbô sera des plus brillantes et des plus longues, si le triomphal accueil que l'ouvrage a reçu, le jour de la première représentation, l'accompagne dans les représentations qui vont suivre. »

 

J'écrivais ces lignes, ici même, le 1er mars 1890, au lendemain de la représentation de Salammbô à Bruxelles. Cet opéra suivait sur la scène de la Monnaie le Sigurd du même compositeur et du même poète, M. Ernest Reyer et M. Camille du Locle. Les deux ouvrages, sortis du même berceau, semblent promis à la même fortune. Salammbô, représenté enfin à Paris, après l'avoir été à Bruxelles et à Rouen, y a pris immédiatement une très haute place dans la faveur du public.

 

Il y aurait à lui consacrer une longue analyse, si le sujet n'était déjà épuisé par deux comptes rendus successifs et si les impressions ressenties aujourd'hui n'étaient exactement pareilles à celles de naguère. Je n'ai donc à faire ici qu'une sorte de décalque de mon premier article.

 

J'avais relu, en 1890, le roman de Gustave Flaubert, cette évocation étonnante d'une société disparue, présentée sous des couleurs d'une violence et en même temps d'une harmonie rares. Et il me semblait alors que, tirés de ce milieu éblouissant, les personnages allaient se rapetisser, se mesquiniser, dans les étroites limites du théâtre.

 

Il n'en a rien été. Il semble, au contraire, maintenant, qu'ils ont été spécialement créés pour la scène, et le relief du roman s'atténue. C'est la vertu redoutable des œuvres lyriques, qui réussissent à charmer l'oreille et l'esprit de la foule, de faire s'effacer dans l'ombre la fable originale dont ils s'inspirent.

 

De même que le Rigoletto de Verdi a absorbé le Roi s'amuse de Victor Hugo, de même la Salammbô de Reyer est en passe d'absorber la Salammbô de Flaubert. Beaucoup de gens ne connaissent plus que de réputation cette dernière ; beaucoup d'autres s'en désintéressent pour juger le drame lyrique sorti d'elle, et ils ont raison.

 

Je ne remonterai donc pas cette fois à la source de l'œuvre ; je ne rechercherai pas quelle fut la part réelle de l'invention et celle de l'intuition ou, si l'on veut, de la fantaisie dans ce roman archéologique. Je n'y verrai que ce qu'il y a maintenant : un drame barbare, d'une belle tenue, d'une intense coloration, à travers lequel passe, le dominant d'une prodigieuse hauteur, la chaste et irritante prêtresse de Tanit, « émanation indéfinissable, selon le mot de Flaubert, fraîche et cependant étourdissante comme la fumée d'une cassolette, odeur de miel, de poivre, d'encens et de rose. »

 

Cette Salammbô musicale, l'auteur primitif l'avait d'ailleurs rêvée et espérée. J'ai eu l'occasion, dans les derniers mois de sa vie, de lui en entendre parler dans des termes qui ne me laissent aucun doute à cet égard ; il ne la destinait pas primitivement à M. Ernest Reyer ; il faut s'applaudir qu'elle soit échue finalement à ce dernier, orientaliste et coloriste fait pour comprendre et interpréter l'œuvre selon son sens le plus exact.

 

M. Camille du Locle a adapté la conception de Flaubert au genre lyrique avec un constant souci des traits de l'original et un sentiment poétique très exquis. Au dénouement, il ne nous a pas donné et ne pouvait nous donner la sanglante vision de Shahabarim fendant d'un coup de couteau la poitrine de Matho et présentant au peuple, sur une spatule d'or, le cœur fumant du mercenaire libyen. Il nous a apporté en revanche un dénouement naturel très dramatique, très poignant, d'un ragoût moins sauvage, mais l'emportant sur la boucherie du roman au point de vue de la dramaturgie pratique, et même de la conception morale.

 

Salammbô comporte huit tableaux, dont je rapporte, en 1892, à Paris, je le répète, la même impression qu’à Bruxelles en 1890.

 

Dans les jardins d'Hamilcar, le suffète carthaginois, et à peu de distance, de la ville, les mercenaires de toutes races célèbrent une récente victoire. On les abreuve et on les nourrit, mais on a négligé de les payer. Leur ivresse les rend impérieux et durs : puisqu'on ne leur apporte pas leur solde, ils entendent obtenir l'honneur de boire dans les coupes d'or réservées à la seule légion sacrée quand elle revient victorieuse. Giscon, l'envoyé du Sénat, veut en vain les apaiser. On le maltraite et on le chasse. Tout à coup, à la porte du palais d'Hamilcar, une jeune fille apparaît, étrangement belle dans ses voiles noirs constellés d'or, coiffée d'un diadème aux pendeloques de turquoises, impassible et vaguement souriante, comme une idole. C'est Salammbô, la fille du suffète. Elle descend au, milieu de l'orgie, parmi les mercenaires étonnés et ravis ; elle offre à leur chef Matho une coupe pleine, comme un symbole de réconciliation. Matho demeure ébloui de cette vision, et un violent amour s'empare de lui.

 

La révolte, malgré tout déclarée, des mercenaires qui le choisissent pour chef, les conseils d'un Grec, Spendius, tout dévoué à Matho, déterminent ce dernier à s'introduire dans le temple de Tanit, la déesse protectrice de Carthage, Isis pour les Égyptiens, Phœbé pour les Grecs, et à y dérober le zaïmph, le voile sacré de l'idole, le palladium de Carthage, auquel, selon la croyance, nul ne saurait toucher sans mourir, et qui pourtant doit assurer à celui qui osera le saisir la puissance d'un dieu.

 

Quand Matho, dirigé par Spendius, s'est audacieusement emparé du voile, quand il apparaît dans les jardins du temple aux regards épouvantés et ravis de Salammbô, elle le prend en effet pour un dieu. Mais, dans la brutalité de son désir, Matho se révèle. Elle reconnaît bientôt en lui ce mercenaire farouche à qui elle a présenté la coupe.

 

Elle crie à l'aide ; elle voue le sacrilège à la fureur des prêtres et des soldats du temple. Lui, enveloppé du zaïmph resplendissant, qui le couvre d'une égide redoutable, passe, en les bravant, au milieu d'eux et s'éloigne.

 

La consternation est dans l'âme des prêtres et du peuple. Tanit offensée va abandonner la ville. Pour apaiser la déesse, il faut reconquérir le voile sacré. Salammbô accomplira cette mission terrible. Elle s'y décide avec une horreur profonde ; et pourtant irrésistiblement, au fond de sa pensée, veille déjà l'image de cet homme jeune, beau, d'une farouche audace, qui lui a dit de brûlantes paroles, et que son amour pour elle a fait sacrilège.

 

Parée de riches habits, coiffée de perles, telle qu'elle devait être au jour de son mariage, elle arrive dans la tente de Matho, au milieu du camp des mercenaires, déjà en rumeur, déjà menacés de la puissance des armes d'Hamilcar.

 

Elle annonce au barbare la cause de sa venue. Lui veut bien lui rendre le voile sacré, mais il la menace de la tuer si elle s'éloigne. Dans ces deux âmes, l'amour grandit, différent, toutefois également fort ; Salammbô enfin, à la fois vaincue et victorieuse, n'emporte le voile qu'en sortant des bras de Matho.

 

Le talisman retrouvé, Carthage a recouvré sa puissance. Les mercenaires sont vaincus et suppliciés. Matho est traîné par la foule furieuse sur le forum pour le sacrifice expiatoire, devant l'image de la déesse outragée par lui, et cela au moment même où vont être célébrées les noces de Salammbô et de Narr-Havas, le chef des Numides, qui traverse cette action, dans un rôle largement épisodique, mais d'une utilité dramatique secondaire.

 

Selon le vœu du peuple, c'est Salammbô qui doit, de sa main, immoler le sacrilège. Elle s'approche pour le frapper ; elle lève le couteau sur la poitrine offerte de Matho, qui attache sur elle des yeux extasiés ; puis, soudainement, c'est elle qu'elle frappe : « Ceux qui ont touché au voile de Tanit doivent mourir ! »

 

Ce poème fait le plus grand honneur à M. Camille du Locle, il est d'un beau caractère hiératique, et, si l'amour ne s'y empare pas impérieusement des âmes, la grandeur et l'étrangeté des situations les dominent.

 

Pour la partition, touchant laquelle l'opinion me semble unanime, si elle présente moins de belles pages isolées que Sigurd, elle est d'une facture générale plus homogène. C'est mieux l'œuvre d'un musicien méthodique et volontaire. Mais un quart de siècle, sépare ces deux ouvrages. Il ne faut point songer à les comparer : il suffira de dire qu'ils portent l'estampille du même maître ; que les formules de sa jeunesse, reprises, remaniées d'une main plus expérimentée, n'en ont pas moins gardé leur saveur originelle.

 

Qu'il me soit permis d'emprunter à mon premier article sur Salammbô les lignes qui suivent. Je ne saurais aujourd'hui exprimer autrement mon impression ; je ne saurais l'exprimer mieux, ni plus brièvement :

 

« L'esprit de l'auteur semble s'être partagé entre deux préoccupations ; donner à l'œuvre l'accent barbare, la couleur puissante de l'original ; lui imprimer la douceur, la poésie suave et irritante de la figure de l'héroïne. L'orchestre éclate, il rêve, il pleure ; au milieu des longues phrases renouvelant la première impression délicieuse de l'apparition de Salammbô, un coup de tonnerre, fréquemment, traverse l'air ; les cuivres et les caisses s'associent en quelque formidable appel, brutalisant pour ainsi dire l'attention, imprimant toutefois à l'ensemble un caractère très personnel... »

 

Je me plais à insister sur ce point, auquel j'ai déjà touché une première fois, que M. Reyer est de ceux qui ont toujours lutté pour l'émancipation de l'art français, le voulant délivrer à la fois de ses vieux langes et des entraves de l'étranger. Il est resté indépendant, ne demandant l'appui d'aucun ancêtre. Aucun, du moins, ne s'interpose visiblement dans son œuvre, ni Wagner, ni même Berlioz, à qui le rattachent ses origines.

 

Salammbô abonde en intéressants détails donnant au rôle de la prêtresse de Tanit une physionomie d'une remarquable variété poétique et dramatique.

 

Ce rôle est la plus belle création de Mme Rose Caron. Il faut la louer d'un mot : elle s'y est montrée admirable à tous égards. C'est une grande tragédienne lyrique, et je dirais presque tout simplement : C'est une grande tragédienne ! la perfection de la voix et du chant ne venant ajouter qu'un attrait spécial à des qualités dramatiques qui, à elles seules, suffiraient à la placer au plus haut rang.

 

Le jeune ténor Saléza, qui n'avait fait à l'Opéra-Comique qu'une apparition d'un éclat modeste, a été, dans le personnage de Matho, d'une passion juvénile, d'une fougue et d'une intelligence scénique qui lui ont tout de suite conquis le public. Il possède d'ailleurs une voix portant très bien, quoique d'une puissance modérée : elle a de la tendresse et de la flamme. C'est un artiste d'avenir. M. Delmas est toujours superbe de tout point sous les traits de Narr-Havas ; M. Vergnet, qui fait Shahabarim, et M. Renaud, Hamilcar, ont retrouvé à Paris leur succès de Bruxelles. Le reste de l'interprétation est d'ailleurs excellent. Mlle Hirsch a dans le divertissement une part importante et brillante. L'orchestre est merveilleusement conduit par M. Edouard Colonne. La splendeur des décors, la richesse et le goût des costumes ont déjà leur légende.

 

Cette première et superbe soirée est du plus heureux augure, pour la nouvelle direction de l'Opéra.

 

II

 

L'audition des envois de Rome a eu lieu, le mercredi 18 mai, au Conservatoire. Il n'y avait au programme qu'un seul ouvrage, la Vie du poète de M. Gustave Charpentier, grand prix de 1887, dont on a applaudi récemment dans les grands concerts une symphonie pittoresque que son envoi académique me fait regretter de ne point connaître, cet envoi nous promettant, selon moi, un compositeur d'une valeur peu commune.

 

La Vie du poète est une symphonie-drame en quatre parties, pour orchestre, chœurs et soli. Le compositeur a écrit lui-même son poème ; il l'a divisé en quatre parties : Enthousiasme, Doute, Impuissance et Ivresse.

 

C'est d'abord, selon son exposé personnel, le recueillement du poète dans toute l'expansion de son esprit ; il jouit du bonheur d'être, du désir d'agir, du charme d'aimer ; la divinisation des choses, l'ambition de la gloire, l'adoration du beau le possèdent tour à tour. Il invoque l'idée génératrice, et s'envole avec elle au pays du rêve ; puis, le doute s'empare de lui : il a peur de l'avenir stérile, il interroge la nuit, d'où rien ne sort pour le rassurer. Il s'éloigne, il vague, à bout de forces, à travers monts et plaines, et les déchaînements de la nature sont aussi impuissants que la sérénité de la nuit à apaiser son angoisse ; il sent qu'il ne possèdera jamais la réalité de son rêve, et toutes les révoltes se déchaînent en lui sans que les voix célestes mêmes le puissent calmer.

 

Alors, c'est une chute profonde. Le poète, solitaire dans la foule tumultueuse, n'a plus que des souvenirs amers, des plaintes et des larmes. Des bruits lointains de fête lui parviennent ; de vulgaires airs de danse sonnent à ses oreilles ; des bandes ivres passent hurlant un air populaire, des rires clairs l'appellent : il se rue à son tour dans l'orgie... Et ses voix intérieures le plaignent, par trois fois, d'un sanglot faiblement exhalé.

 

Cette très curieuse composition se développe, selon les thèmes que je viens d'indiquer, avec une fécondité de ressources dénotant une très précoce maîtrise. Les harmonies instrumentales sont d'une belle plénitude, les idées abondantes exprimées avec beaucoup de netteté et de charme ; une couleur chatoyante revêt les divers tableaux, dont le dernier surtout frappera particulièrement le public courant par l'intensité et l'originalité des impressions. Il faut s'applaudir du très grand succès de ce nouveau venu dans la haute sphère du Conservatoire. M. Charpentier est un élève de M. Massenet, lequel se montrera fier, à bon droit, d'un disciple de cette valeur.

 

Ici encore, j'ai retrouvé M. Colonne dirigeant l'orchestre et les chœurs avec cette perfection, cette netteté et cette délicate recherche qui caractérisent sa manière.

 

Dans un milieu plus modeste, mais qui nous ramène à l'art dramatique proprement dit, il nous a été donné d'entendre une petite partition de M. Vincent d'Indy, expressément composée pour un drame rustique en quatre actes dont l'auteur est M. André Alexandre.

 

Karadec, tel est le titre de cet ouvrage, représenté au Théâtre Moderne dans la seconde quinzaine de mai. Il ne m'appartient pas d'en parler ici ; il a été, du reste, donné et écouté dans de telles conditions que le silence à son sujet doit sembler préférable, même à l'auteur. La partition dont il est accompagné n'aurait, je crois, rien fait, le cas échéant, pour son succès. Certainement elle est savante et recherchée, telle qu'il la fallait attendre d'un homme qui compte parmi les graves et excellents élèves du regretté César Franck. Mais elle n'a point, m'a-t-il semblé, la simplicité rustique et le charme pittoresque qui eussent convenu à la naïveté de cette idylle dramatique.

 

 

 

15 juin 1892

 

Bien des fois, j'ai incidemment parlé, à propos de Berlioz, de cette première représentation des Troyens à Carthage, qui fut donnée, au courant de l'année 1863, au Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet, devenu le théâtre national de l'Opéra-Comique. Ce fut une soirée comme il ne s'en rencontre guère dans la vie d'un musicien, soirée de bataille et d'orage, traversée de fusées de rires, de bravos enthousiastes, d'expressions de pitié méprisante et de cris de révolte contre l'injustice du public, tout cela frappant à coups pressés sur le cerveau du compositeur qui, derrière la toile, dirigeait tout, ordonnait tout, stoïque et amer.

 

Aucun homme peut-être n'a autant médit du théâtre que Berlioz, et ne l'a autant désiré ; il n'en a pas goûté les pures joies, et son œuvre n'y revient, brillante et indiscutée, qu'en vertu du triste privilège de la mort.

 

Ce soir-là, mêlé à la foule tumultueuse, dans les hauteurs de cette salle où se jouait une si grosse partie entre le musicien et le public, j'assistais, sans bien me rendre compte de leur portée, à ces incidents qui durent être pour Berlioz un long supplice.

 

On chantait dans l'entr'acte, en manière de protestation contre les formules jugées alors très compliquées de l'auteur des Troyens, le chœur des soldats de Faust. Pendant l'épisode si curieux de la chasse royale, alors que le ténor Monjauze et Mme Charton-Demeur, personnifiant Énée et Didon, s'attardaient, hors de la vue du public, sous le couvert de la forêt, un plaisant lançait tout à coup ces mots narquois : « Mme Charton-Demeur et ne se rend pas ! »

 

Puis, c'était la pluie, — une pluie naturelle, — qui devait tomber à un moment convenu. Le compositeur s'était chargé de la faire « partir » et, dans son trouble, il l'envoyait tout juste sur la tête de l'infortunée Didon !

 

Au milieu de tout ce trouble, s'élevaient pourtant et rayonnaient le septuor et le duo du second acte, deux pages merveilleuses devant lesquelles toute hostilité demeurait désarmée et qui assuraient l'avenir de l'œuvre.

 

Grâce à la généreuse initiative de la Société des grandes auditions musicales, sous la présidence et sous l'impulsion de Mme la comtesse Greffulhe, nous venons de la revoir, cette œuvre magistrale ; elle nous a émus et charmés ; elle s'est dégagée très hautement des brumes du passé ; elle nous est apparue aussi noble et simple qu'elle pourrait paraître compliquée à un chercheur qui ne se fonderait, pour l'apprécier, que sur quelques critiques du temps, réputés alors juges impeccables.

 

Ce n'est pas, certes, qu'elle nous apparaisse sans défauts ; elle est d'un Shakespeare musical ; elle en a l'éclat puissant et aussi les bavures ; le romantique très passionné que fut Berlioz avait évidemment, en écrivant ce drame, l'esprit tendu vers le grand tragique anglais. Poète lyrique, il s'en inspirait ; comme, musicien, il s'inspirait de Gluck, à la hauteur duquel il atteint parfois dans ces pages d'un si beau caractère.

 

Mais, il faut bien le dire, il était musicien avant tout et il faisait du poète, son double, le plus humble des serviteurs. Ses personnages vont, viennent, entrent, sortent, sans autre raison que la volonté du maître. Il résulte de ce despotisme un drame d'une cohésion fort discutable et parfois d'une singulière naïveté. Si l'ordonnance générale en est gauche, le sentiment toutefois en est d'une réelle grandeur. C'est de quoi il faut louer le compositeur-poète.

 

Virgile lui a, dans deux livres de l’Énéide, fourni le sujet de sa fable héroïque.

 

Énée, après l'incendie de Troie, cherche avec les siens sa route vers l'Italie, que les oracles lui désignent comme le berceau d'une nouvelle race glorieuse. Il aborde, durant cette traversée, aux rives de l'Afrique. Là, une jeune reine, Didon, vient de fonder une ville déjà florissante. Didon est menacée par de nombreux ennemis ; Énée dépêche vers elle son tout jeune fils Ascagne, chargé de présents, et lui fait demander une hospitalité en échange de laquelle il lui offre l'appui de ses armes.

 

L'entente est bientôt faite entre le prince troyen et la reine de Carthage, qui pourtant pleure encore son époux Sichée. Énée défait, en une décisive bataille, les Numides armés contre Didon. Des fêtes suivent cette victoire, et, au milieu de ces fêtes, dans l'intimité du séjour royal, grâce peut-être à l'intervention du divin Éros, incarné, selon la fable virgilienne, en la personne du charmant Ascagne, qui reprend, tout en se jouant, à Didon, l'anneau nuptial qu'elle a reçu de son premier époux, une passion irrésistible pousse Énée et la reine dans les bras l'un de l'autre.

 

Énée s'oublierait en cette douceur d'aimer, si Mercure, au milieu de son extase, ne venait faire retentir le cri de l'oracle : Italie ! Italie ! Le Troyen lutte contre cet amour qui le possède ; il y succomberait encore, si tout à coup les spectres personnifiant la patrie ne venaient lui rappeler sa mission. Il ordonne d'armer ses galères et il s'éloigne, tandis que, désespérément, Didon l'appelle dans son palais, refusant de croire à son abandon.

 

Tout d'abord, une violente colère s'empare d'elle ; elle veut faire poursuivie et anéantir la flotte troyenne. Puis son cœur s’amollit ; reine, elle aurait ordonné la mort de l'ingrat ; femme, elle succombe à sa tendresse. Elle fait dresser sur le rivage un bûcher couvert des richesses qu'elle a reçues du Troyen, et là, tandis qu'à l'horizon disparaît le vaisseau emportant toutes ses espérances et toutes ses joies, elle se perce d'une épée.

 

Et, dans le ciel radieux, une vision prophétique lui fait lire le nom de Rome, qui sera la grande ennemie de Carthage et sa glorieuse survivante.

 

Tel que Berlioz l'a compris, ce sujet se divise en quatre scènes principales : l'arrivée des Troyens, les amours d'Énée et de Didon, la lutte d'Énée contre sa propre passion, la colère, le désespoir et le sacrifice de Didon.

 

Ces deux dernières parties ne sont, à proprement parler, que des monologues, malgré les épisodes qui en viennent rompre l'unité. Les deux personnages, mis en contact pendant les premiers tableaux, se séparent pour le dénouement. Berlioz l'a voulu ainsi, et il ne faut point lui reprocher ce qui est, en réalité, une faute, puisqu'il nous a, en compensation, donné deux très belles scènes musicales.

 

Selon un principe cher à Meyerbeer, notamment dans ses œuvres de demi-caractère, Berlioz s'est montré fort soucieux des épisodes. C'est à ce souci que nous devons l'intervention de l'aède Iopas, au commencement du second tableau, la chanson mélancolique du matelot Hylas, au début du troisième, et, dans le même tableau, le colloque des deux sentinelles qui, tout en marquant le pas, causent entre elles avec une familiarité joyeuse. Du même ordre était la chasse royale dont la mise en scène fut, à la première représentation, l'objet de tant de lazzis féroces et qu'on exécute aujourd'hui le rideau baissé.

 

La partition débute par un lamento auquel succède une marche troyenne empruntée à la première partie de l'œuvre écrite par Berlioz sous ce titre collectif : les Troyens.

 

Dans le premier acte, le chœur, la scène de l'hommage du peuple à sa jeune reine, le duo entre Didon et sa sœur Anna témoignent de qualités magistrales, encore qu'ils ne nous saisissent pas impérieusement. Mais toute cette entrée en matière disparaît devant l'éclatante beauté du deuxième acte, qui est un pur chef-d'œuvre de pittoresque, de grâce, de poésie et de passion.

 

La danse légère des esclaves nubiennes, le chant délicieux d'Iopas, puis le septuor, puis enfin le duo-nocturne d'Énée et de Didon font de cet acte tout entier une des plus admirables manifestations de l'art lyrique que nous puisse offrir non seulement la musique contemporaine, mais encore la musique de tous les temps.

 

Après, il faut citer la longue et belle scène d'Énée se disputant à lui-même, et la douloureuse fureur de Didon. Berlioz s'élève là aux plus grandes hauteurs tragiques.

 

J'ai dit quels épisodes charmants traversent cette œuvre grandiose dans le superbe ensemble de laquelle se noient des défauts sur lesquels il ne convient pas d'insister, en présence du succès considérable, unanime, dont a été l'objet cette restitution d'une œuvre ancienne si injustement traitée à sa première apparition.

 

M. Carvalho était, en 1863, le directeur du Théâtre-Lyrique où furent donnés les Troyens ; il est le directeur de l'Opéra-Comique qui nous les rend. C'est pour lui un double honneur. Il a remonté l'ouvrage avec tout le soin dont il est coutumier et, dans ce cadre de l'Opéra-Comique, relativement étroit pour un si grand tableau, il a su nous présenter une Carthage aux imposantes perspectives.

 

Une très jeune cantatrice, Mlle Delna, s'est révélée très brillamment dans le rôle de Didon. C'est une « nature ». Sa voix est d'une ampleur, d'une tenue et d'une souplesse remarquables. On peut dire qu'elle coule de source, sans le plus léger effort apparent. Il y a bien longtemps qu'une artiste n'est arrivée devant le public riche de tels dons et sachant si bien déjà les mettre en valeur. La comédienne, chez Mlle Delna, est, en revanche, dans toute la fleur de sa naïveté, ce qui n'est pas pour déplaire au public, qui l'a bien prouvé à la débutante en la saluant d'unanimes et chaleureux applaudissements.

 

M. Lafarge, dont j'ai déjà eu l'occasion de parler plus d'une fois, fait un Énée superbe. Sa voix a gagné en éclat sans rien perdre de son charme. Il a joué et chanté d'une façon supérieure la grande scène des spectres. Dans l'épisode poétique d'Iopas, M. David s'est fait très particulièrement remarquer. Mme de Beridez a eu sa part du succès dans le mince rôle d'Anna. M. Lorrain, très majestueux en Narbal, M. Clément, dans le rôlet d'Hylas, MM. Fournets et Belhomme, personnifiant les deux sentinelles troyennes, complètent cette interprétation de premier ordre.

 

Il n'est pas jusqu'aux rôles à peu près muets des spectres que M. Carvalho n'ait tenu à confier à des artistes tels que MM. Taskin, Bouvet et Mlle Chevalier.

 

Voilà une excellente fin de saison pour l'Opéra-Comique. La très noble partition de Berlioz est désormais acquise à ce théâtre, comme elle est définitivement restituée au répertoire national.

 

 

 

01 juillet 1892

 

I

 

La Vie du poète, envoi de Rome de M. G. Charpentier, dont j'ai parlé tout récemment, à propos de l'exécution au Conservatoire de cette œuvre intéressante, vient, par rare fortune, de passer de ce milieu presque intime dans la salle de l'Opéra. De cette épreuve redoutable la partition du jeune compositeur est sortie intacte ; elle a supporté sans faiblesse la rencontre d'un public que le répertoire local, — surtout le répertoire chorégraphique — ne préparait nullement au genre assez sévère auquel elle appartient.

 

Après la première audition, j'ai dit mon impression toute fraîche encore, et sur laquelle je puis me dispenser de revenir en détail. Les quatre parties dont se compose la symphonie dramatique de M. G. Charpentier m'ont paru moins denses à l'Opéra qu'au Conservatoire, dont la salle, sous le rapport de l'acoustique, est excellente. Quelques longueurs s'y sont fait sentir, et certaines réserves ont été timidement risquées par divers fervents des formules classiques.

 

La dernière partie — celle qui est pour effaroucher le plus de tels juges — sera celle aussi qui retiendra le mieux l'attention de cet auditoire spécial. Les échos vulgaires des orchestres du Moulin de la Galette traversant parfois brutalement le tableau orchestral donnent à cette page un ragoût tout particulier de modernisme ; d'aucuns condamnent cette association d'idées, ce heurt de vulgarité et de rêverie qui, au fond, s'y amusent.

 

L'orchestre, les chœurs et les solistes de l'Opéra, Mmes Fierens et Héglon, MM. Renaud et Vaguet, nous ont donné de la Vie du poète une très bonne interprétation, sous la consciencieuse direction de M. Édouard Colonne.

 

Il ne faut pas seulement applaudir au succès de M. G. Charpentier ; il faut féliciter la direction de l'Opéra de son idée d'associer la musique symphonique à la musique dramatique, dans le programme de certaines soirées.

 

C'est un des encouragements les plus sérieux, une des marques d'intérêt les plus précieuses qu'il puisse donner à la nouvelle génération musicale, à ce groupe de jeunes compositeurs dont l'ambition ne va pas, ne saurait du moins aller avant longtemps, jusqu'à rêver la conquête de la scène de l'Opéra, mais dont le cœur a dû tressaillir de joie à cette pensée que tout à coup, dans un an, dans six mois, dans un mois peut-être, une bonne fortune égale à celle de M. G. Charpentier leur pouvait advenir.

 

Nous savons déjà que M. Bertrand a conçu le projet de nous présenter quelques œuvres telles que la Marie-Magdeleine de M. J. Massenet, sous la forme théâtrale, bien qu'elles n'aient pas été tout d'abord écrites pour le théâtre. Les essais de ce genre combinés avec l'exécution de courtes œuvres purement instrumentales et suivis de quelque représentation dramatique ou chorégraphique renouvelleraient très heureusement le répertoire de l'Opéra, le rajeuniraient à peu de frais et au grand profit de l'art. C'est en vertu de cette excellente idée des programmes mixtes que la Vie du poète a été suivie d'une reprise du ballet de Sylvia, du très regretté Delibes.

 

Sylvia date de seize ans. La fable en est agréable. C'est une idylle mythologique nous racontant les amours d'une nymphe de Diane et du berger Amyntas. Il y a, pour contrarier ces amours, d'abord le noir Orion, sylvain farouche, ensuite la chaste Diane elle-même irritée contre l'audacieux berger. Il y a, pour les servir, Éros en personne qui, après avoir triomphé des violences d'Orion, se charge d'apaiser les résistances de Diane, en évoquant devant elle le tableau de sa faiblesse pour le bel Endymion. Le sentiment de cette faiblesse la rend indulgente à celle de Sylvia.

 

Tout cela vaut surtout par l'ingéniosité du détail, par la grâce du dessin chorégraphique et par l'agréable spectacle des divinités bocagères évoluant autour de la délicieuse nymphe.

 

Au point de vue purement musical, ce ballet est un des chefs-d'œuvre du genre. Léo Delibes avait le secret de ces combinaisons si spéciales appropriées aux exigences du maître de ballet. Serviteur du chorégraphe-, en somme, il ne laissait jamais deviner sa servitude ; d'une plume alerte et légère, il créait ces motifs abondants et faciles, sans banalité ; il les enveloppait d'une instrumentation finement recherchée mais non prétentieuse ; il restera certainement le premier de ceux qui, à notre époque, n'ont pas dédaigné — armé pourtant pour des tâches plus hautes — de s'attacher à ce genre habituellement considéré comme de valeur très secondaire.

 

Le charme particulier, la lumière vive de cette reprise de Sylvia, c'est Mlle Rosita Mauri, sous les traits de la nymphe aimée d'Amyntas. Elle y a obtenu un succès considérable.

 

Ce ballet ancien fera patiemment attendre le ballet inédit la Maladetta. Au milieu de l'été, viendra la Stratonice, petite comédie lyrique en un acte de M. Alix Fournier. A l'automne, nous aurons le bel ouvrage de M. Camille Saint-Saëns, Samson et Dalila, qui, après de nombreuses pérégrinations, va enfin prendre à l'Opéra la place qui lui est due depuis tant d'années.

 

II

 

La musique dramatique doit, exception faite pour l'Opéra, sommeiller maintenant jusqu'en septembre. Il va falloir s'ingénier à trouver des sujets de chronique. Il y a bien les concours du Conservatoire, mais en réalité ils offrent peu d'intérêt immédiat, et l'on ne m'en voudra pas de me dérober à la tâche de les analyser minutieusement.

 

J'aime mieux m'attacher à ces publications qui nous viennent, en temps de disette musicale, agréablement récréer l'esprit. C'est ainsi que j'ai rencontré avec plaisir au passage le recueil des articles publiés par Antoine Rubinstein, sous le titre : la Musique et ses représentants.

 

Le compositeur du Démon et de Néron donne, en ces articles, sur ses aînés et sur ses contemporains, une série de jugements très francs, très nets et tels qu'on en peut rarement attendre d'un homme encore engagé en pleine bataille artistique.

 

Le volume édité par le Ménestrel et la maison Quantin se présente sous une belle forme typographique et sera lu avec un vif intérêt par tous ceux qu'intéresse la musicographie contemporaine.

 

Un autre volume, de format plus modeste, mais pour nous d'un attrait plus particulier, nous arrive de chez l'éditeur Flammarion. C'est la collection des Lieds de France, de Catulle Mendès, un lettré de premier ordre, qui s'est avisé de revêtir d'une forme à la fois naïve et recherchée quelques belles histoires dans le goût des chansons populaires, mais dont l'invention lui appartient en propre. Depuis le Fils du Roi et la Grenouille, qui commence le volume, jusqu'au Cœur qui vole, chante et meurt, qui le termine, c'est une suite de périodes harmonieuses, égrenées par un prodigue de la couleur et de la forme.

 

Le jeune musicien Alfred Bruneau, qui écrivit la partition du Rêve avec une délicatesse si raffinée et une passion si vive, a pris dix de ces lieds et leur a donné un habillement musical simple comme eux et d'une naïveté voulue. N'est pas naïf qui veut ; mais à vouloir l'être tout en s'abandonnant à son propre penchant on réussit quelquefois à donner l'illusion de la nature prise sur le vif. C'est ce qui arrive, dans le cas présent, à M. A. Bruneau, qui, très habile en son métier, a pourtant gardé, ce me semble, cette candeur native qui fait savoureuses ces petites compositions autant que des pièces anciennes.

 

Parmi les événements musicaux de cette dernière quinzaine, je dois noter la dernière soirée artistique de Mme Elena Sanz donnée au Grand-Hôtel, le 22 juin.

 

La vaillante et excellente cantatrice s'est fait applaudir dans un duo de Rubinstein ; elle a redit avec un succès grandissant le Poète et le Fantôme de Massenet, puis elle nous a répété la Habanera de Carmen, qu'elle dit si bien, et ses chansons d'Espagne, où elle est sans rivale.

 

Le quatuor de Rigoletto, avec Mme de Besten et MM. Trabadello et Darvall, a permis à Mlle Elena Sanz le déploiement de ses rares qualités de cantatrice dramatique et a terminé très brillamment ce beau concert, où se sont fait également applaudir M. Darvall dans un air de la Reine de Saba, Mme de Besten dans l'air du Cid et MM. Trabadello, Lafont, Albers, Verdalle, Duquesne, ainsi que Mlle Auguez et M. et Mme Agos-Boské et Mlle Berthe Berlin.

 

Il est regrettable qu'une cantatrice de la valeur de Mme Elena Sanz se borne à des succès de concert : si considérables qu'ils soient, ils ne sauraient équivaloir à ceux qu'elle obtiendrait certainement au théâtre.

 

 

 

01 août 1892

 

Sous la forme d'un charmant petit volume, l'Almanach des spectacles pour l'année 1891, publié par M. Albert Soubies à la Librairie des Bibliophiles, la musique dramatique se rappelle à nous en ces jours de disette, où il n'y a plus, en dehors de l'Opéra, que deux théâtres ouverts : les Bouffes-Parisiens où Miss Helyett poursuit son heureuse carrière, et les Menus-Plaisirs où un certain Toto fait encore parler de lui, sans que je puisse dire exactement s'il appartient au genre du vaudeville ou de l'opérette, car je ne le connais que par les affiches.

 

Cet Almanach nous donne le bilan de l'année 1891. J'y relèverai, comme intéressant tout particulièrement cette chronique, ce qui s'y rapporte à l'Opéra et à l'Opéra-Comique. A l'Opéra, on a donné deux ouvrages inédits : le Mage, de M. J. Massenet, et Thamara, de M. Bourgault-Ducoudray. On y a représenté, d'autre part, pour la première fois, le Lohengrin de Richard Wagner ; de plus, le répertoire courant a fourni, vingt ouvrages, parmi lesquels figure en première ligne, par le nombre des représentations, l'œuvre maîtresse de Charles Gounod. J'ai nommé Faust qui restera assurément dans la faveur du public l’œuvre la plus marquante et la plus aimée de la seconde moitié de ce siècle. Jouée plus de six cents fois à l'Opéra, elle y a eu, étant donné le temps relativement court qui s'est écoulé depuis son avènement sur notre première scène, une fortune bien plus brillante que les opéras devenus classiques, tels que la Favorite, la Juive, Robert le Diable, l'Africaine, le Prophète et Guillaume Tell, dont le nombre de représentations, depuis l'origine, varie de cinq cent trente-six à sept cent soixante-dix-neuf. Je ne parle que pour mémoire des Huguenots, celui des ouvrages de Meyerbeer qui a été, si je ne me trompe, le plus souvent représenté. A son sujet, l'Almanach des spectacles contient une erreur matérielle que je n'ai pas le moyen de rectifier, mais qui pourra être l'objet d'une utile correction, au prochain tirage de ce recueil. Il ne compte, pour les Huguenots, que quatre-vingt-huit représentations depuis leur origine ! Un chiffre est resté en route, bien évidemment.

 

De tous les ouvrages anciens, c'est Guillaume Tell qui l'emporte par le nombre des représentations déjà données : sept cent soixante-dix-neuf. Parmi les modernes, Sigurd est, avec Faust, pour cette année 1892, celui qui a figuré le plus souvent sur l'affiche.

 

A l'Opéra-Comique, deux ouvrages inédits seulement sont à inscrire, pour 1891, à l'actif de ce théâtre : les Folies amoureuses, de M. E. Pessard, et le Rêve, de M. A. Bruneau. Mais on y a repris Lakmé, Manon, Haydée et Lalla-Roukh, et vingt-sept autres ouvrages, se rattachant plus ou moins solidement au répertoire, ont varié continuellement le spectacle.

 

M. Carvalho a pris, après les deux premiers mois de l'année, la direction de ce théâtre de l'Opéra-Comique qu'il avait quittée en mai 1887, après l'incendie de la salle Favart.

 

M. Albert Soubies, avant de nous présenter l'Almanach des spectacles, nous avait donné, en collaboration avec M. Charles Malherbe, un autre document dont je n'ai pas eu jusqu'ici l'occasion de parler, et dont l'intérêt historique rend la lecture très particulièrement attachante, en ce moment où les discussions parlementaires ramènent l'attention publique sur les origines et sur les destinées d'un théâtre où naquit, brilla et disparut ce genre qu'on a qualifié d'éminemment français. C'est l'Histoire de l'Opéra-Comique pour la période de 1840 à 1860. Les auteurs nous donneront bientôt la seconde partie de cette histoire, c'est-à-dire celle qui va de 1860 au 25 mai 1887, date de cet incendie dont le souvenir est encore tristement présent à la mémoire des Parisiens.

 

Cette période de 1840 à 1860 est très curieuse à parcourir. Elle comporte les sept stations de l'Opéra-Comique, y compris son installation la plus durable, place Favart, où il sera resté pendant quarante-sept années consécutives, à quelques jours près.

 

Avant 1762, c'est au théâtre de la foire qu'on rencontre pour la première fois l'Opéra-Comique. Il est là au milieu des bateleurs et des acrobates ; on y joue, dès 1710, une parodie d'Alceste avec chœurs, duos, airs et danses. Plus tard, c'est encore une parodie : Télémaque, qualifiée franchement opéra-comique, et dont le librettiste était Le Sage et le compositeur, Gilliers, violoniste de la Comédie-Française. Il y avait alors peu de distance entre ce que nous appelons le vaudeville et l'opéra-comique. La musique proprement dite, la musique d'invention, n'y jouait qu'un rôle très mince. Le genre vivait d'emprunts, de souvenirs, d'adaptations.

 

Sur cette scène foraine, nos pères ont applaudi l'illustre Dominique ; ce n'est qu'en 1752 que des constructions durables ont commencé à s'élever. Elles furent dues à Monnet dont le nom est resté célèbre dans les fastes de l'Opéra-Comique.

 

De 1762 à 1783, l'hôtel de Bourgogne, rue Française et rue Mauconseil, fut, de par le roi, l'asile de l'Opéra-Comique. On entendit là bien des ouvrages dont beaucoup vivent encore et qui constituent la vraie source du genre. Rose et Colas et le Déserteur sont de ceux que notre génération a pu applaudir. Le dernier même appartient au répertoire contemporain ; on l'y a vu hier, pourrait-on dire, on l'y reverra demain.

 

Abandonné en 1783, l'hôtel de Bourgogne, devenu d'ailleurs insuffisant, allait être remplacé par la première salle Favart, élevée sur les terrains de l'hôtel de Choiseul, entre les rues Favart et Marivaux, à côté du boulevard qui « depuis et en souvenir de l'ancienne Comédie italienne prit justement le nom de boulevard des Italiens ».

 

On donna là, de Grétry, l'Épreuve villageoise et Richard Cœur de Lion.

 

Ce fut durant cette période que se produisit au théâtre Feydeau une concurrence assez redoutable pour l'Opéra-Comique. De cette concurrence résulta fort heureusement une union entre les deux troupes qui, finalement, de 1801 à 1804, devaient s'installer ensemble salle Feydeau. Elles y demeurèrent jusqu'en 1829, époque à laquelle cette salle, vouée à la démolition de par sa vétusté et son mauvais état, fut remplacée par le théâtre Ventadour, tandis que la salle Favart restait concédée à une troupe italienne.

 

C'est à Ventadour qu'ont été représentés Fra Diavolo et Zampa, deux ouvrages — le dernier surtout, — encore très vivants. Malgré ces deux succès, l'exploitation du genre, dans ce nouveau théâtre, fut presque ruineuse. La salle Ventadour, dont nous ne saurions aujourd'hui trop déplorer la désaffectation au profit d'une compagnie financière, dut être alors abandonnée « comme funeste, mal située, de dispositions et de dimensions peu en rapport avec le genre exploité ».

 

La salle Favart appartenait à une Compagnie italienne. L'Opéra-Comique chercha un refuge d'un autre côté et arrêta son choix sur une salle plus modeste, construite place de la Bourse, en 1827 et qui venait de fermer ses portes, le 15 février 1832, après avoir exploité un peu tous les genres, même la musique. « C'était le théâtre des Nouveautés, qui devint plus tard le Vaudeville ».

 

Faute de mieux, sans doute, on s'y résigna, disent nos auteurs, et bien en prit aux artistes, d'abord réunis en société sous la gérance de Paul Dutreich, puis, en 1834, administrés par un véritable directeur, Crosnier ; car les huit années passées là comptent parmi les plus brillantes de l'Opéra-Comique. Il suffit de citer les noms d'Herold, d'Auber, d'Halévy, d'Adam et de rappeler le titre de quelques ouvrages représentés pendant cette courte période le Pré-aux-Clercs, le Chalet, l'Éclair, le Postillon de Lonjumeau, le Domino noir.

 

L'incendie de la salle Favart, en janvier 1838, devait mettre fin à cette occupation provisoire. Reconstruite au bout de deux ans, elle fut réclamée par le directeur Crosnier à qui on l'accorda. Ce fut la septième station de l'Opéra-Comique. Elle devait, on le sait, durer jusqu'au 25 mai 1889.

 

Les auteurs de l'Histoire de l'Opéra-Comique examinent en détail depuis cette ère nouvelle, commençant à l'année 1840, les principales œuvres représentées salle Favart ; ils font l'amusante chronique des petits incidents qui en marquèrent les répétitions et les représentations ; ils y dessinent au passage de curieuses figures d'artistes. Je renvoie nos lecteurs à cette première partie d'une histoire dont les faits sont encore pour la plupart très près de nous et je prends texte de ma propre lecture pour jeter un coup d'œil du côté de cette place Favart où, depuis plus de cinq années, reste béante la large trouée faite par l'incendie.

 

Bien des récriminations, bien des plaintes, bien des reproches, bien des accusations même, se sont élevées à ce sujet dans la presse et dans le public. La question de la reconstruction de l'Opéra-Comique a assez langui durant ces cinq années. Elle pouvait devenir irritante. Elle a reçu à temps une solution.

 

Le 22 juillet 1839, à la majorité de 155 voix contre 80, la Chambre votait la loi autorisant la reconstruction de la salle Favart. Le 13 juillet 1892, la Chambre se prononçait dans le même sens. L'Opéra-Comique va donc revivre.

 

La lecture du compte rendu in extenso de cette séance du 13 juillet ne manque pas de gaîté. Un député y a rappelé les traditions matrimoniales de ce théâtre, il a voulu que les petits-enfants vinssent encore ébaucher des projets d'union là où les pères avaient fait peut-être la première rencontre de la compagne de leur vie. A ces causes, il a conclu contre le déplacement du théâtre national et son maintien place du Châtelet dans un immeuble municipal, que préconisaient certains de ses collègues. Entre les souvenirs attristants de la nuit du 25 mai 1887 et les plaisanteries faciles, la discussion est arrivée au but souhaité par tous ceux qui se soucient sérieusement des intérêts de l'art musical français.

 

Au lieu d'un seul théâtre de vraie musique, à classer à la suite de l'Opéra, Paris en comptera deux : celui de la place Favart et celui de la place du Châtelet. Ce dernier sera-t-il remis en possession de son ancien titre de Théâtre-Lyrique ? Constituera-t-il, au contraire, notre véritable Opéra-Comique ? C'est ce qu'un avenir très prochain va nous apprendre. Et, en réalité, cela importe peu. Ce qui importe, c'est l'existence sérieuse de deux scènes ouvertes à la fois à l'art classique et à l'art contemporain. Vraisemblablement, elles se partageront la noble tâche de vulgariser les chefs-d'œuvre et de tirer de l'ombre les talents inconnus ou méconnus.

 

Et peut-être le feront-elles en vertu d'une unique impulsion, d'une direction commune, qui n'embrassera pas seulement ces deux théâtres, qui fera entrer en première ligne l'Opéra dans cette combinaison. Ce serait alors une surintendance des théâtres de musique, comme parut la rêver un instant un homme, dont personne, amis ou ennemis, ne mit naguère en doute la capacité professionnelle : Émile Perrin, qui devait administrer tour à tour et très heureusement les trois grands théâtres subventionnés : l'Opéra-Comique, l'Opéra et la Comédie-Française.

 

Cette surintendance, pure utopie actuellement aux yeux de beaucoup, sera une des réalités de demain. Tout l'annonce et tout y conduit lentement, et par-dessus tout la nécessité d'un plus juste emploi des forces vives de notre production artistique, d'une plus équitable répartition des ressources officielles, d'une plus avantageuse utilisation de sujets de valeur trop souvent laissés inactifs et qui pourraient être sagement distribués selon les exigences d'un répertoire général.

 

Ce sont là des questions d'économie administrative qui doivent rester ici à l'étal de simple indication. Peut-être l'occasion naîtra-t-elle de les étudier plus intimement et de recourir, pour cette étude, à un examen, comparatif de ce qui se pratique à l'étranger pour l'administration officielle des théâtres figurant au budget de l'État ?

 

 

 

15 août 1892

 

L'Opéra n'a pas voulu arrêter les représentations de Salammbô, et comme Mme Caron était obligée d'abandonner momentanément le principal rôle de cet ouvrage, il nous adonné à sa place Mme Bréval qui a été fort bien accueillie. C'est, j'ai déjà eu l'occasion de le dire, une artiste de sérieux avenir.

 

Presque en même temps, on reprenait sur notre première scène lyrique le bel ouvrage de M. Saint-Saëns, Henry VIII, dont l'interprétation a laissé assez à désirer pour qu'on ait dû s'occuper de la renouveler partiellement.

 

Enfin, M. Bertrand est allé, en Allemagne, s'assurer le droit de représenter au printemps les Maîtres chanteurs, de Richard Wagner. Espérons que cette wagnérolâtrie ne nuira en rien aux intérêts des auteurs français, et suffira simplement à nous démontrer l'activité du nouveau directeur de notre Académie nationale de musique. Il faudra examiner peut-être quelque jour l'action dissolvante de l'introduction des œuvres de Wagner dans les théâtres d'ordre purement national. Pour le moment je veux et dois me borner à ce très court aperçu de l'état de la musique dramatique durant la dernière quinzaine.

 

Il y a eu, en outre, pourrait-on m'objecter, les grandes séances du Conservatoire, où quelques sujets ont, à divers titres, sollicité l'attention et mérité les encouragements d'un auditoire d'élite. J'ai déjà dit, ici même, que ces séances, si grandement intéressantes pour plusieurs, ne me paraissent mériter qu'une mention. C'est pourquoi depuis longtemps je n'assiste pas à ce lever de quelques rares étoiles, appelées à briller au théâtre, où nous les devons retrouver. Quant à celles qui doivent ne nous donner que de fausses espérances, ou aller se perdre dans la carrière du professorat, il est à peu près inutile d'en parler dans une chronique ayant plus spécialement pour objet la musique dramatique.

 

J'ai pris à travers champs ou, si l'on veut, comme disait Berlioz, « à travers chants », pour explorer des régions où une certaine musique vit à l'état libre, et où son succès ne va pas sans exercer parfois une réelle action sur la fortune de nos théâtres. Je parle des cafés-concerts, actuellement en pleine possession de la faveur du public, et dont il m'a semblé intéressant d'étudier au moins superficiellement la physionomie.

 

Le café-concert, contre lequel on a beaucoup réclamé au nom de l'art, et non sans de solides raisons, offre, surtout en ce moment, un attrait particulier à sa clientèle. C'est le théâtre en plein air, le théâtre où l'on fume, où l'on se rafraîchit, où l'on est à son aise, libre de s'égayer de groupe en groupe, d'interpeller les artistes, sans que la moindre intervention de l'autorité vienne gêner les faits et gestes de ce public tout spécial.

 

On a constaté bien des fois que le café-concert prospérait en raison directe du déclin des théâtres proprement dits. Finalement le café-concert s'est peu à peu emparé du genre théâtral, et il a parfois réussi à se l'approprier non sans éclat. Je ne parle ici que des établissements de premier ordre, qui servent à leurs habitués, entre deux consommations, la chanson à la mode et quelque revue luxueusement montée.

 

Le café-chantant proprement dit, ce qu'on appelait, au quartier Latin, il y a une vingtaine d'années, le « beuglant », vit d'un menu plus modeste et, il faut le dire, communément plus grossier.

 

La chanson, la bonne vieille chanson française, y fut autrefois très en honneur. On y a chanté du Béranger ; la muse rustique de Pierre Dupont y a occupé une très belle place ; Nadaud y a été acclamé, et le chanteur Darcier y a eu, dans le répertoire de ce chansonnier si fin, un de ces succès qu'on ne saurait oublier ; le sentiment, la bonhomie, le pittoresque, le patriotisme, y ont eu leur part bien marquée. Les compositions héroïques et dramatiques même y ont gardé longtemps la vedette sur les programmes. Peu à peu la muse du café chantant s'est assez sensiblement encanaillée. Elle s'est mise en quête d'équivoques, de sous-entendus, et, la pente étant fort glissante, elle a dégringolé dans les crudités. Puis l'excentricité s'en est mêlée. Il nous est venu d'Angleterre et d'Amérique un genre de plaisanterie froide, qui est dans le tempérament particulier de John Bull et de frère Jonathan, et que nous n'acceptons que par banal entraînement et comme contraste au clair et large rire rabelaisien, qui est notre nature même.

 

Tout cela compose ce qu'on appelle, suivant une locution aussi généralement acceptée que dénuée de sens, le genre « fin de siècle ». Dans ces conditions, une soirée au café-concert constitue le spectacle le plus bizarre qui soit, le mieux fait pour renverser toutes les notions d'un homme simple et d'esprit arriéré, dans le bon sens du mot, en matière d'art national.

 

Le métier de chanteur et celui de clown se confondent ici dans une indissoluble union. La voix importe peu, l'art de dire n'importe guère, mais le geste, la contorsion, la grimace, l'opportun clignement de l'œil, le « coup de gueule » donné de travers, le nez écrasé d'un joli coup de pouce, la jambe lancée en pleine dislocation, voilà le suprême mérite, la main forcée pour l'applaudissement au public qui se pâme, qui crie, qui ne se lasse pas de crier, bis, bis à tous, au chanteur, à la chanteuse, aux danseurs et aux mimes, suffrage universel qui préfère également tout le monde et fait impitoyablement reparaître tout sujet jusqu'à trois fois.

 

Et, à chaque apparition, ce n'est pas un couplet ou un refrain que répète l'artiste, c'est un nouveau morceau, ou une nouvelle pasquinade qu'il entame. Puis, pendant une ou deux minutes, tout retombe dans le brouhaha d'un public en belle humeur, avec le va-et-vient des garçons chargés de plateaux, au milieu de l'atmosphère épaisse faite de la fumée de tabac et de la poussière soulevée par les trépignements.

 

De loin en loin une étoile se lève dans ce brouillard. C'est le chanteur, c'est la chanteuse célèbre : celui qui fait et défait les réputations politiques, charme les salons et donne le ton, un certain ton, à une certaine catégorie sociale ; celle qui fait un sort à chacun des mots qu'elle s'est chargée de dire, dont le portrait s'étale à tous les coins de rue, qui daigne se laisser interviewer par des académiciens et dont on ne saurait contester l'attrait, la puissance suggestive sans passer pour un homme dénué de tout esprit de modernité.

 

Lui se présente avec dignité, parfois même avec sévérité — on le sent plein de l'importance de sa mission sociale et de son caractère de haute mondanité — ce n'est pas un portrait que je fais, c'est un type général, dont je résume les divers traits, — il s'avance, irréprochable dans son frac rouge, — dans le vieux langage des tréteaux on avait le queue-rouge, — il étend délicatement les doigts vers ce public qu'il va charmer et il commence monologue ou chanson, complainte ou scie populaire. Et à son débit tout à coup se mêle quelque clownerie de haut goût, corps dégingandé, bras cassés, tandis que le facies reste britanniquement impassible et le monocle inamoviblement enchâssé dans l'orbite.

 

Elle, est, au contraire, tout à la familiarité, d'allure « bon garçon », sans prétention apparente de coquetterie, la robe fripée, le corsage mal attaché, les cheveux un peu fous. Elle dit, elle dit souvent très bien, plutôt qu'elle ne chante, et si je me rappelais trop que j'ai ici surtout à parler musique, je me ferais scrupule de poursuivre cette promenade.

 

Chez elle aussi la contorsion et la grimace jouent leur rôle, mais avec plus d'esprit. Le regard luisant coulé à travers les paupières mi-closes, la bouche torse, le nez au vent font toute une physionomie de malice vicieuse par où s'explique l'irritant intérêt donné à certaines productions qui, lues, apparaissent simplement bêtes à faire pleurer.

 

A ces étoiles de première grandeur, on pourrait croire que le public local fait un accueil particulièrement chaud ; je n'ai pas vu qu'il en fût ainsi. L'étoile avait ses deux rappels et gratifiait le public de ses deux numéros supplémentaires, ni plus ni moins que le dernier des sujets de la troupe.

 

Le goût est aussi beaucoup, en ces parages si loin de tout art naturel, aux exhibitions de duos ou de trios excentriques, de trios surtout, importation américaine, qui nous fait voir trois jeunes gentlemen, vêtus de noir, gantés de noir, en chapeau noir, mais la figure toute blanche, pierrots funèbres et caricatures macabres de notre Pierrot, si gentiment enfariné de pied en cap, d'une si délicieuse finesse naïve.

 

Ceux-là ne sont pas naïfs ; ils sont par contre terriblement géométriques ; leur esprit, leur gaîté consiste à chanter n'importe quoi, en se mouvant, comme par ressort, avec une perfection et un ensemble de nature à nous donner l'impression d'un seul être en trois personnes.

 

Cela est bien terriblement triste, pour qui ne vient, pas là, riche d'un trop-plein de gaîté naturelle, qu'il entend dépenser à tout propos et surtout à propos de rien.

 

Ayant mis le pied dans ce milieu d'où, on le voit, je ne rapporte pas des impressions de sympathie profonde, je me suis avisé de parcourir le répertoire des œuvres qu'on y entend et de me faire une idée de la forme d'art à laquelle elles se rattachent. Pour une idée généreuse ou saine, ou simplement poétique, il y a cinquante inepties, panachées de quelques ordures.

 

Béranger, Nadaud, Dupont sont des étrangers, sinon des inconnus dans ce répertoire, ou peu s'en faut. C'est la muse vieux jeu que celle-là. Il n'y a, je crois, qu'un seul café-concert à Paris, où l'on se soucie, à jour fixe, de donner un programme presque exclusivement composé de chansons d'autrefois, devenues classiques et que les uns vont entendre là par amour de ce vieil art gaulois, les autres par goût des violents contrastes.

 

Il n'est pas nécessaire d'entrer dans la voie des citations textuelles pour se rendre compte de l'esprit dont s'inspirent les productions courantes, quelques-unes célèbres, dans le monde des cafés. Elles sont parfois moins vicieuses que ne voudrait le faire croire leur étiquette, par où se révèle surtout l'intention suggestive de l'auteur. Ce sont ces étiquettes, ces titres qu'il faut voir pour comprendre quel rôle de tire-l'œil ils jouent dans la rédaction des programmes. C'est un concours d'équivoques et de sous-entendus. Le champ est immense et l'on y peut cueillir, sans les chercher, ces fleurs de vice ou, pour parler sans prudhommisme, ces petits appels à la gaillardise du passant.

 

Voilà, par exemple, la Jambe d'Ernestine ; la Lumière éteinte ; En chemise ; le Travail de nuit ; Il pleut des baisers ; la valse des mollets ; l'Art de se retrousser ; Thérèse, mets-toi donc à ton aise ; la Cocotte aux voitures, qui nous donnent l'idée de cette littérature spéciale à laquelle s'associe communément une musique dont on ne saurait rien dire au point de vue esthétique ; à peu près toujours la même, riche de lieux communs, de formules banales et appliquée aux vers de toute mesure avec la belle tranquillité que met un commis de magasin à appliquer à la taille du premier passant venu quelque article de confection. Si je ne craignais de donner une marque de pédantisme, je dirais pourtant qu'il y a dans ces milieux de la basse musique, de la littérature grossière ou sotte, et parmi ces éléments d'interprétation déformés, vulgarisés comme à plaisir, bien des forces perdues qui recherchées, coordonnées, mises en valeur, pourraient, sans sortir de leurs limites matérielles, rendre à l'art véritable de réels services.

 

Plusieurs cafés-concerts ont des orchestres nombreux, bien composés, des artistes qui ne manquent ni de voix ni de talent, des faiseurs de vers et des aligneurs de notes qui pourraient être, si l'occasion s'en trouvait, des poètes et des musiciens dans la bonne acception du mot. Il suffirait pour cela qu'au milieu de ce défilé de gaudrioles ou de sottises qu'est communément une soirée de café-concert, un arrêt de dix minutes s'établît et que tout à coup, durant cet arrêt, quelque œuvre fine, spirituelle, pathétique ou touchante se produisît, interprétée par un artiste de valeur ; que l'orchestre aussi fit trêve à, ses rythmes dansants, d'une si agaçante abondance, pour jouer, dans le silence imposé, quelque pièce instrumentale ancienne ou moderne, une de ces fines pages comme le menuet de Boccherini, par exemple, qui, placées au milieu d'un programme, sont tout à coup une fraîcheur et un charme pour les auditeurs les moins disposés aux délicates impressions.

 

Puis, pourquoi ne donnerait-on pas là aussi quelques scènes empruntées au vieux répertoire lyrique, quelques fragments d'opéras classiques, qui, ainsi dégustés à petites doses, mettraient peut-être le public en goût de faire son ordinaire de cette nourriture plus saine.

 

Mais, je crois qu'une bonne hygiène est aussi difficile à faire accepter dans le domaine du goût que dans celui de la vie matérielle. Et les choses resteront probablement bien longtemps encore telles qu'elles sont aujourd'hui.

 

Un art réel, — art fantaisiste, il est vrai, — a pourtant pris une certaine place dans ce monde des cafés-concerts. Des artistes de libre allure, des poètes un peu de l'école de Villon et de Gringoire se sont réunis parfois, d'abord sur les hauteurs de Montmartre, puis çà et là, dans quelque cabaret où, au milieu des consommateurs, un piano et une estrade attendaient les improvisateurs de passage. Cela s'appelait familièrement une « goguette ».

 

Le premier parmi les plus connus, les plus célèbres, même encore aujourd'hui, fut ce Chat-Noir dont j'ai eu déjà l'occasion de parler, à propos de musique, et qui nous a donné plus d'un spectacle d'un très curieux intérêt. Là, on a applaudi le pauvre Mac-Nab, une sorte de spleenetique chansonnier, disant ses compositions d'un air détaché de tout ce qui est la vie, et le musicien Fragerolle, et le chansonnier Meusy, et tant d'autres qui sont venus tour à tour, devant un public très choisi et sous le patronage du « gentilhomme » Rodolphe Salis, entretenir, dans ce coin de Paris, une gaîté tout à la fois athénienne et française.

 

Autour de ce cabaret de la Muse montmartroise, se sont groupés d'autres cabarets poétisants et chantants, et sont nés d'autres poètes. L'un, par exemple, a pris, dans la note moderne, la succession de ce Vadé qui s'en allait, au dernier siècle, interpeller les écaillères de la halle et leur tenir tête en leur langage imagé. Un autre s'est senti devenir poète et musicien en parcourant les cabarets artistiques de Montmartre, un baquet d'olives à la main. Il vendait ses olives, — bon éperon à boire, pour parler selon Rabelais, — et il écoutait les poètes et les chanteurs. Alors, un beau jour, il a laissé de côté le petit baquet et s'est mis à rimer à son tour. Au commerce des Muses, fort prudemment, il a annexé le commerce des bocks et le tout prospère.

 

C'est cette petite excursion dans le monde de la nouvelle Athènes, parmi toute cette jeunesse épanouie, parfois même un peu débordée, qui m'a reposé de la traversée des cafés-concerts. Je ne veux pourtant pas dire trop de mal de ces derniers. Ils ont donné aux pauvres, en l'année 1891, environ 475 000 francs. Voilà de quoi racheter bien des perversions de goût et bien des déchéances d'art !

 

 

 

01 octobre 1892

 

De quelque côté que l'on se tourne, en ce commencement de saison, qu'il s'agisse de grande ou de petite musique, on ne rencontre que reprises. Chaque théâtre s'efforce de vivre le plus longtemps possible sur son passé, je dirais volontiers sur son épargne ; il n'entamera ses ressources nouvelles que lorsqu'un certain état d'épuisement l'y obligera, c'est-à-dire lorsque les recettes baisseront. C'est un raisonnement contre lequel rien ne saurait prévaloir ; commercialement, il est irréfutable et, les véritables intérêts de l'art n'étant point lésés en cette affaire, il n'y a qu'à s'incliner devant le fait.

 

Ce qu'on nous donne, en effet, est excellent, sinon nouveau. C'est l'Opéra-Comique qui rouvre avec Manon, une des plus délicieuses inspirations de Massenet, interprétée par la triomphante Sybil Sanderson, qui fut Esclarmonde et qui sera demain Thaïs. En même temps, il nous rend les Troyens avec cette artiste d'un tempérament rare, Mlle Delna, qui personnifiera bientôt, dans Werther, la Charlotte, transcrite musicalement du texte de Goethe par le même compositeur, le plus sensitif assurément et le plus curieux à étudier de notre pléiade française. Il y ajoute la Carmen de Georges Bizet et, remontant jusqu'à ses origines, le Maître de chapelle et Richard Cœur de Lion, ce chef-d’œuvre de simplicité, de grâce et de véritable lyrisme qu'il associe à la Mireille de Ch. Gounod, à côté de laquelle vient se placer la Mignon d'Ambroise Thomas.

 

Berlioz, Gounod, Thomas, Massenet, Bizet, voilà les morts et les vivants, sans compter Grétry, déjà passé à l'état d'ancêtre, qui détiennent en ce moment la faveur du public de l'Opéra-Comique. C'est le complément d'une évolution lente, en voie d'accomplissement à ce théâtre depuis un certain nombre d'années. Ils ne sont plus, les jours où Auber, Adam, Herold, Boieldieu triomphaient presque seuls sur cette scène et en gardaient jalousement les abords. L'esprit moderne s'en est emparé peu à peu et le genre originel n'y est plus qu'à l'état de document historique.

 

Dans quelques années, on obtiendra un joli succès de curiosité quand on donnera la Dame Blanche, ou Fra Diavolo, ou le Domino noir, la première réalisant le type rococo-sentimental dont nos pères furent charmés, les deux autres apparaissant comme des opérettes très fines, très spirituelles, ayant devancé la création de ce genre fantaisiste. On s'extasiera devant ces œuvres d'antan, comme devant quelque meuble rare du dernier siècle, aux formes agréablement contournées, aux étoffes d'un ton passé, exhalant un parfum de fleurs mortes.

 

Le Pré-aux-Clercs et Zampa demeureront pourtant, parmi ces œuvres nouvelles qui se lèvent, comme l'expression la plus haute de ce que nous a donné l'Opéra-Comique depuis son origine, l'une répondant aux Huguenots, l'autre à Don Juan, toutes deux accusant, faisant pressentir ce que devait devenir le genre natif de la salle Favart en cette fin de siècle, où tout semble tourner au grave de ce qui, autrefois, semblait ne devoir tourner qu'au plaisant.

 

La génération musicale actuelle est très militante. A ne la voir seulement qu'en la personne des compositeurs ayant leur place sous la coupole de l'institut Thomas, Gounod, Reyer, Saint-Saëns, Massenet, Paladilhe, elle représente une force productrice considérable. Tous, du plus ancien au plus jeune, ont des œuvres en portefeuille. Ils vont, vraisemblablement, s'emparer, de par leur droit léonin, de toutes les places vacantes en nos théâtres lyriques. C'est à ces causes qu'il me semble intéressant de me soucier de ceux qui viennent après eux, comme il y a quelque trente ans ou quelque vingt ans selon le cas, on pouvait se soucier d'eux-mêmes, alors que la génération précédente leur barrait la route.

 

Le doyen de cette pléiade, Ambroise Thomas, n'a-t-il pas une œuvre en voie d'élaboration ; l'illustre maître Ch. Gounod n'a-t-il pas Maître Pierre ; les autres, plus jeunes, ne s'attachent-ils pas, selon les renseignements des nouvellistes, à des ouvrages dont on a donné plus ou moins exactement les titres,

 

Sur ceux-là, je suis tranquille, mais c'est de ceux qui viennent à leur suite, — j'y insiste — que je m'inquiète à bon droit.

 

Où les jouera-t-on, quand le succès des reprises est si vif et quand les œuvres magistrales impatiemment attendues sont si nombreuses ?

 

Je n'ose les compter, ces expectants de nos deux grands théâtres. Et d'ailleurs n'ai-je pas déjà essayé de les compter ici même ? C'est un petit martyrologe que l'on peut toutefois recommencer sans inconvénient. Il est comme le bilan des forces de l'avenir ; malheureusement, il n'implique point d'échéance et si les œuvres, par rare fortune, doivent vivre, il se peut faire que les compositeurs ne soient plus là pour bénéficier de leur succès.

 

Si je faisais, au courant de mes souvenirs et au risque de bien des omissions, la revue de ces œuvres tant de fois visées, je nommerais la Ping-Sin d'Henri Maréchal, toujours annoncée comme inscrite au tableau des études de l'Opéra-Comique et que, toujours, une inexplicable malechance en éloigne ; la Myrto de M. Gaston Salvayre ; le Drac, des frères Hillemacher ; le Jahel de M. Arthur Coquard ; la Photis, de M. Edmond Audran, et tant d'autres que je passe et qui, à leur tour peut-être, barreront la route aux productions de demain.

 

Je vois d'ailleurs également achevées, ou à la veille de l'être, la Vanina de Paladilhe, la Brunhilda de Guiraud, recueillie par C. Saint-Saëns en vue de son complément, le Lancelot de Victorin Joncières, les Guelfes de Benjamin Godard, l'Attaque du Moulin d'Alfred Bruneau, le Claude d'Albert Cahen. C'est plus qu'il n'en faut pour venir à la traverse des œuvres en gestation et comment les théâtres vont-ils se tirer de cet encombrement ?

 

Ils ne le pourront vraisemblablement qu'au moyen d'un dédoublement qui nous sera assuré deux fois plutôt qu'une, s'il faut en croire les messagers de bonnes nouvelles.

 

C'est d'abord la reconstruction de l'Opéra-Comique. Nous avons parlé tant de fois de cet événement qu'il finira par être vrai. Réédifié place Favart, ce théâtre servirait à dégager de son trop-plein le théâtre lyrique de la place du Châtelet ; qu'il y ait fusion entre les deux troupes ou  qu'une double direction se crée, peu importe ! Un débouché nouveau serait forcément assuré aux productions de nos compositeurs et ce serait un inappréciable bienfait.

 

C'est ensuite la création d'un petit théâtre lyrique dans la salle de la Renaissance. Là, si l'idée de M. Détroyat se réalise absolument, la comédie musicale trouvera un précieux asile. On entend nous y donner d'abord la Guzla de l'Émir de Théodore Dubois, Madame Chrysanthème de Messager, d'après le roman japonais de Pierre Loti, la Djamileh de G. Bizet, Daphnis et Chloé d'Henri Maréchal. Voilà bien des promesses agréables. Puisse-t-on nous en tenir au moins la moitié !

 

C'est, enfin, le Grand-Théâtre, installé par les soins de M. Porel, précédemment directeur de l'Odéon, dans la salle de la rue Boudreau, où fut l'Éden.

 

Là, la musique se mêlera intimement au drame. Ce sera pour beaucoup de musiciens l'occasion de se consoler par la symphonie des rigueurs du théâtre musical. Les plus illustres s'y associeront aux derniers venus qui, hâtons-nous de le dire, ne sont pas les premiers venus, Saint-Saëns, par exemple, y écrira de la musique pour le Malade imaginaire, en se servant de la partition originale de Charpentier et en l'agrémentant comme on peut s'y attendre de beaucoup de mesures de sa façon.

 

Je ne serais pas surpris que, sur cette pente, le cas de M. Porel s'aggravât ou s'accentuât, si l'on veut, cela dépend de la façon de s'entendre, et qu'il en vînt à nous donner des œuvres purement lyriques.

 

Le voisinage de l'Opéra est bien suggestif et M. Porel nous apparaît depuis longtemps comme un musicien impénitent, qui finira par succomber à sa passion dominante !

 

Janvier nous apportera un enseignement à cet égard, en même temps que la consécration des promesses de M. L. Détroyat, directeur du petit théâtre de la Renaissance. Attendons et espérons, en vue du plus grand bien de la musique contemporaine.

 

Pour le présent nous n'avons eu, comme nouveauté relative, en ces derniers jours, qu'une reprise, encore une reprise ! au théâtre de la Gaîté, des Cloches de Corneville, ouvrage précédemment devenu centenaire sur la toute petite scène des Folies-Dramatiques. M. Degravière s'est avisé de le voir à travers un verre grossissant et de nous le rendre tel qu'il le voyait. Nous y avons gagné un très récréatif spectacle, mais nous est-il permis de dire que l'œuvre originale a gagné elle-même à ce grossissement ? C'est une question que l'heure tardive ne nous permet pas de traiter, mais sur laquelle nous nous promettons de revenir.

 

 

 

15 octobre 1892

 

I

 

Le 1er octobre, j'ai dû me borner à enregistrer l'importante reprise des Cloches de Corneville, à la Gaîté, en exprimant quelques doutes touchant le résultat du grossissement de cet ouvrage, né sur la scène relativement minuscule des Folies-Dramatiques.

 

Ce grossissement n'a point trop nui, en général, aux mélodies légères de M. Robert Planquette ; il a été même avantageux aux parties chorales, leur a donné plus de corps et plus d'éclat. Mlle Gélabert fait à la Gaîté autant d'effet que naguère aux Folies-Dramatiques, c'est-à-dire qu'elle est tout à fait maîtresse de sa jolie voix pour l'effort qu'elle en exige dans ce nouveau milieu ; Mlle Delaunay est très agréable ; M. Morlet, toujours bon comédien et habile chanteur ; M. Fugère dit, presque sans voix mais avec infiniment d'esprit et de gaîté, le rôle du ténorino, et l'immortel Chopard du Courrier de Lyon, je veux dire Paulin Ménier, a trouvé, dans les Cloches de Corneville, une occasion assez inattendue de déployer toutes les ressources de son art et ses étonnantes qualités de composition. Voilà un artiste dramatique dans la complète acception du terme.

 

Les autres interprètes complètent l'ensemble de façon fort satisfaisante ; de lumineux décors et le charmant ballet de la Cueillette des pommes, pour lequel M. Planquette a écrit deux ou trois morceaux, neufs comme le ballet lui-même, donnent à la pièce des attraits nouveaux.

 

Le théâtre de la Gaîté tirera donc de cette reprise ce qu'il en attendait, le public ayant pris plaisir à ce gracieux spectacle, à cette pièce bon enfant, à cette musique pimpante et vive.

 

La Gaîté a suivi d'ailleurs, et cela ne va pas sans qu'on le regrette, on le peut bien dire, l'exemple des grands théâtres musicaux. Il a vécu sur son passé ou du moins sur celui des autres ; il n'a point risqué, ou il a prudemment ménagé la mise en train d'une pièce nouvelle.

 

Et chaque année, sur toute la ligne musicale, pourrait-on dire, la période de la floraison des ouvrages inédits va ainsi s'abrégeant, nous démontrant assez nettement, ou qu'il n'y a plus de producteurs, ou que les producteurs ne jouissent auprès des directeurs que d'un crédit médiocre, ou enfin que ces derniers n'entendent s'aventurer que sur des routes battues et où les chances de gain abondent, ce qui est bien, en somme, le droit de ceux qui font la guerre à leurs dépens. Leur prudence brille là d'un éclat plus vif que leur initiative ; c'est de quoi ils ne se soucient point, pourvu que la recette se tienne à bonne hauteur.

 

A l'Opéra-Comique, où le compte des ouvrages nouveaux est scrupuleusement tenu au courant et qui n'a point, quant à présent, je crois, sous ce rapport, de dettes à payer au public, septembre nous a apporté deux agréables soirées d'œuvres classiques avec le Barbier de Séville, où a débuté M. Badiali, et le Nouveau seigneur du village qui a fait une fois de plus constater les qualités brillantes et la souplesse d'esprit de M. Soulacroix.

 

On nous donnera bientôt, me dit-on, le Domino noir, dont je parlais tout récemment comme de l'une des plus charmantes manifestations d'un genre disparu, très curieuses à titre documentaire, très agréables en leurs vieux atours et avec leur parfum évaporé. D'autre part, on répète activement le Werther de M. Massenet qui viendra en novembre et la Kassya du regretté Léo Delibes. En attendant, nous avons revu Mme Emma Calvé dans Cavalleria rusticana. L'artiste est des plus remarquables, animée d'une ardente passion, très pathétique, très belle. Le public lui a fait le triomphant accueil qu'elle mérite.

 

L'Opéra a fait débuter dans Hamlet une jeune personne, Mlle Berthet, qui a eu de grands succès d'école et dont ce début a pu encourager les espérances, lui ayant valu un accueil des plus flatteurs. La voix est belle, et si l'artiste n'a pas encore toute la maîtrise nécessaire pour en tirer, en certaines pages, où brillèrent bien de ses devancières, notamment dans la poétique scène de la folie, tout le parti désirable, il faut songer que si les vocalises sont un excellent exercice d'entraînement vocal, l'art de les « réussir » ne constitue pas — heureusement — le fin du fin du métier lyrique. Mlle Berthet ne compose pas encore son personnage avec un bien évident souci de la vérité dramatique ; sa manière de s'ajuster, de s'habiller, de se tenir en scène nous disent clairement que, pour le moment, elle ne se préoccupe que de sa voix et des effets qu'elle en doit obtenir. Ce point acquis, elle s'inquiétera du reste et le reste viendra à l'aide de quelques bons conseils et d'un juste souci de toute perfection.

 

Ce même soir, Lassalle réapparaissait dans ce rôle d'Hamlet, qu'il a su faire sien et où il a pu trouver un très grand succès personnel, malgré le redoutable et encore récent souvenir du créateur.

 

Les nouvelles de l'Opéra me font considérer comme probable, pour la seconde quinzaine d'octobre, la première représentation de Samson et Dalila où le même Lassalle, Mme Deschamps-Jehin et Vergnet nous doivent donner une interprétation digne de cette belle œuvre sur une scène à laquelle elle devrait appartenir depuis plusieurs années, si le train des choses du théâtre n'allait pas communément comme il serait oiseux de le redire.

 

II

 

On a élevé tout récemment une statue à Méhul, sur l'une des places de Givet, sa ville natale. Le ministre a célébré le grand musicien français, les poètes l'ont chanté, les délégués de l'Institut ont redit sa gloire et la presse quotidienne a publié sur lui une série d'études qui n'accorde plus grand'chose à faire à la chronique périodique.

 

Il convient, toutefois, de ne pas laisser cette grande et noble figure, que le statuaire vient d'évoquer, passer un instant devant nous sans la saluer d'un reconnaissant hommage.

 

Méhul est, en effet, un des créateurs de la pure forme musicale française. Cette forme si franche, les contemporains des écoles les plus dissidentes l'admirent encore en ce Joseph qui revient de temps en temps sur les affiches de l'Opéra-Comique et devant lequel s'inclinent tous les partis en une communion parfaite au sujet d'un chef-d’œuvre de simplicité, de grâce et de pathétique.

 

Fils d'un pauvre cuisinier, Méhul tenait depuis l'âge de dix ans l'orgue de l'église des Récollets à Givet, quand les événements le mirent en présence de Guillaume Hauser, inspecteur des chœurs de l'abbaye de Schussenried en Souabe, venu dans les Ardennes où il demeura pendant quelques années dans la communauté des Prémontrés de Lavaldieu. Hauser prit l'enfant en affection ; — il y a toujours, comme dans les contes de fées, une aventure pareille dans la vie des grands artistes, — le fit garder gratuitement à Lavaldieu, comme pensionnaire, lui enseigna la musique et développa en lui ces qualités qui devaient le faire un jour illustre, tandis que son maître retournait à son humble et laborieuse solitude de Souabe.

 

L'adolescence de Méhul à Lavaldieu fut la période délicieuse de sa vie. En pleine montagne, en plein azur, il y poursuivait ses premiers rêves, tout en soignant les fleurs d'un petit jardin qu'on lui avait permis de cultiver à son gré. Ce goût pour les fleurs, il le garda jusqu'aux dernières années de sa vie. En 1817, très près de sa fin, il charmait encore les longues heures, il oubliait les douleurs et les angoisses d'une impitoyable maladie en s'occupant de ses fleurs préférées. Ainsi le poète-musicien, Félicien David s'en allait, au déclin de ses jours, à travers la forêt de Saint-Germain, s'amusant à greffer les églantiers perdus dans les taillis pour y retrouver au printemps des roses nouvelles !

 

L'œuvre de Méhul est considérable et d'une étonnante variété. Et, bien qu'il ait eu parfois à se plaindre des lenteurs apportées à l'exécution, de certaines de ses œuvres, combien plus favorable que le nôtre à la fortune des jeunes musiciens fut le temps où il écrivait !

 

C'est qu'alors, peut-être, pourrait-on dire, les sujets d'élite étaient rares, tandis qu'aujourd'hui tout le monde a du talent, et que cette abondance de la richesse commune va à l'encontre de la fortune des individus.

 

Quoi qu'il en soit, Méhul mourut à cinquante-quatre ans, — l'âge où plus d'un de nos contemporains a parfois de la peine à débuter, — ayant produit une série d'œuvres dont je n'entreprendrai pas d'énumérer les titres.

 

Dès sa vingtième année, s'étant déjà essayé au genre lyrique, il composa un ouvrage : Alonzo et Cora et, dit négligemment un de ses biographes avec une bonhomie charmante, comme si c'était la chose du monde la plus naturelle, « il le fit recevoir à l'Opéra ».

 

Le faire recevoir, c'était fort encourageant pour un compositeur de vingt ans, mais le faire jouer ! Méhul apprit à ses dépens l'importance de ce correctif. Six ans après, Alonzo et Cora n'avait pas encore vu le jour et le compositeur donnait, à l'Opéra-Comique, Euphrosine et Coradin. Son véritable début au théâtre date donc de cette représentation, qui est de l'année 1790. Il avait vingt-sept ans.

 

Les contemporains de Méhul ont visé ses qualités de musicien, celles que nous lui reconnaissons encore ; mais presque tous lui ont fait ce reproche, qui nous semblera bien bizarre, de négliger la mélodie, de la perdre du moins parmi les richesses d'une instrumentation brillante et forte.

 

En 1792, il donnait, à l'Opéra, Stratonice, dont le succès fut très vif et dont un air et un quatuor sont restés classiques. Un musicien de notre temps, M. Alix Fournier, se trouve juste, cent ans après, avoir en répétition à l'Opéra un ouvrage sur le même sujet et portant le même titre. M. Bertrand pourrait nous donner ensemble les deux ouvrages, ce serait une façon peu banale de célébrer le Centenaire de l'œuvre de Méhul qui contribua le plus à établir sa valeur.

 

Il faut aller jusqu'en 1807 — c'est-à-dire quinze ans plus tard — pour trouver dans le répertoire de Méhul cet ouvrage qui y brille encore du plus pur éclat, Joseph, dont j'ai parlé au début de ces lignes.

 

Il fut représenté pour la première fois à l'Opéra-Comique le 17 février de cette année 1807. L'Opéra donnait, le même jour, un ballet du même compositeur déjà relativement ancien : la Dansomanie.

 

En ce temps, l'information à outrance, qui est le progrès et parfois la plaie du nôtre, était chose parfaitement inconnue ; on ne prétendait pas, comme aujourd'hui, rendre compte d'un ouvrage avant sa naissance, au risque même d'apprendre, le lendemain, qu'une cause quelconque vient tout à coup de lui interdire la vie ; on laissait les auteurs travailler dans le silence et quand ils apportaient au jour le fruit de leur travail, on ne mettait même aucune hâte à les juger dans les gazettes, bien qu'on les discutât fort dans les cercles. Les chemins de fer et l'électricité ont changé nos mœurs.

 

Donc, on donna Joseph le 17 février 1807. Le Moniteur du jour, que je me suis amusé à relire, l'annonce simplement. Il est plein, d'ailleurs, des actes relatifs à la Grande Armée. C'est l'époque florissante de l'Empire. L'image de César et de ses légions plane sur Paris.

 

Le lendemain 18, pas une mention ne nous dit si l'ouvrage de Méhul a été bien ou mal accueilli. Il y a pourtant dans la feuille officielle un article de musique. Mais il est exclusivement consacré au « Chant bachique et guerrier, dédié à la Grande Armée, par H. Berton, membre du Conservatoire de musique. » On y voit que cette composition, propre à entretenir l'ardeur de « nos guerriers », est écrite sur des paroles italiennes, françaises et allemandes, et on fait remarquer que le musicien a vaincu une difficulté très grande, en disposant les paroles des trois idiomes « de manière qu'un seul rythme musical leur convient à toutes sans blesser la prosodie ».

 

Enfin, le 19, le critique du Moniteur formule son opinion sur Joseph. Comme toujours, à cette époque , l'analyse critique du poème est très longue, et celle de la musique relativement sommaire et sans technologie pédantesque. Nous sommes alors encore à l'époque où l'on croirait que, contrairement au principe en faveur dans l'école italienne, et qu'allait bientôt adopter l'école française, la musique doit être surtout jugée dans ses relations intimes avec le drame. C'est le critérium auquel il a fallu revenir de nos jours.

 

Le critique, qui se cache sous l'initiale S***, ne conteste, en cette occasion, à Méhul, ni la simplicité, ni le pathétique, ni la naïveté, ni le sentiment, ni la grâce ; mais il ajoute que la « partie de l'orchestre est tellement travaillée, le chant domine si peu sur elle, ou est fondu avec elle d'une manière si peu sensible que, souvent, on croyait entendre, non un morceau dramatique, mais une de ces compositions instrumentales, riches d'harmonie, mais trop souvent vides de chant, dont nous n'accusons jamais Haydn ou Boccherini, mais quelquefois Mozart et presque toujours ses successeurs. »

 

Que cela est loin de nous, loin de notre vision actuelle ! Voilà Méhul et Mozart bien accommodés du même coup ! Plus près de nous, notre illustre et cher maître, Ch. Gounod, n'a-t-il pas été, naguère, à propos de Faust, exécuté de même sorte ? Enviable et glorieuse association de destinées !

 

Et le penchant humain veut qu'il en soit et qu'il en doive être toujours de même, et que ceux qui portent ainsi, dans les arts, la lumière la plus haute, soient presque toujours ceux qu'on accuse tout d'abord d'y entretenir l'obscurité.

 

 

 

15 novembre 1892

 

Un musicien — et non des moindres — me disait tout récemment :

 

« En vérité, il me semble qu'on ne nous place plus depuis longtemps à notre véritable plan, nous autres compositeurs français. Il y a chez les directeurs une défiance instinctive, je ne veux pas dire systématique, de ce qui vient de nous, même des meilleurs d'entre nous. Quand on veut nous écarter d'un théâtre, on nous déclare, avec toutes sortes de compliments à notre particulière intention, que très certainement on serait charmé de tenir une partition de notre main, qu'on « nous attend », mais que, malheureusement, notre ouvrage offre des difficultés de distribution insurmontables, ou encore que le poème a des exigences de décor et de costumes devant lesquelles il faut se replier en désordre, ou enfin qu'il est « impossible ». Il est vrai que si c'est notre collaborateur qui porte la parole, on ne manque pas, pour peu qu'il jouisse de la moindre notoriété, de lui dire gentiment : « Quelle jolie pièce ! quel dommage que votre compositeur n'ait pas compris ! Ah ! si Gounod avait eu ce poème ! »

 

« C'est grâce à ces petits moyens que beaucoup de nos belles partitions, — je ne dis pas toutes, — sont allées s'épanouir hors de France. Ne parlons que des principales. Voilà Sigurd qui, après quelque quart de siècle d'attente, mis en suspicion par tous les directeurs, va chercher fortune à Bruxelles et en revient triomphant. Voilà, malgré ce succès, la Salammbô du même auteur, devant laquelle l'Opéra recule faute d'une interprète à engager, et dont le théâtre de la Monnaie consacre encore la valeur. Voilà Hérodiade, de J. Massenet, dont Bruxelles s'assure la primeur et son Werther que Vienne révèle, après que Paris l'a longuement fait attendre. Voilà, pour en finir avec ces frappants exemples de l'aberration du sens artistique de certaines directions aujourd'hui disparues ; voilà le Samson et Dalila, de Camille Saint-Saëns, tenu soigneusement à l'écart par les scènes parisiennes, et joué, après des années, pour la première fois, sur le petit théâtre de Weimar.

 

« Puis, l'épreuve faite, l'œuvre présentée, jugée et acclamée à l'étranger, tout à coup, à Paris, le spectacle change. Les théâtres se disputent ces partitions naguère mises quelque peu au rang des quantités négligeables, tandis que nous étaient offertes à leur place quelques navrantes non-valeurs.

 

« Hérodiade resplendit au Théâtre-Lyrique, trop vite disparu ; Sigurd triomphe à l'Opéra et commence son tour d'Europe ; Salammbô le suit ; demain, enfin, Werther prendra sa place à l'Opéra-Comique et Samson et Dalila la sienne à l'Opéra.

 

« Pour celui-là, il sera arrivé à son but en deux étapes, qui furent Rouen et le Théâtre-Lyrique installé sommairement à l'Éden de la rue Boudreau.

 

« Enfin, les voici tous casés selon leurs mérites, ces ouvrages qui n'ont vu le jour que grâce à l'hospitalité et aux soins de l'étranger. Nous qui devrions constamment diriger le goût général, nous en sommes donc venus simplement à le subir ! Quand je dis « nous », je me substitue pour un instant aux directeurs, qui doivent se tenir parfois ce langage, en l'intimité de leur conscience, et s'avouer, à certains instants, que ce ne sont plus de nobles et audacieuses tentatives d'art qu'ils font aujourd'hui, comme en firent naguère, dans le genre dramatique, la Porte-Saint-Martin, dans le genre musical, le premier Théâtre-Lyrique, mais simplement des affaires.

 

« Cela peut dispenser de toute reconnaissance ceux des compositeurs à qui justice est enfin rendue, mais cela me désole, m'irrite et m'indigne, moi, musicien jeune encore, à qui l'avenir semblait ouvert et qui, depuis Rome, — il y a longtemps, — ne compte au théâtre qu'une œuvre légère et brève, dont le succès, si étendu et si durable qu'il ait été, n'a rien fait encore, ne fera rien peut-être pour m'ouvrir plus largement la carrière.

 

« D'autre part, voyez ce qui se produit. Cette place au grand jour de la rampe dont on est trop avare envers les nôtres, on brûle de l'ouvrir aux compositeurs étrangers. Sans le frein nécessaire du cahier des charges, que d'œuvres italiennes auraient passé devant nous ! Public, je ne serais pas assez sot pour m'en plaindre, l'échange des notions d'art étant, en somme, une loi que tout homme intelligent doit admettre. Mais, musicien, musicien français, encouragé, instruit par l'État, destiné à devenir une des forces artistiques de mon pays, combien d'occasions de me produire y aurais-je perdues !

 

« Tout cela va vous paraître un peu subtil, un peu égoïste, un peu protectionniste, — je n'insiste pas. — Aussi bien, la situation maintenant se dessine et nous savons à peu près à quoi et à qui nous avons affaire désormais. La concurrence italienne ne nous a pas été redoutable, en réalité, par la raison administrative que je vous ai dite, et à part cette Cavalleria Rusticana, qui a fait plus de bruit qu'elle n'est grosse, l'Italie ne nous a rien opposé en France. On a parlé souvent de l'Otello de Verdi, comme on parlera dans quelques semaines de son Falstaff. Nous avons vu l'un et nous irons voir l'autre dans le pays de production, ce qui est la meilleure manière de les bien juger ; et même, si on finit par nous les donner à Paris, ce ne sera pas pour nous déplaire, pourvu qu'il ne nous soit point fait de passe-droit, à nous autres, et que les théâtres sur lesquels l'État a mainmise dans notre intérêt nous donnent exactement notre compte. D'ailleurs, nous aimons Verdi. C'est un lion robuste et superbe.

 

« Mais, celui qui nous conquiert, celui qui nous envahit, celui que je redoute pour nous, — je l'avoue franchement, — c'est Wagner. Il est en train tout tranquillement de s'emparer de notre domaine. Pour avoir été longtemps proscrit pour des raisons étrangères à l'art et aussi pour des raisons tirées de l'art même, le voilà maintenant qui bénéficie de sa première disgrâce. On voit des gens, qui le huaient naguère au concert Pasdeloup, l'adorer pieusement aujourd'hui en son église de Bayreuth. Il y a des convaincus, il y a des fanatiques, il y a des sectaires, il y a des imbéciles, de ceux qui n'y comprennent rien, mais qui prennent le ton, parce qu'ils suivent toutes les modes et ne redoutent rien tant que de n'être pas dans le mouvement. — Tenez, j'en ai vu un, quand on a donné Lohengrin au théâtre de Rouen ! Il était devant moi et dormait comme une souche pendant les actes. Quand la toile tombait, il s'éveillait en sursaut au bruit des applaudissements, trépignait, battait des mains, des mains levées très haut, poussait de petits cris de volupté et faisait à lui tout seul la besogne de quatre. Il en faut pourtant de ceux-là, il en faut. Ce sont les zéros qui font la force du nombre !

 

« Moi, en Richard Wagner je hais l'homme ; je hais ce monsieur qui s'habillait en femme et qui conspuait les vaincus. Et parfois, je me demande dans quel dessein mystérieux le bon Dieu met du génie dans de telles enveloppes de grossière argile ! Car il a du génie, ce misérable, un génie formidable, et ce qui m'enrage c'est de le détester tant et de ne pouvoir me défendre de l'admirer ! Et sa séduction est mortelle et son influence est destructive ! On lui a donné l'Opéra pour Lohengrin ; on le lui donnera demain pour un autre ouvrage. Et tout son répertoire y passera. Et, peu à peu, le goût des choses nées de notre propre génie, purement latin, ira se perdant ; que ce soit mode, conviction, entraînement, habitude, le public en viendra à ne plus souffrir ce qui était, ce qui peut être encore la grâce, la force et la lumière de notre théâtre musical. Wagner sera comme un mancenillier qui donne des fruits superbes au regard et à l'ombre duquel tout meurt. Il ne restera au pied que quelques champignons difformes et malsains, compositeurs acharnés à faire du Wagner, quand même ; quand je dis qu'ils resteront, c'est une façon de parler : ils seront comme une petite chose sèche, avortons cryptogamiques qu'on foule sans s'en apercevoir en mesurant la hauteur de l'arbre immense.

 

« Pour nous, qui avons compris qu'il fallait tirer des hommes et des choses un enseignement rationnel et qui appliquons les formules étudiées chez Wagner et chez ses précurseurs, en les adaptant à notre tempérament, jaloux de ne rien perdre de notre essence particulière, de ne rien dédaigner de ce que nous tenons de notre sang français ; pour nous qui cherchons, de bonne foi, la perfection relative d'un art nouveau, il peut très bien arriver que nous soyons dévorés par le monstre ; qu'il appartienne seulement à la génération qui nous suivra de recueillir le bénéfice de nos efforts et qu'il en soit de nos œuvres comme de celles de beaucoup de nos pères. Xavier Aubryet disait un jour à Georges Bizet qui, certes, n'était par un révolutionnaire, mais simplement un progressiste : « Je déteste votre musique, et je lui en veux surtout parce que maintenant elle m'empêche de goûter bien celle que j'aime ! »

 

« N'en serons-nous pas là quelque jour et le wagnérisme s'imposant à la foule sans conviction réelle n'en viendra-t-il pas, de toute la force d'une obsession, à lui faire trouver insignifiantes ou fades des œuvres qui jadis l'eussent charmée ?

 

« Heureux les compositeurs encore à naître ! »

 

J'ai recueilli cette longue boutade et ces doléances, parce que, malgré certaines exagérations, elles éclairent par instants divers points de la situation présente ; je n'ai point, d'ailleurs, cherché à faire revenir mon musicien de son pessimisme.

 

II

 

Je retourne à ma chronique, encore bien sommaire aujourd'hui, en ce qui touche nos deux grandes scènes lyriques, tout entières aux dernières études de Werther et de Samson et Dalila.

 

Mlle Tanesy a fait à l'Opéra, dans les Huguenots, un excellent début. Cette jeune cantatrice a révélé de fort sérieuses qualités de style ; sa voix est d'un timbre très étendu ; il y a lieu de compter que Mlle Tanesy nous donnera une falcon d'une exceptionnelle valeur. Avant d'aborder la grande scène parisienne, elle s'était essayée avec succès sur le théâtre de Marseille, qui est un peu, en ce moment, comme l'école d'application des futurs premiers sujets de l'Opéra.

 

M. Alvarez, un ténor en passe de conquérir la faveur du public, procède de la même origine. Après Roméo, il a excellemment chanté et même joué le rôle de Lohengrin, dans une récente soirée où il nous a été donné d'apprécier une cantatrice viennoise, venue à Paris, non précisément, pour y tenter un début, mais pour y chercher la consécration d'une renommée acquise dans son pays.

 

Cette épreuve lui a été assez favorable pour que le nombre des représentations qu'elle devait donner à Paris ait dû être sensiblement augmenté. Mlle Lola Beeth est une jeune personne d'une belle plastique, d'une intelligence dramatique remarquable, jouant avec une très grande sincérité, je dirais presque avec une naïveté touchante, ce poétique rôle d'Elsa de Brabant ; sa voix, sans être d'une grande puissance, a la pureté et l'éclat suffisants pour mettre en valeur les diverses parties du rôle. Il est regrettable que cette artiste ne puisse nous rester. Elle faillit devenir Parisienne, on peut s'en souvenir, au courant de l'année 1887. M. Carvalho l'avait engagée pour jouer, en l'absence de Mlle Calvé, le rôle de la comtesse Hélène dans le Chevalier Jean, de M. Victorin Joncières. La répétition générale avait eu lieu avec cette nouvelle interprète, lorsque survint ce terrible incendie de l'Opéra-Comique qui mit à néant tous les projets.

 

Dans les théâtres appartenant à cette musique de genre, opérette et opéra-comique combinés, dont je ne m'occupe que très spécialement, et un peu en vertu de ce principe que faute de grives on se contente de merles, on a. donné, au courant d'octobre et durant les premiers jours de novembre, quatre ouvrages de diverse valeur : le Brillant Achille à la Renaissance, Bacchanale aux Menus-Plaisirs, Rabelais au Nouveau-Théâtre, et Sainte Freya aux Bouffes.

 

Le Brillant Achille, le premier en date, est ce qu'on appelait naguère une fantaisie-vaudeville. On nous y montre un Achille qui fait profession de ne séduire que les femmes mariées ; et quand, par hasard, sa cour s'égare sur quelque jeune personne trop vite inflammable, comme Mlle Rose Ledouillet, c'est pour vite battre en retraite. Mais le père de Mlle Rose ne l'entend pas ainsi. Il veut que sa fille soit épousée, et c'est en faisant croire, au moyen d'une fausse lettre de faire part, qu'elle est en puissance de mari, qu'il ranime la tiédeur du galant. Rose est compromise, Achille est sommé de faire réparation d'honneur en épousant — sérieusement — sa victime. Et cette dernière se venge en imposant au mari forcé un sacrifice analogue à celui qui nous est rapporté dans le Maître de forges, de M. Georges Ohnet. Tout s'arrange, du reste, en fin de compte. M. Varney est le compositeur de ces trois actes. J'ai beaucoup aimé de lui les Mousquetaires au couvent ; il a fait représenter à la Gaîté, cadre plus large, certains ouvrages où ont pu se donner carrière ses qualités spéciales de musicien de bonne race. Ici, il a donné la musique légère que comportait la légèreté du vaudeville, et c'est la toute charmante maniériste, Mme Théo, qui a été sa principale interprète, à la grande joie du public, qui la retrouve toujours avec plaisir depuis le temps déjà lointain de ses débuts.

 

Bacchanale a été et restera la dernière œuvre d'Hervé. Le pauvre compositeur est mort, il y a peu de jours, et sa fin, dit la chronique, a été avancée par la peine ressentie des critiques adressées à cet ouvrage, dont le but était de réjouir le public et d'où s'est dégagé, de l'aveu presque unanime, au point de vue musical, une impression de mélancolie et presque d'ennui.

 

Hervé ne s'y retrouvait plus tel qu'on l'avait connu. Le fantaisiste clownesque de quelques opérettes en vogue avant 1870 paraissait avoir perdu, avec l'âge, toute sa verve première. Peut-être, au fond, ne faisait-il que retourner à sa nature originelle. Il y a presque toujours un triste sous les dehors d'une gaîté exagérée jusqu'à l'incohérence, comme le fut la sienne. Il avait été, avant ses débuts au théâtre, organiste de la chapelle de Bicêtre ; il avait vécu parmi les fous ; il y avait peut-être puisé, avec la notion cruelle de la vie, ce goût de la réaction violente contre ses tristesses, qui s'est manifesté dans des œuvres telles que le Hussard persécuté, le Compositeur toqué, l'Œil crevé, Chilpéric, et tant d'autres joyeusetés aujourd'hui ensevelies.

 

Mais il n'y avait pas en Hervé qu'un caricaturiste de la musique, il y avait un très fin et très délicat musicien, sachant bien son métier, et à l'occasion en faisant discrètement la preuve au courant de ses partitions parfois les plus folles.

 

Depuis longtemps, il n'avait rien donné au théâtre ; il s'était fait, m'a-t-on dit, naturaliser Anglais et vivait à Folkestone, un peu à l'écart. Sa rentrée au théâtre n'aura servi qu'à attrister ses derniers jours.

 

On a remarqué dans Bacchanale le talent protéiforme et la belle gaîté de Mlle Lambrecht, et aussi l'agréable mise en scène de M. de Lagoanère, un directeur dont les beaux projets ne se réalisent pas toujours bien vite, mais qui, enfin réalisés, nous le montrent du moins soucieux de toute perfection.

 

C'est à Rabelais que se sont tout bonnement attaqués M. Oscar Méténier et Dubut de Laforest, assistés de M. Louis Ganne, pour la réouverture du Nouveau-Théâtre. Pour faire de Rabelais un personnage de comédie, même musicale, il faut lui emprunter tout son esprit, ou tâcher d'en avoir autant que lui, ce qui n'est pas tâche commode.

 

Dans cette action qui mène le spectateur à travers la vie aventureuse du grand satirique, tout n'est pas argent vaillant, et l'habileté du tour de main n'est pas toujours suffisamment correctrice de certains détails dont on s'ébaudit au milieu de la grasse abondance du livre, mais dont le théâtre s'accommode moins aisément.

 

Il y a un petit grain de drame dans la conception géniale de cet ouvrage, dont le principal attrait consiste en une mise en scène extrêmement soignée, et encadrée à ravir.

 

La musique de M. Louis Ganne a de l'esprit, du charme et de la grâce. La valeur principale de l'interprétation réside en M. Barral, chargé de personnifier Panurge, cette figure dessinée par Rabelais d'un trait si net et si curieux, et enluminée de couleurs si vives et si joyeuses.

 

Les Bouffes-Parisiens, après plus de sept cents représentations de Miss Helyett, n'ont pas dû espérer qu'ils remettraient immédiatement la main sur une œuvre d'un égal attrait pour le public. Ils ont voulu du moins puiser à la même source ; c'était la chance la meilleure d'obtenir le même résultat. C'est donc aux auteurs de Miss Helyett, M. Maxime Boucheron et M. Edmond Audran, que nous devons Sainte Freya, l'aimable et parfois délicieux ouvrage qui tient en ce moment l'affiche.

 

Refaire une ingénue après cette exquise petite méthodiste peu à peu transformée en joyeuse et vivante fillette qu'était et que sera encore Mlle Biana Duhamel, c'était s'exposer à quelque décalque, puisque l'interprète devait rester la même pour ce nouvel ouvrage.

 

M. Boucheron s'en est tiré avec une grande subtilité d'esprit et, quoique la différence ne soit pas bien grande au fond entre la jolie évangéliste américaine et la future religieuse destinée, en se cloîtrant, à assurer la fortune d'un bon papa hollandais, l'ingéniosité des détails a fait passer sur cette quasi parité.

 

Le succès des premiers actes a été fort vif ; le dernier a été trouvé généralement d'un comique trop courant. On aurait su gré peut-être aux auteurs de se tenir ici carrément dans la note pure de l'opéra-comique ancien, agrémenté de toute la fantaisie moderne. En faisant un peu moins gros vers la fin, ils auraient obtenu le bénéfice d'un classement meilleur. Mais telle qu'elle se comporte, l'œuvre, pourrait-on dire, a de quoi vivre et il est permis d'espérer qu'elle comptera une longue série de soirées heureuses.

 

Il a pu être difficile à Mlle Biana Duhamel de se débarrasser tout d'un coup des petites manières de miss Helyett. On ne se refait pas ainsi en un jour. Mais l'habitude va réformer l'entraînement et une nouvelle figurine se placera à côté de l'ancienne dans le souvenir de ceux qui auront vu Mlle Biana Duhamel dans Miss Helyett et dans Sainte Freya.

 

J'ai dit bien des fois en quelle estime je tenais le talent souple, délié et spirituel de M. Edmond Audran ; c'est, je le répète, un petit-fils direct des vieux maîtres de l'opéra-comique. C'est à lui qu'il appartiendrait de faire, sur l'un des théâtres dont il dispose, une révolution dont l'objet serait la véritable comédie lyrique, où il mettrait toutes ses précieuses qualités natives au service d'un type de composition beaucoup plus homogène et tout aussi séduisant que celui qui aujourd'hui procède de tous les genres et en réalité n'en personnifie plus nettement aucun.

 

 

 

01 décembre 1892

 

I

 

Un attrait particulier, parmi les récits bibliques racontés aux enfants, s'attache à l'histoire de Samson, l'Hercule hébreu. Pour moi, elle me charmait comme un conte de fées. Elle est merveilleuse, cette histoire, elle se débite en épisodes brefs et frappants, faits pour tenter les imagiers et se fixe si bien dans l'esprit des petits que beaucoup parmi nous la retrouvent certainement toute fraîche dans leur mémoire.

 

C'est d'abord la divine annonciation de la naissance du formidable ennemi des Philistins. Il sera consacré, et pour accomplir sa mission selon le Seigneur, il s'abstiendra de vin et de tout aliment impur.

 

Dès le second chapitre, Samson est né ; il a l'âge d'homme. Il s'en va par la ville et choisit pour femme une Philistine que son père lui donne à regret.

 

Et, sur la route, il tue un lion et le déchire de ses mains. Quelques jours après il le retrouve, la gueule pleine d'un rayon de miel autour duquel essaiment des abeilles.

 

Il est dur aux Philistins qui, en ce temps, « dominaient sur Israël ». Pour se venger d'eux il assemble des renards, leur attache à la queue un brandon enflammé et les lâche à travers les moissons de ses ennemis.

 

On le poursuit, on le traque ; alors contre trois mille Philistins qui l'entourent, il s'arme d'une mâchoire d'âne ramassée sur le chemin et, frappant de cette seule arme, il en tue mille.

 

Et, comme il a très chaud et que la soif le dévore, il n'a qu'à briser dans son alvéole une des grosses dents de cette mâchoire pour en voir sortir un filet d'eau qui le désaltère.

 

On le voit ensuite à Gaza, arrachant les portes de la ville et les emportant sur son dos jusqu'au sommet de la montagne voisine.

 

Jusque-là rien n'a prévalu contre lui, mais il n'a pas eu encore affaire à la grande victorieuse, la Femme ! Il s'éprend de Dalila, une courtisane philistine. Et, comme elle lui demande d'où vient sa force surnaturelle, le héros s'amuse et lui fait d'abord des contes. Enfin, cédant à ses larmes et à ses reproches, il lui avoue que si on coupait les sept tresses de ses longs cheveux, qui n'ont jamais subi l'offense du fer, il perdrait soudainement la puissance qu'il tient de Dieu.

 

Elle le retient, endormi, sur ses genoux, appelle un barbier qui lui rase la tête pendant son sommeil et le livre aux Philistins, qui lui arrachent les yeux, et le condamnent à tourner la meule.

 

Mais ses cheveux repoussent et avec eux renaît sa force. Or, un jour que les Philistins, pour le bafouer, l'ont fait venir, et qu'on l'a placé entre les deux colonnes qui soutiennent l'édifice, il demande, étant très las, à s'appuyer à ces colonnes.

 

Alors, il implore le Seigneur, et sa vigueur lui étant rendue, il ébranle et renverse les colonnes ; l'édifice s'écroule et Samson, en mourant lui-même, tue ainsi en un instant « plus d'hommes qu'il n'en a tué dans toute sa vie ».

 

Tout le drame de Ferdinand Lemaire, mis en musique par Camille Saint-Saëns, est contenu dans ces quelques lignes l'action est très légèrement arrangée. Sans doute, Dalila n'est plus absolument ici telle qu'elle apparaît dans la simplicité du récit biblique ; elle s'érige en vengeresse de son peuple au moment où Samson vient de délivrer Gaza de la tyrannie du satrape Abimélech. Elle le séduit et le retient dans sa maison de la vallée de Soreck ; la suite est telle que dans la version hébraïque. Sans prétendue habileté théâtrale, sans ingéniosité d'homme de métier, le drame est d'une bonne déduction, d'une simplicité de lignes qui en rend la compréhension des plus faciles, et agrémenté de deux ou trois épisodes chorégraphiques, ce qui ne gâte rien, au contraire, surtout à l'Opéra.

 

C'est la quatrième fois que l'occasion m'est donnée de parler ici de Samson et Dalila. La première date d'avril 1882, il y a un peu plus de dix ans, alors que l'ouvrage fut représenté à Weimar ; depuis nous l'avons eu, presque coup sur coup, à Rouen et à Paris, durant cette tentative faite à l'Eden-Théâtre en vue d'une restauration du Théâtre-Lyrique qui, cette fois encore, ne devait pas aboutir.

 

Quand on s'avisera d'écrire, dans un avenir plus ou moins éloigné, l'histoire de la musique dramatique en ce dernier quart de siècle, on verra peut-être revenir avec quelque surprise le nom de ce directeur aventureux, aujourd'hui disparu, oublié de beaucoup, qui, par deux fois, à Rouen et à Paris, mit tranquillement à exécution ce projet, jugé sans doute téméraire ou tout au moins irréfléchi par la majorité de ses confrères, de faire connaître au public français une œuvre de haute valeur dont huit ans au moins auparavant les critiques de l'étranger avaient constaté les « qualités de premier ordre ».

 

Celui-là fut Henri Verdhurt, qui a repris, je crois, et poursuit au Caire la carrière lyrique ou tout au moins celle de l'enseignement musical. A Rouen, il avait donné pour principaux interprètes à l'ouvrage, le ténor Lafarge, qui y fut fort remarqué, et Mlle Bossy, une assez frêle, mais très intelligente Dalila ; à Paris, Samson fut personnifié par Talazac, aujourd'hui éloigné du théâtre, et Dalila par Rosine Bloch, dont on se rappelle le beau succès dans cette rentrée, qui la ramenait devant le public, forte de qualités nouvelles, et dont ce devait être malheureusement la dernière création.

 

Il avait suffi de ces deux épreuves pour ouvrir les yeux et les oreilles à ceux qui, n'ayant point vu l'ouvrage à Weimar ou ne l'ayant point étudié dans la partition, publiée chez Durand et Schœnewerke, se tenaient à son égard quelque peu et même beaucoup sur la réserve.

 

Et il est permis d'ajouter, sans offenser personne, que sans les circonstances que je viens de rapporter, nous en serions encore à attendre, sur un théâtre digne d'elle, l'œuvre que l'Opéra vient enfin de nous présenter.

 

Je ne renverrai pas le lecteur à ce que j'en ai dit, à trois reprises différentes, dans la Nouvelle Revue ; je ne me reporterai pas moi-même au texte de ces chroniques déjà lointaines, assuré d'avance que je ne formulerai rien aujourd'hui de contradictoire. Samson et Dalila est un ouvrage d'une telle tenue , d'une si magistrale beauté, et en même temps d'une limpidité si parfaite que l'impression première reçue de lui est d'une franchise que rien ne saurait altérer. Cela dit, tout au moins pour mon propre compte, car l'expérience démontre à son sujet certains écarts d'opinion d'une constatation assez instructive.

 

Autrefois, par exemple, on estimait l'œuvre de conception trop simple, de composition trop peu théâtrale ; aujourd'hui, on admire cette simplicité, on vante le pittoresque, le mouvement, la passion de la composition ; on va volontiers, dans l'éloge, jusqu'à opposer l'auteur à lui-même, jusqu'à regretter qu'il n'ait pas taillé tous ses drames lyriques sur le même patron. Et il s'ensuit tout bonnement, — ce que Camille Saint-Saëns doit, en sa philosophie railleuse, trouver d'un plaisant enseignement — que Samson et Dalila est maintenant placé en première ligne, par les raisons mêmes qu'ou lui opposait naguère pour le tenir à l'écart.

 

Devant cette très noble partition, d'une si parfaite conscience, d'une variété admirable, d'une nouveauté dont fait mieux valoir le prix l'époque déjà lointaine à laquelle elle a été écrite, tous assurément s'inclineront maintenant, accordant à l'illustre maître un hommage unanime, juste consécration d'une carrière toute de lutte, de conviction et de probité artistique.

 

Depuis les douloureux accords qui marquent le commencement du prélude jusqu'au formidable éclat de la catastrophe finale, les pages tour à tour lumineuses, séduisantes, poignantes, profondément passionnées ou traversées d'un souffle génial de vrai lyrisme, se succèdent dans cette partition dont la pénétration, de plus en plus intime, fait éclater à chaque minute les innombrables beautés. Elle est comme un immense édifice au large et sévère portique, et qui, de salle en salle, promène le visiteur à travers de renaissantes merveilles. Après les grands aspects qui, dès le premier instant, le frappent et lui commandent l'admiration, il s'arrête à des détails d'une coloration charmante, à des ciselures d'une finesse inouïe ; il découvre çà et là des dessous tout d'abord insoupçonnés, lui rappelant cette conscience minutieuse des artistes gothiques attachés en quelque coin obscur à la perfection d'un détail, rien que pour l'amour pur de leur art, pour une satisfaction raffinée de leur goût, avec la quasi certitude que la foule n'apercevra jamais qu'ils ont mis là autant d'attention et de recherche que dans les dentelures de la flèche qui monte vers le soleil ou les ornements de la rosace épanouie dans la gloire de la façade.

 

Le public de l'Opéra a fait à Samson et Dalila le plus enthousiaste accueil, et d'un mouvement spontané il a souligné par des frémissements et des bravos toutes les parties qui sont comme les sommets lumineux de ce bel ensemble.

 

Le duo du second acte, — une des plus magnifiques conceptions de la musique dramatique de notre temps et de tous les temps — a été bissé. Je l'avais entendu chanter pour la première fois, ce merveilleux duo, en 1874, par Mme Pauline Viardot, et j'en avais conservé une impression profonde. Il est d'une essence telle et d'une telle intensité que je me demande si même une interprétation secondaire en pourrait altérer assez la beauté pour que la foule ne la subît pas.

 

A toutes les pages que j'ai naguère analysées et dont le classement est déjà fait dans l'opinion publique, j'ajouterai simplement une mention relative à la partie chorégraphique, légèrement amplifiée par le compositeur. Les danses des prêtresses de Dagon, d'un charme très subtil, ont agréablement fleuri les dernières scènes de l'ouvrage. On y a applaudi la plastique irréprochable de Mlle Torri et son talent souple ; on s'y est abandonné à la séduction de Mlle Laus, d'une étrange et irritante grâce dans sa danse serpentine, sous sa cuirasse sombre pailletée d'acier bleu.

 

Mais j'aurais dû tout d'abord rendre à l'interprétation musicale ce qui lui est dû. Le ténor Vergnet, qui fut autrefois le premier Samson désigné par l'auteur, est entré, après vingt ans, en possession de ce rôle ; il s'en est emparé magistralement, et il en a fait la plus pure, la plus éclatante, et je dirai aussi la plus vivante de ses créations. Son succès a été aussi considérable que mérité.

 

On sait quelle artiste éprise de perfection est Mme Deschamps-Jehin. Elle a composé le personnage de Dalila avec un évident souci d'en dégager le caractère de perfidie vengeresse, de cruauté raffinée, de séduction mortelle. A sa belle voix d'un timbre si éclatant, elle a demandé de félines caresses ; elle a partagé avec M. Vergnet l'immense succès du second acte.

 

Tous deux ont été rappelés deux ou trois fois à chaque baisser de rideau.

 

Le talent magistral de Lassalle s'est affirmé une fois de plus dans le personnage du prêtre de Dagon et M. Fournets a donné à Abimélech une attitude et un accent d'une farouche énergie. Excellent ensemble, en somme, complété au mieux par MM. Douaillier et Gallois.

 

Les chœurs ont été applaudis pour leur belle et correcte exécution. Il est presque superflu d'ajouter que l'orchestre a été merveilleux sous la conduite de M. Édouard Colonne.

 

II

 

Au concert du Châtelet, dont je n'ai à parler que lorsque quelque sujet s'y rattache à la musique dramatique, j'ai entendu la Penthésilée de M. Alfred Bruneau, que je n'hésite pas à ranger parmi les œuvres de cet ordre, bien qu'il ait eu soin de la qualifier de « poème symphonique », comme pour la classer hors du théâtre.

 

Mais « poème symphonique », dira-t-il peut-être, n'exclut pas l'idée d'application théâtrale, s'il entend que la voix, comme c'est ici le cas, n'est qu'un des éléments du drame musical, et n'en doit pas être la principale expression, comme le veulent encore quelques-uns. Chez les musiciens du tempérament et de la tendance de M. Alfred Bruneau, cette solidarité entre la voix et les instruments, cette fusion complète est une des conditions essentielles de l'art, et c'est à leur point de vue particulier qu'il faut se placer pour juger les pages qu'ils nous présentent.

 

L'œuvre, descriptive et dramatique à la fois, débute par un important prélude qui ne doit pas comporter moins de cent mesures, page d'un accent tour à tour farouche et tendrement expressif qui est, pour qui le connaît, comme la synthèse de l'esprit musical du jeune compositeur.

 

Vers les dernières mesures, à de larges harmonies succède tout à coup un furieux allégro, annonçant la venue de la belle guerrière, ou pour mieux dire précédant les paroles de l'aède qui va nous exposer le caractère de l'héroïne et l'objet de l'action.

 

C'est en très beaux vers, retentissants comme l'airain, que le poète, M. Catulle Mendès, fait s'exprimer cette voix qui dira tour à tour le récit et les phrases dramatiques.

 

La reine au cœur viril a quitté les cieux froids

De la Scythie. Avec ses sœurs vierges comme elle,

Elle gagne la plaine où la bataille mêle

Les courages sanglants et les blêmes effrois.

 

Elle va combattre Achille, « le plus beau des Hellènes ».

 

..... Et son cheval bondit, les crins épars

Et l'emporte vers la mêlée,

Et le cri de Penthésilée

S'ajoute au bruit montant des armes et des chars.

 

Sur une large tenue de la dernière note, l'orchestre tumultueux se déchaîne, évoquant l'image de la bataille qui commence.

 

De longs appels déchirent l'air, criant par trois fois le nom d'Achille. C'est l'Amazone qui provoque le héros. En des périodes à la fois enflammées et pesantes, elle lui dit sa colère au souvenir de ses victoires, puis, d'une menace formidable, en un puissant crescendo, elle ponctue le morceau, qui s'achève dans le tumulte du combat, très belle page instrumentale, où, non sans rudesse, avec des indépendances de formule que ne pardonneront pas volontiers à M. Alfred Bruneau les grammairiens de la musique, en un intéressant conflit de sonorités, les éléments se combinent en vue d'un dénouement musical, contrepartie voulue des orages que l'auditeur vient de traverser.

 

Toutes les harmonies se ralentissent et meurent. Une grande péroraison mélancolique achève la composition et la voix de l'aède s'élève encore, toute voilée de tristesse, disant la mort de Penthésilée qui expire, jetant vers celui qu'elle vient de combattre, et qu'elle se vantait d'immoler, un regard « moins chargé de haine que d'amour ».

 

On pourra discuter le caractère de cette vaste composition, on n'en saurait méconnaître la conscience artistique. Je ne suis point de ceux qui voient en M. Alfred Bruneau un homme résolu à étonner, à forcer l'attention par des exagérations de parti pris ; il a naturellement, je le répète, ayant eu quelques occasions de l'observer aux prises avec lui-même, l'esprit plein à la fois de rudesse et de tendresse. Et je le retrouve dans Penthésilée, tel que je m'attendais à l'y voir.

 

Mme Bréval a chanté d'une belle et pure voix toute la partie descriptive et lyrique. Dans la même séance, j'ai pris un vif plaisir à l'audition des Impressions d'Italie de M. Charpentier, dont je ne connaissais jusqu'ici que la Vie du poète où j'avais noté de très précieuses qualités, pittoresque, mouvement, vitalité intense. M. Charpentier montre une exubérance juvénile qui l'entraîne maintenant à en dire parfois trop long sur le thème choisi ; c'est un de ces heureux défauts qui ne sont point à la portée de tout le monde et dont la fréquentation du public aura bientôt fait de le corriger, surtout s'il aborde le théâtre comme le fait pressentir sa nature d'une rare activité.

 

Les compositeurs anciens et nouveaux, illustres ou obscurs, que les joies du concert consolent ou dédommagent des déboires ou des difficultés du théâtre vont perdre dans quelques mois les avantages que leur offrait une institution fondée, il y a seize ans, dans un but artistique très louable.

 

Je veux parler de l'Association des concerts populaires d'Angers qui, privée tout à coup de la subvention municipale dont elle tirait une de ses principales ressources, va être obligée de licencier son orchestre. C'est fort regrettable pour l'art musical. Angers était devenu un centre artistique des plus actifs et on peut ajouter des plus brillants. Le président de l'Association, M. Jules Bordier, compositeur distingué, lui avait donné une énergique impulsion. Et voilà que tout cela s'effondre en un jour. Nos sympathies vont à ceux qui sont atteints ainsi brusquement par ce que bien des jeunes compositeurs, heureux de l'accueil et des encouragements reçus à Angers, peuvent considérer comme une catastrophe qui restera longtemps peut-être sans compensation.

 

En comptant même sommairement les services que l'Association des concerts populaires d'Angers a rendus, on songera avec mélancolie à ceux qu'il était permis d'en attendre encore.

 

C'est à Angers que Massenet a dirigé un orchestre pour la première fois, il y a seize ans. Saint-Saëns y a figuré en personne dix fois au moins. Avec Gounod, on y a applaudi Reyer, Guiraud, Joncières, Delibes, César Franck, Lalo, Paladilhe, Godard, Th. Dubois, Vincent d'Indy. Voilà pour ceux dont les noms sont depuis longtemps honorés du public. Mais de plus modestes ont trouvé là, Français ou étrangers, une large et intelligente hospitalité. M. Louis de Romain a enregistré dans ses Essais de critique musicale toutes les œuvres exécutées avant 1890 par l'Association angevine. Cette liste est considérable et d'une remarquable variété. Depuis 1890, je compte dans les programmes de cette association vingt et une œuvres exécutées là pour la première fois et j'y relève les noms d'E. Giro, un très curieux compositeur mozgarabe, de Guy Ropartz, de Duvernoy, de Savard, de Wormser, de Thomé, d'E. Bernard, de De Vaux, etc.

 

De telles associations permettent à un pays de compter ses ressources et de s'enorgueillir de ses forces. Ces ressources, Paris, il le faut bien croire, ne saurait toujours suffire à les lui révéler. Les places y sont chèrement disputées et gardées avec une âpreté parfois féroce.

 

Quelque libéralité de Mécène ou quelque décision de l'État pourrait rendre à l'Association des concerts populaires d'Angers sa confiance en l'avenir. Ce serait un véritable bienfait et une juste réparation.

 

 

 

15 décembre 1892

 

I

 

Le septième concours de la fondation Cressent a eu pour résultat d'ouvrir les portes de l'Opéra à un compositeur de vingt-cinq ans, qui suit encore l'enseignement du Conservatoire. Ceux à qui pareille fortune n'est advenue qu'après bien des années de lutte, ceux qui l'espèrent encore et doivent l'espérer vainement, reconnaîtront, au moins, qu'il n'est point si inutile qu'on se plaît à le dire de créer un prix d'émulation pour les artistes. Voilà, en effet, un jeune homme qui, à la veille même d'un autre concours, celui que l'État a institué pour envoyer à la villa Médicis les musiciens assez audacieux pour se livrer à la haute composition, en un temps où il n'y a pour ainsi dire pas de théâtres pour jouer leurs œuvres ; voilà, dis-je, un jeune homme qui pourra, si la fortune le favorise une seconde fois, emporter à Rome le précieux souvenir et le puissant réconfort de la représentation à l'Opéra de son premier ouvrage. Il pourra se dire, avec une joie faite pour le consoler à l'avance de bien des déboires, qu'il a commencé sa vie de pensionnaire de l'Académie par l'acte qui, habituellement, la termine, quand vraiment elle la termine, car si le lauréat a l'obligation de faire de Rome un envoi de dernière année, sous forme de composition musicale, cet envoi, exécuté au Conservatoire, quand il se compose d'une œuvre symphonique, n'a guère de chance de l'être, s'il se formule par hasard sous la forme dramatique.

 

Il y a eu, je le sais, si ma mémoire ne me trahit pas, un règlement disposant qu'au retour de Rome le compositeur doit trouver un théâtre ouvert à son premier essai dramatique. Si ce règlement existe encore, à quel néant profond ne l'a-t-on pas réduit ?

 

Il faut remonter à l'époque où Georges Bizet, Guiraud, Massenet, Paladilhe sont revenus d'Italie pour constater qu'il a pu recevoir parfois son exécution. Nous nous rappelons la Sylvie de Guiraud, la Grand’ Tante de Massenet et le Passant de Paladilhe. Bizet, n'a eu son premier petit acte à l'Opéra-Comique, Djamileh, que bien après sa rentrée à Paris. Il avait déjà donné au Théâtre-Lyrique les Pêcheurs de perles ; cette situation tout exceptionnelle, il la devait non au bénéfice de la loi, mais au choix éclairé du directeur de ce théâtre, M. L. Carvalho.

 

Un autre musicien n'a été joué à l'Opéra-Comique que dix-neuf ans après son retour de Rome. Ce fut le pauvre, charmant et modeste Jean Conte, et il ne dut d'arriver au théâtre qu'à ce fait que l'auteur de la cantate, dont la composition lui avait valu le prix, lui avait promis alors que, s'il était jamais directeur de l'Opéra-Comique, il lui demanderait un ouvrage ; promesse religieusement tenue.

 

Le compositeur dont je viens de constater l'avantageuse accession à l'Opéra, à la suite du septième concours Cressent, est M. Alix Fournier, auteur de la Stratonice représentée le 9 décembre, un siècle après l'ouvrage célèbre de Méhul. Entre ces deux dates, Stratonice n'a servi de texte qu'à un opéra-comique de très légère allure représenté aux Menus-Plaisirs, il y a quelques années.

 

L'auteur, M. Eugène Chardon, avait fourni à son collaborateur musical, M. E. Diet, une série de scènes fortement timbrées à l'estampille de l'opérette, dans lesquelles le roi de Syrie était appelé « papa Séleucus » et où le même Séleucus disait au médecin Erasistrate : « Je suis de 354 ; nous sommes en 299 avant Jésus-Christ, ce qui me fait cinquante-cinq ans bien sonnés ! » Cette façon de traiter joyeusement le sujet était, peut-être la bonne. L'événement du moins semble le prouver, la Stratonice ainsi accommodée n'ayant pas eu moins de cent vingt représentations. A l'Opéra, ce serait le comble de la gloire.

 

On connaît la donnée très ancienne du sujet. Antiochus, fils du roi de Syrie, aime éperdument Stratonice. Or, Stratonice va devenir, dit le poème — est devenue, dit l'histoire — la femme du roi. Antiochus se meurt de cet amour qu'il croit sans espoir. Un médecin grec appelé près du jeune prince découvre vite la cause de son mal, la révèle au roi, qui se sacrifie et donne Stratonice à Antiochus.

 

J'ai lu autrefois le livret d'Hoffmann sur lequel fut écrite la partition de Méhul. Il était dans le genre noble et fort bien fait. Celui qui est échu à M. Alix Fournier est simple, sentimental et empreint d'une légère fantaisie dans le rôle du médecin Cratès. Notre modernisme a voulu cette diminution de la taille de ces personnages ; pour ma part, cependant, bien que m'imaginant les connaître à fond je n'ai pas été sans quelque étonnement à les voir m'apparaître vêtus à la syrienne, la pourpre aux épaules et l'or au front.

 

Il m'a semblé qu'il y avait quelque disproportion entre ce qu'ils disent, ce qu'ils sont et ce qu'ils paraissent être ; langage de l'amour ou de la fantaisie opposé à la hauteur du rang et à la somptuosité du costume.

 

Celui auquel je me suis le plus attaché dans ce groupe où trois des personnages vivent et souffrent de l'amour, c'est le quatrième, le médecin Cratès, qui se soucie plus de la médecine de l'âme que de celle du corps.

 

Je l'ai connu personnellement, ce médecin philosophe. C'était un grand physiologiste de notre temps, qui savait parler aux gens de tout autre objet que de leur mal et pénétrait avant tout en leur esprit. Il avait beaucoup voyagé, et la vue des choses évoquait en lui mille images et mille souvenirs dont il égayait sa visite. Tel, ce Cratès, dans Stratonice ; ses allures légères y donneraient, selon la pensée de l'auteur du moins, le ton de la comédie lyrique.

 

A très peu de détails près, tel que viennent de le voir les spectateurs de l'Opéra, ce petit poème fut écrit il y a bien vingt ans, à l'intention et selon le désir du compositeur Massenet. Le maître d'aujourd'hui, d'une fécondité et d'une jeunesse si prodigieuses, dont le répertoire s'enrichit chaque année de quelque belle œuvre, était alors à l'aurore de sa gloire ; brillante aurore où rayonnait déjà Marie-Magdeleine.

 

Les événements et le succès devaient l'emporter vite. Au lieu d'écrire Stratonice, il écrivit le Roi de Lahore, sur un poème du même collaborateur. L'Opéra y gagna une des plus nobles partitions et des plus caractéristiques qu'il ait enregistrées dans son répertoire, où il la rétablira quelque jour, et M. Alix Fournier y a, à son tour, gagné cette Stratonice endormie depuis vingt ans et dont le réveil est résulté d'une décision de la direction des Beaux-Arts.

 

La partition de M. Alix Fournier nous révèle un musicien sachant supérieurement son métier et se plaisant aux combinaisons de la recherche la plus délicate. C'est une satisfaction d'artiste qu'il se donne là, se doutant bien peut-être que beaucoup de ces raffinements d'art échapperont au sens de la foule. Il est à l'âge heureux où toute concession paraîtrait indigne. Cependant, par un tour naturel de l'esprit l'emportant parfois sur les conceptions les plus personnelles, il se trouve dans Stratonice de ces pages où la floraison musicale se fait tout spontanément et met une fraîcheur et un parfum dont le charme n'emprunte rien à la scientifique culture de l'ensemble.

 

Les théories médicales de Cratès ont le relief et le bon air de santé qui conviennent à leur thème. Stratonice a de délicieuses plaintes d'amour et s'il est un reproche à faire à l'auteur, reproche qu'il n'est pas donné à tout le monde de justifier, c'est d'avoir su et voulu trop bien faire.

 

L'ouvrage est parfaitement interprété. Mme R. Bosman y est exquise dans le rôle de Stratonice, avec sa voix si pure, si jeune, conduite avec une maîtrise parfaite et arrivant, à force d'art, à des nuances d'une ténuité merveilleuse. M. Vaguet, charmant ténor, lui donne la réplique avec beaucoup de sentiment et d'éclat. M. Dubulle, très noble, très gravement attendri dans le rôle du roi, a joué d'une façon touchante et sobre la scène finale, et M. Beyle est un très vivant et charmant Cratès, faisant bellement sonner ses ordonnances d'optimiste.

 

Malgré un petit nombre de répétitions, l'orchestre a, comme les artistes, exécuté à la perfection cette musique aux formes si recherchées et par conséquent aux difficultés si multiples, sous la direction de M. Madier de Montjau.

 

Pour Stratonice, l'Opéra a arrangé, par les soins de l'habile décorateur Carpezat, un très lumineux et très gai décor, cadre parfait pour les costumes gréco-syriens de M. Bianchini, et la mise en scène fait honneur au grand sens dramatique de M. Lapissida.

 

Stratonice est donnée comme lever de rideau à Samson et Dalila, que j'ai revu avec un plaisir nouveau et dont le succès va grandissant.

 

II

 

De même que la Stratonice de M. Alix Fournier, le Mérowig de M. Samuel Rousseau est une partition de concours.

 

M. Samuel Rousseau, ancien pensionnaire de la villa Médicis, ayant obtenu le prix de Rome en 1878, appartient à cette jeune génération musicale — très riche de remarquables sujets, qui nous apparaît bien plus exclusive, d'un caractère bien plus tranchant que celle d'il y a une vingtaine d'années, qui, flottante encore entre divers systèmes, ne nous en a pas moins donné quelques remarquables productions.

 

L'avenir dira si la nouvelle pléiade, beaucoup moins attachée aux procédés de l'école, aura, dans la même période, à présenter un ensemble d'œuvres d'une valeur comparable.

 

C'est à la suite du concours de la ville de Paris que Mérowig a été jugé digne d'une exécution solennelle à laquelle la Municipalité a convié le public et la critique dans l'après-midi du 9 décembre. Cette exécution a eu lieu dans la salle du Grand-Théâtre de la rue Boudreau, sous la direction et par les soins de M. Porel, dont l'inclination particulière pour les choses de la musique a trouvé ici une occasion de plus de se révéler.

 

Le poème de Mérowig est de M. Georges Montorgueil et procède des Récits mérovingiens d'Augustin Thierry dont toutefois il n'utilise que certains traits généraux, avant fait dévier les détails dans le sens qui convenait le mieux à sa conception lyrique, sans se soucier trop de la vérité historique, si toutefois il en est une en ce cas, le récit des faits relatifs au commencement de nos chroniques françaises étant parfois terriblement obscur et abondant en détails contradictoires.

 

La version de M. Montorgueil va à larges enjambées à travers le roman sentimental de Mérowig, le prince neustrien, et de la belle reine d'Austrasie, Brunehaut, ou Bruna, ou Brunehild, ou Brunhilda, comme l'ont appelée tour à tour ceux qui ont eu à parler d'elle. C'est une suite d'épisodes dramatiques plutôt qu'un drame. Mais elle est bien faite pour l'objet en vue duquel elle a été écrite, qui est de fournir au compositeur, en dehors de toute servitude théâtrale, une série de thèmes variés par où il peut cependant faire montre, à l'occasion, de ses aptitudes dramatiques.

 

L'ouvrage se divise en cinq tableaux. Au premier apparaît Brunehild dépossédée de sa couronne, seule avec quelques suivantes, attendant pleine d'anxiété, dans le palais des Thermes, la venue du roi Hilpérick, son ennemi victorieux.

 

Le palais est plein de gémissements ; on y pleure encore la mort de Sigebert, roi d'Austrasie, dont Brunehild fut la femme, dont Hilpérick est le frère. Mais le bruit des armes et le hennissement des cavales passent à travers cette morne tristesse. C'est Hilpérick qui vient avec ses leudes et ses soldats, grossiers pillards, gorgés de vin, poussant des hurrahs formidables en l'honneur de leur roi. Mérowig accompagne son père ; la vue de la reine éplorée fait sur lui une impression profonde ; sa beauté le ravit. Et, cependant que le farouche Hilpérick livre le palais au pillage, Mérowig dit le trouble de son âme et déjà s'attendrit devant Brunehild. Elle croit à sa pitié ; il lui avoue ardemment son amour. Elle ne veut pas l'armer contre son père ; toutefois, elle déclare qu'elle n'aimera que celui qui se sera fait son vengeur. Hilpérick intervient pour décider que Brunehild sera internée à Rouen ; Mérowig ne peut que gémir de cette sentence, et le tableau s'achève au milieu des nouvelles clameurs des leudes et des guerriers.

 

Le deuxième tableau, c'est la solitude dans la retraite imposée. A Rouen, la reine charme cette solitude en appelant auprès d'elle des nomades d'Orient qui passent, de même qu'autrefois elle faisait en Espagne, son pays natal.

 

A la suite de cet épisode, elle dit sa peine, ses souvenirs, ses regrets :

 

O terre où je naquis, si belle en ta clarté !

O mes grands lauriers-roses !

O mon ciel toujours pur, mes grenades écloses !

O mon pays, pourquoi t'ai-je quitté ?

 

C'est dans cet état d'esprit que Mérowig la vient surprendre. Les préliminaires sont brefs, la séduction prompte, l'amour éclate, cette fois sans restriction, et sans souci des conséquences.

 

Ces conséquences se manifestent au tableau suivant. C'est, d'une part, l'union de Mérowig et de Brunehild, consacrée par l'évêque Pretextatus dans l'église métropolitaine de Rouen, et de l'autre la guerre allumée entre Mérowig et son père, qui entend châtier cruellement ce fils insoumis s'il ne vient se rendre à merci. Un appel aux armes couronne ce tableau.

 

Dans les deux tableaux suivants qui terminent l'ouvrage, Mérowig, poursuivi, traqué par les soldats neustriens, erre dans la campagne neigeuse. Il cherche Brunehild. On ne nous dit pas, je crois, comment il a été séparé d'elle ; mais peu importe. Le poète se hâte vers le dénouement. Le froid abat le fugitif, la torpeur le gagne ; il s'endort dans la neige. Des paysans l’y trouvent, s'intéressent à lui, le voyant, dans ce sommeil lourd, sourire pourtant à son rêve.

 

Et ce rêve lui montre Brunehild toujours aimante et fidèle. Sur quoi il s'en va, rapide et joyeux, ayant appris des paysans qu'il est précisément arrivé en vue de la demeure de Brunehild, dont ils tentent vainement de le détourner.

 

Le palais de la reine est ce bourg crénelé

Dans la brume voilé

Farouche et redoutable

N'y frappe point !...

 

On le prend pour un fou. Il arrive au dernier tableau, au moment où la reine donne ses audiences. Un homme mal vêtu, d'aspect misérable, est dans la foule. Brunehild le distingue et tout aussitôt le reconnaît. Mais si vivement qu'elle s'apitoie, elle ne peut s'apitoyer au point de lui rendre cet amour qu'il implore.

 

Il est venu trop tard. Elle a dû, pour conserver son sceptre, renoncer formellement à son amour. En vain, les ardentes paroles se pressent sur les lèvres de Mérowig, en vain un trouble profond envahit l'âme de Brunehild. Le reine se reprend et, désespérant de la convaincre, Mérowig se tue à ses pieds pour la faire à jamais libre.

 

Sur ces cinq tableaux, M. Samuel Rousseau a écrit une importante partition où dominent les parties chorales et les ensembles. Le compositeur manie ces masses d'une main très robuste, elles sont d'une saine constitution et d'une belle plénitude de sonorité ; il ne s'y accuse point encore de personnalité frappante, mais du moins elles rattachent nettement leur auteur à la bonne et vigoureuse race française ; elles ont le mouvement et la netteté qui conviennent à la musique de théâtre. Les rôles m'ont paru traités avec moins d'éclat et de relief que les parties chorales. La meilleure part leur est faite dans les deux derniers tableaux, où se place la belle scène vocale de Mérowig s'éveillant au milieu des paysans. C'est le point culminant du rôle ; il a vraiment là une pathétique grandeur. Quelques pittoresques épisodes agrémentent cette partition ; tel le petit divertissement du second tableau, qu'encadre et souligne un joli chœur.

 

On a fort applaudi toutes les parties confiées à l'excellent baryton Auguez, et notamment sa scène unique du rôle de Prétextatus qu'il interprète, outre celui d'Hilpérick. Très vif succès aussi pour Mlle Marcella Preggi et M. Gogny.

 

L'orchestre et les chœurs ont été excellents, sous l'habile main de M. Gabriel Marie, dont j'ai dit autrefois le rare mérite, en parlant des représentations données à Rouen et à Paris sous la direction Verdhurt.

 

En somme, audition intéressante d'une œuvre qui vient affirmer une fois de plus combien les concours tant décriés et quelquefois réelle matière à critique, sont généralement profitables à l'art et aux artistes qu'ils stimulent, qu'ils encouragent, qu'ils tirent de l'ombre de la foule, encore que ce ne soit pas toujours pour les glorifier. Mais la notoriété du théâtre et du concert est d'une importance telle, j'y veux insister, que ceux-là mêmes qui y succombent en gardent encore quelque éclat dont s'éclaire leur avenir.

 

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Notre confrère Albert Soubies nous a donné, sous la forme d'un élégant petit volume, véritable bijou typographique, la table alphabétique de son Almanach des spectacles. C'est un répertoire considérable, sous sa mince apparence, et des plus intéressants à consulter. Une telle publication, poursuivie avec une rare patience, constitue un document précieux pour les bibliophiles curieux de théâtre et de musique. Elle aura dans l'avenir une place choisie parmi les livres résumant le mieux les notions relatives à l'art de notre temps.

 

Une autre publication, dont j'aurais voulu pouvoir parler plus tôt, a pour titre : Études et biographies musicales. Elle est de M. H. Eymieu et réunit une série d'articles parus dans les journaux spéciaux. La lecture en est attachante et instructive.

 

 

 

01 janvier 1893

 

Tout est à l'Opéra-Comique, en cette dernière quinzaine de l'année. Si tout y brille, pourtant, rien n'y est nouveau, car, au moment où ces lignes sont écrites, Werther, tant de fois annoncé, n'y a point fait encore son apparition. Mais il s'agit de deux chefs-d'œuvre : l'un tout à fait nôtre, Carmen ; l'autre séculaire, la Flûte enchantée.

 

Quand je me reporte à cette soirée, où fut pour la première fois donnée Carmen — il n'y a pas encore vingt ans — je demeure convaincu de plus en plus que du sort des œuvres musicales il ne faut jamais rien préjuger. Si Georges Bizet avait vécu, ceux qui, ce soir-là, dédaigneux, prédisaient à Carmen une existence brève, eussent peut-être réussi à la rejeter dans l'ombre pour longtemps encore. Le musicien disparu, la grande lumière que projette la mort sur la valeur ou sur la nullité des hommes, a tout aussitôt marqué d'une ligne, très nette les qualités exquises, les vivants reliefs de sa création dramatique et musicale.

 

Et Carmen s'est envolée à travers les deux mondes, et y a chanté glorieusement le nom du jeune maître français. L'ouvrage est maintenant populaire ; quand il revient devant le public, il ne s'agit plus de le discuter, mais seulement d'apprécier si on nous le présente dans des conditions dignes de lui. La première de ces conditions est de nous donner une Carmen telle que d'après Mérimée l'ont conçue et réalisée, suivant leur particulière vision, MM. Meilhac et Halévy, et surtout Georges Bizet, en sa peinture musicale, si colorée et d'un réalisme si intense.

 

Trouver un don José, un Escamillo, une Micaëla, ce n'est point toujours besogne facile ; mais à cette recherche, aucune comparaison n'est à redouter, encore bien que les créateurs de ces trois rôles y aient mis une certaine part de personnalité. Ils ne les ont pas, en effet, signés assez nettement pour qu'on ne puisse essayer de les leur reprendre. Là où la reprise semble terriblement difficile, c'est quand on se trouve tout à coup en présence de la première Carmen, qui fut Mme Galli-Marié. En la mémoire de ceux qui ont été les témoins de cette incarnation saisissante, elle doit s'évoquer tout d'un coup et tout entière, sous la lumière crue de la rampe et des herses brûlant à plein feu, dans un décor aux tons gais, sous l'arche blanche d'un pont de marbre.

 

La voilà, une cigarette aux lèvres, une fleur de cassie à l'oreille, les tempes ponctuées d'un accroche-cœur noir, insolent point d'interrogation à l'inconnu, les mains plantées sur les hanches, la taille moulée dans une basquine de velours, la jupe de satin craquant aux mouvements vifs du torse.

 

L'œil impertinent et rieur, elle regarde les hommes en face ; elle s'arrête à celui-là qui, précisément, n'a point souci d'elle ; elle lui lance, comme une banderilla, sa habanera excitante et vibrante ; elle le soufflette de sa fleur toute parfumée d'elle, et s'en va, moqueuse, déjà sûre de sa victoire. Elle est passionnée et fantasque ; elle a des vivacités folles ; elle cherche ses castagnettes, et ne les trouvant pas, a bientôt fait de les remplacer en cassant une assiette sur un coin de table ; elle danse le flamenco ; elle chante à plein gosier, comme un oiseau sauvage, puis le ciel s'assombrit comme son âme, son regard noir lit dans les cartes une destinée sinistre. Le caprice l'emporte d'une aile légère de José à Escamillo. Elle a des braveries téméraires, des révoltes de lionne, devant le jaloux qui la veut à lui seul. Elle lui jette à la figure la bague reçue de lui naguère, alliance des fragiles amours ; puis devant le couteau tiré par l'homme affolé de rage, elle fuit, non éperdument, mais comme la bête de proie, habile à se garer de la griffe d'un fauve comme elle, et, si elle meurt, c'est qu'elle n'a pas pu tuer.

 

Cette Carmen-là, c'est celle de la tradition, celle du théâtre, qu'aucune autre n'a effacée jusqu'ici. Des artistes sont venues, consciencieuses, éprises d'art et de vérité, qui toutes, pourtant, se sont rattachées de leur mieux à la figure originale, telle que nous l'avait donnée Mme Galli-Marié. Elles y ont trouvé un succès qui ne nous a point apporté de surprise, qui n'a point éveillé de vive critique. On leur a tenu honnêtement compte de leurs efforts tendus vers la copie de cet excellent modèle.

 

Mme Emma Calvé en s'emparant de ce rôle redoutable l'a voulu faire de façon tout à fait personnelle. Sans doute, l'ambition ne lui est pas venue de faire mieux que la créatrice ; elle s'est dit au moins qu'elle ferait autre chose. Mme Galli-Marié avait réalisé le type de la Carmen théâtrale, elle l'avait composé, avec un relief et, en même temps, avec un tact, qui était la perfection même ; Mlle Emma Calvé a saisi son personnage dans la pleine intensité de la vie.

 

Carmen n'est plus la cigarière coquettement nippée qui s'en vient, audacieuse et rieuse, au milieu de ses compagnes agacer les jolis dragons jaunes du régiment d'Alcala ; c'est la gitaña, habillée à la diable d'une chemisette en loques, couverte d'un fichu mal attaché, un jupon d'étoffe imprimée tombant de sa taille souple, les cheveux crespelés et en désordre, un paquet de fleurs de grenadier dans le chignon, une fleur aux lèvres, déhanchée, agaçante, rampante, glissante, l'œil mobile sous la paupière qui palpite comme une aile de papillon, et pratiquant avec une terrible science l'art tout espagnol « d'ojear » sous l'éventail ou sous l'écharpe.

 

Elle apparaît d'un réalisme très suggestif ; elle est au delà de la Soledad qui nous charmait au théâtre de l'Exposition de 1889 ; elle confine à la Macarona dont les tordions extraordinaires et les coups de hanches nous donnaient l'impression d'une sorte d'art canaille très raffiné en ses manifestations quasi brutales. Toutefois, elle se limite à certains effets qui, poussés à fond, n'iraient pas sans quelque risque d'inconvenance sur une scène où il est entendu que tout doit être la décence parfaite, jusque dans l'audace, et où, dans le principe, la donnée même de Carmen semblait un peu plus qu'audacieuse.

 

J'ai beaucoup aimé, pour ma part, cette figure très vivante que nous a donnée Mlle Emma Calvé de la bohémienne de Mérimée. Et je crois bien que si on lui a fait quelque querelle touchant la physionomie nouvelle qu'elle s'est ingéniée à imprimer au personnage, c'est qu'on ne s'est pas rendu suffisamment compte de la puissance redoutable de la tradition. Si, dès le principe, Carmen nous avait été présentée par Mlle Calvé, c'est à son profit que cette tradition se serait établie et Mme Galli-Marié venant après elle aurait eu affaire aux mêmes critiques pour n'avoir pas tiré une seconde épreuve de la figure ainsi comprise et nettement dessinée.

 

C'est l'éternelle histoire de ce qu'on appelle au théâtre, aussi bien qu'en administration, les précédents, force redoutable dont tout novateur doit se méfier. Où ai-je lu cette légende rapportant que, lorsque la Dame blanche fut montée à l'Opéra-Comique, non sans quelque méfiance, les personnages furent habillés de toute la défroque trouvée dans les magasins du théâtre ? Ainsi, l'on vit le ténor apparaître sous une tunique bleu de ciel promenant son anachronisme à travers des costumes d'un âge bien antérieur. Quand Roger dut chanter le rôle, il s'avisa de vouloir changer le costume et de remettre tout au point. Sa tentative fut trouvée inopportune ; les abonnés ne reconnaissaient plus leur héros ; c'était mieux, plus exact peut-être, mais ce n'était plus cela. Et on en revint définitivement à la tunique bleu de ciel. Pareille déconvenue peut arriver à Mlle Emma Calvé ; son fichu de crêpe de Chine, si près qu'il soit de la vérité de la vie, ne prévaudra par coutre la basquine de velours de la première Carmen qui est acceptée comme la vérité du théâtre.

 

Je n'ai pas parlé encore de la façon dont Mlle Calvé chante ce rôle qu'elle joue de façon si réellement originale. Elle a pris quelque licence avec la version musicale, mais je n'ai point le courage de l'en blâmer. La science de composition m'a fait passer sur tout ce qui n'était pas le drame même. Je tiens Mlle Emma Calvé pour une artiste de la plus rare valeur et de la plus personnelle inspiration.

 

M. Lubert est toujours un don José d'une fougueuse passion. Mme Merguillier fait applaudir dans le rôle de Micaëla sa pure voix. Escamillo est chanté comme naguère par M. Taskin, qui a une réelle autorité sur son public, et l'excellent Barnolt continue à tenir le rôle qu'il a créé et dont je crois bien qu'il est resté le seul titulaire.

 

En parlant de Carmen on a, en ces derniers temps, évoqué le souvenir de cette Djamileh, un petit acte, qui précéda à l'Opéra-Comique l'ouvrage dans lequel Mme Galli-Marié et Mlle Emma Calvé se sont révélées sous une forme si différente et, de part et d'autre, si curieuse.

 

L'écho du succès que Djamileh obtient en ce moment à l'étranger arrive jusqu'en France. Peut-être M. Carvalho aura-t-il l'idée, quelque jour, de nous la rendre et je l'y pousserais de toutes mes forces si je ne craignais de lui être suspect.

 

II

 

On sait que la Flûte enchantée fut pour Mozart, en même temps que le dernier acte de sa vie militante de compositeur dramatique, une véritable bonne action entreprise et réalisée au profit d'un impresario qu'il aimait et qu'il sauva de la ruine en écrivant cet ouvrage où tous les genres se rencontrent et s'amalgament de la façon la plus bizarre et à la fois la plus merveilleuse.

 

Délicieux chef-d’œuvre musical édifié sur un poème incohérent dans l'ombre duquel quelques esprits soudainement illuminés ont cru découvrir un sens symbolique. Il n'y a point tant de mystère dans ce livret ; pas été raconté qu'il fut créé page à page sans souci apparent d'un enchaînement logique, pour fournir seulement à Mozart des thèmes variés, ce qui explique comment il s'y montre tour à tour et sans transition sous les aspects les plus divers et les plus opposés. Aux charmes de l'esprit, aux délicatesses du sentiment, au jeu le plus recherché des nuances, succèdent les larges inspirations religieuses, les solennelles déclamations lyriques.

 

Chaque fois que revient devant le public cette partition, elle semble briller d'un éclat plus vif et révéler des grâces jusqu'alors inobservées. Voilà bien, si je ne me trompe, la troisième, sinon la quatrième fois que l'Opéra-Comique la tire de son écrin comme un bijou rare et nous la fait présenter par des artistes à la tête desquels brillait naguère Mme Carvalho, restée jusqu'ici incomparable dans le rôle de Pamina.

 

C'est dans la Flûte enchantée aussi que nous avons vu pour la première fois Mlle Christine Nilsson. Dans le rôle de la Reine de la Nuit elle y donnait cette note extraordinaire que Mozart avait perchée à des hauteurs telles qu'elle semblait un défi à l'agilité de la voix humaine. Il faut se souvenir aussi de Mme Ugalde, de Michot, de Troy et de Depassio.

 

Aujourd'hui, l'interprétation, sans être supérieure en son ensemble, a présenté des particularités intéressantes. M. Clément, par exemple, y est apparu sous un jour très brillant ; le gentil Vincent de Mireille y est devenu un Pamino de fort bon style, de voix bien sonnante et de fort agréable allure ; on l'a beaucoup et très justement applaudi. Pamina apparaît sous les traits de Mlle Simonnet, dont le succès a été très vif, surtout au troisième acte. Mlle Sybil Sanderson, belle à ravir sous la tunique constellée de la Reine de la Nuit comme sous le costume de Moresque, s'est jouée avec une grande habileté des difficultés vocales de ce rôle doublement fantastique. Fugère a mis toute sa verve et toute sa finesse dans le gai personnage de Papageno, et deux débutants ont été fort bien accueillis sous la figure de Sarastro et de Monostatos.

 

Sarastro, c'est M. Nivette, une basse pour qui ce n'était pas une petite épreuve que d'aborder, au sortir du Conservatoire, un rôle de cette importance. La voix n'est pas d'un timbre extraordinaire, mais elle est bien posée et très sûre. L'artiste la dirige avec un souci évident de faire montre de son savoir, acquis à bonne école. Ce jeune débutant s'est placé tout de suite en très bon rang. Dans le rôle bien moins important de Monostatos, dont il a fait une composition amusante, M. Périer s'est, à son tour, révélé comme un agréable comédien doublé d'un bon chanteur.

 

On a particulièrement été charmé de la gentillesse de Mlle Elven, qui fait de Papagena une jolie figurine ; Papagena fera son chemin.

 

Il faut ajouter à cela le très gai Barnolt, et MM. Carbonne, Bello, David, Artus et Ragno, et aussi, et surtout devrais-je dire, le double trio de fées et de génies qui se montre alternativement dans cette singulière fable lyrique : d'une part Mlles Leclerc, de Béridez et Falize ; de l'autre, Mlles Buhl, Delorn et Planès.

 

L'année finit très heureusement à l'Opéra-Comique, avec cette reprise de l'œuvre de Mozart et avec celle de l'œuvre de Georges Bizet. Demain, on nous conviera enfin à la première représentation de Werther et de Kassya. Nous aurons ainsi épuisé la série des œuvres annoncées pour l'année 1892, et nous entrerons dans l'inconnu. Il en sera de même à l'Opéra, où les nouveautés sont encore à l'état de mystère.

 

On y a joué Lohengrin, on y va jouer la Walkyrie. Le tour d'une œuvre française inédite finira par venir, car il ne faut pas compter Stratonice : elle est de trop petite taille et de trop mince importance. On attend de la nouvelle direction de l'Opéra un acte de réelle initiative. Elle a bien fait en donnant Salammbô et ensuite Samson et Dalila, mais elle n'a fait en somme que suivre la fortune de ces deux œuvres. Il lui reste à prouver la justesse de son goût personnel par le choix de quelque ouvrage qui lui devra entièrement l'honneur de la première place sur son affiche.

 

Janvier ramènera à l'Opéra le Cid, de J. Massenet, avec le ténor Saleza dans le rôle de Rodrigue, créé par M. Jean de Reszké. Il y a bien deux ans au moins que cet ouvrage n'a pas été donné. A part M. Saleza, il retrouvera à peu près tous ses principaux interprètes, et notamment Mme Rose Caron dans Chimène, et, dans l'Infante, Mme R. Bosman.

 

M. Bourgault-Ducoudray, dont le remarquable ouvrage Thamara donné, il y a un an, à l'Opéra, est laissé dans l'ombre pour des raisons très difficiles à pénétrer, vient de faire exécuter à Nantes des fragments d'un grand drame lyrique : Bretagne ! Cette audition a obtenu un succès considérable.

 

L'histoire du compositeur et de l'œuvre est des plus édifiantes, et bien que j'aie eu l'occasion de la conter ici plus d'une fois, elle ne saurait être trop rappelée en notre temps de germanisme musical.

 

Musicien érudit, chercheur, rigoureusement consciencieux, destiné par tempérament et par goût à la musique dramatique, M. Bourgault-Ducoudray est arrivé à cinquante ans sans en avoir fait. Ç'a été pour lui comme une surprise pénible que cette constatation ; sans se dérober aux obligations jusqu'alors acceptées, à l'enseignement qui lui est cher, il s'est jeté alors avec une fougue toute juvénile dans la route du théâtre. Et, en quatre années, il a écrit Thamara et Bretagne. Thamara est venue la première devant le public. Elle a déconcerté bien des prévisions et démenti bien des prophéties. Bretagne est appelée à frapper pareillement les esprits et à révéler ce qu'il y a en M. Bourgault-Ducoudray d'originalité vraie et de savoir heureusement appliqué.

 

 

 

15 janvier 1893

 

I

 

L'attrait de cette quinzaine devait être, — à défaut de nouveautés vraiment nouvelles, — la réapparition du ténor Jean de Reszké dans Roméo et Juliette. Mais Roméo est enrhumé et voilà tous les programmes bouleversés. Ce rhume, disent ceux qui sont experts en l'art d'étudier les phénomènes de la phonation, est un de ces accidents fréquents chez les ténors qui n'ont dû qu'à un patient entraînement l'assouplissement de leur organe et qui, de l'emploi de baryton, ont eu la volonté de passer à celui de ténor. Tel est le cas de M. Jean de Reszké. Je ne donne que pour ce qu'elle vaut cette consultation ; ce qui est bien certain, c'est que nous n'aurons Roméo que bien tardivement et que peut-être nous ne l'aurons pas du tout. C'est très fâcheux pour le plaisir que le public se promettait. La fortune de M. Jean de Reszké a été rapide et brillante, autant que méritée. Quand M. J. Massenet s'avisa d'exiger son engagement à l'Opéra pour créer dans le Cid ce beau rôle de Rodrigue, actuellement dévolu à M. Saleza, il commençait à peine à être connu. Ce fut pour lui l'origine d'une fortune que devaient porter au plus haut point ses débuts dans Roméo et surtout dans le Prophète. Il a donné là la note d'un talent très complet, d'un attrait rare, et il a pris aussitôt dans l'opinion une place aussi brillante que naguère l'illustre Mario de Candia.

 

C'est une élégance pareille, jointe à un charme personnel plus mâle ; je ne saurais dire si la voix est égale, inférieure ou meilleure, mais l'art du chanteur défie toute comparaison. Ainsi que dans le Cid, M. Jean de Reszké m'apparaît dans Roméo comme la personnification la plus complète de ces héros de la légende héroïque et amoureuse, dont chacun de nous compose instinctivement le type idéal.

 

Et, tout récemment encore, errant dans les vieilles rues de Vérone, je me surprenais à évoquer les images des artistes qui ont successivement rendu la physionomie du jeune cavalier amoureux de la belle Juliette Capulet. C'était d'abord Duchesne, à la voix éclatante ; Talazac, qui faisait clairement sonner les belles phrases du rôle, et enfin Jean de Reszké, — je n'ai connu que ces trois-là, — dont la valeur peut-être vocalement moins haute, est faite d'éléments mieux amalgamés et dont la plastique et la physionomie complètent et amplifient les qualités de chanteur.

 

C'est sous ses traits que je voyais à mes côtés marcher Roméo se glissant vers la maison de Juliette, maison haute et noire, qu'on voit encore là, s'ouvrant sur la rue par une large arcade au-dessus de laquelle une inscription gravée dans le marbre dit au passant que c'est ici « la maison des Capulets d'où sortit cette Juliette vers qui sont allés tant de cœurs ».

 

L'arcade franchie, on est dans une cour sur laquelle s'étagent la galerie et la loggia du palais, aujourd'hui bien délabré. La cour elle-même, où j'entrais par la pensée avec Roméo, que je voyais pleine de cavaliers et de femmes, multipliant sous le soleil l'étincellement des broderies et le chatoiement des soies et des velours ; la cour est peuplée de chaudronniers et de revendeurs, encombrée de loques et de vieilleries, obscure, suintante, boueuse. Au fond, quelques arbres évoquent l'idée du jardin où le maître musicien Gounod fait s'envoler de si délicieuses et passionnées mélodies. Je demande où est le jardin même. Il ne fait plus partie des dépendances de la maison. Des constructions nouvelles l'en séparent. Et à la place, maintenant, il y a un square, au milieu duquel se dresse la statue de Garibaldi !

 

Il ne faudrait jamais aller visiter ces sources où s'est alimentée la poésie des légendes. La vie contemporaine les trouble, les salit et les prosaïse horriblement.

 

Me voilà entraîné loin de Paris, de l'Opéra, du Roméo shakespearien et, par conséquent, de M. Jean de Reszké. Je n'y reviendrai pas pour cette fois, et je me bornerai, la prochaine, si l'ouvrage nous est rendu, à constater l'accueil fait à son principal interprète.

 

II

 

A d'énormes distances de l'Opéra m'a entraîné le courant des choses. Je me retrouve maintenant dans cette petite salle où, devant une scène minuscule, au deuxième, étage de la taverne artistique et littéraire du Chat-Noir, se presse un auditoire de la plus pure quintessence parisienne. Il s'agit de voir une série d'ombres caricaturales : le Voyage présidentiel, dont la pluie perpétuelle est le leitmotive innocemment satirique, d'entendre quelques chansons humoristiques et surtout de suivre en ses douze tableaux le mystère de Sainte Geneviève de Paris, de MM. Claudius Blanc et Léopold Dauphin, se développant dans les très curieux décors de M. Henri Rivière.

 

Et tout d'un coup, voilà que maintenant encore une image s'évoque, dans ce milieu où, parmi la fumée bleue des cigarettes, s'envole le murmure des conversations légères. Je me retrouve au lendemain de la guerre, vers 1873, dans le cabinet de Georges Bizet. Il travaille alors à cette Carmen qui devait être sa dernière œuvre, et la plus brillante. Il songe, en même temps, à une conception d'un tout autre genre qui, lui ouvrant des horizons plus vastes que le théâtre, l'exposera en même temps à des amertumes moins grandes, de ces amertumes qu'il a déjà goûtées et que, pour Carmen, il pressent, non sans raison. Il est profondément impressionné par les événements qui ont marqué la fin de 1870 ; il a souffert des blessures de la patrie ; il a rêvé de sa délivrance. Il voudrait épancher en quelque œuvre noble et haute le trop-plein de sa pensée, la communiquer à la foule sous la forme la plus frappante et en même temps la plus simple. Il songe alors, non à Jeanne d'Arc, dont l'image glorieuse et lumineuse se détache sur maint vitrail d'art, dramatique ou musical, plus ou moins pure, plus ou moins grande, d'un contour plus ou moins magistral. Il veut incarner son esprit en une figure toute neuve, non encore tout à fait dégagée des voiles du passé, populaire pourtant. C'est Geneviève qu'il a choisie, la bergère de Nanterre ; il en a lu la touchante légende dans un travail dont il a été assez vivement frappé pour que déjà s'ébauchent les divisions de l'œuvre future.

 

Il verra Geneviève enfant, agenouillée sur le chemin, à l'ombre des pommiers fleuris, se courbant sous la bénédiction de Germain, le pasteur d'âmes ; il la verra rêveuse, sur la colline d'où l'on aperçoit au lointain Paris dans sa ceinture de vertes forêts ; là, l'Esprit du mal la tentera, sous la figure d'un cavalier aux brillantes armes, et cet esprit la suivra à travers sa vie, un et multiple, toujours acharné à son œuvre mauvaise, toujours vaincu par la prière et la pureté de la vierge élue de Dieu. Il la montrera réconfortant de sa prophétique parole les foules que l'épouvante chasse devant Attila. A Paris, menacé de famine, elle amènera, à la suite d'une navigation miraculeuse sur la Seine, des bateaux chargés de blé. Et tandis que les hordes venues du Rhin se ruent à la dévastation et que l'angoisse est dans tous les cœurs, menacée de la colère du peuple qui lui reproche ses vaines promesses de salut, elle priera doucement, et à sa prière l'envahisseur s'enfuira devant les légions gallo-romaines.

 

Georges Bizet mourut au moment même où il allait entreprendre cette partition qui, selon lui, devait occuper dans son œuvre une place égale à celle que tenait déjà, dans l'œuvre de M. J. Massenet, le drame évangélique de Marie-Magdeleine. Un autre musicien s'est chargé de ce poème, que l'auteur de Carmen avait nommé lui-même Geneviève de Paris.

 

MM. Claudius Blanc et Léopold Dauphin ont adopté un titre à peu près analogue pour le petit ouvrage dont l'exécution a été confiée à quelques choristes, à M. Manoury, dans le rôle de l'évêque Germain, à un ténor débutant de vraie valeur, M. Cadio, et à Mlle Éva Michel, chargée du personnage de Geneviève. Comme l'audition de Sainte Geneviève de Paris a eu lieu au Chat-Noir, on sait déjà que les « personnages » ne sont que des découpages, des silhouettes très habilement dessinées, groupées et mises en marche sur la toile lumineuse des fonds.

 

Ces douze tableaux, extrêmement courts, sont, en leur exiguïté, d'une rare intensité d'impression et d'effet. Le poème est écrit avec un grand parti pris de naïveté et dans une forme à demi archaïque qui laisse toute liberté au librettiste pour l'aisance des rimes et même pour leur suppression.

 

C'est dans les champs voisins de Nanterre que le « mystère » commence — aux premières heures du jour — sous un ciel teinté de rose qui, peu à peu, s'éclaire des feux de l'orient ; des paysans passent, chantant une mélopée rustique, puis un invisible récitant annonce l'arrivée de la bergère. Quand elle a passé, à son tour, lente, la quenouille à la ceinture, le fuseau aux doigts, son troupeau l'escortant, le tableau change. La musique enveloppe cette scène d'harmonies très douces, d'un agréable caractère pastoral.

 

Dans les deux tableaux suivants ; qui pourraient être condensés en un seul, si l'agrément du spectacle ne consistait surtout ici dans cette mobilité des cadres de l'action, Geneviève chante son naïf cantique. « Béni sois-tu, mon doux Seigneur ! » et prie au pied de la croix, tandis que le ciel se trouble, que des nuages couleur de sang éclipsent la lune et qu'à ce désordre de la nature succède enfin la grande sérénité de la nuit paisible.

 

Avec la deuxième partie, la vocation de Geneviève s'affirme. Elle reçoit de l'évêque Germain le denier symbolique la consacrant au service de Dieu ; elle a la vision du ciel, de la béatitude éternelle.

 

Dans la troisième partie seulement apparaissent les Huns farouches, sortant de la vallée du Rhin pour se précipiter sur la Gaule, horde tumultueuse, brûlant, pillant, saccageant tout sur son passage. Ici, le décorateur et l'artiste nous montrent Metz en flammes et le chœur des barbares traversant la ville avec des clameurs sauvages. Et sur ses ruines, aux lueurs d'une lune sinistre, tandis que monte, au fond du tableau, la figure d'Attila, impassible en sa férocité, se profile la douce apparition de Geneviève en prière.

 

Les trois derniers tableaux ramènent le spectateur vers Paris. Une complainte s'élève. C'est la vois des saints qui recommandent Geneviève à Dieu le père, commodément assis, selon les populaires croyances, sur son trône de nuages.

 

Saint Paul dit :

 

Geneviève, ainsi qu'on la nomme,

Est, Seigneur, une sainte enfant

D'un pays que vous aimez tant :

Le pays franc.

 

Après saint Paul, parle saint Pierre.

 

En disant mainte hymne et maint psaume

Elle se plaint d'un roi méchant

Qui nuit et jour répand le sang

Du pays franc.

 

Et saint Denys :

 

Pour Childéric, pour le royaume

Elle a su nous prier aussi,

Voulant surtout qu'il ne soit pris
Son cher Paris.

 

Et enfin, saint Chrysostome :

 

Et je viens, moi, saint Chrysostome

Dire avec Paul, Pierre et Denys :

O très doux roi du Paradis,

Sauvez Paris !...

 

On comprend qu'Attila ne peut tenir devant cette mystérieuse et puissante alliance des âmes. Alors, à la prière de la vierge, l'armée des Huns s'enfuit en déroute et dans une apothéose « au-dessus d'une vue lointaine du Paris moderne, Geneviève, en une belle et naïve attitude de calme hiératique, les yeux au ciel » monte sur un nuage vers la lumière éternelle.

 

Tout le long de ce chemin fleuri de la légende, la musique accompagne discrètement et gracieusement les dires du récitant et des personnages. Cela est d'une inspiration délicate et parfois aussi, dans les phrases du récitant, d'une largeur d'accent vraiment émouvante.

 

Mais la parole et la musique ne sont ici, il faut bien le dire, que les servantes de l'art exquis du décorateur, qui, dans un espace si restreint, nous donne des impressions si hautes. Tous ces paysages, toutes ces scènes sont d'une conception et d'une exécution qui, tout à coup, sous les yeux du spectateur, élargit l'effet et le pousse aux limites extrêmes de la réalité possible au théâtre.

 

Il est bien regrettable que ces fonds de décor, si mouvants, si transparents, si lumineux ne puissent être appliqués aux grandes scènes. Ils y bouleverseraient les notions anciennes et ce serait un bienfait pour plus d'un grand théâtre, où cet art très particulier est resté terriblement en arrière. Mais cette révolution ne serait possible que si l'usage des procédés de M. Henri Rivière ne commandait pas impérieusement, comme je le crois, l'emploi des premiers plans obscurs et des silhouettes noires.

 

Si je me suis attardé à ce spectacle d'ombres, c'est qu'il me touche, non par sa grandeur réelle, mais par la grandeur des idées qu'il évoque. Il y a, au fond de ces légendes, un sentiment de pur patriotisme, une générosité de pensée qu'il me semble sain et réconfortant de répandre.

 

Ce sentiment, cette pensée, auxquels Georges Bizet obéissait, en concevant Geneviève de Paris, les auteurs de Sainte Geneviève de Paris y obéissent encore après vingt ans, après que l'herbe a poussé sur la terre ravinée par les projectiles, après que les arbres ont guéri les blessures de leur écorce déchirée par les balles, après que la patrie a senti son cœur et ses veines se gonfler d'un sang nouveau.

 

Geneviève délivrant Paris des envahisseurs par la seule force de sa prière, c'est le symbolisme de la puissance de l'esprit sur la matière, c'est la célébration modeste et riante d'une grande idée qui hante tous les cerveaux en quête de l'idéale perfection.

 

C'est aussi pourquoi, tandis que s'achève sur la montagne Sainte-Geneviève la neuvaine de l'humble fille qui fut brûlée, morte, comme Jeanne d'Arc fut brûlée, vivante, en place publique, les fervents moins religieux, mais aussi sensibles aux choses qui émeuvent et charment, iront faire certainement de nombreux pèlerinages en la taverne du Chat-Noir, où se poursuit actuellement la geste miraculeuse de la petite bergère de Nanterre.

 

 

 

01 février 1893

 

I

 

Les opéras français, qui ont vu le jour hors de France, ont toujours une assez délicate épreuve à subir lorsqu'ils nous reviennent. Le public parisien est, au regard du public étranger, comme celui des premières représentations, qui aime assez à recommencer le procès des auteurs, et s'ingénie à réformer, non sans quelque malice, le jugement des auditeurs de la répétition générale.

 

Le drame lyrique de M. J. Massenet, écrit d'après le Werther de Goethe, par MM. Édouard Blau, Milliet et Hartmann, représenté pour la première fois, au courant de 1892, sur la scène de l'Opéra impérial de Vienne, où il a obtenu un succès considérable, est arrivé, après quelques traverses, à l'Opéra-Comique pour lequel il avait été tout d'abord écrit. Il y a subi victorieusement cette épreuve de la seconde audition, et le jugement des Parisiens s'est trouvé d'accord avec celui des Viennois, pour classer l'ouvrage en première ligne dans le répertoire déjà si riche d'un des compositeurs les plus féconds et les plus puissamment doués que notre école nationale nous ait donnés.

 

Les pages de Goethe, au milieu de beaucoup de spéculations philosophiques et sentimentales, abondent en traits exquis de sensibilité et de poésie, par lesquels suffirait à s'expliquer le succès universel du livre, et l'action qu'il exerça à son apparition sur les âmes tendres. Rien n'est charmant comme les premières impressions de Werther après sa rencontre avec Charlotte, après le retour du bal où l'amour devait s'emparer si profondément de son cœur.

 

« Je ne t'ai pas raconté ce qui se passa à notre retour du bal, écrit-il au confident de ses secrètes pensées... L'aurore était splendide, l'eau tombait goutte à goutte des arbres ; toute la nature semblait renaître autour de nous. Nos deux compagnes commençaient à s'endormir. Elle me demanda si je ne voulais pas en faire autant et me pria de ne pas me gêner pour elle.

 

« — Tant que je verrai ces yeux ouverts, lui dis-je — et je la regardais fixement — il n'y a pas de sommeil pour moi...

 

« Je pris congé d'elle en lui demandant la permission de la revoir le jour même. Elle y consentit... je l'ai revue, et depuis ce temps-là, soleil, lune, étoiles, peuvent faire tranquillement leurs révolutions ; je ne sais plus s'il est jour ou s'il est nuit, l'univers n'est plus rien pour moi. »

 

Et plus loin :

 

« Aurais-je pu penser que ce Walheim, que je choisissais pour le but de ma promenade était situé si près du ciel ! »

 

Mais ce n'est pas du livre original qu'il s'agit ; fermons-le pour ne voir que le livret qui en émane, et où cette figure de Werther, en partie débarrassée de son enveloppe philosophique, nous apparaît en sa pure et touchante humanité. Il faut louer grandement les qualités de simplicité, de poésie et d'émotion de ce livret auquel la musique adhère de telle sorte qu'il ne saurait, ce me semble, être, à l'analyse, séparé de la partition.

 

Cette partition, conçue avec une méthode supérieure, avec un rare souci de la variété des aspects, en un sujet où quelque monotonie était à craindre, porte bien le caractère d'une parfaite sincérité. Les qualités natives du compositeur le charme, la tendresse, la sensibilité si impressionnable s'y retrouvent avec une pureté que certaine recherche raffinée du mieux a parfois altérée dans plus d'une page de ses précédentes œuvres. Ici, il se donne avec toutes ses sensations et avec tout son esprit. Et quand il se passionne, quand il s'emporte jusqu'au lyrisme, il le fait avec une générosité d'accent, avec une chaleur que lui doivent compter même les adversaires de son système musical.

 

A mon sens, ayant écrit quelquefois pour le public dont il pouvait vouloir se ménager les bonnes grâces, il écrit aujourd'hui pour lui-même, en la plénitude de son inspiration, ayant pris sur ce même public cette autorité qui l'en rend absolument maître, et ne se conquiert pas sans une longue étude, et parfois sans une âpre lutte.

 

Selon le procédé assez pratique, en somme, qui reporte au courant de la partition l'importante partie symphonique constituant autrefois la classique ouverture, l'introduction est un simple prélude, où s'accusent les douloureuses impressions qui sont comme la trame morale de l'ouvrage, et dont la finale ampleur fait un complet contraste avec ce riant et lumineux lever de rideau, qui nous montre, au milieu de la verdure et des fleurs, l'heureuse maison du bailli, père de Charlotte.

 

Au fond, s'étale le village, parmi les blés mûrs, avec sa petite église au clocher ventru et ses maisons à pignons bizarres. Il y a dans ce tableau une sérénité, une joie tranquille, dont la musique donne tout de suite l'impression et qui s'animent soudainement de la voix paternellement grondeuse du bailli, au milieu de ses enfants auxquels il s'efforce d'apprendre un grave noël. Tout cela chante, babille et rit à plaisir. C'est d'un très vif esprit musical.

 

Charlotte paraîtra bientôt, annoncée par sa jeune sœur Sophie. Elle s'habille pour le bal. On va y aller en troupe. Johann et Schmidt, les voisins du bailli, et aussi ce jeune Werther, qu'on dépeint là comme un rêveur, instruit, distingué, mais pas fort en cuisine, et surtout très mélancolique. Les deux voisins apportent ici cette petite part de comique, faite pour tempérer la gravité prochaine du sujet. Et, tout en parlant de Werther, on parle aussi d'Albert, que Charlotte doit épouser, selon un engagement solennel, et qui reviendra bientôt.

 

Un instant, la place reste vide, et Werther paraît, conduit par un paysan. A la suite de tout ce babillage musical de la scène précédente, c'est la note lyrique qui intervient. Werther s'extasie, il admire et tout autour de lui montent les suaves harmonies traduisant le calme des champs et le charme du lieu, qui « a l'air d'un paradis ». C'est un hymne à la nature, au silence, l'expression d'une âme tendre qui se recueille et à la fois s'épanche, morceau très finement nuancé, qui se termine en un crescendo comme ensoleillé. Et de l'intérieur de la maison vient encore la voix des enfants répétant ce noël, que salue Werther à l'aurore de son amour, comme il en accompagnera la fin douloureuse.

 

A l'entrée de Charlotte, qui le trouble, Werther se dérobe un instant. Elle, au milieu des enfants, est comme une jeune mère attentive et gaie ; ce tableau attendrit encore Werther. Et le voilà de nouveau dans le bleu ! Mais la passion déjà s'éveille ; elle va se formuler tout à l'heure.

 

On part pour le bal, Werther avec Charlotte et les autres dans la carriole des voisins. Et pendant qu'ils sont loin et que la nuit tombe, Sophie, restée seule à la maison, y voit arriver Albert, le futur époux de Charlotte, enfin revenu de son long voyage. Albert ne montre point une hâte grande de revoir sa promise. Il apprend qu'elle est au bal ; il reviendra le lendemain.

 

La nuit est venue tout à fait ; une douce lune éclaire les bosquets, au milieu desquels s'endort la maison de Charlotte. Très douce et très légère, la symphonie s'élève ; des voix chantent lentement dans l'orchestre ; elles y sont comme l'expression de quelque créature contemplative ; au milieu de cette mystérieuse évocation de choses imprécises, Charlotte et Werther paraissent, silencieux et lents. L'heure du sommeil est venue, et aussi celle de la séparation, après ce bal où leurs cœurs ont battu si près l'un de l'autre. Déjà les aveux s'ébauchent et, sur les lèvres de Werther extasié, le tutoiement se mêle aux formules de la courtoisie respectueuse. Charlotte songe à sa mère morte, si loin déjà et pourtant si proche d'elle, car bientôt c'est de son souvenir que naîtra l'éternelle séparation. Une émotion profonde est en elle : Werther l'incline à la tendresse et l'aveu s'échappe tout à coup de son cœur en une longue phrase brûlante.

 

Un souffle glacial traverse cette joie d'amour. Une voix joyeuse crie dans l'ombre : « Charlotte, Albert est de retour ! »

 

C'est la fin du rêve. Charlotte ne résiste pas plus que Werther ne résistera, à ce qui est la fatalité. Aucune révolte, qui aurait prolongé le drame. Les auteurs ont voulu cette brièveté et je ne saurais les blâmer de leur hâte à nous amener à la situation capitale et à la catastrophe finale :

 

— Oui, celui que ma mère

M'a fait jurer d'accepter pour époux !

Dieu m'est témoin qu'un instant près de vous

J'avais oublié ce serment... —

— A ce serment restez fidèle.

Moi, j'en mourrai !

 

Ainsi répond simplement Werther et s'achève ce premier acte plein de charme et d'émotion.

 

Au second acte, Charlotte est mariée. Un prélude plein d'entrain nous dispose aux impressions d'une joyeuse après-midi de dimanche. Sous les tilleuls de la petite place de Walheim, entre le presbytère et le temple, qui se font face placidement, devant la taverne de la Wirthschaft, s'attardent les bons voisins Johann et Schmidt, chantant, le verre en main, le « Vivat Bacchus ! Semper Vivat ! » Les deux francs buveurs chantent ainsi l'office à leur manière ; ils le chantent même un peu longuement, mais c'est en somme une agréable entrée en matière, contrastant heureusement avec les scènes qui doivent suivre. Albert et Charlotte viennent alors. Ils échangent quelques subtilités, car entre eux, et dans les conditions où s'est fait leur mariage, il ne peut être question d'impressions bien franches. C'est une affection honnête et modérée. Albert, si tendre qu'il se fasse, ne nous apparaît point comme un passionné. Le passionné, c'est le triste Werther qui, de loin, assiste à ces intimités conjugales. Enfin, Charlotte entre au temple, Albert, qui n'est point pratiquant, s'éloigne et la parole reste à Werther :

 

Dieu de bonté,

Si tu m'avais permis de marcher dans la vie,

Avec cet ange à mon côté,

Mon existence entière

N'aurait jamais été qu'une longue prière.

 

Dans ces déchirements d'âme, qui vont se reproduire forcément toutes les fois que les évènements rapprocheront et en même temps éloigneront Werther de Charlotte, un écueil était à redouter, que j'ai déjà signalé : la monotonie. L'ingéniosité de M. J. Massenet s'est montrée ici toujours triomphante de l'incessante difficulté. En gardant au sentiment de Werther toute son intensité, il en a très heureusement varié l'expression.

 

Une rencontre attendue entre Werther et Albert se place au milieu de cet acte. Double confidence, le mari comprenant les regrets du triste soupirant, ce dernier faisant profession d'amitié fraternelle, double courtoisie inutile, dont l'impression musicale ne se dégage pas très vivement, mais que suit une jolie scène très ingénue et très alerte : la petite sœur Sophie conviant à la danse Werther, le chevalier au sombre visage, et égrenant pour lui les perles vocales d'une très jolie chanson printanière :

 

Du gai soleil plein de flamme,

Dans l'azur resplendissant,

La pure clarté descend

De nos fronts jusqu'à notre âme.

 

Un découragement a détaché à jamais Werther de toutes choses. Il ne peut vivre que de Charlotte ou en mourir. Là, sous les tilleuls, il la retrouve encore, mais pour recevoir d'elle un nouvel adieu, non point éternel, car, se fondant sur l'apaisement nécessaire de son âme, elle fixe à la Noël leur prochaine rencontre.

 

Lui, a compris que de ces adieux successifs l'adieu définitif devait naître. Et, déjà, il songe au suicide. Il s'y résout :

 

Offensons-nous le ciel en cessant de souffrir ?

Lorsque l'enfant revient d'un voyage avant l'heure,

Bien loin de lui garder quelque ressentiment,

Au seul bruit de ses pas tressaille la demeure

Et le père joyeux l'embrasse longuement.

O Dieu, qui m'as créé, seras-tu moins clément ?

 

Et il s'enfuit, insensible à la douleur de la gentille Sophie dont l'amour naissant se révèle et en même temps se brise devant l'inconsciente cruauté de Werther.

 

A partir de ce moment, il faut cesser d'analyser : il faut prendre tout d'un bloc la partition de M. J. Massenet. Elle entraîne le spectateur du même mouvement que le drame à travers une suite de scènes passionnées, troublantes et tragiques. C'est Charlotte seule en son logis, par une neigeuse journée de décembre, la veille de Noël, et relisant avec une émotion profonde les lettres naguère reçues de Werther, constatant avec une sorte d'effroi la place que l'absent a prise dans son cœur. La lecture de ces lettres, le trouble que les mots prononcés communiquent à l'âme de Charlotte nous donnent une des pages les plus simplement émouvantes de l'œuvre. Une adorable scène entre les deux sœurs, Charlotte et Sophie, suit ce monologue où la pensée de Werther est constamment présente. Sophie, innocemment, parle de Werther. « Depuis qu'il est parti tous les fronts sont devenus moroses. » Et ces mots retentissent douloureusement dans l'âme de Charlotte. Sophie ne se doute pas de cette torture qu'elle inflige. Voilà un duo, une scène à deux, devrais-je dire, qui nous montre dans toute sa profondeur la sensibilité exquise du compositeur.

 

C'est, ensuite, la grande scène entre Charlotte et Werther tout à coup apparu à ce rendez-vous de Noël ! Il est dévoré de passion, et cette passion se communique à Charlotte. Un instant il la tient dans ses bras ; elle se reprend assez vite pour qu'il lui reste la force de lui échapper, de le congédier une dernière fois. Et non sans une certaine emphase, dans le goût du temps où l'ouvrage de Goethe fut écrit. Werther, demeuré seul, s'écrie :

 

Prends le deuil, ô nature :

Ton fils, ton bien-aimé, ton amant va mourir !

 

Quand il s'est enfui, Albert entre, se souciant du retour de Werther, en concevant quelque ombrage. Il n'est pas à ce point aveugle que, pour parler le langage moderne, « l'état d'âme » de sa femme lui ait échappé. Il interroge Charlotte troublée. Elle n'a pas le temps de répondre. Un messager entre, apportant un billet de Werther : « Je pars pour un lointain voyage ; voulez-vous me prêter vos pistolets ? »

 

C'est, presque textuellement, la scène bien connue du roman et j'avoue que je ne l'aime ni dans le roman, ni dans la pièce, malgré l'effet dramatique qui en résulte. Ce désespéré d'amour, qui sort de chez la femme adorée, ayant laissé deviner sa résolution funeste et qui, dix minutes après, envoie emprunter au mari ses pistolets, cela me semble du romantisme le plus faux, le plus naïvement mélodramatique. C'est du chantage au suicide. Que rêve donc Werther quand il invente cette étrange commission ? Que Charlotte frémira, qu'elle oubliera toute retenue, qu'entre son mari et celui qui l'aime jusqu'à en mourir, elle n'hésitera plus ; qu'elle laissera les pistolets dans leur boîte et qu'elle accourra chez Werther pour le supplier de vivre. Si mauvais que soit le moyen qui l'amène, la scène est belle, je le répète, et le « donnez-les » d'Albert à sa femme, le regard plein de tragiques sous-entendus accompagnant ces deux mots, sont d'une grande puissance dramatique.

 

Cet acte, d'une solide tenue, d'un intérêt poignant, est certainement un des plus complets morceaux que M. Massenet ait écrits. Je dirai de même que la symphonie qui le sépare du suivant est une de ses plus merveilleuses pages instrumentales. Dans la tristesse d'une nuit neigeuse montent de grandes plaintes qui serrent le cœur. Charlotte, affolée, courant vers la maison, où elle voudrait arriver assez tôt pour arracher Werther à la mort, passe dans l'ombre, tandis que sonne au loin une cloche triste.

 

Elle arrive chez Werther et le trouve renversé dans son fauteuil, mourant. Il ne revient à lui que pour répéter et recevoir un triste aveu d'amour ; et il succombe dans les bras de Charlotte désespérée, tandis qu'au dehors, dans les blancheurs de la nuit, monte le noël des petits enfants.

 

Cette tragique fin est poussée jusqu'à l'angoisse par le compositeur. Elle reste, malgré la musique qui idéalise tout, d'un réalisme profond. La mise en scène primitive indiquée sur la partition n'a pas été suivie à l'Opéra-Comique. On nous y montre, au lever du rideau, Werther, frappé à mort, sur son fauteuil ; on devrait le voir gisant sur le sol et voir aussi Charlotte le cherchant, l'appelant, le découvrant tout à coup avec horreur. J'aurais préféré cette mise en scène moins convenue, moins théâtrale.

 

Tel est cet ouvrage qui semble avoir, du premier coup, conquis tous les suffrages et dont une interprétation remarquable assure tous les effets que pouvait en attendre le compositeur. Mlle Delna y personnifie Charlotte avec beaucoup de charme, de naturel et de force dramatique ; sa voix est d'une générosité et d'une souplesse bien rares. Elle en obtient, comme d'instinct, toute la finesse et tout l'accent que de longues études ne réussissent pas toujours à donner. Mlle Laisné est toute charmante dans Sophie. M. Bouvet interprète, avec sa grande autorité, avec sa vraie science de composition, le rôle un peu ingrat d'Albert. M. Ibos est bien à sa place dans le rôle de Werther ; il joue bien ; il chante bien, quoique forçant parfois un peu les effets et les appuyant de gestes frémissants dont il gagnerait à se dispenser. Cet artiste, un peu effacé à l'Opéra, d'où il vient, paraît devoir occuper à l'Opéra-Comique une place brillante.

 

Je louerai, en terminant, l'impeccable exécution de l'orchestre, sous la direction de M. Danbé, les décors pittoresques, les costumes charmants en leur exactitude et la mise en scène réglée avec ce souci du détail et cette recherche de la vérité que professe supérieurement M. Carvalho.

 

Le soir, où l'Opéra-Comique représentait Werther, l'Opéra reprenait le Cid, avec M. Saleza dans le rôle de Rodrigue, où le jeune ténor a été brillamment accueilli. Chimène, c'était Mme Caron, dont les qualités de tragédienne semblent s'accentuer chaque jour et qui a pris sur le public une très grande et très légitime autorité. Mme Bosman retrouvait, dans le gracieux rôle de l'infante, son succès d'autrefois. M. Plançon faisait don Diègue, M. Fournets Gormas. C'est dire, pour ne parler que des principaux personnages, avec quel soin l'ouvrage a été remonté.

 

M. Édouard Colonne conduisait l'orchestre pour la première fois à cette quatre-vingt-cinquième représentation comme s'il l'avait conduit dès le début, avec la même sûreté, la même perfection.

 

M. Jean de Reszké a reparu dans le rôle de Roméo. J'ai dit, il y a quinze jours, que je n'aurais, en cette occasion, qu'à constater l'accueil que lui ferait le public. Comme il fallait s'y attendre, cette soirée a été pour lui un triomphe.

 

II

 

Tandis que l'Opéra-Comique nous donnait avec Werther une œuvre de pure essence dramatique, la Gaîté s'emparait du genre autrefois habituel de l'Opéra-Comique, en nous offrant le Talisman, un livret de MM. A. d'Ennery et Burani, mis en musique par M. Robert Planquette.

 

La musique est facile, légère ; il y a un ravissant ballet ; la pièce a l'ingéniosité classique, le sentimentalisme souriant, la grâce un peu ingénue des modèles du genre qui charmait nos pères et auquel la foule se prend encore de très bonne foi, surtout quand, comme M. Debruyère, on lui présente une œuvre dans un cadre pittoresque et brillant et qu'on en habille les personnages avec un goût, une richesse et une recherche des tonalités harmonieuses qui en font un véritable régal pour l'œil.

 

Ajoutons à cela que Mlle Méaly est charmante de grâce et de malice naïve, que M. Fugère lui donne la réplique avec beaucoup d'esprit, que Mlle Cassive, M. Lacressonnière, un maître artiste, M. Mesmaecker, M. Mollet, et leurs partenaires servent le succès de l'œuvre de toute la force de leur talent et souhaitons au Talisman la fortune que lui promettent ces diverses attractions et notamment, j'y insiste, ce très ravissant ballet, le Rêve de Gille, qui nous présente comme une toute rose et blanche collection de fines statuettes de Saxe.

 

 

 

15 février 1893

 

I

 

Il y a, dans le goût très marqué des compositeurs pour les œuvres de Pierre Loti, un enseignement au point de vue des actuelles tendances de notre théâtre musical. La passion se substitue à l'action, le sentiment au drame ; plus d'aventures compliquées, une étude délicate de l'âme humaine, un milieu pittoresque, une saveur de fruit exotique, un parfum subtil, voilà tout ce qu'il faut pour un poème et pour une partition qui se veillent placer hors du terrain tant labouré et piétiné par les fidèles du répertoire ancien. C'est d'un art simple, parfois un peu nu, mais dont la nudité satisfait ceux qui ne daignent — ou ne peuvent — enchevêtrer les fils d'une trame dramatique, pour se donner ensuite le plaisir de les débrouiller. La langue musicale, à leur sens, se fait mieux entendre dans le vide ; elle exprime des souffrances et des joies, des impressions et des sensations ; elle n'a que faire des mouvements et des actes.

 

Voilà, d'une manière générale, ce qui dérivera des œuvres dramatiques empruntées à l'œuvre littéraire de Pierre Loti. Il y faudra, plus qu'en telle ou telle autre adaptation, une rare dextérité de main, et encore y manquera-t-il toujours cette atmosphère, dont l'exquis conteur enveloppe ses figures et ses paysages. Mais, en semblable occurrence, le spectateur devient le collaborateur du librettiste et du musicien. Il a lu Pierre Loti, il s'est imprégné de sa saveur et de sa couleur et quand on lui présente une de ses créations, encore bien que le théâtre la dépouille de sa luminosité native et de sa mystérieuse séduction, il se plaît à la revoir telle qu'elle s'est présentée à son esprit une première fois.

 

Quand parut, dans la Nouvelle Revue, le Mariage de Loti, ce fut comme la révélation d'un art nouveau et tout de suite la petite Rarahu commença à vivre dans la mémoire des lecteurs avec une intensité extraordinaire. Elle toucha les cœurs aussi profondément qu'elle charma les esprits et, aussitôt, on vit naître dans le monde de la musique une contre-épreuve de cette délicieuse figure, contre-épreuve inconsciente peut-être, mais qui n'en recevait pas moins, au hasard de la rencontre, le rayonnement de l'original. Ce fut Lakmé qui nous chante encore les douces mélodies de Léo Delibes. Voilà aujourd'hui Madame Chrysanthème, dont l'aventure n'est pas sans analogie avec celle de Lakmé et par conséquent avec celle de Rarahu ; demain Pêcheur d'Islande viendra nous dire la mélancolique chanson des landes bretonnes et les nostalgiques plaintes des marins dans les solitudes de la mer polaire ; plus tard, sous le soleil brûlant du Sénégal, nous entendrons les mélopées des griots et les colères amoureuses du Spahi, et les gémissements de la noire Fatou-Gaye.

 

Sur tout cela, la musique jette son enveloppe légère et changeante qui doit — et ce n'est pas petite affaire — nous faire oublier, ou, plus modestement, nous rappeler la séduction des phrases chantantes de Pierre Loti.

 

La première de toutes ces œuvres ouvertement inspirées de ses récits nous est venue sous la forme de cette Madame Chrysanthème, livret de MM. Georges Hartmann et André Alexandre, musique de M. André Messager, dès l'ouverture du nouveau Théâtre-Lyrique que M. Léonce Détroyat a entrepris de fonder à la Renaissance.

 

Très petite scène où la comédie lyrique sera tout à fait à l'aise et dont le drame lyrique, comme l'opéra, ne saurait s'accommoder. Mais ce sera déjà une très heureuse fortune, si la comédie lyrique trouve là sa vie assurée. M. Léonce Détroyat a fait acte de foi artistique et, de très louable audace en ouvrant à la vraie musique ce théâtre jusqu'ici consacré à l'opérette et au simple vaudeville. La première soirée encourage les espérances qu'il a pu fonder sur cette entreprise.

 

Le poème de Madame Chrysanthème dénote un réel souci de rester dans la donnée originale. A peine si l'action se corse vers la fin d'un grain de jalousie, dont on aurait pu sans inconvénient se passer et qui, peut-être, va à l'encontre de son objet, car il ne fait que mieux sentir la simplicité naïve de ce qui précède.

 

Le lieutenant Pierre et son « frère Yves », son matelot, naviguent vers le mystérieux Japon où, dès la première scène, comme dès la première page du livre, le lieutenant se promet de se marier, pour le temps de l'escale, avec une petite femme aux yeux de chat. Et il se marie en effet, et on voit défiler l'interprète Kangourou, et Mme Prune, et M. Sucre, et Mlle Oyaki, et tout ce monde déjà connu, aux grâces précieuses, aux visages fardés, dans un paysage tout fleuri de pommiers roses, parmi des architectures polychromes. Ce n'est rien et c'est charmant. Et la musique là-dessus s'étale gracieuse et agréablement tortillée, avec une instrumentation ravissante, sans parti pris de japonisme exagéré, pourtant abondante et variée en ses formules. C'est le fait d'un musicien qui n'a abandonné le faire de l'ancien opéra-comique que tout juste assez pour donner le témoignage de son intelligent modernisme.

 

Le succès de la partition de M. Messager à été très grand et du meilleur aloi. Il a trouvé en Mlle Jane Guy une interprète intelligente et distinguée dont j'ai eu déjà l'occasion de noter ici même les réelles qualités, Elle a eu quelque appréhension du public parisien, le premier soir, je crois. M. Delaquerrière, que nous connaissons pour l'avoir entendu souvent à l'Opéra-Comique, a été bien accueilli sous les traits du lieutenant Pierre. M. Jacquin a trouvé au troisième acte, dans un morceau très en relief : « Je reverrai dans la lande bretonne », l'occasion de se faire longuement applaudir.

 

M. Ch. Lamy est amusant en Kangourou. Mme Caisso marque d'un trait comique très juste la figure de Mme Prune ; Mlle Nettie Lynds est fort agréable à entendre dans le petit rôle d'Oyaki et le vieux M. Sucre est très plaisamment présenté par M. Declercq.

 

Il y a dans Madame Chrysanthème un ballet exquisement réglé par Mlle Bernay et où brille au premier rang, en sa séduction souriante, Mlle Rivolta.

 

Il y a aussi de très jolis décors, de très jolis costumes. La mise en scène de cet ouvrage fait honneur au goût tout artistique de M. Détroyat.

 

Les Contes d'Hoffmann feront, au Théâtre-Lyrique, les lendemains de la pièce nouvelle ; cette reprise du dernier ouvrage d'Offenbach, joué, il y a une douzaine d'années, à l'Opéra-Comique, a été l'occasion d'un triomphe pour Mlle Marie Vuillaume. Elle a, dans le curieux rôle de l'automate de Coppélius, comme dans la poétique figure d'Antonia, fait montre de qualités très diverses et très complètes. La voix est charmante, étendue, homogène et d'une grande agilité ; le jeu est parfait. C'est une artiste à classer désormais au premier rang. Les antres interprètes, parmi lesquels je citerai surtout M. Mauzin, qui a donné un puissant relief à la fantastique physionomie du docteur Miracle, se placent à la suite de Mlle Vuillaume à des distances assez variables. L'orchestre a exécuté un peu trop grossement cette partition, dont le temps n'a pas altéré les traits, ni la couleur, au contraire. Traitée avec le soin qu'elle mérite au point de vue instrumental et que lui assureront quelques études complémentaires, elle restera l'une des plus intéressantes et des plus justement estimées du répertoire considérable de l'auteur de la Chanson de Fortunio, du Mariage aux Lanternes et de tant d'autres œuvres toutes d'esprit et de charme.

 

II

 

En cette dernière quinzaine, diverses soirées d'un intérêt spécial ont, d'autre part, appelé l'attention de la critique. Je mentionnerai notamment les Auditions voilées de M. Émile Chizat. Nous sommes ici en présence d'un musicien de talent, d'un chercheur, je dirais presque d'un inquiet, si je ne craignais que le mot ne prit une signification qui n'est point dans ma pensée. Sa Symphonie humaine est une conception d'un caractère remarquable. La symphonie et le chant s'y mêlent à la déclamation, et de cette association résultent des effets parfois très impressionnants. Cette série de scènes à un seul personnage visible à frappé vivement le public, qui a fait d'ailleurs à toutes les autres œuvres composant le programme de ce curieux concert le plus sympathique accueil.

 

Tout en rendant justice au talent de M. Émile Chizat, je n'irai pas jusqu'à lui dire, comme quelques-uns l'ont pu faire, que la valeur de ses compositions emprunte un charme spécial au mystère, à la nuit, dont il les enveloppe. Il ne me déplaît pas d'écouter dans l'ombre certaines pages musicales, mais j'estime que la lumière a bien des charmes, et qu'une belle et claire inspiration, qui monte dans la splendeur du jour, ne saurait que gagner à ce rayonnement universel. Pour ces auditions voilées, salle sombre, rideaux de gaze tendus devant le public, écharpes d'un bleu nocturne constellées d'étoiles, grand pélican dodu, au bec énorme, recueilli comme un professeur, immobile, parmi les palmiers et les joncs devant le rideau ténébreux, voilà la mise en scène !

 

Elle est faite pour impressionner le public et lui imposer la religion du silence. De ce recueillement forcé dans les ténèbres naît parfois un effet contraire à celui qu'on en peut attendre : la torpeur est la fille de l'ombre. Je voudrais voir M. Émile Chizat sur un vrai théâtre ; ses qualités y trouveraient à briller à la grande lumière de la rampe.

 

Une excellente musicienne, Mme C. Carissan, a donné à la salle Érard un oratorio biblique de sa composition : Rebecca, suite de scènes d'un noble caractère. Mme Carissan, que j'ai lieu de croire aussi bien armée au point de vue poétique qu'au point de vue musical, car le livret de cet oratorio est signé de Nassirac, anagramme flagrant du nom de la compositrice, Mme Carissan, dis-je, est encore une pianiste de premier ordre. Elle a exécuté, au début du concert, un morceau de sa composition où chante très puissamment sous ses doigts la grande voix des Océans.

 

C'est toutefois comme compositrice qu'elle entendait surtout être jugée en cette soirée qui, réunissait un auditoire des plus sympathiques. Toutes les scènes de Rébecca, rôle capital qui a valu à la jeune cantatrice Éléonore Blanc un beau succès, sont d'une sévère ordonnance et d'un style très travaillé. L'œuvre se divise en deux parties, dont la seconde m'a été particulièrement agréable.

 

A Lille, une représentation du Vaisseau fantôme, donné pour la première fois en France, a mis en relief le talent de l'excellent baryton Cobalet et de la basse Dulin, dont la diction très nette, — qualité bien rare — a grandement favorisé l'intelligence du drame. Mme Tylda (rôle de Senta) a une belle voix de mezzo-soprano que la direction de Lille devrait mettre au service d'une œuvre française, étant donné que nos compositeurs peuvent trouver dans ce théâtre de précieuses ressources.

 

Les chœurs y sont, d'autre part, excellents, surtout les voix d'hommes. Moins satisfaisantes les voix de femmes, qui ont laissé passer inaperçu le chœur classique des Fileuses, si souvent entendu dans les concerts.

 

Mais, c'est du côté de Rouen que nous apparaît le point lumineux de cette chronique de quinzaine. On vient d'y reprendre, au Théâtre des Arts, l'ouvrage magistral de Camille Saint-Saëns : Samson et Dalila. Le grand attrait de cette reprise était la rentrée au théâtre de Mme Elena Sanz, dans ce formidable rôle de Dalila, qu'après Mme Pauline Viardot, sa première interprète, tant d'autres cantatrices ont déjà abordé avec des fortunes diverses.

 

Mme Elena Sanz est la Dalila idéale. Cela ne surprendra aucun de ceux qui la connaissent. Cette cantatrice, qui devrait être à l'Opéra, est une des artistes les plus complètes qu'il nous ait été donné d'apprécier.

 

L'intelligence dramatique est de premier ordre, la voix superbe, chaude, souple et pénétrante, le style magnifique. Mais ce qui par-dessus tout en elle saisit, séduit et emporte la foule, c'est la force de la passion, la conviction profonde. Elle se donne tout entière ; comme on le disait naguère de Frédérick Lemaître, elle est le drame même !

 

Son masque, d'une expression étrangement puissante, ses grands yeux noirs rayonnants, séduisants à la fois et farouches, sa bouche d'un rouge de sang, ses cheveux crespelés coiffant un front sculptural la font telle qu'on se peut représenter la charmeresse philistine. Elle a compris le rôle, — et combien il est intéressant de l'entendre, en son langage pittoresque, avec sa fougue espagnole, expliquer comment elle le comprend, — non point seulement en dominatrice de l'homme, en Omphale voluptueuse anéantissant Hercule, mais en fatale et impitoyable vengeresse de son peuple. Et c'est par ce trait que, tout à coup, elle relève le personnage et rend grandiosement féroce la prêtresse de Dagon offrant, avec un rire d'affreuse ironie, la coupe des libations à Samson aveugle et désarmé.

 

Nous félicitons vivement M. Bussac d'avoir attaché à la fortune de son théâtre cette grande artiste, dont le succès triomphal n'est que la très juste et à peine suffisante récompense d'un talent de premier ordre.

 

Rouen est tout près de Paris. Parmi les directeurs qui ne craignent pas de faire le voyage de Milan, en ce moment même, en quête d'impressions nouvelles, il s'en trouvera peut-être un qui tiendra à honneur d'aller constater de quelle haute façon une cantatrice comme Elena Sanz sert la cause d'un illustre maître français.

 

 

 

01 mars 1893

 

I

 

Le théâtre de Shakespeare est une inépuisable source lyrique ; on y a puisé, on y puisera sans la tarir. Il est des pièces où, comme dans Cymbeline, deux ou trois sujets se superposent ou s'entremêlent ; l'horreur tragique, la passion amoureuse, la fantaisie, la gaîté, l'humour, s'y amalgament curieusement et puissamment. Et de cette vaste composition se dégagent des figures terribles, touchantes ou plaisantes, devenues familières à ceux-là mêmes qui ne connaissent que par ouï-dire le grand dramatique anglais. Othello et Desdémone, Roméo et Juliette, sont populaires ; à l'arrière-plan, apparaissent les charmants personnages de Beaucoup de bruit pour rien ou de la Tempête, Héro et Claudio, Béatrix et Bénédict et le monstrueux Caliban, et Prospero, et le gentil Ariel ; puis c'est Falstaff, figure caricaturale de capitan ridicule, de matamore ventru, gaillard, paillard, couard, toujours glorieux et toujours berné, un peu cousin d'il signor Pulcinella.

 

Ces figures, la musique les a animées d'une vie spéciale, c'est par elle qu'elles demeurent dans la mémoire des hommes. Les poètes comme Shakespeare, comme Goethe, on peut ajouter même comme Hugo, lui doivent la conservation de ces types, nés de leur génie, sous une forme plus simple, plus grossière même, dégagés de la splendeur poétique et philosophique, mais présentés, expliqués, commentés de telle sorte que la foule les saisit mieux en leur humanité immédiate.

 

Rossini et Verdi ont fait revivre Othello et Desdémone, Gounod et Berlioz ont repétri les figures de Faust et de Marguerite, le même Verdi a incarné dans Rigoletto le Triboulet de notre grand poète national. Et parfois devant la création du musicien s'est estompée celle du poète. La figure énorme de Falstaff avait tenté la verve de dramaturges, tels que MM. Auguste Vacquerie et Paul Meurice. Elle n'avait, ce me semble, jusqu'ici, inspiré aucun autre compositeur que M. Ambroise Thomas dans le Songe d'une nuit d'été. Il a plu à Verdi de s'en emparer à son tour, et de lui donner la vie musicale. C'est la troisième fois, pourra-t-on remarquer, que l'illustre compositeur italien entreprend de se mesurer à Shakespeare. Ce fut avec Macbeth en 1847, avec Otello en 1887, c'est aujourd'hui avec Falstaff, sur la donnée des Joyeuses Commères de Windsor.

 

Après tant d'œuvres d'un si fougueux emportement de passion, se détendre un peu et rire d'un large rire a semblé bon à Verdi. Ces transitions brusques n'ont point de quoi surprendre de la part d'un tel homme. Et Verdi écrivant Falstaff après Otello nous peut sembler aussi naturel que notre Racine mettant les Plaideurs à côté de Phèdre. Les grands tragiques ont de ces épargnes de gaîté. Et c'est alors, quand ils s'en mêlent, une prodigieuse dépense de bonne humeur et de vivante jeunesse.

 

Je suivrai le texte italien pour analyser le poème de M. Arrigo Boito, le librettiste-compositeur à qui est due cette curieuse partition de Mefistofele, dont j'ai rendu compte ici même, il y a quelques années, lors de sa représentation à Bruxelles.

 

Falstaff est en trois actes, dont chacun se divise en deux parties. L'action commence à la taverne de la Jarretière. Falstaff a écrit deux billets pour deux bourgeoises de Windsor, qu'il entend séduire. L'une est Alice, femme de Ford, l'autre Meg. Après avoir envoyé cavalièrement promener le docteur Caïus, qui vient lui réclamer un dédommagement pour sa maison forcée, le vieux galantin ordonne à ses acolytes Bardolf et Pistola de porter à leur adresse ses deux requêtes d'amour. Sa prétention nous le montre ne doutant pas, malgré sa large panse, d'avoir gardé le prestige d'un Adonis irrésistible, Les deux compagnons, contre toute attente, ont des scrupules. Ils refusent le service qui leur est demandé, sous le prétexte que l'honneur le leur défend. John Falstaff leur rit au nez :

 

Che baja ! Puo l'onore riempirvi la pancia ? No !

 

« L'honneur peut-il vous remplir le ventre ? Non !... Qu'est-il donc ? Une parole ! — Et qu'est-ce que cette parole ! — De l'air qui vole !... »

 

C'est un arrangement heureux, et d'un tour très vif, de la tirade de Shakespeare, qui n'est pas sans analogie avec celle de Sganarelle.

 

En fin de compte, Falstaff chasse à coups de canne Bardolf et Pistola, qui s'en vont, sans désemparer, tout raconter à Alice et à Meg, entre les mains de qui le message n'en sera pas moins remis, comme la suite le démontre. Dans la seconde partie de ce premier acte, en effet, Alice Ford et Meg, son amie, se font la mutuelle confidence du billet reçu ; il est conçu dans des termes identiques ; c'est une circulaire amoureuse. Ensemble, les deux bourgeoises prennent la résolution de se moquer de ce ridicule poursuivant.

 

Maître Ford, le mari d'Alice, conçoit, d'autre part, quelque inquiétude au sujet de Falstaff ; il se concerte avec le docteur Caïus, Bardolf et Pistola pour conjurer le péril. Ford a aussi une filleule, Nanetta, qu'il voudrait marier au docteur ; mais elle aime Fenton — un beau jeune homme ; — deux charmantes figures d'amoureux qui mettent une jolie note printanière dans cette comique aventure.

 

Mme Ford, Meg et leurs amies font leur plan de campagne contre Falstaff, en même temps que maître Ford se soucie d'éviter la catastrophe conjugale. Pour Nanetta et Fenton, ils ne s'occupent qu'à s'aimer et à se le dire en un langage d'une ardeur tout italienne :

 

Labbra di fuoco !

Labbra di fiore !

Che il vago gioco

Sanno d'amore !

 

Et, ainsi, ils vont multipliant les images suggestives :

 

« La lèvre est l'arc et le baiser est le trait », jusqu'au moment d'une fuite rendue nécessaire par l'approche de maître Ford. C'est la fin de l'acte ; voilà les présentations faites et les situations indiquées.

 

Au second acte, il faut retourner à l'hôtellerie de la Jarretière. Une amie des deux commères se présente, travestie en courrière d'amour. Elle invite Falstaff à se rendre à la maison d'Alice, de deux à trois heures, le mari devant être alors absent du logis.

 

Maître Ford qui, obstinément, rêve cornes, — et, a dit plaisamment un de nos confrères milanais, il est tant et tant parlé de cornes dans cette comédie, qu'il y aurait de quoi faire fuir une légion de jettatori, — maître Ford survient et se fait présenter à Falstaff comme un certain Fontana, très infortuné en amour. Il raconte qu'il y a à Windsor une femme qui se nomme Alice Ford, qu'il l'aime et n'en est pas aimé, qu'il lui a écrit et n'en a point reçu de réponse, qu'il la cherche et qu'elle se dérobe, qu'enfin il a pour elle dépensé en vain des sommes folles. Il offre à Falstaff un sac d'argent et lui demande, en échange, de tenter la conquête d'Alice. Une fois qu'elle aura cédé à un, explique-t-il, elle cédera peut-être à d'autres ! Falstaff accepte, promet et raconte à point que cette Alice, si vainement désirée par le pauvre Fontana, lui a fait savoir, à lui, Falstaff, que son mari étant absent, elle l'attendrait de deux à trois. Et il part triomphalement pour parachever sa conquête.

 

Il arrive chez Mme Ford. C'est le second tableau de ce deuxième acte. Là il se met en frais de la plus ardente déclaration, quand voici que les amies, jouant l'épouvante, annoncent la venue soudaine du mari. Ford paraît avec le docteur Caïus, Bardolf et Pistola. Falstaff s'est caché derrière un paravent. On cherche le séducteur de la cave au grenier avec des clameurs féroces. Les amoureux, Nanetta et Fenton, ont pris tout à coup la place de Falstaff derrière le paravent. Et les baisers de fleurir et de sonner de plus belle ! Falstaff, tandis qu'on découvre les deux amoureux, fuit encore. On le cache dans le panier au linge et, finalement, amoureux transi et panier, l'un dans l'autre, on jette le tout dans la Tamise.

 

Ce second tableau a l'entrain, la diablerie amusante de la vieille farce italienne. L'homme jeté à l'eau est un dénouement tragi-comique qui tient encore de la rudesse native de la plaisanterie anglaise. Il passe au milieu des rires.

 

La comédie ne saurait finir là. Il faut revoir Falstaff revenu de sa baignade. C'est encore à la Jarretière qu'on le retrouve, buvant pour se consoler, et chantant parce qu'il a bu. Mais il n'en a pas fini avec la malicieuse Alice. Elle lui fait savoir qu'elle l'attend à minuit dans le parc Royal et lui enjoint, pour n'être pas reconnu, de prendre le travestissement du « chasseur noir » et de se coiffer de cornes de cerf. Et voilà le gros homme se disposant à cette mascarade. Et encore le voilà, au milieu des bois, renouvelant à Alice, qui l'y attend, ses passionnées déclarations quant, tout à coup, la forêt s'illumine ; des êtres étranges, des sylphes, des esprits, des fées, dont est Nanetta, s'emparent de Falstaff, le bernent, le bâtonnent. E finita la burla ! Falstaff s'avoue vaincu, Nanetta et Fenton sont promis l'un à l'autre, et l'ouvrage se termine par un chœur comiquement sentencieux :

 

Tutto nel mondo è burla,

L'uomo è nato burlone.

 

Comédie, farce et gaie fantaisie, tel est le programme de cet amusant ouvrage sur lequel Verdi vient, à quatre-vingts ans, d'écrire une partition d'une inspiration, d'une gaîté et d'une grâce toutes juvéniles.

 

II

 

Ceux qui considèrent en Wagner un Messie devant lequel tous les antiques dieux se sont anéantis, professent avec complaisance que Verdi a reconnu, un jour, qu'il s'était trompé en écrivant ses premiers ouvrages, ceux qui lui ont donné une universelle renommée, et que son génie s'est soudaine ment transformé au souffle de celui du maître saxon.

 

Sans contester l'influence que peuvent avoir l'un sur l'autre deux formidables producteurs, qui s'avoisinent dans l'art et dans le temps, j'aime mieux croire à une évolution naturelle de l'esprit de Verdi, que toute sa longue existence nous révèle comme un inquiet, un chercheur, souvent malheureux, souvent trahi par la fortune, mais qui ne nous a pas moins donné le beau spectacle d'un homme constamment en quête de cette variété qui est, comme la fécondité, une des forces, et je dirais volontiers une des coquetteries du génie.

 

Sa production a été considérable ; dès 1857, cette transformation incessante de ses idées s'accusait et se faisait constater à ce point qu'on parlait déjà de son « troisième style » et que, prévoyant un nouveau changement dans la formule du compositeur, le critique Basevi pouvait écrire : « Je crois que si Verdi, avec son quatrième style, s'efforçait de ne pas sacrifier la mélodie, mais l'associait mieux à l'harmonie, l'adaptait avec plus de circonspection à la voix humaine, et faisant un meilleur emploi des divers instruments de l'orchestre, la rendait plus agréable et expressive ; que si, en outre, il s'attachait à élargir les formes musicales, sans négliger et, mieux, en cultivant avec amour le récitatif, il couronnerait dignement son œuvre. »

 

N'y a-t-il pas, dans ces lignes, comme un programme de ce que devait être plus tard la musique de Verdi et « cet élargissement des formes », dont parle l'auteur italien ; n'est-elle pas précisément ce qu'il a cherché dans les deux œuvres qui précèdent Falstaff, je veux dire dans Aïda et dans Otello ? Un peu antérieurement, Don Carlos nous l'avait montré déjà très soucieux de la relation intime entre le drame et la musique. Il entreprenait alors d'acquérir son quatrième style et il est allé se perfectionnant dans cette étude jusqu'à ce Falstaff que vient de nous donner le théâtre de la Scala.

 

Falstaff est une comédie lyrique telle que, nous autres Français, nous l'entendons, une comédie de pure race latine ; et si le procédé du compositeur s'est modifié, il n'en faut faire honneur qu'à son imagination, à sa conscience d'artiste et à une judicieuse appréciation du goût et du tempérament de ses contemporains. Mais, comme dans Aïda, la lumineuse coulée italienne demeure très apparente en cet ouvrage ; elle ne s'y noie pas dans le flot étranger ; il a plu simplement au compositeur d'en modifier le cours et de la canaliser autrement que naguère, acte de volonté et non de servilité ; qui laisse à Verdi son originalité intacte.

 

Et puis, n'est-il pas opportun de répéter, en ce temps où certains veulent tout faire pivoter autour de Wagner, que ces principes d'où dérive l'inspiration de tout compositeur sérieusement épris de son art, ne datent pas d'hier, qu'ils ont été, il y a plus d'un siècle, formulés par Gluck, dans l'Épître dédicatoire d'Alceste, code dicté par la plus admirable logique : « Je cherchai, dit l'auteur d'Alceste, à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments et l'intérêt des situations, sans interrompre l'action et la refroidir par des ornements superflus ; je crus que la musique devait ajouter à la poésie ce qu'ajoutent à un dessin correct et bien composé la vivacité des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent à animer les figures sans en altérer les contours. Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur dans la chaleur du dialogue, pour lui faire attendre une ennuyeuse ritournelle, ou de l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour déployer dans un long passage l'agilité de sa belle voix, soit pour attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine pour faire un point d'orgue. »

 

Toute la formule de l'art musical moderne n'est-elle pas dans ces quelques lignes ?

 

Le Falstaff débute comme l'Otello, c'est-à-dire ex abrupto, sans aucune introduction instrumentale ; quelques mesures et l'action s'engage sur un dialogue des personnages soutenu avec animation par l'orchestre. Le caractère de Falstaff se pose ici musicalement avec un vif relief. La symphonie scénique cède peu à peu la place à un cantabile vocal. Falstaff goûte, d'avance, la douceur de son triomphe auprès des dames à qui il va adresser ses ardentes déclarations. Puis, de nouveau, le récitatif conduit au monologue déjà célèbre : « L'honneur, drôles ! » page où les paroles sonnent avec une admirable netteté, avec un souci absolu du sens et sans redondance d'aucune sorte. Tout ce tableau est du Verdi selon le quatrième style, absolument. Dans le second tableau, le Verdi de la mélodie originelle reprend ses droits. Le quintetto des commères, si vivement joyeux, est une trouvaille ; c'est, a-t-on pu dire, une page animée de toute la vivacité cimarosienne ou rossinienne. Le duo des deux amoureux, Nanetta et Fenton, fait un madrigal délicat et charmant. Tout ce tableau est comme un feu d'artifice de notes ; il se termine dans un étincellement de sonorités légères.

 

Dans le premier tableau du second acte, il faut citer l'air de la « « Messagère d'amour », avec les curieuses interruptions de Falstaff. Cet air, peut-on remarquer, n'a cependant pas le développement, l'expansion ordinaire ; il se subordonne à la comédie, à la raison dramatique ; le compositeur s'abrite derrière le librettiste, il n'est plus que son serviteur. Il consacre ainsi le principe nouveau de sa conception. La longue scène entre Falstaff et Ford et tout ce qui suit a montré le compositeur tout à fait de premier ordre dans le tragi-comique musical.

 

A mesure qu'on avance dans l'étude de la partition on remarque, avec la prodigieuse abondance des rythmes, le souci avec lequel le musicien s'abstient de développements oiseux.

 

Le duo entre Falstaff et Alice est de la pure mélodie italienne et sur l'interruption qui résulte de l'arrivée du mari furieux la musique rend à merveille l'affolement des personnages. Très comique est la scène du panier et très opportune la scène d'amour de Nanetta et de Fenton, qui vient rompre l'uniformité du mouvement orchestral. La scène où Falstaff est jeté par la fenêtre met le comble à l'effet de ce tableau, que d'aucuns ont proclamé le meilleur de l'ouvrage.

 

Dans le troisième acte, la fantaisie se mêle au burlesque. On y doit noter le nouveau monologue de Falstaff philosophant sur le vilain quart d'heure qu'on lui a fait passer, et le trait original de la légende du « chasseur noir » avec son fantastique accompagnement. Mais il faut arriver au dernier tableau. Les appels lointains des cors des gardes forestiers en forment l'introduction et préparent une romance dite par Fenton, ample et large mélodie dans laquelle resplendit le génie de l'auteur d'Aïda.

 

Pour l'épisode fantastique des fées et des esprits de la forêt, Verdi a trouvé un coloris musical d'un romantisme charmant. Le chant de Nanetta, en reine des fées, est une mélodie gracieuse accompagnée très légèrement, suivie d'une danse lente des petites fées. C'est une des plus jolies pages de l'ouvrage. De même la vive scène où les follets tourmentent et fustigent Falstaff, qui pousse de comiques gémissements. Enfin, la fugue par laquelle Verdi termine son nouvel ouvrage est une des meilleures choses qu'il ait écrites : son génie a communiqué une vie et une saveur particulières à ce morceau d'un genre scolastique habituellement assez froid.

 

Il n'y a point, dans Falstaff, de trace des motifs conducteurs de l'école wagnérienne ; on y relève simplement, çà et là, quelques rappels de certaines phrases favorites, procédé en usage dès les premières époques de la musique dramatique.

 

La figure artistiquement caricaturale de Falstaff a été établie par le baryton Victor Maurel avec une véritable perfection. Il en a été récompensé par un succès considérable.

 

L'interprétation a été, d'ailleurs, jugée excellente en son ensemble. Falstaff sera vraisemblablement traduit en français, l'hiver prochain, et ceux qui n'ont pu faire le voyage de Milan, pour le connaître en sa primeur, le pourront applaudir à l'Opéra-Comique.

 

 

 

15 mars 1893

 

I

 

De cette éternelle mythologie selon laquelle, qu'il soit prince ou berger, quelque bel amoureux se trouve partagé entre la première aimée et la charmeuse, la déesse, la sorcière, la fée, soudainement intervenue pour troubler sa fête d'amour, M. Pierre Gailhard, passé inopinément du camp des directeurs dans celui des auteurs, vient de nous donner une nouvelle version, en cette Maladetta, représentée à l'Opéra, le 24 février.

 

C'est un ballet tiré d'une légende gasconne, nous dit le titre, légende brève, si elle ne se compose que des quatre vers qui servent d'épigraphe au livret :

 

Au bord du lac, au pied du pic
Le pâtre s'est endormi
Sous la neige !
Pauvre enfant !

 

Je ne sais si c'est là bien précisément la traduction des mots ; le sens général y est du moins. J'avoue sans confusion que je ne sais pas le basque, et ç'a été l'illusion patriotique de M. Gailhard de croire que tout le monde le devait savoir comme lui, puisqu'il n'a pas cru devoir nous en donner un texte français de sa façon.

 

Cette légende, il a eu bientôt fait de la rattacher à la fable antique ; du moins ne l'a-t-il pas terminée banalement par un mariage. Il a vu par-dessus tout le pauvre petit berger enseveli sous la neige, figé, immobile, dans le cristal du glacier ; il s'est impressionné de cette image et lui a laissé toute sa franche poésie.
 

Pour en arriver à ce dénouement qui, moins frappant dans sa réalisation que dans sa conception, ne nous donne, traduit par le décorateur, que la cristallisation assez naïve d'une forme humaine, il nous mène à travers l'aventure que voici :

 

Dans la vallée d'Oueil, que domine le pic neigeux de la Maladetta, on célèbre les fiançailles de Lilia et du pâtre Cadual. Pourtant, le berger manque à la fête. Au moment même où vont commencer les divertissements, il chasse encore dans la montagne, avec son père, à la suite du marquis d'Asthos.

 

Mais voici une sonnerie de trompes ! Les chasseurs reviennent, rapportant un ours monstrueux, tué par le père de Cadual. Lilia s'inquiète. Son fiancé n'est pas avec eux. Elle sait bien pourquoi il s'attarde ainsi dans la montagne, vers le sommet du pic maudit : il aime la fée des Neiges, la mystérieuse reine de la Maladetta et il espère toujours qu'elle lui apparaîtra. Lilia est prise d'une grande tristesse, dont tout à coup une chanson connue la guérit. C'est le galoubet de Cadual qu'elle entend ! En effet, voilà le pâtre, et comme il est assez embarrassé de répondre aux pressantes questions de Lilia, il s'en tire par un serment d'amour, renouvelé devant la croix de pierre du village. Alors, sur la pente de la Maladetta, une blanche forme, tout emperlée de frimas, se dresse, à la fois gracieuse et menaçante. C'est la fée des Neiges qui a des projets sur Cadual et n'entend pas que s'accomplisse son union avec Lilia. La charmante et méchante fée se transforme en une provocante gitana, et se mêle à la bande d'Azziturba, roi des bohémiens, arrivant à cet instant dans le village pour y toucher un tribut annuel, dont l'origine ne nous est pas révélée, et surtout pour procéder à une série de mariages entre gens de sa race. Azziturba n'est pas moins frappé que Cadual de la beauté et du charme irritant de cette nouvelle venue ; la jalousie du pâtre s'éveille, et voici qu'au soleil couchant, n'y tenant plus, au lieu de demeurer auprès de sa fiancée, il s'élance de nouveau sur les pentes de la Maladetta, attiré invinciblement par la fée des Neiges qui monte devant lui toute blanche vers les cimes, roses des derniers reflets de l'occident.

 

Il n'ignore pas la légende ; il sait que l'amour de la fée de la Maladetta peut être mortel ; des formes immobiles dans la plaine de neige lui disent que là se sont arrêtés pour jamais bien des imprudents venus avant lui, attirés par la même séduction. N'importe ! il va : il s'abandonne à l'étreinte de la fée ; il pénètre avec elle dans le mystérieux palais des abîmes, où se dressent les stalagmites, où pendent les stalactites, qui sont aussi les formes pétrifiées, depuis des siècles, des êtres qui sont venus chercher là l'amour et la mort.

 

Des images séduisantes entourent le pâtre, les roches bizarres s'animent, prennent corps ; des cercles féeriques se forment. Mais Cadual résiste à toutes les séductions ; il n'aime que la fée ; il ne voit qu'elle. Elle veut cependant tenter sur lui une suprême épreuve. S'il y résiste, il sera éternellement heureux ; s'il y succombe, il ira grossir la foule des blancs fantômes sur les pentes de la Maladetta.

 

Une évocation humaine lui montre ses parents, ses amis, et Lilia au bras d'un Cadual qui est lui-même, et pourtant n'est pas lui, et dont soudainement il se sent jaloux jusqu'à la fureur. Son amour pour Lilia le ressaisit ; il tire son couteau, il se précipite pour en frapper ce rival fait à sa propre image. Ce geste a tout perdu. La fée des Neiges se venge de l'abandon du pâtre. Il demeure tout à coup immobile, dans son attitude de menace. Et bientôt la neige qui tombe revêt sa forme de la blancheur des éternels fantômes de la Maladetta. Et c'est en vain que la désolée Lilia tend les bras vers son bien-aimé.

 

Entaou lac aou pé dou pic,

Lou pastourel s'endroumic.

 

M. Paul Vidal, compositeur d'esprit fin et délicat, à qui nous devons déjà d'exquises partitions, a écrit sur les thèmes de M. Pierre Gailhard, chorégraphiquement interprétés d'abord par M. Hansen, une partition d'une intéressante recherche de style et d'une aimable distinction. Des airs originaux des Pyrénées s'y mêlent aux inspirations personnelles du jeune compositeur, chez qui l'influence de M. J. Massenet, son maître, se font sentir en maint endroit. Pour un ballet, une musique un peu plus « en dehors » parfois eût donné peut-être quelques oppositions heureuses et fait goûter mieux la demi-teinte dominante. On pourrait lui dire, sans grande malignité, que quelques stalagmites, dont les reliefs abondent dans le mystérieux palais de la fée des Neiges, y eussent fait bonne figure. Cette touche un peu uniforme n'a point nui toutefois au grand succès de cet ouvrage de vrai lettré musical.

 

Mlle Julia Subra et Mlle Rosita Mauri y ajoutent leur charme et leur séduction. Elles ont eu une part égale, et pour des qualités toutes différentes, dans les bravos du public. Et bien mal venu serait celui qui oserait dire que l'une est préférable à l'autre. Ce n'est pas un des moindres prodiges réalisés depuis longtemps à l'Opéra que cette conjonction de deux étoiles de la danse, brillant communément à des pôles opposés.

 

La Maladetta s'encadre dans de jolis décors. Voilà une série de belles soirées promises à l'Opéra, où les projets manquent quelquefois de fixité, mais ou du moins l'activité des études est incessante.

 

II

 

L'opéra féerique Brocéliande représenté à Rouen, presque en même temps que la Maladetta à Paris, est l'œuvre de deux jeunes auteurs, M. André Alexandre pour le livret, M. Lucien Lambert pour la musique, qui ont donné déjà ensemble un poème musical : Sire Olaf, dont il a été parlé ici même.

 

C'est évidemment aux Idylles royales, du poète lauréat Tennyson que M. André Alexandre a emprunté son idée. Il a laissé de côté l'aventure bien connue de la reine Ginèvre et s'est dirigé surtout vers la forêt de Brocéliande où la malicieuse fée Viviane s'est rendue maîtresse du cœur et du pouvoir du vieil enchanteur Merlin. Avec le roi Arthur et sa sœur Énide, dont la figure se dessine pareille à celle de la touchante Éliane du conte anglais ; avec Gildas, chevalier de la Table Ronde, la fable imaginée par M. Alexandre s'est trouvée pourvue de ses principaux personnages, auxquels s'ajoutent deux rôles : celui du chevalier-barde Morgan et celui de Tristan, le chevalier noir, gardien de la source magique de la forêt.

 

Voici comment l'auteur, avec un sens plus poétique que dramatique, a mis en œuvre ces divers éléments.

 

Autour de la Table Ronde, dans le palais du roi Arthur, devisent les chevaliers. Enide, la « Fleur des landes », comme l'appelle galamment Gildas, célèbre les exploits des preux compagnons de son frère, en même temps que les douceurs du repos dont présentement ils jouissent. Mais ce repos est dur à de tels batailleurs ; ils en voudraient sortir. Seul, Morgan ne se soucie guère de se risquer en de nouvelles aventures. Il raconte, en effet, sa récente déconvenue. Il errait dans la forêt sauvage de Brocéliande, en Armorique, quand, las de sa course, il s'arrêta au bord d'une source claire. Un hanap d'argent aperçu parmi les rochers de la source semblait l'inviter à boire.

 

Je plongeai la coupe dans l'onde

A mes lèvres je la portai...

Une nuit étrange, profonde

Envahit aussitôt ce séjour enchanté...

... Dans la clairière

Surgit un chevalier tout habillé de noir...

Nous combattîmes jusqu'au soir...

 

Fort malmené dans ce combat, Morgan est revenu parmi ses pairs.

 

Son récit enflamme la vaillance du chevalier Gildas. Il jure qu'il ira au fond des bois de Brocéliande combattre et défaire le chevalier mystérieux. Les voix de ceux qui l'entourent l'y encouragent et comme les cloches tintent pour l'office du soir, Gildas se recommande aux prières de la douce Énide, pour laquelle, demeuré seul, il exprime son discret amour. Reparue fort à propos, elle lui donne, en un adieu plein de trouble et de charme, sa première espérance d'avenir.

 

Dans la sombre Brocéliande, l'enchanteur Merlin passe au milieu des Korrigans et des Lutins. Merlin est plongé dans une profonde tristesse, dont rien ne peut le tirer. Cependant qu'il s'éloigne à travers les chênes, Gildas paraît, en quête de la fontaine enchantée, où il doit trouver et vaincre le redoutable inconnu. Son regard s'arrête un instant sur Merlin, qu'il prend pour quelque barde errant, puis il s'approche de la fontaine, puise de l'eau dans le hanap d'argent et y porte ses lèvres. Le ciel s'obscurcit, la foudre éclate et le chevalier noir surgit, l'épée à la main.

 

Le combat s'engage. Mais, sans être vu des combattants, Merlin reparaît, fait un geste, et, aussitôt, tombe mortellement frappé le chevalier Tristan à la sombre armure. Il demande à Gildas la grâce de mourir tranquillement sous les grands chênes, et supplie son adversaire de lui rendre un suprême service :

 

... Va trouver là-bas,

Dans le vieux manoir, la dame hautaine
Qui, m'ouvrant ses bras,

Me parlait d'amour...

Cours vers Viviane et dis à la fée

Que pour expirer je l'attends !

 

Une vision montre à Gildas, dans la lointaine transparence des bois, Viviane couchée au milieu des fées ses compagnes. Gildas s'éloigne. Mais Tristan ne doit point voir avant de mourir celle qu'il aime. C'est Merlin qui paraît, Merlin qui adore Viviane, qui s'en considère comme le maître, comme l'époux, et à qui Tristan l'a prise.

 

... Tu m'as volé ma Viviane !...

C'est par moi que le fer a tremblé dans ta main...

Endors-toi pour toujours !... Sylphes, esprits des bois !

Chantez !...

L'espérance renaît dans mon âme aux abois.

 

Mais Merlin n'en a pas fini avec ses peines de cœur. Gildas est arrivé auprès de Viviane et n'a pu la voir sans être séduit. Et, comme Tristan, il a connu la douceur d'être aimé de la charmeresse ; comme Tristan il a fait du vieux Merlin un Sganarelle qui n'a rien d'imaginaire. En même temps, comme le pâtre Cadual oublie Lilia pour la fée des Neiges, il a oublié sa mie Énide pour Viviane. Fée des Neiges, fée des Bois, c'est toujours cette fable de l'amoureuse rivalité entre la réalité et le songe. Toute la différence reste dans l'accommodement. Arthur et Énide cherchent à travers bois le vaillant et inconstant Gildas, Merlin les rencontre et les amène au palais de Viviane. Il les fait assister, de loin, au galant tête-à-tête de Gildas et de Viviane. Et comme Énide se dérobe et croit tout perdu, il la revêt d'un mystérieux pouvoir, qui lui permettra d'endormir d'un sommeil magique Viviane et ses serviteurs, et de leur arracher Gildas. Cet enchantement s'accomplit. Énide reprend Gildas, et quand Viviane s'éveille en son manoir, devenu pour une heure celui de la Belle au Bois Dormant, elle n'a plus que la ressource d'une violente colère et d'un appel aux armes. L'épée à la main, elle se précipite sur les traces des fugitifs. Elle arrive jusqu'à l'île de Rhuis, en Armorique ; elle y retrouve Énide dans un jardin ensoleillé, au milieu d'une végétation féerique d'orangers et d'oliviers. Elle va frapper sa rivale, quand apparaît Merlin, qui renvoie Viviane au fond de la sauvage Brocéliande, et unit Gildas et Énide. Un instant, il a voulu se venger de Gildas ; puis la pitié s'est émue en son âme ; puis encore, pour tout dire, il a pris son parti des infidélités de la malicieuse Viviane ; s'il est assez bon enchanteur pour y mettre un terme, il ne l'est pas assez pour les empêcher, et il se tient pour content de recueillir les miettes du fantasque amour de la charmeresse.

 

Je vais me mettre à ses genoux,

Implorant un sourire d'elle...

Car c'est mon sort immérité

C'est ma folie et c'est aussi ma volupté

D'aimer quand même une infidèle.

 

Ce conte de fées est conçu selon la poétique de Wagner ; de même la musique de M. Lucien Lambert s'alimente à la source du maître saxon. Mais si la recherche des procédés accuse cette tendance, il faut du moins constater chez M. Lucien Lambert une réelle originalité et une habileté de main qui est déjà de la maîtrise. Après une ouverture — une vraie ouverture, morceau rare maintenant, qui débute par une marche d'un très beau caractère, et met tout de suite en relief le motif fondamental du rôle de Gildas — la scène des chevaliers et du récit de Morgan forme l'introduction de l'ouvrage, assez sobre d'effets, jusqu'au chœur « Gloire à Gildas ! » d'une très remarquable plénitude de sonorité. Du monologue de Gildas qui vient ensuite, se dégage une impression de mystérieuse poésie. Des voix chantent dans l'orchestre : l'être humain n'est plus qu'un instrument de cet universel concert, qui nous transporte tout à fait dans le milieu du drame wagnérien.

 

En ce qui suit, je note encore et toujours ce sentiment de poésie pénétrante, cette recherche de la notation exacte des harmonies confuses de la vieille forêt du pays d'Armor. M. Lucien Lambert est une âme tendrement rêveuse, sensible aussi aux pittoresques rencontres, et où s'allume parfois une belle flamme de passion dramatique. Il a écrit, pour Brocéliande, un agréable divertissement chorégraphique. J'ai écouté avec un très vif plaisir cette partition, qui ne va pas sans présenter, çà et là, quelques aspérités nées de l'exubérance même de la production, et aussi certaines difficultés d'exécution, dont l'interprétation n'a pas toujours absolument triomphé. C'est à Mlle Parantoni, chargée du joli rôle d'Énide, que revient la première place dans cette interprétation, qui nous a fait revoir avec plaisir Mlle Marguerite Baux, de l'Opéra. M. Cornubert, de l'Opéra-Comique, et M. Ceste, remarqué déjà dans le prêtre de Samson et Dalila. MM. Poitevin, Corni et Corpait s'acquittent très bien des rôles du roi Arthur, de Tristan et de Morgan. L'orchestre, de premier ordre, est supérieurement conduit par M. Buvolf.

 

Brocéliande est de ces œuvres qui commanderaient des magnificences de mise en scène, devant lesquelles pourrait reculer même un théâtre comme l'Opéra. C'est une très intelligente et très louable entreprise que celle de M. Bussac, directeur du Théâtre des Arts, qui, en montant l'ouvrage de M. Lucien Lambert, avec des ressources bien moindres, a pu, grâce à un soin tout particulier, lui donner un réel éclat. Au point de vue artistique, la direction de M. Bussac mérite tous les encouragements et tous les éloges. Avec la belle reprise de Samson et Dalila, où nous a été rendue une cantatrice telle que Mme Elena Sanz, avec Brocéliande, gage précieux de sa sympathie pour les productions de la jeune école française, cette direction a brillamment suivi les traditions en honneur dans cette hospitalière cité de Rouen, où Salammbô et Samson et Dalila ont été exécutés pour la première fois en France, où, en peu d'années, quatre ou cinq ouvrages inédits ont eu la fortune, de plus en plus rare, de paraître devant un public dont le goût artistique et aussi la sévérité sont restés légendaires. Elle a, en outre, tout récemment donné Carmen, encore avec Mme Elena Sanz, presque au lendemain de l'immense succès obtenu par cette cantatrice dans le rôle de Dalila. Mme Elena Sanz nous a présenté une Carmen tout à fait espagnole, d'une physionomie originale, mais juste, d'une véritable distinction de race, dépouillée de tout le clinquant de fantaisie que lui prêtent les traditions provinciales. Cela n'a pas été sans doute sans déconcerter un peu la curiosité du public de Rouen ; il a pu toutefois, en fin de compte, savoir gré à l'artiste de cette conscience de composition dans les premières scènes, de même qu'il a admiré son jeu puissamment et sobrement dramatique dans les deux derniers tableaux. L'épisode des cartes a été particulièrement souligné, comme je m'y attendais bien, après avoir entendu Mme Sanz dire cette scène dans un de ses concerts au Grand-Hôtel et la dramatiser déjà, rien que par l'intensité de l'expression et le jeu de la physionomie.

 

 

 

01 avril 1893

 

La vie laborieuse de ce charmant et très français compositeur qui fut Léo Delibes s'est divisée en deux parts. La première nous le montre suivant son penchant naturel vers la grâce, l'esprit, l'élégance et la gaîté légère, écrivant des ouvrages qui le rattachent à la famille des maîtres de l'opéra-comique, nettement, mais non servilement, car sa modernité très raffinée s'y accuse dans l'emploi de formules déjà anciennes. La seconde y témoigne d'incessants efforts dans le sens de la grande musique dramatique.

 

Ces efforts, si intéressants qu'ils aient été et ne pouvaient manquer d'être, venant d'un musicien aussi supérieurement doué et d'un savoir aussi profond, n'ont pas paru constamment heureux. Le naturel du compositeur — ce naturel qui revient au galop, selon le fabuliste, même quand on s'efforce de le chasser — s'est toujours interposé comme impérieusement, alors que chez lui l'intention dramatique semblait se caractériser le mieux. La muse aimable, sa marraine, voulait être de toutes les fêtes de son esprit et se jetait parfois étourdiment à travers les combinaisons les plus sévères. Dans un seul ouvrage, la rencontre de ces deux éléments n'a point nui. Je veux parler de Lakmé où la poésie, la grâce tristement souriante de l'héroïne ont revêtu d'un caractère particulièrement touchant la forme dramatique pure. Aussi, cet ouvrage restera-t-il, dans le répertoire de Léo Delibes, à un rang équivalent à celui qu'occupe Carmen dans l'œuvre de Georges Bizet, toute proportion gardée entre la valeur de deux œuvres si essentiellement différentes.

 

Il n'en avait pas été de même pour Jean de Nivelle, le premier essai du compositeur dans le genre dramatique. Les éléments musicaux en avaient semblé hétérogènes : l'opéra y avoisinait l'opéra-comique et, à l'occasion, même, y fréquentait la légère opérette. Le public dérouté avait classé l'ouvrage en seconde ligne.

 

Il n'en a pas moins obtenu plus de cent représentations et des pages en sont restées qui perpétueront son souvenir.

 

Bien que d'un intérêt musical moins divisé, Kassya, que vient de représenter l'Opéra-Comique, est dans des conditions un peu analogues.

 

Kassya est, on le sait, la dernière œuvre de Léo Delibes. Elle n'était pas achevée quand il mourut. Il caressait beaucoup cette partition et au moment où la plume lui tomba des mains, il restait encore certainement bien des traits à y ajouter, bien des retouches à y faire. Ernest Guiraud avait accepté la mission de reprendre et de compléter cet opéra, dont la terminaison devait finalement échoir à M. J. Massenet.

 

Avant d'entrer dans l'examen de l'ouvrage, il convient de constater la délicatesse et le tact qui ont présidé à l'accomplissement de cette amicale et pieuse tâche.

 

Au dialogue ordinaire ont été substitués des récits musicaux qui représentent la part capitale de M. J. Massenet.

 

Mais là où son action n'est pas formellement constatée, elle ne s'en est pas moins exercée avec une habileté d'autant plus méritoire qu'il fallait, sans lui enlever son caractère personnel, sertir la pensée originale, en assurer la mise au point professionnelle pour sa présentation au public.

 

Si nous n'avons pas dans Kassya la pensée définitive de Léo Delibes, nous sommes certains de posséder, grâce à M. J. Massenet, une épreuve bien présentée de l'ouvrage en son premier état, notion toujours très particulièrement intéressante et curieuse en ce qu'elle permet de vérifier les hésitations de la main de l'artiste, les tâtonnements de sa recherche et aussi, çà et là, la franche allure de son premier jet.

 

MM. Henry Meilhac et Philippe Gille ont demandé aux récits galliciens de Sacher Masoch le sujet de Kassya.

 

Dans un charmant village aux maisons de bois, faites de solives lourdes réchampies d'azur et de cinabre, évoquant le souvenir à la fois des habitations norvégiennes et des isbahs russes, — encore bien que parfaitement exactes, car les décorateurs de notre temps ne reculent pas devant la fatigue d'un long voyage pour aller peindre leurs maquettes d'après nature ; — dans un charmant village donc, vivent de braves gens, qui sont le vieux Kostka, sa fille Sonia et le jeune Cyrille, son fiancé, ou tout au moins son amoureux. En dépit de la verdure des grands arbres de la place, on este à la veille de Noël ou de l'Épiphanie, si je ne me trompe, car voilà qu'on vient de nommer Cyrille roi des Rois mages et que, la nuit venue, il va s'en aller avec le cortège de l'Adoration. Tout irait au mieux en ce patriarcal séjour, s'il n'y avait Kassya, une tsigane, dont les beaux yeux et les allures caressantes et séduisantes ont fait certain ravage dans le cœur de Cyrille, depuis le jour où il lui a rendu le service de la débarrasser d'une épine dont saignait son joli pied. Bien qu'aimant la douce Sonia, il pense à Kassya et quand elle vient, un bouquet de sorbier rouge dans ses cheveux bruns dénoués, la lèvre rieuse et moqueuse, les yeux enjôleurs, il ne peut résister à l'entraînement : il la choisit pour reine à la grande tristesse de la pauvre et tendre Sonia. Mais une espérance veille dans le cœur de la charmante fille. Une devineresse tsigane, intervenue quelques instants auparavant, a lu dans les lignes de sa main qu'elle serait heureuse en son amour, comme elle a prédit à l'ardente Kassya la réalisation de ses vœux d'ambition et de fortune.

 

Le comte de Zevale, qui gouverne rudement, parfois même tyranniquement la province, a de son côté conçu pour Kassya une ardente passion. Il veut la détacher de Cyrille. Il fait venir ce dernier au château ; en même temps s'y trouve Kassya, à qui il exprime son amour, vainement d'abord, victorieusement ensuite, quand il lui promet de l'épouser, de mettre sur ses beaux cheveux une couronne de comtesse. C'est la réalisation de la prédiction de la tsigane. Kassya accepte. Pour Cyrille, le comte s'en est déjà débarrassé en le faisant enrôler de force pour un service de deux ans.

 

Elles sont écoulées, ces deux années. En plein hiver, à travers la forêt toute blanche de neige, revient Cyrille. Sonia et son père l'ont précédé en cette solitude ; ils sont venus, au milieu des tristesses de la nature, dire les tristesses et aussi les espérances de leur cœur. Des paysans opprimés par le comte, poussés à bout par ses exigences cruelles, proférant contre lui et contre Kassya de venue sa femme des menaces de vengeance, se sont aussi rassemblés là, armés de faux, de haches et de piques. Cyrille se trouve à propos au milieu d'eux pour les conduire à l'assaut du château. Il a d'ailleurs retrouvé pour Sonia sa tendresse ancienne et il n'aurait qu'à être tranquillement heureux avec elle, en oubliant la fantasque Kassya, s'il n'était indispensable de dénouer le drame. C'est au milieu d'une fête que les paysans soulevés contre leur seigneur surprennent le comte et Kassya. Leur colère serait mortelle, si Cyrille n'intervenait. A sa vue, tout l'amour de Kassya se réveille. Et là encore sa séduction serait assez puissante pour reprendre Cyrille, si, au moment où ils vont s'éloigner ensemble, n'intervenait le vieux Kostka. Kassya comprend que la fatalité la condamne ; elle veut faire Cyrille libre et Sonia heureuse. Et elle se frappe mortellement d'un coup de stylet.

 

Ainsi racontée, cette fable apparaît assez simple et, nonobstant la situation toujours un peu gauche d'un homme aimé de deux femmes, elle semblerait faite pour intéresser le public et servir de thème à une composition large et nette. Malheureusement, au sens de ces idées de simplification et d'unité qui régissent la poétique actuelle, elle se produit enjolivée de détails et d'épisodes qui en surchargent les grandes lignes : elle est conçue, en un mot, selon le mode autrefois classique et sacrifie la recherche du drame humain à l'échelonnement d'une série de scènes ne constituant plus maintenant que des végétations parasites, si agréables, amusantes et pittoresques qu'elles soient d'ailleurs.

 

C'est à cette abondance et à cette variété d'éléments que Kassya devra peut-être de produire une impression relativement comparable à celle de Jean de Nivelle. Cette impression du moins aura aussi pour correctif l'existence d'une série de très jolies pages à détacher de l'ensemble et qu'une conception plus sobre aurait à l'avance condamnées.

 

Le drame commence par un chœur de buveurs de très franche allure succédant au bref allegretto de l'introduction symphonique. Après une scène avec l'aubergiste, le chœur reprend. La construction de ce morceau est toute selon la tradition du genre ; si le lien qui le rattache au drame est très frêle, l'intérêt musical est réel. Je dirai du reste, une fois pour toutes, en feuilletant la partition, pour y raviver les impressions de cette soirée, que les chœurs y sont généralement très bien venus, frappants par la netteté de leur rythme, par leur sonorité franche. Cette observation s'applique au chœur des marchands juifs au premier acte, au chœur des recruteurs au deuxième. Je citerai encore le chœur épisodique des frileuses, au troisième acte. Il est d'une légèreté très agréable et il le faut applaudir, bien qu'il semble sortir du ton fondamental de l'ouvrage.

 

Le récit de Cyrille : « C'était là-bas sous les aulnaies », pour en revenir au premier acte, se développe avec une intéressante et poétique variété ; il m'a semblé que l'interprétation ne le mettait pas complètement en valeur.

 

Le duo de la rencontre de Cyrille et de Kassya est tout plein de grâce malicieuse. La scène de la prédiction de la bohémienne, d'un caractère un peu mystérieux, commence heureusement le finale, où, en même temps que tombe la nuit et s'allument les falots escortant les rois mages et les bergers, monte la voix de Cyrille chantant l'andante : « Salut fleur d'Occident », accompagné par les chœurs à bouche fermée. Une mazurka, sur les paroles : « C'est la Reine nouvelle ! » termine avec une joyeuse animation ce premier acte.

 

Au deuxième, je citerai, parmi les morceaux à retenir, la chanson slave de Kassya et l'air du comte : « Eh quoi ! pas un mot de tendresse ? »

 

Mais c'est au troisième acte que se trouve la page tout à fait hors ligne de la partition, la page qui, sous ce titre : « L'air de l'Hirondelle », fera vivre longtemps dans la mémoire des dilettantes le souvenir de Kassya.

 

Suave et lumineuse inspiration : la musique y ouvre son aile, y prend l'essor, y pousse en plein ciel un cri d'allégresse ; puis tout à coup un grand apaisement se fait et avec une exquise douceur, avec une légèreté aérienne, le chant semble s'évanouir dans le bleu. L'impression que donne ce morceau est délicieuse. Il a été bissé d'enthousiasme.

 

La scène et le finale de la révolte : « Marchez ! Fauchez ! » a les mêmes qualités de netteté et de franchise que j'ai déjà signalées dans les chœurs.

 

Pour le quatrième acte qui, après la répétition générale, a été combiné avec le cinquième, de façon à accélérer le dénouement, j'en louerai la recherche dramatique et j'y relèverai surtout un ballet dont les quatre numéros : Obertas, Danse ruthène, Sumka et Trepak, développés sur des thèmes originaux, sont des merveilles d'ingéniosité, de finesse et de grâce instrumentales. Ce ballet met en plein drame comme un écho de la jeunesse heureuse du maître, à qui la musique française doit les partitions de Coppélia et de Sylvia, désormais classées comme des chefs-d’œuvre du genre.

 

L'interprétation de Kassya est confiée à plusieurs des meilleurs artistes de l'Opéra-Comique, auxquels est venue se joindre, dans le principal rôle, Mme de Nuovina, une cantatrice roumaine, qui s'est révélée, si je ne me trompe, au théâtre de la Monnaie.

 

Mme de Nuovina a de grandes qualités natives : une physionomie séduisante et singulièrement mobile, une souplesse et une insouciante langueur de gestes qui donnent un irritant attrait à son jeu, une voix d'un éclat pur. L'entraînement de quelques représentations achèvera de coordonner ces qualités précieuses.

 

Dans le rôle de la tendre et douce Sonia, Mlle Simonnet a été acclamée. C'est à elle qu'est échu cet air de l' « Hirondelle » sur les ailes duquel elle est allée alle stelle.

 

Cyrille se personnifie en l'excellent ténor Gibert, dont la voix est faite pour les effets de force du grand répertoire, mieux, semble-t-il, que pour les tendresses de l'opéra-comique. M. Soulacroix compose et chante avec le talent que l'on sait le rôle peu sympathique du comte de Zevale. M. Lorrain est parfait sous les traits du vieux Kostka. Il est regrettable que le rôle soit si court. Je dois nommer encore MM. Challet, Bernaert, Artus, Troy et Mmes Robert et Delort. Enfin, j'adresse les plus sincères compliments à Mlle Elven qui, après la charmante Papagena de la Flûte enchantée, nous a, dans Kassya, présenté la pittoresque figure de la devineresse.

 

Excellent orchestre, comme toujours, sous la ferme direction de M. J. Danbé. Beaux et curieux décors de MM. Carpezat, Rubé et Chaperon.

 

Kassya termine la saison de l'Opéra-Comique. M. Carvalho entend lui donner pourtant, comme agréable épilogue, la Phryné de M. Camille Saint-Saëns, un caprice d'artiste en veine de fantaisie et de familière gaîté.

 

 

 

15 avril 1893

 

I

 

Le nom de César Franck n'est point de ceux que la foule ait appris vite ; de son vivant, l'auteur de tant d'œuvres d'une si belle sérénité se tenait à l'écart, goûtant cette mystérieuse jouissance de la production sans trêve dans le parfait recueillement, loin des hommes, loin des intrigues, loin de la lutte pour une place au grand soleil. Je le revois toujours tel qu'un portrait sincère nous l'a montré, assis devant le clavier de son grand orgue, les yeux pleins de l'intense lumière de la pensée, les traits animés d'une belle joie intime, tout en lui respirant ce large contentement qui suit le labeur ardemment, consciencieusement accompli.

 

Ce n'est pas la première fois que je l'évoque, l'image de ce maître, grave, doux et naïf, qui gardait en notre siècle de puffisme, d'effrénée réclame, de vanité grandiloquente, la noble simplicité d'un primitif. Il m'était apparu déjà tel qu'un fervent lévite perdu dans l'ombre sacrée du sanctuaire musical. « Mais, disais-je alors, le prestige de la mort commence à revêtir de lumière cette figure. »

 

Très peu de temps s'est écoulé depuis que César Franck a cessé de compter parmi les vivants, et voilà qu'en effet il se relève tout à coup et grandit devant nous de toute la hauteur de cette œuvre superbe : les Béatitudes, qui vient d'être exécutée au concert du Châtelet, avec un succès considérable. Certes, ceux qui ont suivi les diverses manifestations du génie musical de César Franck savaient depuis longtemps la beauté de cette œuvre ; mais leur admiration n'avait point été jusqu'ici assez communicative pour en imposer la mise à l'étude. On en avait exécuté un fragment, puis le silence s'était fait, et l'auteur avait continué à vivre, en apparence insoucieux de toute gloire, salué seulement au passage des témoignages d'une respectueuse admiration. Il avait des élèves, ou plutôt une école, une doctrine d'art qui ralliait bien des jeunes esprits, dont tous n'étaient peut-être pas de sa communion véritable, mais qu'il enveloppait d'une vaste et indulgente bonté. A ceux qu'il instruisait directement il prêchait la sincérité, il la leur enseignait par l'exemple, il les voulait conscients de leur personnalité, sans servilisme pédagogique ; à ceux qui, n'ayant point reçu, dès le principe, ses leçons, s'inféodaient pourtant à lui, il prodiguait les conseils avec une discrétion souriante. Ainsi s'est formé autour de lui ce groupe de fidèles, qui s'est trouvé tout naturellement grossi depuis qu'il n'est plus.

 

Les adeptes de la première heure, ceux qui avaient foi en l'avenir de ses conceptions, le considéraient comme un être à part dans la grande famille des compositeurs.

 

« Dans notre école, me disait un jour l'un d'eux, nous avons de grands musiciens, incontestablement, mais nous n'avons qu'un saint : César Franck. C'est un vrai saint de musique, un Bach français et moderne, un ascète qui a senti même la tendresse et la grâce humaine avec une précieuse sainteté. Les Béatitudes sont un chef-d’œuvre unique en son genre, un chef-d’œuvre de profondeur humaine et de religieuse intimité. »

 

C'est en 1891 que je recueillais et que je transcrivais ce jugement. Il se trouve vérifié absolument aujourd'hui par les suffrages d'un public qui paye à César Franck le même tribut d'éloges que naguère il a payé à Berlioz. Les Béatitudes se sont placées en effet, dès le premier jour, à une hauteur égale à celle qu'après bien des années a pu atteindre la Damnation de Faust. Par des chemins très différents, ces deux compositeurs auront conquis leur lumineuse place.

 

C'est d'un sentiment tout chrétien, tout évangélique que les Béatitudes sont nées. César Franck était un croyant et en son couvre s'affirmait avec joie sa croyance. Un autre plus préoccupé des goûts du public, de la frivolité courante, aurait reculé peut-être devant la monotonie en apparence inévitable d'un tel sujet. Lui, s'est jeté à corps perdu dans cette bataille contre de multiples et redoutables difficultés. Aux voix humaines qui, par huit fois, s'élèvent folles, lamentables, violentes, il a opposé la voix du Christ, tantôt seule, tantôt traduite, soutenue, paraphrasée par le chœur. C'est un travail d'une ingéniosité rare, témoignant des énormes ressources d'une imagination sans cesse en éveil, d'une inspiration constante, d'un souffle puissant. Des harmonies d'une merveilleuse nouveauté enveloppent, comme un précieux et chatoyant tissu, les lignes pures de l'œuvre. Çà et là éclatent quelques sonorités stridentes, déchirant la trame harmonique. Ce sont les échappées du génie de César Franck, Il se souvient volontiers, quand il a à peindre les douleurs et les fureurs des êtres, du tableau évangélique de la géhenne : Hic erunt gemitus et stridor dentium. Et le clangor tubarum, qui procède de la même source biblique, s'ajoute encore à la force des effets. Mais quelle suave douceur dans les principales pages, quelle divine sérénité, et surtout quel souffle largement soutenu dans le déploiement de ces phrases qui se déroulent en leur majestueuse beauté ! Si César Franck touche parfois rudement les cordes humaines, c'est avec d'angéliques délicatesses qu'il fait vibrer celles de la céleste harpe.

 

Dans le prologue des Béatitudes s'énoncent avec beaucoup de simplicité, de largeur et de grandeur, qualités maîtresses du compositeur, le sujet et le caractère de l'ouvrage : la Terre criant sa misère séculaire, les hommes bourreaux ou victimes, le vieux monde expirant, les déshérités tournant leurs regards vers le ciel et le Divin Maître apparaissant, parmi le chœur séraphique, et laissant tomber, comme une rosée, de réconfortantes paroles dans les cœurs abattus.

 

La parole : « Bienheureux les pauvres d'esprit ! » est heureusement commentée dans le premier morceau. Aux hommes affolés de richesse, importunés par le spectacle des misères qui les environnent, — long chœur où les paroles se répètent, s'amplifient sans autre souci esthétique que l'épanouissement de l'effet musical, — répond la voix du Christ, d'abord douce, puis croissante, vibrante et tout empreinte d'une onctueuse et paternelle autorité. Le chœur céleste bientôt se superpose à elle, la soutient et fait s'achever la page en un très beau quatuor peu à peu ralenti.

 

Dans la seconde Béatitude, au triste chœur : « Le ciel est loin, la terre est sombre », succède la parole du Christ, formulée par cinq solistes : soprani, ténors et basse. Bel andante tout empreint d'une miséricordieuse pitié. Puis le Christ parle seul, résumant en une courte phrase très suave le sens moral et musical du morceau.

 

Dans le numéro suivant, le maître cherche d'autres effets : Sur les paroles : « Reine implacable, ô douleur ! » son inspiration se fait plus âpre ; sur le fond sombre des basses, éclate le crescendo des ténors toujours plus accentué, jusqu'à ce que des plaintes isolées montent du milieu de la foule misérable. C'est l'épouse, l'orphelin, la mère, l'époux qui, tour à tour, poussent leur lamentation vers le ciel. Puis les plaintes s'entre-croisent, se confondent ; la foule gémissante, les esclaves rivés à leur chaîne, les penseurs opprimés par le doute, s'associent pour cet hymne de douleur. C'est grandement dramatique et pathétique. La voix lente et pénétrante du Christ traverse comme d'une fraîcheur matinale cette fiévreuse inspiration et ici encore le chœur céleste. souligne heureusement l'effet.

 

Une belle pièce symphonique précède le quatrième morceau. C'est la première fois que, dans l'œuvre, la voix humaine ne vient qu'en seconde ligne dans l'ordonnance musicale. Ici point de chœurs, même. Seuls, le ténor et le baryton disent avec une sobriété puissante la lamentation humaine et la consolation divine.

 

A mesure que j'avance dans cette rapide analyse, j'admire de nouveau les prodigieuses ressources de ce musicien que ne lasse ni l'uniformité de l'abord des situations, ni la superposition presque constante des sentiments. Le numéro deux : « Bienheureux ceux qui sont doux ! » et le numéro sept, par exemple : « Bienheureux les pacifiques ! » présentent, comme thème, une analogie qui aurait assurément inquiété la pensée d'un homme moins subtil et surtout moins convaincu. Lui va tranquillement son chemin avec une invincible force et une admirable variété d'allures. Je n'aurais pas la même ressource ; je manquerais de termes pour louer comme il convient les dernières parties de cette magistrale construction musicale. Je m'incline avec respect devant ses beautés sereines et grandioses et je loue grandement M. Édouard Colonne d'avoir tiré de l'ombre ce superbe ouvrage, de l'avoir confié à des interprètes comme M. Auguez, M. Fournets, Mmes Pregi, de Nocé et Tarquini d'Or, auxquels s'adjoignent, dans des emplois auxiliaires très importants, MM. Villa, Warmbrodt, Grimaud et Ballard.

 

César Franck aurait trouvé cette interprétation tout à fait digne d'une œuvre dont je regrette de n'avoir pu parler en suffisante connaissance de cause. Il faudrait, pour la pénétrer intimement, plus que les deux auditions qui en ont été données au moment où est écrite cette chronique.

 

Elle est heureusement de celles vers lesquelles il sera fréquemment possible de revenir. Une fortune égale à celle de la Damnation de Faust lui est promise. La fin de la saison va forcément en interrompre les auditions : elles seront certainement reprises à la rentrée avec un nouvel éclat et continueront à glorifier le nom d'un des compositeurs les plus purs, les plus personnels de notre école nationale.

 

Il me revient, en terminant ces trop brèves lignes, un souvenir que je veux dire, parce qu'il caractérise bien la conviction profonde, l'isolement absolu de l'esprit de César Franck, son détachement complet de ce qui n'était pas sa conception même.

 

Bien souvent, après l'audition de quelqu'une de ses compositions, ceux qui l'entouraient, ceux qui l'aimaient, se souciaient de quelque faiblesse d'interprétation, de quelque mouvement gauchement pris. On l'interrogeait avec crainte :

 

— Êtes-vous content ?

 

Lui, presque invariablement, avec candeur, de sa voix grave répondait :

 

— Très content. Très content ! — Cela a été parfaitement bien !

 

C'est qu'en réalité il n'avait pas entendu la voix des interprètes ; en son admirable concentration de créateur, il n'avait écouté que les voix qui chantaient en lui, lui rendant son œuvre telle qu'il l'avait conçue et exécutée, d'une pureté absolue, sans accident, sans défaillance.

 

II

 

Je n'ai pas eu à parler des Drames sacrés, en tant qu'ouvrage dramatique. J'en puis dire un mot au point de vue musical. Les dix tableaux du poème de MM. Armand Silvestre et Eugène Morand, représenté au Vaudeville, se doublent, en effet, d'une musique de scène et de divers morceaux épisodiques. Bien que très discrète, cette musique n'en a pas moins son importance et sa valeur.

 

Quatre morceaux : le Sommeil de Fra Angelico, un Ave Maria, le Jardin des Oliviers et la Résurrection sont l'œuvre de M. Charles Gounod et portent sa magistrale empreinte. On sait quel acte de foi il accomplit en paraphrasant ces thèmes mystiques et avec quelle ferveur ! — Ces pages ont été hautement appréciées. — On a, d'autre part, remarqué les ingénieux et délicats arrangements de musique de scène dus à M. Laurent Léon, le très distingué directeur de l'orchestre invisible de la Comédie-Française. On sait peu que cet érudit et intelligent collaborateur a eu sa part anonyme dans beaucoup d'œuvres à succès. Depuis plus de vingt ans, tragédies, drames et comédies lui doivent ces additions musicales sans lesquelles ne va plus aucun ouvrage de quelque importance. La musique de scène de M. Laurent Léon restera dans les archives de la Comédie-Française et y deviendra traditionnelle. Celle qu'il a écrite pour les Drames sacrés contient, entre autres pages à noter, la scène impressionnante de Salomé, la délicate inspiration de la première rencontre de Jésus et de Magdeleine, la jolie danse des Filles de Bethphagé, le jour des Rameaux, et surtout la Plainte de la Forêt.

 

Tout cela malheureusement n'apparaît que comme une très légère trame. Le musicien, en présence du dramaturge, s'est ici, selon un mot connu, scrupuleusement tenu à sa place.

 

Les frères Hillemacher ont, en presque semblable occurrence, apporté au drame évangélique de M. Haraucourt, la Passion, représenté au Châtelet, en cette dernière quinzaine de mars, l'appoint de la musique. Mais cette musique n'est point la leur ; c'est celle de Bach ; ils l'ont très habilement adaptée aux besoins de l'action dramatique qu'elle accompagne et qu'elle encadre avantageusement.

 

MM. Paul et Lucien Hillemacher, deux jeunes compositeurs d'un vrai talent et d'une minutieuse conscience, sont parmi ceux qui attendent et attendront peut-être longtemps encore l'hospitalité d'un vrai théâtre lyrique. Ils auraient pu, comme tant d'autres, courir aux succès faciles de la musique de genre ; ils se sont résignés dignement à attendre que le temps vienne pour eux de faire leur œuvre de maîtrise Ils ont déjà donné à Bruxelles un Saint-Mégrin dont j'ai parlé ici même et qui les met d'ailleurs hors de pages.

 

J'enregistre, pour en finir avec les sujets sacrés de la période quadragésimale, le multiple succès obtenu sur diverses grandes scènes de province, notamment à Lille et à Bordeaux, par la Marie-Magdeleine de M. J. Massenet. L'œuvre est classée depuis longtemps ; on la verra aussi quelque jour au théâtre, et il demeure probable que c'est à Paris, où il y a vingt et un ans elle a été applaudie pour la première fois à un concert donné à l'Odéon, qu'elle se manifestera sous cette nouvelle forme.

 

Avec la semaine de Pâques sont revenus des sujets moins édifiants. Le théâtre des Menus-Plaisirs a donné le Docteur Blanc, un mimodrame de M. Catulle Mendès, musique de M. Gabriel Pierné.

 

Le goût du public est tourné en ce moment vers l'art mimique. Le Docteur Blanc est à la fois très réaliste et très fantaisiste. Ses aventures, que nous raconte un fort joli livret, tout de blanc vêtu, publié chez Charpentier et Fasquelle, sont des plus compliquées. Pierrot en est le héros, un Pierrot tragique.

 

Car il est loin, le temps où l'amusant infarinato de la Comédie italienne nous récréait simplement du spectacle de ses jolis vices, de sa paresse, de sa goinfrerie, de son amour pour le bien d'autrui qu'il escamotait avec une si gracieuse prestesse, de ses mines amoureuses et déconfites. Actuellement, il est passé grand criminel ; il tue sa femme et on le guillotine ! Sa blancheur n'est plus candeur. C'est moralement un Pierrot noir, comme d'aucuns se plaisent à le réaliser. Il n'entre point dans mes vues de le juger sous cette nouvelle forme. C'est la musique surtout qui m'a attiré vers lui. Celle de M. G. Pierné est d'un expert ouvrier : elle a de la fermeté, de la couleur et de la grâce; aux inspirations personnelles elle mêle avec ingéniosité beaucoup de motifs populaires parfois dénaturés avec un sentiment fort juste de la situation dramatique. Tel, l'air bien connu des Deux Gendarmes, alors que Pierrot, tombé au milieu des figures de cire du musée Barnum neveu, se trouve en proie au plus horrible des cauchemars. On a fort goûté cette petite partition. Mme Pepa Invernizzi est un Pierrot de vive intelligence et de très expressive mimique. Mlle Newa fait, à côté d'elle, un très charmant Frisselis, et Mlle Bonheur une agréable Maravilha. La danse pittoresque de Mlle de Labounskaïa prête au dernier tableau un attrait tout spécial en sa savante morbidesse orientale.

 

 

 

15 mai 1893

 

I

 

L'Opéra-Comique a remis sur l'affiche le premier opéra de Georges Bizet, représenté sur cette même scène peu après son retour de Rome : les Pêcheurs de perles. Durant l’Exposition cet ouvrage avait été donné à la Gaîté, transformée en Théâtre-Italien, et c'était alors, comme aujourd'hui, Mlle Emma Calvé qui chantait le rôle de Leïla, créé, s'il m'en souvient bien, par Mlle de Maësen.

 

J'ai dit, en parlant naguère des Pêcheurs de perles, comment s'y affirmait déjà la personnalité de Georges Bizet ; de quelles exquises qualités de facture il y faisait preuve, et quelles délicates inspirations y fleurissaient, notamment l'air de Leïla et le duo du baryton et du ténor. Certes, le talent du jeune compositeur était loin encore de la maturité, mais ni avec les Pêcheurs de perles ni avec la Jolie Fille de Perth, ni avec Djamileh, on ne lui tint équitablement compte des grandes espérances qu'il donnait, de la recherche merveilleuse de son style et du charme réel de sa mélodie. Ce n'est qu'avec l'Arlésienne et avec Carmen qu'il a commencé à avoir raison des préventions et des opinions cruellement partiales. Et encore est-il tombé sans goûter cette pure joie du triomphe consacré. Il y a vingt ans, à l'époque des Pêcheurs de perles, la lutte durait encore entre les représentants du vieux genre et les partisans de cette école qu'on appelait, sans trop savoir pourquoi, celle de la musique de l'avenir. C'était une querelle de mots ; « vagnérien » était la qualification dédaigneuse appliquée à ceux qui tentaient de sortir du sentier archi-battu de la mélodie facile et s'ingéniaient, sinon à faire mieux que leur devanciers, du moins à faire autre chose.

 

Georges Bizet fut souventes fois, pour sa part, traité de wagnérien, bien qu'à tout prendre c'est à Schumann qu'il eût fallu le rattacher, si sa filiation musicale avait dû être à grande rigueur établie. Le compositeur très français et très originalement français de Carmen n'avait, en réalité, que faire de ces attaches ; son savoir profond et son érudition considérable l'avaient sans doute accoutumé au commerce des maîtres de toutes les écoles et de toutes les nationalités ; mais, en se documentant, il ne s'inféodait pas. Il a bien fallu le reconnaître après Carmen devenue comme l'ouvrage de fond du répertoire international.

 

Il est très plaisant, quand on se trouve en présence de l’œuvre entier d'un compositeur comme Georges Bizet, de remonter le courant de la critique, contemporaine de ses productions. On y fait des découvertes charmantes ; on y lit des appréciations augurales formulées par des gens qui, aujourd'hui, doivent avoir quelque peine à se regarder sans rire, quand ils se comparent à eux-mêmes. Là-bas, dans le lointain de l'histoire, on a traité lestement le jeune Bizet, on a malmené Berlioz et on a considéré Wagner comme un fou. Et voilà que, vingt ans écoulés, les convictions se retournent comme un gant et qu'on se met à épiloguer avec une rage d'admiration sur des choses qu'on tenait pour mauvaises, médiocres ou vaines.

 

J'aime beaucoup à faire de ces voyages à la découverte des sources de l'opinion. Et je m'y confirme de plus en plus dans cette pensée que la sincérité est la vertu rare et que sages sont certains critiques qui, de notre temps, ont pris le prudent parti d'affirmer qu'une chose est bonne, à moins qu'elle ne soit mauvaise et qu'au surplus le public prononcera en dernier ressort.

 

La Biographie des musiciens, de Fétis, et son supplément, que les exigences professionnelles nous font fréquemment ouvrir pour y contrôler un renseignement, pour y chercher une date, abondent en traits d'aimable contradiction ; que de gens on a tués, là, qui se portent comme des chênes ! Que de principes on y a condamnés dont on célèbre aujourd'hui l'immense valeur !

 

On y dit très délibérément à Bizet que dans ses premiers ouvrages « conçus dans le style wagnérien », — c'est le refrain de toutes ces critiques, — « il a sacrifié, à une sorte de mélopée traînante et indéfinie, parsemée d'audaces harmoniques un peu trop violentes, les deux qualités sans lesquelles il n'est point de véritable musique : la vigueur du rythme et la franchise du sentiment tonal ».

 

C'est, à mots couverts, lui reprocher de manquer de vulgarité.

 

Pour ce petit acte, Djamileh, que Paris a à peine vu en 1872, et qu'il sera le dernier à connaître, les théâtres de l'étranger s'en étant emparés et le jouant couramment aujourd'hui, ce n'était, au dire du biographe, qu'une « production étrange dans laquelle Bizet semblait avoir voulu accumuler à plaisir toutes les qualités les plus anti-scéniques dont un musicien puisse faire preuve au théâtre ».

 

Carmen trouve cependant quelque indulgence devant l'auteur anonyme de la notice consacrée à Bizet dans le supplément du Dictionnaire de Fétis. On ne va pas naturellement jusqu'à dire qu'elle est la formule la plus complète du système du compositeur, — ce serait trop devancer le jugement actuel ; — on y constate au contraire qu'elle est comme une sorte de déclaration de principes nouveaux, comme une prise de possession « d'un domaine qui lui avait paru jusqu'alors indigne de ses désirs et de ses convoitises et qu'à ces divers égards elle méritait de fixer l'attention du public et de la critique », qu'enfin, elle est écrite dans le « vrai ton de l'opéra-comique », bien que l'auteur n'ait pas voulu faire abstraction de son rare talent de symphoniste et que cette préoccupation l'ait entraîné parfois « un peu plus loin que de raison ».

 

En somme, le pauvre Bizet aurait eu de quoi se contenter un peu dans cette maigre répartition de critiques et d'éloges, — car il était fort modeste, — s'il avait pu lire cette notice. Elle est postérieure à sa mort ; en revanche, il a subi l'amertume de jugements bien autrement acerbes et cruellement injustes et je me suis demandé si sa fin prématurée et si triste ne trouverait point, pour une part, son explication et sa cause. dans les douloureuses émotions de son cœur, si tendre, si impressionnable, malgré le scepticisme dont il se plaisait à faire profession.

 

Mme Emma Calvé a eu un très grand succès dans les Pêcheurs de perles. J'ai analysé cette curieuse et intéressante physionomie d'artiste dans Cavalleria rusticana et dans Carmen. Ici, elle se montre avec ses qualités natives : la distinction, la grâce, la poésie, et la cantatrice s'y fait apprécier par la beauté, la pureté de la voix et la valeur de l'expression. Le caractère du rôle n'exigeant point, comme la Santuzza et la Carmen, une constante dépense d'efforts dramatiques, laisse la jeune artiste tout à fait maîtresse de la perfection de son style.

 

M. Delmas a été bien accueilli et M. Soulacroix s'est montré excellent dans le rôle de Zurga.

 

On joue, avec les Pêcheurs de perles, le séculaire et charmant Richard Cœur de Lion, aimé de toutes les écoles.

 

II

 

L'Opéra a préludé aux représentations de la Walkyrie par une audition-conférence de l'Or du Rhin, audition réduite, bien entendu, aux principales pages de ce grand prologue de la Tétralogie.

 

Il a été logique, en effet, de préparer ainsi le public à la représentation de la Walkyrie ; peut-être même, puisqu'il faut prendre du Wagner à haute dose, cette logique aurait dû conseiller non pas seulement une sélection de l'Or du Rhin, avec accompagnement de deux pianos, mais bien la représentation de ce premier épisode du Cycle des Nibelungen, avec toute la magnificence de spectacle qu'elle comporte. La Walkyrie serait venue ensuite, selon l'ordre réglé par le compositeur lui-même. L'occasion me sera donnée, en parlant de ce grand ouvrage, d'examiner d'un peu près la poétique du maître saxon. Je veux me borner aujourd'hui à rappeler les traits principaux de la fable par lui mise en œuvre et qui sont la préface toute fantastique de ce drame en partie humain dont les trois actions s'appellent : la Walkyrie, Siegfried et le Crépuscule des Dieux. C'est au fond du Rhin qu'il, faut plonger, à travers beaucoup de nuages, pour discerner le sujet de ce prologue, qui, s'il ne brille pas par une parfaite raison des faits, évoque du moins des images d'une poésie ravissante et des splendeurs décoratives d'une conception largement pittoresque, à peu près irréalisables au théâtre d'ailleurs.

 

Dans les vagues transparences du grand fleuve dentelées de roches sombrés, où s'allument çà et là les fauves éclairs de l'or vierge, se jouent les filles du Rhin. Elles chantent, elles rient ; de par cette puissance mystérieuse qui les dérobe à l'oppression des flots ; moqueuses, elles voient monter vers elles un nain difforme, Alberich le Nibelung, qui, des entrailles de la terre, surgit, curieux d'un élément nouveau, et bientôt séduit par les malicieuses ondines. Mais, en même temps qu'il les admire, il voit, sous le soleil perçant, les eaux profondes, étinceler le trésor des roches.

 

Il apprend que celui qui prendrait cet or et en forgerait un anneau posséderait la force universelle, à la condition toutefois de renoncer à l'amour. Aussi les filles du Rhin sont-elles tranquilles. Nul ne leur ravira leur trésor, car nul ne voudra perdre la douceur d'aimer. Le Nibelung, pourtant, a bientôt fait de préférer la puissance de l'or à la volupté de l'amour. Il fuit la poursuite des ondines, glisse dans l'antre et tout à coup reparaît triomphant. Il a arraché du flanc des roches l'or merveilleux et, pour forger l'anneau talismanique, il l'emporte, en maudissant l'amour.

 

Alors, au milieu des gémissements des ondines, le fleuve semble s'évanouir, et voici qu'apparaît le sommet d'une montagne sur laquelle les dieux primitifs sont endormis. Devant eux se dresse le Walhalla, le palais superbe que les géants ont construit pour la grande famille de Wotan, le maître des dieux, qui en compagnie de Fricka, sa femme, admire ce chef-d’œuvre d'architecture et songe tristement qu'il a promis de le payer du don de leur fille, la belle Fréïa. Il agrée peu à Fréïa de servir de prix à cette maçonnerie titanesque, Elle supplie ses parents de lui épargner ce dur sacrifice. Loge, le dieu du feu, s'ingénie à trouver la rançon de Fréïa. Mais, en vain, il parcourt le ciel et la terre ; rien ne lui apparaît qui puisse être estimé plus précieux que l'amour. Alberich le Nibelung, seul, on le sait, en a jugé autrement.

 

En entendant le récit des vaines recherches de Loge, les géants se sentent pris de cupidité. Ils offrent de rendre la liberté à Fréïa, si Wotan peut, en échange, leur livrer l'or, source de toute puissance.

 

Mais, en attendant, ils emmènent la déesse charmante qui pleure et supplie. Alors le ciel s'assombrit ; une affliction mortelle s'empare des dieux ; la vieillesse s'est abattue subitement sur eux ; Fricka chancelle, Wotan courbe la tête ; le dieu de la joie voit se faner les roses de sa couronne ; Thor n'a plus ses colères fulgurantes ; le marteau, qui fait jaillir la foudre, s'échappe de sa main ; la jeunesse, la beauté, l'amour sont partis avec Fréïa (1).

 

(1) Richard Wagner et son œuvre poétique, par Judith Gautier.

 

Aidé de Loge, Wotan trouve enfin le chemin des abîmes où se cachent les maîtres de l'or, les gnomes. Il arrache l'or à Alberich le Nibelung, il lui arrache encore l'anneau talismanique. Alors Alberich maudit l'or comme il a maudit l'amour.

 

« Malheur aux possesseurs de l'or ; que celui qui ne l'a pas le convoite avec rage, que celui qui le possède le garde dans les angoisses de la peur ! Maudit ! maudit ! »

 

L'or, cependant, va servir à racheter Fréïa. Lee géants en veulent un monceau assez haut pour cadrer à leurs yeux la jeune déesse. Il leur faut pour cela exiger jusqu'à l'anneau du Nibelung, que Wotan d'abord leur refuse.

 

Mais la voix d’Erda, la divinité première, la voyante de toute destinée, conseille à Wotan de jeter l’anneau sur qui est la malédiction. Wotan obéit. Et avec Fréïa reviennent parmi les dieux la jeunesse, la force et la fierté. Wotan, joyeusement, appelle les vents et les nuages, et au milieu du désordre des éléments, le Walhalla resplendit de lumière et les dieux, affranchis de toute crainte, montent triomphalement vers leur nébuleux Olympe, tandis que les filles du Rhin pleurent, dans les profondeurs du fleuve, la perte de l'or souverain.

 

Cette brève analyse n'éclairera que médiocrement, je le crains, les complications de la légende. M. Catulle Mendès, en sa conférence précédant et accompagnant l'audition des fragments de l'Or du Rhin, a pris soin de les exposer mieux, et l'exécution vocale a complété et accentué l'effet de ses paroles.

 

C'était pourtant aller, ce me semble, contre l'esprit même de la doctrine du compositeur que de livrer ainsi, en leur nudité, dépouillées de leur prestige théâtral, ces pages choisies de l'œuvre. Contre toute prévision, l'épreuve ne leur a pas été défavorable.

 

La première scène, si curieuse d'invention mélodique, la malédiction d'Alberich, le récit de Wotan, énergiquement bissé, la prophétie d'Erda, et enfin l'entrée triomphale des dieux au Walhalla, avec la touchante plainte des ondines, ont été écoutés avec un constant intérêt. Et devant le génie du compositeur, nous nous sommes encore une fois efforcé d'oublier ce que fut l'homme pour nous.

 

D'autres impressions contradictoires se partageront encore notre esprit en présence de cette Walkyrie dont, à cause de la date de cette chronique, il ne m'est pas permis aujourd'hui de parler, et que l'Opéra, pourtant, aura faite sienne, au moment où paraîtront ces lignes.

 

En terminant, je note l'accueil fait aux interprètes des fragments de l'Or du Rhin : Mlle Richard, Mme Bosman, Mlle Marsy, M. Vaguet, M. Renaud et M. Fournets, remarquables à divers titres et à différents degrés.

 

Les deux pianos remplaçant l'orchestre étaient tenus par MM. Raoul Pugno et Debussy, dont le jeu devait nous faire entrevoir les richesses instrumentales de la partition. Ce n'était pas mince besogne. Ils s'en sont acquittés à leur grand honneur et à notre grand plaisir.

 

Je n'ai pas parlé à son heure d'une Isis issue du périodique concours Rossini. Mais a-t-on à se reprocher réellement quelque retard à propos d'une œuvre qui ne doit être donnée qu'une fois ? Quoi qu'il en soit, je veux au moins citer celle-là qui, sur un poème, jeté par MM. Eugène et Édouard Adenis dans le moule académique des cantates, a fait constater chez le compositeur, M. Léon Honoré, quelques qualités de facture et quelques recherches de style, honorables gages d'avenir en dépit de l'accueil assez froid fait à l'ouvrage.

 

J'ai déjà, ici même, relevé les conditions dans lesquelles est institué ce concours : « s'attacher principalement à la mélodie », voilà pour le compositeur ; « observer les lois de la morale », voilà pour l'auteur. Cet apparent exclusivisme laisse, en réalité, le champ assez libre à l'un et à l'autre, et l'on a fort justement pu dire, à ce propos, que sans se départir de la mélodie plus que de la morale, on pourrait mettre en ligne des conceptions poétiques d'un esprit plus moderne, et, par suite, des partitions mieux ordonnées selon nos actuelles tendances.

 

 

 

01 juin 1893

 

I

 

Quelqu'un a, fort à propos, au sujet de la Walkyrie, rappelé ce trait d'un grand passionné de musique, qui avait placé sur sa cheminée un buste de Richard Wagner, avec une corde au cou et une couronne de lauriers sur la tête, conciliant ainsi son mépris pour le plat insulteur de la France en des heures douloureuses, et son admiration pour le gigantesque compositeur.

 

Aujourd'hui, l'homme est loin ; nous n'en évoquerons plus désormais la triste image ; nous resterons sur les hautes cimes, où le souverain Apollon tend vers le ciel sa lyre retentissante au-dessus des passions humaines, et nous ne verrons plus devant nous que le musicien-poète et son œuvre.

 

La Tétralogie forme un tout assez cohérent, en sa conception première, pour que rien n'en puisse être distrait sans inconvénient pour l'intelligence d'un vaste et mystérieux sujet et pour la solidité de la construction dramatique. Le prologue en est plein de promesses dans l'Or du Rhin ; et il semblerait déjà, à ne connaître que la Walkyrie, que ces promesses ne sont point tenues, qu'elles sont du moins constamment éludées, que l'action partie de ce point précis s'est tout à coup divisée en plusieurs branches sans relation absolue avec la racine originelle. La connaissance de Siegfried et du Crépuscule des Dieux peut seule faire à peu près la lumière sur l'enchaînement et sur la morale des faits, sinon sur la parfaite raison d'être des personnages.

 

S'il fallait déduire de l'Or du Rhin un sens symbolique, il nous apparaîtrait peut-être que le poète a voulu établir ici le parallèle entre l'or corrupteur du monde et la beauté, personnification de l'idéal pur.

 

Ce n'est point tout à fait cela. Le postulat du drame wagnérien a moins de simplicité et plus de naïveté légendaire.

 

L'action de la Walkyrie s'engage au milieu d'un grand trouble de la nature. La pluie ruisselle, avec un bruit métallique, à travers les rudes chênes de l'immense forêt qui enveloppe et défend la sauvage demeure du guerrier Hunding, époux de la blonde et douce Sieglinde.

 

La hutte est bâtie à travers les robustes rameaux d'un frêne séculaire, qui soutient les solives du toit. Un feu rougeoie sur une table de pierre, éclairant d'une lueur de forge les profondeurs ténébreuses du logis désert. Tout à coup, comme sous la poussée d'une rafale, la porte s'ouvre. Un homme aux longs cheveux, à la barbe blonde étalée sur la peau de fauve qui recouvre son sayon déchiré, vient tomber, anéanti, brisé de fatigue, au pied du large foyer et y demeure comme mort. Puis de vagues plaintes s'échappent de sa poitrine oppressée. Une blanche figure de femme apparaît, inquiète, et tout à coup pleine de sollicitude pour ce malheureux que les dieux ont poussé vers sa demeure. C'est Sieglinde. Et voici que bientôt, entre le guerrier blessé, qui se nomme Siegmund, et la jeune femme qui verse sur ses lèvres sèches une eau bienfaisante, une sorte de magnétisme s'établit. Les yeux se parlent, et aussi les âmes, dans une longue et profondément douce contemplation. Et, déjà, ces deux êtres se sentent unis par une fatalité mystérieuse. Pourtant Sieglinde est comme Siegmund issue de Wotan. Elle est sa sœur. Mais les liens du sang ne compteront pas. L'inceste tranquille des races primitives s'accomplira bientôt.

 

Hunding paraît dans le formidable appareil d'un chasseur de fauves et d'hommes. Sur un mot de sa femme, il adresse à l'étranger une parole de bon accueil ; il le fait asseoir à la table ; mais, Siegmund ayant raconté l'aventure qui l'amène, Hunding change bientôt d'attitude et de langage.

 

Dans un combat contre un chef voisin, Siegmund a été battu, dépossédé de ses armes ; il a fui à travers la forêt et, sans la pitié de Sieglinde, il serait mort.

 

Or, l'ennemi dont parle Siegmund c'est l'allié de Hunding. Ce dernier ne voit donc plus en son hôte qu'un adversaire dont il doit achever la défaite. Siegmund toutefois pourra dormir cette dernière nuit tranquille dans la hutte de Hunding, respectueux des lois de l'hospitalité, mais au jour levant les deux hommes sortiront pour un combat suprême.

 

Tandis qu'Hunding s'éloigne, emmenant Sieglinde, le jeune Siegmund songe avec tristesse à sa destinée prochaine. Et la nuit, sombre comme son âme, s'étend autour du guerrier, retombé, las encore, à la place où une première fois Sieglinde l'a trouvé.

 

Hunding dort d'un profond sommeil. C'est que sa femme, déjà coupable en esprit, lui a versé un breuvage narcotique, afin de revenir en toute sécurité auprès de l'étranger, dont elle a pénétré l'âme dans un regard échangé.

 

Les voici encore ensemble, Siegmund revenu de sa torpeur, Sieglinde pleine de trouble et de vague espérance. Elle lui apprend le mystère de sa demeure. Dans le tronc énorme du frêne qui la soutient, une forte épée est plantée jusqu'à la garde. Un vieillard a passé un jour — c'est Wotan lui-même, — il a ainsi enfoncé le glaive dans le cœur de l'arbre et la légende dit que celui qui l'en pourra arracher n'aura plus d'ennemi à craindre. Siegmund reprend confiance en sa destinée. Mais en même temps qu'il renaît à la foi, il naît à l'amour. Un calme profond a succédé à la tempête de la nuit. Devant les yeux éblouis de Sieglinde et de Siegmund, énamourés, tombent magiquement les cloisons légères de la hutte de Hunding. La forêt apparaît baignée dans l'atmosphère limpide d'une nuit de printemps. Des fleurs s'élancent vers les ramures des arbres dans la transparence bleue des profondeurs. Une grande paix paradisiaque enveloppe les êtres et les choses, tandis que montent comme de suaves parfums les harmonies infinies de la forêt.

 

Et, en même temps, chantent et se confondent, en une attirance instinctive d'amour, ces deux êtres primitifs, purs comme Adam et Ève, inconscients de leur criminelle union.

 

Siegmund voit briller dans l'ombre la poignée tout à coup lumineuse de l'épée talismanique. D'un poignet robuste, il la saisit et victorieusement l'arrache du frêne. Et défiant les monstres et les hommes, il s'enfuit, entraînant Sieglinde à travers la forêt resplendissante de lumière. Cependant qu'ils s'éloignent, montant péniblement vers les sommets farouches hantés par les dieux, Wotan sur la montagne appelle à lui Brunehilde, la première et la plus aimée des neuf Walkyries, ses filles. Brunehilde, de par le prolifique Wotan, est la sœur de Siegmund et aussi de Sieglinde. Il lui annonce qu'elle doit aujourd'hui donner la victoire à Siegmund, que poursuit à travers bois et rochers le farouche Hunding. La Walkyrie pousse joyeusement son cri de guerre et disparaît dans les rochers.

 

Intervient alors celle qui représente, dans le drame légendaire, la morale éternelle : l'épouse de Wotan, celle qui lui a donné des enfants divins, jalouse de ces fils et de ces filles que Wotan a eus de ses épouses mortelles. Fricka, protectrice des serments conjugaux, demande, exige que Siegmund soit puni par la mort du rapt incestueux de Sieglinde. Siegmund ne sera pas encore, comme l'a cru Wotan, le héros pur qui doit racheter la faute des dieux ravisseurs de l'or du Rhin.

 

La fatalité inflexible parle par la voix de Fricka. Wotan obéira avec tristesse, mais il obéira. Il révoque donc l'ordre premier donné à la Walkyrie. Brunehilde ne doit pas intervenir entre Siegmund et Hunding ; elle doit seulement emporter dans le Walhalla le jeune guerrier prédestiné à la mort vengeresse.

 

Bientôt, dans l'âpre désert granitique, dans le chaos des roches, viennent, se traînant péniblement, Siegmund et Sieglinde. Sieglinde, mourante de fatigue, tombe dans un lourd sommeil. Alors à Siegmund, qui veille sur elle, apparaît, pâle et triste, la fatale Walkyrie.

 

— Ceux qui me voient, dit-elle, n'ont plus que peu d'instants à vivre.

 

Elle annonce à Siegmund la sentence divine. Siegmund demande si Sieglinde doit le suivre dans le Walhalla. Et apprenant que cette association est impossible, il lève sur la blanche poitrine de Sieglinde la redoutable épée dont il est armé. Touchée de cette douleur humaine, Brunehilde s'attendrit. Elle promet à Siegmund de le protéger dans le combat, enfreignant ainsi l'ordre de son père.

 

Hunding venu, les deux hommes se heurtent dans la confuse lumière des nuées soudainement amoncelées. En vain, la Walkyrie couvre de son bouclier Siegmund, dont l'épée talismanique a perdu déjà toute vertu contre Hunding, et qu'il n'aura ainsi conquise que pour être mis dans l'impossibilité de s'en servir ; dans le nuage Wotan paraît ; c'est lui-même qui, de sa lance fulgurante, brise le fer mystérieux aux mains de Siegmund. Siegmund tombe et meurt.

 

C'est maintenant la chevauchée aérienne des Walkyries. Sur le sommet inaccessible, d'où elles s'envoleront vers le Walhalla, à travers un ciel d'orage où le vent chasse les nuages pareils à des troupeaux épouvantés, elles viennent, comme un grand vol blanc d'oiseaux sauvages, et se réunissent dans les rochers. Une claironnée ardente traverse l'espace, se mêlant à leurs appels de guerre et de triomphe.

 

Brunehilde paraît la dernière, apportant dans ses bras la triste Sieglinde qui voudrait mourir, maintenant que Siegmund est mort. Mais Sieglinde doit vivre ; elle porte dans ses flancs celui qui, un jour, accomplira la divine mission de salut, reprendra l'or, délivrera les dieux avec l'épée de Siegmund, dont elle lui remet la lame brisée et que le héros futur reforgera de ses mains puissantes.

 

Les Walkyries emmènent Sieglinde ; Brunehilde demeure seule, résignée au châtiment de la faute qu'elle a commise en tentant de dérober Siegmund aux effets de la sentence paternelle.

 

Wotan apparaît à la fois sévère et tendre. Il doit châtier la Walkyrie infidèle ; il souffre pourtant à frapper celle qu'il aime et qui voulait lui amener ce fils, en qui il avait vu le premier héros de sa race. Il ne peut pardonner à Brunehilde. La Fatalité plus forte que les dieux l'en empêche.

 

Avec douleur, il se décide à se séparer d'elle, et, selon son vœu, il la couche et l'endort parmi les rochers, toute vêtue de ses armes étincelantes. Du fer de sa lance, il frappe le roc ; il en fait jaillir le feu ; un rempart de flammes environne et défend la vierge endormie.

 

La Walkyrie ne se réveillera qu'à l'appel du héros pur, assez courageux pour arriver jusqu'à elle.

 

Si nous suivions ce conte poétique dans ses complets développements, nous verrions dans la suite de la Tétralogie comment la Walkyrie — ce prototype de la Belle au bois dormant du bon Perrault — est délivrée par Siegfried, fils de Siegmund et de Sieglinde, de quel amour elle en est aimée, comment le héros reconquiert l'or du Rhin finalement rendu aux ondines, sans qu'il résulte de ces événements autre chose qu'une déduction philosophique faite par la Walkyrie au dénouement de l'œuvre, alors que, s'élançant pour remonter dans le Walhalla à travers les flammes du bûcher de Siegfried, elle proclame que ni l'or ni la puissance ne donnent le bonheur, qu'il est tout entier dans les joies et dans les souffrances de l'amour.

 

N'allons pas plus loin ; aussi bien, le sujet qui compose les deux dernières parties de la Tétralogie est-il presque tout entier dans le Sigurd, inscrit au répertoire de l'Opéra, lequel n'est autre, selon la vieille Saga franque, que le Sjurd, le Sivard, le Lyderick dont les gens des îles Féroé, les Danois et les Flamands racontent presque identiquement la légende, pareille à celle du Siegfried de la Tétralogie.

 

II

 

Le compte rendu d'une partition comme celle de la Walkyrie ne comporte point l'obligation d'une analyse. Elle est d'un seul et vaste tenant, et doit être considérée en son ensemble. On en parle toujours moins que du drame, mais on en reçoit plus complètement le coup. Toutes les parties en sont liées par les motifs conducteurs qui assurent la solidité de la trame instrumentale et y marquent d'éclatants reliefs. Si unies que soient pourtant toutes ces parties, il en faut dégager trois groupes d'impressions qui correspondent aux trois grandes divisions de l'ouvrage.

 

En thèse générale, je place la Walkyrie au-dessus de Lohengrin, dont les sommets sont plus accessibles, mais qui n'a pas cette magnifique unité musicale, qui n'emporte pas l'auditeur d'un vol si large, si puissant et si égal.

 

Il est très blâmable d'avoir fait dans la Walkyrie certaines coupures qui en détruisent la magistrale ordonnance primitive. Ce qu'on a coupé était peut-être ennuyeux, au sens courant du mot, mais quand on apporte à l'exécution des œuvres d'un maître le respect religieux que l'on professe aujourd'hui si hautement pour celles de Wagner, on ne prend pas de ces libertés. Elles ont une déplaisante odeur de boutique et un vilain air de concession opportuniste. A-t-on jamais vu un prêtre fervent, encore bien que bâillant au chœur, faire des coupures dans les saints offices ?

 

Le premier acte de la Walkyrie est une merveille d'expression dramatique, d'une justesse, d'une intensité et d'une sobre puissance, dont on ne trouverait que difficilement l'équivalent dans l'œuvre même du maître ; au sommet s'élève et domine l'ensemble, monument d'une délicieuse harmonie, d'une incomparable beauté, cette scène de la Nuit de Printemps, où les instruments et les voix se fondent en un si émouvant et pénétrant accord.

 

Au second, après la courte et vibrante scène de Wotan et de la Walkyrie, il faut traverser un très mauvais quart d'heure : la querelle de ménage de Wotan et de Fricka. C'est là qu'on a fait les plus fortes coupures, et qu'on a eu tort de les faire, j'y insiste, malgré l'ennui olympien qui émane de ces pages.

 

En revanche, se place à la suite l'épisode que, pour ma part, je mets en première ligne parmi les hautes beautés de l'ouvrage. Je veux parler de la rencontre de la Walkyrie et des fugitifs. C'est une scène d'une superbe grandeur en sa simplicité, et d'une humanité profonde. Je n'ai toutefois pas retrouvé à l'Opéra une impression aussi vive que celle que j'en avais reçue à la première audition de la Walkyrie.

 

Ce second acte a beaucoup moins frappé le public que le premier et le troisième, nonobstant la scène très incontestablement belle que je note. Il se termine par le combat de Siegmund et de Hunding, où la symphonie a une part prépondérante.

 

Pour le troisième, dont les principales pages : la Chevauchée des Walkyries, les Adieux de Wotan et l'Incantation du Feu, sont depuis longtemps familières au public parisien, il faut le considérer comme un des plus beaux tableaux musicaux que le théâtre nous ait jamais donnés.

 

Le pittoresque, l'étrangeté, l'émotion et la grandeur s'y partagent l'âme du spectateur. Son succès devait être et a été considérable.

 

Il y a quelque inégalité dans l'interprétation de la Walkyrie. Si M. Delmas y est remarquable dans Wotan, si Mme Bréval s'y est élevée dans l'estime du public, M. Van Dyck et Mme Caron n'y ont pas, du moins le premier soir, développé l'ensemble de leurs qualités habituelles. Mais les éléments généraux d'une telle œuvre, artistes et orchestre, ne peuvent que s'améliorer après une série de représentations que le succès de la première garantit nombreuses. Les décors et la mise en scène sont remarquables : la Chevauchée des Walkyries à travers les nuées fait honneur à l'ingéniosité de M. Lapissida, régisseur général. Il y a là un truc appliqué avec une rare perfection.

 

Le succès de la Walkyrie s'annonce considérable. Ce public de l'Opéra, qu'on tient pour frivole, écoute l'œuvre, dans la salle à demi ténébreuse, avec une religieuse ferveur. Cette belle conversion me paraît tellement absolue que, je l'avoue, je m'en défie. Le brillant de sa surface me fait douter de sa profondeur.

 

Quoi qu'il en soit, conviction, engouement ou mode, nous voilà bel et bien en présence de l'invasion victorieuse de l'art étranger. Heureusement, nous sommes en présence d'une unique et colossale personnalité, dont la victoire définitive ne saurait entamer le domaine de la musique nationale. L'avènement de la Walkyrie aura pour résultat immédiat et bienfaisant de nous débarrasser des faux disciples de Wagner, de faire éclater la vacuité de leurs pâles et molles imitations, et, par contre, de ramener nos esprits, par une réaction naturelle, à la saine, claire et vivace musique dramatique, que nos jeunes musiciens s'efforcent, en ce moment, de reconstituer, sans en altérer les qualités natives, de faire entrer dans une voie nouvelle, en appliquant le principe d'adéquation de la musique au drame, préconisé par Wagner comme il le fut par Gluck, mais en l'appliquant à des sujets où l'activité de leur génie latin peut s'exercer avec avantage.

 

Puissent-ils trouver grâce devant les exclusivistes ! Sous, ce rapport, l'étranger nous donne une saine leçon. On y aime Wagner, mais on s'y plaît fort à l'audition des œuvres de nos compositeurs anciens et modernes. Ils sont d'un repos et d'un charme particulier après les austères grandeurs de la Tétralogie.

 

Un homme qui occupe une place brillante dans la haute société parisienne et dans le monde des dilettantes me disait hier à ce sujet : « J'aime profondément la Walkyrie et toute la musique de Wagner, mais c'est un grand plaisir pour moi de retourner aux Huguenots et aux œuvres de notre école. Voyez-vous, il n'y a que des imbéciles pour condamner tout au nom de Wagner ! »

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .

 

Au retour de ces hauteurs, au sortir de ces brumes scandinaves, un souffle frais et parfumé nous est tout à coup venu de France, avec la Phryné de M. Camille Saint-Saëns. C'est le ciel lumineux et pur de la Grèce qui nous apparaît ; c'est un scintillement d'esprit parisien qui nous met en liesse. Toutes les théories, toutes les pédagogies sont loin de nous ; le public accueille avec un radieux contentement ce léger ouvrage, dont je me borne à enregistrer le très grand succès, me réservant de lui consacrer la meilleure part de notre prochaine chronique.

 

 

 

15 juin 1893

 

A mesure que M. Camille Saint-Saëns va plus avant dans sa lumineuse carrière, il semble prendre à tâche de nous donner les marques de la plus complète indépendance d'esprit, de la plus entière liberté dont puisse s'honorer un artiste.

 

Chez lui, rien de dogmatique ; il ne voit que le but présent et y marche sans souci du qu'en-dira-t-on. Si le but est haut, il s'y élève avec une rare puissance d'essor ; s'il est à portée de la main, il y court en riant, avec une légèreté heureuse.

 

Son premier ouvrage dramatique, Samson et Dalila, et son dernier venu, Phryné, que les affiches du jour font, en ce moment même, s'avoisiner fréquemment, nous le montrent très curieusement sous ce double aspect. L'intervalle entre ces deux œuvres est rempli par bien d'autres que l'on sait, et dont nous avons dit ici la valeur. Toutes ont porté la marque d'un esprit fort diversement impressionné ; toutes ont charmé la critique naturelle et déconcerté la critique pédante, celle qui veut absolument river les hommes à un principe rigoureux et les parquer entre les murs d'une école.

 

M. Camille Saint-Saëns s'est ainsi parfois fait reprocher d'avoir brûlé ses premières idoles : il a fort nettement répondu à ces reproches dans son livre Harmonie et Mélodie, en même temps qu'il y a proclamé ses « droits de l'Homme » en matière d'art.

 

Et, dans la pratique, ce n'est pas sans un malin plaisir, je suppose, qu'il s'est appliqué à varier le tempérament de ses créations, se moquant quelque peu des archontes, comme s'en moque le peuple athénien en cette Phryné qu'il vient de nous donner, au théâtre de l'Opéra-Comique, et dont j'ai, d'une note brève, constaté déjà le très grand succès.

 

Sa moquerie n'est point irrespect pour le public ; elle est pure satisfaction pour lui, horreur du banal et du convenu et du pédagogique ; il a de ces finesses plaisantes qu'il aime à mettre partout où il y trouve matière, finesses parfois insaisissables pour la masse du public ; il en a jusque dans cette œuvre magistrale qui est le Déluge ; il en a dans Ascanio comme dans Proserpine ; elles abondent dans Phryné où toute la fantaisie du compositeur a pu se donner carrière.

 

Phryné est tout franchement un opéra-comique, selon la formule ancienne : le dialogue — versifié il est vrai — y alterne avec la musique, coulée elle-même dans le moule classique du genre. Mais ici, le moule usé par des générations de compositeurs ne compte plus pour grand'chose. Il ne faut voir que la valeur et l'éclat de la matière dont l'artiste l'a rempli, la perfection des ciselures du métal, son ornementation plaisante et délicate. Il serait sot de s'imaginer que M. Camille Saint-Saëns a voulu donner dans Phryné un enseignement quelconque, y mettre la moindre intention de profession de foi rétroactive ; il a pris soin de répéter à tous les échos qu'il n'avait entendu que s'amuser, et c'est sur cette donnée que l'œuvre a été généralement jugée, même par plusieurs de ceux qui ne se dérident guère, ayant pris le pli d'une solennité qui va parfois jusqu'à la pétrification. Toutefois, il y a une conclusion à tirer de la représentation de ces deux actes suivant de si près l'audition de la Walkyrie : elle est à la louange de l'éclectisme de ce public, qu'une même ardeur pousse vers la première action de la Tétralogie et vers cette légère Phryné. Et cette commune tendance est si caractérisée et d'une opposition si vive que d'aucuns ne craignent pas d'en déduire que le système des compensations trouve ici une de ses plus opportunes applications et qu'après les grandeurs religieuses de la Walkyrie, rien n'est plus hygiénique que les légèretés aériennes de Phryné.

 

L'ouvrage est en deux actes et nous transporte dans un milieu tout grec où se meut une façon de vaudeville tout parisien. Il s'agit d'un « coquin de neveu » qui professe et émet déjà cette maxime qu'un oncle est « un caissier donné par la nature ». Voilà qui donne le ton libre du dialogue, plutôt en guète de gaminerie que de sel attique. L'oncle, c'est Dicéphile, un archonte auquel ses compatriotes ont jugé bon d'élever un buste, juste à côté de la maison de Phryné. Cet archonte est vertueux ou du moins se proclame tel. Les succès de la courtisane qui servit de modèle à Praxitèle pour sa divine statue d'Aphrodite, les hommages publics qu'on lui rend, les présents qu'on lui apporte, le remplissent d'indignation. Il proteste, à la façon des modernes, contre la licence des rues, souillées par le passage de ces cortèges qui vont enguirlander de fleurs la maison de Phryné et joncher d'offrandes amoureuses les marbres de son seuil. Phryné, dans l'éclat de sa beauté radieuse et insolente, traverse la foule en jetant à l'archonte une parole moqueuse. Et voici bientôt que le neveu — c'est Nicias qu'on le nomme — s'en vient tirer Dicéphile de son orgueilleuse extase, en lui demandant assez impérieusement des comptes de tutelle. Dicéphile a trouvé un moyen sommaire pour se dispenser de les lui rendre. Il a acheté toutes les créances contre son neveu et obtenu mandat d'arrêt, sans que l'insouciant Nicias soupçonne de qui va lui venir le coup. Cynalopex et Agoragine, magistrats exécutifs à la dévotion de Dicéphile, ont mission d'arrêter Nicias et de le conduire en prison. Mais, grâce à Phryné, qui s'émeut de pitié pour le beau Nicias, épris d'elle depuis longtemps, ils n'encaissent ou, pour mieux dire, ils n'endossent qu'une large volée de coups de bâton.

 

Phryné offre asile à Nicias dans sa maison. C'est laisser vite entrevoir que la porte de son amour ne lui sera pas longtemps fermée et, des mimes et des baladins passant sur la place, avec le chariot de Thespis, on se met, d'accord avec eux, à organiser un fort charivari autour du buste de l'oncle Dicéphile, que, finalement, on coiffe d'une outre en bonnet d'âne après avoir barbouillé de lie les augustes traits de l'archonte. La nuit est venue, tout est rentré dans l'ordre. Dicéphile, couvrant du pan de son manteau une lanterne, paraît sur la place, dans la joie de se revoir érigé en marbre avant d'aller se coucher. Il constate l'horrible profanation ; il en accuse Phryné autant que Nicias et jure d'en tirer éclatante vengeance.

 

Cependant, dans la maison bien close de la courtisane, l'amour a eu vite fait de réunir Phryné et Nicias dont les prédispositions n'étaient pas douteuses. Leurs belles effusions sont dérangées par le petit esclave Lampito ; il annonce à sa maîtresse la venue redoutable de l'archonte Dicéphile. Phryné éloigne Nicias pour un instant et se charge de recevoir le terrible homme. Au préalable, elle fera une toilette très suggestive qui ne demandera à Dicéphile qu'un très léger effort d'imagination pour se représenter la terrestre Aphrodite dans l'une de ses séances de pose devant Praxitèle. Dicéphile paraît, tout fumant de courroux, vouant, l'impudente Phryné aux dieux infernaux et, plus particulièrement, à la sévérité de l'Aréopage. Tout ce qui l'entoure lui suggère les plus satiriques et les plus vertueuses réflexions sur la femme. Tout à, coup, Phryné s'avance, belle de toute sa beauté rendue plus vivante encore par l'art raffiné de son ajustement. Devant cette nudité blonde offerte à ses regards dans des voiles diaphanes, Dicéphile se cuirasse vainement de rigueur. Peu à peu, de concessions en concessions, réduit à merci par une coquetterie et une séduction savantes, il en vient à proclamer l'éternelle et souveraine puissance de l'Amour. Pour l'achever, lui apparaît, en une sorte de magique évocation, la statue même de Phryné, telle qu'elle sortit du ciseau de Praxitèle. C'est la beauté entière dévoilée, non devant l'Aréopage tout entier, mais devant le plus acharné des juges. C'est la victoire de la Femme. Dicéphile est aux pieds de la courtisane et c'est en cette posture que Nicias le trouve et a dès lors beau jeu contre lui. Ainsi tout s'arrange au gré des amoureux et à la confusion du barbon.

 

C'est, on le voit, accommodée à la grecque, l'éternelle histoire des oncles et des tuteurs de comédie. M. Augé de Lassus, qui a rimé cette fantaisie, est coutumier de ces arrangements parisiens des scènes antiques et mythologiques. Il en avait donné un précédent exemple dans l'Amour vengé, représenté, il y a deux ou trois ans, sur le même théâtre, et dont la donnée avait plus d'originalité. Mais on a pris plaisir à l'action courante de Phryné et le compositeur l'a revêtue d'une légère et étincelante parure musicale. Il est à peine nécessaire de dire que l'instrumentation y montre une fois de plus, dans le style léger et très finement comique, toutes les merveilleuses ressources, toute la dextérité de main du maitre musicien. Les traits y courent, délicats et lumineux comme des arabesques sur le fond de la trame instrumentale, les timbres y sonnent curieusement, et la figure musicale des personnages s'y accuse d'une touche spirituelle. La plaisanterie même, comme les traits de basson accompagnant les vertueuses déclamations de Dicéphile, s'y enveloppe richement et délicatement. On écoute cet orchestre, comme on écoute celui de Mozart. On y fait en le pénétrant les mêmes découvertes charmantes. Et tout cela, en dehors de ta plénitude des sonorités, qui, dès la première mesure nous frappe, est fait avec une distinction, avec une aisance et avec une maîtrise, qui doivent intéresser bien vivement ceux qui suivent M. Camille Saint-Saëns dans la carrière musicale et déjà l'étudient comme un classique en la mise en œuvre de ses procédés de composition.

 

Le chœur d'introduction : « Honneur et gloire à Dicéphile », d'une facture aisée, berce bien la complaisance des rêves vaniteux du vieil archonte. L'entrée de Phryné est pleine de grâce languide et d'élégance et le duo de l'oncle et du neveu introduit très agréablement la note sentencieusement comique dans une scène où s'accuse le sentimentalisme léger de l'aimable Nicias.

 

Le même Nicias dit ensuite un très joli cantabile : « O ma Phryné, c'est trop peu que je t'aime. » Vient après le chœur des baladins et de la foule accompagnant la danse, sorte de farandole menée autour de la place où se dresse le buste de Dicéphile.

 

Dans l'action musicale, intervient alors Phryné avec le motif riant de l'hospitalité offerte à Nicias. C'est, comme toute la fin de l'acte, d'un joli sentiment, d'un mouvement très vif, qui ramène la turbulence de l'épisode de la farandole et termine l'acte en une pleine lumière formant contraste avec le baisser de rideau que fait grotesquement tragique la fureur de Dicéphile devant son buste déshonoré.

 

Au second acte, tout est grâce, esprit et radieux sourire. Le duo de Nicias et de Phryné est une délicieuse page d'amour, d'une séduisante caresse. L'invocation à Aphrodite et le récit qui la précède, dans lequel Phryné raconte comment elle fut prise un jour pour la déesse, fait passer autour de nous un souffle d'une fraîcheur et d'un parfum suaves. Le terzetto terminal est un petit chef-d’œuvre. L'archonte Dicéphile figure dans cet acte avec un air selon le vieux mode, mais plein de mordant et d'esprit. Enfin, la grande scène entre Dicéphile et Phryné, avec les séductions vocales de l'une, les réticences et les réserves hypocrites de l'autre, nous donne un intéressant échantillon de ce que peut et doit être la comédie musicale comprise par un homme rompu à toutes les souplesses et à toutes les finesses de son art.

 

M. Fugère a été absolument parfait dans le personnage de Dicéphile ; M. Clément tout à fait charmant dans celui de Nicias ; M. Buhl chante et joue gentiment le rôle du petit esclave Lampito. MM. Barnolt et Périer sont très amusants dans les minces rôles des recors athéniens ou, pour mieux parler, des démarques chargés de l'arrestation de Nicias. Il y a de jolis décors, de jolis costumes, un divertissement très plaisant à l'œil et l'orchestre est conduit par maître Danbé avec son autorité coutumière.

 

Je fais une place à part à Mlle Sybil Sanderson, qui est la séduction même dans ce rôle de Phryné, où il ne faut pas seulement une voix aux inflexions ravissantes, où il convient qu'une impeccable beauté s'associe au charme de cette voix. Elle joue ce rôle avec la grâce d'une immortelle ; elle y produit un irrésistible effet.

 

C'est le Toréador qui accompagne Phryné sur l'affiche de l'Opéra-Comique, c'est aussi Richard Cœur de Lion.

 

Le public montrera toujours un goût très vif pour ces spectacles composés du vieux et du neuf de notre répertoire français. Et voilà de quoi nous rassurer un peu au sujet de la perturbation dont nous menace l'invasion présentement triomphante de la musique allemande. « Les musiciens français n'ont plus qu'à tomber avec grâce », a dit récemment l'éminent critique des Débats, non sans quelque nuance d'amertume personnelle. Le temps corrigera cette impression ; il remettra toutes les choses en leur place. Qu'il me soit permis de compléter, à ce propos, ce que j'ai dit ici, dans notre précédente chronique, touchant la poétique de Richard Wagner, et de formuler quelques observations auxquelles la place a alors manqué.

 

L'imagerie populaire a familiarisé le public allemand avec les personnages de la légende des Niebelungen. Wotan, le dieu borgne, et Fricka, et Freïa, et tous les héros à demi divins de cette longue suite de contes sont connus des enfants aussi bien que des hommes, ils en savent par cœur l'histoire comme nous savons celles que nous contaient si naïvement naguère les imagiers d'Épinal. Wagner a pu faire passer dans son œuvre les principaux épisodes de la légende sans la crainte de n'être pas compris.

 

Mais si, pour nous, chez Richard Wagner, la fiction dramatique s'enveloppe et se complique jusqu'au point de n'être saisissable qu'au prix d'une initiation préalable, si par conséquent l'action y est parfois trouble, elle y est du moins toujours extrêmement théâtrale. Elle séduit vivement les yeux ; mais, je le répète, l'intelligence des faits ne s'impose pas ici par la vision seule ; c'est pourquoi, voulant jouir de l'œuvre en toute sa saveur, il ne faut l'aborder qu'après cette initiation dont je viens de parler ; alors, seulement, on goûte dans sa pureté tout le plaisir qu'elle peut procurer.

 

La doctrine du compositeur repose pourtant sur la parfaite et indissoluble union du drame et de la musique, elle consacre ce bienfait d'avoir affranchi le drame de la servitude musicale. Ce bienfait, nous l'apprécions dans son principe, mais nous n'en sentons pas dans le fait la complète réalisation. Les pages explicatives abondent et, pour être simple dans ses grandes lignes, l'action n'en est pas moins touffue dans ses détails. Qui pénétrera, sans le secours du texte, tous les détours des sentiments et des situations morales, toutes les minuties des caractères, pourra se vanter d'une force peu commune.

 

La vérité, je crois, c'est, sans chercher plus d'arguties, que nous sommes en plein idéal, au delà de la vie et des réalités tangibles, et qu'il n'y a rien à faire qu'à s'abandonner au charme de la musique, à se plonger délicieusement dans cette atmosphère d'harmonies, sans trop se soucier du thème initial. La force de la musique est ici de distraire l'esprit de toute matérialité, de le faire s'envoler en cet au-delà où chaque auditeur recrée et vit à son gré la conception de l'auteur.

 

Et, à ce propos, n'est-il pas singulier que notre époque, si soucieuse de positivisme, de logique implacable, de vérité absolue, ait fait de Wagner, qui la mène continuellement vers l'irréel, l'objet d'une si haute admiration ? En peinture, elle condamne la représentation des êtres de fiction, des choses non vues : elle blâme les divinités et les héros, elle aime les simples, les rudes, les vivants enfin, ceux qu'on peut voir et à qui on peut parler dans la rue. En littérature, elle recherche les crudités et les nudités, et le mot net, disant nettement les choses ; et les conceptions idéales lui sont fadeurs. On n'expliquerait guère ces anomalies de l'opinion ; elles n'en sont pas moins très certaines et facilement vérifiables.

 

Il est également vrai, pourrait-on dire, que dans le domaine général de l'art l'influence de Wagner commence à s'étendre à la peinture et à la littérature, et que c'est là le commencement d'un nivellement général. Nous avons, dans l'une et l'autre branche, des symbolistes et des mystiques. Mais s'il y a là un mouvement curieux, une évolution de divers esprits en quête de nouveauté, il n'y a pas, je le crains, cette conviction profonde et cet art accompli qui fait la force dominatrice d'un Wagner.

 

Tout cela s'évanouira, tandis que resteront seules les œuvres sincères et fortes, qu'elles soient basées sur la fiction ou sur la réalité, pourvu qu'elles démontrent, en la diversité de leur essence, un égal amour de l'art véritable, dont le domaine est infini.

 

 

 

01 juillet 1893

 

Le dernier événement de la saison à l'Opéra-Comique aura été la soirée donnée par la Société des Grandes Auditions musicales. Petit événement, il faut le dire, car on est, cette fois, descendu des sommets lyriques pour faire revivre deux œuvres des premiers maîtres de l'opéra-comique : Grétry et Monsigny.

 

Du premier, on donné les Deux Avares, qui est tout simplement, selon la brochure imprimée en 1772, deux ans après la première représentation, une « Comédie mêlée d'ariettes ». La qualification de comédie est assez ambitieuse pour ce léger ouvrage, où il n'y a ni ingéniosité réelle, ni esprit, ni sentiment. A cette époque, on était, il est vrai, moins exigeant que de notre temps et on prenait franchement plaisir à des choses qui nous apparaissent maintenant enfantines ou sottes.

 

Grétry, dans ses Essais sur la musique, constate que les Deux Avares n'ont pas eu un grand succès dans l'origine, mais que pourtant ils ont été représentés plus souvent que ses précédentes pièces. Sa modestie, réelle ou feinte, attribue ce résultat « à l'originalité du sujet et à la facilité de l'exécution ». On croira plus volontiers à la seconde raison qu'à la première, car si le sujet a quelque bizarrerie, il n'a point d'originalité.

 

Les deux avares, Gripon et Martin, établis à Smyrne, l'un avec sa nièce Henriette, l'autre avec son neveu Jérôme, se trouvent associés dans le but de dévaliser nuitamment le tombeau d'un muphti qu'ils supposent contenir tout le trésor du défunt. Henriette et Jérôme s'aiment, mais les deux oncles ne manquent pas de contrarier leur affection. Aussi, tandis que Gripon et Martin se préparent à leur expédition nocturne, Madelon, la servante d'Henriette, au courant des noirs desseins de l'oncle Martin qui se dispose à faire enfermer son neveu, conseille aux amoureux de s'enfuir, emportant quelques bijoux et quelque argent représentant la dot d'Henriette, dérobée à l'avare Gripon.

 

Dans un jeu de scène, le panier renfermant ce trésor tombe dans le puits de la place. Jérôme s'y fait descendre par les deux femmes pour l'aller chercher. La venue des deux avares fait que Jérôme demeure au fond du puits un peu plus qu'il ne voudrait, tandis qu'eux se mettent en devoir de pénétrer dans le tombeau du muphti. La pierre descellée, une grille ouverte, Martin y descend le premier. Il ne trouve qu'un manteau et un bonnet, que Gripon, furieux de cette déconvenue, lance dans le puits. Il se figure que son associé veut garder pour lui le vrai trésor et, pour se venger, il l'enferme dans le caveau. Des janissaires survenant, Gripon, pour n'être pas surpris, escalade le monument et se cache sur le sommet.

 

Voilà donc Jérôme criant au secours du fond de son puits, Martin faisant de même du fond du caveau, tandis que Gripon se lamente de son côté. Les janissaires délivrent tout le monde, on s'explique et la pièce se termine par un mariage.

 

Ainsi exposé, ce sujet ne dit pas grand'chose ; représenté, il ne dit guère plus. La musique le relève de quelque agrément ; mais elle n'est point comique, comme Grétry en convient lui-même de fort bonne grâce. On y salue au passage le chœur célèbre : « La garde passe » qui, avec le chœur des Janissaires, et l'ariette d'Ali, au deuxième acte, est parmi les meilleures pages de l’œuvre. Le reste, malgré le charme et la valeur scénique des inspirations du maître, n'a paru causer qu'un médiocre plaisir.

 

L'interprétation des Deux Avares a été toutefois confiée à d'excellents artistes : Mmes Molé-Truffier et Laisné, MM. Badiali, David, Périer et Carbonne. Un très joli décor encadre ce petit ouvrage.

 

Pour le Déserteur, nous le connaissions mieux ; il y a peu d'années, l'excellent Barré Mlle Chevalier, M. Barnolt le chantaient encore. Le sujet sentimental et touchant, malgré sa naïveté parfois puérile, a toujours charmé le public.

 

On fait croire à un jeune soldat, Alexis, — et la raison de cette supercherie ne nous apparaît pas clairement, — que sa fiancée est mariée. Alors, revenu au pays, plein de joie et d'espérance, il tombe dans le plus affreux désespoir, et sans plus ample informé, il se conduit de telle sorte qu'il est aussitôt compté et saisi comme déserteur. Le Conseil de guerre a bientôt fait de le condamner à mort ; et quand la vérité lui est connue, quand celle qu'il aime lui explique les événements, il n'est plus temps de se reprendre. Le mal est fait. Mais la jeune fille a compté sur la clémence du roi ; elle obtient, en effet, en contant sa touchante histoire, la grâce d'Alexis. Elle rapporte au moment même où le peloton d'exécution va quitter la prison avec le condamné. Son saisissement est tel qu'elle s'évanouit à l'instant même sans pouvoir dire un mot. Quand elle se retrouve seule, elle se souvient très vaguement de ce qui s'est passé. La lettre de grâce restée dans son corsage lui apprend enfin toute l'affreuse vérité. Elle se précipite au dehors et arrive encore assez à temps pour sauver Alexis.

 

Cette action sentimentale est traversée par les scènes comiques de Montauciel, le soldat bon enfant qu'on ne voit jamais sans une bouteille entre les mains et pour qui le vin fait le fond de la philosophie humaine, et par Bertrand, un jocrisse, dont les mots sont devenus légendaires.

 

A l'époque où le Déserteur fut écrit, le public adorait ces deux types : le franc buveur et le jocrisse ; ils étaient de toutes les fêtes et de toutes les pièces. « Le vin, le jeu, l'amour et le tabac », comme on dit dans le Chalet, autant de thèmes dont nos pères ne se lassaient pas. Aujourd'hui, ils sont quelque peu navrants et agaçants. Notre esprit n'est plus là.

 

La musique du Déserteur, par exemple, est de celle qui pourra charmer toujours par la simplicité dans le pathétique, le tour vif et naturel de l'inspiration. Ici peu ou point de formules empruntées à la pédagogie ; c'est très français, très instinctif, très charmant et touchant. L'instrumentation est savoureuse et pénétrante ; un sentiment profond de la situation et des caractères s'y accuse constamment. Avec très peu d'éléments, le compositeur y arrive à des effets d'une réelle intensité.

 

Il ne se soucie pas, par exemple, de la logique des faits ; il est impressionné seulement par l'état moral de ses personnages. C'est ainsi que devant son amoureuse évanouie, Alexis ne se préoccupe point de lui porter secours. Il la laisse tranquillement pâmée pour lui chanter un adieu, d'ailleurs ravissant ; de même qu'elle, à peine a-t-il quitté la place, se trouve soudainement remise pour ajouter à la partition une page musicale non moins agréable.

 

Il ne faut pas faire de querelle rétrospective au vieux maitre pour l'ordonnance toute conventionnelle de son œuvre, qui restera, nonobstant toutes les réserves, parmi les manifestations les plus intéressantes et les plus franches des primitifs de notre musique dramatique.

 

M. Soulacroix a été excellent, plein de sensibilité et d'émotion vraie dans le rôle d'Alexis. M. Delaquerrière est un Montauciel à visage un peu enfantin pour personnifier un amant aussi fervent de la dive bouteille ; il n'a pas la bonne humeur communicative de son prédécesseur Barré ; mais sa voix est charmante ; il s'en sert bien et le succès pour lui a été très vif. M. Grivot joue en parfait comédien le rôle de Jean-Louis. Celui de Louise ne convient pas absolument aux qualités personnelles de Mlle Simonnet, qui compte à son actif tant de belles créations. M. Barnolt nous a rendu, avec sa niaiserie fine, le type du jocrisse Bertrand, et Mme Pierron, empaysannée à ravir, a dit avec beaucoup de naturel les répliques de la tante. Le geôlier, c'est M. Davoust qui a plus de bonhomie que de rudesse. Enfin l'excellent baryton Bouvet s'est chargé de la scène épisodique de Courchemin. Il ne faut pas oublier Mlle Leclerc, dans le rôle de la simplette Jeannette.

 

On voit, par cette rapide nomenclature, que M. Carvalho n'a rien épargné pour donner à cette reprise du Déserteur tout l'éclat exigé par le choix que la Société des Grandes Auditions a fait de cet ouvrage pour sa solennité annuelle.

 

L'Opéra-Comique nous doit donner encore deux ou trois petits actes de compositeurs nouveaux ; il en a ajourné la représentation à la réouverture de septembre. Nos deux grands théâtres de musique nous promettent, d'ailleurs, pour cette prochaine saison, deux ouvrages à sensation. A l'Opéra-Comique, c'est l’Attaque du Moulin, drame lyrique tiré d'une des plus émouvantes nouvelles de M. Emile Zola ; à l'Opéra, c'est Thaïs, qui vient en droite ligne du si curieux roman de M. Anatole France. Puis on nous promet encore, ici et là, le Flibustier, de M. César Cui, la Deïdamie de M. Henri Maréchal, depuis si longtemps annoncée, la Gwendoline de M. E. Chabrier.

 

En attendant la réalisation de ces promesses, notre chronique n'aura plus guère pour s'alimenter que les concours du Conservatoire, auxquels, pour des raisons ici déjà maintes fois dites, je n'accorde qu'une très relative attention, et le compte rendu d'une assez longue série de publications que j'ai dû forcément remettre aux heures de loisir que font à la critique les deux mois de la clôture des théâtres.

 

Je compte consacrer à ces publications une ou deux de nos prochaines chroniques.

 

 

 

01 août 1893

 

La critique musicale est en vacances. J'en profite pour m'attaquer aujourd'hui à divers ouvrages publiés en ces derniers mois, et mis en réserve depuis assez longtemps pour que leurs auteurs puissent croire que je les ai oubliés.

 

Il n'en est rien. Je rencontre tout d'abord M. Albert Soubies, un infatigable travailleur, un musicographe érudit, de qui nous tenons cette intéressante série de l'Almanach des spectacles, précieuse collection dont la première partie ne compte pas moins de soixante-huit volumes. Le volume consacré à l'année 1892 est le premier d'une nouvelle suite qui promet d'être aussi très minutieusement et très consciencieusement documentée. J'ai à parler de trois de ces volumes. L'un est une table générale que l'auteur considère avec raison comme le complément indispensable et la clé de toute la publication, et grâce à laquelle il devient facile de se diriger à travers la vie théâtrale de 1874 à 1892. Ce volume est pour les chercheurs. Le suivant, consacré à un coup d'œil d'ensemble, nous dit l'histoire d'une vingtaine d'années. Il nous conte les faits se rattachant à cette histoire depuis le lendemain de la guerre de 1870 et nous retrace les vicissitudes du drame, de la comédie et de la musique. Celui-là est pour les lecteurs qui aiment à remonter le courant de leurs souvenirs. Le troisième est, comme je l'ai dit tout d'abord, consacré à l'année 1892. Ç'a été pour les bibliophiles un réel plaisir que la reprise de cette publication, à laquelle M. Albert Soubies s'était un instant résolu à renoncer. La seule nouvelle de cette résolution a suffi pour faire surgir une série de demandes ; on s'est disputé la collection de ces petits livres ; ils ont fait prime sur le marché des bibliophiles. Bref, ces annuaires vont continuer à paraître et nous nous en applaudissons pour le service professionnel qu'ils nous rendent.

 

En dehors de l'Almanach des spectacles, M. Albert Soubies nous a encore offert une curieuse plaquette : Soixante-sept ans à l'Opéra en une page. C'est le tableau synoptique de tout ce qui a été représenté sur la scène de notre Académie de musique, du Siège de Corinthe à la Walkyrie. Un texte commente cet instructif tableau sur lequel un coup d'œil jeté nous renseigne touchant la fortune des diverses œuvres qui vont, en réalité, du Mars et Vénus de Schneitzhœfer (29 mai 1826), à la Stratonice de M. Alix Fournier (9 décembre 1892). Que d'oubliés et quel petit nombre de survivants glorieux ! Il est fait pour donner de la modestie à bien des gens, ce grand état des victimes de la froideur ou du dédain de la foule, car il y a là bien des ouvrages qui eussent mérité de demeurer.

 

M. Albert Soubies, dans toutes les publications que je viens de rappeler, a laissé intentionnellement de côté l'Opéra-Comique. C'est qu'il nous a ménagé sur cet important sujet une histoire, qui ne comptera pas moins de sept cents pages, et dont il nous a été donné de connaître le premier volume.

 

Une autre publication a droit ici encore à une mention. C'est le dix-huitième volume des Annales du théâtre et de la musique, que MM. Édouard Noël et Edmond Stoullig publient chez Charpentier et Fasquelle, avec une spirituelle préface de M. Jules Lemaître sur le « mysticisme » au théâtre. J'ai déjà dit quels services cette publication périodique rendait à l'histoire de l'art dramatique et musical.

 

Je passe aux ouvrages spéciaux qui ne se bornent pas à l'enregistrement des faits et apportent au lecteur des impressions et des théories. Voici, par exemple, Un Problème d'Art, de M. Victor Maurel, chanteur célèbre, qui développe en ce livre l'enseignement qu'il a, pourrait-on dire, tiré de l'observation de lui-même, au cours de sa brillante carrière.

 

« Comment arriver à mettre les organes vocaux en mesure de rendre tous les effets dont l'art vocal est susceptible ? »

 

Tel est le problème très simple en apparence qu'il se pose et dont la solution lui est fournie par la science physiologique. Le livre, très abondant en détails techniques, est curieux d'ailleurs à d'autres titres et sera très avantageusement consulté par ceux qui se destinent à l'exercice et à l'enseignement du chant.

 

Ce que dit la Musique, un beau volume qui vient ensuite à moi, est consacré par Mme Edgar Quinet à formuler ses impressions sur les œuvres entendues au Conservatoire et, aussi, mais plus exceptionnellement, à l'Opéra. L'auteur — c'est un aveu personnel fait de très bonne grâce — s'excuse du ton jeune et enthousiaste de ces pages. Tenue longtemps éloignée de la musique par l'exil, par le labeur acharné, elle s'y est reprise avec une particulière ardeur. Elle donne, en ce livre, tout le fond de son âme sur Beethoven et sur presque tous les grands maîtres classiques. Les modernes attirent aussi son attention et éveillent son sens critique, de Rossini à Wagner, en passant par nos grands compositeurs français. Il y aune très subtile philosophie dans ces « notes prises à la hâte » et dont, si je ne me trompe, beaucoup ont été publiées pour la première fois dans la Nouvelle Revue.

 

Maintenant, encore un livre d'enseignement : l'Art du pianiste, de M. J. Romeu, dont j'aurai dit tout le bien qu'on en doit penser en relevant à son sujet le jugement de l'éminent professeur Marmontel qui le considère comme un ouvrage fécond en « excellents principes et en conseils précieux ».

 

De l'étranger nous vient une substantielle brochure : Du beau dans la Musique, par Édouard Hanslick, professeur à l'Université de Vienne, traduction de M. Charles Bauneliv. C'est un ouvrage d'esthétique, très intéressant, très raisonné et abondant en fort curieuses considérations. Le chapitre V, consacré à « l'esthétique, par opposition à la pathologie, dans la manière de sentir la musique », est particulièrement ingénieux.

 

Maintenant tout est à Wagner, dont il semble qu'on ait voulu faire, en ces derniers mois, le pivot de l'art musical universel.

 

Je cite, en courant, Tristan et Yseult (la passion dans un drame wagnérien) de Nerthal, travail analytique, qui apporte une pierre de plus au monument que les fervents de Bayreuth élèvent à leur impeccable idole ; Quatre poèmes d'opéras, superbement édités par Durand et Lévy, œuvre de Wagner lui-même, précédée de sa célèbre lettre sur la musique, qui en dit plus à elle seule que les volumes que l'on entasse sur la matière ; le Parsifal, traduction de Mme Judith Gautier, traduction très littérale, avec une sévère observance du rythme original. Et j'arrive enfin au très sérieux ouvrage de M. Alfred Ernst, l'un des rares auteurs qui parlent de Wagner avec une conviction qu'on sent réelle. J'aurais bien quelques querelles à lui faire sur sa religion, qui va jusqu'à l'idolâtrie, mais le livre est considérable. Plus de cinq cents pages sont consacrées à l'Œuvre poétique de Richard Wagner. S'il fallait prendre corps à corps tous les chapitres, j'en arriverais à laisser bien loin derrière moi les limites modestes de cette chronique. Ne pouvant faire ce travail aussi complètement qu'il le faudrait, j'aime mieux ne pas m'y engager et me borner à constater la réelle valeur de la très consciencieuse étude de M. Alfred Ernst, à, qui il sera volontiers pardonné d'aimer Wagner « jusqu'en ses verrues ». Mais j'aurai l'occasion de revenir à cet ouvrage quand, — ce qui ne peut manquer, l'an prochain, — on nous donnera quelque autre partition du grand envahisseur saxon.

 

Une réflexion que je veux consigner ici en terminant cette maigre chronique, c'est l'étonnement que me cause l'amas des études critiques, esthétiques, exégétiques, pédagogiques, publiées sur Richard Wagner et son œuvre. Voilà un homme qu'on nous donne pour un génie unique, — et en vérité, c'en est un, — et il se trouve à tout instant un commentateur nouveau pour se mettre en devoir de nous l'expliquer, de nous mener à la lisière à travers ses beautés.

 

En vérité, le génie n'a pas besoin de tant de démonstrations : il s'impose. Est-ce qu'on a tant disséqué Molière, et Mozart et Beethoven, pour mieux parler, puisqu'il s'agit ici d'art musical ? Est-ce qu'on est venu, à tout instant, nous rabâcher : « Faites bien attention, cela est beau, et voilà pourquoi cela est beau. Et encore, voilà de quelle façon il convient de l'admirer !... »

 

Eh ! je n'ai pas besoin de tant de cérémonies pour être ému et touché. Si l'émotion ne jaillit pas spontanément en moi, ce n'est pas la rhétorique et la logique froides des pédagogues qui la feront naître.

 

Je vois très bien le gigantesque Gulliver couché là-bas dans la plaine ; j'en admire les proportions. Mais tous ces lilliputiens qui se promènent sur sa vaste surface, pour en toiser les moindres détails, m'offensent la vue et m'irritent. Laissez-moi juger et admirer, selon mon modeste entendement, et « ôtez-moi ces magots ».

 

 

 

15 août 1893

 

Mlle Chrétien vient de faire, à l'Opéra, dans le rôle d'Alice de Robert le Diable, un très heureux début. J'ai entendu déjà à Bruxelles cette jeune cantatrice ; elle y a joué, avec beaucoup d'intelligence et un sentiment très personnel, le rôle d'Angélique du Rêve ; elle y a interprété aussi celui de Charlotte, de Werther. C'est une artiste très douée, non seulement au point de vue vocal, mais encore au point de vue dramatique. Sa voix très étendue, très généreuse, gagnera encore à un exercice continu dans cette vaste salle où elle s'essayait pour la première fois ; elle gagnera une souplesse plus grande, sans rien perdre de son mordant. En enregistrant le succès bien franc de Mlle Chrétien, je veux ajouter que, malgré la grâce et l'enjouement que sa physionomie très mobile lui a permis de mettre en certaines parties du rôle d'Alice, elle me paraît surtout prédestinée aux rôles tragiques, comme celui de Rachel, de Chimène et de Dolorès.

 

La partition de Meyerbeer, ce vieux Robert, que d'aucuns renvoient très allègrement et pour jamais à l'écurie, a fait encore, en cette soirée, très bonne figure, nonobstant son intercalation entre des œuvres d'un tout autre esprit, telles que la Walkyrie et Samson et Dalila.

 

En vérité, nous ne pouvons plus aimer beaucoup cette partition italianissime, où l'action est noyée dans un déluge de notes intempestives ; mais il ne faut nier ni sa juvénilité, — je ne dis pas sa jeunesse, — ni son ardeur généreuse. Et avant que les masses soient converties à la foi musicale nouvelle, il se passera encore de beaux jours durant lesquels les motifs de Robert le Diable resteront chers au public étranger aux théories scholastiques.

 

Après la reprise de cet antique ouvrage pour le début de Mlle Chrétien, il n'y a rien eu de marquant dans la musique dramatique que la distribution des prix aux élèves du Conservatoire. Je ne retiendrai pas les noms des lauréats, dont la valeur aura l'occasion de s'affirmer, soit à l'Opéra, soit à l'Opéra-Comique, où nous les jugerons mieux que sur l'étroite scène de notre grande école.

 

Je ne veux qu'applaudir au discours prononcé en cette occasion par M. le ministre des Beaux-Arts. Il nous a parlé, avec un très juste sentiment de la réalité, de l'empressement du public aux représentations de la Walkyrie, de son initiation graduelle à la connaissance « parfois un peu mystérieuse d'une musique grandiose et d'une poésie qui souvent touche au sublime ». Voilà qui est très bien dit ; mais avec quelle largeur d'aspiration l'orateur, descendu de ces sommets, a salué le « ciel souriant » de la France et acclamé les noms de Saint-Saëns et de Massenet, dont l'un « a mis dans la partition de Phryné, l'esprit attique et le goût parisien, dans Samson et Dalila des pages qui donnent la sensation des choses impeccables, et dont l'autre nous a montré, avec Werther, « qu'il n'avait pas perdu le secret des œuvres exquises, faites de charme indéfinissable et pénétrant, de grâce intime et de fraîcheur éternelle ».

 

On s'est séparé sur ces bonnes paroles pour se préparer à la campagne d'hiver qui promet d'être très brillante.

 

Je n'aurais rien à ajouter à cette chronique si je n'avais eu à me mêler activement aux fêtes données à Valence au profit de la souscription ouverte en faveur du monument à élever à Émile Augier, dans cette vieille cité dauphinoise où il est né. J'ai trouvé sur le programme une cantate écrite par M. Vincent d'Indy sur des vers d'Augier lui-même, naguère consacrés à la glorification de François Ponsard.

 

Cette composition est très sérieusement traitée, avec un haut sentiment d'art, comme on s'y devait attendre de la part d'un musicien consciencieux tel que M. Vincent d'Indy. Ce n'est point là un de ces « à-propos » qui sont souvent des à-peu-près. C'est une œuvre d'une belle ordonnance et d'une hante tenue. Elle se divise en trois parties magistralement développées, aux harmonies très riches, aux combinaisons très hardies, se résumant, en une péroraison d'un puissant effet.

 

Les Valentinois ont fait l'accueil le plus chaleureux à ces pages de leur compatriote Vincent d'Indy. Il est probable que Paris les entendra cet hiver : elles seront, en tout cas, la pièce fondamentale du programme, à l'occasion de l'inauguration de la statue d'Émile Augier à Valence, dont l'exécution a été confiée à Mme la duchesse d'Uzès, à la suite d'un concours où son projet été classé à l'unanimité en première ligne.

 

Cette belle audition de la Cantate de M. Vincent d'Indy coïncidait avec une représentation de la Comédie-Française au bénéfice de la souscription.

 

On donnait le Gendre de M. Poirier, l'ouvrage populaire d'Augier. Après la représentation, très brillante, musiciens et artistes se sont réunis en une communion toute cordiale.

 

Et le lendemain matin, après un voyage d'une heure en chemin de fer, Dauphinois et Parisiens se rencontraient encore, libres de leur temps, dans le petit village de Saint-Hilaire-Saint­Nazaire, à l'entrée des gorges de la Bourne, pour une excursion, dont je veux parler, pour le grand plaisir que j'y ai pris, encore qu'elle ne touche en aucune façon au sujet spécial de mes chroniques. Mais, en cette saison d'école buissonnière pour le théâtre et pour la critique, on me pardonnera volontiers de noter ici de rapides impressions de voyage à travers ces belles montagnes dauphinoises, une des plus charmantes promenades de vacances que l'on puisse imaginer.

 

A Saint-Nazaire, où on arrive en une heure, on trouve deux grandes voitures d'excursion, attelées de quatre ou cinq vigoureux chevaux, et on pénètre dans les vallées du Vercors, à peine connues il y a cinquante ans, et qui commencent à se peupler de touristes.

 

On franchit un pont tendu comme un léger fil sur l'Isère, qui vient de recevoir les eaux de la Bourne et de la Vernaison, venues à travers les étroites et profondes déchirures de la montagne. Fraîches et vertes, elles descendent vers le Rhône entre des rives de Kaolin, blanches et rouges du plus pittoresque effet. Puis on pénètre dans d'étroites et riantes vallées où s'épandent de claires eaux. Tout à coup, au détour du chemin, sur un écran de montagnes veloutées fermant l'horizon, une villette toute blanche de ses façades rechampies à la chaux, toute rose de ses toits faits de tuiles romaines, apparaît, se reproduisant, renversée, dans le pur miroir d'un petit lac formé des eaux de la Bourne, encaissées là par l'industrie humaine. Une arche de pierre de cinquante mètres de hauteur unit les murailles de granit contre lesquelles se plaquent des maisons aux balcons de bois gris vermoulu, aux étroites fenêtres, aux terrasses fleuries. C'est Pont-en-Royans, un délicieux coin de pays, où on s'arrête un instant pour déjeuner et acheter quelques menus objets tournés ou ciselés dans la racine des gros buis dont toutes les pentes voisines sont tapissées.

 

Puis on remonte en voiture lestement, afin de pouvoir arriver à midi au Villard-de-Lans, où un régal de truites et d'écrevisses est promis aux voyageurs. Et c'est alors une ascension lente le long d'une route creusée en encorbellement dans la roche aux tons chauds, où se lit dans la trace des coups de mine le constant et énergique effort de l'homme.

 

D'un côté, c'est la gigantesque falaise montant vers le ciel, tantôt âpre et nue, tantôt secouant au vent sa verte chevelure de chênes et de hêtres ; de l'autre, c'est l'abîme, profond de mille pieds, où roulent tumultueuses, écumantes, ou d'un calme noir, les eaux de la Bourne.

 

Un parapet bas borde les passes les plus dangereuses ; ailleurs, le talus rapide le hérisse de bouquets de buis ou de broussailles, parmi des éboulis de roches. On traverse des voûtes fraîches, des arches si basses que le porte-banne de la voiture frôle presque la roche dentelée.

 

Enfin, une autre grande arche se détache, blanche et légère, sur la montagne farouche. Une grotte s'ouvre dans ce paysage tragique. C'est la Goule noire, d'où sortent des eaux muettes et glacées. Tout le monde s'arrête ; les voitures stationnent ; dans le taillis, au milieu des roches, un homme a paru, avec de grands gestes et des cris qui, de loin, ont comme un accent de menace. Il braque sur les voyageurs un engin qui lui donne quelque air de parenté avec les mendiants armés de Gil Blas, l'espingole au poing. Au résumé, c'est un photographe qui entend ne pas laisser passer la Comédie-Française, le maître critique Sarcey et toute leur suite de gais Dauphinois sans les cueillir au passage. Deux coups d'objectif, et c'est fini ! — Et dans quelques jours l'administrateur de la Comédie-Française, accosté du critique dramatique du Temps et du chroniqueur musical de la Nouvelle Revue, apparaîtra à la vitrine de quelques marchands d'estampes, dans un groupe sévère où Mmes Persoons, Kalb et Fayolle mettront la note gracieuse.

 

Alors de nouveau, les voitures remplies, on poursuit le voyage. Les gorges se font plus étroites et plus sinueuses. C'est ce que nos pères eussent appelé un « site romantique ». Et parmi les buis touffus, dans les pierrailles venues des torrents, les clochettes bleues des campanules s'agitent doucement, comme pour sonner les heures claires du jour, les marjolaines violettes mettent dans l'air un parfum subtil, et des fissures de la roche sortent les capillaires aux dents vertes.

 

Enfin, après avoir passé la Balme, où déjà s'est un peu apaisé et coordonné ce chaos de rochers, d'arbres foudroyés, d'eaux violentes, parmi la tranquillité des fleurettes et des mousses, de belles prairies aux molles inflexions s'étalent entre les barrières granitiques comme féeriquement élargies.

 

Une ceinture diaprée entoure la colline où se dresse le Villard-de-Lans, avec ses toits de larges ardoises, ses pignons robustes en échelons. C'est la grande halte de midi. Le déjeuner expédié, allongé un peu par une rencontre avec de vastes plats tout pleins d'écrevisses à peine plus grosses que des crevettes, on repart pour descendre vers Grenoble. Et après quelques heures encore de cette pérégrination, où le tableau change à toute minute, dans la vaste échancrure des monts que couronnent des rochers nus et droits, pareils à de gigantesques remparts, une masse dentelée, d'un bleu tendre, se profile sur le ciel poudroyant de lumière. Grenoble est là, en bas de la route, toute blanche dans la verdure et couronnée de mornes neigeux.

 

La musique et la comédie reprennent leurs droits. Le clairon des bastilles sonne dans le lointain. Et dans l'orchestre du vieux théâtre, les contrebasses entrechoquées, les cordes froissées sonnent déjà dans l'ombre de la salle !

 

 

 

01 octobre 1893

 

Voilà la saison musicale enfin sérieusement commencée ! Elle promet d'être féconde, si tous les projets de nos deux grandes scènes lyriques arrivent à complète réalisation. On l'a inaugurée toutefois par des reprises et des débuts déjà assez lointains, mais qui, seuls, n'auraient pas fourni suffisante matière à chronique. C'est pourquoi je n'en ai pas parlé à leur date, me réservant de le faire à la première nouveauté, qui nous serait offerte.

 

Cette nouveauté, nous l'attendions depuis les premiers mois de l'année ; longtemps retardée, faute d'une interprète, je crois, elle a enfin vu le jour. C'est la Déïdamie, livret de M. Edouard Noël, partition de M. Henri Maréchal, représentée à l'Opéra, le 15 septembre.

 

Sur ce théâtre, un intéressant début avait eu lieu, peu de jours auparavant : celui de Mlle Martini, dans le rôle de Sieglinde de la Walkyrie. J'avais entendu cette jeune cantatrice, à la première représentation de l'ouvrage à la Monnaie, et j'avais été très frappé des qualités dramatiques et du charme vocal de l'artiste. Elle donnait à la tendre et mélancolique héroïne du drame wagnérien une expression touchante et je prévoyais bien que je la retrouverais un jour à l'Opéra. Cette prévision s'est réalisée, et dans les conditions les plus heureuses pour Mlle Martini, qui a été accueillie aussi favorablement à Paris qu'à Bruxelles.

 

Le jeune ténor Alvarez lui donnait la réplique dans le rôle de Siegmund. Il y a eu un vif succès. C'est un artiste d'avenir faisant excellente figure devant le public et très apprécié des compositeurs ; une belle carrière l'attend à l'Opéra.

 

Salammbô a ensuite reparu sur l'affiche et nous a ramené Mme Caron, dont ce rôle fait particulièrement valoir les qualités natives. Enfin, Mme Deschamps-Jehin a repris sa place dans l'interprétation de Samson et Dalila. Le superbe ouvrage de M. Camille Saint-Saëns est le seul, jusqu'ici, qui n'ait pas eu à souffrir de cet entraînement du public vers la dernière œuvre de Wagner : la Walkyrie. Le maître français s'est, au contraire, affirmé en sa force devant le redoutable envahisseur germain. Cette chose bête et brutale, qu'on appelle la recette, et qu'il faut bien consulter comme un indicateur certain de la faveur du public, le prouve surabondamment. Dans Samson et Dalila, il y a la promesse d'un succès égal à celui qui accompagne depuis tant d'années le Faust de l'illustre maître Charles Gounod, qui restera, envers et contre tout, l’œuvre la plus lumineuse de ce demi-siècle, la plus séduisante, la mieux faite pour attirer et retenir perpétuellement les foules.

 

L'Opéra-Comique a choisi le Werther de M. J. Massenet pour son spectacle de réouverture. L'œuvre est jugée, classée parmi les manifestations les plus délicates et les plus tendrement dramatiques d'un compositeur dont la force créatrice est d'une merveilleuse souplesse et qui se plaît à varier, avec un constant souci de la nouveauté, la physionomie de son talent. Werther et

Manon nous le montrent actuellement sur la même scène, en un curieux contraste, constamment différent, toujours égal à lui-même, et quel que soit le caractère de ses inspirations, se révélant toujours l'un des plus soigneux et des plus consciencieux artistes qui soient en notre temps.

 

Phryné a suivi. Succès toujours grandissant pour cette œuvre légère, d'un esprit si parisien et à la fois si attique ; occasion, là aussi, d'une intéressante comparaison entre le sévère et magistral compositeur de Samson et Dalila et le musicien en liesse qui fait chanter si gaiement la belle courtisane d'Athènes et paganise si agréablement sa harpe biblique.

 

Mlle Sybil Sanderson est la Phryné incomparable. Son entrée prochaine à l'Opéra nous donnera, en parlant de l'artiste qui va la remplacer dans ce rôle, l'occasion de revenir sur ce charmant ouvrage, à qui de longs jours sont promis.

 

Les quelques lignes précédentes me mettent à peu près en règle avec les lecteurs de notre chronique musicale. Il me reste à parler de Déïdamie, qui en demeure aujourd'hui le principal objet.

 

Ce n'est pas un événement considérable à l'Opéra que la représentation d'un de ces courts ouvrages destinés à faire attendre aux abonnés l'heure séduisante du ballet ; c'en est un par contre, de très capitale importance dans la vie d'un compositeur. La haute porte de l'Académie nationale de musique ne s'ouvre toute grande que pour ceux déjà pourvus de leurs grandes lettres de maîtrise. Aux jeunes, ou pour parler plus exactement, aux nouveaux, elle reste presque toujours impitoyablement fermée ; elle est d'un airain qui résiste aux poussées les plus énergiques. A des époques déterminées pourtant — et cela seulement depuis quelques années, — une main officielle l'ouvre à quelque privilégié, ancien prix de Rome, dont les espérances parfois depuis longtemps défaillantes se trouvent tout à coup ravivées ; périodiquement aussi — une fois sur deux, — les directeurs eux-mêmes font à quelque compositeur, non moins vétéran de Rome, la faveur rare de les distinguer dans la foule des assaillants.

 

C'était, hier, M. Bourgault-Ducoudray ; c'était précédemment avec M. Véronge de la Nux, M. Benjamin Gastinel, et plus près de nous encore, M. Paul Vidal ; demain viendra le tour de M. Ch. Lefebvre et de M. Georges Hüe ; aujourd'hui est venu, avec Déïdamie, celui de M. Henri Maréchal.

 

En dehors de ces noms, je devrais citer celui de M. Alix Fournier, que le prix Crescent a conduit à l'Opéra, au moment même où il concourait encore pour Rome et qui y a obtenu quinze représentations avec un petit acte. Pareille bonne fortune ne s'était jamais produite et il serait prodigieux qu'elle se reproduisit jamais. De même, je citerai, comme une exception heureuse, M. Emmanuel Chabrier, n'a point passé par la villa Médicis, mais il a fait ses grandes preuves, et on va, dans quelques semaines, nous donner sa Gwendoline, ouvrage déjà connu, déjà classé dans l'estime des amateurs.

 

Si un simple acte, représenté à l'Opéra-Comique, suffit, même quand la carrière en est brève et la fortune médiocre, à tirer de l'ombre un compositeur, à plus forte raison un ouvrage en deux actes à l'Opéra lui donne-t-il soudainement un très enviable relief. Aborder cette scène, y courir vaillamment au-devant de l'aventure, dont l'issue plus ou moins heureuse tient parfois à une multiplicité de causes étrangères à l'art, c'est déjà démontrer que l'on est « quelqu'un ».

 

M. Henri Maréchal, qui vient de passer par cette délicate, redoutable et attrayante épreuve, est depuis longtemps connu par des œuvres dont la plus populaire est ce joli petit acte, les Amoureux de Catherine, dont l'ensemble final, en dehors du charme général de l'œuvre, fait toujours battre le cœur du public et déborder son émotion, en évoquant le souvenir, et le perpétuel amour de la patrie alsacienne. Le compositeur devait cet ouvrage aux Erckmann-Chatrian. Plus tard, ils lui donnèrent encore trois actes : la Taverne des Trabans.

 

On pourrait ajouter à ces titres celui de deux oratorios bien connus : la Nativité et le Miracle de Naïm. Le reste du bagage de M. Henri Maréchal est considérable ; il y adjoindra un ouvrage en deux actes Ping-Sîn, depuis longtemps reçu à l'Opéra-Comique : et dont il attend la représentation avec cette patience que sa philosophie lui doit conseiller comme une des formes classiques du succès.

 

Le sujet de son nouvel ouvrage est de ceux dont la poésie héroïque a tenté déjà bien des compositeurs et bien des auteurs. On fait toujours, en semblable occurrence, un peu de statistique. Et ici la statistique est très démonstrative de cet attrait exercé par un sujet qui, pourtant, entraînait, pour rester fidèle à la vérité de la légende rapportée par les aèdes grecs, une grosse difficulté : l'obligation de représenter sous des vêtements de femme le principal personnage, Achille, caché à Scyros, dans le gynécée du roi Lycomède. Les musicographes ne relèvent pas moins de vingt-six ouvrages sur cette antique fable. Il y en eut d'intéressants et aussi de ridicules dans le nombre. Ce grand dadais d'Achille habillé en femme n'était pas précisément fait pour conjurer le rire ; il était comme l'embryon d'un personnage d'opérette ; heureusement nos pères ne connaissaient par l'opérette c'est à nous qu'il était réservé de retrouver le bouillant Achille dans ses jupes héroï-comiques. Dupuis nous le représenta, en une fantaisie burlesque dont on a pas gardé le souvenir.

 

Théodore de Banville n'a pas craint pourtant de mettre en scène un Achille féminisé, dans sa Déïdamia, aux rimes sonores, naguère représentée à l'Odéon ; mais le rôle était joué par une femme ; il y gagnait toute la grâce, du sexe véritable sans rien perdre de l'héroïque physionomie que la situation commandait de prêter à un adolescent.

 

Un travesti, à l'Opéra, eût paru sans doute impossible. Et M. Édouard Noël, le librettiste de Déïdamie, a bien fait, même au risque de quelque embarras dans le jeu des ressorts du drame, de renoncer à cet expédient.

 

Dans la Déïdamie de Théodore de Banville, le poète s'élevait jusqu'au véritable sentiment patriotique. Il ne s'agissait pas seulement de montrer Achille courant à Troie pour obéir aux dieux et punir l'offense faite à Ménélas. Ce n'était pas uniquement pour Hélène ravie qu'il allait combattre, c'était pour sa patrie insultée !

 

M. Édouard Noël s'en est tenu à la lutte entre l'amour de Déïdamie et d'Achille et la fatalité planant sur la destinée du héros.

 

Déïdamie sait que, selon les oracles, Achille doit périr devant Troie. Achille est le fils de Thétis, la déesse qui, elle-même, espérant déjouer la destinée cruelle, a conduit son fils auprès de Lycomède, roi de Scyros, qui l'a fait élever parmi ses filles et ses épouses ; mais l'amour s'est chargé de révéler tout instinctivement à Achille que le gynécée admettait des différences. En vain on lui a caché tout ce qui pouvait éveiller en lui les images de la vie virile et guerrière ; il a aimé Déïdamie, il l'a épousée et son sang à demi-divin bouillonne à la vue d'une épée ou d'une javeline et dans son oreille sonnent des fanfares ! Il aspire aux exploits des demi-dieux et des héros.

 

C'est de cela que Déïdamie se désespère. Elle aime avant tout et par-dessus tout. Inquiète des paroles de l'oracle, elle se trouble quand on lui annonce la venue de marins et de marchands grecs, qui bientôt, jusque sous les colonnades du palais de Lycomède, étalent des étoffes, des bijoux et des armes. Leur chef n'est autre que l'astucieux Ulysse. Il s'est donné la mission de découvrir et d'emmener Achille, qui seul peut assurer la prise de Troie. Ainsi l'ont voulu les dieux.

 

Achille et Ulysse sont bientôt en présence, et bientôt démasqués l'un à l'autre. Ulysse parle au nom des dieux. Et tout d'abord Achille paraît céder. L'amour de Déïdamie pourtant le reprend et l'enchaîne. Quand l'heure du départ arrive, il déclare tout à coup qu'il ne partira pas : il préfère à la gloire et au devoir même la joie d'aimer en paix Déïdamie. Ulysse pourtant a invoqué Pallas. La volonté d'en haut se révèle par des signes violents. L'obscurité enveloppe la terre, la foudre gronde ; au milieu des ténèbres brille seule la statue de la déesse, tandis que la voix des héros morts parle à Achille de sa glorieuse mission.

 

Alors, Déïdamie s'incline, éplorée. Elle ne peut l'emporter sur la fatalité, plus forte que les dieux eux-mêmes. Et Achille s'éloigne entraîné par Ulysse, au milieu des acclamations.

 

M. Henri Maréchal, en se mesurant à un tel sujet, en un tel milieu, qui généralement incite les compositeurs novices à un emploi abusif des superbes ressources mises à leur disposition, s'est montré d'une discrétion tout à l'honneur de son bon goût.

 

Il n'a point recherché les violences orchestrales, ni les gros effets faciles : il s'est soucié de la justesse du ton de ses personnages ; ce n'est guère que dans certains passages, tels que celui où Achille découvre et saisit avec une joie guerrière une épée, à dessein placée par Ulysse au milieu des bijoux destinés aux femmes, que l'on pourrait souhaiter une écriture musicale un peu plus ferme.

 

Mais, dans les parties où il faut de la sensibilité, de la poésie, de la tendresse, se révèle, parfois exquisement, la véritable nature du compositeur. Il est, d'autre part, homme de tact parfait. Sa partition ne l'inféode pas au parti de la modernité à outrance ; elle garde des formules classiques françaises ce qui en fut et en sera dans tous les temps la lumière et le charme. Cela fait un agréable compromis entre le présent et le passé. On prête au compositeur, au sujet de Déïdamie, un mot qu'il n'a peut-être pas dit, mais qui est fort selon la tournure de son esprit. — « C'est une partition centre-gauche ! »

 

Bref, M. Henri Maréchal, aux qualités de qui on se plaît à rendre justice, doit trouver en ce début, sur la première scène musicale du monde, une intimé satisfaction, un encouragement à lutter contre les désenchantements de cette rude carrière si féconde en mécomptes, en fausses joies, en promesses avortées.

 

Un charmant ballet, d'un dessin délicat, d'une coloration très fine, et, ce qui ne gâte rien, d'un vif esprit en sa grâce archaïque, agrémente la partition de Déïdamie. L'interprétation de l'ouvrage est excellente avec Mlle Chrétien, dont j'ai dit déjà la véritable valeur vocale et dramatique, MM. Vaguet, Renaud et Dubulle, dans des rôles d'inégale importance. Mlle Gina Ottolini est une délicieuse et toujours souriante danseuse ; elle a eu beaucoup de succès ainsi que Mlle Salle, toutes deux menant la gracieuse théorie des belles Scyriennes chargées par le roi Lycomède de fêter la présence du prudent Ulysse.

 

L'orchestre était conduit par M. Paul Viardot, un peu nerveux, — car c'était aussi un début grave, — avec le soin et l'autorité d'un musicien accompli.

 

 

 

15 octobre 1893

 

Deux petits ouvrages en un acte : le Dîner de Pierrot et Madame Rose, ont suivi de près la réouverture de l'Opéra-Comique. C'est une modification heureuse aux habitudes anciennes. Jusqu'ici, ces piécettes nous étaient données à la veille de la clôture ; leur fragilité naturelle rendait cette situation particulièrement dangereuse ; aujourd'hui on entend leur laisser l'espoir de durer au moins toute la saison. Mais combien rares, même dans ce cas, celles qui doivent triompher du temps et de l'indifférence, parfois aussi du dédain du public et de la presse ! Il n'en est pas trois jusqu'ici, depuis les éternelles Noces de Jeannette, qui aient pris racine dans le répertoire ; les autres se sont étiolées ou ont végété tristement.

 

Il n'en faut pas moins persister à en augmenter chaque année le nombre, pour les raisons que j'ai dites maintes fois et que seuls peut-être leurs auteurs goûteront parfaitement.

 

Le Dîner de Pierrot, poème de M. Millevoye, musique de M. Ch. L. Hess, a vu le jour à l'Odéon ; la Comédie-Française l'a repris, honneur très rare ; l'Opéra-Comique en présente la version musicale ; de telle sorte que le titre peut en être lu, le même jour, sur les deux affiches de ces théâtres officiels. Cette brillante fortune aura-t-elle pour conséquence d'assurer la vie définitive de ce joli lever de rideau ? C'est ce qu'il lui faut souhaiter et ce que son mérite semble lui promettre. Il est fort bien fait en ses petites proportions, très littéraire et d'une recherche musicale intéressante. Sans doute, le compositeur n'a pas manqué de le précéder d'une ouverture telle qu'on n'en donne plus même aux grands ouvrages ; il fallait s'attendre à cette manifestation d'un débutant jaloux d'établir qu'à l'occasion un long travail symphonique n'est pas pour l'épouvanter. Pour le surplus, romances, duos, chansons et madrigal se suivent avec une agréable variété et tirent leur raison d'être du fond même du sujet, qualité peu courante encore dans les œuvres de ce genre, ordinairement surchargées de placages.

 

Il n'y a que deux personnages dans le Dîner de Pierrot. Mme Molé-Truffier en Colombine y est exquise de grâce et d'esprit ; M. J. Périer, un débutant, a reçu, du public un excellent accueil, sous le masque blanc de l'immortel infarinato.

 

Madame Rose est conçue et exécutée suivant la formule classique de l'ancien Opéra-Comique. C'est un agréable ouvrage sans prétention, pour lequel se sont associés MM. Bilhaud et Barré. La musique est de M. Banès, qui vit à la bibliothèque de l'Opéra, au milieu des chefs-d’œuvre de l'art musical français, et a de qui tenir, quand il s'avise d'ajouter quelques pages personnelles à son œuvre quotidienne, toute d'érudition.

 

L'interprétation de cet acte est confiée à MM. Badiali et Barnolt et à Mlle Leclerc, trois artistes de valeur.

 

Les éléments habituels de notre chronique ayant été fort minces, en cette première quinzaine d'octobre, puisque je ne saurais rien y ajouter, si j'entendais rester dans le domaine des grands théâtres lyriques, je me suis permis de courir un instant sur les marges de la musique.

 

On m'avait parlé de l'Hôte, histoire mimée en trois actes, de MM. Michel Carré et Paul Hugonnet, musique de M. Edmond Missa. je ne l'avais point vu. Les Bouffes-Parisiens l'ayant repris, j'ai voulu connaître cet ouvrage, et j'y ai pris un vif plaisir. Le musicien qui a eu charge d'accompagner la mimique des personnages à travers une action assez cruellement dramatique, éclairée de quelques jolis détails de comédie, m'est très connu par ses œuvres, dont j'ai trop rarement l'occasion de parler. C'est un esprit ingénieux et fin, très naturellement entraîné dans le sens de l'ancien opéra-comique, ne faisant de l'opérette qu'à son corps défendant, y mettant toutefois une juvénile gaîté. Le dessous musical qu'il a donné à ces trois actes dénote de sa part beaucoup de tact et d'habileté. Les passages dramatiques y ont de la force sans recherche exagérée de l'effet et de jolis dessins mélodiques l'agrémentent. Un petit bataillon d'instrumentistes très bien dirigés par M. Thibault, second chef d'orchestre de la Société des concerts du Conservatoire, exécute la partition de M. Missa qui comporte une importante partie de piano confiée à Mme du Minil, exécutante remarquable.

 

Cette justice rendue à son talent, je dirai franchement que cet emploi et cette prépondérance du piano dans l'orchestre m'a un peu gâté mon plaisir. Au milieu du fondu des instruments à cordes, le piano met une note parfois sèche et dure ; il me semble être l'instrument le moins convenable qui soit pour la symphonie scénique et même pour ce qu'on appelait autrefois plus modestement le mélodrame.

 

Cette symphonie soulignant, interprétant les sentiments et les actes des personnages, créant au drame une sorte d'atmosphère, émouvant plus ou moins le spectateur, mais l'émouvant toujours, selon l'impressionnabilité plus ou moins grande de sa nature, il me semble qu'elle s'évanouit tout à coup quand le piano s'y mêle. C'est une goutte d'eau froide dans la vapeur.

 

Pour moi, en pareil cas, le redoutable instrument évoque tout de suite, très désagréablement, les petites demoiselles bien sages tâtonnant sur le clavier, les concurrentes du Conservatoire, les accompagnements des cafés-concerts, les fâcheux et intempestifs hannetons de toute espèce qui viennent déranger l'harmonie des choses. Ce n'est là qu'une impression personnelle ; il n'y faut point insister. Il paraît d'ailleurs que ce piano, en pareil cas, était inévitable. La nécessité est partout cruelle.

 

Ce qui m'intéressait encore en cette soirée, où j'ai retrouvé ce grand artiste qui est Taillade, à la tête d'une très intelligente et très vivante interprétation de ce drame muet, c'était la question assez souvent posée aujourd'hui de la musique dramatique sans paroles.

 

A une époque peu éloignée de nous, quelques musicographes tendaient à considérer que l'opéra ou, pour parler selon leur langage, le drame musical trouverait sa formule définitive dans la simple association de l'action et de la musique. Cette formule est tout simplement celle du ballet mimodramatique fort en honneur en Italie. Certes, l'égoïsme bien naturel des compositeurs y trouverait son compte et quelques-uns doivent rêver un tel résultat. Un opéra sans chanteurs, quelle idéale économie ; l'orchestre prêtant sa voix à chacun des personnages, quelle admirable fusion !

 

On s'en tiendra, dans le sens de ce paradoxe, à augmenter la part de l'action dans les œuvres chorégraphiques et à écrire quelques pantomimes musicales, qui seront intéressantes surtout quand elles resteront dans le champ de la plus libre fantaisie.

 

Un drame réel comme l'Hôte ne doit réellement rien à la musique. Il faut à cette dernière, pour bénéficier de toute son inspiration, la libre envolée à travers les espaces féeriques ou les capricieuses fantaisies. Le Pierrot classique demeurera le protagoniste de ces spectacles, et avec lui toute l'étincelante troupe de la comédie irréelle.

 

Voilà pourquoi peut-être l'Hôte, drame intéressant et poignant joué par des artistes excellents, mais divisant trop l'attention, la détournant aussi de la musique qui s'efforce de le suivre, n'aura point le succès qui ira à des œuvres de plus fragile conception mais plus parfaitement homogènes.

 

Au lendemain de cette soirée, la Gaîté nous conviait à la première représentation d'une grande pièce nouvelle : les Bicyclistes en voyage ! Ce titre ne me disait rien de musical et je me demandais ce que je pourrais bien avoir à faire là. Cependant on annonçait vraiment de la musique, un ballet tout au moins, de la façon de M. Carman. Et comme ce grand et beau théâtre m'a toujours beaucoup intéressé et qu'il est à peu près le seul dont je parle, en dehors de l'Opéra et de l'Opéra-Comique, je me suis rendu docilement à l'invitation.

 

En réalité, il y a peu de musique dans ces Bicyclistes ; il y a, en revanche, beaucoup de musiciens. Je veux dire qu'à part l'intermède chorégraphique spécialement et très agréablement écrit par M. Carman, toute la partie musicale de l'œuvre est empruntée au répertoire ancien pu nouveau de l'opérette ou du café-concert. Il n'y a pas moins de vingt-six numéros, en ces trois actes, et pas moins de dix-sept compositeurs parmi lesquels il faut nommer cinq fois Offenbach et, deux fois M. Audran et M. Nove. Après cela, il y a du Suppé, du Courtois, du Dussaux, du Lecocq, du Paulus, du de Wendel, du Rouvier, du Delormel, du Villebichot, du Spencer, du Lucien Collin, du Victor Roger, et même du Chicot, tous inégalement, mais certainement célèbres en des endroits divers.

 

C'est M. Charles Malo qui a fort expertement arrangé cette macédoine.

 

Il y a du bon et même de l'excellent dans ce système qui consiste à faire, pour illustrer musicalement une pièce sans prétention, des emprunts aux compositeurs connus. Le Vaudeville naguère ne faisait pas autre chose. La Clé du Caveau lui ouvrait ses innombrables trésors de bonne humeur, de gaîté toute ronde et d'esprit tout français.

 

Aujourd'hui le magasin où l'on s'approvisionne est bien différent. Le pont-neuf d'antan et le couplet de facture que peut chanter le premier venu, même sans voix, n'y est plus de débit courant. Toutefois, le résultat est obtenu presque à coup sûr. Les numéros bien choisis font éclater de nombreux bis et de frénétiques bravos, au courant d'une action faite pour ne point dédaigner ce réconfort.

 

Et puis, le directeur se dispense de l'appoint souvent périlleux d'un musicien Un musicien, naturellement, veut faire de la musique, est c'est parfois bien encombrant, bien gros de complications !

 

Si je me permettais de donner un conseil à M. Debruyère, je lui dirais, puisqu'il est disposé à se passer à l'occasion de ce professionnel, qu'il y a, dans un passé plus lointain que celui auquel il a demandé les clous musicaux des Bicyclistes, de petits chefs-d’œuvre à recueillir, tout prêts à redevenir jeunes, s'ils sont adroitement mis en œuvre.

 

Pourquoi ne pas lui dire aussi qu'il y a à Paris actuellement un seul théâtre, le sien, où pourrait immédiatement s'installer la vraie musique dramatique, celle à qui manque depuis si longtemps ce troisième théâtre lyrique vainement réclamé et qui a eu, à la Gaîté même, d'assez brillantes destinées ?

 

L'effort à faire dans ce but est peut-être moins considérable qu'on ne se l'imagine. Et il y a beau temps que le théâtre municipal de la Gaîté a dévié de son premier programme, qui était officiellement l'exploitation du genre exclusivement dramatique. Ce genre devait pourtant y régner pendant un bail de quinze ans, un sévère rapporteur ayant fait entendre aux archontes que la musique était moins morale que le drame.

 

Les Bicyclistes en voyage sont égayés par l'étourdissante drôlerie de M. Paul Fugère et le regard y est charmé par des évolutions chorégraphiques qui font honneur à l'inventive imagination de Mlle Mariquita. Le quadrille des cyclistes évoluant sur des machines toutes fleuries, en des costumes d'une variété, d'une fraîcheur et d'une délicatesse de tons des plus harmonieuses, restera le vif attrait de cet ouvrage.

 

La prochaine quinzaine sera tout entière consacrée aux fêtes franco-russes, les nouveautés musicales étant remises au mois de novembre. La visite des « Français du Nord » nous donnera au moins l'occasion de saluer au passage, sur la scène de l'Opéra, les noms de Glinka, de Tchaïkovski et de Rubinstein.

 

 

 

01 novembre 1893

 

I

 

Une profonde et subite affliction a traversé la superbe allégresse des fêtes franco-russes : Charles Gounod est mort !

 

Fin telle qu'il a pu la souhaiter peut-être, en ces heures où fréquemment il songeait à l'éternel avenir : sa voix expirant sur ses lèvres au milieu d'un chant inspiré, ses doigts s'arrêtant soudainement sur le clavier, l'âme pourtant veillant, encore, durant trois jours, dans le corps immobile, comme se recueillant en sa solitude, dégagée déjà de la chair, avant de s'envoler à tout jamais ; fin cruellement triste et prématurée aux siens, à ses amis, à ses admirateurs, qui  le comptaient garder encore de longs jours et n'ont pu recueillir ses paroles d'adieu.

 

C'est de lui que beaucoup de musiciens et d'artistes peuvent dire ce que les poètes disaient d'Hugo : il était le Père ! Il avait une vaste bonté et savait, même aux plus humbles, même aux plus déshérités, dire de ces paroles qui réconfortent, bien que parfois on ne s'en puisse dissimuler le sentiment de complaisante pitié.

 

De l'homme et du grand musicien que fut Gounod, il n'est point temps encore de parler comme il convient qu'on en parle, avec toute l'abondance de détails que l'examen de sa vie et, de son œuvre apportera aux biographes et aux esthètes. Jamais existence ne fut mieux, plus curieusement et plus largement remplie.

 

L'homme était d'essence supérieure ; sensitif, enthousiaste, prompt à saisir et à embrasser toutes les idées, à se consacrer de toute son âme, de toute sa force, à leur réalisation.

 

Dès ses premières années de Rome, il avait songé à la prêtrise, à l'apostolat peut-être. Longtemps maître de chapelle aux Missions étrangères, combien de tableaux d'héroïsme chrétien ont dû passer devant ses yeux, combien de scènes de martyre, là-bas dans les lointains pays où François-Xavier porta l'Évangile, où coula le sang de tant de jeunes missionnaires !

 

Un jour, une évolution se fit ; le théâtre prit celui qu'avait pu un instant espérer l'Église de France. Dans le monde pourtant, il ne perdit rien de son idéalisme. Le croyant demeurait en lui très ferme, et comme son esprit était très ouvert, très avide de lumière, nullement réfractaire au progrès du siècle, son souci était constamment de mettre sa raison d'accord avec sa foi. Il s'aidait volontiers des Ecritures pour cet accord laborieux : il lui plaisait, par exemple, de trouver dans les profondeurs de l'Apocalypse des clartés sur les découvertes de la science moderne.

 

Qui de ses familiers ne l'a vu, le doigt sur la Bible, souligner de l'ongle quelque mystérieuse parole de Jean, et, le regard inspiré, la voix vibrante, les citations de l'Évangéliste ou des Pères se pressant sur ses lèvres, proclamer une découverte nouvelle de son ingénieux esprit !

 

Redescendu de ce Sinaï, il était l'homme le plus simple, le plus tendre, d'une gaieté d'enfant, d'un esprit très gaulois, sain et robuste. Il adorait son art ; il aimait tous les arts ; il savait les peintres et les poètes ; il eût été, à travers les musées, les églises et les monuments d'Europe, un guide précieux. On sait de quel sens littéraire très raffiné il était doué et comment, au besoin, il savait prendre la plume et s'en servir. Parfois aussi, en des heures de calme, d'incertitude peut-être, il aimait à peindre quelques petits panneaux, paysages vaporeux et légers, que bien peu ont vus, je pense, accrochés dans un coin d'ombre de sa chambre de cénobite, en cette riante maison de Saint-Cloud, où il s'est endormi de son dernier sommeil.

 

On a cité toutes ses œuvres, longue suite d'inspirations toujours hautes, sinon d'un égal bonheur. — Après Sapho, son premier ouvrage représenté, après la Nonne sanglante et la Reine de Saba, dont de glorieux fragments survivent ; — après cette partition pleine d'une si large gaieté : le Médecin malgré lui, voilà, sans souci de l'ordre chronologique, ce Faust qui restera, envers et contre tout, l'œuvre maîtresse de notre génération, celle qui gardera le secret des émotions pures et des idéales tendresses et demeurera vivante à l'Opéra, alors que, depuis longtemps, tant d'autres auront passé, car son succès ne lui vient ni de la mode, ni de l'engouement, ni d'une révolution dans la doctrine, mais de son éternelle jeunesse. Voilà encore Roméo et Juliette, d'une tendresse plus humaine, voilà la délicieuse Mireille, où rit le soleil de Provence, et Philémon et Baucis, d'une si lumineuse grâce ! Et ses œuvres de ces dernières années, moins connues, non encore définitivement classées : le Tribut de Zamora, Cinq-Mars et Polyeucte où s'épancha l'âme ardemment apostolique du maître et dont la brève destinée lui fut sans doute une amère douleur !

 

Les œuvres symphoniques, telles que Mors et Vita et Rédemption, les messes, forment une part considérable de l'ensemble de ses productions. Je ne connais pas de lui beaucoup de pages purement instrumentales, en dehors de ses délicieux ballets. Il avait, ce me semble, une grande prédilection pour les œuvres où la parole humaine vient donner un sens absolu à la pensée musicale.

 

L'illustre maître gardait depuis quelques années, dans ses cartons, deux ouvrages inédits et probablement inachevés : un George Dandin, écrit sur la prose même de Molière, et un Maître Pierre, suite dramatique ou opéra en trois actes, dont il avait lui-même choisi le sujet, auquel il avait d'abord travaillé avec cette belle ardeur qu'il apportait en toutes choses, et que des mécomptes, des critiques, des plaisanteries trop faciles sur son héros, Abélard, lui avaient fait abandonner ou tout au moins mettre à l'écart.

 

Malgré sa forme très spéciale, cet ouvrage aurait pu trouver place sur une scène telle que l'Opéra ou l'Opéra-Comique ; tout au moins aurait-il pu être donné au concert du Châtelet. — On n'y a songé qu'incidemment et le maître n'a pas trouvé, en ceux dont il devait l'attendre, la grande et aveugle déférence qu'il méritait. — Et maintenant tout est dit !

 

On écrira beaucoup à propos de Gounod ; surtout dans un certain avenir, quand on pourra regarder son œuvre, en se dégageant de toute passion. On ne manquera pas de noter qu'à ses débuts il fut considéré comme une façon de révolutionnaire, traité de musicien savant, — ce qui était alors la pire des injures, — et accusé de manquer de mélodie, tandis qu'à la fin de sa carrière les adeptes de l'école nouvelle témoignaient de quelque dédaigneuse pitié pour ce musicien attardé encore à des formules trop longtemps admirées.

 

En cette génération musicale qui se lève, la somme des valeurs est grande, mais elle s'affirme très inégalement selon les sujets.

 

Pour quelques-uns ayant reçu le don, — je ne voudrais pas prononcer le gros mot de génie, — comme l'avait reçu Gounod et l'appliquant selon une esthétique toute personnelle et très raisonnée, combien d'autres ne sont que des sujets distingués, d'une instruction assurément très forte, encyclopédique même, d'une intelligence supérieure, mais qui ne font et ne feront de la musique qu'à force de volonté, comme ils feraient de la même façon et avec le même talent froid, de la peinture, de la littérature et au besoin de la mécanique — théoriciens vantards, praticiens médiocres, auxquels manquera la flamme originelle sans laquelle il n'est rien de bon, de beau et de durable !

 

Lui, était une source vive de musique, une âme chantante. L'école française l'accompagnera de ses plus douloureux regrets. C'est une haute et pure lumière qui vient de s'éteindre.

 

Charles Gounod comptera parmi ceux dont on ne mesure la véritable grandeur que lorsqu'ils sont tombés.

 

II

 

L'hospitalité de Paris ne s'est pas bornée, en ces derniers jours d'octobre, à la réception de l'amiral Avellan et des officiers de l'escadre russe. Elle s'est étendue à tout ce qui personnifie la Russie, dans les armes, dans les sciences et dans les arts. La musique notamment a fourni son large contingent. Les religieux accords de l'hymne russe ont éveillé la légion des œuvres de la musique slave, dont l'école est si curieuse, si riche, si appréciée de nos compositeurs.

 

Au programme de la soirée de gala, après laquelle ces lignes sont écrites, figurent tous les noms dont s'honore cette école. Un grand festival donné au Châtelet, le 15 octobre, avait réuni déjà les principaux de ces noms. On y a entendu le Rêve du prisonnier avec un fragment de Feramors de Rubinstein et la Sérénade de Tchaïkovski. Le compositeur César Cui, qui occupe un haut rang dans l'armée russe, y a figuré avec une cavatine pour violon, exquisement exécutée par Marsirk. — Je passe sur d'autres pièces des compositeurs Arensky, Kolatchewsky, comme sur un beau fragment de l'opéra populaire de Glinka, la Vie pour le tsar, confiées au talent d'interprètes tels que MM. Saleza, Soulacroix et Mmes Marthe Duvivier et Bréval. En regrettant, avec beaucoup de musiciens et de critiques, qu'une place n'ait pas été faite, dans le programme, au jeune et si intéressant compositeur Glazounov, dont nous avons naguère applaudi au Trocadéro quelques pages toutes pleines d'une inspiration puisée aux sources de la musique nationale russe et écrites dans un très libre et très ingénieux esprit, je m'arrêterai un instant devant l'Antar, de M. Rimski-Korsakov, dont j'ai eu déjà l'occasion de parler en 1889, à propos de ce même concert du Trocadéro, où figura le nom de Glazounov et que le public du Châtelet vient d'accueillir avec une faveur toute particulière.

 

Antar est une symphonie, divisée, selon la coutume, en quatre parties. Mais la construction de chacune de ces parties, leur ornementation, leurs détails multiples, accusent une fécondité de ressources, une richesse de moyens, qui les distinguent singulièrement des conceptions courantes.

 

M. Rimski-Korsakov est un descriptif, un pittoresque, un passionné. Et il exprime ses diverses sensations avec un art très raffiné et très complexe, qui le classe tout de suite parmi les artistes les plus manifestement épris du modernisme de la forme. Mais cet art n'est pas seulement de science et de combinaisons ingénieuses ; il est d'instinct et de race. La terre natale s'y révèle par sa senteur et sa couleur ; l'intelligence du compositeur s'y applique dans la plénitude de sa force native. Il est selon l'esprit de nos jeunes musiciens français, qui travaillent avec une foi sincère, dans la voie dé la vérité et conformément aux affinités particulières de leur tempérament. Parallèlement à eux et suivant sa voie personnelle, il y poursuit la même rénovation.

 

En ce concert, l'art français était représenté par Mme Sarah Bernhardt, qui y a dit une scène de la Jeanne d'Arc de M. Jules Barbier, et par M. Gabriel Pierné, lequel, sur un poème de M. Marc Libérat, la Fraternelle, a écrit pour solo et chœurs une partition animée d'un beau souffle héroïque et populaire. Cette composition, heureusement jalonnée de souvenirs de nos vieux airs français et où se mêlent, à un instant, l'Hymne russe et la Marseillaise, fait grand honneur au jeune compositeur. Il a trouvé en Mlle Delna une interprète remarquable, au double point de vue vocal et dramatique.

 

Au moment où je termine cette chronique, m'arrive en une élégante petite plaquette un nouveau travail de notre infatigable confrère, Albert Soubies ; c'est un Précis de l'histoire de la musique russe, très complet, et que consulteront avec un vif intérêt ceux qu'attire tout ce qui touche à ces amis du Nord, auxquels Paris vient de faire entendre le grandiose concert de ses acclamations universelles.

 

 

 

15 novembre 1893

 

Les débuts de Mlle Wyns dans Mignon ont pu un instant déconcerter les prévisions de ceux qui comptaient sur le très grand succès de cette artiste, venue du Conservatoire, chargée de couronnes, en passant rapidement par l'Opéra. Une insurmontable terreur la dominait, le premier soir ; depuis, elle s'est remise et a fait apprécier ses très sérieuses qualités : l'Opéra-Comique compte maintenant en elle, pour le service de son riche répertoire, une bonne pensionnaire de plus.

 

Pendant que ce tout petit événement se passait sur notre deuxième scène lyrique, M. Émile Pessard faisait applaudir, aux Bouffes-Parisiens, une très jolie partition nouvelle : Mam'zelle Carabin. Ce léger ouvrage appartient au genre autrefois très en honneur salle Favart et dont les similaires ne trouvent plus maintenant leur place à l'Opéra-Comique. Elle y est presque complètement prise par des œuvres d'un caractère plus haut et plus dramatique, et une exception telle que cette délicieuse Phryné, que M. Camille Saint-Saëns y a donnée comme un

exemple de grâce et d'esprit, n'est pas pour infirmer ce qui semble être devenu la règle d'un théâtre où, en tant qu'œuvres nouvelles, on a compté depuis trois ans des drames tels que le Rêve et Werther ; où demain on donnera l'Attaque du Moulin, le Flibustier, Évangéline ou la Femme de Claude.

 

Cette évolution est due non seulement au mouvement des idées, mais encore à ce fait que nous n'avons point de théâtre pour le drame lyrique, et qu'il a bien fallu que le vieil Opéra-Comique, nonobstant ses origines, répondît à toutes les exigences de la situation. Cette fusion entre deux genres restés si longtemps divisés s'est accomplie d'autant plus naturellement que M. Carvalho, directeur de l'Opéra-Comique, avait été le fondateur, le directeur le plus actif et le plus brillant de ce Théâtre-Lyrique, dont nous sentons chaque jour davantage la perte, et n'avait qu'à se laisser aller à son penchant pour les entreprises de noble initiative artistique.

 

Ainsi, celui qui nous a donné Faust, il y a un quart de siècle, nous apporte aujourd'hui, avec la même ardeur, avec le même sens profond de la nécessité d'une incessante rénovation, les œuvres de la génération présente.

 

Ceux qui, comme M. Émile Pessard, ont gardé intact le goût de ce genre éminemment français, tout d'esprit, d'élégance et de grâce, — qui fut l'Opéra-Comique, — genre impérissable à la condition de ne rien perdre de ses qualités originelles, font donc bien d'aller chercher sur des scènes plus étroites et plus modestes, comme les Bouffes-Parisiens, la consécration de leur talent. — Le public leur sait gré de cette modestie, et leur succès s'en accroît.

 

Là, d'ailleurs, en y apportant leur musique bien faite, leur soin délicat de la forme, ils détrônent la banale opérette, en ayant l'air simplement de la vouloir relever. — Mais à cette révolution il faut des agents qui, communément, ne se rencontrent pas dans les théâtres de genre — je veux dire des chanteurs expérimentés, tels que M. Émile Pessard en a trouvé en Mme Simon-Girard et M. Piccaluga.

 

C'est sans doute à cette insuffisance de compagnies d'opérette, au peu de résistance vocale des artistes, d'ailleurs très honorables qui les composent, qu'il faut attribuer l'abandon du répertoire d'Offenbach, si riche de petits chefs-d’œuvre, mais dont l'interprétation demande des qualités peu courantes. C'est à la même cause, ce me semble, qu'il faut rapporter l'apparent dédain dans lequel les directeurs de ces petites scènes semblent tenir bien des œuvres anciennes, nées à l'Opéra-Comique et tombées dans le domaine public.

 

Le Domino noir et Fra Diavolo ne seraient-ils pas, dans le cadre approprié à leur taille, un exquis régal, même et surtout pour nos oreilles habituées aux grandes et larges harmonies des modernes ? Et d'autres encore que je ne nomme pas, et dont nos pères furent tant charmés que longtemps ils ne voulurent entendre parler d'autre chose. Ce sont ceux-là qui condamnaient Faust et qui encore, plus près de nous, déclaraient Carmen incompréhensible.

 

Que tout est changé et que bien avisé serait le directeur, qui, partant, par exemple, de cette Mam'zelle Carabin, dont j'ai pris texte pour ces réflexions déjà souvent faites à cette place, remonterait jusqu'aux petits chefs-d’œuvre oubliés ou délaissés de notre charmante et spirituelle école française !

 

Un an ou deux d'entraînement referait le tempérament des scènes musicales secondaires ; des œuvres nouvelles viendraient s'y ajouter aux anciennes ; des compositeurs de valeur comme M. Lecocq, M. Audran, M. Varney, M. Pugno, pour ne citer que ceux qui n'ont point passé par la grande École de Rome, se décideraient à écrire, comme vivant, il y a quarante ans, ils auraient écrit pour l'Opéra-Comique. Et leurs partitions seraient là à leur place ; elles y seraient jugées dans le milieu le plus favorable, sous le jour le meilleur ; et telle qui y rencontrerait un succès considérable n'en obtiendrait aucun à l'Opéra-Comique, où elle courrait risque de sonner faux, de s'étioler comme ces fleurettes tout à coup transplantées dans une terre trop forte.

 

Que M. Larcher, qui a donné tant de soins à l'ouvrage de M. Émile Pessard et a fait preuve de tant de goût en le montant, tente cet essai de la substitution de l'opéra comique à l'opérette, de la musique aimable à la musiquette banale et si promptement vieillie, qu'il nous donne de l'Auber, de l'Adam, du Grisar, qu'il y ajoute un peu de nos auteurs ayant du tour de main, de la gaieté saine et de l'esprit franc, tels que ceux dont j'ai dit les noms, et je serai bien surpris s'il n'y trouve bientôt honneur et profit.

 

A l'Académie des beaux-arts, en cette première quinzaine de novembre, ont été exécutées solennellement les deux cantates ayant obtenu, cette année, le grand prix de Rome. Le sujet donné était une Antigone de M. Fernand Beissier.

 

Antigone est condamnée à être enterrée vive. Hémon, ne pouvant conjurer le sort de celle qu'il aime et fléchir la rigueur de son père Créon, se résout à mourir et se frappe en présence des deux autres personnages composant le trio obligatoire pour ce genre d'œuvres académiques. Antigone ne lui survit que de quelques instants.

 

Sur cette donnée tragique, M. Beissier, élève de Guiraud, a composé une partition dont on a apprécié les qualités dramatiques et M. André Bloch, qui a reçu les leçons du même maître et ensuite celles de M. J. Massenet, a montré beaucoup de charme et d'inspiration. Ce lauréat n'a que vingt ans.

 

Nous avons surtout retenu de cette séance les paroles prononcées par M. Gérôme au moment de la proclamation des récompenses. Il donne aux jeunes gens qui, « au milieu de toutes les voies nouvelles, doivent éprouver quelque inquiétude. sur le chemin à suivre », le plus judicieux conseil dont puisse bénéficier leur indépendance : « Ne vous effrayez pas, allez de l'avant sans consulter personne que vous-mêmes ; adressez-vous en toute confiance à la nature... Si vous l'interprétez sincèrement, votre œuvre sera bonne. »

 

Bien peu malheureusement parmi ceux que tente la carrière artistique sont de taille et de force à faire passer la nature avant la pédagogie. C'est pourquoi tant d'esprits se déforment sous la pression d'un enseignement trop étroit et trop personnel, ceux qui le donnent ne faisant pas toujours la part de l'individualité de chaque sujet.

 

Pour présenter au public deux débutants, MM. Gibert et Bartet, l'Opéra a remis l'Africaine sur l'affiche. Le grand ouvrage de Meyerbeer est toujours accueilli avec plaisir pour tant de magistrales pages que l'on sait. La marque du temps est pourtant très visible sur l'ensemble de l’œuvre ; les formules depuis longtemps abandonnées en accusent çà et là la vétusté ; on y sent à tout instant la volonté, parfois tyrannique chez le compositeur, de faire de la musique pour de la musique et non point, comme aujourd'hui, de la musique pour du drame.

 

L'Africaine est un des ouvrages qui marquent le plus vivement la différence entre l'art ancien et le nouveau. Cette différence est moins sensible dans les Huguenots et dans le Prophète, bien que de beaucoup les premiers en date ; c'est que là, en réalité, tout procède bien mieux du drame et surtout bien plus naturellement.

 

Ténor longtemps applaudi à l'Opéra-Comique, surtout pour ses qualités de force, et dont la vraie place, de l'avis unanime, était sur notre première scène lyrique, M. Gibert s'est dépensé avec une belle ardeur dans le rôle de Vasco de Gama. Il en est résulté, vers la fin, quelques marques d'épuisement.

 

Le vaillant artiste aura bientôt fait de disposer ses forces en vue des exigences du vaste théâtre sur lequel il rendra certainement d'excellents services.

 

Pour M. Bartet, nouveau venu du Conservatoire et débutant après trois mois d'études nouvelles sous la direction de M. Gailhard, c'est un baryton superbe, à la voix pleine, saine et mordante. Il a eu un très gros et très franc succès. Quand M. Gailhard, aux conseils duquel il doit en rapporter une part, au point de vue de la façon dont il se sert de son riche organe, lui aura appris à « jouer », M. Bartet sera un sujet de tout premier ordre.

 

Mme Bréval est absolument remarquable dans le rôle de l'Africaine. C'est une cantatrice de l'avenir le plus sûr et le plus brillant.

 

On a fêté, avec elle, Mlle Marcy, qui a chanté avec beaucoup d'éclat et de charme tout le rôle d'Inès et que sa romance du premier acte a fait tout particulièrement applaudir.

 

A cette interprétation, presque toute neuve, il faut ajouter le nom de M. Gogny, dans le personnage d'Alvar et celui de M. Douaillier qui paraissait pour la première fois dans celui de l'amiral. Tout deux méritent d'être signalés.

 

L'Opéra nous promet Gwendoline pour la seconde quinzaine de novembre.

 

 

 

01 décembre 1893

 

I

 

Il est regrettable que la presse musicale n'ait pas été conviée, exceptionnellement, à la représentation d'Antigone. Ce bel ouvrage, dont il ne m'appartient pas de parler, nous vient de deux hommes en qui notre génération peut admirer un superbe exemple de vigueur intellectuelle, de conscience artistique et de dignité morale. Il a été accompagné, à la Comédie-Française, de quelques pages de musique. Je ne puis et ne veux relever qu'à titre de renseignement ces pages dues à M. Camille Saint-Saëns.

 

Il s'est, pour les écrire, directement inspiré de la musique antique. Les chœurs y chantent à l'unisson dans les différents modes grecs. Les instruments sonnent également à l'unisson des voix, ou bien détachent une broderie sur le fond vocal. Ces instruments sont peu nombreux, toutefois un peu plus que les instruments en usage sur les scènes antiques ; ils en donnent et en accentuent le caractère. Ce sont des flûtes, des hautbois, des clarinettes, quelques cordes, dont deux harpes employées comme lyres.

 

Quand les personnages disent des vers lyriques, un accompagnement discret souligne la déclamation. Parmi les morceaux où la musique joue un rôle plus spécial, je citerai les belles stances à Éros, d'après une mélodie populaire recueillie à Athènes par M. Bourgault-Ducoudray. Le chœur final est imité d'un hymne de Pindare et nous restitue la notation même de ce poète. La sortie de la reine vient en droite ligne des Troyennes d'Euripide.

 

On a pu rappeler à ce propos que, parmi les tragiques grecs, Euripide avait été le seul, à notre connaissance, qui eût. recouru à un musicien pour la notation des parties chorales de ses ouvrages.

 

Les autres tragiques ou lyriques, tels Sophocle et Pindare, composaient eux-mêmes la musique de leurs œuvres.

 

On pourrait prendre texte de ce détail pour étudier certaine théorie, très fréquemment formulée, surtout en ces derniers temps, théorie excellente du reste, en la hauteur de son principe, mais dont l'application exigerait une somme d'éléments qui ne se rencontrent guère réunis en une seule entité, étant donné le caractère très complexe de notre art moderne. Selon cette théorie, les compositeurs devraient être aussi des poètes et des dramaturges et écrire entièrement eux-mêmes leurs ouvrages, texte et musique. Ce serait l'idéal. D'aucuns en ont rêvé et tenté la réalisation. Berlioz fut de ce nombre, pour ne parler que d'un seul, mais aussi de l'un des plus grands, dans l'histoire de notre musique nationale. On sait comment il le fit et quelle distance s'établit entre le Berlioz du drame et celui de la partition.

 

Or, sans remonter jusqu'aux aèdes antiques qui, naturellement, comme plus tard les trouvères et certains poètes rustiques, associaient étroitement, dans leur conception, la poésie et la musique, il faut considérer que, dans le théâtre actuel, les formes, n'ayant pas gardé la simplicité primitive, exigent une bien plus laborieuse application. Sans m'engager profondément dans l'examen d'une question, qui veut être étudiée plus à loisir et se lie intimement à celle du sens littéraire chez les compositeurs, étude curieuse qu'il faudra bien aborder un jour, je formulerai une simple considération sur cette double action du poète dramatique et du musicien en un seul homme.

 

On a dit que le compositeur devrait écrire lui-même son poème ; il eût été plus exact peut-être de dire que le poète devrait écrire lui-même sa musique. En effet, pour constituer une œuvre homogène parfaite en matière de dramaturgie musicale, ce qui doit naître d'abord en l'homme, c'est le poète dramatique. Si ce poète ne naît qu'après le musicien, c'est la proclamation du servilisme d'un art qui doit rester le plus haut et dominer toute la conception. Mais, s'ils naissent ensemble et pourvus d'une force égale, alors, j'y insiste, c'est le suprême idéal atteint. Jusqu'ici, on n'a accordé qu'au seul Wagner le don de cette double force, encore est-elle en lui discutable.

 

Dans l'Inde, si je ne me trompe, les musiciens restaient confinés dans la caste servile. Ils sont, chez nous, classés dans la caste noble, à côté et souvent au-dessus du poète, et ils y sont à leur vraie place. Leur seule servitude est celle qu'intelligemment ils acceptent, en se subordonnant au drame, par respect pour la vérité de l'art. Et, à ce drame, il faut le reconnaître, ils communiquent, quand ils sont des forts, une intense vitalité. Faust illumine l'œuvre de Goethe obscure pour tant d'esprits ; et il ne restera peut-être, un jour, du bagage considérable et déjà dédaigné de Scribe que ce poème profondément dramatique et humain, qui est le Prophète.

 

Et ce sera ainsi un échange perpétuel de reflets entre deux arts faits l'un pour l'autre, au prix de quelques mutuelles concessions, la forme théâtrale n'existant qu'à ce prix et devant ainsi rester toujours secondaire, malgré les renommées qu'elle fonde plus vite et plus durablement que toute autre forme.

 

La poésie pure n'a pas besoin de musique ; la musique pure n'a pas besoin de poème. A l'une et à l'autre, le théâtre rogne les ailes.

 

II

 

Un ouvrage vieux de vingt ans, bien que l'auteur soit parmi les plus jeunes de nos illustres, a reparu sur la scène des Grands Concerts, ou, pour parler plus exactement, a été entendu sur cette scène, car, malgré son caractère théâtral, il n'est point encore question de le mettre en action.

 

C'est la Marie-Magdeleine de M. J. Massenet, une œuvre maîtresse, qui a déjà revêtu, me semble-t-il, une sorte de majesté, de sérénité classique. Les merveilleux dons natifs du compositeur s'y associent à l'intéressante recherche des formes des grands maîtres anciens. C'est une œuvre d'un art très élevé, dont le succès, considérable à l'origine, s'affirme à chaque audition nouvelle avec une force croissante. Mme Pauline Viardot, Mme Gueymard, Mme Carvalho, ont tour à tour interprété ce beau rôle de Marie-Magdeleine, chacune le signant de sa marque personnelle. Aujourd'hui, et non pour la première fois, c'est Mme Gabrielle Krauss qui nous le rend, en un style d'une impeccable pureté. A côté d'elle, ont été fort applaudis Mlle Nardi, MM. Engel et Lorrain. L'orchestre et les chœurs ont été parfaits sous la direction de M. Édouard Colonne.

 

Au lendemain de cette audition, c'est-à-dire le jeudi 23 novembre, l'Opéra-Comique a donné l'Attaque du Moulin. On sait que ce nouvel ouvrage du jeune auteur du Rêve, M. Alfred Bruneau, a été tiré du beau récit dramatique de M. Émile Zola, paru sous le même titre dans les Soirées de Médan.

 

Je ne puis m'étendre aujourd'hui, faute de temps, sur ce drame lyrique ; il mérite une chronique spéciale : celle de la Nouvelle Revue du 15 décembre doit lui être entièrement consacrée. Je me borne à constater, avec un plaisir accompagné de quelque égoïsme, que l'accueil du public peut faire présager aux auteurs un succès de très bon aloi ; — quelques voix bienveillantes ont ajouté même : « un succès populaire ».

 

L'œuvre a été montée avec un soin tout spécial et un goût exquis par M. Carvalho ; l'interprétation, confiée à Mmes Delna, Leblanc, Laisné, à MM. Bouvet, Vergnet, Clément, Mondaud, Belhomme, Artus, Thomas, est remarquable ; l'orchestre admirablement conduit par M. Danbé comme les chœurs par M. Carré ; les décors sont de l'original artiste Jambon ; les costumes de M. Thomas. Voilà, en dehors même de la valeur intrinsèque de l'œuvre, bien des éléments de ce succès qu'on lui prédit.

 

 

 

15  décembre 1893

 

I

 

Tout le monde a lu dans les Soirées de Médan le dramatique récit de M. Émile Zola, l'Attaque du moulin. Ce récit est le thème de l'ouvrage que vient de représenter l'Opéra-Comique et qui, après le Rêve, place très hautement le jeune compositeur Alfred Bruneau à la tête de ceux de sa génération.

 

L'histoire originale est d'une tragique simplicité. Le meunier Merlier prépare le mariage de sa fille Françoise, quand, tout à coup, des fanfares de guerre sonnent dans le pays. On est en 1870, au mois d'août. Tout le monde prend les armes, même le fiancé de Françoise, qui, pourtant, n'est pas Français. Toutefois, il n'a pu, sans que son sang bouillonne, voir le repos de ceux qu'il aime menacé. Il fait le coup de feu contre les Prussiens. Pris les armes à la main, condamné à être fusillé, il s'échappe en poignardant une sentinelle. Merlier, rendu coupable de sa fuite, est condamné à mourir à sa place. Au dénouement, d'ailleurs, tous deux, Dominique et le meunier, tombent sous les balles en présence de Françoise, écrasée de douleur.

 

Dans le drame lyrique Merlier seul meurt, héros et victime du plus sublime dévouement : il a imaginé de sauver par un mensonge le fiancé de sa fille, revenu au moulin, prêt à se livrer ; il lui a persuadé que tout était arrangé, qu'il était libre ; il a fait partager cette croyance à sa fille ; il a renvoyé le brave garçon vers les Français, avec mission de les ramener au plus vite.

 

Aux éléments primitifs de l'action, d'autres éléments encore se sont ajoutés.

 

Un personnage a été créé de toutes pièces, qui n'existe pas, même à l'état d'indication, dans le récit des Soirées de Médan, celui de Marceline, une brave servante, qui a élevé Françoise, et dont les deux fils, Jean et Antoine, ont été tués naguère dans la même bataille.

 

Marceline personnifie dans le drame la haine de la guerre ; elle est la Maternité, l'Humanité, la Pitié ; elle donne au milieu des événements la note philosophique ; elle raisonne, elle paraphrase l'action ; personnage accessoire, dont la fable proprement dite pourrait se passer, elle passe au rang de personnage principal, dominant les faits de toute la hauteur de son entité morale.

 

En même temps que cette figure puissamment émouvante, en qui s'incarne l'âme des mères, M. Émile Zola a imaginé la touchante physionomie d'une sentinelle ennemie, personnifiant l'inconscience du mal, la résignation au devoir. Entre cette mère pleurant ses fils et ce soldat qui, loin de la terre natale, poursuit disciplinairement l'œuvre de dévastation en pays envahi, un dialogue s'échange, qui est bien, en son essence, l'une des plus belles conceptions qui soient au théâtre. Beaucoup n'y ont vu qu'une rencontre sentimentale ; il y faut voir une haute et sévère leçon. C'est, dis-je, encore que le mot puisse paraître ici très solennel, c'est de l'art social et du meilleur. Cela fait penser, et penser sainement.

 

Le bonhomme Merlier, attaché à son moulin, adorant sa fille jusqu'à mourir pour lui épargner une peine, est pris sur le vif de la nature. Avec cette science particulière que possède M. Émile Zola de donner une âme aux choses, il nous a montré quelle action peut exercer sur un homme le milieu dans lequel il a constamment vécu, par quel lien mystérieux et puissant il y tient, quel déchirement c'est pour lui de songer que tout ce qui a accompagné son existence laborieuse va disparaître : le grenier s'effondrer, la bonne vieille roue sauter en éclats sous les balles ; il n'y a point là le moindre sentiment bas ou même vulgaire : c'est de l'humanité pure.

 

De même, Dominique, le fiancé de Françoise, représente avec l'amour humain la poésie du plein air, de la grande nature ; autant que le meunier, plus épris de la matérialité des choses dont il a tiré joie et profit, aime son moulin, le jeune homme aime la forêt dans laquelle il a grandi ; il l'associe à sa tendresse pour Françoise ; il la pleure comme il pleure Françoise dont il la fait inséparable ; car elle est le milieu dans lequel il l'a aimée et qui peut-être lui a appris à l'aimer.

 

Ce sentiment, un peu panthéistique, que d'aucuns pourraient reprocher à ces conceptions, et qui pour moi en fait le charme puissant et rare, donne au drame une saveur particulière.

 

Françoise, la fille du meunier, est, parmi ces personnages d'une épopée rustique, le type parfait de la braverie féminine. Elle va délibérément, à travers l'action, les yeux sur le but, dans tout l'admirable égoïsme de son amour.

 

Tous ces gens, de tempérament solide et sain, sont, au résumé, de braves gens, à l'âme très tendre, d'une pureté cristalline, dans laquelle on voit très clair comme dans l'eau d'une source limpide.

 

Tels sont les beaux matériaux que le maître romancier a mis à la disposition de son collaborateur, pour la construction d'un drame lyrique, à travers lequel circule son souffle et où en maint endroit même se révèlent l'originalité et la puissance de sa main.

 

Ce drame a passionné l'opinion et il a fait couler des larmes : c'est le mieux que j'en puisse dire et qu'il me soit permis d'en dire.

 

II

 

Pour la musique de l'Attaque du moulin, je serais bien tenté d'employer le procédé que j'ai naguère adopté pour l’Ascanio, de M. Camille Saint-Saëns.

 

Au lieu de dire tout uniment le bien que j'en pense, de montrer le compositeur développant logiquement le principe d'art par lui posé dans le Rêve, creusant vaillamment son sillon dans la bonne et franche terre française et s'efforçant de faire fleurir en pleine lumière ce qui est l'essence même de notre génie national : la passion, l'émotion et l'action, je pourrais me borner à passer en revue les principales critiques publiées sur son œuvre.

 

Mais, tout bien examiné, cela n'irait pas sans quelque monotonie, ces critiques constatant presque unanimement la valeur de la partition de M. Alfred Bruneau. Une seule voix s'élève contre lui, assez aigrement, et doit lui rendre plus précieux et plus doux encore ce concert d'éloges. Telle une mégère grimaçante, surgissant tout. à coup au milieu d'un groupe de jolies femmes, les fait, par comparaison, paraître plus plaisantes au regard.

 

Comme dans le Rêve, la musique.de M. Alfred Bruneau épouse très étroitement le poème de l'Attaque du moulin. Elle chante quand il chante, s'émeut, se passionne jusqu'au sacrifice complet d'elle-même, quand il demeure dans la pure et parfois brutale réalité du drame. Le compositeur n'a point d'égoïsme professionnel ; c'est là, avec sa sincérité, son grand honneur et sa grande force. On écoute l'œuvre comme on écouterait un ouvrage sans musique ; on en perçoit les détails aussi nettement que si les personnages parlaient au lieu de chanter. Quand le sentiment s'épand, s'élargit, quand le lyrisme naît, alors le musicien nous montre comment il sent et comment il exprime, très personnellement, et avec une émotion très communicative. En présence de la nature, en présence de leur âme même, ses personnages prennent tout à coup leur essor, planent au-dessus des choses. matérielles et nous communiquent leur impression douloureuse, tendre ou poétique, mais toujours exprimée avec une belle et touchante simplicité.

 

Telle est la maîtresse page du second acte : les adieux de Dominique à tout ce qui l'attache à la vie : la forêt, « sa géante amie », et Françoise, sa chère promise. Telle la rêverie de la sentinelle, empreinte, selon les paroles du lied allemand, d'un absolu pessimisme et qui s'échappe de son âme, en dépit de la consigne qui ne permet pas de chanter sous les armes. Et en réalité, il ne chante pas, ce soldat, il pense ; seulement nous l'entendons, en vertu de notre grâce d'état. Telle, enfin, la douloureuse plainte de Merlier, au quatrième acte, et, un peu avant, cette triste berceuse que murmure Marceline, la vieille servante, en contemplant de loin les soldats endormis.

 

Des duos d'une douceur et d'une tendresse exquises, entre Françoise et Dominique, entre Merlier et Françoise ; une superbe imprécation contre la guerre ; la fraîche scène idyllique des fiançailles, un beau chœur funèbre, des symphonies d'entr'acte d'une rare valeur, c'est plus qu'il ne faut pour faire de l'Attaque du moulin une partition digne du grand et franc succès qu'elle vient d'obtenir et qui vraisemblablement sera durable.

 

Il aura son effet réflexe sur la première partition du jeune compositeur, ce Rêve, pour la valeur duquel le public parisien. a un arriéré à lui payer. Les deux ouvrages, dont, selon la coutume, le premier a servi à combattre le second et réciproquement, selon le cas et la passion des polémistes, se trouveront quelque jour, comme ils vont l'être à Bruxelles, sur les programmes de la même semaine, et, loin de se nuire l'un l'autre, j'estime qu'ils se feront valoir, étant, comme je l'ai dit tout d'abord, la logique et diverse application d'un même principe.

 

Mme Georgette Leblanc, chargée du rôle surtout dramatique de Françoise, est une très intéressante nature d'artiste. Elle est née, comme on dit, avec le théâtre dans le sang. Sans parler de sa voix, qui est pure et belle, de son éducation musicale parfaite, elle a dans le jeu, dans l'attitude, dans la physionomie, des imprévus, des trouvailles qui la mettent tout à fait à part et font de son début un très captivant attrait.

 

Mlle Delna est, pour tout dire d'un mot, purement admirable dans le rôle de Marceline. Cette artiste, qui n'a pas vingt ans, nous donne la mesure d'un talent déjà en son complet épanouissement, tant comme tragédienne que comme cantatrice.

 

M. Bouvet joue et chante en grand artiste. Il fait du personnage du vieux et brave meunier Merlier une figure d'un magnifique relief. M. Vergnet prête le charme et la vaillance de sa belle voix à Dominique.

 

M. Mondaud dessine avec une vigueur remarquable la figure du capitaine ennemi. M. Thomas est un charmant et agréable officier français. M. Artus et Mme Lainé ont malheureusement de très petits rôles, dont ils s'acquittent à merveille. M. Ragneau joue très consciencieusement. Pour M. Clément, chargé de personnifier cette sentinelle qui passe si vite, mais si lumineusement, à travers l'action, il a trouvé là une de ses plus touchantes et charmantes créations. De même M. Belhomme a fait valoir le très bref épisode du tambour de village, apportant au milieu de la joie générale la funeste image de la guerre.

 

J'ai dit déjà, il y a quinze jours, de quelle magistrale façon l'orchestre est conduit par M. Danbé et comment les chœurs sont menés par M. Carré. J'ai rendu justice au talent de M. Jambon et de M. Thomas. Je n'ai plus qu'à répéter à quel point M. Carvalho mérite la gratitude des auteurs, pour l'art, le soin et le souci de perfection affirmés dans la mise en œuvre de cet ouvrage qui lui donne, selon sa propre expression, la joie et la fierté de présider, trente-quatre ans après Faust, aux vaillants efforts d'un jeune compositeur qui, sans prétendre, certes, faire mieux que ses aînés et ses maîtres, dont il garde le respect, entreprend du moins de faire autre chose et s'y applique de toute sa force et en toute sincérité.

 

 

 

01 janvier 1894

 

I

 

Gwendoline, l'ouvrage de MM. Catulle Mendès et Emmanuel Chabrier, que vient de représenter l'Opéra, est au nombre de ceux qui ont fait, il y a quelques années, leur stage en Belgique, sur l'hospitalière scène de la Monnaie.

 

L'auteur est un de nos compositeurs les plus originaux ; ses débuts ont été quelque peu fantaisistes et la musique gaie lui doit certaines pages de haut goût, ce qui ne l'a point empêché de marcher bravement vers les plus hauts sommets de son art.

 

Le compositeur de cette España, si colorée et si vivante, jouée dans tous les concerts, est un fervent de l'école wagnérienne, ou, pour mieux dire, de l'école inquiète, de celle qui cherche, sans s'inféoder absolument à Wagner, la réalisation d'un type musical nouveau.

 

Gwendoline a été jouée, non seulement à Bruxelles, mais encore à Lyon, à Carlsruhe et à Munich. Elle a donc reçu tous les sacrements de l'art international. Paris va lui donner la consécration définitive, si j'en juge d'après l'effet qu'elle vient de produire.

 

Le poème de M. Catulle Mendès, qui a beaucoup vécu dans des personnages du cycle des Niebelung, a emprunté à ces personnages un peu de leur milieu, de leur caractère, de leur physionomie. La mythologie scandinave les domine ; ils sont robustes, farouches et doux ; ils nous plaisent en leur naïveté rude, mais je sais gré au librettiste de les avoir animés d'un esprit vraiment français, de leur avoir donné le sourire, la grâce et l'accent de notre race, de les avoir dégagés de la nébulosité originelle pour mettre en eux quelque réelle humanité.

 

Il faut raconter cette histoire de la douce et pourtant subtile Gwendoline et du farouche et innocent Harald.

 

Le vieil Armel, père de la jeune fille, est un vieux Saxon, chef de quelque tribu insulaire du Nord, dont la vie se partage entre la mer et la terre, — entre la pêche et le labour, — tribu guerrière pourtant, toujours prête à repousser l'invasion des pirates danois, dont les nefs formidablement armées, portant à la proue des images monstrueuses et terrifiantes, promènent sur les flots sauvages la gloire des rois de l'océan.

 

Le printemps rit ; tout est calme dans la vallée où commande Armel, tandis qu'il va monter sa barque pour la pêche, sa fille fait rentrer les foins et les avoines. Toutefois, elle a quelque crainte d'être seule, mal défendue. Elle évoque l'image terrible des barbares aux cheveux roux survenant tout à coup sur les grèves peu gardées. Et, pour justifier ses vagues craintes, voilà que des clameurs et des plaintes retentissent. Une bande danoise a débarqué, poussant devant elle, terrifiée, la tribu saxonne et Armel, son chef. Ce dernier fait bientôt bonne contenance devant les pirates du Nord. Il les brave ; il excite la fureur de leur chef Harald ; mais au moment même où celui-ci va le frapper de sa hache, apparaît soudainement Gwendoline. Elle se jette entre son père et le sauvage meurtrier. Alors tombe tout le courroux d'Harald. Ébloui, extasié, dans une sorte d'adoration naïve, il contemple cette fille blonde, tendant vers lui ses beaux bras suppliants, et une grande douceur entre dans son âme. Il fait tomber les liens d'Armel ; il éloigne ses rudes compagnons ; il demeure seul avec Gwendoline.

 

C'est alors une scène d'une préciosité héroïque et vraiment bien française entre le dur guerrier, casqué, botté et cuirassé de peaux de phoque ou de morse et la douce jeune fille blanche, blonde et malicieusement souriante. Il n'a point, avant ce jour, vu de femme, autrement qu'en rêve, alors que la Walkyrie au casque d'or lui apparaissait dans les sanglantes batailles ; elle a l'intuition de l'éternelle puissance féminine ; elle parle, rieuse, et bientôt victorieuse, elle apprend au guerrier comment on tresse des couronnes de fleurs, selon une nomenclature peut-être un peu bien fantaisiste qui, sous la latitude très septentrionale où nous sommes transportés, fait éclore à la fois l'églantier, la pervenche, le muguet, le jasmin et le liseron ; mais à poète prodigue de belles rimes, il ne faut pas marchander les floraisons ; elle lui apprend encore comment on file le lin au rouet ; lui, résiste, se révolte et finalement cède. — Il est conquis. — Il n'a plus qu'à demander la main de Gwendoline, déjà conquise elle-même par ce sauvage si féroce et à la fois si vite charmé.

 

Armel consent à cette union qui pourrait établir la paix définitive entre Saxons et Danois ; mais le vieux chef a de la rancune ; il ne cède que pour mieux se venger : Gwendoline partagera la couche du chef danois ; mais elle le tuera ; après avoir été Omphale pour séduire cet Hercule scandinave, elle sera Judith pour l'immoler au salut et à l'indépendance des siens.

 

Armel a compté sans l'amour, né tout à coup dans l'âme de la jeune fille. Elle adore maintenant l'aventurier qui, féroce à tous, a plié enfantinement devant elle. Et, au lieu de le frapper, quand le signal du carnage retentit, elle lui tend, pour se défendre, le couteau dont elle devait s'armer contre lui.

 

Les Saxons ont fait des Danois une vaste hécatombe ; ils les ont surpris dans l’ivresse du festin nuptial ; ils les poursuivent jusqu'au bord de la mer ; ils les y frappent de leurs propres armes et mettent le feu à leurs navires. Harald, poursuivi, blessé, ne songe plus à se défendre ; il s'adosse au tronc foudroyé d'un chêne, riant à la mort, déterminé à braver jusqu'au dernier moment le traître ennemi. Là, l'impitoyable Armel le frappe d'un dernier coup. Là aussi, Gwendoline vient pour mourir avec celui qu'elle aime. Elle se poignarde à ses pieds. Et, dans le rougeoiement de l'incendie des vaisseaux danois, ils expirent debout dans les bras l'un de l'autre, les yeux levés vers l'invisible Walhalla qui va les recevoir.

 

Ce poème, dont les attaches avec les conceptions wagnériennes sont, j'y insiste, très visibles, est pourtant écrit suivant une excellente formule personnelle. La construction musicale en est très symétrique ; il y a des ballades à double couplet, des épisodes, des reprises de motifs, des ensembles associant fréquemment les voix entre elles et plus encore les chœurs aux voix. Un compositeur de la vieille roche aurait pu écrire sur ce poème une partition bien italienne, avec les redondances et les redites que l'on peut s'imaginer.

 

M. Emmanuel Chabrier, comme on n'en doute pas, n'en a rien fait, et il a bien fait. Il a suivi la tendance vaillante de son tempérament et l'enseignement de sa patiente expérience. Il a appelé d'ailleurs son ouvrage un opéra, sans se soucier de l'étiquette plus moderne de drame lyrique ou de drame musical. En cela encore, il a bien fait, et il faut le louer d'un acte qui, aux yeux de certains intransigeants, l'exposera peut-être à passer pour un transfuge, pour avoir fait de la musique là où il en fallait et nous avoir procuré un plaisir d'une très saine franchise. Cela importe peu en l'espèce ; qu'un artiste soit jugé plus ou moins agréablement par les stériles pédagogues, ce n'est point affaire d'importance ; ce qui est important, c'est de faire honnêtement une œuvre d'artiste ; et j'estime pour ma part que M. Chabrier l'a faite.

 

L'ouverture de son opéra m'a tout d'abord, je l'avoue, quelque peu inquiété et désorienté. Malgré sa réputation déjà ancienne acquise dans les grands concerts du dimanche, je l'ai trouvée compliquée, péniblement laborieuse, abondante en sonorités bizarres. Ce mauvais quart d'heure passé, — j'étais mal disposé peut-être et, par conséquent, juge suspect, — j'ai été ravi de tout ce qui est venu ensuite, c'est-à-dire des trois actes de l'ouvrage.

 

Il y a dans toutes les scènes entre Gwendoline et le pirate danois une grâce, une malice, une tendresse exquises. Pour Harald, il a une part considérable dans le conflit entre la sensibilité et la rudesse. Le deuxième acte m'a particulièrement séduit par la poésie pénétrante et le pittoresque de certains détails, tels que les rudes chœurs des coureurs de mer traversant la délicate et douce scène nuptiale.

 

Le rôle d'Armel est excellent ; la merveilleuse scène du mariage en est le point culminant.

 

Les chœurs ont une part presque prépondérante dans l'action lyrique ; à tout instant, ils se mêlent à l'expression de la passion humaine des personnages ; ils sont là à l'état d'être collectif animant constamment le drame.

 

De belles symphonies scéniques commentent très heureusement les impressions et les faits. C'est dans l'emploi de ces symphonies que je vois une des plus heureuses conquêtes de la dramaturgie musicale moderne. Il est des situations qui peuvent et doivent se passer de paroles et où la musique dit tout, bien que ne disant rien de précis.

 

Le succès de l'ouvrage de M. Chabrier sera très grand, autant que j'en peux augurer d'après une première impression. M. Renaud est remarquable dans le rôle d'Harald, dont il a dit certaines pages avec un charme très pénétrant et qu'il a joué avec beaucoup de naturel et de passion. M. Vaguet comptera le vieil Armel parmi ses meilleures créations. Gwendoline, c'est Mlle Berthet, qui a beaucoup de grâce et de la tendresse, et dont la voix expressive et le jeu intelligent méritent de sérieux éloges. Les rôles d'Ælla et d'Erick, bien tenus par MM. Douaillier et Laurent, sont sans réelle importance. Trois décors très pittoresques de MM. Amable et Gardy encadrent l'action.

 

L'orchestre est parfaitement conduit par M. Mangin, dont c'est le début dans cet art difficile de la direction d'une œuvre nouvelle.

 

II

 

La Gaîté a emprunté, pour son nouveau spectacle, comme naguère elle le fit pour les Cloches de Corneville, une pièce donnée autrefois aux Folies-Dramatiques, avec un très grand succès, Surcouf, opéra-comique en quatre actes, de MM. Chivot et Duru, musique de M. Robert Planquette.

 

Opéra-comique, en effet, tel qu'on l'entendait au bon temps de Fra Diavolo, de Marco Spada et de tant d'autres créations, où un sentimentalisme léger s'associe à un comique qui peut, sans inconvénient, aller, par instants, jusqu'à la charge. Musique aimable, facile parfois à l'excès, mais pleine d'entrain et de couleur.

 

Le public des premières a passé là une bonne soirée. Le cadre très agrandi fait à l'œuvre par M. Debruyère est fort brillant et pittoresque ; il y a un agréable et gracieux ballet et, à la fin, un combat naval, avec évolution de deux vaisseaux de haut bord, qui dépassent, dans l'art de la machinerie théâtrale, ce qu'on a tant naguère admiré à l'Opéra, dans l'Africaine.

 

L'interprétation de Surcouf est excellente en son ensemble et en ses détails. Elle est confiée à l'amusant Fugère, à MM. Modot, très caractéristique physionomie de loup de mer, Landrin et Bienfait, entourant M. Jacquin, chargé du rôle de Surcouf, qu'il joue et chante fort bien ; Mme Chassaing, une belle et agréable artiste, et enfin Mme Bernaert, venue de l'Opéra-Comique et dont on a fort goûté la jolie voix, le talent éprouvé et la grâce piquante.

 

Dans une matinée donnée à l'Olympia, au bénéfice des sinistrés de Santander, nous avons eu l'occasion, toujours trop rare à Paris, d'entendre Mme Éléna Sanz, dans la première scène du quatrième acte d'Orphée et dans le duo de Samson et Dalila. On sait déjà avec quel succès elle a chanté ce rôle de Dalila. Dans Orphée elle s'est révélée sous un tout autre aspect. Elle porte le travesti avec une élégante aisance et elle joue avec une belle expression cette incomparable scène. L'acoustique de la salle de l'Olympia est très défavorable aux chanteurs ; la voix de Mme Éléna Sanz et des artistes qui l'entouraient n'y a point sonné convenablement. De chaleureux rappels n'en ont pas moins donné à la vaillante cantatrice le témoignage de la sympathie du public, la remerciant en même temps de la bonne œuvre due à son initiative et organisée par ses soins.

 

Je ne veux pas laisser s'éloigner sans un mot de vive sympathie des artistes qui, presque obscurément, mais d'une façon fort intéressante, ont figuré sur le programme des spectacles parisiens.

 

Je parle de cette compagnie de braves et excellents comédiens-chanteurs petits-russiens qui est venue, au courant de décembre, donner quelques représentations au théâtre des Menus-Plaisirs, sous la direction de Mme Petrovskaïa et de M. Derkatch. Se fondant sans doute sur l'accueil enthousiaste fait aux marins russes par la population parisienne, ces artistes n'avaient pas pris soin de se faire beaucoup annoncer et leur début a été comme une surprise pour le public. Il ne s'est donc décidé que tardivement, et après quelques articles des journaux quotidiens, à se rendre à ces représentations. C'est grand dommage, car elles ont été fort curieuses et nous ont apporté une impression d'art d'une franchise toute particulière.

 

Les Petits-Russiens, qui voyagent avec leur orchestre et même avec leurs décors, ont joué une dizaine de fois un opéra-comique populaire en trois actes : Natalka Poltavka, de M. Kotliarevsky, musique de M. Lyssenko.

 

C'est une fable des plus naïves, une sorte de mise en action de quelque vieille complainte ; c'est cette naïveté même qui fait le charme de l'œuvre, jouée avec une touchante conviction et une gaieté de franche nature par des artistes vraiment originaux.

 

Natalka est une pauvre et jolie fille de Poltavka, que désole la longue absence de son fiancé, Pétro. Elle désespère de son retour, quand survient un fonctionnaire qui propose à Natalka de l'épouser. Elle l'éconduit. Mais le vieux soupirant confie sa peine à Makogonenko, le doyen du village, lequel promet d'intervenir en sa faveur. Alors, on chante et on danse. C'est tout le premier acte. Les deux suivants sont un peu plus importants.

 

La mère de Natalka lui fait comprendre que, étant très pauvre, elle n'a pas le droit et le moyen de se montrer difficile sur le choix d'un mari. Par amour filial, sermonnée d'ailleurs par le bon doyen, qui lui conseille d'oublier son fiancé, qui n'est peut-être plus de ce monde, Natalka se décide à se sacrifier, et on célèbre les fiançailles. Cependant, Pétro revient. Il apprend ce qui se passe. Un ami va prévenir Natalka. Les deux amoureux se retrouvent, se font de nouveaux serments, et Natalka déclare que maintenant elle n'épousera pas le vieillard. Colère de ce dernier, du doyen et de la mère. Pétro, pour avoir la paix, conseille à Natalka de se soumettre et lui offre toutes ses économies. Ce beau trait touche le vieil épouseur. Il renonce à la main de Natalka, qu'il rend à Pétro. Des danses cosaques célèbrent la joie revenue dans le cœur des amoureux.

 

Tout cela se déroule avec une bonhomie, une simplicité, une bonne humeur, faites pour désarmer les plus sévères critiques. C'est l'art d'un peuple enfant, qui s'attendrit vite et s'amuse de tout. Le paysage et l'intérieur sont en harmonie avec cette impression. Au premier et au troisième acte le village petit-russien aligne ses chaumières basses, couvertes de paille, aux portes encadrées, entourées de jardinets, où, parmi les légumes, s’épanouissent de larges tournesols, penchant leurs lourdes têtes irradiées de jaune, au-dessus des clôtures. Au milieu de la place est une citerne et, au delà, un puits à levier, comme les puits des pays d'Orient. A l'intérieur, c'est une chambre toute blanche, où court le long des murailles à la chaux un léger filet de fleurettes discrètement peintes ; le grand poêle blanc est comme taillé dans un bloc de craie. On se croirait dans une maison de neige. Et sur toute cette blancheur s'enlèvent curieusement les tons parfois violents des costumes, les turbans des femmes, les chaperons de fleurs, les tabliers et les robes brodées de couleurs vives, le rouge éclatant des touloupes et des caftans des hommes, aux larges chausses flottantes et aux bottes plissées.

 

Tout cela chante, danse, avec une ardeur extraordinaire, comme pour le plaisir. Les danses cosaques sont, pour les hommes, un bondissement perpétuel, une suite de sauts, de passes, de tournoiements qui vont jusqu'au vertige ; pour les femmes, une légère, lente et nonchalante marche, d'un charme très captivant.

 

La musique de M. Lyssenko, empruntée à des airs populaires, ou originale, — ce que j'ignore — est empreinte, selon la situation, d'une grande mélancolie ou animée de la plus folle gaieté. Alors les rythmes deviennent d'une franchise toute française, comme grisants, et les danseurs semblent, en effet, se griser à les entendre et à les suivre. C'est dans les pages sentimentales que se dégage plus nettement, semble-t-il, le caractère de l'âme slave. Il en est, dans Natalka Poltavka, deux ou trois qui ont charmé et vraiment ému les trop rares Parisiens ayant assisté à ces auditions, dont la suite s'est trouvée malheureusement trop vite interrompue.

 

 

 

01 février 1894

 

I

 

C'est le 1er décembre 1880 que la Korrigane, ballet de M. Widor, a été donnée au théâtre de l'Opéra. J'ai noté alors, ici même, la valeur de cette partition d'un très délicat musicien. L'Opéra vient de reprendre cet ouvrage, avec la même distribution ou très peu s'en faut. Yvonnette la Korrigane, du moins, qui fut, dès le début, Mlle Rosita Mauri, est encore Mlle Rosita Mauri. Elle y montre la même grâce et le même esprit.

 

La musique de M. Widor, disais-je, en rendant compte de la première représentation de ce joli ballet, « est élégante et distinguée sans recherche excessive ; l'orchestration indique une main exercée ». Elle aussi a retrouvé, en sa quatorzième année, le franc succès du premier soir.

 

La danse bretonne, qui sert de début à la fête du Pardon, le ballabile de la ronde des Korrigans, l'entrée pompeuse du « premier coup de vêpres », le divertissement de la lutte au bâton, puis la valse de la « Sabotière », et, surtout, l'adagio qui s'y rattache, avec son cantabile accompagné par les flûtes, les clarinettes et les bassons ; enfin la valse, la gavotte et la gigue du finale du premier acte ont tour à tour renouvelé les agréables impressions d'autrefois.

 

Le second acte permet à l'auteur de faire valoir ses qualités de symphoniste. La valse des fées et la valse lente y associent brillamment la note chorégraphique. Mais, ici, je donne encore la palme au symphoniste, d'un talent très supérieur.

 

En décembre 1880, on jouait la Korrigane avec le Comte Ory. C'est maintenant Gwendoline qui va tenir sur l'affiche la place de l'ouvrage de Rossini. C'étaient Melchissédec, Mlle Daram et M. Dereims que l'on applaudissait, alors dans le Comte Ory. Que tout cela est loin de nous et que de chemin la musique a fait, depuis ce temps, sur cette même scène, — où l'on songeait alors à remonter le Barbier de Séville ! On n'y croyait guère, à vrai dire ; mais le bruit en avait un instant sérieusement couru. — La légère musique italienne, maintenant, a battu en retraite devant la musique allemande. Seul, l'immortel Guillaume Tell demeure ; il sera encore debout quand la musique allemande aura passé.

 

Les lecteurs de la Nouvelle Revue connaissent assurément M. César Cui, dont l'Opéra-Comique vient de représenter trois actes, sur un poème de M. Jean Richepin, poème qui n'est autre, à une centaine de vers près, que le Flibustier appartenant au répertoire de la Comédie-Française.

 

Mme la comtesse de Mercy-Argenteau a consacré au compositeur russe des pages, dont les premières ont été publiées dans cette Revue, et où elle étudiait, en M. César Cui, non seulement le compositeur, mais encore le critique et l'homme. Cette étude est curieuse et intéressante à relire. Elle nous initie aux débuts et aux épreuves d'un véritable artiste-né, que sa brillante carrière militaire — il est général, professeur dans les trois académies militaires de Saint-Pétersbourg — n'a pas empêché de faire un beau chemin dans le monde musical. Il est d'origine demi-française, demi-lithuanienne. Son père, Antoine Cui, appartenait à notre grande armée de 1812. Blessé à Smolensk, il dut rester en Russie, s'y maria et y vécut de leçons. Il eut cinq enfants. Le compositeur du Flibustier est le dernier venu de cette famille. Lieutenant, sorti, en 1857, de l'École du génie, puis répétiteur de topographie et de fortification à cette école, il s'est consacré durant de longues années à l'enseignement militaire. Le grand-duc héritier actuel a été son élève, l'illustre Skobeleff a recouru à ses avis et le célèbre électricien Jablochkow a passé par son pensionnat.

 

Voilà, certes, de quoi contenter l'orgueil d'un homme. Mais le démon du théâtre possédait le soldat. Dès 1864, il prenait la plume du critique et entreprenait une assez vive guerre contre l'école italienne, qui alors dominait en Russie. La musique nationale russe, si savoureuse, était alors dédaignée. Elle avait pourtant déjà à mettre en avant le grand nom de Glinka. « Rousslane, dit Mme de Mercy-Argenteau, Rousslane, le chef-d'œuvre de Glinka, était abandonné après un succès médiocre, et le grand-duc Michel, au lieu de mettre aux arrêts ses officiers, les envoyait aux représentations de Rousslane.

 

L'influence du jeune critique fit beaucoup pour restituer aux œuvres de l'école russe leur légitime place dans l'estime du public. Il avait de l'esprit et du trait ; il s'en servait heureusement en faveur de cette propagande nationale. Tout en aimant ceux de son pays, en leur marquant une préférence bien naturelle, il rend pleine justice aux maîtres français, à la maestria des œuvres de Saint-Saëns, au charme de Faust, à la couleur de Carmen ; mais c'est pour Berlioz, « malgré ses angles et ses rudesses », qu'il professe la plus grande admiration.

 

« Il est peu wagnérien, dit encore son biographe ; il trouvé le but de Wagner juste, mais les moyens faux ; et quant à la musique de Wagner, ses belles pages entraînantes sont pour Cui « des oasis entourées de déserts arides ».

 

Le compositeur qui vient, pour la première fois, de se révéler sur une scène française est depuis longtemps connu par des pages instrumentales et des extraits d'œuvres dramatiques exécutées dans les concerts. La liste de ses productions est assez considérable.

 

Outre de nombreux recueils de musique instrumentale ou vocale, quatre opéras y figurent : le Prisonnier du Caucase, le Fils du mandarin, William Ratcliff et Angelo.

 

Ces ouvrages l'ont fait classer parmi les mélodistes, épris d'une grande distinction de forme et riche d'une réelle abondance d'idées originales. On s'est plu à noter dans l'expression de ces idées une vivacité, une verve toute française, mais surtout une douceur caressante, « une tendresse, un charme infinis et en même temps un sentiment très intense ».

 

La critique russe n'a pas été toujours bien tendre pour le compositeur ; ses campagnes dans la presse contre l'école italienne lui ont créé certaines inimitiés. Il n'a pas de réelle popularité.

 

Comme homme, on nous le représente d'une loyauté intègre, d'un jugement sain et droit, d'une science profonde, d'un sentiment artistique supérieur, d'un esprit fin, enjoué et incisif.

 

Le portrait est fait pour disposer très agréablement en faveur du modèle ; mais il faut ici abandonner l'homme et l'artiste, pour ne plus rien voir que l'œuvre en laquelle il vient de se manifester.

 

II

 

Est-il besoin de rappeler la fable tendrement sentimentale, en sa rudesse d'accent, qui fait le sujet du Flibustier de M. Jean Richepin ? Le vieux Legoëz, matelot fini, attend son gars, parti sur mer, il y a bien des années ; il l'attend avec confiance, bien qu'il n'en ait eu aucune nouvelle. Et cette confiance va si loin qu'un matelot étant venu, chargé d'annoncer la mort de l'absent, considérée comme certaine, à première vue Legoëz le prend pour son fils. Et sa joie est si grande et son saisissement serait si vif, — mortel peut-être, — s'il apprenait la vérité, que Marie-Anne, sa bru, n'ose le détromper ; que Jacquemin, l'étranger, stylé par eux, se laisse saluer du nom de Pierre et aimer par le vieux comme l'enfant retrouvé, parti mousse, revenu grand garçon. Tous les gens de mer se ressemblent, n'est-il pas vrai ? et l'illusion du vieux Legoëz est plausible.

 

Jacquemin, aimé de son pseudo-père, l'est bientôt aussi de Janik, la petite cousine. Or, voilà que Pierre revient. Il a suivi quelques flibustiers, là-bas, au Mexique ; il a fait fortune. On met Jacquemin à la porte ; mais on n'y peut mettre l'amour. C'est l'amour qui, en fin de compte, arrange tout. Janik souffre d'être séparée de Jacquemin, et le bon flibustier Pierre se sacrifie. Et le brave Legoëz est enchanté, car Jacquemin est un vrai marin, tandis que Pierre n'est plus qu'un terrien. Et pour lui, le vieux, il n'est rien de préférable à la vie des gens de mer. Il ne s'en ira pas dans le pays merveilleux que lui vante son fils :

 

… Pardon si je t'ai fait de la peine ;

Mais ne plus voir la mer, je ne peux pas !

Pour moi, tout vent qui vient de terre est mauvais vent.

Un vrai marin, ça meurt sur la mer ou devant !

 

Ce petit drame est trop connu pour qu'il y faille consacrer ici plus de détails. Le compositeur a pris le texte original ; toutefois, s'il en a à peu près respecté l'intégrité, ce n'a pas été sans en altérer assez librement la forme, pour les besoins de sa musique. Les belles rimes sonores de M. Jean Richepin se trouvent ainsi parfois noyées dans une sorte de prose construite de fragments de vers. Nous ne ferons pas une querelle à ce sujet à M. César Cui ; il a mis une évidente discrétion à ne pas demander à son collaborateur un arrangement lyrique spécial ; il a émondé, rogné le texte original, dont la belle frondaison a dû évidemment bien souvent le gêner, l'arrêter dans sa marche, la musique n'allant pas d'une allure aussi leste que le dialogue dramatique.

 

Aussi fallait-il s'attendre, en vertu d'un tel système, à ressentir quelque impression de lenteur, partant quelque impatience à ne pas voir les événements marcher plus vite.

 

L'ouvrage, qu'on pourrait appeler une comédie lyrique, titre qu'on lui donne en effet, est, à plus proprement parler, une comédie dialoguée en musique, ce qui n'est pas tout à fait la même chose.

 

Cette réserve faite, il faut rendre justice à la noble conscience artistique de M. César Cui, à la constance de ses efforts pour mener à bien une entreprise de réelle difficulté. Son dialogue musical est toujours d'un accent juste et ému ; il va, insoucieux ou dédaigneux des ornements lyriques ; il proteste, selon sa tendance personnelle, contre le banal et le convenu. Il en résulte une œuvre un peu monochrome, sur le fond de laquelle se détachent pourtant quelques touches agréablement lumineuses, telles que la chanson de la première scène, l'Angelus, les charmantes danses bretonnes formant intermède à la fin du premier acte ; puis la scène chorale des accordailles et l'éclat superbe du vieux Legoëz glorifiant la mer. J'ai cité plus haut les vers qui couronnent ce beau morceau.

 

C'est, en somme, un ouvrage faisant grand honneur à son auteur et à la direction qui nous l'a présenté avec tout le soin dont il est digne. L'interprétation a fait apprécier une fois de plus les rares et précieuses qualités de M. Fugère, qui est un grand artiste, dans la très complète acception du mot. A côté de lui brille le charmant ténor Clément, qui joue avec beaucoup de sentiment et de passion vraie le rôle de Jacquemin ; M. Taskin fait un flibustier de belle et pittoresque allure et Mme Landouzy est toute gracieuse et touchante sous la coiffe blanche de la tendre Janik. On a remarqué Mme Tarquini d'Or, dans le personnage de Marie-Anne, qu'elle a composé avec un réel talent.

 

Un unique, mais pittoresque décor encadre ces trois actes et nous montre, à travers la grande verrière claire du logis de Legoëz, les vieilles maisons à pans de bois du vieux port de Saint-Malo et le grand large de la mer, qui est comme le thème poétique et sentimental de l'œuvre.

 

 

 

15 février 1894

 

L'Opéra donnera, dans quelques jours, la première représentation de Thaïs, le nouvel ouvrage de M. J. Massenet. C'est le quatrième qu'il inscrit au répertoire de l'Académie nationale de musique, et, si je ne me trompe, le dixième de son répertoire dramatique personnel. Le premier fut le Roi de Lahore que, par une heureuse prédestination, le récent incendie du magasin des décors de la rue Richer n'a pu atteindre ; il marque le début sur notre première scène lyrique de la brillante carrière du compositeur ; la reprise en sera d'un particulier intérêt pour le public et pour les musicographes qui le tiennent en haute estime. Les autres sont le Cid, classé déjà parmi les œuvres les plus marquantes du répertoire ; le Mage vient ensuite et enfin Thaïs, comédie lyrique, en trois actes et six tableaux, au sujet de laquelle les reporters et les interviewers vont prochainement se donner carrière, car, dès la première heure, il a été annoncé que la partition en serait écrite non sur un poème en vers, mais bien sur un texte en prose.

 

Avant que vienne l'heure où le rideau se lèvera, devant le public et la critique, pour la première représentation de cet ouvrage — et sans en trahir le moindre détail — il me semble intéressant de mettre à profit la situation particulièrement favorable dans laquelle je me trouve pour éclairer le point principal de sa genèse et en révéler le véritable caractère.

 

La question de la prose en musique hante depuis quelque temps l'esprit des informateurs en quête de nouveaux sujets. Bien qu'elle soit très ancienne dans l'histoire de l'art musical, elle n'était jusqu'ici que très exceptionnellement sortie du cercle intime de ceux qui, professionnellement, s'y pouvaient intéresser. Mais le goût du public pour tout ce qui est nouveau, particulièrement pour tout ce qui, en sa nouveauté, touche à l'art et aux artistes, venant éperonner le zèle des journalistes, mis un jour en éveil, je ne saurais dire exactement à quel propos la prose en musique est devenue une « question du jour », un sujet d'article. Selon la coutume de plus en plus répandue de notre temps, la presse a fait une enquête : elle a voulu connaître, sur la prose substituée au vers, dans les ouvrages lyriques, l'opinion des principaux intéressés, c'est-à-dire des compositeurs. On est allé trouver tour à tour Charles Gounod, puis MM. Ambroise Thomas, Massenet, Saint-Saëns, Paladilhe, Reyer, et aussi, dans une région moins académique, MM. Victorien Joncières, Salvayre, Benjamin Godard et Henri Maréchal.

 

Charles Gounod n'a pas manqué de rappeler alors que, « il y a une vingtaine d'années environ, il avait, le premier, posé et traité la question sur laquelle on le consultait, à savoir si la prose peut être mise en musique au théâtre et qu'il l'avait résolue dans le sens de l'affirmative, étant bien entendu, toutefois, que toute prose n'est pas également apte à être chantée et que la rythmique de la prose doit faire l'objet d'une étude spéciale ».

 

L'illustre auteur de Faust faisait allusion à ce George Dandin, encore inédit aujourd'hui, et dont il avait écrit la musique sur le texte même de Molière.

 

Les autres ont répondu de façon moins formelle que lui, se partageant entre la prose et le vers, avec des restrictions et des réserves, n'apportant surtout dans le débat rien de concluant, ni de bien intéressant, réservant sans doute leur jugement pour l'heure où une occasion leur serait donnée d'expérimenter la théorie, ce qui est présentement le cas de M. J. Massenet.

 

En ce qui me concerne, vivant dans le milieu où la nature de mes travaux m'a, depuis plus de vingt ans, permis de voir de très près les choses de la musique dramatique, j'ai été particulièrement frappé je l'ai dit souvent ici même — de la tendance des compositeurs à prosaïser le vers ; j'ai même, quelque part dans les « Notes d'un librettiste », formulé cette définition dont la fantaisie ne va pas sans quelque accompagnement de vérité : « Poème lyrique : Ouvrage en vers que l'on confie à un musicien pour qu'il en fasse de la prose. »

 

C'est qu'en effet, très peu de compositeurs ont un sens littéraire assez complet, assez délicat pour garder le respect absolu du texte poétique ; c'est à leur procédé de composition très arbitraire, très exclusif, très égoïste enfin, à leur parti pris de ne pas épouser la forme littéraire pure, mais de la repétrir, de la déformer, sans souci des règles, pour la juxtaposer exactement aux contours de leur musique, que l'on doit, dans les livrets d'opéra, tant de mauvais vers, tant de monstrueuses adaptations, dont quelques-unes ont acquis la célébrité du ridicule. Certes, si le poète lyrique, usant de représailles et pouvant — ce qui est bien invraisemblable — opprimer son musicien, lui demandait de manquer aux règles de son art, de torturer ses formes, de faire grimacer sa musique et de peupler ses portées de barbarismes musicaux ou de discordances, on entendrait de beaux cris !

 

Eh bien, c'est précisément ce que demande couramment et parfois ce qu'exige le compositeur de son collaborateur. Quand ce dernier ne se résigne pas à remanier platement son texte pour en faire le monstre hurlant contre l'esprit et contre le goût, exigé par la tyrannie musicale, il n'a d'autre ressource que de prendre son parti des mutilations, de supprimer la mesure, d'exproprier les rimes, et de se résoudre à l'adoption d'un texte qui, fait de vers éclopés, n'est plus même de l'honnête prose.

 

Des musiciens tel que Charles Gounod, tel que M. Saint-Saëns, qui est en pareille matière d'un impeccable purisme, tel que M. J. Massenet, qui nous occupe plus spécialement aujourd'hui, ne tombent point dans ce travers d'un personnalisme cruel à la poésie. Artistes très complets, aimant d'une haute et égale affection, non seulement ce qui fit leur renommée, mais encore tout ce qui est pour frapper et émouvoir leur sens artistique très impressionnable et très subtil ; épris des manifestations de la plastique comme de celles de la littérature la plus raffinée, s'intéressant à l'examen d'un beau tableau, à la lecture d'une belle prose ou d'une belle poésie, autant qu'à l'audition d'une belle symphonie, ils n'ont certainement point fait de la prose par irrespect ou inintelligence de la poésie, mais seulement parce qu'ils ont conçu et appliqué cette vérité que la rythmique musicale n'est point et ne saurait être fatalement assujettie à la rythmique poétique ; que, dans l'une et l'autre construction, les points d'appui ne sont pas toujours forcément les mêmes, ou, pour parler plus familièrement, que ce qui rime poétiquement ne rime pas toujours musicalement.

 

On trouverait dans l'œuvre de Charles Gounod quelques frappants exemples de la vérité de cette observation : le plus connu réside en la façon dont il a démembré le premier vers de la classique invocation de Faust : « Salut, demeure chaste et pure », au deuxième acte de cet opéra, en extrayant d'un alexandrin une période de huit syllabes, qu'il répète par deux fois, en rejetant à la suite les quatre syllabes finales du vers originel, auxquelles il ajoute deux syllabes du vers suivant, pour retomber enfin exactement sur la conclusion du dernier alexandrin où il se retrouve côte à côte avec son poète.

 

Mais c'est plus précisément M. J. Massenet, dont je veux viser ici le procédé. Lui, si sensible qu'il soit à la pureté de la forme littéraire et à son contour recherché, l'est plus encore à la puissance et au relief de l'image ; son esprit en reçoit une impression très intense, très aiguë ; il n'hésite pas alors à déblayer, pour la mieux percevoir, la mieux saisir, la mieux posséder, tout ce qui enveloppe et accompagne rythmiquement cette image, qu'elle soit d'ailleurs matérielle ou morale, pittoresque ou psychologique.

 

C'est pour cette image qu'il construit son édifice musical ; il lui en fait un temple, où elle est mise en pleine lumière et en pleine valeur ; il la reproduit dans les divers détails de son architecture ; il fait converger sur elle toutes les forces expressives dont il dispose. Et alors son rythme musical ne craint pas de destituer, de détruire le rythme poétique pour arriver à un rendu plus complet, plus saisissant de sa personnelle impression.

 

Je donnerai seulement un exemple de ce procédé. Dans Ève, par exemple, son second grand ouvrage lyrique, le compositeur se trouve en présence d'une série de strophes très nettement rythmées où les rimes s'entre-choquent périodiquement, cherchant entre elles, pour ainsi dire, à créer une musique particulière, suggestive de l'inspiration du compositeur.

 

Et des lèvres de la femme — Une flamme — Sur tous les êtres descend. — La création divine — S'illumine — De son regard caressant.

 

Le compositeur prend toute la strophe ; mais, au lieu de lui garder son harmonie propre, sa rythmique rigoureuse, il supprime le dernier mot. La strophe s'effondre, mais l'image reste :

 

La création divine — S'illumine — De son regard !...

 

Et, sur cette suspension, la musique s'étale ; elle découvre des horizons que le mot « caressant » lui barrait, lui mesurait trop étroitement, et au lieu d'une impression restreinte, le musicien nous donne une large vision sur l'infini. Il, est vrai qu'en même temps « il a fait de la prose », mais on ne saurait lui en vouloir.

 

En un autre passage de la même œuvre, il trouve une indication scénique dépeignant le réveil de l'homme, son ravissement en présence de la femme soudainement apparue à ses côtés. Cette image lui sourit et, sans plus ample informé, il met l'indication en musique sans se soucier qu'elle soit vile prose ou précieuse poésie, mais simplement parce que sa rythmique s'en accommode.

 

On conçoit que, suivant ce penchant et en de telles dispositions d'indépendance, M. J. Massenet ait été facilement conduit à désirer pour sa partition de Thaïs un poème d'une forme littéraire très libre, très souple, très malléable, permettant d'obtenir, sans concession de part ni d'autre, sans monstruosités obligées, sans altération de texte, un accord parfait entre le poème et la musique.

 

« Poème en prose », tel a donc été l'objet de l'expresse demande de M. J. Massenet, quand il s'est résolu à écrire Thaïs.

 

Tout en reconnaissant la logique de cette résolution, son collaborateur l'accepta, sous l'intime réserve de recourir à un procédé qui concilierait les idées du compositeur et les siennes. Un vieil attachement, un culte jusqu'alors rigoureusement observé, le liaient à la formule classique du vers et lui faisait aimer par-dessus tout l'entre-choc des rimes sonores. Il rencontrait, en outre, dans le roman de M. Anatole France, d'où allait sortir le poème de Thaïs, une merveilleuse mine où, à tout instant, dans une riche et brillante prose, s'enchâssaient naturellement des vers natifs d'une eau très limpide ou d'une délicieuse couleur, M. Anatole France étant non seulement un maître prosateur, mais encore un exquis poète.

 

Tout militait donc en faveur de l'emploi exclusif du vers lyrique. Et d'aucuns reprocheront certainement à l'auteur du poème de Thaïs d'avoir adopté un système qui leur semblera très condamnable, de même qu'il sera jugé d'une application très commode par ceux-là qui, ayant la prose facile, redoutent les rigueurs de la prosodie. En quoi ces derniers se tromperont, car rien ne doit rendre un auteur plus sévère pour lui-même et les autres plus sévères pour lui, au point de vue de la perfection générale de l'œuvre, que les licences qu'il se donne pour certains détails.

 

Thaïs n'est donc pas, comme on l'a dit et écrit, et comme M. J. Massenet le demandait primitivement, un poème en prose ; c'est, pour employer la très heureuse dénomination, puisée à la source grecque par M. Gevaert, le très éminent et très érudit directeur du Conservatoire de Bruxelles, un « poème mélique ».

 

Il emprunte toutes ses rigueurs à l'art poétique ; il s'interdit les hiatus, il recherche la sonorité et l'harmonie des mots ; il observe le nombre et le rythme ; il s'efforce de contenir l'idée dans les limites métriques ; il s'affranchit seulement de l'obligation absolue de la rime.

 

De temps en temps, pourtant, une rime sonne, inattendue, comme pour surprendre et amuser l'oreille, sans modifier l'ordonnance de la construction musicale.

 

La poésie mélique, selon M. Gevaert, est exactement celle qui s'applique aux paroles destinées à être mises en musique ; son objet est d'établir entre les contours de la phrase littéraire et de la phrase musicale une solidarité constante, afin que rien ne puisse rompre l'étroite harmonie des deux formes, incorporées pour ainsi dire l'une à l'autre.

 

Les anciens ont connu la poésie mélique, que l'on retrouve encore dans les psaumes et dans les hymnes — et aussi, si je ne me trompe, dans certains chœurs tragiques. — La poésie ancienne pure avait toutefois une métrique autrement sévère que les lois de notre poésie française si longtemps observées, dont certains novateurs actuellement s'affranchissent, coupant les antiques entraves, substituant à l'hexamètre et à ses dérivés des vers polymorphes qui s'allongent sans limites exactes, se développent sans rythme sensible et, d'altération en altération, se condensent en une sorte de prose, gangue obscure et pâteuse, où il y a peut-être des diamants, mais où il devient de plus en plus difficile de les discerner.

 

C'est pourquoi je pense qu'on pardonnera au poème de Thaïs sa forme indépendante de la rime, en considérant qu'en fin de compte, il est encore « presque en vers ».

 

Avant de l'établir ainsi, l'auteur s'est souvenu qu'il y a vingt ans au moins, se trouvant à un dîner, chez le peintre Diaz, à côté de M. Gevaert, dont le nom autorisé doit revenir dans ces lignes pour la justification d'un procédé nouveau d'écriture lyrique, le compositeur lui parlait déjà, avec une grande conviction, de la nécessité de réformer les règles du vers lyrique.

 

Aussi, sa tâche faite selon les principes qui viennent d'être exposés, l'adaptateur du roman de Thaïs devait-il naturellement se reporter à ce souvenir du début de sa carrière.

 

Il écrivait alors à M. Gevaert, en lui rappelant cet entretien :

 

Vous étiez très partisan d'une forme qui, supprimant la rime ou du moins ne la tenant pas pour obligatoire, donnerait plus d'aisance et plus d'imprévu au dialogue. Ce n'était pas la prose pure que vous visiez, ni même une forme conventionnelle, absolument indépendante des formes anciennes, mais une sorte de vers affranchi des entraves rigoureuses de la rime. J'ai été bien souvent hanté par ce souvenir, et, finalement, j'ai cherché à appliquer dans le poème de Thaïs le système que vous m'exposiez dans cette rencontre déjà ancienne. Je voudrais accompagner la brochure d'une introduction, et il me serait précieux de tenir de vous quelques lignes exprimant vos idées sur ce cas particulier d'un ouvrage écrit sans préoccupation de la rime, mais avec un souci constant du rythme et du nombre.

 

Et, sans retard, M. Gevaert répondait :

 

Les idées que je vous exprimais, il y a une vingtaine d'années, au sujet des formes techniques de la poésie mélique destinée au théâtre, se sont fortifiées depuis. Plus que jamais elles sont opportunes, depuis que les musiciens ont unanimement abandonné, à la suite de Wagner, la mélodie carrée, symétrique. Quoi de plus absurde que de maintenir dans le texte une répercussion rythmique qui n'a plus de correspondance dans la mélodie ! Comme vous le dites parfaitement dans les lignes que vous m'avez fait le plaisir de m'adresser, ce que le drame musical de notre époque exige, c'est une prose poétique, nombreuse, évitant l'hiatus, ou, si l'on veut, une poésie sans rimes, excepté aux endroits où le compositeur veut reprendre la forme de la mélodie périodique suivie. Ainsi, pour vous en donner un exemple, deux passages seulement dans la Walkyrie devraient être rimés selon moi : au premier acte la Chanson du Printemps, au troisième la dernière phrase des Adieux de Wotan, lorsque le dieu ferme les yeux de sa fille...

 

Je vous engage fortement à écrire votre introduction. Vous pouvez donner à la fois le précepte et l'exemple, chose essentielle pour réaliser une réforme.

 

La grande autorité de l'auteur de cette lettre aura son influence certaine et, il faut l'espérer, favorable, sur le jugement que le public et la critique vont être appelés à rendre sur le poème et du même coup sur la partition de Thaïs.

 

 

 

01 mars 1894

 

Les idées exprimées dans notre précédente chronique au sujet d'une nouvelle forme de la poésie musicale m'ont rendu particulièrement agréable la lecture d'un ouvrage, qui vient de m'être adressé et qui nous apporte sur la même question une série de considérations fort intéressantes. C'est une thèse pour le doctorat ès lettres, soutenue par M. Jules Combarieu, sur les Rapports de la musique et de la poésie, considérées au point de vue de l'expression.

 

L'objet précis de cette thèse, selon l'auteur lui-même, se résume ainsi : autant la musique moderne ressemble, au point de vue du rythme, à la poésie musicale des Grecs, autant elle diffère, à tous les points de vue, de la poésie moderne.

 

Ce principe me semble connexe à celui qu'a exprimé M. Gevaert sur la poésie mélique. M. Combarieu le développe en un volume de plus de quatre cents pages, dont les chapitres consacrés au rôle des sons dans le langage poétique et au rythme du vers français ont particulièrement retenu mon attention. C'est ce dernier surtout que je m'appliquerai à analyser, comme se rattachant très étroitement à la question qui va se poser à propos du poème de Thaïs.

 

M. Combarieu, en ce chapitre, entend tout d'abord se débarrasser de la théorie où se formule, en ce qui concerne le rythme, « l'inadmissible assimilation de la poésie et de la musique ». Il argumente contre M. Becq de Fouquières qui, dans son Traité de versification française, a posé ce principe qu'un vers quelconque n'est autre chose qu'une phrase musicale. Je ne le suivrai pas dans la réfutation, parfois assez discutable, de ce principe fondamental ; il le prend, il le retourne sous toutes les faces et peut-être, sur ce point, pourrait-on lui reprocher une certaine spéciosité dans la critique. Mais dans la soutenance d'une thèse, on va parfois jusqu'à la minutie, et ce qui frappe ou paraît frapper l'auteur n'est point fait toujours peur atteindre aussi sensiblement le lecteur. Aussi passerai-je rapidement sur ces prolégomènes. Là où, pour nous, l'intérêt s'affirme, où l'actualité du sujet nous saisit, c'est quand l'auteur s'explique nettement, comme dans les lignes suivantes, sur la différence caractéristique du rythme musical et du rythme poétique.

 

En musique, c'est la vitesse du rythme qui donne son caractère à la pensée ; en poésie, c'est le caractère de la pensée qui détermine la vitesse du rythme. Dans la musique, le rythme a une existence propre, un mouvement distinct et antérieur à toute expérience concrète ; et lorsqu'on change le mouvement d'une phrase, on transforme complètement l'idée. Jouez le début de la sonate en ut dièse mineur, avec un mouvement presto, vous aurez une nouvelle idée. Dans la poésie, c'est tout le contraire qui a lieu : lorsque la pensée change, c'est elle qui, par sa propre vertu, transforme le rythme. A l'opposé de la pensée musicale, qui est soumise aux mouvements, la pensée littéraire, maîtresse souveraine devant qui tout le reste est esclave, accélère et ralentit tour à tour le même mètre ; elle inspire son allure au rythme, c'est elle qui porte le vers, et non le vers qui la porte. Elle crée la vitesse des mots, absolument comme leur cohésion syntaxique.

 

On ne saurait mieux ni plus justement dire, et tous ceux qui ont mis le vers en contact avec la musique auront la perception nette de cette justesse absolue.

 

M. Combarieu, en constatant que les divisions rythmiques de la poésie ne correspondent pas, comme celles de la musique, à des portions précises de la durée, accorde que le vers a pourtant quelque chose de musical, qu'il est un commencement de rythme musical élémentaire, ce qui, ce me semble, revient à dire que si la musique réglait son propre rythme sur celui du vers — ce qui n'est pas tant difficile qu'on le pourrait croire — un accord s'établirait, une harmonie aussi heureuse, plus heureuse parfois que lorsque la rythmique musicale rompt immédiatement et comme de parti pris avec la rythmique poétique.

 

« Je ne prétends pas, ajoute prudemment, d'ailleurs, quelques pages plus loin, M. Combarieu, que le rythme musical soit absolument distinct du rythme poétique ; je crois qu'il n'en est pas esclave. »

 

Et c'est bien précisément parce qu'il n'en est pas esclave, pourrions-nous ajouter à notre tour, que nous en sommes venus peu à peu à ce divorce entre la parole et la musique, qui nous conduit tout droit, par respect même de la forme littéraire, à la mise en musique, ou tout au moins à la poésie mélique, dénomination plus agréable que celle de « vers blanc » qu'on donnait naguère aux vers d'une métrique rigoureuse, mais affranchis des exigences de la rime.

 

Se rencontrant presque textuellement avec les termes de la lettre de M. Gevaert que j'ai citée, M. Combarieu établit que la symétrie du vers ou d'une suite de vers, la correspondance des membres d'une période et la rondeur de la phrase poétique ne sont plus nécessaires aujourd'hui, comme autrefois, « car on tend, au moins au théâtre, à abandonner la carrure pour lui substituer une déclamation plus libre ».

 

Et, à l'appui de ce dire, il cite des exemples de déformation du rythme analogues à ceux que j'ai précédemment cités. Il les emprunte aussi à Gounod et à M. Massenet lui-même.

 

Cela l'amène à conclure que, dans la composition lyrique, le rythme musical n'est pas absolument et toujours distinct du rythme poétique ; mais qu'il ne se modèle pas servilement sur lui, comparable en cela « à un vêtement qu'on peut faire étroit ou très flottant, qui ne suit pas très exactement les traits du corps qu'il recouvre et qui, quelquefois même, présente par sa coupe un tout autre dessein, tout en ayant été cependant taillé pour ce corps, non pour un autre et lui allant fort bien ».

 

L'auteur n'a pas manqué de viser au passage la faveur avec laquelle les compositeurs actuels accueillent l'idée des opéras en prose. « C'est là, fait-il remarquer en même temps, comme de notre côté nous l'avons noté, une idée fort ancienne dont l'application au théâtre est seulement nouvelle. L'Église du moyen âge avait allié la musique et la prose dans ses hymnes et ses séquences. »

 

Je me suis étendu assez longuement sur cet ouvrage parce que le sujet en répond bien aux préoccupations du moment, à des idées qui, suivant une vulgaire expression, « sont dans l'air ».
 

Il serait intéressant de suivre encore l'auteur en ses considérations sur le rôle spécial du musicien qui donne comme équivalent à la pensée du poète une pensée musicale inspirée par la méditation du texte, pensée qui ne gêne en rien la pensée verbale, puisqu'elle a un sens à part, étranger à celui des mots et inaccessible aux interprétations de la langue usuelle. « On peut voir en elle une synthèse ramenant à une formule unique tous les détails de la phrase littéraire. »

 

Dans la question de l'accord entre le poète et le musicien, de la nécessité des concessions que le premier doit au second, M. Combarieu fait un juste départ de l'importance du rôle de chacun. « Le poète est le maitre du musicien, écrit-il ; mais c'est un maître qui achète sa souveraineté par les plus grands sacrifices, et ne prend le sceptre que pour revêtir le plus pauvre costume. »

 

Je conseille à tous les lettrés de musique de lire la thèse de M. Combarieu : elle est pleine d'idées, d'aperçus ingénieux et malgré l'abondance du texte, malgré quelques amplifications forcées, elle ne fatigue pas l'esprit et ne lasse pas l'attention. C'est un ouvrage qui se placera dans toutes les bibliothèques musicales à côté du magistral ouvrage de M. Gevaert sur la musique grecque ; il ne s'y étale pas une aussi vaste érudition, mais bien des idées s'y côtoient et parfois s'y superposent, se corroborant entre elles.

 

Puisque l'examen de ce livre m'a entraîné vers la bibliographie musicale, — la dramaturgie lyrique ne nous donnant d'ailleurs rien à dire en cette quinzaine, — je signalerai l'apparition, déjà quelque peu distante de nous, du second volume de l'Histoire de l'Opéra-Comique, de MM. Albert Soubies et Charles Malherbe.

 

La période qu'embrasse cette histoire va de 1860 à 1887. Elle nous présente donc un tableau des événements accomplis pour ainsi dire à la veille de notre temps. Les œuvres qu'elle rappelle appartiennent à cent trente-trois compositeurs. Combien de morts dans ce nombre et surtout combien d'oubliés ! Auber demeure encore et aussi Victor Massé, Boieldieu se manifeste de plus en plus rarement, Gounod triomphe et en même temps Bizet, Delibes, Massenet, et encore Poise ; mais combien sont retombés et demeureront dans l'oubli ! Où sont-ils ? Où sont les neiges d'antan ?

 

C'est une publication des plus attachantes, des plus nourries de faits, bonne à consulter pour les musicographes, bonne à lire et à relire pour les simples amateurs qui s'intéressent à l'histoire de notre musique dramatique. Il y a quelques petites erreurs inévitables dans un formidable travail de ce genre et que je relèverai surtout pour démontrer aux auteurs avec quel soin et quel intérêt je l'ai lu. On y donne au très spirituel musicien qui fut Eugène Gautier un prénom qui n'est pas le sien, on y fait de M. Camille Du Locle le gendre de M. Émile Perrin, dont il était simplement le neveu par alliance et enfin on y omet, dans cette nomenclature alphabétique de cent trente-trois auteurs, le nom de M. Camille Saint-Saëns qui devrait y être représenté, en 1872, par la Princesse Jaune, et en 1887 par Proserpine, et celui de M. J. Massenet.

 

A part ces légères erreurs historiques, facilement réparables, le deuxième volume de l'Histoire de l'Opéra-Comique est un document précieux, représentant une somme considérable de recherches et d'efforts.

 

La conclusion morale en est formulée en des lignes bonnes à recueillir. « La seconde salle Favart, y est-il dit, est le champ où s'est vraiment épanouie cette forme d'art qui, partie du vaudeville et de la comédie italienne, est arrivée presque aux confins du drame musical. Ses murs en ont vu les transformations continues, la diminution progressive du dialogue parlé, l'accroissement notable de la partie instrumentale, la mise en œuvre de moins en moins fréquente des sujets exclusivement gais, enfin le discrédit de certains procédés, couplets, répétition de paroles, entrées et sorties de chœurs inutiles à l'action. Peut-être cette souplesse, cette aptitude à se plier aux exigences nouvelles a-t-elle contribué à assurer la vitalité d'un genre où, quelle que soit l'importance de ces modifications successives, se retrouve, en définitive, l'ensemble des qualités qui sont l'essence propre de notre race : le charme et la finesse, l'esprit et la clarté. »

 

La troisième salle Favart renaîtra dans quelques mois des cendres de la seconde. Ses destinées se trouvent toutes tracées dans les lignes qui précèdent. Puisse-t-elle les réaliser en nous donnant beaucoup d'œuvres qui, conformes aux tendances de l'esprit moderne, ne perdront rien de cet ensemble de qualités, propres à notre race, que MM. Soubies et Malherbe nous ont très opportunément rappelées.

 

Nous devons encore au premier de ces mêmes auteurs, M. Albert Soubies, un nouveau et charmant volume, ajouté tout récemment à la déjà longue série de son Almanach des Spectacles — encore une petite publication qui a son grand et constant intérêt pour les bibliophiles musicaux et même pour les bibliophiles en général, car il est un véritable bijou de typographie.

 

P.-S. — La directrice de la Nouvelle Revue a reçu la lettre suivante :

 

Madame,

 

Le numéro du 1er janvier 1894 de la Nouvelle Revue, qui vient de m'être adressé, publie sous le titre : Système de gammes nouvelles, un article par lequel le signataire annonce au public une découverte musicale importante et y expose le système de formation de ces gammes nouvelles, objet de sa découverte.

 

Or je tiens à faire valoir mes droits d'absolue priorité à l'invention et application de ces mêmes gammes en rappelant que l'Album musical du Gaulois de 1888 a publié un morceau de moi, intitulé : Danse du Serpent, composé en ces sortes de gammes ; une note explicative à la suite du morceau donne, en deux exemples notés, leur mode de formation et leur désignation par lettres romaines, désignation empruntée à d'anciens cahiers d'études où leur théorie, suivie de nombreux exemples, remonte à une date bien antérieure à la publication du Gaulois.

 

D'autre part, ainsi que le confirme la Gazette des beaux-arts du 1er juin 1888, dans sa chronique musicale, signée A. de Lostalot, j'ai fait entendre en divers concerts l'emploi de ces gammes et juge, de ce fait, le public suffisamment informé.

 

Mais je tiens à revendiquer ici, pour ce qui précède, mes droits de priorité sur l'emploi de ces gammes spéciales dont l'invention raisonnée et le procédé d'application me reviennent en toute propriété artistique.

 

Je vous prie, madame, de bien vouloir insérer cette présente lettre dans le prochain numéro de votre Revue et d'agréer l'expression de mes respectueux hommages.

 

Prince Edmond de Polignac.

 

P.-S. — Je vous prierai, madame, de vouloir bien m'honorer d'un mot de réponse afin que cette lettre puisse paraître au Figaro, en même temps qu'à la Nouvelle Revue, M. Magnard m'en promettant la publication.

 

 

 

01 avril 1894

 

Ceux des lecteurs de la Nouvelle Revue qui, depuis environ quatorze ans, ont bien voulu suivre notre chronique musicale savent que, plusieurs fois, j'ai dû leur parler d'œuvres lyriques auxquelles je tenais de très près. Je me suis efforcé de le faire, toujours en me mettant autant que possible hors de cause, en m'efforçant de parler de l'œuvre sans souci de son auteur, en donnant sur la musique une impression très franche qui, je ne me le dissimule pas, a dû souvent paraître empreinte de complaisance. J'ai pourtant fait, en toute occasion, acte de sincérité ; je n'ai pas toujours dit peut-être tout ce que, plus désintéressé, j'aurais pu dire ; je n'ai au moins rien dit qui ne fût l'expression exacte de mon intime sentiment.

 

Je me trouve aujourd'hui en présence d'un ouvrage dont je voudrais m'occuper sans garder le souci de masquer ma personnalité — parler de soi-même à la première personne est assez délicat ; je le ferai cependant, — espérant que nos lecteurs me tiendront compte du soin que j'ai pris jusqu'ici de demeurer à l'écart et me pardonneront, pour cette fois, de me mettre en scène.

 

J'ai donc écrit le poème de Thaïs, dont M. J. Massenet a composé la musique et que l'Opéra a représenté le 16 mars ; je vais dire dans quelles conditions je l'ai écrit, ce qui fixera la genèse de cette œuvre, sur laquelle on a déjà publié bien des lignes, dont toutes n'étaient pas précisément puisées à bonne source.

 

C'est à l'éditeur Calmann Lévy qu'est dû le poème de Thaïs, en ce sens qu'il en a été le direct inspirateur. — Je le voyais quelquefois et il aimait à causer familièrement avec moi des choses de l'art lyrique. — Il m'avait, un certain jour, demandé pourquoi je ne songerais pas à tirer un poème de l'Abbesse de Jouarre, de Renan. Je n'étais pas immédiatement entré dans ses vues, le sujet étant d'ailleurs destiné au théâtre par son illustre auteur lui-même, et il n'en avait plus été autrement question.

 

Quand vint le charmant conte ironique d'Anatole France, Calmann Lévy ne manqua pas de me dire :

 

— Avez-vous lu Thaïs ? Il y a là un très joli sujet d'opéra pour Massenet.

 

J'avais lu Thaïs ; j'en avais discerné les qualités attrayantes pour un compositeur ; mais je ne connaissais pas l'auteur. Calmann Lévy se chargea de cette première rencontre, qui eut lieu, un matin, comme par hasard, au seuil de son cabinet. J'avais en tête le scénario de Thaïs ; je le racontai à l'auteur du roman ; il voulut bien le trouver à son gré et tout fut dit. Anatole France, qui est un lettré, dans la plus pure acception du terme, ne connut la pièce que lorsque la partition était déjà écrite et ne vit l'ouvrage qu'à la répétition générale. Il a bien voulu, depuis, en dire quelque bien, dont je me tiens pour grandement honoré et dont je le veux remercier ici. Il a surtout, dans un charmant article donné au Figaro, reconnu que l'adaptateur de son roman avait eu, en cette affaire, le « sens du possible », et s'était dégagé de toute considération philosophique pour ne faire que du théâtre ; nulle parole ne pouvait m'être plus précieuse. J'ai pensé, en effet, que si cette création du délicat ironiste qu'est M. Anatole France devait être dépouillée d'une partie de ses grâces natives, l’action théâtrale toutefois ne la desservirait pas trop. Le fait du cénobite chrétien concevant l'orgueil de conquérir une âme païenne et succombant dans cette lutte au démon de la luxure ; l'âpre convertisseur « vaincu par sa conquête », cela n'est-il pas, en somme, suffisamment philosophique pour la superficielle morale du théâtre ? Mais je m'aperçois que je parle de ce sujet comme s'il était déjà familier au lecteur. Il convient que je le raconte au moins sommairement.

 

Les cénobites de la Thébaïde sont réunis autour de leur frugal repas, discourant et priant tour à tour. Ils attendent un de leurs frères, Athanaël, parmi eux considéré comme un saint. Bientôt il parait. Il revient d'Alexandrie ; il en revient plein d'amertume. Une courtisane, Thaïs, remplit la ville de scandale et par elle « l'enfer y gouverne les hommes ». Le cénobite voudrait ramener à Dieu cette âme égarée.

 

Un sage vieillard, Palémon, qui représente ici, si faiblement que ce soit, l'esprit du livre, cherche à le détourner de ces idées. « Ne nous mêlons jamais, mon fils, aux gens du siècle. Craignons les pièges de l'esprit. »

 

Nonobstant ces conseils prudents, Athanaël s'endort, sur sa natte de sparterie, l'esprit tout plein de l'image de Thaïs. Et voici qu'un songe troublant la lui montre, dansant, nue, dans le cirque, devant les habitants d'Alexandrie. Il s'éveille ; il invoque Dieu avec une ardeur farouche ; il appelle ses frères et il part, se croyant élu pour la conquête morale de Thaïs.

 

C'est à Alexandrie, chez son ami Nicias, au milieu des apprêts d'un festin, parmi des débauchés et des histrions, qu'il rencontre Thaïs. C'est alors un défi entre l'homme du désert et la séduisante prêtresse de Vénus. Il fuit avec horreur devant sa beauté dévoilée ; toutefois, il ne craint pas d'aller, jusqu'en sa demeure même, lui porter la parole salutaire.

 

De cette rencontre, dans une sorte de sanctuaire de volupté où Thaïs l'accueille, souriante et moqueuse, va sortir le dénouement de l'ouvrage. Elle lui parle d'amour périssable ; il lui parle d'amour éternel, mais ce n'est pas sans que ses yeux soient séduits et son âme profondément troublée. Il va succomber peut-être. Un violent effort l'arrache à lui-même et lui redonne confiance dans le succès de sa mission.

 

Thaïs, troublée, éperdue, partagée entre les séductions de sa vie profane et les espérances, les joies entrevues d'une vie future pourtant encore mal définie, passe le reste de la nuit dans la méditation et dans les larmes. A l'aube, elle cherche le solitaire, endormi sur le pavé de la place publique, au seuil de son palais. Elle s'humilie devant lui ; elle est gagnée à Dieu. En vain, le peuple se soulève pour arrêter et garder Thaïs. Elle ira avec le farouche cénobite s'ensevelir pour jamais dans le monastère des Filles blanches.

 

Et lui alors retourne à la Thébaïde ; il y croit trouver le repos ; c'est l'enfer qu'il y trouve. En sauvant Thaïs, il s'est perdu lui-même ; la beauté de la femme hante ses visions ; une charnelle fureur l'entraîne vers celle qu'il a conquise à Dieu et que maintenant il lui voudrait reprendre.

 

Il n'arrive au monastère des Filles blanches que pour voir Thaïs mourir, les yeux au ciel, dans la parfaite possession de la béatitude éternelle.

 

J'ai recueilli là plutôt les idées que les faits. Le livre d'Anatole France est assez connu ; les analyses des journaux ont été assez nombreuses pour qu'on excuse ma brièveté. Elle a d'ailleurs sa raison dans la hâte que j'ai de parler de la partition de M. J. Massenet, au succès de laquelle les opinions se sont quelque peu divisées.

 

Des circonstances particulièrement douloureuses pour moi m'ont tenu éloigné de la répétition générale et de la première représentation. Mais j'ai suivi l'œuvre dès sa naissance et dans son complet développement ; j'ai donc acquis sur elle les notions nécessaires pour en parler avec le plus absolu détachement de l'effet qu'elle a pu produire et des opinions qu'elle a pu créer.

 

Je la tiens pour l'une des manifestations les plus homogènes et les plus fermes du génie musical de M. J. Massenet. On a pu reprocher quelquefois à ce compositeur son évident souci de la satisfaction à donner aux goûts, aux préférences du public. J'estime qu'ici il ne s'est soucié que de satisfaire sa rare et précieuse conscience d'artiste. C'est ce que le public lui-même, toujours un peu réservé, un peu sceptique, à la première apparition d'une œuvre émanée de l'esprit d'un compositeur dont la puissance créatrice est extraordinaire, ne tardera pas à reconnaître et reconnaît, du reste, déjà, en acclamant certaines pages qui, à la première heure, avaient paru ne le point toucher.

 

Thaïs débute par quelques mesures d'un très grand calme, d'une grande impression d'infini, préludant au repas des cénobites. Cette scène rustique que préside Palémon est un tableau d'une simplicité biblique ; simplicité qui s'étend jusqu'à la dernière mesure de cette introduction d'une exquise délicatesse de touche.

 

Les vastes espaces de l'Opéra n'ont point nui, comme on le pouvait craindre, à cette page d'une si suave pureté. Un tel prélude devait faire ressortir l'éclat et la couleur de toutes les scènes païennes qui se déroulent aussitôt après devant le palais de Nicias à Alexandrie.

 

Il faut citer tout d'abord, dans ce second acte, la superbe malédiction d'Athanaël à sa ville natale.

 

Puis ce sont les traits légers de Nicias, la scène mimique dans laquelle deux belles esclaves rieuses habillent le cénobite de riches vêtements pour cacher aux regards moqueurs son noir cilice ; quatuor exquis, léger, d'une grâce toute française ; puis encore un duo entre Nicias et Thaïs, à travers lequel circule le souffle parfumé d'un aimable scepticisme amoureux, puis enfin la scène finale, le défi d'amour de Thaïs, l'austère imprécation d'Athanaël.

 

Au troisième tableau, le délicieux monologue de Thaïs à son miroir restera comme l'un des points culminants de la partition. La scène qui lui succède, je veux dire la terrible et irritante rencontre du cénobite et de la courtisane, constitue selon moi la maîtresse page de l'œuvre. Jamais M. Massenet n'a fait mieux, ni plus humainement, ni plus suavement.

 

Je note ensuite le lever du rideau devant la maison de Thaïs, le doux entretien d'Athanaël et de Thaïs posé sur un air de danse arabe entendu à distance, opposition des plus piquantes et des plus séduisantes ; l'épisode de la statuette de l'Amour où les phrases s'égrènent comme des perles du plus bel orient et le finale mouvementé qui ponctue l'acte.

 

Un ballet : « la Tentation », dont, pour ma part, je me serais passé, car il rompt un peu la suite du drame musical qui serait d'une tenue parfaite, sans cette addition chorégraphique, hélas ! indispensable à l'Opéra, montre par à peu près l'évolution de l'âme troublée d'Athanaël.

 

La mort souriante de Thaïs, le duo dans lequel le cénobite, possédé par les esprits de la tentation, vient disputer au ciel celle qu'il a sauvée, constituent un dénouement musical d'un charme très pénétrant et d'une extraordinaire puissance.

 

Ce dénouement a fait prendre au succès musical de l'œuvre les proportions d'un triomphe.

 

Mlle Sybil Sanderson a créé Thaïs avec un talent de cantatrice qui ne s'était jamais mieux ni plus hautement affirmé. Elle est d'ailleurs ravissante comédienne et d'une idéale beauté qui contribue à parer cette séduisante figure de Thaïs de tous les charmes dont l'imagination la plus vive peut se plaire à la revêtir.

 

M. Delmas est un admirable Athanaël, vocalement et dramatiquement. Rarement l'Opéra a vu à la tête de sa compagnie de premiers sujets des artistes d'une aussi complète et d'une aussi haute valeur.

 

M. Alvarez fait un élégant et charmant Nicias. C'est un rôle qui ne saurait être mieux tenu. Mmes Héglon et Marcy n'ont qu'une scène, et c'est dommage : elles y sont tout à fait charmantes. On peut appliquer le même éloge à Mme Beauvais, sous les traits poétiquement austères d'Albine, la prieure des Filles blanches.

 

M. Delpouget, qui est le sage Palémon, s'est fait apprécier selon son réel mérite. M. Euzet tient avec grande conscience un tout petit rôle épisodique.

 

Dans le ballet triomphe Mme Rosita Mauri, qu'on ne se lasse point d'applaudir.

 

L'orchestre est conduit avec une rare et admirable maîtrise par M. Taffanel, à qui M. Massenet a fort justement rendu un hommage public.

 

La mise en scène est de premier ordre et les décors, très pittoresques, montrent une fois de plus ce que valent les maîtres peintres qui se nomment Carpezat et Jambon. Bianchini a dessiné, pour les principaux personnages, des costumes de l'art le plus raffiné.

 

Je crois à l'heureuse destinée de Thaïs, sur une scène qui, au premier aspect, ne paraissait point faite pour elle. L'événement a bien déjoué ces inquiétantes prévisions. Dans cette vaste salle de l'Opéra, si redoutable parfois aux recherches de grande sonorité, rien ne se perd de ce qui est surtout de ténuité et de charme.

 

Je n'ai rien dit des symphonies qui relient entre eux les actes principaux de l'ouvrage. Elles traduisent, avec une admirable intensité, la vie extérieure du drame, l'atmosphère qui l'enveloppe, les sentiments intimes des personnages. La méditation religieuse qui suit la scène capitale de l'œuvre, chez Thaïs, m'est apparue particulièrement comme une inspiration d'une magistrale beauté, et l'impression du public a été unanimement conforme à cette impression toute personnelle.

 

Il faut noter, en terminant, que l'opinion générale n'a point été défavorable à la forme particulière adoptée pour le poème de Thaïs. Nos deux précédentes chroniques ont donné, avant la lettre, sur la poésie mélique qui caractérise cette forme, assez d'éclaircissements pour qu'il soit inutile d'y insister. Le poème mélique, toutefois, ou plus simplement la prose cadencée, restera longtemps encore, je pense, une exceptionnelle fantaisie dans les expressions de l'art lyrique.

 

 

 

01 mai 1894

 

Ce qui a été dit déjà, ici même (1) lorsque le Falstaff du maestro Verdi a été donné à Milan, en février 1893, il le faudrait presque textuellement répéter à propos de la représentation de cet ouvrage à l'Opéra-Comique. L'accueil fait à cette charmante comédie lyrique a été, en effet, aussi triomphal en France qu'en Italie. Aussi n'aurai-je aujourd'hui qu'à résumer mes impressions premières.

 

(1) Voir la Nouvelle Revue du 1er mars 1893.

 

Le Falstaff, en son texte français, n'a peut-être pas toute la saveur du texte italien ; la traduction en est pourtant très bien faite et tout à l'honneur de M. Paul Solanges, qui s'en est chargé avec l'appui de M. Boito, adaptateur original et ingénieux de la fable shakespearienne.

 

Le personnage caricatural des Joyeuses commères de Windsor et d'Henri IV, le matamore « ventru, gaillard, paillard, couard, toujours glorieux et toujours berné », dont j'ai parlé naguère, a fait éclater une fois de plus la magistrale puissance de l'illustre compositeur italien.

 

Verdi, après une trentaine d'ouvrages de caractères très divers, se révèle, à quatre-vingts ans, aussi maître de lui, aussi abordant en idées, aussi robuste, aussi jeune qu'à l'époque du Trouvère ou de Rigoletto, deux de ses plus populaires partitions. C'est un cerveau d'une prodigieuse activité et d'une admirable résistance, ouvert à toutes les notions nouvelles, apte à toutes les évolutions, sans rien abandonner de la pure essence de ses qualités natives.

 

Sa muse est toujours la muse latine ; elle ne s'est pas germanisée, quoi qu'on en ait pu dire ; elle parle seulement une autre langue qu'autrefois ; elle s'exprime en un autre style, mais l'esprit et l'accent sont restés les mêmes.

 

Et ce doit être une pure et orgueilleuse joie pour Verdi, quand il jette un regard d'ensemble sur son œuvre, de se voir à la fois si différent et si dépendant de lui-même dans les diverses manifestations de son génie.

 

Falstaff ne sera certainement pas son dernier ouvrage. A voir l'homme, mince et droit, le corps souple, l'allure légère, le visage clair sous ses cheveux blancs, on le sent encore tout bouillonnant de sève, d'une combativité supérieure, prêt à reprendre la plume et à gagner quelque nouvelle bataille.

 

Tel, du moins, il nous est apparu, l'autre soir, seul, silencieux, les traits calmes, mais la main agitée de légers mouvements fébriles, au milieu de l'orchestre de l'Opéra-Comique, laissé à son entière disposition, en cette répétition générale qui se termina par une ovation, chaleureux prélude de celle qui le devait saluer le surlendemain.

 

L'ouvrage n'avait pas besoin d'être défendu, portant en lui-même d'incontestables éléments de succès ; il pouvait toutefois être desservi par une interprétation exigeant des qualités toutes particulières de grâce, de légèreté et d'esprit.

 

Il n'en a rien été et c'est une opinion déjà courante que la jeune troupe de l'Opéra-Comique ne l'a cédé en rien à la valeur des interprètes de la création et parfois même lui a été supérieure.

 

M. Victor Maurel seul appartient à l'interprétation primitive. Il est le protagoniste préféré de Verdi, depuis ces dix dernières années. Il est Falstaff, comme il a été Iago, et avec une égale supériorité en des incarnations d'un caractère si différent. Il se révèle aujourd'hui en un Falstaff qui réalise exactement le type très multiplié dans les illustrations des œuvres complètes de Shakespeare, traduites par Émile Montégut. Il y a là une série de gravures, d'origine anglaise, que l'ingénieux et consciencieux baryton a certainement consultées pour la composition de ce rôle, où brillent ses qualités de grand comédien. Il le joue avec une variété, une science de l'effet, un souci du détail véritablement incomparables ; il le chante avec une verve, une finesse, un art exquis ; son impeccable style y est goûté, en sa rare valeur, à l'exclusion même de la qualité de sa voix.

 

A côté de son triomphe il faut noter celui de cette merveilleuse nature d'artiste qu'est Mlle Delna. Après sa touchante création de Charlotte, après sa tragique personnification de Marceline, dans l'Attaque du Moulin, la voilà, sous les coiffes de mistress Quickly, rieuse, moqueuse, d'une finesse pénétrante, d'un naturel charmant, enrichissant de l'or de sa voix les broderies musicales d'un rôle relativement secondaire, soudainement venu au premier plan.

 

Mme Grandjean, qui fait Alice Ford, y a été tout à son avantage. Voix pleine, de souple étoffe, jeu intelligent et vif, physionomie agréable et plaisante, telle nous est apparue cette jeune cantatrice, dont les débuts sur cette même scène n'avaient pas été parfaitement heureux, une terrible peur l'ayant alors privée d'une partie de ses moyens. Elle peut être dès à présent classée au nombre des meilleurs artistes sur lesquels ait à compter l'Opéra-Comique.

 

Nannette Ford, c'est Mme Landouzy, dont la jolie voix fait merveille dans cet agréable quatuor des joyeuses commères de Windsor, fort bien complété par Mlle Chevalier.

 

Parmi les hommes, après M. Maurel, il faut nommer M. Soulacroix, dont la belle voix bien sonnante, le jeu spirituel et vif font valoir le personnage de Ford ; M. Clément, très élégant comédien et séduisant chanteur dans le poétique petit rôle de Fenton ; MM. Barnolt et Belhomme en Bardolfe et en Pistolet et enfin M. Caroul dans le grotesque médecin Caïus.

 

L'orchestre est conduit par M. Danbé avec une parfaite science de cette partition abondante en détails d'une particulière délicatesse et parfois en complications faites pour dérouter même un habile qui l'aborderait sans suffisante préparation.

 

Les décors sont jolis, bien anglais d'aspect, d'architecture et même de verdure, car je ne sais pas frondaisons plus fraîches, de couleur locale plus exacte, que cette forêt de Windsor que nous représente le maître peintre Jambon, copiste scrupuleux de la nature.

 

Pour les costumes, ils sont de M. Thomas et procèdent, à ce qu'il me semble, de la même origine que celui de M. Maurel, c'est-à-dire des illustrations anglaises des œuvres de Shakespeare, tous d'ailleurs d'un pittoresque fort réussi, d'une agréable palette, et, dans le dernier tableau, d'une amusante fantaisie.

 

Mais je m'aperçois que j'ai complètement manqué de méthode, ayant jusqu'ici parlé de tout, à l'exception de l'œuvre elle-même. L'œuvre, il est vrai, n'était plus en jeu, ayant été précédemment jugée ; l'interprétation entièrement nouvelle, sauf pour le rôle de Falstaff, a presque impérieusement accaparé notre attention.

 

Je reviens donc à l'objet principal de notre chronique en faisant la revue de nos impressions, exactement conformes du reste à celles que nous avions reçues de Falstaff en sa prime nouveauté.

 

M. Boito a condensé la comédie de Shakespeare en six tableaux clairs et rapides, marchant deux à deux symétriquement, le premier nous montrant chaque fois Falstaff, en son intimité, en ses rêveries plaisamment philosophiques ; le second le jetant, monstrueuse et peu touchante victime, au milieu des malicieuses commères.

 

L'action, selon l'analyse que j'en ai faite, une première fois, commence à la Taverne de la Jarretière. Là, sir John Falstaff, au milieu des pots et des pintes, pièces à conviction de ses larges lampées, est en train d'écrire deux billets d'amour, à l'adresse de deux bourgeoises de Windsor, Alice Ford et Meg Page.

 

Dans le texte de Shakespeare, il a une façon d'expliquer ses bonnes fortunes, dont le pittoresque ne pourrait se retrouver dans un texte à mettre en musique, obligatoirement plus sommaire, mais bien amusant à rappeler, par exemple, en ce joli couplet du premier acte des Joyeuses commères :

 

J'ai rédigé une lettre pour elle et une autre pour la femme de Page, qui m'a adressé, elle aussi, des regards affectueux, et qui a passé la revue de mes perfections avec les plus judicieuses œillades ; quelquefois la lumière de ses yeux dorait mon pied, quelquefois mon ventre majestueux. L'appétit de son œil m'a grillé comme un verre de lentille. Je veux être leur caissier à toutes les deux ; elles seront mon ministère des finances ; elles seront mes Indes orientales et occidentales et je commercerai avec elles deux. Nous ferons fortune, mes gars, nous ferons fortune !

 

Lors, Bardolfe et Pistolet refusent, avec un stupéfiant scrupule de conscience, de porter ces messages, selon le vœu de Falstaff, qui leur parle en maître. L'honneur le leur défend ! Et Falstaff de leur crier :

 

L'honneur ! Mais quel honneur ? Que diantre

Votre honneur vous remplit-il le ventre ?

 

Alors, il les chasse à coups de balai et fait porter les lettres par son petit page Robin.

 

Alice et Meg les ont bientôt, ces lettres, libellées en termes identiques et qu'elles se communiquent. De là, colère contre le gros homme, projet conçu de se moquer de lui, de le berner, de le houspiller de la belle sorte. Cela va, après l'avoir attiré dans un joyeux guet-apens, sous prétexte de galant rendez-vous, après avoir emprisonné sa copieuse personne dans un panier à lessive et l'avoir fait ainsi jeter dans la Tamise, sans souci de la noyade, — plaisanterie bien anglaise, — cela va, dis-je, jusqu'à le faire venir, casqué de cornes de cerf, dans la ténébreuse forêt de Windsor, où toute une compagnie de joyeux masques, sous figures de fées, de nymphes, de satyres et d'esprits follets, le malmène impitoyablement jusqu'à ce qu'il demande grâce.

 

— Corrompu ! corrompu ! souillé dans ses désirs, dit, dans la pièce originale, la Reine des fées, c'est-à-dire Anne ou Nannette, entourez-le, esprits ! chantez un chant de mépris et à mesure que vous tournerez, pincez-le chaque fois que vous serez près de lui.

 

Cette équipée burlesque est agréablement traversée, on s'en souvient, par les inventions de maître Ford, horriblement jaloux de sa femme Alice, et par le poétique épisode des amours de Nannette et de Fenton.

 

Le tout se termine par un accord général, indulgence plénière à Falstaff, union consentie entre Fenton et Nannette et ensemble d'une solennité comique : Tutto nel mondo e burla, l'uomo è nato burlone, que les auteurs traduisent assez librement en français :

 

Le monde est une farce.

Fou qui blâme son jeu !

 

Falstaff justifie pleinement ce titre de « comédie lyrique » que les auteurs lui ont donné. L'action en est légère, sans complications excessives ; la musique en est vive, spirituelle, gaie, poétique, d'une couleur charmante et, dans le dernier tableau, d'une délicieuse fantaisie, et enfin, ajouterai-je, d'une gaieté tempérée et non de cette bouffonnerie à bride lâchée qui fut naguère la marque courante de l'art italien. Elle est très moderne, cette partition de Falstaff, et aussi, je l'ai dit, très personnelle.

 

Elle débute, après une violente et brève attaque de l'orchestre, par l'invasion du médecin Caïus, se plaignant de Pistolet et de Bardolfe, puis suit le tranquille dialogue de Falstaff et de ses acolytes, le ventripotent gentilhomme sûr de lui, sûr du succès de son double message ; les autres, à demi respectueux, déjà prêts à la résistance. Ce premier tableau se termine par le grand monologue : « L'honneur, drôles ! » première étape d'un succès qui va aller grandissant jusqu'à la fin.

 

Le quintetto des commères, au tableau suivant, si pétillant de malice, d'un caquetage si amusant, semble allumer la fine verve de tous les personnages.

 

Puis fleurit poétiquement le petit duo des amoureux, d'un ton si charmant et si délicat.

 

A la suite, c'est l'air de la Messagère, mistress Quickly, précédé de l'amusante scène du Mea culpa de Pistolet et de Bardolfe. Cet air, merveilleusement dit par Mlle Delna, a pris à Paris, grâce à elle, tout son relief ; une longue scène de comédie entre Falstaff et maître Ford fait plus loin éclater la valeur du compositeur dans l'application d'un art tout moderne à la dramaturgie musicale. Je passe rapidement sur ce qui suit, en notant toutefois, dans la première rencontre entre Falstaff et Alice, le trop bref, mais très ravissant couplet : « Quand j'étais page !... » pour arriver à la scène, au dénouement de laquelle Falstaff est jeté par la fenêtre. C'est un chef-d’œuvre de mouvement, d'affolement, un tohu-bohu spirituel d'un immanquable effet.

 

Qu'il me soit permis, à propos du troisième acte, de rappeler combien j'en ai loué déjà l'aspect général, si différent de ce qui précède. C'est du second tableau de cet acte que je dois surtout parler. Les appels lointains des cors en forment l'introduction et préparent une romance largement mélodique, dite par Fenton. Pour l'épisode fantastique des fées et des esprits de la forêt, Verdi a employé un coloris musical tout empreint de la poésie shakespearienne. La mélodie de la reine des fées est d'une grâce extrême, la scène turbulente des follets molestant le pauvre Falstaff d'un mouvement étourdissant de verve, et, enfin, l'ensemble final, comiquement sentencieux, d'une saveur et d'une intensité qui me semble en faire une des meilleures pages écrites par le maître italien.

 

Au résumé, la partition de Falstaff, entrecoupée d'ensembles importants, concession, agréable en somme, à la doctrine ancienne, est conçue et exécutée, en ce qui touche le courant du dialogue, avec le souci le plus constant de l'incorporation absolue de la musique au drame.

 

Ce n'est pas seulement un succès pour Verdi ; c'est un succès pour la nouvelle formule que s'efforcent d'appliquer nos musiciens français, en dehors de toute inféodation à l'art absolu de Wagner, et qui consiste à chercher de bonne foi la vérité et à la traduire selon leur libre nature.

 

 

 

15 mai 1894

 

Dans les Trois Contes, de Gustave Flaubert, se trouve la légende de saint Julien l'Hospitalier. Cette légende était faite pour inspirer un compositeur, comme précédemment le fut celle de Jean le Baptiste, Jochan ou Jochanan, à qui nous devons l'Hérodiade de M. J. Massenet, puisée à la même source. Si on se souvient que, d'autre part, l'œuvre de Flaubert a fourni le thème de Salammbô, on constatera la bizarrerie de la destinée de cet écrivain, très peu musical en ses tendances, et attachant bon gré mal gré son souvenir ou son nom à une série d'œuvres musicales, à deux œuvres importantes, tout au moins, Hérodiade et Salammbô, car il est moins certain que le Saint Julien l'Hospitalier, légende dramatique en trois actes et sept tableaux, de M. Marcel Luguet, musique de M. Camille Erlanger, laisse une trace bien lumineuse dans le souvenir du public restreint de la salle des concerts du Conservatoire, où cet ouvrage a été exécuté récemment.

 

Saint Julien l'Hospitalier constitue l'obligatoire envoi de Rome d'un jeune musicien, jadis élève du doux, tendre et aimable Léo Delibes, auquel il ne ressemble en aucune sorte, au point de vue du tempérament et du goût. Il obtint, en 1888, le grand prix de composition musicale. Nous sommes déjà loin de cette date. M. Erlanger a eu largement le temps de renier ses premiers dieux et d'en adorer de nouveaux.

 

On n'a exécuté au Conservatoire que quatre tableaux sur sept de la « légende » et sur ce spécimen il a été vite constaté que M. Erlanger n'entendait pas prendre le public par la douceur. Le poème sur lequel il a opéré est d'ordre sévère, mais il aurait pu y être apporté quelques agréments. L'auteur s'en est gardé : il nous a donné une formule d'art absolument rigoureuse et on s'est plaint de la façon dont il en a usé avec des auditeurs qui ne demandaient qu'à le suivre, si son chemin avait été moins hérissé de difficultés, d'obstacles et de casse-cou. Il est des gens que les dissonances horripilent encore et qui s'imaginent, naïvement qu'on peut écrire de l'honnête musique sans offenser trop vivement les oreilles.

 

Je ne montrerai pas à l'endroit de M. Erlanger autant de rigueur que certains critiques ; je veux croire qu'il y a seulement chez lui ce naturel parti pris des nouveaux venus, désireux de frapper violemment le public sans souci de la justesse de leurs coups, et que quelques années d'expérience et de réflexion nous rendent assagis et aptes à la conception et à l'exécution d'œuvres plus réellement personnelles.

 

Il y a encore, dans l'air, autour de nos jeunes musiciens une griserie wagnérienne qui les jette facilement hors de leur vrai chemin. Il leur faut pardonner cet égarement. Ceux qui ne sentent point en eux une force native, une flamme naturelle, se trouvent encouragés à une imitation servile par la faveur dont jouit actuellement le répertoire du grand envahisseur saxon. L'Opéra s'est inféodé à lui ; tout paraît devoir être désormais subordonné à ce qui vient de lui. Après Lohengrin, après la Walkyrie, nous y verrons Tristan et Yseult. Notre éclectisme, certes, n'est point pour s’en plaindre ; nous ne pouvons déplorer en cette circonstance qu'une dépréciation de plus en plus constante de nos compositeurs nationaux. L'un d'eux déjà, parmi les très illustres, et aussi parmi ceux qui ont le moins à se plaindre de cet état de choses, ayant deux grands ouvrages au répertoire, a déjà gémi sur la destinée déplorable de la musique française à l'Opéra. Il a adressé à ses confrères le mot de la résignation suprême ; il leur a dit qu'ils n'avaient plus qu'à tomber avec grâce. La situation n'est pas encore à ce point désespérée heureusement ; de cet excès de faveur doit naître un consolant retour à des formules plus conformes à l'esprit de notre race. Le Parisien, très prompt aux engouements, finira par se lasser de sa présente idole et reviendra à ses aimables dieux lares. L'Opéra, en attendant, se dispose à épuiser le répertoire wagnérien ; il faudra peut-être quelque jour que les voix d'en haut lui rappellent qu'il est, en France, des valeurs musicales qu'on ne saurait considérer comme négligeables, si ardent que l'on puisse are à rendre de fructueux hommages à l'incontestable puissance d'un étranger.

 

Nous reviendrons sur ce sujet de façons plus approfondies en quelques heures de loisir. Je veux aujourd'hui dire un mot d'un concert donné, par la Société nationale de musique, à la salle Érard. En même temps que les Landes de Guy Ropartz, composition d'un très grand intérêt pittoresque, la Légende symphonique de ce laborieux et ingénieux musicien qui est Paul Lacombe, la Loreley, de Jules Bordier, l'infatigable champion des concerts d'Angers, et la jolie valse Helvetia, de Vincent d'Indy, on y a applaudi la Suite pour orchestre en fa majeur, de Sylvio Lazzari, un compositeur dont j'ai déjà eu l'occasion d'entretenir les lecteurs de la Nouvelle Revue. Il a dirigé lui-même cette pièce instrumentale avec une remarquable précision, et a, comme compositeur et comme chef d'orchestre, obtenu un très franc succès.

 

Mais les honneurs de la dernière quinzaine reviennent sans conteste à un jeune musicien trop prématurément enlevé à son art, Guillaume Lekeu, mort en janvier, à l'âge de vingt-quatre ans.

 

Il avait l'âme d'un grand artiste ; il était un fervent du colossal Beethoven qu'il connaissait, peut-on dire, dans ses plus intimes profondeurs, étonnant, quand il parlait de lui, jusqu'à ceux qui croyaient le mieux le connaître. Élève de César Franck et de Vincent d'Indy, il avait — si jeune pourtant — déjà dégagé sa personnalité de l'enseignement de ses maîtres.

 

Il devra à la grâce d'être mort en pleine fleur celle d'avoir été plus vite mis en relief, ou, pour parler plus justement, d'avoir été placé tout de suite à son véritable plan.

 

Ses amis, très nombreux, très fidèles à sa mémoire, ont voulu l'honorer publiquement. Un concert entièrement composé de ses œuvres a été donné, le 29 avril, à la salle d'Harcourt. Il a été très brillant et a réuni un rare concours de remarquables artistes. Le violoniste Ysaye était venu de Bruxelles. Mme Deschamps-Jehin s'était chargée de la partie vocale. M. Vincent d'Indy dirigeait l'orchestre, choisi parmi les meilleurs exécutants.

 

Un très nombreux public a fait le plus brillant accueil aux œuvres de Guillaume Lekeu, dont le nom et le talent déjà célèbres en Belgique, son pays d'origine, n'avaient guère été connus en France que de ses maîtres et de ses amis.

 

L'Adagio, pour quatuor d'orchestre, pièce de début de ce concert, a réellement fait passer dans l'auditoire un frisson d'émotion : le violon et le violoncelle s'y répondent en des phrases d'une pénétrante douleur sous l'archet de MM. Ysaye et Henri Gillet.

 

Puis, Mme Deschamps-Jehin a fait applaudir une pure et mélancolique mélodie : Sur une tombe. Mais le morceau capital de cette soirée était une Sonate pour violon et piano, exécutée par MM. Ysaye et Pierret. Le grand violoniste a été admirable ; c'est avec tout son cœur, comme de tout son talent, qu'il a joué cette œuvre d'une très haute conception, pleine de science et à la fois de vivante émotion.

 

Dans la seconde partie du concert, un fragment d'Andromède, poème autrefois couronné au concours de Rome, une Esquisse symphonique et une charmante Fantaisie sur des thèmes populaires angevins ont fait apprécier Guillaume Lekeu comme lyrique et comme symphoniste.

 

Quand nous voyons ainsi tant de forces vives s'affirmer en des auditions dont le souvenir s'efface si vite, combien ne devons-nous pas de plus en plus regretter la rigueur de la destinée qui condamne toute une élite de jeunes musiciens à courir les aventures, en quête de quelque heureux hasard, ou à végéter tristement dans une stérile attente. Notre éternelle palinodie sur l'absolue nécessité de la création d'un théâtre lyrique revient alors à l'état d'inévitable obsession. Le mois dernier, une société, animée des dispositions les plus louables, remettait à l'ordre du jour cette création. Serait-il résulté de ce généreux mouvement quelque chose d'effectif ? C'est ce que j'ignore. Mais voici que tout à coup M. Antoine, directeur du Théâtre-Libre, s'est précipité pour déclarer que le nouveau Théâtre-Lyrique était chose de sa juridiction et qu'après le Théâtre-Libre dramatique il y aurait le Théâtre-Libre musical, et que ce serait lui, et nul autre, qui en aurait la peine et l'honneur ! Et la société dont j'ai parlé de se replier aussitôt, ne voulant pas paralyser les efforts de M. Antoine.

 

J'ai bien peur, toutefois, que ce dernier n'ait cédé à un mouvement chevaleresque et ne se trouve quelque jour fort empêché de se tenir à la hauteur de ses résolutions. C'est qu'il y a une énorme différence entre la mise en train d'une pièce littéraire et celle d'une œuvre de dramaturgie musicale. A l'une il faut des jours, à l'autre des semaines, sinon des mois, pour arriver à la désirable lumière de la rampe. Puissent mes craintes demeurer vaines et la jeune musique française bénéficier des projets de M. Antoine !

 

Si, par malheur, ils s'évaporent en fumée, nos compositeurs en seront quittes pour désespérer de nouveau, ce à quoi ils doivent commencer à s'accoutumer.

 

L'Opéra-Comique va donner la millième représentation de Mignon, de M. Ambroise Thomas. Aucun compositeur français, n'a eu encore cette glorieuse satisfaction d'assister à pareille fête. Je prends texte de cette prochaine solennité pour dire quelques mots d'une de ces intéressantes études dont M. Albert Soubies est coutumier. Après avoir donné aux curieux de la musique dramatique ses Soixante-sept ans à l'Opéra en une page, dont j'ai parlé naguère, il leur présente aujourd'hui Soixante-neuf ans à l'Opéra-Comique, en deux pages. C'est une nomenclature d'un très curieux intérêt en son apparente sécheresse. Un texte critique l'accompagne d'ailleurs et l'éclaire. Cette revue, qui va de la première de la Dame blanche à la millième de Mignon, prendra place en très bon rang dans la bibliothèque des amateurs à côté de l'Almanach des Spectacles.

 

 

 

01 juin 1894

 

I

 

Il est plaisant ou triste, intéressant toujours, de suivre, au delà du théâtre ou du livre, les héros d'une comédie ou d'un roman. L'auteur lui-même parfois le fait et donne un corps à ses réflexions. Ainsi, Beaumarchais écrivant la suite du Barbier de Séville et nous montrant les deux charmants amoureux de la première heure, Almaviva et Rosine, aux prises avec la vie courante et subissant la loi de l'âge.

 

Une spéculation de ce genre a inspiré à M. Georges Boyer, mais dans un tout autre sens — car le sujet est propre à des développements fort variés — le Portrait de Manon, un petit acte, illustré de musique par M. J. Massenet et récemment représenté à l'Opéra-Comique.

 

Il a songé à la vieillesse du chevalier des Grieux, encore obstinément hantée par l'image de Manon ; et il a vu — ce qui est selon la logique humaine — que l'âge avait fait de l'amoureux, naguère si aventureux et parfois quelque peu aventurier, un homme sage et rangé, et professant toutes les vertus bourgeoises, comme il a repris tous les préjugés de sa race. Il a un fils adoptif, et il entend que cet enfant se marie bien, non selon l'entraînement du cœur, mais selon les conseils de la raison, et surtout qu'il épouse une fille de sa caste. Or le jeune homme aime déjà. Il aime Aurore, une ravissante fille de rien, dont le vieux Tiberge, si raisonneur, d'une sévérité si haute, dans le roman de l'abbé Prévost, s'est fait le paternel protecteur.

 

Des Grieux ne veut pas entendre parler d'un mariage pareil ; mais comme, d'autre part, le chevalier a conservé pieusement le portrait de Manon, sa volage maîtresse, ce témoignage de son orageux passé va servir contre lui les deux jeunes gens. Tiberge — qui se serait attendu à tant d'ingéniosité de la part d'un tel moraliste ? — s'avise d'habiller Aurore de ce joli costume de grisette que portait Manon quand elle arriva à Paris et apparut pour la première fois au chevalier. Il la fait ainsi passer devant les yeux de son ami, qui croit revoir le fantôme charmant de ses rêves, et dont le cœur s'emplit tout à coup et déborde d'une irrésistible émotion. Il ne se défend plus contre les supplications de son fils adoptif ; pour achever sa conversion, Tiberge lui apprend, du reste, qu'Aurore est la fille de Lescaut, ce joli chenapan, frère de Manon. Et voici comme, par l'intervention de Tiberge, Des Grieux cesse de jouer les tuteurs moroses pour laisser fleurir auprès de lui un peu de juvénile amour.

 

Cette gentille fantaisie, galamment rimée, a donné à M. J. Massenet l'occasion heureuse de faire passer à travers une partition où s'affirment une fois de plus la grâce, la délicatesse et l'esprit de ses inspirations, un souffle léger qui apporte à l'auditeur l'écho discret de cette Manon, déjà plus que centenaire à l'Opéra-Comique et toujours toute fraîche de jeunesse.

 

Il est très heureux et très salutaire que des musiciens tels que M. Camille Saint-Saëns et M. J. Massenet, avec des œuvres légères comme Phryné et le Portrait de Manon, donnent à ceux de leur génération l'exemple de cette souplesse d'esprit, de cette variété de conception, qualité éminemment française, qui les fait, avec une si aimable désinvolture, aller du grave au léger et se plaire, à la suite de quelque œuvre magistrale, à un badinage qui nous ravit autant qu'il a pu les amuser.

 

Ils sont de plus en plus rares, hélas ! ceux de la musique comme ceux de la littérature, qui, au souci de la forme, ajoutent le goût des idées riantes. Entre l'ennui sacré qui nous vient des partitions monumentales et les grossièretés de la muse des carrefours, il y a peut-être encore pourtant quelque petite place pour ces œuvres légères, doucement émues, illuminées de sourires, auxquelles se plaisent ceux qu'on appelait autrefois « les honnêtes gens ».

 

Le Portrait de Manon est excellemment interprété par M. Fugère, un artiste complet, toujours d'une égale valeur, toujours pourtant différent de lui-même ; c'est lui qui fait des Grieux ; — par M. Grivot, si plein de finesse et donnant aux moindres choses une valeur pénétrante, — et enfin par la charmante Mlle Laisné, qui joue et chante à ravir le rôle d'Aurore. Le petit amoureux est Mlle Elven, dont on sait le jeu spirituel et la grâce mutine.

 

Avec Phryné, avec le Portrait de Manon, avec Cavalleria Rusticana si différente, l'Opéra-Comique compose une affiche telle qu'il n'en a pas eu depuis longtemps d'aussi intéressantes, dans le goût de ces spectacles coupés, qui plaisaient tant à nos pères et auxquels nous nous sommes trop habitués à préférer les soirées remplies par un seul ouvrage, parfois lourd.

 

II

 

L'Opéra va être libre de mettre à l'étude Othello et Tristan et Yseult, s'étant acquitté du devoir de présenter au public l'œuvre d'un ancien prix de Rome, désigné par l'Académie des beaux-arts.

 

C'est de Djelma qu'il s'agit, opéra en trois actes, poème de M. Charles Lomon, musique de M. Charles Lefebvre. A ne considérer que le nombre des actes, l'hospitalité donnée au compositeur par l'Académie nationale de musique est des plus larges, l'Institut et l'État bornant communément leurs exigences à un ou deux actes.

 

Mais si les trois actes de Djelma font nombre, ils sont, par contre, extrêmement courts et peuvent laisser encore une belle place à l'un des ballets qu'ils sont destinés à accompagner. Il est loin, le temps où l'Opéra accusait sa disette d'ouvrages de petite dimension et en était réduit, à peu près, à la seule Favorite, lorsqu'il s'agissait de préparer le terrain à quelque pièce chorégraphique.

 

Sans compter Djelma, née d'hier, voilà Déidamie, puis Thamara, trop vite délaissée, malgré sa haute valeur ; voilà même Thaïs, dont l'homogénéité a gagné à une réduction demandée dès la première heure par ses auteurs ; voilà Samson et Dalila ; voilà enfin jusqu'à Henri VIII, qu'on a couché un jour sur le lit de Procuste et amputé du nombre de pages jugé convenable pour qu'il puisse modestement escorter quelque ballet, opération qui, d'ailleurs, a fait peu d'honneur au praticien et a trouvé l'opinion quelque peu sévère.

 

Le compositeur de Djelma a beaucoup écrit ; mais son répertoire se compose surtout d'œuvres pour soli, chœurs et orchestre, de pièces instrumentales pour orchestre et de musique de chambre. Le théâtre pourtant l'a toujours irrésistiblement attiré. Jusqu'ici, il n'y a pas été heureux : je veux dire que les scènes parisiennes lui ont manqué pour se produire.

 

M. Charles Lefebvre est un compositeur d'une haute distinction et un styliste musical irréprochable. Et, s'il était quelque critique à lui faire, ce serait de rester toujours assez maître de sa passion pour ne lui permettre aucune pointe dans le domaine de l'imprévu, de ne la laisser s'abandonner à aucun de ces éclats qui parfois déconcertent et même brutalisent la règle, mais surprennent et charment l'esprit. Cette perfection sans cesse observée vient seulement, j'en suis certain, d'un scrupule respectable. S'il n'était pas le trop consciencieux artiste qu'il est, M. Charles Lefebvre pourrait certainement, tout comme un autre, rompre une cadence ou faire éclater, au milieu de la sérénité d'une phrase, quelque belle et précieuse dissonance. C'est tant pis pour lui, s'il n'a pas la hardiesse de donner à ses auditeurs cet assaisonnement pimenté ; mais on ne saurait le blâmer de sa réserve. Il sait parfaitement, sans doute, ce qu'elle lui peut coûter.

 

On a pu reprocher à M. Charles Lefebvre d'avoir écrit sa partition sans recherche de leitmotive ; c'est de quoi, au contraire, je le louerais volontiers. Richard Wagner nous a laissé assez de singes pour se servir gauchement de ce procédé magistral, et c'est faire acte d'honnête indépendance et de relative originalité que de se séparer d'eux.

 

Après une brève introduction, Djelma débute par un chœur invisible d'un agréable caractère ; une exposition ex abrupto, sobrement traitée, prépare les scènes purement musicales du premier acte, où je remarque la tendre déclaration du baryton : « Tu sais trop bien lire en mon âme », quelques phrases de Djelma et surtout l'andante : « D'Ourvaci les dieux ont éclairé le sommeil », et tout le morceau qui en dérive. Au second acte, j'aime l'entrée dramatique de Raïm, le joli chœur des soprani : « Voici les fleurs fraîches écloses », le divertissement léger, avec l'hommage et l'invocation à Lackmi se détachant sur l'ensemble du chœur dansé. Mais je préfère de beaucoup à ce qui précède le troisième acte tout entier, avec le monologue du baryton, le duo et le trio qui le complète, et termine l'ouvrage, en s'appuyant sur le beau motif d'une prière à Brahma.

 

Je me suis laissé entraîner à parler tout d'abord de M. Charles Lefebvre, quand j'aurais dû commencer par nommer son collaborateur, M. Charles Lomon, et m'attacher à son poème. M. Charles Lomon est connu des lecteurs de la Nouvelle Revue, dont il fut l'un des premiers collaborateurs et où il publia un remarquable roman : Amour sans nom, lequel compte certainement parmi ceux dont les lecteurs aiment à se souvenir ; bien d'autres œuvres littéraires sont sorties de sa plume, dont la première en date fut, je crois, un volume de poésie : Rénovation. Au théâtre, on lui doit Jean Dacier, représenté à la Comédie-Française, et le Marquis de Kénilis à l'Odéon. Djelma est le début du poète dans ce genre lyrique qui, en apparence facilement accessible, a bien ses réelles difficultés. — Ces difficultés s'augmentent aujourd'hui de l'imprécision du genre vers lequel les auteurs doivent réellement s'orienter pour satisfaire les écrivains spéciaux et en même temps pour ne pas déplaire au public, dont l'esthétique ne voit pas toujours du même œil que celle des critiques.

 

On rapporte que M. Gailhard, directeur de l'Opéra, a été pour beaucoup dans le choix du sujet traité par M. Charles Lomon. Ce serait là un témoignage de sa foi en une poétique sensiblement distante de celle des ouvrages wagnériens, pour lesquels il professe manifestement, d'autre part, un religieux respect. Ces divergences d'esprit, et en même temps ces rencontres, ne sont pas rares dans la pratique de la vie théâtrale, où les intérêts matériels ne marchent pas continuellement d'accord avec les goûts artistiques.

 

M. Charles Lomon s'est acquitté de sa tâche poétique avec un souci évident de reconstituer la forme naguère en honneur à l'Académie nationale de musique. Ses vers sont d'une métrique très correcte, ses rythmes recherchés ; il n'abuse pas du récitatif, ce qui est peut-être un peu maintenant notre défaut, trop oublieux que nous sommes parfois de cette vérité que lorsqu'on aborde le théâtre musical, c'est surtout de la musique qu'il faut donner à faire au compositeur.

 

Pour l'action même de Djelma, il me semble qu'elle procède très directement, non de quelque légende hindoue, comme on l'a dit, mais bien de cette attachante trilogie de Méry : la Floride, la Guerre du Nizam et surtout Héva, dont la lecture charma notre jeunesse et où le spirituel conteur marseillais nous peignit les tableaux changeants d'une Inde qu'il n'avait jamais vue et qui, de par la puissance de l'intuition, se trouva être aussi vraie que nature.

 

Sans chercher aucun rapprochement entre le roman d'autrefois et le poème d'aujourd'hui, je dirai simplement qu'il s'agit, dans la fable mise en œuvre par M. Charles Lomon, de la princesse Djelma, tendrement et farouchement aimée du rajah Raïm. Ce dernier, entouré d'ennemis, qui le jalousent, qui lui voudraient ravir sa femme, est frappé par le traître Kaïram et laissé pour mort dans une chasse au tigre. Djelma, durant deux années, le pleure, consolée, soutenue pourtant en cette épreuve, par Nouraly, qui, resté le fidèle ami du maitre, est aussi éperdument épris de la femme et souffre de ne pouvoir lui confesser cet amour. Cependant, Raïm revient secrètement sous les habits d'un mendiant. Deux ans, il a attendu pour reparaître, doutant peut-être de la fidélité de l'épouse adorée, voulant observer, voulant savoir. Au milieu des réjouissances de la fête de Lackmi, où Djelma, sollicitée par Nouraly, encouragée par une esclave dévouée, Ourvaci, a consenti à paraître, Raïm se laisse deviner par Kaïram ; un coup de feu est tiré sur lui dans la nuit, alors qu'il rôde dans le voisinage de l'habitation. On a crié « Un tigre ! » Mais Djelma a bien entendu une plainte humaine. De terribles pensées l'obsèdent toute la nuit. Elle veut aller voir la place où le tigre a été frappé. Nouraly l'accompagne, et, pour la première fois, ose, dans la solitude de cette veille inquiète, lui parler de son amour. Djelma lui répond sans colère, mais elle veut rester à jamais fidèle à l'amour de Raïm. Ce duo a un témoin mystérieux. C'est Raïm lui-même, caché dans l'épaisseur des feuillages, Raïm qui vient déjà de faire justice de Kaïram et qui se révèle soudainement à Djelma et à Nouraly. C'est enfin la joie de l'amour reconquis, l'amoureux Nouraly résigné à perdre Djelma, heureux pourtant du retour inespéré de son ami. Et les trois âmes s'unissent en ce suprême hommage à Brahma, qui a fourni à M. Charles Lefebvre la page la plus hautement inspirée de sa partition.

 

L'interprétation de Djelma est de premier ordre. Mme Rose Caron y apporte, avec les qualités vocales que l'on sait, toute sa science de composition dramatique ; Mme Héglon est fort belle dans le personnage de l'esclave Ourvaci ; on y a applaudi et sa voix superbe et son jeu passionné et sa plastique mise en valeur par un ajustement étrange et pittoresque. M. Saleza et M. Renaud, c'est-à-dire Nouraly et Raïm, ont eu une égale et juste part de la faveur du public ; M. Dubulle a prêté à Kaïram la dure physionomie et l'accent farouche qui conviennent au rôle.

 

Trois bayadères, Mlles Sandrini, Van Gœthen et Régnier ont mis une note gracieuse et lumineuse dans un divertissement dont j'ai dit la charmante légèreté musicale.

 

 

 

15 juillet 1894

 

La saison musicale est close. Point de nouveautés, du moins, à attendre, avant l'automne, de nos grands théâtres, dont l'Opéra — le seul actuellement ouvert — ne conviera plus la critique, avant la représentation d'Othello, que pour quelques débuts d'artistes ; tel celui, très intéressant, de Mlle Bourgeois dans la Walkyrie.

 

A l'Opéra-Comique, le succès de Falstaff a tenu brillamment jusqu'au jour de la clôture ; on peut donc augurer que la réouverture en septembre se fera avec cet ouvrage. On parle de monter, au même théâtre, I Pagliacci, de M. Leoncavallo ; on annonce, d'autre part, que M. Sonzogno se dispose à venir à Paris au printemps de 1895 et à renouveler, à la Porte-Saint-Martin, les beaux jours de la saison italienne, naguère si brillante au théâtre Ventadour.

 

Paris sera donc bientôt, s'il faut en croire toutes ces nouvelles et si se réalisent tous ces projets, entièrement voué à l'art musical italien. Quant aux compositeurs français, laissant respectueusement la place — et forcément — à Wagner, à Verdi, à MM. Mascagni et Leoncavallo, ils iront se faire jouer ailleurs, à l'étranger ou, en ce moment même, on leur fait accueil, a Londres, avec la Navarraise et l'Attaque du moulin, et bientôt, en Italie, à Milan, où

s'édifie le nouveau théâtre de la Canobbiana, rival futur de la Scala, qui donnera tout d'abord cinq ouvrages de nos compositeurs : Sigurd, Werther, Patrie !, la Navarraise et le Portrait de Manon, échange de bons procédés fait pour compenser quelques amertumes.

 

En ce moment, les concours du Conservatoire se poursuivent, nous promettant, pour la saison d'hiver, toute une volée de jeunes sujets, dont nous ne dirons rien, ayant coutume, on le sait, de les attendre au théâtre, seul milieu où l'on puisse sainement et définitivement les juger.

 

Aux derniers jours de juin, une jeune et fugitive entreprise a couru les aventures lyriques, sur l'élégante, mais très insuffisante scène de la Comédie parisienne. On a représenté là Dinah, opéra en quatre actes, paroles de MM. Michel Carré et Paul de Choudens, musique de M. Edmond Missa.

 

Ainsi s'est de nouveau posée et éphémèrement résolue cette vieille, obsédante et irritante question du Théâtre lyrique, dont j'ai tant et tant parlé ici même que je n'ose plus l'y effleurer sans quelque crainte d'encourir le facile reproche de rabâchage. Et pourtant, jamais elle ne fut plus actuelle !

 

En apprenant la conversion musicale du théâtre de la Comédie parisienne, les mêmes idées encourageantes et aussi les mêmes doutes que par le passé m'étaient venus. Et ma mémoire me montrait, derrière nous, la file déjà longue des directeurs, jeunes ou vieux, partis vaillamment à la découverte de celte toison d'or, qu'est le troisième théâtre lyrique, et vite couchés dans la poussière, effrayant par l'exemple de leur prompte fin les malheureux en disposition de les imiter et les pouvoirs publics ou, à leur défaut, les capitalistes capables de les soutenir.

 

Je me disais toutefois, sur la seule lecture de ce simple et joli titre de Dinah, qu'il s'agissait peut-être là d'une agréable comédie lyrique, tableau de genre s'adaptant exactement à ce cadre étroit et coquet de la Comédie parisienne ; j'entrevoyais déjà une première conquête heureuse, un terrain gagné à la musique aimable, élégante et gaie, en attendant la vaste arène promise aux exploits de nos musiciens dramatiques et tragiques.

 

Rien de tout cela ; sous son titre modeste, Dinah représentait la grosse construction d'un opéra en quatre actes ; deux soirées ont suffi pour balayer l'œuvre et ses interprètes et rendre à son silence la Comédie parisienne. Et peut-être serait-il oiseux d'en parler, après quinze jours écoulés, depuis cette apparition si vite suivie d'une éclipse, si le sujet n'en valait intrinsèquement la peine, si les auteurs et les artistes ne méritaient cette marque de sympathie et d'estime, et si, en somme, la critique ne devait être reconnaissante à ceux qui lui donnent ainsi le moyen de se sustenter quelque peu, en cette période de cruelle disette.

 

Et puis, j'imagine que la disparition de Dinah, n'est pas précisément la suite d'une défaveur du public, mais plutôt d'une résolution des associés de cette affaire, auteurs et artistes ayant eu, avant tout, le désir de se faire juger par la presse et par le public, entre deux paravents dressés par leurs soins, à défaut d'un grand théâtre trop lent à les accueillir et à les révéler. Les frais faits, l'œuvre présentée et bien accueillie, par conséquent le but atteint, il était pratique et économique de ne pas poursuivre une série trop problématique.

 

Parlons donc de Dinah évanouie, comme si elle était encore debout et agissante.

 

Le sujet vient de Shakespeare ; mais il en vient très librement, sans grand souci de cette illustre attache. Il y a, dans le Cymbeline du poète anglais, parmi tout un monde agité de passions diverses et mené par de multiples mobiles, la romanesque aventure d'Imogène ; à cette source Alfred de Musset a puisé cette exquise Barberine, jouée naguère à la Comédie-Française, légère et spirituelle dans ses développements, aimable dans sa conclusion. Dinah, accommodée dans ce goût, aurait donné peut-être cette œuvre de petit, mais agréable tempérament, qui eût convenu à la scène étroite de la rue Boudreau. Mais Dinah, de naissance apparemment, était drame, et drame elle a dû rester quand le monde a été appelé à la connaître.

 

Il se passe à Venise la Rouge, ce drame. Les gondoliers, les courtisanes, les jeunes seigneurs se mêlent sur la Piazzetta. De même passe, en ce petit coin, où bat le cœur de la joyeuse et mystérieuse cité, la douce amoureuse Dinah, jeune patricienne, aimée de Mentano. Elle tient de lui un bracelet, lien de fidélité, qu'elle jure de ne jamais quitter; s'en séparer, ce serait se proclamer infidèle.

 

C'est à ce romanesque engagement qu'un rival dédaigné de Mentano entreprend de la faire faillir. Et, comme il n'y peut parvenir de bon gré, il s'empare de force du bracelet, profitant sans délicatesse de l'évanouissement de Dinah.

 

Mentano croit à l'infidélité de sa maîtresse. Mais tout s'explique et doit s'expliquer ; le traître Pachimo est mortellement blessé par Philario, un ami, qui s'est fait justicier pour la circonstance ; il avoue sa tromperie et en implore la grâce. Dinah et Mentano restent libres de s'épouser.

 

Ces quatre actes sont écrits avec la simplicité classique des libretti italiens ; les sentiments y sont violents et les transitions sommaires ; les auteurs se sont efforcés d'y ménager à leur compositeur une matière musicable aussi abondante que possible ; une telle recherche, actuellement, n'est point courante, et M. Edmond Missa a dû leur savoir gré de le jeter ainsi en pleine eau.

 

Jusqu'ici il s'était mû dans un milieu plus restreint, et les badinages de l'opéra-comique, voire de l'opérette, lui étaient plus familiers que les grands éclats du drame lyrique.

 

C'est un musicien très bien doué, sachant bien son métier, très souple à se prêter aux divers mouvements que l'action impose à la musique. Son premier ouvrage : la Femme juge et partie, de Montfleury, arrangé par M. Jules Adenis, en vue du concours Cressent, fut représenté à l'Opéra-Comique, en 1886, et mit le jeune compositeur, élève de M. J. Massenet, en bonne situation devant le public.

 

L'année suivante, il donnait, aux Menus-Plaisirs, le Chevalier timide, un acte, bientôt suivi de deux ouvrages de réelle importance, la Belle Sophie et Mariage galant.

 

La musique d'une pantomime : l'Hôte, m'a permis plus récemment de parler de M. Edmond Missa, qui a trouvé dans Dinah une occasion, saisie avec empressement, de s'essayer dans un genre ou il n'avait pu encore se faire juger.

 

Sans échapper au défaut qui pousse les jeunes compositeurs, les poetæ minores de la musique surtout, à déployer exagérément leurs forces quand ils ont devant eux un plus vaste champ, et par conséquent à fausser les effets, M. Missa a cependant gardé dans Dinah ses excellentes qualités natives un tour aimable de la phrase, une extrême facilité d'expression, et un entrain mélodique, conformes au caractère tout italien de son livret. On lui pardonnera facilement un essai d'éclectisme, un amalgame d'ancien et de moderne, qui eussent demandé parfois une plus juste mesure.

 

M. Missa, nature généreuse et vive, s'est lancé, tête baissée, en cette bataille, et j'estime qu'il en sort à son honneur. Il y a d'excellentes pages dans Dinah ; elles ont eu un succès d'assez bon aloi pour tempérer les critiques formulées sur divers points.

 

L'interprétation de Dinah a été des meilleures avec M. Engel, le remarquable chanteur dont on sait toutes les précieuses qualités ; M. Manoury, le baryton de valeur que Paris n'avait pas oublié ; M. Robert Lafon, dont, le début a été remarqué ; Mlle Marcolini, artiste de sérieux avenir, et Lambrecht, qui, passant de l'opérette à l'opéra, s'est tiré de cette épreuve sans désavantage.

 

L'orchestre était conduit — et très bien conduit — par M. Albert Vizentini, qui fut — ironie du sort ! — le plus brillant et le plus actif parmi ceux qui, jadis, essayèrent vainement de rendre aux Parisiens ce toujours fabuleux Théâtre-Lyrique !

 

Quittant un instant Paris pour Londres, il m'est donné de parler de la toute récente représentation, à Covent-Garden, de l’Attaque du moulin, venue peu après celle de la Navarraise, œuvre inédite de M. J. Massenet, œuvre brève, passionnée et dramatique, sur l'effet de laquelle l'opinion est déjà faite.

 

Je n'ai pas vu la Navarraise ; quant à l'Attaque du moulin ; j'en veux seulement parler au point de vue de la physionomie spéciale sous laquelle elle est apparue au public londonien.

 

Écrite selon la nouvelle d'Émile Zola, sous l'impression des événements de la guerre de 1870, l’œuvre a dû subir en France certaines transformations, certaines atténuations, non dans les sentiments et les paroles, qui sont restés textuellement les mêmes que dans le poème primitif, mais dans l'indication de l'époque, reportée de 1870 à 1792, et dans le choix des costumes, montrant, à côté des volontaires de la République, un vague « ennemi » sans nationalité distincte.

 

Ce qui était en France raison de convenance, souci de ne froisser aucune susceptibilité, de n'éveiller aucune passion, n'existait pas en Angleterre.

 

L’Attaque du moulin a donc pu être donnée à Covent-Garden sous son aspect originel.

 

A côté de Merlier, de Dominique, de Marcelline et de Françoise, vêtus comme de nos jours, se rencontrent les petits lignards français, opposés aux soldats allemands, type des fantassins bavarois, avec l'habit bleu, la casquette plate et le casque à chenille, — bien connus de ceux qui se sont trouvés mêlés à l'histoire de 1870-71.

 

Ce spectacle a produit, en dehors de la valeur musicale de l'œuvre, une impression poignante, augmentée encore par le souci absolu de vérité, qui a dirigé la mise en scène de Covent-Garden, réglée par sir Augustus Harris.

 

Le décor seul est chose factice dans cette mise en scène. Tout le reste, meubles et accessoires, est vrai, disposé avec une merveilleuse entente de l'effet.

 

La barricade du dernier acte, le désordre qui suit une bataille, les décombres du moulin mitraillé, sont représentés d'une façon tangible. Point de toile peinte : des pierres, des moellons, des briques, des éclats de poutres, jonchant le sol ; des meubles éventrés, une voiture, des sacs de blé formant la barricade de la porte !

 

Puis, non plus un seul officier, une seule voix, criant Victoire ! à la scène finale toute une compagnie de volontaires jetant, ardemment ce cri, sans souci du temps et, de la mesure.

 

Enfin, au deuxième acte, la reconstitution exacte, scrupuleusement exacte du tableau de Neuville : les Dernières cartouches, avec le petit chasseur à la tête rageuse, et le turco, qui met une note si personnelle et si frappante dans le groupe au milieu de la fumée légère des derniers coups de feu !

 

Tout cela accentue, avec une intensité de vie singulière, le caractère réaliste de l'ouvrage.

 

Le public anglais, dont on sait l'attentive et silencieuse attitude au cours de l'exécution, se dédommage amplement de sa réserve quand tombe le rideau.

 

Dix rappels, dont quatre au dénouement, ont dit à M. Alfred Bruneau et à sir Augustus Harris, tour à tour ramenés sur la scène, selon une exigence encore chère a nos voisins et que nous n'acceptons pas volontiers à Paris, le succès de l'œuvre et de cette réalisation si intelligente et si nouvelle sur une scène musicale.

 

 

 

01 août 1894

 

M. Alfred Ernst, à qui sont dues les études les plus complètes et les plus consciencieuses publiées sur l'œuvre de Richard Wagner, ajoute aujourd'hui à ces études une traduction de la Walkyrie, entreprise en vue de permettre l'exécution de cette première partie de la Trilogie, sans sérieuse altération du texte musical.

 

L'auteur déclare tout d'abord — et cette déclaration est nécessaire pour l'acceptation de sa version sous la forme qu'il lui a donnée — qu'elle n'est faite que pour être chantée et ne devrait pas être lue sans la musique. Il soumet toutefois cette traduction à la critique, pour « provoquer des remarques utiles au perfectionnement de son travail » avant sa publication sous la partition.

 

Il l'avait commencé en 1884, sous la forme poétique usuelle, c'est-à-dire en vers rimés, qu'il a abandonnée pour la simple prose, reproduisant, littéralement, le sens original, mot à mot, note à note. C'est sans doute ce souci de la perfection définitive qui a déterminé les éditeurs à remplacer par cette traduction celle qu'ils avaient précédemment demandée à Victor Wilder, et qui passa, à son heure, pour excellente. En réalité, elle avait exigé un assez puissant effort, cette traduction de Wilder, aujourd'hui dépréciée ; elle donnait un sens moins abstrait aux phrases de l'original, elle les faisait plus claires pour un public sans doute moins raffiné que celui auquel s'adresse M. Alfred Ernst, et elle était rimée ! Cela n'allait pas toutefois sans des altérations profondes, substituant, à tout instant, les inventions plus ou moins heureuses du traducteur à celles de l'auteur, — traduttore-traditore, — et certainement, fait plus grave, sans des modifications d'accent, des suppressions ou des additions de notes, — licence inaperçue du public, insupportable pour les professionnels et les fidèles.

 

M. Alfred Ernst a donc posé en principe cette recherche rigoureuse de la littéralité et, recourant à cette figure de rhétorique qu'on appelle la litote, il reconnaît de bonne grâce que, pour obtenir ce résultat, il a du se résigner a encourir le reproche d'étrangeté et d'incorrection, acceptant pour limitation unique la nécessité de demeurer intelligible.

 

Intelligible, il l'est assurément, en cette respectueuse et minutieuse restitution des tournures et des expressions du compositeur-poète ; il reproduit la construction wagnérienne, sous son aspect primitif, avec ses angles, ses rudesses, et aussi le charme poétique de ses lignes et aussi encore l'incertitude nébuleuse de certains de ses contours.

 

Ce poème de la Walkyrie, dont il ne serait pas opportun de discuter ici les contradictions et les invraisemblances, — étant convenu que tout est parfait chez Wagner, aussi bien la conception que l'expression littéraire et musicale, — ce poème est de ceux qui peuvent charmer le plus les rêveurs et les mythologues. Les personnages s'y meuvent dans une atmosphère de rêve et de féerie héroïque qui enveloppe et séduit l'esprit, bien que désagréablement traversée par cette dispute grandiosement bourgeoise de Wotan et de Fricka, au commencement du deuxième acte, que, pour ma part, je n'ai jamais pu supporter sans impatience et qui est pourtant, dans les pages de M. Alfred Ernst, rendue avec une intensité d'expression et une saveur faite pour me raccommoder un peu avec elle.

 

C'est dans cette scène précisément que je chercherai un point de comparaison entre la version poétique de Victor Wilder et la traduction littérale de M. Alfred Ernst.

 

Cette comparaison suffira, même aux yeux de ceux qui ne savent pas la musique, pour établir quelle différence le choix de l'un ou de l'autre texte peut amener dans la manière de chanter ce passage, étant donné que l'expression musicale du maître de Bayreuth doit rester absolument intacte.

 

Voilà d'abord comment Fricka s'exprime, selon Victor Wilder :

 

Hunding attend de moi

Que je venge l'outrage

Fait à la sainte loi du mariage.

J'ai juré de laver son honneur dans le sang,

Et je prétends punir ce couple infâme.

 

La version de M. Alfred Ernst dit :

 

Hunding clame vers moi, — je dois venger son honneur, — étant gardienne — des liens sacrés ; — il faut — sans faiblesse punir — l'affront grave et hardi, — l'offense faite à l'époux.

 

La superposition de ces deux textes fait apparaître tout de suite la différence très sensible qui pourra résulter de l'audition de ce passage, où M. Alfred Ernst, selon sa propre déclaration, s'est appliqué à respecter les rythmes, en ne touchant à la notation qu'avec une extrême prudence, car, si minutieuse que soit sa version, il a bien fallu qu'il y touchât, comme Victor Wilder y a touché, avec des libertés autrement grandes.

 

« Ces modifications légères, dit M. Ernst, je ne les ai souffertes qu'en de très rares passages, ceux où le dessin chanté n'est pas déterminé par des nécessités musicales. »

 

Il serait trop long d'entreprendre l'examen des raisons qu'il donne pour expliquer le caractère tout particulier de son travail. Je me borne à y renvoyer ceux qui ont souci de la belle et fidèle exécution d'une œuvre magistrale et en première ligne les lettrés et les puristes musicaux. Et pour répondre, en terminant ce rapide examen d'un travail digne d'une plus complète analyse, aux intentions de l'auteur « touchant les remarques qu'on voudra bien lui faire », il me sera permis de lui dire qu'en sa très scrupuleuse version, il a çà et là trahi le souvenir de ses vieilles lectures et de ses premières notions d'art poétique courant, bien qu'ayant déclaré en sa préface « que le pire des contresens artistiques serait d'employer ici les formules et la langue d'un livret » et que, par conséquent, il a renoncé « au lyrisme facile ».

 

Eh bien, nonobstant cette renonciation, je trouve encore dans une phrase de Siegmund cette antique formule : « O femme !... Je porte ailleurs mes pas ! » Et plus loin : « Si tu portais, vers l'ouest, tes pas », dit Hunding. Je ne sais si je me trompe, mais il m'a toujours semblé que cette manière de dire : « Je m'en vais » manquait aux règles les plus élémentaires de l'art et du rationnel langage, ne signifiant absolument rien et confinant au ridicule ; mais, hélas ! que de gens l'ont employée, et des plus grands ! Elle en est devenue classique et à ce classicisme M. Alfred Ernst n'a pas échappé, malgré la rigueur de son principe. Je ne pense pas que le texte allemand : Fort wend' ich Fuss und Blick, l'y ait pourtant obligé ; il en jugera.

 

De même, je n'ai pas aimé, dans la belle tirade de l'entrée de cette conclusion familière et badine : « L'espiègle te laisse en plan », ramenant le sauvage et superbe cri de la Walkyrie. Le texte original l'exige-t-il ?

 

Que M. Alfred Ernst me pardonne ces deux petites querelles. De tels menus détails ne m'eussent pas frappé dans une œuvre banale.

 

 

La dix-neuvième année des Annales du théâtre et de la musique de MM. Édouard Noël et Edmond Stoullig a paru depuis quelques semaines et je saisis avec empressement la première occasion de parler de cette excellente publication, qui constitue déjà une source de précieux renseignements pour l'histoire de notre théâtre musical et dramatique, et sera certainement dans l'avenir la meilleure et la plus complète des collections à consulter. Elle garde encore toutefois le caractère d'un travail personnel de critique : les auteurs seront certainement entraînés un jour, sans rien abdiquer de leur personnalité, à élargir un peu leur domaine, je veux dire à ajouter à leur opinion — au moins pour chaque ouvrage de réelle importance — l'opinion sommaire de quelques-uns de leurs plus autorisés confrères ; ils donneront ainsi à ceux qui viendront après nous un tableau synoptique de tout ce qui a pu être dit pour ou contre telle production de la dramaturgie musicale et, comme ces productions seront alors définitivement classées, jugées en dernier ressort par un public en qui le temps corrige bien des impressions de la première heure, il y aura certaines surprises à l'étude de ce tableau, touchant l'esthétique de nos contemporains.

 

M. Brunetière a consacré aux Annales du théâtre et de la musique une préface de quelques pages, où il étudie, ou plutôt où il indique la cause de la déchéance de notre théâtre, née de l'incertitude actuelle des esprits, de leur défaut de volonté. C'est qu'ils sont rares, en effet, surtout, en matière de théâtre musical, ceux qui ont une volonté, ne s'inspirent que de leur seul sentiment et ne nous donnent que des œuvres de bonne foi. Il en est jusqu'à deux que je pourrais citer. Je n'en citerai aucun par crainte d'irrévérence envers les autres.

 

En cette année 1893, dont les Annales enregistrent le bilan, il faut, compter à l'actif de l'Opéra la Maladetta, ballet en trois tableaux, la Walkyrie, Deïdamie et Gwendoline. C'est une année très laborieuse pour un théâtre habituellement moins ardent à la production. Gwendoline, il est vrai, appartient plutôt à 1894, car la première représentation en a été donnée le 27 décembre 1893 ; mais il faut tenir compte, dans l'inventaire annuel, du temps consacré aux études.

 

A l'Opéra-Comique, l'ardeur n'a pas été moindre, puisque quatre importants ouvrages nouveaux y ont vu le jour : Werther, joué d'origine à Vienne, mais inconnu encore à Paris, Kassya, Phryné, l'Attaque du moulin, plus deux petits actes : Madame Rose et le Dîner de Pierrot.

 

Et tout cela, sans préjudice des reprises et des débuts, dont plusieurs très intéressants. Parmi les reprises, celle de Faust, à l'Opéra, avec des décors neufs, a été, ce qui n'a surpris personne, particulièrement éclatante. Nonobstant Wagner, c'est encore Gounod qui, pour parler selon le vocabulaire moderne, détient le record du succès durable, car voici que s'approche le jour de la millième de cet ouvrage. Samson et Dalila est, à la suite, celui dont la vertu s'affirme avec le plus de régularité et de force et qui dispute la place, parfois non sans avantage, au répertoire allemand, dont la fortune, en 1893, n'a pas été sans de sérieux ravages parmi les jeunes voix de la troupe de l'Opéra, honorablement blessées en cette rencontre avec une musique aussi belle que meurtrière pour les organes les plus résistants. Mais des interprètes se retrouvent facilement, dira-t-on ; et il n'en est pas de même d'un chef-d'œuvre.

 

Ceux qui n'aiment pas seulement la musique, mais encore tout ce qui se rattache à ses moyens d'exécution et, par conséquent, au plaisir qu'elle leur procure, feront, au musée du Conservatoire, une instructive promenade, s'ils prennent pour guide le Catalogue supplémentaire que vient de publier M. Léon Pillaut, pour faire suite au Catalogue de 1884 de G. Chouquet, son prédécesseur dans ce service.

 

Les musiciens surtout tireront profit de cette visite ; ils y feront la connaissance d'instruments encore inconnus ou du moins inusités en France ; ils s'y reprendront d'affection pour ces instruments anciens que M. Léon Pillaut, compositeur d'un talent délicat et d'un goût très distingué, a toujours tenus en particulière estime, tels les luths, les instruments à archet de la famille des violes et encore le clavecin, sans le secours duquel on ne peut rendre, selon leur originale physionomie, les pièces composées par les maîtres d'autrefois.

 

Le piano a changé tout cela, et les exécutions, en certains cas, y ont perdu quelque charme.

 

« L'histoire de la musique, dans sa partie la plus psychologique, peut donc ajouter fort justement M. Léon Pillaut, trouve, dans les anciens instruments du musée, des témoins fidèles qui, par leur structure, accusent chacune de ses phases ; ce sont de véritables organismes qui s'adaptent à un idéal intellectuel et sentimental. »

 

A ceux qui préfèrent à la restitution des formes du passé, en quelque œuvre de caractère archaïque, la recherche des sonorités bizarres, des timbres piquants, les instruments exotiques offrent des ressources variées, parmi lesquelles il faut citer le Gamelan, série comprenant tous les instruments dont se compose un orchestre javanais. Si jamais un de nos jeunes musiciens, curieux d'inconnu, s'avise de composer un ouvrage dont l'héroïne serait une de ces étranges filles de bronze clair que nous vîmes au Champ de Mars en 1889, voilà les éléments tout trouvés d'une instrumentation neuve !

 

Puisque, en cette chronique, je reste — et par force majeure, — hors du théâtre, j'ouvre un volume à la couverture gaiement enluminée, qui nous parle en un style joyeusement macaronique des choses de la musique. C'est la Mouche des croches. Ce seul titre dit dans quel esprit sont écrites ces pages légères par Willy, qui s'appelle, d'autre part, l'Ouvreuse du Cirque d'été et dont M. Henry Gauthier-Villars tient la plume.

 

En notre temps de comique macabre et d'insupportable pessimisme, un livre pareil est d'une lecture saine. L'auteur y égratigne tout le monde et au besoin lui-même. C'est plein de calembours, d'à peu près et de coq-à-l'âne ! Bien sot qui se fâcherait de ses folies ! Mais il y a du fond dans tout cela. C'est un clown, qui crève à plaisir les vessies et les ronds de papier, reçoit et donne avec agilité ce qu'un fantaisiste naguère appelait euphémiquement les coups de pied occultes, mais un clown capable d'être écuyer, je veux dire de s'ériger en professionnel et de faire de la critique aussi sérieuse et aussi ennuyeuse que n'importe qui.

 

Et même, ajouterais-je volontiers, il me déconcerte un peu quand, sous sa forme enjuponnée et enrubannée de piquante ouvreuse, ou en son habit charivarique de clown, il me laisse voir un bout d'oreille de pédant. Trop souvent reviennent, au milieu de ses pétarades, des observations dans le goût de celles-ci : « Le rythme galopeur à trois-huit le hache d'insidieuses mesures à deux-quatre ou même à deux-huit » ; ou encore : « La douce phrase d'Harald qui, bientôt transformée, de ré bémol en ut, de douze-huit à six-quatre, tonne aux cuivres impitoyablement. »

 

Mais qu'est-ce que cela me fait, ce langage pédagogique naguère en honneur parmi les vieux critiques gourmés pour l'ébahissement des naïfs ? Rien, si je ne sais pas la musique et à plus forte raison si je la sais !

 

Il me semble être en présence d'un malin qui me dirait : Vous savez, j'ai la face enfarinée, le toupet rouge et le nez violet, un soleil dans le dos et des grenouilles sur mes chausses, ou bien je m'habille en femme avec une coiffure à la chien et des rubans roses, je m'efforce à lancer les énormités les plus cocasses du monde ; mais, au fond, je suis professeur de mathématiques !

 

Il faut lire la Mouche des croches et même la refeuilleter, quand on l’a lue ; on y trouve toujours cinq minutes d'agrément. Toutes les drôleries qui y éclatent perdront sans doute beaucoup de leur signification avec le temps, étant d'un parisianisme raffiné. Un jour, M. Gauthier-Villars pourra en publier la clef ou le glossaire. Pour le moment, même pour ceux qui y sont parfois malmenés, c'est fort amusant et sans importance.

 

 

 

15 août 1894

 

Les programmes de la prochaine saison musicale sont riches de promesses ; puisse-t-elle être riche d'œuvres, d'œuvres nouvelles, jeunes et vivaces, car il ne faut compter que pour mémoire ce qui se rapporte aux grandes reprises ou aux adaptations de l'étranger.

 

J'ai déjà dit, ici même, quel champ nouveau allait être offert à nos compositeurs, en Italie, par les. soins et grâce à l'active initiative de M. Édouard Sonzogno ; j'ai parlé de l'ouverture de son nouveau théâtre de la Canobbiana, à Milan, qui s'annonce déjà sous le titre de Théâtre lyrique international. Toute la presse spéciale abonde en éloges sur cet éditeur-directeur, et on le cite volontiers en exemple à nos éditeurs français, plus spéculatifs qu'actifs, dit-on, pour la propagation des œuvres de leur propriété.

 

Il est bien vrai — il faut, le reconnaître — que si la prépondérance de la musique française s'affirme de plus en plus brillamment à l'étranger, les ressources mises en France à la disposition de nos compositeurs sont de plus en plus limitées. Vienne, Berlin, Milan, Londres même, laissent Paris bien loin en arrière sous ce rapport.

 

Ce n'est pas à la Canobbiana seulement, c'est à la Scala que seront fêtés, cet hiver, les musiciens français, en compagnie de leurs confrères de diverses nationalités, et surtout italiens.

 

Au tableau des études du premier de ces théâtres s'inscrivent les Medici, de Leoncavallo ; Fior d'Alpe, de Franchetti ; Werther, de J. Massenet ; l'Attaque du moulin, de Bruneau ; la Martire, de Samara ; la Claudia, de Coronaro ; sans compter quelques œuvres plus anciennes, telles que Lakmé.

 

A la Scala, on retrouvera Sigurd, Patrie !, Samson et Dalila, la Navarraise et Manon ; on donnera pour la première fois Ratcliff et Silvana, de Mascagni.

 

Rien ne se peut comparer chez nous à cette abondance exigeant la dépense d'une remarquable activité.

 

Et ce n'est pas seulement en Italie que nos musiciens vont trouver asile. A Carlsruhe, on donnera la première représentation de trois actes, le Drac, musique de Paul el Lucien Hillemacher, sur un poème tiré de la pièce de M. Paul Meurice. A Pétersbourg, d'autres œuvres encore nous sont promises. Je reviens volontiers sur ces détails déjà partiellement donnés. Tout cela est bien fait pour nous consoler un peu de la stagnation dont souffre à Paris la musique dramatique.

 

Il faut compter, avec éloges pourtant, en la saison écoulée, les représentations données au théâtre minuscule de la galerie Vivienne, en quelques soirées documentaires, les auditions du concert d'Harcourt, et noter les essais, vite avortés ou sans importance, mais témoignant d'une commune direction d'idées, comme ceux de la Comédie-Parisienne et ceux du théâtre Fernando, où une certaine Juanita a faiblement brillé durant quelques jours.

 

Heureusement, diront ceux qu'une espérance console vite des rigueurs du présent, on reconstruit l'Opéra-Comique, et nous aurons ainsi, en un délai de trois ans, ce nouveau théâtre de musique tant de fois réclamé ; et nous l'aurons dans les conditions les plus sérieuses de durée !

 

C'est la grâce qu'il faut souhaiter à nos compositeurs qui trouveront, place Favart, l'idéal Théâtre-Lyrique, car il faut bien compter que l'Opéra-Comique restera place du Châtelet, où il a réuni une clientèle rappelant à ce point celle des anciens jours du genre, que c'est toujours, de préférence aux nouveautés, vers les œuvres du répertoire qu'elle se porte en foule.

 

II faut une attraction spéciale, comme celle d'un Falstaff, pour qu'elle déroge à ses habitudes quasi classiques ; mais alors, est-il permis de dire, tout le public habituel se grossit de celui qui, couramment, va plutôt aux pièces modernes qu'aux anciennes et aux affinités duquel répond surtout le Théâtre-Lyrique ; un tel succès donc ne saurait servir de règle.

 

En furetant dans les rayons d'une bibliothèque de vieux livres, il m'est arrivé naguère de mettre la main sur un travail analytique présentant une sorte de monographie rapide de ce que fut jadis le vrai Théâtre-Lyrique, depuis sa création jusqu'à l'incendie de mai 1871, c'est-à-dire durant cette brillante période où s'épanouirent, sous la jeune et vaillante direction de M. L. Carvalho, des œuvres telles que Faust et Roméo.

 

C'est le Mémorial du Théâtre-Lyrique, par Albert de Lasalle, publié en 1877, à la Librairie Moderne, avec le sous-titre « Catalogue raisonné des cent quatre-vingt-deux opéras qui y ont été représentés depuis sa fondation. »

 

La rencontre de ce petit livre est assez lointaine ; il est donc possible que j'en aie déjà parlé, mais ce n'a pu être que très légèrement. Il ne déplaira peut-être pas — en ces jours de vacances — aux lecteurs de la Nouvelle Revue de remonter un peu dans le passé et, aidés de ce guide très consciencieusement rédigé, de suivre l'histoire de ce théâtre qui a été si bienfaisant à ceux de notre école française, qu'on ne saurait souhaiter plus heureuse fortune aux producteurs contemporains quand s'ouvrira enfin devant eux une scène créée et dirigée selon le même esprit, si tant est qu'ils doivent jamais voir ce prodige.

 

Il y a un enseignement pratique à tirer de cette rétrospective revue, tant pour ceux qui travaillent pour se faire une place au théâtre, notamment pour ceux qu'on envoie à la villa Médicis se préparer plus particulièrement à cette dure conquête, que pour les représentants de l'État dont la fonction, comme le devoir, est de les y encourager officiellement.

 

Le Théâtre-Lyrique, inauguré le lundi 15 novembre 1847, ouvrit ses portes au public sous le titre d'Opéra national, se plaçant ainsi, comme instinctivement, à la veille de la Révolution de 1848, sous un vocable tout à fait populaire.

 

Adolphe Adam et Achille Mirecour en étaient les directeurs — aidés par un syndicat d'amateurs de musique dont la confiance et la sympathie s'affirmèrent par une commandite de plus d'un demi-million, augmentée des économies d'Adolphe Adam lui-même.

 

Si l'idée fut généreusement adoptée, soutenue et courageusement servie, les difficultés furent grandes et quand le rideau se leva pour la première fois sur les Deux Génies et Gastibelza, les organisateurs luttaient depuis 1842 pour le triomphe de cette idée à laquelle la protection officielle n'était pas particulièrement acquise.

 

Enfin, le ministère, serré de près par les influences, ému des récriminations des prix de Rome, avait cédé et accordé le privilège, faute duquel alors aucune scène ne pouvait être ouverte.

 

C'est dans l'ancien Cirque olympique, du boulevard du Temple, convenablement aménagé en vue de sa nouvelle destination, que la musique dramatique s'installa, riche d'espérances plus que de ressources, mais animée de cette foi profonde, de cette vaillante ardeur que donne seule la jeunesse.

 

Ses éléments de succès étaient honorables, sinon supérieurs. « Plus d'accessits que de premiers prix », dit, à ce propos, l'auteur de la plaquette à laquelle j'emprunte ces détails. L'orchestre avait soixante-dix musiciens, ce qui serait encore à notre époque un joli chiffre ; il y avait deux chefs, Georges Bousquet et Eugène Gautier. Ce dernier ne fut pas seulement un musicien aimable, fidèle conservateur des traditions du genre de l'opéra comique et pourtant épris déjà de modernisme, mais encore un parfait homme d'esprit.

 

Huit ouvrages composant seize actes furent donnés dans cette première salle, en cent douze jours d'occupation, sans compter divers intermèdes. Je ne vois, parmi ces œuvres, que le Brasseur de Preston dont le public actuel ait pu garder le souvenir, entretenu d'ailleurs par une reprise faite vers 1868, sur la scène du Châtelet et où se firent remarquer Meillet et Mlle Daram, dans les rôles créés à l'origine par Chollet et Mlle Prévost.

 

Le Gastibelza, d'Aimé Maillart, évocation de la ballade de Victor Hugo, peut également être noté au passage. Comme aussi la reprise du célèbre et vieil ouvrage de Berton : Aline, reine de Golconde.

 

En mars 1848, l'entreprise s'arrête et l'Opéra national demeure silencieux jusqu'au 27 septembre 1851, c'est-à-dire pendant plus de trois ans. C'est seulement l'année suivante, le 12 avril 1852, qu'il épouse définitivement le titre de Théâtre-Lyrique. « L'adjectif « national » n'était plus de mode en 1852 », remarque A. de Lasalle.

 

Le Théâtre-Lyrique s'installa dans la salle du Théâtre historique, fondé par Alexandre Dumas en 1847, ajoutant ainsi l'élément musical à ce groupe de théâtres dramatiques ou comiques qui s'alignaient le long du boulevard du Temple, précisément, dit notre annaliste, à la place du rempart élevé par François Ier pour préserver Paris des attaques des Flamands.

 

Elle était belle, cette salle, ou du moins mes souvenirs de jeunesse me la font voir sous un assez somptueux aspect, avec son ornementation rouge el or et son plafond triomphal où Desplechin, Dieterle et Séchan avaient peint Apollon, conduisant son quadrige à travers un ciel resplendissant.

 

Depuis le 27 septembre 1851 jusque 1863, que d'ouvrages ont défilé là, les plus marquants sous la direction de M. Léon Carvalho, dont le nom est désormais inséparable de la fortune de ce théâtre et qui aurait de bien curieux souvenirs à raconter, sans doute, sur les hommes et les œuvres de ce temps, si on avait la bonne fortune de feuilleter en sa compagnie le mémorial que j'ai sous les yeux !

 

Il ne faut parler, parmi ces œuvres, que de celles qui y virent le jour et non point des reprises parfois importantes et presque toujours intéressantes. Les petits actes nouveaux, aujourd'hui si

dépréciés, du moins si dédaignés, y étaient alors nombreux et on leur accordait une assez sérieuse attention. Très peu sont restés pourtant ; mais des auteurs tels qu'Eugène Gautier y ont trouvé fréquemment la satisfaction de leur modeste ambition et y ont multiplié ces échantillons en un acte de leur savoir-faire.

 

Là, en 1851, Félicien David a donné son premier ouvrage dramatique : la Perle du Brésil, opéra en trois actes où le poète musical du Désert s'était retrouvé dans ces pays du soleil toujours cher à son imagination.

 

Là, on a fêté Si j'étais roi !, d'Adolphe Adam, qu'on revoit encore de loin en loin sur les affiches départementales et parfois sur celles de Paris ; là ont, été applaudis les Amours du Diable, de Grisar, et ce Bijou perdu, encore d'Adolphe Adam, que le populaire couplet des Fraises a assuré contre l'oubli. Là aussi, M. Reyer a débuté avec un petit acte charmant, Maître Wolfram. Jaguarita l'Indienne y a été la brillante part de F. Halévy. L'éminent directeur actuel du Conservatoire de Bruxelles y a marqué son passage par un ouvrage de demi-caractère, les Lavandières de Santarem ; la Fanchonnette de Clapisson y a eu ses jours de gloire, grâce au début sensationnel de Mme Miolan-Carvalho ; les Dragons de Villars, d'Aimé Maillart, y ont été un des ouvrages à succès de l'année 1856, ainsi que la Reine Topaze de Victor Massé.

 

Enfin, en 1858, Gounod y faisait sa première apparition avec ce chef-d’œuvre d'esprit et de bonne humeur qui est le Médecin malgré lui et que devait suivre, un an après, le glorieux Faust, alors jugé avec une sévérité faite pour rendre philosophes ceux de nos contemporains à qui le succès ne sourit pas dès leur première rencontre avec le public ou la critique et qui, pourtant, sont conscients de leur réelle force. Philémon et Baucis, en 1860, continuait la série des ouvrages du maître. Accueil encore froid, partition classée depuis à son véritable rang et qui ne quitte plus le répertoire. La Statue de M. Ernest Reyer brille au tableau de 1861. C'est une œuvre d'un coloris charmant et d'une exquise poésie ; elle n'a jamais eu le succès qu'elle mérite. On trouve enfin, avant, la migration du Théâtre-Lyrique vers la place du Châtelet où sa fortune devait s'achever, la Chatte merveilleuse d'Albert Grisar, qui, démodée sans doute aujourd'hui sur la même scène, ferait peut-être encore la fortune d'un théâtre musical de genre comme la Gaîté.

 

Sur la scène toute neuve de la place du Châtelet, le début fut, sans éclat avec l'Ondine de Semet ; mais bientôt une constellation brillante se lève dans ce ciel nouvellement ouvert. Et voici les Pêcheurs de perles, de Bizet, les Troyens, de Berlioz, et Mireille, et Roméo et Juliette de Gounod ! L'année 1869 voit la première représentation du Rienzi de Wagner. Gros événement que l'apparition de cet ouvrage désavoué par les fanatiques du maître, et où de larges coupures furent pratiquées pourtant « pour le rendre plus digestible ». Depuis, nous en avons vu bien d'autres, et bien des conversions se sont faites de gens qui, en 1869, se disaient inébranlables dans leur foi ancienne.

 

Avec la reprise de Charles VI donnée le 6 avril 1870, se termine l'existence du Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet. Il fut glorieux et sa disparition reste à jamais regrettable. De 1871 à 1894, vingt-trois années écoulées ; vingt-trois années perdues pour les militants de l'école française !

 

 

 

15 septembre 1894

 

I

 

Le mois d'août est l'époque du pèlerinage à la Mecque wagnérienne. Les trompettes sonnent pour l'appel des fidèles ; l'église, je veux dire le théâtre, rouvre ses portes, secoue la poussière de ses banquettes, et les interprètes accourent à Bayreuth, aussi dévoués que naguère, sinon tous de valeur comparable. Plusieurs ont subi l'outrage du temps, d'autres ont à souffrir du souvenir de leurs prédécesseurs ; mais la foule des adorateurs ne diminue pas, et, la part faite à un certain snobisme, un sincère sentiment d'admiration entraîne cette foule, en présence de ces œuvres, d'une si belle hauteur d'art en leur ensemble et dont tout ce qu'il convient d'en dire a été maintes fois dit.

 

Parsifal reste le sommet lumineux et pur de cet ensemble ; cette œuvre extra et ultra théâtrale était accompagnée, cette année, de Lohengrin, d'un Lohengrin présenté dans des conditions nouvelles.

 

Je n'ai pas suivi le pèlerinage, mais j'ai confessé quelques pèlerins et noté certaines impressions, dont plusieurs d'ailleurs n'ont pas fait mystère, les ayant écrites çà et là.

 

L'exercice du culte de Wagner est maintenant de pratique courante ; il semble toutefois que, en même temps que les esprits l'acceptent mieux, ils se mettent à le raisonner davantage. Autrefois, dans le premier éblouissement de la révélation, le monument colossal et unique apparaissait comme une arche sainte d'un impénétrable métal. Aujourd'hui, on y remarque certaines fissures par lesquelles la critique — une critique jusqu'ici déférente — se risque à s'introduire. Cela ne compromet ni la beauté ni la solidité de l'édifice ; c'est plutôt un travail de tassement qui doit asseoir définitivement à sa vraie place l'œuvre du magistral architecte.

 

A la longue, en en jugeant plus sainement qu'autrefois certains détails, on en goûte mieux les vraies beautés. Je parle ici, bien entendu, au point de vue strictement musical, car, pour la dramaturgie spéciale de Richard Wagner, on se permet déjà de s'apercevoir, malgré les doctrines contraires et exagérément hyperboliques, que s'il y a là beaucoup de traits d'une naïveté géniale, les conceptions subversives de toute logique et de toute bon sens y sont en majorité. On n'ose pas encore bien nettement le dire ; mais l'obstination imprudente que l'on met à nous présenter ces conceptions comme des modèles importunera quelque jour des critiques, jusqu'ici dominés par le respect humain, et les fera s'échapper en quelque remarque tirée du fond de leur vrai et personnel jugement.

 

Une chose m'a frappé spécialement parmi tous les signes notés à l'occasion de ces récentes auditions de Bayreuth : c'est le soin pris d'appeler l'attention du public non plus sur la valeur musicale des œuvres, — fait définitivement acquis, — mais sur leur attrait matériel nouveau. C'est ainsi, par exemple, qu'on a mené grand éclat, à propos de Lohengrin, autour d'une mise en scène mieux étudiée, de décors et de costumes plus exacts, plus conformes à la vérité historique ; qu'on a signalé l'accent, l'intérêt donnés à l'ouvrage par ces modifications ou ces innovations, raconté même comment un directeur parisien, passant jusqu'ici pour un bon metteur en scène, est allé à Bayreuth prendre une leçon utile, afin de se tenir désormais à une hauteur que son expérience personnelle n'avait pas apparemment soupçonnée, et enfin exécuté, autour de la pièce, tout un travail neuf d'active réclame, dont il semble que Wagner en personne ne se fût jamais avisé. Mais tout se perfectionne à la longue, même la pensée première d'un homme illustre. Lohengrin, jadis goûté et admiré pour sa valeur musicale, le sera sans doute désormais bien davantage, parce que les masses chorales sauront mieux se mouvoir, qu'à un certain moment elles tourneront plus naturellement le dos au public, — ce qui, on ne l'ignore pas, est aujourd'hui le dernier cri de la vérité, — et qu'Elsa chantera debout et en se donnant quelque mouvement ce qu'elle chantait naguère à genoux et immobile.

 

Cela est d'une importance qu'on s'évertue à souligner, et un regain de succès ne saurait manquer d'en être la suite.

 

N'est-il pas vrai aussi qu'il y a, au fond, tout au fond de l'esprit de ceux qui s'ingénient ainsi à mettre en relief l'œuvre de Wagner, cette obscure pensée que la foule va se dire un jour — si peu que ce soit, ce serait redoutable — que, depuis assez longtemps, elle l'entend appeler le Juste et que l'heure vient de le condamner, ou tout au moins de se distraire de lui ? Pour retenir l'opinion ou pour la ramener, il n'est pas, en matière d'exploitation commerciale, de petits moyens, et quand ces moyens ne sont qu'un témoignage nouveau du constant souci apporté à l'exécution d'une œuvre, ils n'en doivent être que plus efficaces. C'est précisément ici le cas.

 

Lohengrin, suivant cette récente formule, la Walkyrie, améliorée, comme l'on sait, par la machinerie due à l'invention de M. Lapissida, régisseur de l'Opéra, continueront à préparer le public à l'acceptation des autres ouvrages du cycle wagnérien, qui doivent défiler, avant la fin de ce siècle, sur notre première scène lyrique, — si c'est, bien entendu, le constant agrément du public, et par conséquent le constant intérêt de l'administration.

 

A ce propos, jetons encore une fois — on ne saurait le faire trop souvent — un coup d'œil d'ensemble sur la situation de la musique de Wagner dans notre pays, et particulièrement à Paris, sur l'importance qu'elle y a prise et sur les conséquences qui en peuvent résulter pour l'avenir de nos compositeurs.

 

Quand le théâtre de Wagner s'est réellement introduit en France, je ne parle ni de Tannhäuser, légèrement jugé, injustement condamné, ce à quoi Wagner a répondu par les outrages que l'on sait, ni de Rienzi, tentative timide et sans importance, — le premier mouvement a été de révolte ; le second a été d'admiration brusque, d'entraînement irréfléchi. Entre ces deux évolutions, il n'a pas fallu moins d'une vingtaine d'années. Aujourd'hui, l'admiration bat son plein, et déjà, je l'ai dit, elle se raisonne, un certain souci d'analyse en tempère la ferveur.

 

Un autre sentiment encore est né, non seulement chez les compositeurs de notre pays, mais chez ceux qui s'intéressent à la vie et au succès de notre école nationale : la crainte de voir bien des espérances s'anéantir, bien des efforts demeurer stériles, devant la gloire souveraine de Richard Wagner. Après le succès considérable de Lohengrin et de la Walkyrie à l'Opéra, cette crainte n'est pas chimérique. Il ne faut pas toutefois en exagérer l'objet. Si ce succès est menaçant, il y a un sérieux avantage et un salutaire enseignement à en tirer. De l'expansion de plus en plus large de la formule wagnérienne, expression d'un génie absolument individuel, doit naître la pensée d'un juste retour à des formes convenant mieux à notre tempérament ; cette conquête d'art accomplie par un étranger fouette incessamment le zèle de nos compositeurs, les excite à pénétrer jusqu'au fond de leur propre nature, à se dérober à la routine, à s'ingénier à la recherche de lignes, de couleurs et de constructions musicales leur appartenant en propre, ne constituant aucune servile imitation.

 

Plus d'un de ces compositeurs, ayant des droits assurés à la protection officielle, ou comptant déjà à son actif une série d'œuvres remarquables ou honorables, a pu se demander, et s'est demandé en effet, à ce propos, si l'Opéra restait bien dans son rôle de théâtre national en inscrivant, chaque année, à son répertoire un ouvrage de Richard Wagner. Bien des choses peuvent être dites là-dessus et se contredire. Ainsi visée pourtant, la direction de l'Opéra se trouve parfaitement armée pour la riposte. Elle peut répondre qu'elle n'admet aux honneurs de ses programmes un ouvrage étranger qu'une fois ses devoirs entièrement remplis envers l'État qui la subventionne — et se voit libre ensuite de travailler dans le sens qu'elle croit le plus profitable à ses intérêts.

 

Je citais tout naturellement cette raison à l'un des compositeurs dont je parle, et il ne s'en montrait que médiocrement touché.

 

Suivant lui, le directeur d'un théâtre tel que l'Opéra, s'il peut être un entrepreneur, doit être avant tout une façon de fonctionnaire, soucieux de la prospérité de l'art français et bon gardien de ses prérogatives.

 

— Or, continuait mon interlocuteur, — jeune et encore plein d'illusions, évidemment, — si ce directeur consacre ses meilleurs sujets, ses plus brillantes ressources à la mise en train d'ouvrages étrangers, je puis soutenir que c'est au détriment de nos propres ouvrages et que son devoir n'est pas réellement rempli envers nous, — bien qu'en prenant les choses à la lettre, il ne soit passible d'aucun reproche.

 

Quoi qu'il en soit de la valeur de ce raisonnement, d'un égoïsme excusable, il est bien certain — je l'ai répété souvent ici même — qu'on ne peut demander à des gens qui engagent leur argent, ou celui des autres, dans une entreprise dont ils sont responsables, de sacrifier leurs intérêts à des considérations d'art national. Ils voyagent à la découverte du Pactole. C'est absolument naturel, encore que regrettable.

 

Le remède contre l'expropriation graduelle que peuvent redouter les compositeurs français est ailleurs que dans la guerre à faire à un directeur privilégié. Richard Wagner a pris un pied chez nous ; il faut lui en laisser prendre quatre, avec cette pensée que la satiété doit naître un jour de ce régime longuement pratiqué. Après Lohengrin, après la Walkyrie, après Tristan, qu'on nous annonce, ouvrons la porte à toute la série, pour en arriver à Parsifal. C'est peut-être même par ce dernier ouvrage qu'il serait désirable de voir ce prochain défilé commencer. Son caractère hiératique en ferait un bon topique contre un emballement dont on ne peut encore exactement prévoir les suites. Ce n'est pas un ouvrage d'affiche courante ; il serait intéressant de nous le donner, précisément à cause de cela. Il démontrerait, même aux plus fidèles, que ce serait se blaser sur sa propre religion que d'aller à la messe tous les jours, et il nous enseignerait comment le culte de Richard Wagner doit être définitivement compris, c'est-à-dire à l'état d'exercice périodique, pendant quelque dévote semaine.

 

Et c'est par cette périodicité que sans doute, dans un avenir plus ou moins éloigné, s'affermira ce culte. Quand les théâtres qui nous comblent de Wagner nous en auront accablés, un accord tacite s'établira entre ceux qui ne perdront jamais le vrai respect de ce maître et les intransigeants, de plus en plus rares, quoi qu'on en dise, qui s'obstineront à en faire le seul dieu et le seul prophète. Une « saison » donnera à Paris, et même à l'Europe, le moyen de faire largement ses dévotions et de communier pieusement en Richard Wagner, comme aujourd'hui à Bayreuth ; après quoi elle renverra Parisiens et cosmopolites à leurs auteurs nationaux, dont les uns ne sont point aussi morts qu'on le voudrait faire croire et dont les autres ont la volonté et la force de vivre.

 

Paris, il est vrai, sera, en temps que pèlerinage artistique, bien moins « voyant » que Bayreuth. On ne pourra pas, comme à Bayreuth, y aller pour la gloire d'y avoir été. Car il est avant tout select — et cela prime toute considération esthétique — de s'être montré à ce rendez-vous annuel, que pourraient bien toutefois — question de mode, — détrôner, dans deux ou trois ans, les soirées du théâtre antique d'Orange, mis en plein rapport par quelque entrepreneur intelligent, hardi et sachant son monde.

 

II

 

Sans ces réflexions, nées du pèlerinage de Bayreuth, je n'aurais pas eu à parler de la musique dramatique, cette quinzaine, car rien n'est désormais plus stérile que le commencement d'une saison lyrique.

 

Bayreuth, Parsifal aidant, a, d'autre part, incliné mon esprit vers les choses de la musique sacrée. La belle scène de la Consécration du Vendredi Saint n'est pas pour peu dans cette orientation de mon esprit. Et, en vertu de la loi de l'association des idées, l'évocation de cette belle scène, d'une religion si haute et d'une si naïve foi, m'a été la meilleure préparation à l'examen d'un sujet tel que celui dont les éléments m'ont été apportés, au cours de mon travail, sous la forme du numéro spécimen de la Tribune de Saint-Gervais, organe de la Société de musique religieuse, la Schola cantorum.

 

Nous sommes ici bien loin du théâtre, dans une région absolument pure de tout élément profane.

 

L'œuvre, éminemment louable et digne de tout encouragement, que se propose de mener à bien la Société de musique religieuse, a pour but le retour à la tradition grégorienne pour l'exécution du plain-chant, la remise en honneur de la musique dite palestrinienne, la création d'une musique religieuse moderne, respectueuse des textes et des lois de la liturgie, et l'amélioration du répertoire des organistes.

 

De ce programme je ne veux retenir que le point principal : le retour au respect absolu de la tradition grégorienne et, par suite, la conservation du beau, caractère liturgique des chants d'église. Les ouvrages de paléographie musicale dus aux bénédictins de Solesmes, d'après des manuscrits de chant grégorien, ambrosien, mozarabe et gallican, ne sont sans doute pas sans influence sur les préoccupations que font voir les organisateurs de la Tribune de Saint-Gervais.

 

Ils exposent fort justement que l'amélioration du chant grégorien peut s'obtenir en tout état de cause et quelle que soit la valeur de la version employée, par de bons principes d'exécution, ce qui est de justesse élémentaire pour toute musique ; en même temps, ils définissent exactement la musique palestrinienne, forme d'art musical issue du plain-chant, auquel elle emprunte ses modalités et ses dessins mélodiques, et de l'adoption des procédés d'écriture caractérisant le contrepoint, qui enrichit le plain-chant d'une ornementation spéciale, tout en conservant à la musique un sentiment de gravité religieuse.

 

Je suis un assez grand profane en pareille matière ; je puis dire cependant, sans prétention d'aucune sorte, que cette campagne entreprise en faveur du retour à la musique grégorienne dans les églises et aux formes liturgiques a répondu à l'une de mes plus lointaines impressions d'enfant.

 

D'instinct, je n'ai jamais aimé, dans les églises, que la plénitude grave des chants liturgiques ; la musique dite sacrée, d'origine moderne ou relativement moderne, m'a toujours causé une impression pénible et, me reportant à bien des années en arrière, j'ai applaudi à la pensée de cette réforme de la musique sacrée ou plutôt de cette tentative de retour à la pure tradition.

 

Les Italiens, je crois, ont été pour beaucoup dans cette corruption des belles lignes du chant grégorien ; à une époque déjà reculée, ils ont introduit dans les églises une musique n'empruntant à la liturgie que des traits généraux, surchargés d'enjolivements et d'agréments d'un goût parfois très discutable. Nos Français ont suivi ce mouvement, et il s'est ainsi créé peu à peu une musique sacrée d'une recherche qui va parfois jusqu'à la préciosité ridicule et qui, en tout cas, abolit presque constamment le sentiment religieux. Ce qui m'a toujours particulièrement choqué, en cette sorte de composition, c'est l'usage familier des répétitions qui, en dehors des ornementations arbitraires, font du texte sacré une sorte de matière malléable considérée, semble-t-il, comme bonne seulement à entrer dans le monde musical, abstraction faite sans façon aucune de son origine religieuse et de son emploi courant au service du culte.

 

La Tribune de Saint-Gervais donne, dans le spécimen que je cite, deux morceaux : un Ave verum de Josquin des Prés et un motet de Nanini, qui nous est offert comme modèle de « composition vraiment religieuse ».

 

Il m'a paru que, nonobstant la profession de foi grégorienne des associés de Saint-Gervais, cette dernière pièce portait quelques signes du faux goût italien ; ne m'en remettant pas à mes faibles lumières personnelles, j'ai voulu avoir à son sujet l'avis d'un homme d'une indiscutable autorité en cette matière. Comme je m'y attendais bien, il me confirme cette opinion qu'il y a dans le motet de Nanini une série de nuances aussi délicates qu'inutiles, un espressivo plus inutile encore et certaines indications tout à fait contestables à la fin du morceau.

 

Et mon éminent interlocuteur d'ajouter bientôt, poussé par mes questions, qui font de cet entretien une leçon précieuse pour moi : « Dans cette musique toujours contrepointée et recherchée, les placages sont extrêmement rares ; les accords plaqués de la fin sont un moyen exceptionnel employé par l'auteur pour obtenir de la solidité ; ce n'est donc pas le cas, comme il l'indique, de ralentir et de chanter pianissimo. Toute cette musique du XVIe siècle devait s'exécuter à pleine voix et très franchement ; la ligne était tout, comme dans les peintures égyptiennes qui se composent d'un trait avec des teintes plates. »

 

Précédemment, il avait bien voulu reproduire en langue vulgaire à mon intention l'Ave verum de Josquin des Prés : « Chanté par de pures voix d'enfants, au fond d'une cathédrale, disait-il, cela ne manquerait pas de charme. Mais cette musique est aux antipodes de la nôtre et l'écueil de ces restaurations a toujours été la manie Instinctive de la ramener au sentiment moderne, de rechercher l'expression là où il ne saurait y avoir que le caractère, de tendre au pittoresque dans un art hiératique. »

 

De cette haute et impartiale opinion, il faut conclure que, lors même que cette école de Saint-Gervais ne serait pas encore absolument dans le vrai, elle mérite d'être encouragée ; il serait heureux que, par son influence, le répertoire des maîtrises fût un peu purifié des inepties qui l'encombrent.

 

 

 

01 octobre 1894

 

I

 

La reprise de Falstaff devait être, malgré l'absence de M. Maurel, la pièce de résistance de l'Opéra-Comique, à l'ouverture de la saison. A la place du créateur du rôle, occupé, à l'Opéra, à se réincarner en un autre type, qu'il a également composé, à l'origine, celui d'Iago, dans l'Otello de Verdi, on y a fait le plus chaleureux accueil à M. Fugère.

 

J'ai dit maintes fois ce que je pense bien sincèrement de ce maître artiste. Sans rien perdre de son originalité, il s'empare avec une rare faculté d'assimilation de la physionomie vraie des personnages très divers, dont la représentation lui est confiée. Parfois, pourrait-on dire, il appuie un peu fort sur certains effets, ce qui tend à déranger l'harmonie générale du rôle. Mais ce n'est point chez lui manque de mesure. C'est qu'il connaît à fond son public et sait bien comment on le peut entraîner. Naturellement comique, d'un comique fin et gouailleur, il saura au besoin se plier à la gravité, à la dignité d'une figure noble. Tel il fut dans Manon, avant d'être le grotesque Dicéphile de Phryné et le ventripotent Falstaff. Il est de ceux qui savent pousser la métamorphose à ce point que des évocations et des souvenirs malencontreux d'autres figures frappantes du même artiste ne viennent jamais se mêler aux traits de sa figure présente. M. Maurel a aussi cette qualité bien précieuse ; et c'est pourquoi le joyeux Falstaff et le ténébreux Iago apparaissent en lui sans se confondre ce sont des masques très spéciaux dont le visage qui les reçoit ne brouille jamais les détails.

 

Si, au point de vue vocal, on mesurait expressément la valeur absolue d'un chanteur au nombre des bis qu'on lui prodigue, M. Fugère se trouverait l'emporter sur M. Maurel. Car on a demandé au premier quatre fois de suite le : Quand j'étais page, que le créateur n'a jamais dit plus de trois fois, et il a su en varier très heureusement l'expression. Cela ne saurait trop compter pourtant dans le jugement contradictoire que l'on s'appliquerait à formuler sur les deux interprètes. Ils plaisent par des qualités fort opposées et si l'organe, chez l'un ou chez l'autre, n'est pas toujours, sur les mêmes phrases, de valeur équivalente, on s'en soucie moins que de l'ensemble de leur conception scénique.

 

A un autre point de vue, j'aime à constater chez l'auditeur de notre race ce goût persistant pour les formules telles que celle de Quand j'étais page. On a beau lui infuser du nouveau à forte dose ; dès qu'il n'est plus bridé par le respect humain, le voilà tout de suite entraîné par son tempérament latin vers les choses nettement dessinées et lumineusement colorées. C'est à dessein que je ne prononce pas le mot de mélodie, sujet sur lequel ceux qui l'aiment le mieux et ceux qui l'aiment le moins ne sont pas encore prêts de s'entendre. Il y a dans ces formules, quand elles sont employées avec tact, sans surcharge vaine d'ornementation, un charme, qui sera de tous les temps et déconcertera toutes les rhétoriques.

 

Ce quater ne s'était vu, jusqu'ici, que dans les opérettes où pour un couplet agréablement tourné, lancé par l'artiste d'une voix point trop aigrelette, les spectateurs trépignent, accordant à quelque médiocrité des suffrages qu'en un milieu plus élevé ils refuseraient à un chef-d'œuvre ; manque de goût, ou d'éducation artistique, peu importe, le fait est constant.

 

A côté de M. Fugère qui a ainsi mis sa marque brillante sur ce rôle de Falstaff, on a applaudi Mme Laisné, charmante tout à fait dans le rôle d'Alice précédemment confié à Mme Landouzy.

 

Une excellente reprise de Manon, — pièce désormais acquise au répertoire — où elle aura vraisemblablement la fortune de Carmen et de Mignon, a suivi de près celle de Falstaff.

 

Mme Bréjean-Gravière, si elle n'est pas l'incarnation du type de la perverse et séduisante Manon, — a fait apprécier dans ce rôle de belles qualités vocales et un réel talent de comédienne lyrique.

 

M. Isnardon, après plusieurs années passées en province et à l'étranger, reparaissait, le même soir, sur cette scène où eurent lieu ses modestes débuts, dans la Diana de M. E. Paladilhe. Cette épreuve lui a été très favorable.

 

M. Leprestre paraissait pour la première fois à Paris dans le rôle de Des Grieux. C'est un artiste de physionomie agréable, de tournure élégante, ayant acquis, depuis Rouen, où je l'ai entendu il y a trois ou quatre ans, dans Gyptis, une expérience de la scène qui lui faisait alors un peu défaut. Il a fait des progrès, notamment à Bruxelles où, au commencement de cette année, il a interprété avec beaucoup de vérité et d'ardeur le difficile rôle de Dominique, de l'Attaque du moulin. La voix est jolie, bien timbrée, quoique d'un éclat moyen, et intelligemment conduite. Voilà un jeune ténor, à qui les occasions de se distinguer ne vont pas manquer à l'Opéra-Comique.

 

Si je me tourne du côté de l'Opéra, j'y rencontre Otello dont les études très avancées nous promettent la première représentation dans deux ou trois semaines. On y prépare en même temps la Montagne noire, paroles et musique de Mme Augusta Holmès. On sait la valeur de Mme Holmès ; elle sera la première femme qui, sur cette noble scène de l'Académie nationale de musique, aura reçu un accueil parfois refusé à des compositeurs déjà en pleine renommée. Son talent incontesté la fait digne d'un tel honneur.

 

Entre ces deux ouvrages, se placera la millième représentation de Faust. On la célébrera sans doute avec la solennité due à la glorieuse mémoire du maître, qui a gardé la première place dans l'admiration du public de l'Opéra où, pendant bien des années encore, personne ne la lui pourra disputer.

 

Faust et Roméo y resteront les deux sommets les plus lumineux de son œuvre.

 

II

 

La jeune musique française vient de perdre un de ses plus intéressants représentants, le compositeur Emmanuel Chabrier, que, depuis deux ans au moins, un mal impitoyable et lentement destructeur avait détaché de la vie courante.

 

Il était bien de France, celui-là, par sa joyeuse humeur, par son entrain, par son esprit. Ses débuts datent de 1877 ; je veux dire ses débuts au théâtre, car déjà il était très connu, quasiment célèbre, dans un cercle artistique et amical, où je crois bien qu'on ne le prenait pas alors vraiment au sérieux, et où il était surtout considéré comme un amusant fantaisiste, mettant volontiers à mal les pianos dans d'étourdissantes attaques du clavier.

 

Si on le pressentait très apte aux joyeusetés de l'opérette, on ne discernait guère alors en lui le musicien de cette Gwendoline, devant laquelle devaient s'ouvrir, après bien des lenteurs circonspectes, les portes de l'Opéra.

 

Je l'ai vu, pour la première fois, vers le temps où fut donné aux Bouffes-Parisiens son premier ouvrage : l'Étoile, dont le livret procédait assez visiblement d'une comédie joyeuse d'Albert Aubert, un oublié, contemporain d'Edmond About et normalien comme lui, je crois. L'œuvre originale : les Secondes noces du seigneur Pandolphe, avait servi à grossir un volume, dont le principal sujet était un conte à la façon de Voltaire ; Monsieur Boudin, lequel doit être devenu une rareté bibliographique. C'est l'un des livres qui ont le plus charmé ma jeunesse et dont le souvenir m'est resté très présent, après tant d'œuvres lues, supérieures sans doute, et cependant oubliées.

 

L'Étoile eut une destinée honorable et brève. C'est à propos de cette œuvre légère que j'eus l'occasion de pénétrer, un jour, dans l'intimité de la pensée de Chabrier et d'y découvrir un homme très sérieux, très épris de son art, sous la légèreté apparente du joyeux compagnon qu'il était et qu'il devait rester, éclatant en saillies, abondant en images du pittoresque le plus inattendu.
 

Déjà, il rêvait une œuvre d'une haute et noble ordonnance. La musique bouffe, les cocasseries de la Ballade des gros dindons, la Pastorale des petits cochons roses, n'étaient selon lui que les bagatelles de la porte, les coups de pistolet tirés en l'air pour attirer les passants et montrer ensuite son savoir-faire, et de quelque chose arriver à devenir quelqu'un.

 

Mais, bien qu'ardent à courir vers ce but lumineux que son idéal s'était donné, il ne montrait point la hâte des irréfléchis ; il ne se contentait point, dans le choix d'un sujet, des rencontres faciles ; chercheur et inquiet, il mettait toute son attention, toutes ses facultés d'analyse en action pour cette recherche.

 

Sa première partition, dénotant cette ambition de s'élever vers les plus purs sommets de l'art, fut la Sulamite, solo de mezzo-soprano avec voix de femmes, exécuté par les soins de M. Lamoureux, qui depuis longtemps l'avait jugé et lui avait marqué son estime, en lui confiant la direction des études de Lohengrin et de Tristan et Yseult.

 

En même temps que la Sulamite, arrivait devant le public cette España, qui devait faire Chabrier tout à coup célèbre, composition haute en couleur, pleine d'une joie bruyante, avec des tintements de sonnailles, des ronflements de tambourins, des tumultes de foule, sans recherche de distinction ni de délicatesse, mais d'une verve endiablée et d'une extraordinaire intensité de vie.

 

Un vrai compositeur apparaissait là ; le succès fut considérable et peut-être, selon cette terrible loi du spécialisme, parfois si cruelle aux artistes, Chabrier, malgré la suite de son œuvre, restera-t-il à tout jamais l'auteur d'España !

 

Il y a pourtant dans le Roi malgré lui, arrêté brusquement par l'incendie de l'Opéra-Comique, des qualités de charme, d'élégance, de poésie, d'esprit, faites pour frapper le public aussi bien que les musicographes ; il y a dans Gwendoline, dont l'impression est plus fraîche, des pages lumineuses, des inspirations d'une incontestable originalité et surtout la marque d'un tempérament bien français, nonobstant la très évidente recherche des procédés wagnériens.

 

Chabrier laisse inachevée une Briséis, dont M. Catulle Mendès lui a donné le poème.

 

D'autres projets avaient occupé son esprit, tandis qu'il en attendait l'achèvement. Il avait projeté d'écrire la Fille du capitaine, sur un livret tiré d'un roman russe bien connu. Puis, soudain, son esprit s'était tourné vers le théâtre de M. Victorien Sardou. Séduit vivement par le drame de la Tosca, ayant dû y renoncer, il avait alors pensé aux Merveilleuses, projet également resté sans suite et dont la trace semble se retrouver dans les Muscadins, qu'il dut plus tard à la collaboration de M. Jules Claretie.

 

Ainsi, son esprit, comme je l'ai dit tout d'abord, allait, toujours vif, en quête d'impressions nouvelles, désolé d'un échec ou d'un refus d'adaptation, puis vite consolé et de nouveau acharné à quelque autre conquête, d'une scrupuleuse conscience toujours, tournant, retournant sa propre pensée, la mettant à l'épreuve d'une sévérité parfois rigoureuse.

 

Briséis devait mettre fin à ces indécisions et le fixer sur un poème auquel il s'attacha avec l'âpre ardeur et la ténacité robuste de sa nature, pourtant vulnérable, car ce joyeux a, je crois, beaucoup souffert, en son intimité d'âme, des déceptions, des lenteurs, des blessures d'une carrière où les volontés les plus fermes se brisent ou s'émoussent, où la vie s'échappe parfois, en pleine apparence de force, par quelque plaie cachée, perpétuellement saignante. Briséis est restée inachevée, et c'est grand dommage !

 

 

 

15 octobre 1894

 

Avant d'aller entendre l'Othello, illustré de musique par le grand compositeur Verdi, il faut avoir relu l'Othello du grand Shakespeare. Ce n'est pas qu'il puisse être question ici de mettre en parallèle la conception originale et la version qu'en a tirée l'adaptateur. Les procédés sommaires d'une œuvre musicale n'ont point de relation immédiate avec les procédés analytiques d'une œuvre dramatique. Ici, tout procède par coups brusques, par reliefs dominant le détail, alors que, là, tout s'appuie sur une étude attentive et profonde des caractères.

 

S'il convient de se reporter aux origines du drame lyrique que les directeurs de l'Opéra ont entrepris de nous faire connaître, après les représentations déjà nombreuses qui en ont été données en Italie, c'est surtout par, simple conscience littéraire, par désir de constater comment un tel sujet a pu se résoudre, se modifier ou se déformer sous l'influence du tempérament latin des nouveaux auteurs.

 

L'humour, qui est de pur sang anglais, et se traduit chez Shakespeare jusque dans ses tragédies, n'existe plus qu'à l'état de traces dans l'adaptation italienne. Une tirade dans Falstaff, une autre dans Othello, nous en donneront seulement comme des reflets.

 

Dans Shakespeare, le drame commence par des traits très vifs, les caractères s'y accusent en lignes franches, en couleurs tour à tour éclatantes et délicates, et, à côté des figures d'Othello et de Desdémone, s'y détache, en pleine valeur, celle d'Iago, destinée à devenir le pivot de l'action lyrique italienne. C'est, en réalité, dans l'un et l'autre cas, la figure prépondérante, celle d'un manieur d'âmes, qui rejette au second plan cet Othello en apparence destiné à la première place.

 

Iago, dont le nom est comme un synonyme de Judas, dont les traits apparaissent vieillis, contractés par le souci constant d'une ténébreuse action, Iago est, en réalité, un soldat, un jeune homme : « Je suis au monde depuis quatre fois sept ans », dit-il lui-même. Une haine impitoyable l'anime contre Othello, une soif de vengeance le dévore, vengeance que rien ne touche, qui étouffe en lui toute humanité — et pour un motif bien futile, du moins bien petit. Il est enseigne sous les ordres d'Othello, et quand ce dernier a dû choisir un lieutenant, c'est Michel Cassio, que l'âpre rage d'Iago poursuit de termes méprisants et injurieux, qu'on lui a préféré, « Michel Cassio, ce Florentin, un garçon damné par les jolies femmes, n'ayant jamais manœuvré un bataillon en campagne, aussi inexpérimenté qu'une vieille fille, un teneur de livres, un chiffreur, un commis de banque ».

 

Pour cette rancune de métier, Iago poussera Cassio contre Roderigo ; il calomniera Desdémone, il amènera Othello jusqu'au paroxysme de la fureur jalouse, il s'ingéniera aux ruses les plus atroces et les plus basses, et finalement il conseillera au Maure d'étouffer Desdémone. Il n'aura pas un mot pour tâcher de se replacer au niveau de Cassio dans la faveur du maître ; à toutes les satisfactions de sa vanité, il préférera le mal qu'il s'est promis de faire.

 

Ce n'est pas là le fait d'un méchant vulgaire ; la physionomie du traître est plus haute. Il incarne, en réalité, l'amour du mal pour le mal ; il est un de ces êtres malsains et funestes qui ne vivent que pour la conception et l'exécution des actes mauvais. Et comme il prend bien soin, çà et là, dans ses propos, de nous le faire sentir ! Il met son âme à nu, il s'explique lui-même, il entretient constamment sa haine, il la nourrit de tout.

 

Pour lui, la haine n'est certainement, comme l'amour, qu'une « convoitise du sang ».

 

Il voudrait tout d'abord que Desdémone fût l'instrument innocent de sa vengeance.

 

« La cause de ma haine, dit-il à Roderigo, est enracinée à mon cœur. Si tu peux prendre Desdémone au Maure, tu te donneras un plaisir et tu me donneras un divertissement. »

 

Et plus loin, parlant de sa propre femme à lui, cette Émilia qui joue un rôle si bizarre dans le drame shakespearien, il jette, avec une crudité de mots, qui est d'usage courant dans le texte anglais :

 

« Je hais le Maure et on croit dans le public qu'il a fait mon office entre mes draps ; je ne sais si c'est vrai, mais, rien que sur un soupçon de ce genre, j'agirais comme si c'était vrai. »

 

Voilà tout l'homme, en regard duquel se dessine Othello, chevaleresque, passionné, farouche, d'une crédulité primitive, tombant, comme un lion puissant et naïf, dans les grossiers traquenards d'Iago ; allant, sous la brusque montée de son sang à son cerveau, jusqu'à la fureur convulsive, et toutefois se ressaisissant par instants, raisonnant sur son état, mais trouvant dans le désordre même de son esprit un argument en faveur des calomnies du misérable :

 

« La nature ne saurait être troublée à ce point, si quelque chose ne lui disait en secret que cela est vrai. »

 

Desdémone est une âme vierge, d'une tendresse exquise et touchante, sans duplicité ; elle doit tomber sous les traits perfides d'Iago, tels que celui-ci : « Elle trompa son père en vous épousant ; au moment où elle semblait frissonner et trembler devant vos regards, c'est alors qu'elle les aimait le plus. »

 

Tout le premier acte, dans Shakespeare, est d'une variété et d'une beauté rares. L'alerte nocturne donnée à Brabantio, le père de Desdémone, par Iago et Roderigo, son complice d'un instant, la première apparition d'Othello dans la rue, au milieu des épées trop promptement froissées, et surtout la scène devant le Conseil, font autant de tableaux dont je m'étonne que la version italienne n'ait pas tiré parti. Elle est en général beaucoup plus fiévreuse, plus tourmentée ; on dirait qu'elle a craint de s'attarder à ce beau récit héroïque et sentimental du Maure, racontant comment il a conquis l'amour de Desdémone et arrachant au doge ce cri bien humain : « Je crois que ce récit vaincrait ma fille elle-même ! »

 

Quelle puissance d'amour, quelle éloquence pénétrante et douce le poète n'a-t-il pas mise, en effet, dans son personnage ! Quelle force magique ne lui a-t-il pas communiquée, pour que le public trouve naturel que « cet être lippu », comme dit Iago, « ce cheval de Barbarie, ce bélier noir », ait eu raison du cœur de la blonde, blanche et frêle Desdémone !

 

Elle-même répond et fait la lumière sur sa propre conscience : « C'est dans son âme que j'ai vu le visage d'Othello. »

 

Le livret de M. Boito est, j'y insiste, tout en relief. S'il n'a point, s'il ne pouvait avoir la profondeur shakespearienne, s'il révèle moins de poésie que de pittoresque, il est du moins très théâtral ; c'est surtout, je crois, ce que demande le public, qui ne se met point constamment en peine de dessous plus ou moins solides et se contente volontiers d'une brillante surface.

 

Le compositeur se chargera d'ailleurs de commenter le fait parfois sec du drame, de pénétrer dans l'âme des personnages, d'en rapporter une impression forte et de nous en donner le véritable sens. Où les mots sont parfois sans figure et sans couleur, mais où la situation se pose nettement et parle aux yeux, la musique se charge d'allumer et d'entretenir la flamme sacrée de la vie. C'est là le rôle souverain et le rayonnement fertilisant du génie.

 

Empruntée par M. A. Boito à Shakespeare et, pour le texte français, due à M. Camille du Locle, un poète qui, cette fois, a adopté presque constamment le procédé de la prose rythmique, sans métrique rigoureuse, avec des alternances de phrases versifiées et de texte courant, l'action d'Othello laisse donc de côté tous les préliminaires dont je viens de parler et s'engage au moment où Othello arrive à Chypre et va y goûter ses premières joies de légitime amour, dans les bras de l'heureuse et tendre Desdémone.

 

Comme dans Shakespeare, dont une scène identique commence le deuxième acte, la flotte du général maure est en vue, l'étendard de Saint-Marc flotte sous un souffle de tempête, l'appel formidable du canon se mêle aux sonneries guerrières. Au plus fort de l'ouragan, la galère amirale aborde heureusement et Othello passe, triomphant, au milieu des acclamations de la foule.


Alors apparaît le tortueux et sournois Iago. Tout de suite, il se révèle ce qu'il doit être. Il exploite l'amour de Roderigo pour Desdémone ; il le dresse au rôle de docile comparse, il dit sa haine et sa futile cause ; il montre ce Cassio, qui lui a ravi l'honneur d'être choisi pour lieutenant. Cassio sera l'agent inconscient de sa vengeance. Tout d'abord, il faut le compromettre, le perdre de réputation devant Othello. Sa compromission au sujet de Desdémone viendra ensuite. Cassio, innocent comme l'agneau, donne dans le premier piège tendu. Iago et Roderigo l'invitent à boire et, comme le pauvre garçon ne peut supporter deux doigts de vin, on a bientôt fait de le griser abominablement avec trois verres. Montano, gouverneur de Chypre, vient lui ordonner de prendre la garde à l'esplanade et s'aperçoit aussitôt de son trouble. Roderigo, poussé par Iago, dit que le lieutenant est ivre, et voilà Cassio, fou de colère et de vin, lui criant : « Forban ! » et se jetant sur lui, l'épée à la main. Montano, qui s'interpose, est frappé. Iago appelle à l'aide, menant grand fracas autour de l'incident, si bien qu'Othello en personne intervient et, devant Montano blessé, prononce le jugement : « Cassio, tu n'es plus capitaine. »

 

Première et rapide victoire d'Iago, qui va poursuivre, sans incertitude ni défaillance, son ténébreux travail de destruction.

 

Sur la place déserte, devant le château, dans la douceur de la claire nuit où la lune argentée met sa courbe lumineuse, Desdémone et Othello, restés seuls, s'abandonnent un instant au charme de leur souvenir, à l'extase de leur premier baiser. Vénus s'allume au ciel. Othello entraîne voluptueusement Desdémone dans cette impatience d'amour, que nous traduisit si bien naguère, à la salle Ventadour, le beau tragédien Rossi.

 

Dans les jardins du palais, au deuxième acte, Iago pousse Cassio plus avant sur le chemin de sa perte. Il lui conseille de recourir à la protection de Desdémone pour obtenir le pardon d'Othello, sa réintégration dans son emploi. En un monologue, il s'explique vis-à-vis de lui-même ; il interroge le mystère de sa nature mauvaise. Cet examen moral prélude à l'entrée d'Othello, qui tout de suite reçoit d'Iago la goutte de poison, le germe de mort, le premier soupçon contre Desdémone. Desdémone, ayant pris en main la cause du pauvre Cassio, est, de prime abord, rudoyée, quand elle vient parler à Othello en sa faveur. Déjà Othello, sous l'aiguillon de la jalousie, s'agite et rugit. Son front brûle. Desdémone, en sa tendre sollicitude, veut envelopper ses tempes d'un mouchoir de soie que naguère Othello lui a donné. Ce délicat pansement ne fait qu'exciter la violence du mal. Le Maure rejette le bandeau, qui, oublié par Desdémone, ne tarde pas à passer aux mains d'Iago, lequel va tout de suite en faire un instrument de sa perfidie. En vain, Othello le brutalise : il souffre patiemment pour le succès de sa vengeance. Et quand la toile tombe, Othello, bouleversé, fou, pleurant ses rêves d'amour et de gloire, est déjà instruit que Cassio, dans un rêve, a nommé clairement Desdémone et que, de plus, il a reçu d'elle un gage d'amour, ce mouchoir « brodé de fleurs et plus léger qu'un voile » qu'elle tenait d'Othello.

 

L'œuvre mûrit. Il faut maintenant qu'Othello voie et entende Cassio. Ce sera le principal objet du troisième acte.

 

En l'une de ces scènes, toute d'équivoques, de fausses apparences et de quiproquos, qui ont servi plus d'une fois à Shakespeare, notamment dans Beaucoup de bruit pour rien, et dont le livret italien accentue l'invraisemblance, Othello, cache, entend Cassio raconter à Iago une prétendue rencontre galante avec Desdémone. Ce que les paroles ne disent pas, les réticences le complètent. Enfin, Cassio montre le mouchoir qu'une main inconnue a déposé dans son logis. Tout cela est d'autant moins clair et démonstratif que ne se retrouve plus là, comme dans Shakespeare, le personnage épisodique de Bianca, dont l'intervention préalable mettait quelque clarté dans le mode d'emploi du terrible mouchoir. Il faut reconnaître que la scène n'est pas bonne. Nous verrons tout à l'heure ce que la musique en a fait. Othello va, dans cet acte, jusqu'aux dernières limites. Il outrage Desdémone. La mort de Cassio est décidée et aussi celle de Desdémone, pour laquelle Othello demande d'abord du poison.

 

— Pas de poison, conseille tranquillement le bon Iago ; mieux vaut, pour punir cet outrage, l'étouffer sur le lit où veilla l'impudeur.

 

Ces résolutions s'affermissent avec d'autant plus de force que, au courant d'une fête qui vient mettre sa note lumineuse dans ces noirceurs, un message du doge apprend à Othello que Cassio est nommé gouverneur de Chypre. Cela s'accorde mal, aussi bien dans l'original que dans la version italienne, avec la sévérité dont Cassio a été l'objet. Ce ressort a sans doute été inventé pour mettre dans l'esprit d'Othello la conviction d'une entente coupable entre Cassio et Desdémone et de l'intervention de cette dernière dès Venise même en faveur du jeune capitaine. Mais la clarté manque pour la vraisemblance d'une telle invention et le ressort apparaît très faible. Il est inutile, d'ailleurs, pour faire rebondir le drame, qui déjà touche à son but.

 

Il n'y a plus, en effet, qu'à montrer Desdémone étouffée sur son lit, dans la blancheur de sa robe nuptiale, après qu'elle a chanté la traditionnelle romance du Saule et dit son Ave Maria.

 

Cassio a déjoué les coups d'Iago ; il a frappé Roderigo chargé de le tuer. Et Roderigo mourant a parlé : il a révélé toute l'horrible trame. Peut-être, en se séparant de Shakespeare, aurait-on pu mettre là une terrible et suprême rencontre entre le bourreau Iago et Othello sa victime : le traître se relevant de toute la hauteur de sa haine, se démasquant devant Othello savourant ouvertement sa vengeance assouvie. Mais le motif avoué de cette vengeance a sans doute paru trop mince pour être invoqué en aussi tragique circonstance, et sans doute encore cette situation aurait difficilement trouvé place dans l'étroit espace où doit s'enfermer un dénouement obligatoirement rapide.

 

Iago s'en va donc piteusement, poursuivi par les soldats, qui le reprendront sans doute. Othello se coupe la gorge et meurt sur un dernier baiser à Desdémone.

 

Telle est, à grands traits, cette action qui a fourni à l'illustre compositeur Verdi l'avant-dernier ouvrage de sa robuste vieillesse, déjà en quête, dit-on, d'un nouveau sujet.

 

Il est manifeste que, poursuivant et poussant presque à bout dans Othello l'évolution qui s'accusait dans Aïda, le maître italien a fait en cette partition un essai très consciencieux de ce qu'on a appelé le « drame en musique ». Comme le musicien qu'il est ne saurait perdre ses droits ni abdiquer sa nature, il l'a fait dans le plus large esprit d'indépendance et selon le libre essor de son génie.

 

La part dramatique de l'œuvre est un vaste récit, tendant à l'expression la plus juste des passions humaines. Toutefois, de ce champ d'une culture sévère et simple, la musique proprement dite n'est point écartée. Elle en jalonne les grands espaces, elle y pousse, elle s'y épanouit en floraisons charmantes ; elle y rayonne en de lumineux reliefs et quoique réfugiée, pour ainsi dire, hors du drame, elle n'en contribue pas moins à en rafraîchir l'atmosphère et à en éclairer la profondeur. Tout le Verdi d'autrefois, tout le tempérament italien reparaissent là, au service d'une pensée nouvelle, d'un rajeunissement des formules de la dramaturgie musicale, montrant un grand artiste noblement attaché à la recherche parfois périlleuse de l'esprit moderne.

 

La partition d'Othello ne comporte point d'ouverture, ni même de prélude. La toile se lève sur la première mesure d'une symphonie descriptive de la tempête déchaînée et de la foule en émoi. Bientôt des cris, des appels se mêlent au fracas du tonnerre et dans les nuées basses courant sur les flots, une galère paraît lutter contre la tourmente. C'est un tableau musical d'un puissant intérêt, à l'effet duquel ont activement et intelligemment coopéré le décorateur et le metteur en scène. Une prière suit, ardente, sur laquelle se pose l'imprécation première d'Iago : « Flots soulevés, soyez sa tombe ! »

 

Puis, la galère au port, le Maure, du haut du tillac, ayant proclamé une nouvelle victoire sur les Sarrasins, entre dans la citadelle de Chypre, tandis qu'un chœur : « Victoire ! carnage ! » éclate glorieusement. Quelques mesures d'orchestre disent ensuite l'apaisement final de la tempête. Iago intervient dans l'action. Alors, commence cette série de scènes dialoguées, traitées en forme de récit, non plus selon le système de l'ancien parlante italien, mais bien dessinées, très nettes, constamment commentées par l'orchestre.

 

Une chanson à boire, d'une allure très franche, d'un mouvement très marqué, une ronde chantée autour d'un feu de joie que le peuple allume, agrémentent l'uniformité de la trame musicale. Il y a, dans la scène de la querelle, suivant la scène d'ivresse de Cassio, le même souci de la réalité dramatique que dans la description de la tempête.

 

Un duo entre Othello et Desdémone couronne très brillamment cet acte rapide et clair. Il est plein d'une intense tendresse, d'une joie sereine. La musique se fait ici caressante et berceuse ; les phrases, bien liées et expressives, se résolvent en un doux balbutiement de désir. Une large symphonie conduit jusqu'au seuil du château les deux époux extasiés. Il y a là, dans l'exécution, une recherche de finesse qui va presque parfois jusqu'à l'excès du pianissimo. C'est le seul reproche que l'on puisse faire à cette page qui doit compter parmi les plus aimées du public.

 

Au deuxième acte, monologue très caractéristique d'Iago et, pourrait-on dire, le morceau capital de son rôle, si ce rôle lui-même n'était d'une seule et très volontaire tenue, qui commande surtout un jugement d'ensemble et semble expressément écrit pour mettre en valeur les hautes qualités de composition dramatique de l'interprète.

 

Ce monologue dit l'état d'âme d'Iago. Dans cette large déclamation, coupée et appuyée par de grands traits d'orchestre, se résume toute la physionomie musicale du rôle. Les dénonciations du traître, le trouble qu'elles portent dans l'âme d'Othello tiendront ensuite une large place et reproduiront parfois forcément les mêmes effets. Selon le système adopté par lui, le compositeur continue ici à varier l'aspect de l'œuvre au moyen d'épisodes purement musicaux.

 

De ce nombre est la petite scène des hommages à Desdémone dans le jardin du palais, qui se place au milieu de ce second acte. Elle est agréable à voir, par le chatoiement des étoffes, les jeux de la lumière à travers les marbres et les floraisons étincelantes ; mais n'a-t-elle pas quelque longueur ? Une page d'orchestre simple aurait peut-être été un dérivatif suffisant aux sombres préoccupations du moment ; elle eût accompagné aussi bien cette gracieuse apparition de Desdémone et de sa cour aimable.

 

La scène où Cassio s'empare du mouchoir se termine en forme de quatuor, traité avec cette rare entente de l'effet scénique, qui est une des forces supérieures de l'illustre compositeur.

 

Plus loin, quand Othello exhale sa douleur et sa colère en une première imprécation, le présent et le passé du maître se heurtent très curieusement. C'est d'abord une suite de phrases hachées, violentes, traduisant le tumulte effrayant de l'âme ; puis la voix se pose, un lamento s'élève :

 

Tout m'abandonne ! Adieu, rêves de gloire !

 

La formule italienne primitive de Verdi se développe là en toute largeur. C'est un cantabile que d'aucuns trouveront excessif et inopportun, que d'autres recevront comme une manne céleste.

 

Il en sera de même pour le serment : « Par le ciel ardent je jure », qui termine ce deuxième acte et associe la voix d'Iago à celle d'Othello. Cet ensemble est d'un bel emportement, bien italien et fait pour enlever de haute lutte les applaudissements.

 

L'action marche. Voici le troisième acte, avec l'attraction d'un divertissement tout neuf, spécialement écrit par Verdi pour l'Opéra, d'une main légère et ferme. Une languissante danse turque s'animant peu à peu, une chanson arabe se terminant par une invocation à Allah, puis, par un contraste agréable, le calme mouvement des filles grecques, sur une musique pleine de gracieuse morbidesse, l'allégro vivace de la danse des Muranèses, souvenir du pays vénitien, le pas guerrier, bien rythmé, des chevaliers, et l'ensemble final où se confondent tous les éléments précédents, tel est le programme de cet intermède agréable dont il est regrettable que la mise en œuvre chorégraphique soit assez médiocre.

 

La scène de la fausse confidence de Cassio, dont j'ai parlé en parcourant le livret, n'a pas corrigé absolument mon impression. Elle est traitée avec une intéressante subtilité, variée habilement, très théâtrale ; mais toujours la domine l'impression reçue tout d'abord de son caractère conventionnel. De trop d'habileté voulue une certaine naïveté résulte.

 

La grande scène où, devant l'envoyé de Venise, Othello maltraite Desdémone et la jette brisée à ses pieds, amène la page la plus considérable de l'ouvrage, un vaste ensemble, d'une belle ordonnance et d'un bel effet.

 

Le quatrième acte est tout à Desdémone, dont je n'ai pas parlé jusqu'ici, parce que, en dehors du duo du premier acte que j'ai cité, son rôle musical se subordonne à celui des deux principaux personnages. Il abonde en beaux cris, en accents déchirants et tendres. Il s'épanouit tout à fait librement en ce quatrième acte, avec les phrases mélancoliques du début, avec la romance du Saule, surtout avec l'Ave Maria chanté et murmuré devant l'image de la Madone et enfin avec les supplications dernières de l'amante.

 

Je n'ai pu parcourir qu'à grands pas cette partition ; à l'heure où ces lignes sont écrites, je ne saurais donner qu'une rapide impression première que la pénétration plus intime de l'œuvre rectifiera sans doute en quelques détails. Le public, souverain juge, prononcera sur cette œuvre du glorieux compositeur italien. Je crois qu'elle n'aura pas la même fortune que Falstaff ; mais, discutée ou acclamée, elle n'en proclamera pas moins la robuste vitalité et le triomphant effort d'un homme qui compte derrière lui une longue suite de chefs-d'œuvre.

 

Je parlerai seulement dans une prochaine chronique de l'interprétation, de la mise en scène et surtout de l'accueil fait à l'œuvre par le public des premières représentations, qui réforme parfois d'une façon si imprévue et si sévère le jugement des auditeurs d'une répétition générale.

 

 

 

01 novembre 1894

 

L'impression que j'ai rapportée d'une double audition de l'Othello de Verdi, et traduite ici, s'est trouvée confirmée par l'événement. Le public a accueilli cet ouvrage avec une faveur très marquée, et si la critique a fait apparaître à son sujet quelques divergences, le succès ne s'en affirme pas moins considérable.

 

L'illustre maître italien a été bien servi, d'ailleurs, par ses interprètes. Mme Rose Caron, que la fatigue des études a forcée au repos, dès le lendemain de la première représentation, nous a donné en cette fugitive apparition l'occasion de constater une fois de plus la grâce poétique et le charme étrange de sa physionomie et de son jeu accentuant ses qualités de cantatrice. Mme Rose Bosman est venue à son tour, aux soirées suivantes, prêter à Desdémone une forme moins éthérée, mais une voix d'une fraîcheur exquise et une irréprochable pureté d'exécution. Elle a mérité à son tour les suffrages du compositeur et du public. Le traître Iago est personnifié avec un art consommé de comédien par l'excellent baryton Maurel. Il incarne le personnage tout à fait selon la vraie conception shakespearienne, et il faut admirer en lui une rare souplesse et une très particulière faculté d'assimilation.

 

M. Saleza est un très bel Othello ; voix franche, diction juste, jeu sans recherche. Il faut nommer M. Vaguet en première ligne parmi les rôles secondaires et comme effacés dans l'ombre projetée par les trois personnages principaux et, avec lui, MM. Gresse, Laurent, Douaillier et Heuzet. A Mme Héglon est échu le rôle très ingrat et plus que très modeste d'Émilia. Elle le joue avec un zèle consciencieux ; mais les qualités vocales et dramatiques qui sont en elle ne peuvent s'y développer à l'aise. Elle mérite mieux que cette situation de second plan et nous la retrouverons certainement quelque jour à la place qui lui est due.

 

L'orchestre est conduit avec une impeccable autorité par M. Paul Taffanel, les costumes de M. Bianchini sont d'une somptuosité et d'un goût très heureux et les décors dus à MM. Jambon, Amable et Gardy, Carpezat, Rubé et Chaperon, forment une série de tableaux éclatants de lumière et de couleur.

 

Après les débuts un peu effacés de Mlle Parentani dans Mireille, la chronique de ces dernières semaines ne trouve plus d'autre aliment que la reprise de Rip, à la Gaîté, un Rip revu, corrigé et considérablement amplifié.

 

L'œuvre est agréable, encore que d'une action assez mince, dont les vides sont heureusement remplis par de gracieux ou pittoresques épisodes. L'intérêt de cette soirée résidait principalement dans l'apparition sur cette scène de M. Soulacroix, délicieux chanteur, arrivant en droite ligne de l'Opéra-Comique. Il y a obtenu un succès d'enthousiasme très mérité. A côté

de lui, on a vigoureusement applaudi Mme Bernaërt, autrefois attachée, elle aussi, à la troupe de M. Carvalho, qui tend à s'éparpiller ainsi en pluie d'étoiles sur les scènes où triomphe la musique de genre, je n'ose dire l'opérette, car il y a dans la partition de M. Robert Planquette quelque chose de mieux que de l'opérette. Rip est très manifestement — et il en prend bravement le titre — un opéra-comique dans le goût ancien, nonobstant les cocasseries de M. Fugère, très amusant dans le rôle d'Ischabod et les fantaisies de poupée de Mlle Mariette Sully, qui s'essaye, non sans succès, dans l'emploi des Mily-Meyer.

 

Deux brillants et ingénieux ballets agrémentent cette reprise d'un Rip, agrandi en passant par l'objectif de M. Debruyère. Très certainement de longues et fructueuses soirées lui sont promises.

 

Je n'aurais plus rien à dire, pour cette quinzaine, des choses de la musique dramatique si, à la suite d'une causerie sur les compositeurs nationaux et étrangers, dont les œuvres, depuis le commencement de ce siècle, défrayent le répertoire de l'Opéra, sur leur mode de conception et d'exécution, comparé à la méthode des compositeurs, nos contemporains, je n'avais reçu communication d'un très curieux manuscrit contenant, sur l'Africaine, une série de notes originales de Meyerbeer.

 

Cette communication, due à l'amabilité de mon confrère Philippe Maquet, aujourd'hui propriétaire de la maison des Brandus, qui furent les éditeurs de Meyerbeer, je l'ai accueillie comme une véritable bonne fortune, en un moment où la chronique musicale va manquer d'aliment, en un moment surtout où une évolution s'opère dans les procédés de la musique dramatique, substituant à la pratique ancienne, au goût des combinaisons scéniques, une recherche de simplicité et de vérité dont se souciaient très médiocrement nos devanciers.

 

Nulle part mieux que dans l'Africaine n'éclate ce dédain de la vraisemblance et du naturel, allié à un souci constant de la situation dramatique obtenue de gré ou de force.

 

Mais ce n'est pas tant la mise en parallèle de deux méthodes qui m'a attaché à la lecture de ce manuscrit, c'est le désir d'y surprendre Meyerbeer dans l'intimité de son esprit, de l'y voir aux prises avec son collaborateur, introduisant sa personnalité dans le thème original que son génie se disposait à développer musicalement.

 

On a publié peu de choses sur Meyerbeer. En son temps, l'interview et le reportage ne sévissaient pas avec la même intensité qu'aujourd'hui ; la chronique elle-même se désintéressait des menus faits qui maintenant servent de points d'appui à l'histoire de l'art. C'est pourquoi nous comptons tant d'ouvrages, qui souvent se répètent, sur Berlioz et plus encore sur Richard Wagner, que les bibliographes et les biographies semblent avoir entrepris de nous débiter en menues parcelles, alors que de rares documents publics nous parlent du compositeur de l'Africaine.

 

Je feuilletterai donc ces pages déjà vieilles de quarante années, afin d'y revoir un instant Meyerbeer en relation familière avec son vieux collaborateur Eugène Scribe.

 

L'Africaine a été représentée à l'Opéra, le vendredi 28 avril 1865. Selon les renseignements consignés dans le Dictionnaire lyrique de Félix Clément et Pierre Larousse, et puisés à bonne source, le livret de cet ouvrage avait été proposé à Meyerbeer en même temps que celui du Prophète, c'est-à-dire en 1840 ; il travailla simultanément à la musique des deux pièces et, en 1849, peu de jours après la première représentation du Prophète, la musique de l'Africaine était complètement achevée. Mais le livret laissait beaucoup à désirer et Scribe fut invité à le retoucher.

 

La gestation de l'Africaine dura ainsi plus de vingt ans.

 

C'est le résultat de l'une des dernières de ces retouches que nous avons sous les yeux, — mais non de la dernière, car, en comparant les textes à ceux de la pièce imprimée, on y trouve encore bien des différences.

 

A cette version accompagnée de variantes nombreuses, d'additions et de réflexions marginales trahissant l'incessante et laborieuse recherche d'une formule définitive, est joint un scenario qui en est comme la base et a dû être écrit en l'un de ces moments de fièvre et de déception qui bien certainement suivirent le premier travail de Meyerbeer, achevé en 1849. Le mouvement du drame, le mobile des passions des personnages, la logique des faits ne satisfaisaient point le compositeur que Scribe, pour lequel les critiques sont restés sévères, s'évertuait à contenter. Ce scenario, d'une écriture correcte et serrée, d'une précision qui semble indiquer une fermeté d'idées vite démentie par sa lecture, est tout entier de la main de Scribe et daté de Nice, le 12 janvier 1852. Il remplit douze pages très compactes et se termine par ces mots où se révèle l'effort tenté en vue d'un résultat, qui n'est en somme jamais parvenu à rendre simple le sujet accepté par Meyerbeer et finalement présenté au public en 1865 : « Je m'arrête, mon cher ami, j'ai la main fatiguée d'écrire et il me semble que ces cinq actes eussent été moins longs à traduire sur-le-champ en vers que cet immense plan orné de notes et d'observations sur lesquelles j'attends les vôtres. »

 

Le pauvre Scribe, malgré la fatigue qu'il avouait, n'était pas au bout de ses peines. Ces observations qu'il attendait, elles lui vinrent bientôt, nombreuses, pressées, impitoyables, parfois naïves, mais toujours révélant le tourment perpétuel du maître pour amener tout à la perfection.

 

Elles criblent le manuscrit de Scribe, elles s'étendent aux interlignes, aux pages blanches ; elles se répètent avec l'insistance têtue d'un homme qui craint de n'être pas compris ou de ne pas bien s'expliquer ; elles se résument enfin en une série de « Remarques générales » présentant l'aperçu de l'état d'esprit du musicien, de sa façon de concevoir, de son ingéniosité personnelle et surtout de sa préoccupation constante au sujet de la forme poétique, ou plus précisément de la métrique la plus favorable à son travail musical.

 

Des biographes lui ont reproché de n'avoir pas le sens littéraire très exercé ; ils lui ont reconnu, en revanche, un sens dramatique des plus heureux. De même qu'on doit à son invention la scène de la conjuration des Huguenots, il faut reconnaître son inspiration personnelle dans les modifications de la scène du conseil, au premier acte de l'Africaine.

 

L'écriture de ces remarques est très courante, ronde, magistrale ; selon les règles, encore variables, de la graphologie, elle indiquerait une excellente mémoire et aussi, par l'aspect de certaines lettres fréquemment ouvertes, de la franchise et de l'expansion ; le trait le plus caractéristique en est dans la terminaison habituelle des mots par un crochet ou harpon, signe manifeste de ténacité. Ces notes sont généralement en français ; parfois quand l'impatience s'en mêle, elles se formulent en allemand. L'écriture plus sage, plus mesurée, quand il s'agit d'exprimer une pensée dans notre langue, devient alors terriblement heurtée et rapide. Puis, quand il faut frapper plus vivement l'esprit de son collaborateur et que les passages largement soulignés ne lui semblent pas suffisants, Meyerbeer écrit à l'encre rouge.

 

Cette notation particulièrement attentive et minutieuse de la pensée et des intentions du musicien, je l'ai retrouvée, à notre époque, chez plus d'un de nos compositeurs, chez l'un d'eux surtout, parmi les premiers de sa génération ; celui qui, étudié de près, en sa personnalité intime, reproduirait le mieux certainement les traits moraux de l'illustre auteur de l'Africaine. Elle exprime le souci constant de la variété des effets, de l'opposition des caractères, de l'imprévu et de la splendeur des spectacles, de tout ce qui peut attirer et retenir l'attention du public — en dehors de la valeur intrinsèque de l'œuvre.

 

Les premières observations de Meyerbeer, qui en a fait beaucoup sur le ridicule de certaines indications et sur l'invraisemblance de quelques inventions, portent fréquemment sur le rôle de Nelusko, lequel, à l'époque de la version manuscrite dont je parle, était nommé et qualifié : « Yoriko, chef indien », de même que Selika ou Sélica était dite Indienne, malgré le titre : l'Africaine, qui nous préparait, on le sait, bien d'autres surprises ethnographiques et géographiques.

 

Il ne me paraît pas utile de suivre Meyerbeer dans son travail d'annotations marginales sur le scenario de Scribe et sur le texte rimé qui l'accompagne. Mais je recueillerai, comme un précieux document, textuellement et sans commentaires, les « remarques générales » du compositeur, et cela pour les raisons que j'ai dites précédemment.

 

J'ai scrupuleusement respecté, en copiant ces « Remarques », la forme originale et jusqu'à l'orthographe et la ponctuation.

 

Tous ces divers traits ont de l'intérêt et donnent une impression plus franche.

 

Ces notes, que voici, sont écrites sans ordre, à mesure que la pensée les concevait.

 

REMARQUES GÉNÉRALES.

 

1. — Ce qui fait garder surtout au répertoire les ouvrages, ce sont de bons rôles. C'est surtout de bonnes situations pour airs et duos qui rend les rôles bonnes. Cela manque dans les rôles de Yoriko et d'Inès. Il faut tâcher de le leur procurer, surtout au rôle de Yoriko. Du bon effet de ce rôle important dépend en partie le succès de l'ouvrage.

 

2. — Aidez-moi à pouvoir dessiner musicalement des types de caractère dans les premiers rôles. C'est à quoi j'aime à m'attacher d'avantage. Quant au caractère de Sélica (laissez-lui ce nom du premier manuscrit, il est plus sonore que le nouveau), il faut s'attacher d'avantage à la rendre la femme de son climat chaud et ses mœurs non européennes. A côté des vertus innés qu'elle possède, il faut lui donner l'impétuosité et la jalousie que le climat brulant de sa patrie inspire aux passions. Il faut lui donner un langage chaud, coloré d'images, des coupes de vers et des rhytmes particuliers pour marquer mieux la différence avec le langage des personnages européens. On pourrait lui donner des mouvements de vivacité et d'oubli où la fierté naturelle de souveraine revient ; puis quelquefois de l'impétuosité provoquée par la jalousie pour Vasco, réprimé de suite par le souvenir de son esclavage et surtout par la vertu et la pureté de son amour. C'est ce combat continuel entre l'impétuosité de son sang oriental et de son amour candide qui me fournira les couleurs musicales pour dessiner son caractère. Je voudrais aussi qu'elle évoquât souvent le souvenir de sa mère. Cela préparera et servira le dénouement fantasmagorique du songe.

 

3. — Quant à Yoriko, il faut lui donner égaiement un langage chaud, coloré d'images orientales, des coupes de vers et de rythmes particuliers pour le distinguer des Européens. Quant à son caractère, c'est un mélange de haine, de méchanceté et d'ironie contre tout chrétien, et un dévouement sans bornes, une vénération superstitieuse pour le sang royal de Sélica, et surtout un amour secret, délirant pour elle, quoi qu'il le tient soigneusement caché à elle parce qu'il ne se croit pas digne d'aspirer à l'amour de la souveraine. Pour donner plus de raison à sa haine contre les chrétiens, et aussi parce que cela me servirait pour la couleur musicale, il faudrait qu'il fut prêtre ou moine d'une de ces sectes nombreuses fanatiques (mais pas Bramine, parce que ceux-là sont doux et sans préjugés), un fakir, par exemple, dont le dogme est de haïr et persécuter chaque autre croyance, qui en même temps sont voués au célibat, ce qui rend en même temps son amour pour Sélica impossible et criminel.

 

Voyez, pour le développement de ce rôle et sa manière d’agir envers don Pedro et Vasco, le rôle de Ossip dans la pièce..... traduite sous le nom du Serf et le Boyard. Yoriko doit être envers les chrétiens un espèce de Méphistophle ou de Bertram toujours ironiquement parlant et les poussant par de mauvais conseils vers le mal.

 

4. — Le caractère de Vasco doit être dessiné bien chevaleresquement, audace guerrière, avantureuse.....

 

5. — Dans les différentes situations du rôle de Sélica, le contraste entre la situation d'esclave et puis de reine, au quatrième acte, n'est pas assez fortement accentué. Il faudrait qu'elle fût plus durement traitée dans les trois premiers actes, plus humiliée, qu'on lui ordonnât et parlât plus souvent en esclave. Il faudrait aussi qu'à cause de sa couleur et surtout parce qu'elle est payenne qu'elle fut traitée par les autres avec mépris, et par Vasco au moins avec une telle indifférence qu'il ne la regarde pas pour ainsi dire en lui parlant, ce qui rend possible qu'au quatrième acte, il soit frappé par la noblesse de ses traits et de son maintien.

 

6. — Il serait peut-être bon que Sélica, dans le commencement du drame, eût refusé à Vasco (qui serait très dévôt) de se faire chrétienne, ce qui justifierait Vasco de la traiter froidement et avec une espèce de répulsion.

 

7. — En traitant Sélica en esclave et ne la regardant presque pas, Vasco ne pense pas être dur et méchant, mais c'est plutôt la préoccupation de l'homme de génie tout à l'idée de la découverte des Indes qui le prédomine ; chose dont Sélica ne peut pas deviner la cause et qui s'en trouve humilié ; par exemple, il lui apporte son déjeuner puisqu'il est à jeun. Il s'impatiente et lui dit : « Va-t'en, payenne, qui ne pense qu'au boire et qu'au manger….. »

 

Ce qui suit est en note au manuscrit et indiqué comme devant figurer à la suite de la deuxième observation :

 

Il serait musical de laisser souvent parler Yoriko par Proverbes, comme le font souvent les Orienteaux et surtout les prêtres orienteaux, par exemple quand on lui demande : « Pourquoi es-tu si silencieux ? » il répond : « Le silence est le père de la sagesse », etc.

 

8. — Il serait bon qu'Inès était (antérieurement au commencement de la pièce) fiancée secrètement à Vasco et que don Pedro sait cela. Au premier acte, il espérait que Vasco serait mort ; il est donc très surpris de le voir entrer au Conseil de l'Amirauté, et son inimitié est expliquée.

 

9. — Pedro doit avoir persuadé à Inès, au deuxième acte, que Vasco était revenu avec une esclave payenne, qu'il a capturé pendant son expédition avec le capitaine Diaz, et qui est sa maîtresse. Cette infidélité de Vasco à laquelle Inès croit explique comment elle a consenti à épouser don Pedro ; sans cela comment n'aurait-elle pas tenu sa promesse antérieure à Vasco ? En même temps, cela expliquera mieux la jalousie contre Sélica, et motivera mieux pourquoi Vasco lui fait cadeau de Sélica.

 

10. — L'ouvrage est trop long, mais il ne faut pas croire qu'on l'abrégera en diminuant le nombre des vers des morceaux de musique. Car il y a un développement musical nécessaire sur un morceau de musique, qu'il y ait plus ou moins de vers. Il faut tacher d'abréger en écrivant les Récitatifs le plus serré et le plus concis possible, en simplifiant les situations, en faisant en voir une partie par les yeux et en ôtant de ces situations ce qui n'est pas absolument nécessaire ou très-intéressant. C'est surtout le deuxième acte qui est trop long.

 

11. — Il y a beaucoup trop de chœurs dans cet ouvrage, et pas un seul caractéristique, de ceux qui font un type, qu'on applaudit et que l'on aime à reproduire aussi hors de leur cadre. J'appelle des chœurs caractéristiques, par exemple, le chœur du Marché de la Muette ; le chœur des Moines de Robert ; le chœur de la Dispute des Huguenots ; le chœur des Pèlerins allant à Jérusalem dans Jérusalem. Il faut tâcher de trouver de la couleur pour un ou deux chœurs caractéristiques, et en ôter beaucoup des chœurs indifférents.

 

12. — Il faudrait trouver aussi des situations pour des pas de danse bien originaux et caractéristiques. On pourrait peut-être faire une danse des matelots sur le vaisseau dans le genre du Hornpipe des matelots anglais. Les rythes et fêtes indiennes au quatrième acte y prêteraient peut-être aussi, et dans le songe du cinquième acte, on en pourrait peut-être aussi trouver, des danses aériennes à plusieurs étages, comme l'échelle de Jacob dans la Bible, ou le songe dans l'ancien opéra Ossian ; peut-être pourrait-on trouver un rôle de danseuse au quatrième acte.

 

13. — Ce qui a une grande importance pour moi, et ce que je supplie M. Scribe de bien observer, c'est de rhytmer plus exactement les vers, et surtout d'observer l'égalité des points de repos ou hémistiches dans l'intérieur des vers. J'aimerais aussi que M. Scribe fit plus souvent de cette coupe des vers où il y a trois rimes féminines et seulement le quatrième vers finissant masculinement ; c'est bien plus musical que les vers croisés. Ce qui est aussi fort gênant pour la musique, c'est ces quarts et moitiés de vers coupés où la ligne suivante a plus ou moins de pieds que la ligne précédente. Je sais bien que dans la partie dialoguée des morceaux, cela ne peut pas toujours s'éviter ; mais il ne faudrait pas le faire si souvent comme dans l'ancien manuscrit de l'Africaine.

 

14. — Est-ce que l'arbre du mancenillier existe aux Indes ? Il faut se renseigner sur cela ? Il faut généralement tâcher de lire des anciens voyages dans les Indes pour avoir des idées sur les mœurs, les coutumes, les rhytes, les fêtes de ces peuples.

 

15. — Il ne faut pas prononcer le nom de l'Inde dans les trois premiers actes. Avant la découverte, on ne savait pas qu'on l'appellerait ainsi dans la suite.

 

16. — Il faut faire de nouvelles paroles même pour les morceaux qui restent de l'Affricaine, car je ne garderai de toute la musique faite que les lieder et chansons du troisième acte (car je referai le duo et le grand morceau d'ensemble de cet acte) ; je garde dans le cinquième acte le duo et le grand air final. Tout le reste de l'ouvrage, je le referai, et alors cela me glacerait de refaire de la nouvelle musique sur les mêmes paroles que j'ai déjà mises en musique.

 

 

Cette note clôt la série des Remarques générales de Meyerbeer. Elle le montre, comme je l'ai dit, en proie à ce perpétuel souci du mieux qui s'accuse dans toutes ses réflexions.

 

Dans les parties qui ne tiennent, que très accessoirement à l'action, il ne met pas moins de soin à la recherche des idées ; il les note çà et là à mesure qu'elles lui viennent. Il suffit d'aller revoir l'Africaine pour constater que beaucoup de ces idées ont été abandonnées ou ne sont point arrivées jusqu'au théâtre, la version intégrale de l'Africaine n'y ayant pas été donnée.

 

A la douzième de ses remarques sur le Hornpipe anglais, il faut ajouter celles dont il sabre fiévreusement les marges du scenario de Scribe et les pages qui lui restent. Elles donnent une idée nette de son invention personnelle en matière chorégraphique et décorative.

 

On le voit préoccupé de « laisser de côté les pas de gaze, les bayadères ». — « Tout cela, dit-il, est trop usé au théâtre. » S'il revenait au monde, Meyerbeer pourrait voir que ces choses, déjà si usées alors qu'il écrivait ces mots, durent encore et que rien n'est plus solide que la gaze des écharpes et la corporation des bayadères dans les intermèdes de l'Opéra.

 

On pourrait choisir pour les différents pas, ajoute-t-il, les sept incarnations de Brahma, — puis un pas de jongleurs indiens, — puis un pas de fascinateurs qui, par leurs gestes, leurs regards et leurs sortilèges se faisaient et se font suivre par les serpents, les oiseaux, et ensuite même par les jeunes filles qui, au commencement, regardent froidement et sans intérêt ce spectacle. Autre pas : une jeune fille avec un lasso (lacet) va pour saisir un serpent qu'elle croit caché dans un bosquet. Au lieu d'un serpent, c'est un jeune homme qu'elle a pris dans le lacet et qui, à son tour, l'attire à elle. Autre pas : des Indiens de la race des tueurs qui sacrifient hommes et femmes à la divinité infernale. Ils enveloppent avec leurs ficelles une jeune fille endormie pour la tuer. Puis, quand elle s'éveille, ils s'amourachent d'elle. Elle les lie à leur tour, s'en fait suivre comme par des esclaves.

 

Plus loin, parlant de la scène finale où Sélica expire sous le fameux mancenillier, le compositeur voit son héroïne « enlevée par quatre péris dans une écharpe de gaze traverser les airs » et « le paradis indien s'ouvrant avec toutes ses splendeurs pour recevoir Sélica qui se change, à vue, en péri ».

 

Je terminerai sur cette citation les emprunts faits au manuscrit de Meyerbeer — et qu'il m'a paru opportun et curieux de recueillir, à l'intention de ceux de nos lecteurs qui s'intéressent aux petits côtés et aux dessous de l'histoire de notre musique dramatique.

 

 

 

15 novembre 1894

 

I

 

La presse musicale est, depuis quelque temps, très sensiblement orientée vers la musique française, toutes les fois qu'elle a à s'occuper de l'Opéra. Elle ne manque pas une occasion de marquer les points gagnés par nos compositeurs, et montre un certain souci de l'excessive prépondérance accordée aux œuvres étrangères, si respectueuse qu'elle soit d'ailleurs du mérite de ces œuvres. C'est un symptôme intéressant à noter.

 

Elle a accueilli avec joie la reprise de Thaïs et celle de Gwendoline, associant sur la même affiche les noms de M. Massenet et celui du regretté Emmanuel Chabrier, deux belles personnifications de notre école, toute proportion gardée entre le maître arrivé au sommet de la renommée et le musicien disparu avant d'avoir pu être mis à sa vraie place.

 

Elle avait, peu de jours auparavant, signalé, non sans quelques commentaires parfois malicieux, la traversée rapide de Paris par M. Siegfried Wagner, le fils de l'auteur de la Walkyrie, naguère destiné à l'architecture et transmué depuis en compositeur, chef d'orchestre, vigilant conservateur des œuvres paternelles. On avait affirmé que ce jeune météore marquerait son passage parmi nous en s'emparant du bâton, en quelque concert dominical, et en conduisant, selon la pure tradition, une sélection du répertoire wagnérien. Nos chefs d'orchestre attitrés ont pu en frémir à leur pupitre ; mais ils ont repris promptement leur sérénité ; l'épreuve menaçante a été détournée d'eux. Tout s'est borné à une entente entre M. Siegfried Wagner et l'Opéra, à propos de Tannhäuser, qui sera décidément, cette année, préféré à Tristan et Yseult. Tandis que les œuvres inédites de nos maîtres nationaux sont pour ainsi dire mises en interdit et qu'on se garde bien de contracter vis-à-vis d'eux le moindre engagement, M. Siegfried Wagner s'en va, emportant un traité en bonne et due forme, qui assure aux partitions du cycle wagnérien la magistrale possession de notre première scène.

 

Nous aurons donc Tannhäuser, puis Tristan et Yseult, puis le reste, jusqu'à complète saturation, comme je l'ai d'ailleurs tout récemment souhaité, l'estimant bon remède contre le mal de Bayreuth, en vertu du magistral principe : Similia similibus curantur. Un ministre a encouragé cette invasion, qui a commencé avec Lohengrin, et dont tout le monde, moi compris, s'est fait complice. Il n'y aurait donc, à la rigueur, plus rien à en dire.

 

Une relative consolation pour ceux qui cependant gémissent ou s'irritent de cet état de choses sera, en ce moment même, de jeter les yeux sur les affiches des théâtres étrangers. Alors que l'Opéra tend à nous germaniser de plus en plus, Vienne, Berlin, Munich, Carlsruhe, tous les pays de langue allemande, en un mot, sans compter ceux de langue slave, magyare et italienne, s'ouvrent largement aux œuvres françaises ou d'origine française. A Berlin, c'est le Prophète, Carmen, le Mariage aux Lanternes et Djamileh ; à Budapest, Faust, la Muette, la Fille du régiment, la Korrigane, les Huguenots, la Navarraise ; à Carlsruhe, les Deux avares, les Deux petits Savoyards, Djamileh, Carmen, la Muette, le Domino noir, la Poupée de Nuremberg ; à Cologne, les Huguenots, le Prophète, Guillaume Tell ; à Dresde, la Fille du régiment, Faust, Guillaume Tell, Mignon ; à Hanovre, Iphigénie en Tauride, les Huguenots, Carmen ; à Francfort-sur-le-Main, Faust, Mignon, la Fille du régiment ; à Hambourg, l'Africaine, Orphée et Eurydice, Joseph ; à Stuttgart, le Maçon, Fra Diavolo, Faust, les Huguenots ; à Varsovie, Mignon, Faust, Carmen ; à Vienne, Carmen, Faust, Iphigénie en Aulide, Werther, Manon, les Huguenots, les Deux journées, Roméo et Juliette, l'Africaine.

 

Voilà une belle liste à laquelle on peut se tenir. On y ajoutera volontiers, comme commentaire, que, dans la courte période qu'elle embrasse, Carmen, Djamileh, Manon, la Navarraise et Werther ont eu plusieurs représentations de suite. Bizet est l'objet d'une particulière faveur auprès du public de l'étranger. Il brille au premier rang, avec Carmen et aussi avec cette petite et modeste Djamileh, qui marqua son début sur la scène de l'Opéra-Comique.

 

A Carlsruhe, le Théâtre de la Cour donnait tout récemment cet ouvrage, en compagnie des Deux avares, de Grétry, et des Petits Savoyards, de Dalayrac, réunissant ainsi sur la même affiche des partitions datées des années 1770, 1789 et 1872. Cette rencontre avait été préparée avec une certaine solennité et beaucoup de soin, comme un hommage à la musique française. Le public badois, dit la chronique, a témoigné d'un vif enthousiasme pour la partition de Georges Bizet.

 

On pourrait s'étonner après cela que la lointaine Djamileh, n'ait pas déjà repris, à Paris, la place qui lui semble due. Je suis en mesure d'affirmer que, contrairement aux apparences, cette charmante partition a reparu à l'Opéra-Comique. Elle y est du moins, et depuis plusieurs mois, sur le pupitre et sous la main de son directeur. Du pupitre à la scène, il y a malheureusement parfois des distances incalculables !

 

M'inspirant de cette soirée du théâtre de Carlsruhe et pour me dégager des brumes germaniques, je suis allé, un de ces derniers soirs, faire mes dévotions à cette jolie vieille musique française, dont on a essayé de rétablir le culte sur la petite scène de la galerie Vivienne.

 

Cette entreprise, dont je n'avais pas eu jusqu'ici l'occasion de parler, mérite d'être encouragée. Le terrain sur lequel on opère est fort exigu, la scène est minuscule, l'orchestre et le balcon ne contiennent qu'un petit nombre de places. Quoi que l'on puisse faire, dût-on élever exagérément les prix, on ne peut réaliser là que des recettes insuffisamment compensatrices des frais exposés. Il s'agit donc d'une pure œuvre d'art, dans toute l'acception du mot ; on la supposerait volontiers réalisée par quelque riche amateur des choses du passé. Quoi qu'il en soit, la critique doit lui être douce et elle peut l'être sans effort de bienveillance, car les trois ouvrages qui composent le spectacle sont, inégalement sans doute, mais très agréablement joués, chantés et mis en scène.

 

L'orchestre est simplement composé de neuf musiciens, y compris un pianiste, sous la direction de M. N.-T. Rayera, un Italien de Paris. Tel qu'il est, cet orchestre suffit très bien pour accompagner Rose et Colas, de Monsigny, cette œuvre exquise, si française en sa grâce primitive, et même Ma tante Aurore, de Boieldieu, déjà plus exigeante au point de vue des ressources instrumentales ; mais on le souhaiterait composé d'une façon un peu plus complète pour une partition moderne, comme le Divorce de Pierrot, de MM. Lenéka et Gandrey, mis en musique par M. N.-T. Ravera, que je viens de nommer.

 

Le compositeur est de ceux qui ont très bien compris l'esprit de leur époque, sans se départir de leurs qualités natives de dessin et de couleur. Le Divorce de Pierrot, d'une inspiration délicate, d'un sentiment très juste, nous révèle en M. Ravera, nonobstant sa recherche d'une facture légère, une prédisposition particulière à l'expression dramatique.

 

Une très jolie gavotte d'entr'acte sépare les deux tableaux de son court ouvrage, où Pierrot et Pierrette nous jouent la comédie éternelle de la brouille et du raccommodement entre gens qui, au fond, s'adorent.

 

Je reviendrai avec un vrai plaisir dans ce théâtre où se pourrait fonder un intéressant musée rétrospectif des petites œuvres françaises qu'on ne joue plus que fort exceptionnellement sur les grandes scènes.

 

II

 

A l'occasion de la millième représentation de Faust vont surgir les souvenirs et les légendes, dont la série est, d'ailleurs, déjà commencée dans la presse quotidienne, et qui nous raconteront Gounod et son œuvre.

 

Un hommage plus haut a été consacré à l'illustre compositeur par M. le comte Henri Delaborde, en sa Notice sur la vie et les œuvres de M. Charles Gounod, lue dans la séance publique annuelle de l'Académie des beaux-arts du 3 novembre.

 

En ce morceau d'une belle tenue académique, il ne faut point chercher le moindre de ces épisodes dont la vie de Gounod fut pleine et le plus simple de ces mots typiques qui surabondaient en son langage ; mais c'est un bel éloge et une juste appréciation qui resteront chers à ceux qui ont aimé dans l'auteur de Faust l'homme excellent et l'incomparable artiste, une des plus pures gloires de l'art français.

 

En cette même séance, ont été exécutés deux des envois musicaux des pensionnaires de la villa Médicis, de cette école de Rome, si bellement défendue naguère par Gounod, non sans quelque amertume, car si la gloire lui sourit, les propos dédaigneux ne l'épargnèrent pas en ses dernières années, et il connut parfois ces heures de désenchantement, auxquelles, sur le déclin de la vie, n'ont pas échappé les plus illustres.

 

Ce qu'on a appelé l'École de l'avenir avait spécialement le don ou de l'exaspérer ou de l'attrister.

 

— L'avenir s'écriait-il en une phrase que M. le comte Delaborde a heureusement citée en son étude, l'avenir ! De quel droit l'invoquez-vous donc, vous, qui demain serez devenus pour lui ce passé dont vous ne voulez pas ?

 

La pensée est assez spécieuse ; elle est bien toutefois selon le tour d'esprit habituel du compositeur.

 

Les deux envois, dont je dois dire quelques mots, sont : une ouverture de M. Carraud, ayant pour titre Buona Pasqua, et une scène ou cantate : Daphné, de M. Rabaud.

 

La pièce symphonique de M. Carraud est une composition assez étrange ; les harmonies en sont délicates, les sonorités agréables et recherchées, mais le ton général en est d'une fâcheuse monotonie. Un certain charme émane toutefois de ces pages et les a servies auprès du public débonnaire de l'Institut.

 

Pour Daphné, qui met en œuvre la fable bien connue de la nymphe métamorphosée en laurier et échappant ainsi à l'amoureuse poursuite d'Apollon, elle est faite pour plaire unanimement. Après une charmante introduction exprimant, avec une grâce pittoresque, la fuite éperdue de la nymphe devant le dieu, l'œuvre se déroule fraîche et juvénile, attristée, vers la fin, par un ensemble malencontreux de Phœbus et de Daphné, par un autre ensemble, un peu meilleur pourtant, des trois personnages, et aussi par une maladroite imitation de certaine page caractéristique de la deuxième partie du Déluge de C. Saint-Saëns, au moment où les brouillards montent du fleuve et enveloppent la fugitive, selon l'ordre du dieu Ladon.

 

Mais il y a une chose exquise, quand Daphné s'endort au bord du fleuve, et quand Apollon la contemple dans son sommeil une grande phrase abondante et charmeresse, amenée avec un art surprenant chez un si jeune compositeur. La même phrase revient à la fin, chantée par Apollon, quand il ceint son front de l'immortel laurier.

 

L'interprétation, confiée à Mme Carrère, à MM. Vaguet et Douaillier, a été excellente. Mme Carrère, surtout, a produit un grand effet.

 

En attendant la Montagne noire à l'Opéra, la Femme de Claude, Ninon et Paul et Virginie, à l'Opéra-Comique, nous aurons probablement à nous tourner un instant vers les grands concerts du dimanche, spécialement pour la partie de leurs programmes qui intéresse la musique dramatique.

 

C'est par le concert d'Harcourt, dont je n'ai pas jusqu'ici suivi les auditions, que j'ai commencé cette excursion hors du cercle habituel de notre chronique.

 

On y a donné, le dimanche 11 novembre, une sélection de Tannhäuser sur laquelle je ne puis m'étendre aujourd'hui. L'exécution en a été fort bonne et le succès très accentué, surtout pour les parties chorales et instrumentales ; non que ces excellents artistes qui se nomment MM. Vergnet, Auguez, Challet, Mmes Fiérens et Éléonore Blanc n'aient pas mis suffisamment en valeur les pages confiées à leurs soins, au contraire ; mais c'est qu'en vérité, hors du théâtre, ces pages ne sauraient produire leur effet complet. L'œuvre est d'ailleurs, en son ensemble, d'un très haut caractère, et ne peut manquer de produire une impression poétique et religieuse très profonde.

 

Il sera curieux de voir le public de l'Opéra en présence d'une telle conception et de comparer son attitude à celle de naguère, quand, sous l'empire, Tannhäuser fut si rudement malmené. Il reste assez de témoins de ce temps pour que l'expérience soit intéressante et la comparaison instructive.

 

 

 

15 décembre 1894

 

I

 

La mystérieuse destinée des œuvres vient de replacer très haut dans la faveur du public un opéra-comique de la plus pure essence, un de ceux qui ont fait la fortune et l'honneur de la vieille salle Favart, un de ceux aussi dont bien des augures de notre temps ont pu prononcer la mise à la retraite définitive. C'est le Domino noir que je veux dire. Cette fraîche et légère partition d'Auber a repris sa place sur la scène de l'Opéra-Comique, à la grande joie de quelques-uns, à la grande surprise et au grand dédain de quelques autres, mais — et c'est la moralité du fait — à la vraie satisfaction de la foule, qui n'a point de préjugés d'école, point de passions, et ne connaît que deux musiques, celle qui l'amuse et celle qui l'ennuie.

 

Il serait intéressant de rechercher les causes de ce mouvement de réaction dans le sens du vieux répertoire, qui ne s'accuse pas seulement par les superbes représentations à salle pleine de l'ouvrage d'Auber, mais encore par un mouvement étendu à d'autres ouvrages du même temps ou du même caractère.

 

Hier, c'était encore, sur la minuscule scène de la galerie Vivienne, la Marie d'Hérold, qui charmait les auditeurs. J'ai dit tout récemment comment d'autres partitions françaises y avaient modestement refleuri.

 

Une explication pourrait être risquée, non sans paraître malséante à ceux qui communient en Wagner et déclarent qu'il n'y a point de salut hors de son église. Cette explication admettrait que l'invasion étrangère en est arrivée à ce point qu'en dehors de l'Opéra, sa plus belle conquête, elle possède encore tous les grands concerts et qu'un de ces courants qui actionnent les masses, souvent même sans qu'elles en aient conscience, pousse le public vers les œuvres de l'Opéra-Comique qui représentent la vieille tradition française. Ce serait là une façon de patriotisme instinctif. Mais pour contrôler l'explication ainsi formulée, il faudrait connaître la composition exacte des salles qui vont se délecter au Domino noir et en analyser les multiples et changeants éléments, afin de les mettre en parallèle avec ceux qui constituent l'auditoire des grands concerts et de l'Opéra.

 

Je crois, pour ma part, que la cause du mouvement que je signale n'est ni aussi haute, ni aussi complexe. Je la trouverais plus simplement dans le goût de la clientèle que s'est faite peu à peu l'Opéra-Comique de la place du Châtelet, substitué à l'Opéra-Comique de la place Favart. Cette clientèle bourgeoise, pour employer un mot noble, a toujours témoigné de beaucoup de prédilection pour le genre et ce n'est pas la première fois que je marque son inclination pour des œuvres ayant subi l'épreuve et reçu la consécration du temps.

 

M. Carvalho, qui publie en ce moment ses Souvenirs, trouvera peut-être opportun de nous dire son mot, un jour, sur ces curieuses évolutions de l'esprit public en matière musicale. Il les a observées de très près.

 

Il est, lui, de nature, très aventureux, très épris de nouveauté, et par éducation première, par goût peut-être, par raison aussi, quand il consulte ses bulletins de recette, très respectueux de l'ancien répertoire.

 

Les deux hommes qui se partagent son individualité continuent à vivre côte à côte. Le public donne tour à tour raison à l'un et à l'autre, et le directeur se laisse porter par le flot. Peut-être alors nous dirait-il qu'en semblable occurrence il n'y a pas d'opinion et de raisons en jeu, mais seulement des occasions et des intérêts.

 

C'est pourquoi, ayant donné Faust, il nous rend le Domino noir, et ayant, en son amour de l'évolution, risqué le Rêve, il est très capable de nous restituer, un de ces jours, Fra Diavolo.

 

II

 

La Russie a perdu, le mois dernier, un de ses plus illustres enfants, Antoine Rubinstein. C'était un grand virtuose et un compositeur de notable valeur. Mais, comme Liszt, pourrait-on dire, le démon du clavier le possédait, et très certainement il demeurera dans la mémoire des hommes en un rang beaucoup plus haut comme pianiste que comme compositeur, bien qu'ayant signé une série d'ouvrages dont le mérite suffirait certainement à la réputation d'un simple musicien. C'est qu'il est bien difficile de s'arracher à l'ivresse que donnent les acclamations de la foule, à cette joie du triomphe en pleine lumière, pour s'abstraire en des travaux qui veulent avant tout le recueillement. Ce n'est, pour ainsi dire, qu'entre temps que ces grands charmeurs, ces grands dominateurs, tout chauds encore de la victoire, s'asseyent, réfléchis et solitaires, à leur table de travail. Ils ont dépensé tant d'habileté et de force devant le public, que leur puissance créatrice s'en trouve comme atténuée, quand ils demeurent abandonnés à eux-mêmes. Et toujours, pourtant — particulièrement dans le cas de Rubinstein — leurs confidences témoignent de cet âpre désir qui les tourmente de posséder la foule autrement que par un pouvoir destiné à mourir avec eux, c'est-à-dire par une émanation de leur esprit, par une œuvre survivant à son auteur, et surtout par une de ces œuvres que parfois le théâtre immortalise. Ce souci de la gloire impérissable, la poursuite de la gloire immédiate et fragile le domine chez presque tous, parce qu'elle leur donne une jouissance plus aiguë peut-être, et que la fièvre de la popularité finit par les emporter et les retenir loin de la zone silencieuse et pure où ils ne travailleraient que pour la seule satisfaction de leur conscience et uniquement en vue du jugement de la postérité.

 

Parmi les contemporains de ce groupe de privilégiés ayant reçu au suprême degré le don de la création et de l'exécution, la faculté intellectuelle et manuelle, je ne vois guère actuellement que Camille Saint-Saëns qui, au premier rang des virtuoses du piano et de l'orgue, ait conquis également la première place parmi les compositeurs de notre temps, ayant conjuré le démon de la gloire éphémère pour se 'consacrer au culte d'un art qui fait les œuvres plus lumineuses à mesure que tient à s'enfoncer davantage dans l'ombre et la solitude l'artiste qui les a conçues et réalisées.

 

Jusqu'à la fin de sa vie, largement remplie, Antoine Rubinstein a vécu face à face avec le public, devant l'instrument qu'il pétrissait de ses doigts formidables, merveilleux interprète des maîtres, étonnant par la grandeur, la plénitude et la puissance expressive de son jeu, par cette agilité fabuleuse qui le faisait représenter par les caricaturistes armé de quatre mains au bout de chaque bras et substituant l'unique ressource du clavier aux multiples ressources de l'orchestre, avec une étonnante furie.

 

On revoit l'homme : tête solidement construite, coiffée d'une forêt épaisse de cheveux rejetés en arrière, comme fouettés par le vent, regards profonds sous l'arcade frontale, lèvres serrées, volontaires, menton énergique, une face de lion, à la Beethoven. Il allait à travers le monde, soulevant les applaudissements des foules et des grands de la terre, indépendant et fier comme il convient, pénétré de la dignité de son art. Très éclectique dans le choix des œuvres qu'il traduisait au piano, il avait, comme compositeur, des préférences marquées pour l'école française et pour certaines œuvres de l'école allemande.

 

L'école russe le compte parmi ses plus nobles représentants, et d'aucuns le considèrent comme son chef, mais plutôt pour la valeur générale de son œuvre que pour le caractère national de son talent. Le pittoresque, la couleur, la saveur de la musique russe représentés si curieusement dans les productions de ses jeunes confrères, tels que Glazounov, et de ses devanciers, tels que le populaire Glinka, l'ont tenté moins que l'expression dramatique. Il est aussi fougueux, abondant, et en un certain sens, personnel, comme compositeur que comme pianiste. Et, dans tous les genres, il s'est affirmé par ces qualités dominatrices — inégal sans doute, plutôt entraînant que séduisant, mais d'une physionomie extrêmement attachante.

 

Il avait, à ce qu'il me semble, en interrogeant l'ensemble de son œuvre, de grands accès de production ; puis la vie militante le reprenait et le faisait retourner à son odyssée d'illustre virtuose.

 

C'est ainsi qu'ayant donné au théâtre, de 1852 à 1863 : Dimitri Donskoï, Tom le fou, les Enfants des Landes et Feramors, il garde le silence jusqu'en 1875 ; mais après ce repos apparent de douze années, c'est tout à coup, en cette seule année, et à très peu de distance les uns des autres, trois grands opéras : le Démon, les Macchabées et Néron.

 

Dans l'intervalle, se placent des oratorios, Moïse, le Paradis perdu, la Tour de Babel et une importante série d'autres pièces vocales et instrumentales.

 

Comme homme, Rubinstein était très aimé et digne de l'être, étant très bon. C'était aussi un grand silencieux. Une des dernières anecdotes qui ont couru sur lui est la suivante. Elle vaut d'être rapportée, nous donnant un bref aperçu de l'intimité de sa pensée.

 

Un soir, en compagnie d'un de ses admirateurs, il fumait, tout à ses réflexions. Au bout d'un assez longtemps, l'étranger se risqua à lui dire :

 

— Que pensez-vous de Beethoven ? — Très bon ! répondit Rubinstein. Et il se replongea dans son mutisme. Et que pensez-vous de Richard Wagner ? interrogea le visiteur, après une pause d'une heure, tous deux fumant gravement, en face l'un de l'autre. — Wagner ! pas bon, prononça le compositeur. Et comme, après une nouvelle retraite dans le silence, l'interlocuteur intermittent se levait discrètement pour s'en aller : — Restez donc, dit amicalement Rubinstein, cet entretien m'est fort agréable. Et ils demeurèrent ainsi, sans plus rien se dire, jusqu'au delà de minuit.

 

III

 

La perte de Rubinstein, très vivement sentie en Russie, ravive le douloureux souvenir de la mort rapide de Tchaïkovski, esprit si charmant, compositeur si distingué de la jeune pléiade des compositeurs de l'école russe.

 

Les sympathies de la France sont allées vers la Russie en cette double circonstance, comme elles devaient Auer unanimement en un solennel témoignage, à l'occasion de son très grand deuil national. De même, les témoignages d'estime, d'affection et de respect nous sont venus de ce lointain pays, qu'une intime alliance morale fait si proche, quand nous a été ravi l'illustre maître dont la millième représentation de Faust proclame la vitalité artistique et la gloire durable.

 

Je n'ai rien à dire aujourd'hui de cette représentation, confiée aux interprètes les plus remarquables que l'Académie nationale de musique puisse mettre en ligne pour honorer un grand compositeur. Elle n'aura lieu, selon les plus récentes informations, que la veille du jour où paraîtront ces lignes. Elle marquera la première étape glorieuse d'une carrière dont le succès de Faust garantit la longue durée. Aucun ouvrage — c'est là une redite de notre chronique — n'a obtenu une fortune supérieure, aucun n'en saurait être jugé plus digne. Quel dommage que Charles Gounod ne soit plus au milieu de ceux qui se groupent pour une respectueuse manifestation !

 

Mais sur sa mémoire plane maintenant la majesté de la mort, et sans doute il proclamerait lui-même que c'est là une condition avantageuse pour lui, pour ce pur artiste, jugé parfois de son vivant avec tant d'injustice et remis désormais à sa vraie place, dans la sereine lumière du vrai.

 

Son successeur à l'Académie des beaux-arts, le délicat compositeur Théodore Dubois, très consciencieux artiste, lui aussi, a, à l'occasion de cette millième, pourrait-on dire, apporté à l'auguste maître qu'il remplace le témoignage de son pieux souvenir et de sa fervente admiration.

 

Il a lu, à l'Institut, sa Notice sur Charles Gounod au cours de la séance du 24 novembre dernier. Et de même que j'ai emprunté quelques traits à la récente étude de M. le comte Delaborde sur notre grand musicien, je recueillerai ici deux ou trois paragraphes de la Notice dont M. Théodore Dubois a bien voulu me communiquer les premières épreuves, à l'intention des lecteurs de la Nouvelle Revue.

 

En ce moment, les anecdotes, les souvenirs, les traits, les mots abondent sur l'auteur de Faust.

 

Voilà d'abord un joli tableau ajouté par M. Théodore Dubois. à ce recueil qui sera assurément volumineux.

 

La manière dont j'eus l'honneur de faire la connaissance de Gounod a laissé dans mon esprit un souvenir qui ne s'effacera jamais. C'était à Rome en 1862. Faust, paru depuis trois ans, avait frappé fortement l'imagination des jeunes musiciens et excité leur enthousiasme. Tous avaient subi l'influence du charme saisissant et de la sensibilité exquise de ce chef-d’œuvre ; tous sentaient que l'auteur était un maître, et l'on n'avait pas encore le triste courage, comme cela se voit trop souvent de nos jours, de manquer de respect au talent et au génie. Les pensionnaires alors à la villa Médicis étaient votre regretté confrère E. Guiraud, notre confrère actuel M. Paladilhe, et moi. Tous trois nous étions réunis dans la chambre de l'un de nous, jouant et chantant Faust avec l'entraînement et la chaleur de nos vingt ans. Les voix laissaient bien à désirer, mais les cœurs y étaient, enflammés et ardents. Certes, c'était une belle représentation ! Tout à coup on frappe à la porte : qui voyons-nous entrer ? Gounod, dont nous ignorions la présence à Rome, et qui, tout ému de cet hommage inattendu, nous ouvre ses bras et nous embrasse avec une effusion attendrie. Voilà comment je l'ai connu ! Depuis ce jour, il n'a cessé de m'honorer de son amitié, et je n'ai cessé de l'affectionner tendrement.

 

Et plus loin, parlant de la direction de l'esprit et de la nature du talent de Gounod.

 

Avec Palestrina et Bach, son troisième dieu était Mozart, qui avait subjugué de bonne heure cette nature aimante, et pour lequel il a conservé un culte sans cesse grandissant. Aussi quelle ne fut pas son émotion lorsque, pendant son voyage en Allemagne, étant à Leipzig, Mendelssohn lui fit les honneurs de l'orgue de Saint-Thomas — l'orgue de Jean Sébastien — sur lequel Mozart avait, avec respect, posé ses doigts quelque cinquante ans auparavant !

 

Ses relations avec Mendelssohn laissèrent dans son esprit une certaine empreinte dont on trouve des traces dans ses ouvrages, mais les œuvres de Schumann exercèrent sur lui une fascination plus grande : elles avaient une affinité plus directe avec sa propre nature ; elles lui tracèrent, pour ainsi dire, la voie moderne qu'il allait suivre, tout en conservant et en développant les qualités de notre génie français : la clarté et la simplicité.

 

A son retour en France, Gounod ne se doutait pas encore que son influence rayonnerait plus tard sur toute l'école contemporaine, et que tous, volontairement ou non, la subiraient, au point qu'à un certain moment on a pu dire que tous les musiciens eurent ce qu'on appelait alors « la crise de Gounod ». Sa haute culture, son respect des grands maîtres, son goût des fortes études, sa foi communicative et son éclectisme intelligent allaient l'imposer à tous comme chef d'école.

 

Cependant ses débuts à Paris furent ce qu'ils sont, hélas ! pour presque tous les jeunes musiciens. Il alla chanter ses délicieuses mélodies à des éditeurs qui lui firent gracieusement cette réponse aimable : « Très joli, très joli. Mais c'est d'un style trop élevé. Ça ne se vendrait pas ! » — Peut-être avaient-ils raison, car le goût du public s'attache rarement aux meilleures productions, quand l'auteur est inconnu.

 

J'ai aimé voir plus loin, dans ces pages, le nouveau membre de l'Institut évoquer la mémoire de Lesueur, qui fut un remarquable précurseur des maîtres d'aujourd'hui.

 

Je signale cette particularité curieuse que les trois célèbres compositeurs dont je viens de parler, Berlioz, Ambroise Thomas et Gounod, furent tous trois disciples de Lesueur. — Quel plus bel éloge peut-on faire de l'enseignement de ce maître et de son intelligent éclectisme, permettant au génie de ses élèves de se développer librement, chacun selon ses facultés naturelles ?

 

L'éloge est très mérité et très opportun. Un directeur d'une de nos grandes scènes lyriques aura peut-être quelque jour la louable idée d'organiser une série de représentations extraordinaires, formant une sorte de musée rétrospectif de la musique française. Ce serait d'un excellent enseignement et d'un grand attrait. L'exposition de 1900 peut-être fournira l'occasion de cette revue séculaire. On l'a faite naguère pour la peinture ; la faire pour la musique serait évidemment autrement laborieux, mais une volonté ferme peut conduire à ce résultat.

 

Quelques mots de Gounod donnent à la notice que je cite un agréable appoint anecdotique.

 

Je lui emprunte encore ces lignes :

 

Un soir, à une représentation de Faust, tandis que Marguerite est à sa fenêtre et que la flûte soupire un contre-chant très doux, il s'écrie, s'adressant à un ami : « Sens-tu des cheveux de femme autour de ton cou ? » — Un jour, il apostrophera un directeur de théâtre après une mauvaise représentation : « Vous lâchez vos artistes à travers ma partition comme des veaux à travers un potager ! » — Et encore : « La sainteté... c'est une diaphanéité précéleste. » — « Les enfants, ce sont les roses du jardin de la vie. »

 

La « diaphanéité précéleste » me rappelle un autre mot peut-être inédit. Gounod aimait beaucoup ces images extraordinaires. Quelquefois, elles faisaient sourire ; interprétées par l'esprit parisien, elles pouvaient prêter à l'équivoque et Ernest Guiraud avait beaucoup de cet esprit-là, sous la forme de la plus charmante bonhomie.

 

— Ah ! lui disait un jour le maître, à propos d'une cantatrice qu'il admirait : « Quelle voix ! mon cher ami, quelle voix ! C'est un scintillement d'étoile !...

 

— Alors, murmurait doucement Guiraud, comme se parlant à lui-même, alors elle chevrote !

 

 

 

01 janvier 1895

 

I

 

Quand je me remémore le joli et chevaleresque, et pourtant toujours rustique héros du poème de Frédéric Mistral, l'enfant de Cassis, le simple pêcheur d'anchois, ce Calendal qui, « par la grâce et par la volonté », conquiert toutes les joies et devient le triomphant époux de la princesse des Baux, nonobstant les violences et traîtrises du farouche comte Sévéran, je revois en même temps toute cette Provence dorée et lumineuse où se font maintenant les pèlerinages des fervents de la gaie science.

 

L'âme de ce pays palpite dans ces pages, « âme éternellement renaissante, comme chante le poète dès le prélude, âme joyeuse et fière et vive, qui hennit dans le bruit et dans le vent du Rhône, âme des bois pleins d'harmonie et des calanques pleines de soleil ». Les sierras « claires et bleues », les collines « pâles et molles de chaleur y tressaillent, remuant leurs mamelons, et la mer chatoyante et limpide comme verre, aux avides rayons du grand soleil, se laisse voir jusqu'au fond et reçoit les caresses du Var et du Rhône ».

 

Et des parfums montent de la terre, tapissée de lavandes, de marjolaines et de sauges amères. Et les oliviers cendrés et les vertes yeuses sortent de la plaine rouge et de la roche, qui, le soir, quand le soleil tombe, prend de si délicates teintes lilas.

 

Et, là-haut, dans la pureté de l'azur, se dresse, déchirant le ciel, la vieille forteresse des Baux, palais, maisons et rochers mêlés si bien qu'on ne sait dire où la nature et l'homme se sont associés pour l'édification de ce nid des premiers princes de Provence.

 

C'est dans ce milieu, parmi ces parfums et ces rayons, que se rencontrent pour la première fois Calendal et la jeune princesse ; c'est là que, « comme d'autant de bagues lui couvrant chaque doigt d'un bouquet de baisers », il lui dit son amour et apprend au paix de quelles prouesses il lui faudra la conquérir.

 

Parmi les arbres du mont Gibal, parmi les myrtes et les genévriers, au craquement de la forêt en flammes, le comte Sévéran, dévoré par l'incendie, il la tiendra enfin, toute à lui, la belle châtelaine, l'Estérelle entrevue dans un rêve de féerie.

 

« Et Calendal, le fils de l'onde, et la blonde reine, lui, ses narines ouvertes à l'air pur, elle avec ses cheveux qui pendent comme un corymbe de jujubes, se montrent triomphants, dans le soleil et dans la gloire, à la cime du mont, et la main dans la main. »

 

Le parfum, la saveur, la couleur du poème ne peuvent guère en être extraits sans s'évaporer, s'affadir et se ternir. Le livre est comme un sachet précieux ; les espèces odorantes qu'il renferme risqueraient de ne plus être que des brindilles et des feuilles sèches, si on les étalait trop longtemps au jour brutal.

 

C'est pourquoi il semblerait que les aventures de Calendal et d'Estérelle, aventures humaines d'une éternelle humanité, ne peuvent être exposées hors de la franche terre où elles ont fleuri, dépouillées de l'atmosphère qui les enveloppe d'un charme particulièrement subtil, sans se réduire à la vulgarité d'une action conventionnelle et à la mise en œuvre de faits sans réelle nouveauté.

 

Le poète Mistral n'a pas été sans quelque pressentiment à ce sujet quand il a écrit sur la première page de son poème ces vers d'Adolphe Dumas en forme d'épigraphe : « Les wagons, dans des corbeilles, charrient tout, vite, vite, vite ;... mais le soleil, ils ne le charrient pas, ils ne charrient pas les étoiles. »

 

Si le poème de M. Paul Ferrier n'a pas « charrié la Provence » en cette version dramatique de Calendal, mise en musique par M. Henri Maréchal et représentée au théâtre des Arts de Rouen, le 21 décembre, on peut dire tout au moins que c'est l'œuvre d'un homme sachant son théâtre et habitué à aménager son sujet en vue de sa destination spéciale.

 

Il a donc donné au compositeur une abondante matière musicable, et M. Henri Maréchal y a vu, avant tout, des thèmes concordant à sa nature essentiellement dramatique, à sa sensibilité, à son tempérament scénique. Je veux dire qu'il n'a point eu manifestement, lui non plus, le souci d'emprunter les couleurs de ses cinq tableaux à la palette provençale, mais plutôt de leur donner les apparences de la vie dramatique, de tous les temps et de tous les pays. Ce n'est pas que, çà et là, il n'ait mis dans ces scènes un trait caractéristique des campagnes d'Arles, comme le premier chœur nuptial que ponctuent si joliment les battements de tambourin et la note aiguë du galoubet, et aussi la danse de la Martegale et de la Revergale, agréable épisode du troisième acte.

 

Mais, en général, nous sommes en présence d'un compositeur qui regarde l'âme de ses personnages de préférence au milieu dans lequel leurs passions s'agitent.

 

Nous y avons gagné de beaux cris de passion, de colère et d'amour. La partition est très substantielle et l'analyse détaillée en serait trop laborieuse, étant donnés le temps et la place que j'y puis consacrer. Le caractère des œuvres modernes ne se prête pas, du reste, très facilement à cet inventaire, autrefois commode avec l'économie des pièces, où abondaient les morceaux détachés.

 

Je ne veux pas dire, certes, que M. Henri Maréchal soit un révolutionnaire, et nous ait voulu étonner par la hardiesse de ses conceptions et l'imprévu de ses formules. Non, c'est tout simplement un évolutionniste, qui voit les choses en homme sage, et, sans dédaigner les lumières du présent, reste encore respectueux des leçons du passé ; je devrais dire un opportuniste, si le mot avait conservé sa signification originelle et rationnelle.

 

Il dessine bien ses phrases, d'un dessin dont il caresse ingénieusement les contours, sans tomber dans l'emploi des topiques devenus insupportables ; il laisse aux voix leur prépondérance, et si quelques-uns lui peuvent reprocher d'estomper comme à plaisir le fond instrumental, je le vois prêt à répondre que c'est ainsi que doit faire un homme de théâtre, en dépit des théories actuelles sur l'art précieux de la polyphonie. Par instants même, chez lui, l'orchestre se tait pour écouter les personnages. La symphonie ne commente pas l'action ; elle la soutient, elle l'accompagne, elle la ponctue, pourrait-on dire.

 

Cette méthode, si condamnable qu'elle puisse paraître à des intransigeants pour qui les voix ne sont qu'un élément quelconque du vaste bloc constituant le drame en musique, est de celles qui se peuvent encore défendre, et M. Maréchal a certainement eu la volonté de le démontrer.

 

Le public rouennais a salué son nom par de chauds applaudissements ; il a reparu sur la scène, et l'enthousiasme des citoyens du pays des pommiers n'a plus connu de limites quand le poète du pays des oliviers, Mistral, souriant et majestueux, comme un bon prince de légende, s'est levé par deux fois, dans sa loge, pour répondre aux acclamations de la foule.

 

L'interprétation de Calendal s'est ressentie des fatigues de répétitions longues et laborieuses, témoignant du soin qu'apporte M. d'Albert, directeur du théâtre des Arts, à la mise en train des ouvrages parisiens connus ou inédits. L'ardeur de ce directeur est très louable, et Rouen, grâce à lui, continue heureusement une tradition hospitalière chère aux compositeurs qui, comme M. Maréchal, attendent que Paris leur ouvre une troisième grande scène lyrique et continuent, comme sœur Anne, à ne rien voir venir.

 

L'ouvrage de MM. Paul Ferrier et Henri Maréchal est chanté, pour les principaux rôles, par MM. Soubeyran, Illy et Malzac et Mmes Bonvoisin et de Lega, artistes de valeur inégale, mais réelle. On les jugera mieux après quelques représentations, les voix reposées et l'expérience des rôles acquise.

 

Il y a des décors neufs dans Calendal. Ils sont pittoresques et ingénieux, et la transformation de celui de la fin, l'incendie des bois de Gibal, est fort habilement faite.

 

En somme, très intéressante soirée, à laquelle il n'a rien manqué, pas même ce coup de flûtet qui, parlant des hauteurs des galeries, ravive l'ardeur des bravos, et du même coup apprend aux artistes qu'ils sont de simples mortels.

 

II

 

Le Paul et Virginie de Victor Massé, dont l'Opéra-Comique vient de faire une brillante reprise ou, pour parler plus justement, qu'il vient d'emprunter à l'ancien Théâtre-Lyrique, installé à la Gaîté, fut représenté, pour la première fois, le 15 novembre 1876.

 

Cette époque correspond, dans l'histoire de notre musique moderne, au mouvement des esprits vers une formule nouvelle, mouvement indécis et timide. On commençait à condamner le passé ; on n'osait encore applaudir le présent et glorifier l'avenir entrevu. Berlioz était tièdement accueilli, Wagner inspirait un ennui mêlé de terreur à beaucoup de ceux qui aujourd'hui ne jurent plus guère que par lui ; Bizet avait essuyé avec Djamileh et avec Carmen le feu vif de la critique ; Massenet allait donner le Roi de Lahore, son premier grand ouvrage, et Saint-Saëns gardait tranquillement en portefeuille Samson et Dalila, qui, avant de parcourir sa récente et brillante carrière, fut, durant vingt ans, incompris des directeurs. Victor Massé avait depuis longtemps, à ce moment-là, terminé la partition de Paul et Virginie ; il faut donc croire qu'il ne subit, par conséquent, pour l'écrire aucune autre influence que celle de sa propre pensée. Les grâces des petits opéras-comiques, qui avaient fondé sa réputation, lui semblaient un peu mièvres ; il voulait faire grand, lui aussi, et il s'en sentait la force ; il avait compris, d'autre part, que les procédés anciens avaient fait leur temps et que l'heure était proche où le public s'en montrerait fatigué, bien que ne sachant pas encore ce que son goût adopterait en échange et accusant des retours de tendresse vers ce qu'on a appelé familièrement le « vieux jeu », toutes les fois qu'un audacieux s'avisait de lui servir un peu de neuf.

 

Il était alors d'une application courante, le mot de Xavier Aubryet à Bizet : « Avec votre satanée musique nouvelle que je déteste, vous me gâtez la musique ancienne que j'adore. »

 

Cet état d'esprit devait être, peut-être est-il encore celui de plusieurs, car rien n'est plus vague que l'esthétique et plus fragile que la prétendue conviction.

 

Les préoccupations de Victor Massé étaient certainement abstraites de toute influence ambiante au moment où il achevait Paul et Virginie, et, bien que sentant le mouvement général autour de lui, il se mouvait dans toute la liberté et toute la sincérité de son esprit. Une double individualité se combinait en son cerveau, d'une part le poussant en avant vers cet inconnu dont il rêvait merveilles, de l'autre l'attachant, de par la force de son naturel et de son éducation, à ce qui avait été l'enchantement de sa jeunesse et l'élément premier de son succès.

 

Et c'est ainsi qu’en cette partition, sur un fond dramatique très travaillé, sur un champ labouré et retourné d'une main volontaire, en vue d'une poussée de végétation vigoureuse, continuent à s'épanouir, abondantes et délicates, les fleurettes de la mélodie, dont la graine pullule dans le champ patrimonial du compositeur et qui y sont plus résistantes que les chênes.

 

En termes plus simples, Paul et Virginie est une œuvre de transition où la grâce native du musicien reste, en dépit de sa volonté, plus forte que sa passion. Il y a, certes, de très belles expansions d'amour dans. ces sept tableaux, de saisissantes et pittoresques pages ; mais l'attrait principal en résidera toujours dans les épisodes musicaux qui se font jour à travers le drame, s'en détachent et le dominent.

 

C'est à ces morceaux détachés dont l'importante série jalonne la table thématique de la partition qu'est allé tout de suite le public de la première représentation, comme celui de la reprise.

 

En dehors d'eux, l'action musicale est assez rudimentaire. Le poème, du reste, ne pouvait prendre les proportions d'une vaste construction sur la base légère du récit sentimental de Bernardin de Saint-Pierre et tout naturellement les auteurs, MM. Jules Barbier et Michel Carré, ont été amenés à lui donner apparence de corps en le surchargeant d'accessoires, heureuse obligation, en somme, puisqu'elle a concouru souverainement au bien de l'œuvre.

 

Les deux rôles de Meala, la farouche et bonne mulâtresse, et de Domingue, le bon nègre sentimental, se partagent les principaux de ces épisodes, ceux qui frappent le plus directement et le plus agréablement les auditeurs.

 

Les deux principaux personnages, Paul et Virginie, ont aussi leur part de grâce et de charme ; la peinture de leur passion me touche moins, parce que la volonté y a plus de part que la nature et me fait voir ces deux êtres jolis et tendres grossis à l'excès et perdant à ce grossissement une partie de leur vérité ou, pour mieux dire, de la réalité que nous nous sommes faite d'eux, selon la légende. Aussi bien, malgré l'événement tragique du naufrage, c'est de grâce et de tendresse que nous nous plaisons surtout à les voir vivre, dégagés du milieu scénique, des cris et du mouvement désordonné de la vie factice du théâtre. Et, les yeux fermés, à certaines pages de la partition, nous les retrouvons ainsi ; que pouvons-nous demander de plus à une œuvre, pour sa gloire et notre plaisir ?

 

En dehors du domaine musical, je dirai que si les premiers tableaux de Paul et Virginie sont ingénieusement présentés, ceux qui forment le dénouement, notamment la vision de Paul, cette scène de télépathie qui lui permet de chanter un duo avec Virginie, à des centaines de lieues de distance, me paraît le comble de la fantaisie enfantine.

 

Pour le naufrage du Saint-Géran, on y arrive par un tournant brusque et rien ne m'y plaît que son décor.

 

L'interprétation de l'ouvrage de Victor Massé a trouvé dans Mlle Delna et M. Fugère des interprètes de tout premier ordre. Leur succès a été considérable, et il n'est pas besoin de s'étendre sur les qualités et la valeur artistiques auxquelles ils le doivent ; tous deux sont classés à la plus haute place dans le jugement du public.

 

Le charmant ténor Clément ne paraît pas complètement à son avantage dans toute l'étendue du rôle de Paul ; il y a, du moins, le premier soir, montré quelque effort ; mais comme il est bien le personnage du rôle, qu'il en chante bien les parties tendres et qu'il le joue bien !

 

C'est sur la débutante, Mlle Saville, qu'a dû se porter, en cette soirée, toute la curiosité, tout l'intérêt du public ; elle était l'inconnue à dégager et j'estime qu'elle peut se tenir pour contente du résultat.

 

Mlle Saville est de très agréable aspect, élégante et gracieuse, avec de grands yeux expressifs, une physionomie mobile ; elle se tient bien en scène, sans embarras comme sans prétention ; sa voix est pure, d'une irréprochable justesse. Cette jeune cantatrice ne peut manquer de réussir brillamment à l'Opéra-Comique, soit dans le répertoire, soit dans l'un des nombreux ouvragés que l'on nous annonce comme devant être prochainement montés par M. Carvalho.

 

A côté d'elle se font applaudir Mlles Villefroy et Wyns, dans les deux mères, Mme de La Tour et Marguerite, deux très jeunes artistes qui s'efforcent d'être graves et touchantes comme leurs modèles, et qui font constater une fois de plus, dans des rôles de second plan, leur très réelle valeur.

 

M. Carvalho a merveilleusement encadré cet opéra. Tous les décors sont pittoresques ; il en est deux d'une perfection achevée ; la plantation de Sainte-Croix et la forêt ; le premier inondé de soleil, éclatant de sève végétale, avec son horizon pur déchiré par la dent d'un morne lointain ; le second d'une délicieuse poésie, enveloppé d'une lumière bleuâtre transparente dans ses vastes profondeurs. C'est un rêve réalisé, et on regrette presque d'y voir intervenir des personnages, même sous la robe blanche de Virginie. Il le faudrait peupler de fantômes vaporeux.

 

III

 

Je termine par où j'aurais dû commencer, selon l'ordre chronologique, en parlant de l'audition, au concert d'Harcourt, de la Geneviève de Schumann, en sa presque complète intégralité.

 

S'il n'était convenu, en principe, que je dois surtout consacrer les chroniques de la Nouvelle Revue à la musique dramatique, je serais bien en retard avec les concerts où, soit au Châtelet, soit au Cirque d'été, on exécute, chaque dimanche, une série d'œuvres dont je ne parle pas ou dont je ne parle que très exceptionnellement.

 

Cela expliqué, je veux dire quelques mots de cette Geneviève, que son caractère résolument dramatique recommande tout spécialement à notre examen.

 

Je crois que c'est l'œuvre unique de Schumann pouvant être portée au théâtre, car les Scènes de Faust et Manfred ne sauraient être mises pratiquement en scène.

 

La notice qui accompagne le programme de cette audition nous apprend que Geneviève n'a jamais encore été exécutée en France et qu'il n'en existait même aucune traduction avant celle que vient de faire M. Eugène d'Harcourt, avec la collaboration de M. Ch. Grandmougin. Le texte allemand est de Schumann lui-même, d'après une légende de L. Tieck et F. Hebbel, Schumann n'ayant pu s'entendre avec aucun librettiste. Geneviève date de 1848 ; elle a été exécutée, pour la première fois, sous la direction de l'auteur, à Leipzig, en 1850.

 

Enfants, nous avons tous connu la légende de Geneviève de Brabant. Elle est le prototype d'une certaine quantité d'actions, mises en œuvre par divers conteurs, notamment par le Bandello, auquel, entre autres, les auteurs du Chevalier Jean ont emprunté le sujet du drame lyrique, mis en musique vers 1886, par M. Victorien Joncières et représenté à l'Opéra-Comique.

 

Le traître Golo, longtemps et peut-être encore, — mais nous ne l'y suivons plus, — personnage important du théâtre des marionnettes, se réalise, dans la version de Schumann, sous la figure assez curieuse d'un ménestrel, fidèle serviteur du comte palatin Siegfried, époux de Geneviève, désolé de l'amour que cette dernière lui a inspiré et finalement arrivant à la trahison, à la haine et au crime, par le fait de ce furieux amour inassouvi.

 

L'ouvrage est en quatre actes ; il s'y mêle sobrement un peu de fantastique, la scène du miroir, une des plus saisissantes au point de vue scénique et musical, et très certainement, si le théâtre s'en emparait, il y apparaîtrait plus clair et plus vivant que telle ou telle conception de Wagner.

 

Mais voilà ! Schumann n'est point tout à fait selon l'évangile wagnérien ; il est de l'église d'à côté. Sans doute, on rend justice à sa vraie valeur ; mais, — et cela m'est bien clairement apparu à l'audition de Geneviève, — le dogme n'est pas solidement établi. Le public ne sait pas précisément s'il doit admirer ou dédaigner. On ne lui a pas fait son éducation. Et comme il serait contre toute loi d'avoir une opinion à lui, il se tait ou peu s'en faut. Autres étaient les auditeurs de Lohengrin quelques semaines auparavant. Ils trépignaient ; dans le fait, c'étaient les mêmes, mais éduqués comme il convient.

 

En simple conscience, Geneviève m'a donné l'impression d'une composition dramatique, qui, du chœur initial très largement beau au chœur final qui en répercute l'effet, parcourt une suite de scènes d'une forte et simple ordonnance, d'un aspect parfois un peu monotone, mais d'un intérêt réel.

 

Ce n'est pas en quelques répétitions que l'on petit mettre au point une œuvre de cette taille et de ce caractère. Aussi, bien chantée. au point de vue de la note, a-t-elle laissé quelque chose à désirer à celui de l'expression. Les passions n'y ont point d'accent assez net telles qu'elles nous sont rendues ; on y voudrait plus de variété, de chaleur et de couleur. MM. Challet, Auguez, Vergnet et Sureau-Bellet, Mmes Éléonore Blanc et Adèle Remy sont de consciencieux artistes, quelques-uns même supérieurs en leur art, mais à leur conscience et à leur talent l'appoint d'un travail un peu plus minutieux paraîtrait nécessaire.

 

Il n'en faut pas moins louer hautement l'initiative prise par M. d'Harcourt de nous faire connaître l'ouvrage dramatique de Schumann. Un directeur qui le mettrait en scène serait un homme bien avisé. Il ne faut point dire cela trop haut. Ce serait une occasion de plus de laisser à la porte nos compositeurs nationaux, et ces occasions-là, ne dirait-on pas que, de plus en plus, on les cherche ?

 

 

 

15 janvier 1895

 

En cette première quinzaine de l'année, il convient de jeter un regard d'ensemble sur l'année écoulée et d'en établir le bilan musical. Nous a-t-elle apporté tout ce qu'elle nous devait, et que nous a-t-elle apporté ?

 

Ce fut d'abord, à l'Opéra, la Thaïs de M. J. Massenet, pièce d'art d'une rare délicatesse, que les musiciens classent au premier rang parmi les partitions de ce compositeur infatigable, qui ne se repose d'une bataille qu'en se préparant à en livrer une autre et dont l'œuvre considérable, d'une si ferme tenue, d'une si étonnante variété, occupera une place des plus brillantes dans l'histoire de la musique française en cette dernière période du siècle.

 

La Djelma de M. Charles Lefebvre a tenu ensuite une place honorable sur l'affiche de l'Académie nationale de musique.

 

Et Samson et Dalila a continué sur cette scène â faire applaudir le premier ouvrage dramatique de M. Camille Saint-Saëns, le plus longtemps dédaigné par les directeurs, le plus haut coté maintenant, et à la suite duquel l'évolution naturelle dés esprits viendra classer peu à peu les autres œuvres de ce maître d'une si haute probité artistique et d'une si supérieure valeur.

 

Pour finir, est venu l'Othello de Verdi qui, alternant avec les œuvres wagnériennes, a fait, assez belle la part que l'hospitalité française réserve à l'art étranger.

 

L'Opéra-Comique a, de son côté, présenté le Falstaff du même maître, mais la saison y a été moins abondante en œuvres françaises ; il n'y faut compter qu'un mimodrame, Fidès, musique de M. Georges Street, dont la destinée a été brève, et le charmant Portrait de Manon, signé J. Massenet, et dont le frais coloris et la grâce juvénile assureront le durable succès.

 

Un furtif essai de Théâtre-Lyrique a été fait à la Comédie-Parisienne et nous a apporté la Dinah de M. Edmond Missa. Ce n'a été qu'une apparition à peine entrevue et qui ne compte que pour mémoire.

 

La Gaîté, qui continue son ascension au delà de la vulgaire opérette, a donné Rip ; les petits théâtres où s'épanouit la musique de genre ont mis en ligne une série d'œuvres parmi lesquelles se distingue l'Enlèvement de la Toledad, de M. E. Audran, et le Théâtre-Lyrique de la Comédie-Vivienne a fait reparaître sur sa scène minuscule de vieux opéras français revus avec plaisir, et, à leur suite, un acte tout neuf d'un musicien d'une très réelle valeur, M. Ravera.

 

Les grands concerts ont continué à faire une part léonine aux compositions étrangères et comme, d'autre part, le wagnérisme a planté son drapeau au plus haut sommet de l'Opéra, ce qui n'était naguère dans la presse qu'un discret murmure désapprobateur est devenu, au déclin de l'année, un bruit de foule assez résolument hostile.

 

L'Opéra pourtant, le plus directement visé par les compositeurs que fait tenir à l'écart l'hommage persistant rendu à la musique étrangère, a mérité une mention honorable ; pendant toute une semaine, son affiche n'a été composée que d'ouvrages français. Il y a bien des jours que nos compositeurs nationaux ne s'étaient vus à pareille fête !

 

Les théâtres de province et de l'étranger ont continué leur œuvre de décentralisation, et leur action s'accentue dans ce sens au commencement de la présente année. — Sur la scène de Monte-Carlo, M. Gunsbourg donnera bientôt la Jacquerie, le dernier ouvrage d'Édouard Lalo, achevé par M. Arthur Coquard, sur le poème de M. Édouard Blau ; le Drac des frères Hillemacher sera joué à Carlsruhe. Plus près de nous, c'est-à-dire au théâtre de Lille, on se dispose à représenter Lydéric, opéra en quatre tableaux, paroles de MM. Lagrillière et Cosseret, dont il nous est dès maintenant possible de dire quelques mots, d'après la partition parue chez l'éditeur Leduc. Cette partition de M. Émile Ratez est d'une extrême brièveté. Elle compte à peine 120 pages, et les trois actes et quatre tableaux qu'elle représente ne sont en réalité que des épisodes, dont l'ensemble, bien sommaire pour un ouvrage dramatique, représente plus exactement une longue cantate.

 

L'ordonnance musicale en est simple. C'est un dialogue sans ensemble, dans lequel la meilleure part est faite au ténor, Lydéric ; où le rôle de la femme ne se compose au principal que d'une scène et où le chœur joue un rôle tout à fait accessoire. Le compositeur s'est soucié évidemment de la construction musicale moderne en se gardant de tout ce qui pourrait rappeler l'ordonnance classique. Une ouverture, qui n'a pas moins de douze pages, le montre toutefois, en dépit de l'usage actuel qui n'admet plus que de très courts préludes, préoccupé de dire son mot symphonique et d'affirmer son savoir-faire avant de donner la parole à ses personnages.

 

Je me borne à mentionner cet ouvrage, auquel j'aurai peut-être l'occasion de revenir, quand il aura paru devant un public dont il convient de ne pas préjuger l'opinion.

 

Au point de vue de la fable dramatique, Lydéric ne tient que de très loin, et seulement par le nom et le caractère des personnages, à l'histoire du héros légendaire des Flandres, dont j'ai évoqué naguère la figure en parlant de Sigurd et de Siegfried qui lui sont identiques et dont Alexandre Dumas a de façon si pittoresque et si attachante conté autrefois les merveilleuses aventures.

 

Il ne s'agit ici que du jeune comte Lydéric, fils de Salvaert le Preux, méchamment assassiné par le duc Phinaert. Lydéric sauve à la chasse la belle Berthe, fille de Phinaert, de l'attaque furieuse d'un sanglier. Il s'éprend d'elle. Mais quand il apprend que celle qu'il aime est la fille du meurtrier de son père, il provoque ce dernier, venge son père, renonce à celle qu'il aime et ne vit plus que pour la gloire de la Flandre, tandis que Berthe va s'enfermer dans un couvent. C'est tout, et on ne manquera pas de trouver que c'est d'une simplicité peut-être excessive, bien que le goût soit à présent aux drames sans complications.

 

Quoi qu'il en soit et qu'il en doive advenir, il faut applaudir à l'initiative du directeur de Lille, comme on a pu applaudir naguère à celle du directeur de Rouen. Il faut qu'on nous donne des ouvrages nouveaux et encore des ouvrages nouveaux ! Excellents, médiocres ou mauvais, qu'importe ! Ils affirment le mouvement et la vie de la génération musicale ; ils mettent en lumière ceux qui méritent d'y être mis, ils rejettent dans l'ombre ceux qui ne méritaient point d'en sortir ; ils déblayent la place ; ils préparent l'avenir.

 

Un dimanche, sans solennité, sans convocation de la critique, Mlle Nina Pack a paru, à l'Opéra-Comique, dans ce rôle de Carmen, qui compte déjà tant, d'interprètes de diverse valeur. J'ai, ici, mis en parallèle, sans parti pris de comparaison, les deux plus brillantes, Mme Galli-Marié et Mlle Emma Calvé.

 

Mlle Nina Pack occupera, à leur suite et d'une façon peu banale, une place dans cette galerie. On sait la valeur vocale de cette jeune cantatrice, qui vient de l'Opéra et va très vraisemblablement prendre et garder à l'Opéra-Comique une place supérieure ; comme comédienne, on la connaissait moins : cette incarnation de Carmen a été une bonne occasion de la juger ; elle a réuni tous les suffrages. Elle n'est pas mieux, certes, que les deux Carmen que je viens de citer ; mais elle est autre, elle a son originalité, elle donne à l'héroïne de Mérimée un accent nouveau, et ce n'est pas un mince mérite. Le ténor Imbart de la Tour a été fort apprécié, à côté d'elle, dans le rôle de José, et l'excellent Bouvet a reparu, à la grande satisfaction du public, dans celui d'Escamillo, qu'il n'avait pas joué depuis longtemps.

 

A l'Opéra, Mlle Adams, élève de M. Kœnig, a débuté dans Roméo et Juliette. Ce rôle de Juliette est aussi de ceux qu'ont abordés bien des cantatrices. Il demande moins de qualités dramatiques que Carmen ; il exige, en revanche, beaucoup de grâce, de charme et de jeunesse. Juliette a quinze ans ! Au théâtre, hélas ! elle en est bien souvent loin, mais on ne lui demande que de la passion ingénue.

 

Mlle Adams a la jeunesse réelle et la grâce nécessaire. Sa voix est délicate, sans fragilité. Elle a fait redemander la valse du premier acte, qu'elle ponctue d'une de ces notes envolées dans l'infini, qui enlèvent le public et restent maintenant comme la spécialité, le great attraction de ces charmantes chanteuses que nous envoie l'Amérique. La débutante a été fort encouragée et méritait de l'être, nous promettant certainement une artiste de réelle valeur.

 

 

Sous l'invocation des héros grecs, M. Séverin Leoni, un Français, nous envoie d'Athènes, sa seconde patrie, un recueil de morceaux consacrés aux Souvenirs de la liberté en 1821.

 

Il y a là, sous une forme très concrète, une suite d'inspirations ardentes et pittoresques. Après un andante décrivant le réveil de la nature, l'âme guerrière s'éveille : l'appel, la prière et la marche des soldats, les claironnées du rappel, le tumulte de la bataille et de l'assaut, mouvementent et diversifient ces brèves pages que couronnent l'héroïque adagio des funérailles et l'hymne grandiose célébrant la victoire. Ce petit poème instrumental est fait pour trouver un vibrant écho dans le cœur des Hellènes parmi lesquels ont commencé à le populariser les musiques militaires d'Athènes.

 

 

 

01 février 1895

 

C'est au commencement de 1880 que j'ai eu pour la première fois l'occasion de parler ici des Scènes de Faust, de Schumann. Cela est déjà assez loin de nous. Pasdeloup dirigeait encore le concert du Cirque d'Hiver, dont il fut le créateur, et avec une impassibilité solide il recevait, le dos courbé, l'ouragan de sifflets et de huées que ne manquait pas alors de déchaîner l'exécution des œuvres de l'école allemande. Cette fois, il eut son contingent habituel. Aux applaudissements ripostèrent les protestations violentes. Les foules étaient encore passionnées ; elles sont maintenant soumises. Elles savent s'ennuyer en silence ; elles savent même applaudir bruyamment et sans conviction. Cela ne change ni n'ajoute rien à la valeur des œuvres.

 

Ces Scènes de Faust, que le concert d'Harcourt nous a rendues, m'avaient assez fortement frappé en 1880, sans m'inspirer pourtant une admiration vive. Et malgré les années écoulées, mes impressions se sont retrouvées à peu près les mêmes.

 

Le Faust mystique de Schumann, terminé vers 1850, laisse bien au second plan les figures principales pour faire une large part aux personnages symboliques et aux chœurs. Un grand trouble était déjà dans l'esprit du compositeur, qui devait, quatre ans plus tard, se jeter dans le Rhin pour échapper à ces obsessions cérébrales qui le faisaient parfois se considérer comme écrivant sous la dictée des spectres de Schubert et de Mendelssohn.

 

Il y a des parties nébuleuses dans cette partition ; il y en a heureusement aussi de purement lumineuses.

 

L'œuvre débute, après une introduction en forme de marche, par la scène du jardin. La poésie en est discrète et voilée, comportant de très délicates nuances, bien mieux rendues par l'orchestre d'Harcourt qu'elles ne le furent naguère au Cirque d'Hiver.

 

Je n'ai pas aimé la scène de l'église dans laquelle Schumann ne témoigne que d'une médiocre puissance dramatique. Pour la grande scène philosophique de la mort de Faust, elle n'a point le terrifiant relief qu'elle prend, simplement lue dans Goethe ; mais une symphonie d'une pénétrante impression la termine.

 

La troisième partie est, en revanche, d'une réelle beauté. Là l'esprit du compositeur plane en pleine lumière, en plein azur, à travers les chœurs angéliques, aux accents suaves des pénitentes et des saintes, voix célestes à travers lesquelles, monte la voix de « celle qui fut Gretchen ».

 

Je n'ai pas gardé souvenir de l'interprétation vocale de 1880 ; je n'ai pas retenu les noms des interprètes ; mais, au concert d'Harcourt, je me suis retrouvé en présence des artistes, dont j'ai dit, le mois dernier, tous les mérites et parmi lesquels il faut nommer en première ligne Mme Éléonore Blanc, MM. Auguez et Vergnet.

 

Ces concerts sont très suivis et très intéressants.

 

Puisque la figure de Schumann s'est présentée aujourd'hui devant notre objectif, je veux recueillir, au sujet de ce compositeur, quelques phrases d'une lettre de Camille Saint-Saëns qui, dans la retraite lointaine où il achève sa partition de Brunhilda [Frédégonde], s'intéresse à toutes les choses de Paris. Il a lu l'article de la Nouvelle Revue consacré à la Geneviève de Schumann et il m'écrit, d'une plume alerte et d'un libre esprit, ce que voici, qui m'instruit et me charme, et que je reproduis non sans une vague crainte de lui déplaire. Mais le morceau est joli, et mes scrupules s'évanouissent vite :

 

« Vous semblez, me dit-il, faire des vœux pour qu'un directeur mette à la scène la Geneviève, de Schumann. Vœux imprudents ! Il faut espérer qu'ils ne seront pas exaucés. Cet opéra a été représenté maintes fois en Allemagne et n'a jamais eu le moindre succès. C'est de la charmante musique, et je vous envie de l'avoir entendue, mais qui ne s'adapte pas à la scène. C'est assez amusant, étant donné que Schumann a écrit un réquisitoire contre les Huguenots, qui, selon lui, n'étaient pas de la musique. Ma chère mère, qui avait l'étoffe d'un critique de premier ordre, me disait un jour : « La musique de Meyerbeer est comme la peinture des décors : il ne faut pas la voir de près. » L'erreur de Schumann est d'avoir cru qu'on pouvait peindre un décor comme un tableau de chevalet.

 

En revanche, la musique de scène qu'il a écrite pour Manfred, ce drame fait pour la lecture, est d'un grand effet au théâtre, et, ce qui est rare chez lui, admirablement écrite pour l'orchestre ; car sa musique, à l'ordinaire, sonne mal par suite de la singulière manie qu'il avait d'occuper les instruments à de menus travaux inutiles, alors que la nature des choses aurait demandé qu'ils comptassent des pauses. J'ai vu Manfred, à Bâle, en allemand. La dernière partie, la mort de Manfred, plus scénique que les autres, est d'un énorme effet. Mais la musique est enchanteresse d'un bout à l'autre. C'est égal, quelle drôle d'idée de faire de la musique de scène pour une œuvre qui n'est pas destinée à la scène ! »

 

C'est là une théorie que Camille Saint-Saëns formule comme un homme en situation de faire ce qu'il veut et qui ne compose rien sans objet déterminé. Les pauvres musiciens sans théâtre sont bien forcés d'adopter une autre pratique. N'ayant pas de théâtre à leur disposition, ils font de la musique de scène pour se donner l'illusion qu'ils en ont un et démontrer ce qu'ils seraient capables de faire s'ils l'avaient. Peut-être Schumann a-t-il obéi au même sentiment, au même désir de satisfaction mélancolique en écrivant cette partition de Manfred.

 

II

 

Après une longue et cruelle maladie vient de succomber un compositeur d'un grand talent, d'un haut caractère Benjamin Godard, dont l'Opéra-Comique donnera le dernier ouvrage : la Vivandière, achevé aux heures suprêmes de sa vie inquiète et laborieuse.

 

Le début de Benjamin Godard avait été particulièrement brillant. Il date de 1858, de cette superbe exécution du Tasse, œuvre primée par la ville de Paris, concurremment avec le Paradis perdu, de Théodore Dubois, et qui fut comme une révélation.

 

Une carrière très riante s'ouvrait devant le jeune compositeur : elle lui préparait, en réalité, quelques rares joies et encore plus de désillusions et de luttes.

 

Plein de jeunesse, de volonté et de foi, il se consacra tout de suite à un grand ouvrage, un opéra en cinq actes, en la valeur duquel il a gardé une confiance profonde jusqu'à la fin de sa vie et dont il parlait avec un légitime orgueil. C'est le seul que la lutte pour l'existence lui ait laissé le temps d'écrire à son heure, sans hâte, avec ce soin particulier qu'un artiste apporte à son œuvre d'élection ; c'est le seul qu'il n'ait pu donner au public. Cette partition heureusement est gravée et comme les œuvres demeurent, moins périssables que les hommes, un jour viendra peut-être où elle fera retentir encore le nom de Benjamin Godard, au milieu des acclamations d'une foule montée au ton de celle qui salua le compositeur à son aurore.

 

Entre le Tasse et la Vivandière on compte au répertoire de Godard trois opéras de valeur différente et d'infortune pareille : Pedro de Zalamea, représenté pour la première fois, à Anvers, Jocelyn à Bruxelles, Dante à Paris, tous trois pleins de pages géniales, tous trois aussi malheureusement portant la trace de la hâte qui avait présidé à leur production.

 

Benjamin Godard écrivait avec une rare abondance ; les idées lui venaient en foule ; dans la vaste moisson levée devant lui, il faisait sa gerbe à pleins bras ; il ne choisissait pas. Ce fut là souvent l'objet des critiques adressées à ses œuvres.

 

Hors du domaine dramatique, il a donné une quantité considérable de pièces symphoniques et de pages vocales exquises.


C'est une grande perte pour l'art français que celle de ce compositeur disparu à la fleur de l'âge. Français et rien que Français, il l'était de cœur et d'âme ; dégagée des passions mesquines, affranchie des jugements qui frappent l'artiste en atteignant l'homme, sa mémoire sera finalement celle d'un artiste infatigable et fervent, d'une modestie hautaine, dont le nom est de ceux qu'on prononcera un jour avec une respectueuse fierté.

 

 

 

15 février 1895

 

Le Monténégro est un des rares pays vraiment romantiques qui nous restent ; il est encore enveloppé d'une atmosphère de légende. Au penchant de ses grandes alpes, parmi les hêtres et les pins sauvages, ou dans ses gorges désolées et rocheuses, vit une population de montagnards, race violente et généreuse, d'une téméraire bravoure, guerrière et pastorale à la fois, respectueuse des traditions de la famille et de la patrie, ardemment jalouse de sa liberté.

 

La poudre a parlé souvent dans ce coin de la Turquie d'Europe, que caressent encore les brises de l'Adriatique ; son gouvernement sacerdotal, patriarcal et démocratique y a traversé plus d'une crise violente, mais les querelles intestines, les luttes contre de puissants voisins, les combats contre le Turc n'y ont rien changé dans les mœurs séculaires. Et aujourd'hui, à la suite de la révolution de 1854, qui déposséda l'évêque Danilo Njegosch du titre de Vladika pour confier le pouvoir suprême à un prince séculier, le code issu de la constitution nouvelle reflète toujours, en ses dispositions, le caractère des anciens de la montagne.

 

S'il se trouve un lâche, ce code, qu'on dirait rédigé depuis des siècles, veut qu'on lui enlève ses armes et qu'on lui attache à la taille un tablier de femme, pour bien indiquer qu'un cœur d'homme ne bat pas dans sa poitrine ; il reconnaît à l'offensé le droit de se faire justice en certaines circonstances ; il autorise le duel ; il permet à l'époux trompé de tuer la femme coupable et son amant, enfin il dispose que lorsqu'une jeune fille suit volontairement un jeune homme, sans le consentement de ses parents, elle n'est pas coupable, « car c'est l'amour qui les a unis ».

 

Voilà, certes, en dehors de la beauté pittoresque des paysages, de l'originalité des costumes, des traits de caractère et des détails de mœurs bien faits pour tenter l'imagination d'un dramaturge ou d'un poète lyrique.

 

Des danses, des chants guerriers et amoureux fournissent au besoin des éléments d'action, d'une saveur toute locale. Les chanteurs populaires y savent dire, en s'accompagnant de la guzla, tout un romancero d'amour et de guerre.

 

Les œuvres tirées de l'histoire de ce curieux et brave petit pays, ou s'inspirant de quelqu'une de ses légendes, sont rares pourtant. Ma mémoire, du moins, ne me rappelle présentement qu'un titre : les Monténégrins, drame lyrique, en trois actes, d'Alboise et Gérard de Nerval, musique de Limnander, joué à l'Opéra-Comique, le 31 mars 1849, repris en 1858, mais réduit à deux actes, et mettant en scène Ziska, le poète chanteur de la Carinthie, patriote excitant le peuple à reconnaître le puissant protectorat de Napoléon. L'action se passait en 1807.

 

Celle du drame la Montagne noire, poème et musique de Mlle Augusta Holmès, nous fait remonter jusqu'en 1657, en pleine lutte contre les Turcs.

 

Un tel milieu, choisi par elle, m'a fait tout d'abord concevoir l'idée de quelque action à la fois violente, héroïque et tendre, d'une intense couleur et en même temps d'une large, belle et naïve simplicité rustique, Mlle Augusta Holmès étant de ces compositeurs que nous connaissons et que nous aimons pour leur recherche constante des thèmes et des détails originaux et pour leurs hautes et sévères aspirations.

 

Elle nous a donné l'Ode triomphale, Ludus pro Patria, les Argonautes, Irlande, pour ne citer que ses principales compositions : une grande quantité de pages s'ajoutent à cette liste : plusieurs, souvent chantées dans les concerts et dans les salons, sont empreintes d'un caractère vraiment personnel, d'un charme et d'une tendresse caressante tout particuliers et accusent, en leurs petites proportions, le souci constant de la rythmique la plus intéressante.

 

De plus, Mlle Augusta Holmès écrit elle-même ses poèmes, ce qui est, pour un compositeur, une force nouvelle ; elle y a des trouvailles d'images et des curiosités de rimes qui les rendent fort agréables à lire ; elle y accuse un tempérament entraîné vers l'action, la passion et le mouvement dramatiques.

 

En musique, on la sait fervente admiratrice de Richard Wagner et l'une des protagonistes de l'école musicale moderne, celle qui cherche âprement cet au delà qui, en art, représente l'incessant progrès.

 

Elle nous semblait donc armée de toutes pièces, quand elle a eu ce rare et dangereux honneur d'apporter sa première œuvre dramatique sur la scène de l'Opéra.

 

Aux garanties tirées de sa valeur personnelle venait s'ajouter celle de l'expérience des directeurs qui, sans être impeccables, avaient consacré par leur choix réfléchi, parmi tant d'ouvrages à leur disposition, la valeur de celui qui nous était promis.

 

Nous espérions fermement enregistrer le plein succès de cette soirée du 8 février. Si l'événement n'a pas justifié toute cette espérance, il faut le regretter deux fois, et pour le fait lui-même et pour le renfort que ce résultat va donner au répertoire wagnérien, dont l'exploitation se poursuit avec une infatigable et aveugle persistance. La valeur réelle de Mlle Augusta Holmès ne s'en trouve aucunement diminuée. C'est une âme vaillante qui se retrempera dans l'épreuve et y puisera un nouveau courage pour une nouvelle bataille.

 

J'avais lu, avant la répétition générale, le poème de la Montagne noire. Sans m'apporter une impression nouvelle au point de vue de l'invention dramatique, il m'avait semblé clairement et convenablement développé et j'en voyais les événements à travers ce prisme, que nous présente notre imagination, quand elle nous entraîne vers un pays, des hommes et des mœurs, dont elle s'est fait une première idée personnelle d'après les récits, les lectures et aussi les illustrations qui forment aujourd'hui de si multiples moyens de vulgarisation.

 

Il faut voir ce poème, au moins dans ses grandes lignes.

 

Les Monténégrins sont aux prises avec les Turcs dans la campagne. Des bruits de fusillade, des coups de canon déchirent l'air. Du haut de la montagne, devant la forteresse, les femmes regardent la bataille, impatientes, anxieuses. Mais voici que les deux chefs, Mirko et Aslar, reviennent avec leurs hommes, victorieux ! — Et c'est à eux seuls que la victoire a été due. Mirko et Aslar se sont prêté une aide mutuelle ; leur bravoure et leur dévouement ont tout fait. On les sacre frères d'armes. Un évêque soldat, qui porte à la ceinture sa croix pastorale, parmi ses armes de combat, bénit les deux héros et reçoit le serment solennel sur lequel s'appuie le drame.

 

Je jure devant Dieu de t'aimer comme un frère

Dans la vie ou la mort, dans la paix ou la guerre,

Et de sauvegarder ton honneur de chrétien,

Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien !

 

Mirko a une fiancée : Héléna. Et bientôt, on amène une captive turque : Yamina, dont la présence va jeter le trouble dans les âmes et faire couler le sang pour une autre cause que celle de la patrie.

 

Dès la première rencontre, Mirko aime l'étrangère. Elle le séduit du regard, du geste et de la voix. C'est l'éternelle charmeresse, la corruptrice maudite qui vient briser comme verre les chastes amours. Héléna bientôt délaissée, malgré un serment qui se renouvelle à la minute suprême précédant la trahison, Mirko s'enfuit dans les bras d'Yamina, à travers la montagne. Elle l'emmène comme une proie vers la frontière turque. Et rien désormais ne pourra l'arracher au charme de cette Dalila. Elle lui prendra son sang, sa force, sa dignité, son honneur.

 

En vain, Aslar tente de le ramener. Perpétuellement partagé entre sa maîtresse et son ami, après une série de rencontres où Aslar le reprend et où Yamina le reconquiert, Mirko finit par déserter la cause sainte et s'enfuit à Istamboul où Yamina achève son œuvre de destruction sur cet homme, qu'elle a fait victime et esclave de sa beauté.

 

Là, Aslar vient une dernière fois, précédant les Monténégrins victorieux. Et ne pouvant ramener Mirko, il le tue.

 

J'ai juré de garder ton honneur de chrétien,

Fût-ce au prix de mon sang, ou fût-ce au prix du tien !

 

Pour la musique, s'il apparaît qu'elle n'est point écrite tout à fait selon l'esprit personnel du compositeur, on eût pu l'écouter dans des dispositions d'esprit autrement favorables et juger sans idée préconçue ; on en eût découvert les secrètes beautés — en regrettant parfois l'emploi de formules qui nous ramènent à la pratique classique de l'opéra.

 

De cette vaste partition, je veux retenir les pages surtout charmantes dans lesquelles s'épanche l’âme voluptueuse d'Yamina. Elles ont des caresses exquises et de délicieux raffinements.

 

Les directeurs de l'Opéra ont donné à la Montagne noire leurs meilleurs artistes : Mlle Bréval, fort belle ; Mme Héglon, superbe d'attitude dans le long vêtement et sous les cheveux gris de l'énergique Dara ; M. Alvarez et M. Renaud, qui rivalisent d'efforts dans les rôles de Mirko et d'Aslar ; Mlle Berthet, touchante et charmante dans le personnage sacrifié d'Héléna ; M. Gresse, l'évêque-soldat dont le ministère fort bref est très dignement rempli ; et enfin, pour la partie chorégraphique, Mlle Torri, qui dessine en lignes savamment sinueuses une danse, grisante comme celle de l'Ouled-Naïl, dont elle porte la lourde tiare, chargée d'or, et qui forme du reste la pièce la plus importante de son costume.

 

Les Monténégrins, fort exactement vêtus, avec leurs larges ceintures bourrées de pistolets et de kandjars, leurs sabres courbes traînant sur leurs bottes ; les femmes, avec leurs caftans, leurs tabliers brodés et leur petite calotte noire, se détachent harmonieusement sur le fond des décors brossés par le maître peintre Jambon. Ces costumes font honneur au goût artistique de Bianchini. Ils eussent encore gagné en agrément pour l'œil du spectateur, sans une réelle monotonie de groupement, qu'il faut bien remarquer ici, puisque tout le monde la remarque. La mise en action des masses chorales est chose difficile, certes ; mais pourquoi n'obtiendrions-nous pas en France ce qu'on obtient couramment à l'étranger ? Pourquoi les chœurs ne participeraient-ils pas à l'action, pour la servir, pour l'échauffer, alors que leur passivité constante la rend morne et parfois glaciale ? Il y a là une belle réforme à faire. M. Gailhard l'a parfois entreprise ; il faut qu'il la réalise.

 

Il n'y a, comme toujours, que des éloges à adresser à M. Taffanel dirigeant magistralement et pourtant très simplement son bel orchestre.

 

Voici maintenant venir le chevalier Tannhäuser, qui va subir à son tour les envoûtements de Vénus, à la grande joie des adeptes, et qui fut autrefois si mal accueilli. Les partitions ont leurs destins.

 

 

 

01 mars 1895

 

I

 

Ce n'est pas un métier commode, en notre temps, que celui de directeur d'un grand théâtre de musique. Pareillement, il y a, pour un compositeur, de gros risques à courir dans la production d'une œuvre nouvelle. Directeur et compositeur sont devenus, pour la critique, de véritables têtes de Turc, sur lesquelles elle frappe parfois à bras raccourci. Littéralement étourdies, les victimes de ce genre de sport perdent, comme on dit, la boussole, se désorientent et ne savent plus à quelle esthétique se vouer.

 

L'un de ces inquiets — je ne me souviens plus si c'est un directeur ou un compositeur ; peut-être bien est-ce l'un et l'autre — me disait tout récemment :

 

— C'est à ne plus savoir comment faire. Qu'exige-t-on ? que prétend-on exiger de la musique dramatique actuelle ? Il est tel critique qui marche en avant de tout. Rien ne le contente de ce qui existe. Ce qui le charme, c'est ce qui n'existe pas. Mais encore comment voit-il, comment conçoit-il ce qui le pourrait charmer ? Il ne nous le dit pas, ou du moins il nous le dit en un style d'augure, auquel personne ne comprend rien, à commencer par lui peut-être. Un autre a des opinions qui s'expriment en beau langage, mais il fait de la critique sentimentale, et s'il a un criterium en matière d'art musical, il ne le formule que d'une façon assez nébuleuse. D'autres sont inféodés à Wagner et condamnent tout en son nom, et quand même. S'ils tombent sur un compositeur selon sa méthode, ils constatent sa faiblesse ; s'il leur est offert en pâture un musicien encore attaché aux formes du passé, ils le traitent de perruque. Alors, quoi ? qu'est-ce qu'il faut faire ? — Je voudrais bien que ces messieurs prissent la peine de me donner, en langage clair, une définition de ce que doit être la bonne dramaturgie musicale, car vraiment c'est trop commode de n'être jamais content de rien. J'irais plus loin : je voudrais leur faire joindre l'exemple au précepte ; je serais très disposé à leur commander un ouvrage, afin de savoir comment définitivement ils entendent l'art musical. Mais voilà ! Très dogmatiques quand il s'agit de juger comment les enfants sont faits, ils seraient peut-être fort empêchés de les faire eux-mêmes.

 

C'est pourquoi je ne saurai probablement jamais, moi, directeur, comment je dois procéder pour le choix des ouvrages que je me propose d'offrir au public. Si je choisis des partitions conçues selon un absolu parti pris d'intransigeance musicale, j'aurai peut-être pour moi deux ou trois esthètes qui ne trouveront jamais qu'une œuvre est assez indéchiffrable pour être digne de leur encouragement; mais le public de sens commun me laissera l'ouvrage pour compte. Si je retourne, sans prétention, aux opéras se réclamant du genre ancien, on me marquera une pitié méprisante. Si je prends quelque œuvre de transition, on dira que c'est une œuvre d'indécision, prétentieuse par les parties qui touchent franchement à l'art moderne, vieillotte par celles qui remontent vers le passé ; en un mot un produit insipide, n'étant ni chair ni poisson.

 

Et alors, je me demande si, pour ma tranquillité, il n'y aurait pas un parti très simple à prendre : ne pas chercher à contenter tout le monde, comme le meunier de la fable, remettre en activité tout le vieux répertoire, qui fait toujours recette quand on sait le varier, et me moquer du qu'en dira-t-on.

 

— Et moi, dit le compositeur, qu'est-ce que je deviendrai si vous jetez le manche après la cognée et si, pour échapper aux discussions, vous vous confinez dans le culte des ancêtres ? Il faudra donc que je me mette, comme Jérôme Paturot, à la recherche d'une position sociale, alors que l'État semble m'en avoir destiné une en m'envoyant à la villa Médicis me perfectionner dans mon art, m'excitant, si j'ose m'exprimer ainsi, à la débauche musicale. Non ! il convient que je produise, selon mon tempérament et mes affinités, quelque chose de nouveau ou de relativement nouveau, sans être dominé par aucun système et opprimé par aucune secte. Je passe deux ou trois ans de ma vie à écrire une partition, j'arrive devant le public, — quand j'y arrive, — et c'est pour m'entendre juger par des gens qui, du haut de leur grandeur, prononcent que je ne suis bon à rien ou peu s'en faut, sans souci de la peine que j'ai prise, de l'effort toujours respectable que j'ai tenté et du ravage que leur sentence va faire dans mon domaine intellectuel. Ah ! la stérilité a de cruelles prérogatives ! Et aux qualités qu'on exige d'un domestique, dirais-je, selon Figaro, combien de maîtres — et les critiques sont nos maîtres — seraient dignes d'être valets !

 

Nous, que pouvons-nous, et quels exemples avons-nous ? Voilà Bruneau qui écrit le Rêve. Le public, en présence de cette nouvelle forme d'art, montre quelque inquiétude, quelque réserve ; mais il s'intéresse, il voudrait mieux comprendre ; il faudrait aller un peu vers lui, le prendre par la main, le faire monter vers les sommets où le compositeur veut s'établir. Le compositeur tente cette conversion ; il assouplit son langage aux exigences de la foule, sans rien abdiquer, en somme, de son individualité. L'opinion absolue qui l'a soutenu pour le Rêve l'abandonne et parfois le condamne pour l'Attaque du moulin. On ne lui passe aucune transaction. On s'efforce de paralyser son action et de glacer son ardeur. Toutefois, l'Attaque du moulin passe de Paris à la province et de la province à l'étranger. Mais le but est atteint. Les portes de l'Opéra-Comique sont pour longtemps closes devant cet ouvrage.

 

Qui va venir maintenant et que va-t-il advenir ? Depuis l’ouvrage de Bruneau, on n'a donné que le Flibustier, qui a passé comme un bolide et s'est perdu dans les ténèbres.

 

Nous voilà en présence d'un ouvrage tout neuf, Ninon de Lenclos. Que sera-t-il ?

 

Ici j'abandonne directeur et compositeur à leurs doléances, dont j'ai recueilli l'écho précisément à l'occasion de cette pièce de trois jeunes, MM. Lénéka et Bernède, pour le poème ; M. Edmond Missa, pour la musique.

 

Ils sont arrivés, à l'Opéra-Comique, dans les meilleures conditions possibles, précisément à la suite d'un long silence gardé par la jeune musique française. Nous avions eu, entre temps, Falstaff et Paul et Virginie ; cette Ninon venait à point pour mettre dans l'air une chanson nouvelle.

 

L'histoire dont il est question dans ces quatre actes et cinq tableaux est de celles qui ont défrayé bien des drames et bien des comédies. Une ingénue qui aime de tout son cœur, une coquette qui aime de tous ses sens, un amoureux se partageant entre les deux, suivant que souffle le vent de la séduction ou la douce brise des pures tendresses, voilà qui suffit à égrener un chapelet de scènes mélancoliques ou plaisantes. Les auteurs — sans prétention d'aucune sorte à une restauration historique ou à la mise en action de quelque chronique authentique — se sont placés adroitement sous le vocable de Ninon de Lenclos, qui fut une honnête dame à la façon galante dont l'entend Brantôme.

 

Elle fut belle et charmante jusqu'à être adorée, même à cet âge où les femmes revêtent la majesté des aïeules. Il n'est donc pas étonnant qu'en pleine floraison de jeunesse, elle détache sans peine de ses naïves amours le beau chevalier-poète Bussière, jusqu'alors loyal et fidèle serviteur de la petite Chardonnerette, une jolie et sentimentale grisette dont le nid est sous les toits d'une antique maison de la rue des Blancs-Manteaux.

 

En son somptueux logis des Tournelles, Ninon tient cour d'amour. Les gentilshommes y sont nombreux et les poètes y fréquentent. C'est là que le chevalier de Bussière, introduit par ses amis, est tout de suite distingué par la belle et capricieuse Ninon. De caprice à passion, il n'y a pas loin. Et c'est pourquoi, sans souci de sa cruauté, elle prend l'âme du chevalier au piège de ses sourires, de ses regards et de ses paroles, condamnant Chardonnerette aux larmes et au désespoir. Quand le remords ramène aux pieds de sa petite amie l'infidèle chevalier, il est trop tard. Le mal est fait et irréparable. Chardonnerette meurt dans les bras du poète, et Ninon, témoin de la fin douloureuse de cette idylle, trouve pourtant ce mot de pitié et de bonté, en présence d'un si triste dénouement, qui est son œuvre :

 

Ah ! j'aurais tant voulu ne pas faire pleurer !

 

MM. Lénéka et Bernède ont écrit ce petit poème en simple prose. Je serais mal venu à condamner ce procédé, qui offre au musicien des ressources nouvelles, à la condition toutefois que la rythmique en soit très précise et que l'expression en soit très relevée. Un de nos confrères a écrit à ce sujet et je lui emprunte les termes de sa critique, parce qu'ils correspondent absolument à mon impression personnelle : « Qu'il conviendrait, si l'on se débarrasse de la forme traditionnelle des vers, d'abandonner aussi les banalités dont on rendait le vers responsable. » Les auteurs de Ninon n'ont pas pris souci bien apparent de ce principe. Ils ont même, comme pour témoigner de leur impartialité entre les deux formes d'expression, traité ce qui dans le livret représentait incidemment la part de la poésie pure avec autant de familiarité que la vile prose.

 

Je ne leur ferai pas de querelle à ce sujet ; je préfère leur dire que leur pièce, d'une langue discutable à la lecture, s'arrange très bien au point de vue scénique et révèle même, en sa simplicité un peu primitive, la main d'un homme de théâtre.

 

Si je cherche la relation entre le poème et la musique, il faut que je constate que le défaut de rythmique dans cette prose conduit parfois le compositeur à quelque monotonie dans le récit et même dans les parties mélodiques.

 

On a beau professer — et je ne vais, certes, pas contre cet enseignement — que la rythmique poétique et la rythmique musicale sont de caractère tout à fait différent et que la première ne commande pas impérieusement la seconde, je persiste à croire, et plus fermement encore après Ninon, que certains points d'appui fournis par le texte ne sont pas inutiles à la conception du compositeur. Il y a dans la poésie pure un germe musical, un dessin élémentaire, que le compositeur peut, sans inconvénient et le plus souvent avec un réel avantage, utiliser comme un dessous de son travail musical. Sans rythme précis, il s'en va toujours un peu à l'aventure ; et son langage peut contracter quelque lourdeur et quelque imprécision faites pour la rendre parfois monotone.

 

M. Ed. Missa est un musicien distingué, dont j'ai dit ici tout le bien que j'en pense, son début au théâtre datant déjà de quelques années et son bagage dramatique étant déjà de quelque importance. L'audition de Ninon m'a confirmé dans la bonne opinion que j'avais de sa finesse, de sa recherche et de son soin constant à traduire sincèrement le caractère de ses personnages. On a pu lui reprocher ici une façon de compromis entre le procédé du drame lyrique, tel qu'on veut actuellement l'entendre, et le culte de la mélodie. L'emploi du leitmotive, — un emploi exagéré peut-être, sans un assez constant souci de la variété de présentation, — auquel le public est loin de s'intéresser encore comme les professionnels, la préoccupation de la déclamation naturelle, l'intervention des épisodes mélodiques constituent, en effet, un alliage d'une opportunité discutable. Un opéra dans la forme ancienne, une comédie musicale dans l'outrance même de la forme nouvelle aurait satisfait plus franchement l'opinion et placé la discussion sur une base plus solide. On aime mieux les partis pris que les tâtonnements.

 

Cela n'empêche point de rendre justice aux agréables qualités de M. Ed. Missa et de saluer au passage nombre de jolis morceaux, pleins d'esprit, de mélancolie et de tendresse, dont le succès a été très vif et très sincère. On peut donc considérer Ninon de Lenclos comme devant réussir auprès du public moins raisonneur et plus naïvement impressionnable que celui de la première représentation.

 

L'interprétation est excellente avec Mme Bréjean-Gravière, qui fait Ninon ; Mlle Fernande Dubois, une débutante à qui on peut prédire une brillante carrière ; M. Leprestre, très remarqué dans le rôle du chevalier ; M. Carbonne, amusant dans le personnage, d'un gentilhomme qui se pique de rimailler. MM. Marc Nohel et Jacquet n'ont que deux rôles d'arrière-plan.

 

Comme toujours, les costumes et les décors font honneur au goût très artistique de M. L. Carvalho. M. Vaillard, à défaut de M. Danbé, indisposé, conduit brillamment l'orchestre.

 

II

 

Deux très belles exécutions du Déluge ont eu lieu au Conservatoire, sous la direction de M. Taffanel. L'œuvre magistrale de Saint-Saëns, devenue classique, compte depuis vingt-deux ans déjà parmi les plus hautes conceptions de l'école contemporaine. Elle est des rares que l'on ne discute plus, à quelque parti que l'on appartienne. Elle eut pourtant des commencements orageux, et on pourrait dire, à son propos, que les chefs-d’œuvre les plus résistants sont ceux qui naissent dans la tempête.

 

Presque à pareil moment, le théâtre du Capitole entreprenait de faire connaître aux Toulousains la Proserpine, du même compositeur, selon la version définitive que ce dernier en a faite. Un de mes confrères de Toulouse a bien voulu m'envoyer ses impressions sur cette représentation, qui ramenait devant le public un ouvrage dont les représentations, arrêtées par l'incendie de l'Opéra-Comique, remontent à 1887.

 

A cette époque, l'ouvrage obtint un grand succès, quant au premier et au second acte ; au troisième, des critiques furent formulées, dont il n'y a point lieu ici de rappeler les causes, puisque ces causes n'existent plus. Le compositeur, on le sait, est un homme de bonne foi, incapable de transiger quand il a la conscience d'avoir fait tout ce qu'il doit faire pour l'honneur de son art, mais très sensible à une remarque judicieuse. Il a donc, dans les limites par lui jugées convenables, modifié son premier texte et réalisé cette version nouvelle et définitive dont Toulouse a eu la primeur.

 

M. B. Marcel, le critique musical de la Dépêche, m'écrit mon correspondant, a eu raison de dire qu'à la première exécution de Proserpine, en 1887, les spectateurs parisiens n'ont pas fait aux deux derniers tableaux, composant le troisième acte, l'accueil qu'ils méritaient, n'étant pas inférieurs musicalement aux deux autres. Il admet que, « déroutés par la légèreté d'une partie de l'œuvre, toute de grâce, toute de charme, ils refusèrent d'entrer spontanément dans le drame sombre qui se déroule à l'autre partie, ou que la surprise les empêcha d'en saisir immédiatement l'émotion tragique ».

 

C'est surtout en vue de corriger la brusquerie de la transition que le compositeur a écrit la version que nous venons d'entendre. Entre les douceurs et les grâces du tableau du couvent, qui fut bissé presque tout entier le soir de la première représentation, et la violence passionnée des scènes suivantes, le compositeur a placé un épisode naturellement émané du drame, comportant un chœur et un air de danse, qui sont une gradation habile et pittoresque vers le caractère nouveau de l'action.

 

Je ne dirai pas que l'interprétation ait mis en pleine valeur cette œuvre « charmante et forte », qui, selon le critique que je viens de citer, reste parmi les plus distinguées qu'ait écrites M. C. Saint-Saëns. « Je n'en sais pas du même maître, ajoute-t-il, qui soit d'une telle solidité de structure, d'un tel équilibre de composition... Comme pâte orchestrale, Proserpine est, avec la symphonie en ut mineur, ce qu'il a peut-être tramé de plus nerveux, de plus lumineux et de plus substantiel. »

 

Cette interprétation aurait été parfaite, et telle que l'avait arrêtée le compositeur, si, pour le rôle principal, on n'avait cru pouvoir substituer à l'artiste choisie par lui une autre cantatrice qui, fort intelligente, consciencieuse et bien disante, n'a point pourtant toutes les qualités vocales requises pour garder à ce rôle tout son mordant relief et tout son éclat d'expression.

 

Une telle modification radicale, dictée sans doute au directeur du théâtre du Capitole par des raisons d'État d'ordre intérieur, n'a pas été sans influence sur l'effet des deux derniers tableaux. Mais il suffit souvent d'une brève accoutumance pour remettre les choses en bonne voie. A la troisième représentation, que je viens de voir, le succès des interprètes s'est nettement confirmé et accentué. Pour l'œuvre, elle est de toute résistance et de valeur désormais éprouvée. Elle se fait aimer pour elle-même et ne reçoit aucune atteinte de l'emploi de costumes accommodés à la diable et de décors empruntés sans façon au vieux magasin du théâtre. Qu'importe ? Quand une œuvre est bonne, on peut la donner dans une grange. L'important est que l'expression en soit digne du maître qui l'a écrite.

 

Le chef d'orchestre du théâtre du Capitole est un artiste de grande valeur. S'il n'a pas apporté, à maintenir la distribution primitive, toute l'énergie que lui commandait son respect des intentions de l'auteur, il a du moins dirigé l'exécution de cette belle œuvre avec un soin particulier et une incontestable maîtrise.

 

Ainsi dit mon obligeant et fidèle correspondant.

 

On se souvient que le sujet de Proserpine est emprunté à un drame en vers d'Auguste Vacquerie, qui figure dans son volume : Premières années de Paris. Il avait, malgré la réputation faite aux romantiques de n'aimer point la musique, pris à cette adaptation un intérêt très vif, et il m'est permis de dire qu'il avait conçu l'idée d'une adaptation analogue pour son drame Formosa, représenté, il y a quelques années, à l'Odéon et qu'il a augmenté d'un acte encore inédit.

 

Ces souvenirs s'attristent de l'impression cause par sa disparition si prompte et si prématurée malgré les longs jours accomplis. Le temps semblait passer sur Auguste Vacquerie en l'effleurant à peine. Il avait l'apparence d'un homme de cinquante ans ; son regard tranquille et lumineux, son sourire, disaient sa bonté aiguisée d'esprit. Il était de cette génération forte et saine en qui la jeunesse survit à l'âge. Je regrette de ne pouvoir dire ici aujourd'hui quelle profonde estime, quel affectueux respect il m'avait inspirés et combien furent cordiales, intéressantes et charmantes les relations littéraires et amicales que Camille Saint-Saëns créa naguère entre nous.

 

 

 

15 mars 1895

 

Deux œuvres, deux dates, marquaient jusqu'à présent le passage au théâtre du compositeur Édouard Lalo : Namouna, en mars 1882, le Roi d'Ys, en mai 1888. De ces deux œuvres j'ai parlé ici (1), alors que le compositeur était encore en plein travail, en pleine lutte, en pleine espérance.

 

(1) La Nouvelle Revue, 15 mars 1882, 15 mai 1888.

 

On se souvient des conditions dans lesquelles se produisit ce ballet de Namouna, qu'il dut, sur commande, enfanter dans la douleur et qui n'en fut pas moins une partition de haute valeur. Alors qu'il avait tout prêt ce Roi d'Ys, qui ne devait voir le jour que six ans après, et dont la représentation, dès 1882, aurait peut-être valu à notre école nationale quelque bel autre ouvrage d'égale importance, on, avait trouvé commode de demander à Lalo quelques scènes de chorégraphie, ce pour quoi il n'était point fait, au lieu de lui ouvrir toutes larges les portes d'un théâtre dans lequel il était bien digne d'entrer. C'était le traiter en débutant, quand il eût fallu le traiter en maître. Et celui qui fit cela commit à bon escient cette faute. On le lui a vivement et justement reproché alors. Puis le Roi d'Ys est venu consacrer la renommée d'Édouard Lalo et lui faire oublier son premier déboire. Mais qui sait si les souffrances endurées au cours des pénibles répétitions, des laborieux remaniements de son ballet ne lui ont pas donné le coup auquel il devait succomber quelques années plus tard. Le triomphe du Roi d'Ys était fait pour le réconforter, mais le réconfort venait bien tard. Par lui l'artiste vivra, c'est par Namouna peut-être que l'homme est mort.

 

Avant ces deux partitions, Édouard Lalo avait écrit un Fiesque qui a été publié, mais que le théâtre n'a jamais connu et vraisemblablement ne connaîtra jamais, œuvre marquante pourtant, mais n'ayant point encore la fermeté de conception dramatique et la belle méthode qui présidèrent plus tard à la construction du drame lyrique que l'Opéra-Comique a donné en 1888, ce Roi d'Ys, dont la place était à l'Opéra.

 

Mais si tout était à sa place, il se verrait, dans le monde bizarre du théâtre, bien des choses subversives de l'ordre établi.

 

A Fiesque, premier ouvrage non représenté, il faut ajouter maintenant la Jacquerie, opéra commencé par Édouard Lalo et dont l'achèvement et par conséquent la représentation sont dus à M. Arthur Coquard, qui, d'une main respectueuse, a recueilli la partition inachevée du maitre, en a pénétré l'esprit, et, s'en inspirant très religieusement, l'a terminée avec une supérieure entente de ce qui convenait à un pareil sujet, en y appliquant d'ailleurs ses très belles facultés personnelles.

 

M. Gunsbourg, directeur du théâtre de Monte-Carlo, a adopté l'ouvrage ; il lui a donné tous ses soins, il l'a monté et supérieurement monté, avec une rapidité prodigieuse, et, si j'en crois les impressions de la première heure, il vient d'enrichir notre répertoire national d'une production magistrale.

 

Voilà encore une leçon d'initiative et de goût donnée à Paris. Naguère, de telles leçons lui venaient du Nord ; elles lui viennent maintenant du Midi. C'est un investissement très heureux et l'enseignement est bon à recueillir de cette décentralisation profitable, ou, pour mieux parler, de cette expansion de l'art musical qui déborde de Paris pour se répandre partout où des intelligences se peuvent grouper à l'appel d'un audacieux et d'un habile.

 

La Jacquerie, opéra en quatre actes et cinq tableaux de M. Édouard Blau et de Mme Simone Arnaud, musique d'Édouard Lalo et de M. Arthur Coquard, a été représentée à Monte-Carlo, le samedi 9 mars, presque dix ans jour pour jour, après Namouna donnée à l'Académie nationale de musique.

 

C'est un drame violent, sentimental et simple, ainsi que les aime et les réalise Édouard Blau, le poète du Roi d'Ys, auquel les circonstances ont associé Mme Simone Arnaud, au moment même où ce livret passait des mains d'Édouard Lalo à ceux de M. Arthur Coquard.

 

L'action est en plein XIVe siècle. Elle évoque le souvenir des luttes politiques du temps d'Étienne Marcel et aussi celui des révoltes religieuses des Albigeois. Elle n'emprunte que son cadre à la grande étude de Prosper Mérimée ; elle s'y formule en une tragique aventure d'amour, de cet amour qui, dans deux mondes différents, dans deux partis opposés, violemment soulevés l'un contre l'autre, prend les deux éléments de la rencontre desquels vont sortir la flamme et la foudre. Roméo et Juliette, Raoul et Valentine, sont toujours là séduisants et terribles ; ils se dressent devant le dramaturge comme les protagonistes indispensables de toute fable se mouvant dans le domaine et sous le reflet de la vérité historique. Il en résulte assurément quelque chose de convenu, de déjà vu, qui ne concorde pas absolument aux idées mises en honneur depuis quelques années et encore à l'état de nébuleuses ; mais ici la clarté, le mouvement et la passion, qualités éminemment françaises, l'emportent sur tout et font vite pardonner à l'auteur de se rattacher à nos classiques, en une langue, d'ailleurs, très poétique et élégante.

 

On est au mois de mai 1358, dans un village du Beauvoisis, à la veille de la grande levée de la Jacquerie. Le sénéchal du comte Gautier de Sainte-Croix repousse durement et menace les serfs qui se refusent à fournir la dot de Blanche de Sainte-Croix, fille du comte, fiancée au baron de Savigny. « Quand finira notre misère ? » se demandent tristement les paysans. — « Quand vous l'aurez voulu ? » répond Robert, un paysan comme eux, qui représente dans ce groupe la justice et la pitié, de même qu'un autre paysan, Guillaume, y représentera la révolte brutale et la vengeance aveugle.

 

Robert raconte, là, à sa mère Jeanne comment, à Paris, d'où il arrive, ayant pris parti pour un pauvre homme qu'on maltraitait, il a été blessé, puis recueilli, soigné et sauvé par une jeune fille inconnue. Cette jeune fille, on s'en doute, c'est Blanche de Sainte-Croix et à la fin de l'acte, une rencontre, un mot, vont nous l'apprendre.

 

Dans la forêt, au second acte, les paysans, décidés à la révolte, sont réunis. Leur chef, ce sera Robert. En vain, sa mère veut l'arrêter. Ses supplications sont vaines.

 

Bientôt, dans le château du comte, au milieu des joies et des ébats de la fête de mai, des cris furieux éclatent. Les Jacques sont là. Le châtelain essaye de les haranguer. Sa fille Blanche paraît à son tour. Robert la reconnaît. Son cœur s'attendrit. Il sauvera Blanche ! Il sauvera le comte ! — Mais le farouche Guillaume ne lui en laisse pas le temps et abat le vieillard d'un coup de hache. Robert emporte Blanche évanouie. Il va la confier aux soins de Jeanne, sa mère.

 

Après quelques combats heureux, les Jacques sont traqués par l'armée féodale. C'est dans cette situation désespérée que vont se retrouver les personnages. Robert n'a plus d'illusions : sa perte est prochaine. Il implore le pardon de Blanche de Sainte-Croix. Ce pardon, elle le refuse â celui qu'elle considère comme le meurtrier de son père. Mais, quand les Jacques traqués de toutes parts accourent en masse, quand ils accusent Jacques de les abandonner, quand ils veulent le tuer et que Blanche comprend que tout salut est pour lui impossible, elle cède à la passion dont la flamme secrète depuis longtemps la dévore.

 

— Robert, je t'aime, s'écrie-t-elle ;

 

... La mort nous fait égaux.

Les mourants peuvent bien s'aimer sur des tombeaux.

 

Le suprême duo d'amour commence, tandis que les cris de mort se rapprochent. Guillaume frappe Robert, comme il a frappé naguère le comte de Sainte-Croix. Robert succombe, souriant à sa bien-aimée :

 

Mon âme te précède ! — Elle s'envole heureuse.

 

Et à Savigny, son fiancé, qui vient la délivrer et la reprendre, Blanche répond :

 

Je suis à Dieu désormais !

 

Et, dans un « merci » où passe tout son amour, s'exhale l'âme de Robert.

 

Sur ce poème, simple, je l'ai dit, et où il ne faut chercher aucun symbolisme, en dehors de celui qui se formule en Robert et Guillaume, l'intelligence et la brutalité, ce qui est bien heureux, car le théâtre, quoi qu'on en puisse écrire, vit surtout d'une action nettement saisissable d'où découle une conclusion morale, façon de symbolisme plus à la portée des foules que celui de la pédagogie régnante, sur ce poème, Édouard Lalo et M. Arthur Coquard ont écrit, dans des conditions maintenant très connues, une noble partition.

 

Le premier acte est de Lalo ; la suite de M. Arthur Coquard. L'ordonnance générale établit entre les deux auteurs une belle et heureuse solidarité, car l'idée du premier créateur plane sur le tout. Le résultat est tout à la gloire de l'un, tout à l'honneur de l'autre.

 

On sait les qualités maîtresses de Lalo. Il les a gravées de nouveau au seuil de l'œuvre, en ce tableau d'exposition qui nous décrit les supplications et les violences de la rencontre des paysans et de l'impitoyable sénéchal, la scène entre Robert et sa mère, le pourchas des rebelles ordonné par le comte, la mélancolique rêverie de Blanche et la brusque reconnaissance qui clôt cette première partie.

 

Au delà, M. Arthur Coquard a fait de lui-même, et il a bellement besogné. Les yeux fixés sur son modèle, mais fort aussi de, sa propre force, il s'est révélé comme un compositeur aux idées abondantes et variées ; une instrumentation riche et souple les revêt d'une enveloppe brillante. Le compositeur a de la force, de la grâce et de l'émotion. Il comprend le théâtre, et voilà l'essentiel. On ne manquera pas de lui dire qu'il a de qui tenir. On lui nommera Meyerbeer, Wagner, Saint-Saëns ou Massenet. Il s'en consolera en pensant que, dans l'avenir, il se trouvera quelqu'un pour affirmer que telle œuvre nouvelle ressemble, par endroits, à du Coquard.

 

Il y a là maintes belles pages. Il faut citer le second tableau tout entier, les paysans dans la forêt, d'une tenue et d'un lyrisme superbes. Il a obtenu un succès considérable.

 

Puis viennent les délicieuses scènes du « Mai », qui sont comme une bouffée d'air printanier dans cette ombre d'où monte déjà l'horrible odeur du sang.

 

Le dernier acte est, à mon sens, le plus beau, le plus touchant aussi. Je voudrais descendre plus avant dans l'intimité de cette grande œuvre, qui ne fait que passer, pourrait-on dire. Mais elle reparaîtra, et ce sera à Paris qu'on la pourra examiner avec moins de hâte, avec le soin minutieux dont elle apparaît digne.

 

Nous avons en M. Arthur Coquard un compositeur dramatique de plus. Le voilà, du moins, dégagé de la foule, de cette foule lamentable des compositeurs où tant de valeurs réelles se meuvent dans l'ombre, où tant d'efforts se brisent au dur rocher.

 

Son prochain ouvrage sera de lui seul, et c'est à son respect pour la mémoire d'Édouard Lalo, à son devoir bien rempli envers le maitre, qu'il devra l'autorité sans laquelle les portes hésiteraient encore certainement à s'ouvrir devant lui, suivant la terrible loi commune.

 

Mme Deschamps-Jehin, Mlle Lowentz, MM. Jérôme et Bouvet, et encore M. Ughetto, interprètent la Jacquerie avec une incontestable supériorité. M. Jehin conduit l'orchestre avec cette maîtrise dont chaque ouvrage nous est une nouvelle preuve.

 

On a beaucoup admiré la mise en scène des chœurs, leur participation constante à l'action. Il y a là un travail d'éducation communément trop négligé, et qui fait grand honneur à l'intelligence et à la patiente volonté de M. Gunsbourg.

 

II

 

Deux jours avant la Jacquerie à Monte-Carlo, le théâtre de Nice donnait Onéguine [Eugène Onéguine], de Tchaïkovski. L'ouvrage n'est pas nouveau. Il porte, dans le répertoire du compositeur, le n° 24. Comme Lalo, le compositeur russe a été prématurément enlevé à son art et de grands honneurs lui ont été rendus dans son pays natal. En France, il était bien connu et justement aimé. De sa retraite de Kline, près de Moscou, où il a écrit une grande partie de ses ouvrages, il sortait parfois pour venir à Paris diriger quelque concert composé d'œuvres personnelles, et plus souvent pour aller à Pétersbourg surveiller les répétitions de ses opéras, que le tsar Alexandre III tenait en grande estime.

 

Onéguine est, selon son titre même, un « drame lyrique intime » d'après Pouchkine, paroles françaises de M. C. Delines, et se développe ainsi qu'il suit.

 

Mme Larina a deux filles : Olga et Tatiana, l'une rieuse et insouciante, l'autre rêveuse, sensible et grande liseuse de romans. Lenski, fiancé d'Olga, amène dans la maison un jeune voisin — c'est Onéguine — dont Tatiana s'éprend bien vite. Elle lui écrit, lui avoue son amour ; l'aveu reste sans écho dans le cœur du jeune homme, froid, frivole et léger. Bientôt, au milieu d'une fête chez Mme Larina, non content d'avoir dédaigné Tatiana, Onéguine fait la cour à Olga, qui est très coquette, et quand Lenski se réclame de son titre de fiancé pour danser avec elle, il subit les railleries de son ami. On se dispute, une insulte en résulte qui amène entre Onéguine et Lenski une rencontre, dans laquelle ce dernier est tué. Le temps s'écoule. Tatiana, désenchantée et lasse de la vie, est devenue la femme sans amour, mais la femme respectueuse et fidèle du vieux prince Grémine. Cousin du prince, Onéguine reparaît. Une passion lui est venue pour cette Tatiana dont il repoussa jadis la tendresse. Ce premier sentiment n'est pas mort dans le cœur de Tatiana. Il se réveille ; mais, fidèle à son devoir, tout en avouant son amour à Onéguine, la princesse lui dit un éternel adieu.

 

Onéguine partira. Tatiana continuera à vivre, résignée et dévouée, près de son vieil époux.

 

Il y a dans cette pièce un parti pris manifeste de renoncer aux formes conventionnelles de l'ancien opéra, de faire de la vie réelle, autant que le langage musical le peut permettre. Certains détails de mise en scène accusent franchement ce parti pris. Au premier acte, par exemple, le rideau se lève sur une scène de ménage nous montrant cette bonne bourgeoise qu'est Mme Larina, maniant une bassine et aidée de la Niania, la vieille nourrice, en train de faire ses confitures. Au second acte, la valse, le cotillon, le caquet des mamans qui font tapisserie, le babil des jeunes filles... Rien ne manque, pas même le banal : « Charmante soirée ! » des indifférents. Puis, à la suite, vient le duel, très correctement réglé et avec un parfait souci de la vérité.

 

La musique de Tchaïkovski, comme le goût qui s'accuse dans le choix de ses poèmes, le montre surtout jaloux de se rapprocher de la formule française ; mais il ne peut échapper à l'influence de son origine. Son réalisme se double de pittoresque. Le chœur dansé de la seconde scène du premier acte est charmant :

 

Sur le pont de la rivière

Un berger vint à passer.

Ali oulia li ou li !

 

Cela a la saveur franche de ces airs petits-russiens que nous entendîmes, il y a deux ans, aux Menus-Plaisirs.

 

Le rôle de Tatiana abonde en ravissantes pages pleines de sensibilité et de tendresse vraie. Les scènes dramatiques sont traitées avec beaucoup de sobriété et de force. Je ne pense pas que la vive estime que j'ai conçue pour le caractère de Tchaïkovski, en mes entretiens avec lui, pour sa haute conscience d'artiste clairement révélée dans ses lettres, m'aveugle sur son mérite réel. C'est un compositeur pour lequel il me semble qu'on a manqué quelquefois de justice. On lui oppose volontiers quelques-uns de ses compatriotes, d'une rare valeur, il est vrai, mais ne diminuant en rien celle de l'auteur d'Onéguine, qui parle mieux et plus familièrement à l'âme de la foule.

 

Si ce compositeur eût vécu, nous aurions probablement eu à Paris son dernier ouvrage : la Dame de pique, écrite avec les mêmes préoccupations de réalisme qu'Onéguine, et peut-être aussi un drame hindou dont il avait lui-même choisi le sujet et tracé les grandes lignes.

 

En cette quinzaine particulièrement abondante, une autre partition russe m'est arrivée avec celle d'Onéguine. C'est l'Orage, opéra en deux actes de M. W. Rebikoff sur un livret de M. S. Plaskine ; petit drame rustique, dans le goût des œuvres rapides, pittoresques et violentes, dont Cavalleria Rusticana a fourni le type.

 

Devant la chaumière de Romacin, le garde-chasse, des jeunes filles passent, invitant Hélène, sa femme, à la cueillette des fleurs et des champignons. Les soins du ménage la font s'excuser et la retiennent au logis. Survient un ami d'enfance, Georges, le favori du seigneur du pays. Il aime Hélène et le lui dit. Elle le repousse avec un trouble qui n'échappe pas au garde-chasse quand il rentre. Mais ce trouble, il l'attribue tout simplement aux approches d'un terrible orage. Il rassure Hélène et il retourne en forêt, tandis que Georges se jure de triompher de la résistance d'Hélène ou d'en tirer vengeance. Cela fait le premier acte. Au second, qui se passe dans le même milieu, l'heure suivante, le seigneur est fêté par ses paysans qui l'accueillent en buvant et en dansant. L'orage continue à gronder, se rapprochant peu à peu, tandis que Georges chante deux chansons en s'accompagnant de la balalaïka. Les paysans partis, le seigneur, depuis longtemps amoureux d'Hélène, lui fait l'aveu de cet amour. Hélène s'enfuit, puis revient, serrée de près par le galant. Georges, croyant qu'Hélène, qui l'a dédaigné, est la maîtresse du seigneur, va prévenir le garde-chasse qui se précipite et poignarde le noble amoureux. « Qu'as-tu fait ? crie Hélène. — J'ai tué », répond simplement le mari.

 

M. Rebikoff, l'auteur de l'Orage, est un symphoniste plus à l'aise dans les grandes pages descriptives que lorsqu'il s'agit de serrer de près l'action dramatique. Là, ses idées, pourtant abondantes, ne se développent pas toujours aussi largement qu'on le pourrait souhaiter. Des modulations fréquentes nuisent un peu, d'autre part, à la netteté de la ligne ; mais l'Orage est un ouvrage d'un réel intérêt et d'une tendance bien franchement moderne.

 

J'aurais voulu ajouter à ces lignes des détails sur le nouvel opéra de M. Pierre Mascagni, qui vient d'être représenté à la Scala de Milan. Mais j'ai atteint les limites qui me sont tracées pour cette chronique. Il faut que je me borne à une mention sommaire de ce Ratcliff, sur lequel j'aurai probablement à revenir, si M. Sonzogno, selon les projets qu'on lui prête, nous le donne, à Paris même, dans quelques semaines.

 

Le jeune compositeur, dont la fortune a été si rapide avec Cavalleria Rusticana, est un infatigable artisan de musique et aussi un chercheur toujours en quête de nouveauté. Le Fremdenblatt a appelé Mascagni « le vrai inventeur du drame musical italien » et cette opinion correspond à celle de ses compatriotes qui ne lui ménagent pas les éloges.

 

Il intitule bravement son ouvrage « drame romantique » et jamais titre n'a été mieux justifié — on sait que ce sujet vient en droite ligne d'Henri Heine et présente une suite de tableaux fort noirs — ayant pour principal personnage Guillaume Ratcliff, lequel tue successivement tous les fiancés de sa cousine, la tue à son tour et, finalement, se suicide. Nous voilà loin du bon vieil opera buffa italien, tout pétillant de verve et de jeunesse.

 

Nonobstant cette sorte de pessimisme musical, l'œuvre est de valeur et porte les signes d'une véritable sincérité.

 

A première vue, les points saillants de cette partition sont le prélude, un grand récit, un Pater noster, puis un orage, quelques exquises mélodies et surtout au troisième acte une page terminale supérieurement dramatique et pittoresque, enfin un duo d'amour qui marque le sommet de l'ouvrage.

 

On me pardonnera la sécheresse de cette nomenclature qui n'a pas même l'importance d'une table thématique — La Jacquerie a fait tort à Ratcliff j'en suis fâché ; mais je n'en ai aucun remords !

 

 

 

01 avril 1895

 

Il y a bien près de quinze années, le 15 mai 1880, paraissait ici même un assez important travail : la Question du Théâtre-Lyrique. Depuis cette date, la Nouvelle Revue n'a cessé, toutes les fois que l'occasion s'en est présentée, de plaider la cause des jeunes musiciens, des musiciens nouveaux, de ceux surtout qui, nous revenant de l'Académie de France à Rome, tout rayonnants d'espérance, sont bientôt précipités dans les pires désillusions. A mener cette campagne depuis tant de jours, j'avais fini, la voyant inféconde, par concevoir quelque fausse honte de l'avoir entreprise, et je commençais à esquiver les occasions de la reprendre, à tout propos, comme je l'avais fait jusqu'ici, quand une nouvelle qu'il faut croire sérieuse est venue me rendre quelque confiance en l'avenir.

 

La création d'un Théâtre lyrique municipal a été proposée à l'une des dernières séances tenues à l'Hôtel de Ville, et l'examen de cette proposition immédiatement renvoyée aux deux commissions compétentes : celle du service général et celle des beaux-arts. La chose s'est faite, semble-t-il, comme par la seule force d'une lente et mystérieuse évolution des idées et peut-être aussi, raconte-t-on, sous l'inspiration d'une personnalité fort expérimentée et désireuse d'étendre avantageusement le champ de ses expériences. Quoi qu'il en soit, l'art musical, la vulgarisation des chefs-d’œuvre émanant de cet art, ne peuvent que gagner à la suite qui sera donnée à cette question, le penchant même des esprits devant en déterminer le résultat depuis si longtemps souhaité. Sous quelle forme se traduira ce résultat ? La Ville créera-t-elle un privilège au profit d'un entrepreneur agréé par elle ? Ce privilège sera-t-il doublé d'une copieuse subvention ? Se donnera-t-elle enfin le noble luxe d'un Théâtre lyrique en régie ? Autant de questions qui seront à examiner une à une, en temps et lieu, mais dont il n'y a point présentement à entreprendre l'étude.

 

Je veux seulement passer en revue les idées qui ont été déjà exprimées en ces chroniques sur le principe même de la question.

 

Un troisième théâtre lyrique est indispensable à Paris. Cette idée, formulée à la veille de l'Exposition de 1878, à la veille de l'Exposition de 1889, devient plus actuelle encore, d'une actualité plus aiguë et plus pénétrante, à la veille de l'Exposition de 1900, qui va résumer tous les efforts du siècle achevé et grouper toutes les espérances du siècle nouveau.

 

Ce sera un très beau centenaire ; il ne faut pas que la musique française s'y présente en état flagrant d'infériorité par rapport aux autres arts ; il faut que toutes les facilités soient données à la large expansion de ses créations. Il ne nous suffira pas, il ne suffira pas à l'opinion que l'Académie nationale de musique y déroule, devant un public cosmopolite, le cycle wagnérien ; on lui demandera un cycle français, et ce sera son orgueil et son devoir de dresser, à côté du monument triomphal qu'elle entreprend d'élever au compositeur saxon, un autre monument où tous ceux de la pléiade française se trouveront représentés par leur œuvre la plus brillante. Il ne s'agira pas alors de gagner de l'argent : il s'agira de gagner de l'honneur, et dès maintenant ceux qui président aux destinées des institutions de l'État vont certainement prendre soin qu'il en soit ainsi.

 

L'Opéra-Comique arrivera à cette revue séculaire avec son ancien répertoire, si plein, si varié et si charmant, avec son répertoire moderne, déjà riche d'ouvrages de haute valeur et classés comme tels dans l'estime du public.

 

Le Théâtre lyrique municipal personnifiera l'effort de l'esprit moderne, le mouvement en avant, l'audace des généreuses tentatives et aussi le culte raisonné des ancêtres. Il ouvrira une sorte de musée rétrospectif où la foule viendra s'instruire des choses du passé, les comparer aux choses du présent ; il développera l'exercice d'un sens nouveau. Les représentations à prix réduit prouvent trop rarement, mais très sûrement, la délicatesse et l'impressionnabilité de ce sens. Un public sans passion, sans préjugé, sans parti pris d'école, vient là, écoute avec une foi naïve et se trompe rarement. C'est là ce qu'il faut encourager ; c'est cette éducation des foules qu'il faut continuer en leur procurant le plus fréquemment possible l'occasion des plus nobles et des plus pures jouissances.

 

« La musique, disions-nous naguère, nous fait rêver, aimer, pleurer ; elle nous charme, elle nous égaye, elle nous transporte ; elle nous prend par les sens et par l'esprit ; elle est donc indispensable ; elle fait partie de ce superflu, qui est devenu le nécessaire pour les sociétés avides de jouissances délicates et arrivées à leur plein épanouissement intellectuel.

 

Je comptais, en mai 1880, que, depuis la fondation de l'Académie de France à Rome en 1803, il ne nous avait été révélé, pour soixante-seize lauréats, que peu de personnalités marquantes. Hérold venait en 1812, Halévy en 1819, Berlioz en 1830. Gounod et ceux de sa pléiade suivaient. On aurait bientôt fait de les nommer.

 

Depuis 1880, qui avons-nous vu naître ? Quel nom radieux avons-nous consacré durant ces quinze années ? Est-ce la faute des hommes, est-ce celle des institutions, si la liste est si pauvre de ceux qui peuvent passer pour arrivés, de ceux mêmes qui paraissent s'être sérieusement mis en marche ? C'est évidemment celle des institutions, car jamais les hommes ne furent mieux armés intellectuellement et professionnellement pour la lutte, nourris de plus fortes études, épris d'un idéal plus élevé.

 

A ce théâtre lyrique qui va naître, les objections ne manqueront pas. Elles seront celles que l'on donnait lorsque l'audacieux Adam s'avisa de fonder le Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple, périlleuse entreprise, sans doute, mais qui ne nous en a pas moins valu une série d'œuvres qui ont changé l'orientation du goût public. Ces objections ne vaudront pas mieux aujourd'hui qu'alors et ne seront point, il faut l'espérer, pour paralyser le mouvement généreux qui vient de se manifester dans la puissante assemblée municipale.

 

Il s'y trouve des hommes qui aiment la musique et peuvent lui assurer une majorité.

 

Il n'en allait pas tout à fait de même à la déjà lointaine époque dont j'évoque le souvenir. Vers la fin de 1880, il y eut une grande désillusion parmi les jeunes compositeurs, encore tout animés du souvenir des représentations lyriques données à la Gaîté. Le bail de ce théâtre finissait, et quand il s'était agi de le renouveler, une opinion avait prévalu dans le conseil. Selon cette opinion, le drame étant beaucoup plus moralisateur que la musique, c'était au drame seul — et pour quinze années — qu'il fallait officiellement consacrer ce théâtre. Je confessai alors quelque scepticisme à l'égard de cette condition dictée par un très estimable sentiment, mais que les événements me paraissaient devoir pervertir à brève échéance. Comme en intronisant solennellement le drame sur cette belle scène municipale, on ne garantissait naturellement pas à l’entrepreneur qu'il tirerait non seulement gloire, mais encore profit de cette investiture et que ce dernier faisait les frais de la campagne, ce qui me semblait à craindre arriva. Le drame ne réussit pas et la musique légère, mise en interdit, fit un mouvement tournant, laissant derrière elle la grosse forteresse du cahier des charges, et rentra dans la place, où elle est encore. Ce qu'on avait refusé à l'art lyrique pur, l'opérette, la féerie ou le pseudo-opéra-comique le reprenaient.

 

Les choses ne sauraient se passer ainsi aujourd'hui. Un théâtre municipal s'ouvrira à la vraie musique dramatique. Lequel ? C'est ce que les événements nous apprendront bientôt. En attendant, les combinaisons foisonnent. J'en connais et des plus sérieuses, dont les éléments sont assez variables, mais qui toutes, du moins, présentent un programme artistique analogue : Variété des spectacles, remise en honneur des anciens chefs-d’œuvre ignorés de la masse et devant servir à son éducation graduelle, et enfin production de nouveaux auteurs, mise en lumière de nouveaux artistes, par un entraînement incessant. C'est ainsi que l'on pourra intelligemment grouper les œuvres les plus audacieuses, les plus osées et certaines partitions depuis longtemps délaissées, dédaignées par la mode changeante, et, selon un mot de Saint-Saëns que j'aime à répéter, arrivées comme la Dame Blanche à ce point charmant où ce qui était « vieux », dans le mauvais sens du mot, devient « ancien » et reprend une seconde jeunesse, dont est faite parfois l'immortalité.

 

Quand se posa pour la première fois la question du Théâtre lyrique, surtout en vue de ce bail de la Gaîté, une trentaine d'ouvrages restaient en souffrance entre les mains dés compositeurs, dont plusieurs n'étaient pas les premiers venus.

 

Beaucoup de ces ouvrages ont été joués en ces quinze années, et, à leur tête, ce Sigurd, qui restera célèbre non seulement par sa valeur, mais aussi par la longue attente imposée à son auteur. D'autres depuis sont nés, qui ont élevé le chiffre des prétendants bien au delà de trente.

 

Je ne sais dans quel esprit tous ces ouvrages sont conçus ; mais si je considère le but que l'institution nouvelle devra se proposer d'atteindre, ceux-là seuls auront quelque chance de voir le jour, dont la poétique sera résolument française et qui réaliseront le drame lyrique et l'opéra tels que les conçoivent les esprits soucieux de nouveauté et de clarté, ce qui n'est point incompatible.

 

Mais, quoi que nous devions attendre après tout, il faut nous réjouir de ce qui nous viendra. Une sélection naturelle se fera des créations destinées à vivre. Ces essais, comme ces restitutions de l'art ancien, qui nous apparaissent si désirables, coûteront assurément beaucoup d'argent, car, nonobstant les plus belles résolutions économiques, il n'est pas de musique à bon marché, de bonne musique s'entend.

 

Que le Théâtre municipal doive être populaire, c'est incontestable. Pour l'être, toutefois, comme il faut entendre qu'il doit l'être, la Ville devra lui assurer de solides ressources budgétaires et ne rien épargner pour donner à bon marché à ses citoyens des spectacles instructifs, des récréations intellectuelles qui coûteront assurément fort cher.

 

Paris est la seule grande municipalité de France qui n'ait pas son Opéra à elle. Coûte que coûte, elle finira par vouloir se le donner.

 

 

 

15 avril 1895

 

Un triomphal succès vient d'accueillir la dernière œuvre de Benjamin Godard, cette Vivandière écrite aux suprêmes heures de sa vie et qui, par un frappant et douloureux contraste, ne nous parle de l'artiste descendu dans l'ombre, au milieu des angoisses et des larmes, qu'en des pages éclatantes de franche joie, de couleur et de lumière.

 

C'est une pièce de peintre. Quittant le pinceau pour la plume, ainsi que déjà il l'avait fait pour la Navarraise, drame militaire comme la Vivandière, mais drame sanglant, quand tout ici finit en idylle, M. Henri Cain n'a mis, en cette affaire, pas plus de prétention dans le fond que dans la forme, et il a bien fait. En dessinateur, préoccupé jusque dans les moindres détails, surtout de ce qui frappe il a poussé le soin jusqu'à donner à sa prose l'aspect du vers, en la présentant dans la brochure en lignes agréablement inégales, qui, à distance, donnent l'illusion du rythme. — C'est une façon, d'hommage à la poésie lyrique.

 

De même, entraînant le spectateur à sa suite, à travers une galerie pleine de peintures, de lithographies et d'estampes rappelant la grande épopée française, il l'a mené vers un coin familièrement pittoresque et y a choisi une série de dessins de Raffet et de Charlet, vite rattachés l'un à l'autre par un fil dramatique très léger.

 

Cela est plein d'ingénuité et de charme, de ce charme auquel n'échappent pas même ceux qui ont écrasé leur sensibilité sous le poids lourd du scepticisme et des abstractions. La vivandière « troupier fini » dans les allures, au fond âme délicate de mère ; le sergent à la trogne empourprée et balafrée, dur à cuire et bon enfant ; le petit volontaire sentimental, fragile et joli comme une fillette, brave comme un lion ; la blonde amoureuse, fille des champs recueillie au château, et les grognards en loques, et les jeunes recrues, et les voltigeurs sans souliers, et le petit tapin de dix ans qui bat allégrement sa caisse plus grosse que lui, à la tête de la compagnie dépenaillée, rien n'y manque, pas même le chef vendéen, poudré, correct, haut boutonné, la cocarde blanche au chapeau, traversant, sans rien perdre de sa morgue, les groupes bruyants, blagueurs, rieurs et héroïques.

 

Des figures plutôt que des caractères, des scènes vivantes et grouillantes plutôt qu'une action suivie, voilà ce qu'il faut voir dans ces trois actes, lanterne magique dont les verres passent, hardiment colorés, sur la toile blanche, faisant, pour l'amour de la diversité, succéder une manœuvre à une marche, une scène de bivouac à un duo d'amour, un entretien sentimental à une chanson de cantine. C'est un sujet qu'on ne saurait s'aviser de juger de trop haut, sans passer pour un pédant : il faut le voir sans façon, bien en face, à la bonne franquette, comme il est présenté.

 

De même pour la musique, dont Benjamin Godard a « illustré » ces « illustrations », préoccupé évidemment, des mêmes effets superficiels, mais saisissants. — Ainsi se formule un ouvrage du genre vraiment populaire et celui-là en est un, et des meilleurs, et de ceux qui doivent durer. Certes, le compositeur du Tasse, des Guelfes, de Jocelyn et de Dante n'a touché ici ni la corde d'or, ni la corde d'airain de la grande lyre ; mais il a fait rouler le tambour, sonner le fifre aigu, tonner le canon ; il a mis dans l'air la griserie de la poudre, et çà et là la commotion de la foudre ; il a roucoulé des romances sentimentales de troupier en veine de galanterie et modulé des mélodies idylliques ; la note émue pour une lettre du pays lue avec des larmes dans la voix, une prière à la Vierge sont venues à leur tour, uniquement peut-être parce que la gamme des impressions cherchées n'eût pas été complète sans cela. Le programme est rempli, et il n'y a rien à demander de plus ici à un musicien qui, pour parler le langage quelque peu ridicule, mais très courant de notre époque, a écrit une partition parfaitement adéquate à son sujet. Elle n'a pas toujours la bonhomie des anciens faiseurs, elle s'exalte parfois, elle s'emporte en des éclats où se reconnaît le sang ardent du compositeur dramatique à l'étroit dans les limites imposées ; mais elle rit, elle chante, elle danse, elle blague, elle s'émeut, et le public qui a la fibre sensible n'en demande pas plus pour cette fois. Et nous-mêmes, en dépit de notre esthétique, nous suivons le mouvement de la masse, nous allons du grave au plaisant et du compassé au désordonné, et nous y prenons plaisir sincèrement.

 

Pour moi, je l'avoue, j'aime mieux une œuvre de ce genre, franchement réactionnaire, qui me parle une langue rustique et naïve, toute vibrante de la belle crânerie française, que les vagissements musicaux des avortons qui se traînent à l'ombre du monument gigantesque de Richard Wagner, s'imaginant qu'ils y gagneront le mal sublime de son génie.

 

Je salue donc en la Vivandière une œuvre comme il en faut accueillir de temps en temps pour amuser ce grand enfant qu'est le public de tous les jours et pour qui enluminures d'Épinal sont plus plaisantes que toiles de maître, et aussi pour taquiner les magisters, que ces petits jeux de la musique indignent si plaisamment.

 

La partition de la Vivandière abonde en motifs anciens ; elle est tout imprégnée de l'atmosphère de la Révolution, le Chant du Départ en ponctue la dernière phrase vocale. Bien qu'il n'y ait pas lieu de là juger autrement qu'en bloc, malgré la diversité de ses aspects, j'en veux pourtant citer quelques traits au passage : la chanson de marche du début : « C'est l'adjudant Tue-Mouches » ; les couplets de Marion ; la chanson militaire du sergent La Balafre : « C'est Stofflet qu'avait promis » ; et surtout son récit de bataille, tout plein de furia française, et que fait valoir la curieuse et originale mise en couleur obtenue par une instrumentation sobre et puissante. Puis aussi, je dois noter le sentiment poétique et délicat de toute la partie tendre, qui fleurit entre les épisodes militaires et populaires, petites vignettes en taille-douce parmi ces croquis, d'une touche vive, lestement enlevés.

 

La vivandière Marion, c'est Mlle Delna, qui ne maudit plus « l'horrible guerre » de l'Attaque du Moulin ; qui se plaît, au contraire, au milieu du fracas et des aventures et y brille de sa gaieté, de son ardeur et de son admirable instinct dramatique ; sa voix très belle s’y dépense généreusement ; si robuste qu'elle soit pourtant, il semble qu'on lui ait demandé des efforts où éclate son courage, mais où pourrait peut-être s'épuiser une partie de ses moyens. Ce serait grand dommage. Heureusement, les vacances viendront qui feront disparaître toute trace de fatigue. En attendant, le succès de Mlle Delna a été aussi considérable que justifié.

 

Fugère a, comme elle, emporté le public, par sa diction si chaude, par son jeu si intelligent, si bien approprié à la caractérisation de son personnage. Rien n'est plus pittoresque que ce sergent La Balafre arrivant au premier acte, rouge comme une brique, la moustache à la gauloise, les longs cheveux embrouillés sur la face coupée d'une belle cicatrice. Et comme il joue et comme il met en relief ce qu'il chante ! On ne saurait trop le répéter.

 

Le gentil ténor Clément, la gracieuse Mlle Laisné, le baryton Mondaud, d'une très haute allure en chef vendéen, M. Badiali, un autre baryton de valeur, chargé du rôle du capitaine Bernard, M. Thomas, en naïf volontaire, M. Huet et M. Ragnaud, voilà le complément d'une de ces interprétations parfaites, comme sait les réaliser M. Carvalho, qui a mis à présenter la Vivandière ce soin méticuleux et ce sentiment artistique raffiné qu'il apporte en toutes choses.

 

Les décors, les costumes en sont encore la preuve. Ils sont conçus et exécutés selon la réalité et selon la vérité historique. Nous voilà loin des troupiers musqués, fardés, tirés à quatre épingles qui, d'ordinaire, nous arrivent de la bataille sans un grain de poussière. C'est un régal pour les yeux que cette troupe de « Mayençais » s'arrêtant pour camper dans un village lorrain ; collection de types habillés, chiffonnés d'une main adroite par le dessinateur Thomas ; puis en uniformes  neufs, bien lavés, bien peignés, pour danser la fricassée avec de jolies filles fraiches comme des bouquets de mai, dans trois décors où Rubé, Jambon et Lemeunier ont rivalisé de talent.

 

Les chœurs, instruits par M. Fauchey, dirigés excellemment par M. Carré, « jouent », se meuvent, s'intéressent à l'action. C'est un fait trop rare dans nos grands théâtres, et même dans les petits, pour ne pas le relever avec des éloges.

 

L'orchestre est toujours magistralement mené par Danbé !

 

Et voilà la Vivandière partie, pour une campagne qui promet de durer longtemps, après l'éclatante victoire du premier soir.

 

 

Dans la même semaine, le minuscule théâtre de la Galerie-Vivienne conviait la critique à la première représentation de trois actes, tirés par M. Lenéka de la Mare au diable, de George Sand, adaptation sommaire, où la prose délicieuse de l'auteur original s'accommode, non sans quelque entorse, du brodequin prosodique, mais qui a plu par sa simplicité même et par sa clarté.

 

La musique de cette paysannerie est de M. Ravera, dont j'ai déjà parlé à propos de ce même théâtre, où il a donné le Divorce de Pierrot ; de nouveau, il se révèle ici comme un musicien de race, d'une tendance très moderne et en même temps d'un tempérament mélodique, dans la très bonne et très actuelle acception du mot, accusant une vive sensibilité, écrivant bien pour les voix, ne leur demandant aucun effort exagéré, obtenant ainsi une grande justesse d'accent et une précieuse souplesse d'expression. Pour l'orchestre, M. Ravera, réduit à douze ou quatorze instrumentistes, a réalisé un vrai prodige d'habileté en en tirant le parti qu'il en a tiré.

 

Mlle Crehange, chargée du rôle de Marie, est une jeune artiste, qui a, je crois, obtenu un accessit aux derniers concours du Conservatoire. Elle est charmante ; sa voix, d'un timbre excellent, paraît de force à ne pas redouter l'épreuve d'une grande salle ; elle joue avec beaucoup d'intelligence. A côté d'elle, on a applaudi M. Salomon, ténor d'une réelle valeur, et remarqué MM. Vals, Gentia, ainsi que Mme Nierbronn. Si M. Carvalho a le loisir d'aller entendre la Mare au diable, j'estime qu'il ne regrettera pas son voyage de la place du Châtelet à la rue Vivienne.

 

Voilà, en tout cas, un jalon agréable à rencontrer sur la route encore hérissée d'obstacles qui nous peut conduire au prochain Théâtre-Lyrique.

 

 

 

01 mai 1895

 

Si un théâtre musical parisien, pouvant réunir les ressources de l'Opéra proprement dit et de l'Opéra-Comique, donnait au public, dans la même semaine, Tannhäuser, Jeannot et Margot, la Fée des Poupées, Rienzi, Fra Diavolo et Freischütz, comment son administration serait-elle jugée ?

 

C'est la question que je pose toutes les fois que les gazettes spéciales nous apportent le relevé des affiches de la semaine écoulée. C'est sur le dernier relevé des spectacles donnés à l'Opéra de Berlin que j'ai copié la liste qu'on vient de lire, liste instructive en l'éclectisme qu'elle démontre.

 

L'association de Wagner et d'Auber ne cause à nos voisins aucune surprise. Quels conseils navrés ne donnerait-on pas à un directeur parisien qui en ferait son régime habituel !

 

Cela vient, je le crois bien, de ce que nous n'aimons pas vraiment la musique comme il faut l'aimer, c'est-à-dire pour elle-même, dans toutes ses manifestations franches, dans toutes les langues qu'il lui plaît de parler. C'est que nous nous passionnons, selon le moment, pour tel ou tel auteur, comme pour telle ou telle série d'œuvres. Actuellement, chez nous, Wagner est roi, et les honneurs qu'on lui rend, si légitimes qu'ils puissent être, on les lui rend jalousement, jusqu'à l'idolâtrie, jusqu'à l'exclusion de ce qui n'est pas lui ou ne procède pas de lui.

 

Dans les théâtres des pays étrangers, — et je ne parle pas seulement de l'Opéra de Berlin, je vais du nord au sud et de l'ouest à l'est, — on ne croit point manquer de respect au souverain maître, on ne pense pas commettre une faute de goût en saluant à côté de lui quelques princes et même quelques principicules de la musique dramatique.

 

Je commence à croire — et peut-être ai-je commencé depuis longtemps à le croire — que nous ne savons rien faire qu'avec excès et que nous ne sommes constants que dans l'application de l'esprit critique de notre race.

 

Notre façon de trouver quelque chose bien consiste surtout à trouver mal tout ce qui n'est pas cette chose. Nous allons ainsi, à travers les hommes et les œuvres, les yeux obstinément fixés sur le point qui, présentement, nous hypnotise.

 

Comme la quinzaine était vide d'événements dans le domaine de la musique dramatique, j'ai tenu à me détourner du courant qui entraîne les foules vers les concerts et j'ai cherché un thème modeste sur lequel je pourrais broder quelques variations, entre le sujet bon enfant de la Vivandière, qui a occupé ma dernière chronique, et le grave sujet du Tannhäuser, qui doit occuper la prochaine, si l'Opéra arrive exactement à la date qu'il a fixée pour la représentation de cet ouvrage.

 

La Vivandière a séduit la foule et divisé la critique. C'est la foule qui aura le dernier mot. Pour le Tannhäuser, il est déjà mis sur la table de dissection ; on en étudie la genèse, on en pénètre l'anatomie, en attendant le moment de voir comment il va se tenir debout, marcher et se comporter devant un public, non encore entièrement renouvelé, qui le conspua à sa première apparition et va faire la plus éclatante des amendes honorables, si on en juge selon les prolégomènes.

 

Entre ces deux points extrêmes, la Vivandière et Tannhäuser, il m'a paru amusant d'aller revoir, après la centième représentation, un ouvrage sur le point de disparaître pour longtemps et qui est un bien curieux type de l'application des facultés les plus diverses. Je veux parler de Chilpéric, partition désormais célèbre, de celui qu'on appela le compositeur toqué, Gardel-Hervé, nature indépendante et fantastique.

 

Cette indépendance, il la pousse jusqu'aux dernières limites, jusqu'à celle où la fantaisie la plus échevelée peut se donner carrière ; toutefois, en sa très petite sphère, il se révèle sous les traits d'un musicien qui aime la musique pour elle-même et symbolise, en ses extravagantes miscellanées, cette large tolérance que devrait professer un homme de sens droit mis en présence d'une affiche composite comme celle de l'Opéra de Berlin.

 

Ce compositeur « toqué » pourrait ainsi n'être, après tout, nonobstant son dévergondage apparent, qu'un très sensé moraliste. Il semble se dire que le plaisir réside principalement dans la variété des impressions, et il écrit Chilpéric, qui commence selon la solennité hiératique d'une tragédie lyrique et qui s'achève dans le chahut de la plus folle opérette.
 

Un chœur de druides, sérieusement costumés, s'élève dans la vaste chênaie d'une forêt de la vieille Gaule. C'est un beau et large chant qui, peu à peu, s'éteint et se perd dans les profondeurs des bois, dérangé par la venue d'importuns chasseurs. Alors, par là-dessus, voilà tout à coup que sonne, comme un éclat de rire irrévérencieux, la chanson de « Monsieur Chilpéric » et la complainte de Pharamond. Et des duos, des quatuors, et des romances, et des marches solennelles, et des danses espagnoles ! C'est une étrange macédoine ; mais il y a partout, dans le comique et dans le grave, la patte d'un vrai musicien.

 

Et c'est là seulement ce qu'Hervé semble avoir voulu démontrer. L'action de Chilpéric est d'une incohérence voulue ; le dialogue est sans esprit, inutile d'ajouter qu'il est sans suite naturelle ; il semble que le compositeur-auteur n'ait voulu étaler là qu'un grossier tapis aux tons criards, sur lequel vient de loin en loin se poses légèrement la musique.

 

Elle n'existe donc, cette musique, qu'à l'état de placage, et il ne faut pas la juger sous un autre jour. Elle déconcerterait toute critique. Et elle m'a fait encore l'effet, et non point pour la première fois, d'un topique agréable et salutaire à l'usage de ceux qui seraient tentés de mettre trop d'absolutisme passionné dans leurs jugements.

 

Tout est bien qui amuse, tout est bien qui charme, même quand ce n'est pas selon la rhétorique de l'école ou le dogme des religions.

 

Et c'est pourquoi, après avoir applaudi franchement la Vivandière, m'être égayé de l'héroï-comique partition de Chilpéric, je me dispose à m'incliner, respectueusement et de très bonne foi, devant les grandioses beautés du Tannhäuser.

 

 

 

15 mai 1895

 

Chilpéric, qui devait nous conduire vers Tannhäuser, nous a conduits, par une plus courte et plus naturelle étape, vers le Grand Mogol, de M. Edmond Audran, repris par le théâtre de la Gaîté après un repos de plus de dix ans.

 

L'œuvre, qui compte parmi les plus grands succès d'un compositeur à la verve facile et à l'inspiration légère, a été bien accueillie en son renouveau. Tout le répertoire de l'auteur de la Mascotte plaît à la foule, par des qualités d'esprit aimable et l'emploi de formules mélodiques sans recherche et pourtant sans banalité. Ce compositeur, aimé du public, est, je l'ai dit bien des fois, le petit-fils des anciens écrivains d'ariettes du premier Opéra-Comique. Et ce n'est pas un mince éloge que j'entends ici lui adresser. S'il n'a pas le large rire et le diable au corps des bouffes italiens et même de certains auteurs français, il possède la grâce et la fluidité ; encore un peu, et ce serait — il l'a prouvé — un excellent compositeur de comédie lyrique. Il n'a pu pourtant se faire apprécier jusqu'ici que sur les scènes où triomphe la musique de genre. Et c'est sur l'une de ces scènes — l'Opéra-Comique n'étant guère accessible — qu'il devra tenter une évolution, à laquelle je sais qu'il s'est depuis très longtemps préparé. Mais il lui faudrait des chanteurs ! A la Gaîté, il les aurait déjà en la personne de l'excellent Soulacroix et de Mme Bernaërt, qui, l'un et l'autre, procèdent de l'Opéra-Comique.

 

En attendant, il a trouvé pour le Grand Mogol une très bonne interprétation. M. Fugère y est très amusant comme comédien et très agréable comme chanteur. Mme Bernaërt y met beaucoup de charme vocal. II y a encore M. Lucien Noël et M. Dacheux, deux interprètes de valeur. Mlle Jeanne Lamothe représente l'attrait, nouveau introduit dans l'ouvrage pour en augmenter et en renouveler l'effet. Elle danse un pas, le Rêve, agrémenté de fantaisies lumineuses et polychromiques empruntées au genre Loïe Fuller, qui paraît avoir fait école. C'est un de ces clous qui, parfois, valent mieux que le tableau ; ce n'est point ici le cas, le Grand Mogol ayant gardé toute sa valeur intrinsèque.

 

En la même semaine, les Variétés remettaient sur l'affiche un charmant petit ouvrage que j'ai bien souvent ici signalé au choix de l'Opéra-Comique, la Chanson de Fortunio, une des plus jolies partitions d'Offenbach. Voilà de l'opéra-comique et du meilleur, selon la véritable formule du genre. Sous l'Empire, ce n'était que de l'opérette ; aujourd'hui, le déplacement du point de vue fait que la Chanson de Fortunio irait très bien à côté de certains ouvrages d'Auber. Un temps viendra où une sélection sera faite parmi les partitions composant l'ancien répertoire des Bouffes. Il en est qui sont déjà classées comme de petits chefs-d’œuvre. Celle-là est du nombre.

 

Mme Auguez dit à la perfection le joli rôle de Valentin. Cela suffit. Le reste se tient dans le domaine de la comédie plaisante ; quand il y faut trop de voix, on s'en tire avec de la physionomie.

 

L'ouvrage de Wagner sera certainement sur l'affiche quand paraîtra cette chronique. La date à laquelle elle doit être écrite m'oblige à remettre à la seconde quinzaine de mai mes impressions sur cette importante reprise.

 

Je mets ces loisirs forcés à profit en rappelant quelques événements déjà lointains et en parcourant quelques publications qui s'entassent devant moi et dont il convient de dire un mot. J'ai, notamment, gardé le souvenir d'un concert de la Circé donné sous la direction de l'excellent compositeur William Marie. Nous avons entendu là un fragment de Hänsel et Gretel, une berceuse, très bien interprétée par Mlle Naudin et surtout par Mlle Mathieu, qui a obtenu ensuite un très grand succès personnel dans des fragments de la partition célèbre de Schumann : le Paradis et la Péri. Mlle Mathieu a été fort remarquée. Sa voix est d'une fraîcheur et d'un timbre exquis. Mme la vicomtesse de Trédern a eu, en cette même soirée, le plus franc succès dans la ballade du Vaisseau Fantôme et dans le duo d'Esclarmonde.

 

J'aurais voulu parler un peu longuement de Hänsel et Gretel. Cet ouvrage du compositeur Humperdinck est en train de faire un assez joli chemin dans le monde. Je vois déjà se lever çà et là des enthousiastes qui vont, vienne le temps, le mettre en parallèle avec Wagner. Depuis que ce dernier règne sur le monde musical, bien des jours déjà se sont écoulés. Humperdinck vient à propos pour renouveler l'ardeur des progressistes. J'ai déjà constaté quelques craquelures dans le monument énorme élevé au maître de Bayreuth. Nous allons voir quel enseignement nouveau va nous apporter la représentation du Tannhäuser, pour l'histoire de l'évolution ou, si l'on veut, de la versatilité des esprits.

 

Les documents, très abondants déjà sur l’auteur de l'ouvrage que nous prépare l'Opéra, vont le devenir plus encore, en ce moment critique.

 

Dans le nombre, en voilà deux : la Mise en scène du drame wagnérien, par M. Adolphe Appia, brochure substantielle et intéressante ; et une traduction nouvelle en prose rythmée : l'Anneau des Niebelung et Parsifal, de M. Jacques d'Offoël. Il y aurait une instructive comparaison à faire entre cette traduction et celles que nous donne M. Alfred Ernst. Le temps me manque aujourd'hui. J'y pourrai revenir — et je me promets d'y revenir.

 

Le vingt-troisième volume de l'Almanach des spectacles, de M. Albert Soubies, nous apporte, sous un mince volume, un document d'intérêt général qui sera un jour précieux pour les bibliophiles, comme il est aujourd'hui utile pour les contemporains intéressés au mouvement dramatique et musical.

 

De même pour le vingtième volume des Annales du théâtre et de la musique, qui nous vient avec une préface de Francisque Sarcey. L'âge atteint par ce recueil annuel dit assez, sans qu'il y faille insister, quel précieux appui documentaire il nous apporte.

 

J'ai promis de parler aux lecteurs de la Nouvelle Revue — et je m'acquitte assez tardivement de ma promesse — de la méthode Rahn, nouvel enseignement musical fondé sur la connaissance de l'harmonie et de la mélodie. M. Rahn est un Alsacien, élève de Bazin, depuis longtemps devenu Parisien. Constatant le chaos, l'absence de logique qui règne dans l'enseignement de l'harmonie, il s'est mis en tête de formuler une méthode où tout soit clair, logique, facile et intelligible.

 

« Quel avantage, dit-il, un écolier aurait-il, s'il pouvait lire un chef-d’œuvre d'éloquence, écrit avec les caractères de sa langue, dans une langue qu'il ne comprendrait pas ? »

 

C'est ce qui se passe actuellement, selon M. Rahn, et c'est à cette situation que sa méthode tend à remédier. Il y a là un effort digne d'attention et qu'il fallait noter.

 

P.-S. — Suivant une coutume qui, déjà depuis longtemps, fait loi, nous aurons connu Tannhäuser, sans avoir encore le droit d'en parler. La répétition générale, où la presse musicale a été conviée, le jeudi 9 mai, dans une intimité relative, puisque seuls l'amphithéâtre et l'orchestre étaient garnis de spectateurs, nous promet une « première » qui n'augmentera pas la faveur dont le maître saxon jouit à l'Opéra, mais nous le montrera en une manifestation spéciale de son génie, qui va permettre à ses détracteurs de lui rendre quelque estime et à ses zélateurs de lui marquer quelque dédain. C'est qu'en effet Tannhäuser est bel et bien un « opéra », encore assez loin de la pure formule de la Tétralogie.

 

 

 

01 juin 1895

 

Paris vient de payer à Tannhäuser la part d'admiration qui lui avait été tout d'abord refusée. Le triomphe, peut-être, n'a pas été aussi retentissant que la chute ; mais il a eu de quoi apaiser, en la dignité courtoise de sa forme, les ressentiments anciens. Wagner avait pris soin d'ailleurs de se venger lui-même — on sait de quelle vilaine façon — de l'outrage injustement subi. Tout est dit maintenant.

 

Après l'ouverture, déjà classique, brillamment conduite par M. Taffanel, supérieurement exécutée par l'orchestre de l'Opéra, des applaudissements, des acclamations ont retenti, tels que jamais on n'en entendit en pareille occasion et en pareil lieu. Ainsi s'exprimait officiellement, au seuil de l'œuvre, l'opinion réparatrice. Depuis cet instant jusqu'à la fin du dernier acte, le public s'est borné à des marques de satisfaction infiniment moins bruyantes ; on eût dit volontiers qu'il avait, après l'ouverture, acquitté sa dette d'un seul coup, afin de pouvoir ensuite agir en sa parfaite indépendance et sous la seule impulsion de son libre sentiment, comme en présence d'une œuvre sans passé.

 

Tel est, selon mon impression personnelle, le bilan de cette soirée. Si je le formule ainsi, sans passion, sans parti pris d'aucune sorte, ce n'est point, certes, pour diminuer l'importance d'un succès qui, quoi qu'il en soit de l'opinion intime des hommes, fera affluer de belles recettes dans les coffres de notre « Académie nationale » ; c'est plutôt parce que j'ai été frappé de lire çà et là les mots d'apothéose, d'enthousiasme fou, de beauté incomparable ! Le Parisien, quand il s'en mêle, va dans l'hyperbole plus loin encore que le Méridional. Il est bon d'aimer ses amis et d'en donner la preuve ; il faut aimer avant eux la vérité.

 

Ce préambule me met fort à l'aise pour parler de Tannhäuser, avec la plus parfaite sincérité. J'aime l'œuvre, je l'admire ; elle est belle — trop longuement belle peut-être, mais d'une beauté très haute et très pure. Plus brève, elle charmerait davantage encore. Un public français ne souffre pas qu'on lui dise, sans mesure, même les meilleures choses ; il ne faut point lui marteler le crâne pour y faire pénétrer les idées. Et quand on s'y entête, on l'importune. Mais il sait se reprendre, un mauvais quart d'heure passé, et applaudit aux bons endroits, ému, touché, transporté par la manifestation d'un génie qui fut si grand en un homme qui fut si petit.

 

Wagner n'était point encore lui-même ; quand il écrivit Tannhäuser. Sa personnalité puissante ne s'était pas dégage des influences premières. Ceux qui ont fait de la Tétralogie leur Coran et communient en Parsifal, incarnation suprême de l'art wagnérien, ont de quoi souffrir, quoi qu'ils en disent, en leur respect de croyants, quand ils écoutent Tannhäuser.

 

Là brille encore et triomphe tout ce qu'ils condamnent. A l'analyse la plus sommaire, à l'aide seule de l'entendement courant, ils y peuvent reconnaître de nombreux italianismes, des formules empruntées à la scolastique alors en honneur, l'influence incontestable de Weber ; les ensembles y abondent, les conceptions symétriques ; et le leitmotive ne s'y laisse que très vaguement pressentir. En un mot, pour employer un terme terriblement cruel aux purs de la doctrine, devenu pour eux, quand ils parlent de quelque partition nouvelle, l'expression d'un haut dédain et que leur bonne foi pourtant les a, en cette occasion, obligés à écrire, Tannhäuser est un « opéra » et non point un drame lyrique.

 

Partition associée à un poème simple et grand, d'une belle clarté, d'une poésie légendaire charmante, cet ouvrage a l'énorme qualité de parler aux yeux, d'être, selon la formule de Scribe — s’il n'est pas irrévérencieux de nommer l'obscur parolier Scribe à propos du rayonnant poète Wagner — de ces sujets dont on aurait pu faire un ballet, condition indispensable pour en faire un bon opéra.

 

Wagner, admirable symphoniste, puissant et délicat descripteur, génie suggestif d'un incomparable pouvoir, a revêtu tous les tableaux de Tannhäuser d'une couleur délicieuse, y a enveloppé les personnages d'une atmosphère toute vibrante de poésie, les a animés d'une vie intense dans un milieu qui procède pourtant du rave plutôt que de la réalité ; l'action et la passion dramatique y éclatent parfois en beaux cris. L'âme est là surtout comme plongée en un bain d'harmonie, où elle flotte, légère et ravie, dans un état très doux de béatitude mélancolique.

 

Je vois encore, en ce qui touche à la relation entre ce poème et cette musique, que se sont renouvelées les opinions radicales, au sujet de la poétique de Wagner. Certains veulent, et le disent avec un emportement généreux et téméraire, qu'il ait été le seul jusqu'ici à concevoir un théâtre d'idées, où le drame se meut dans une région supérieure, où l'humanité est plus réelle, où la fiction est plus symbolique. C'est la condamnation en bloc de tout le passé de la musique dramatique, la confiscation au profit d'un seul de toutes les admirations égarées vers ceux que l'on appelait des maîtres, jusqu'ici du moins.

 

J'ai dit et j'aime à répéter que j'admire l'œuvre entier du maitre saxon, en ses expressions diverses. J'oserai ajouter pourtant que — en thèse générale — il n'est rien de plus conventionnel que son théâtre ; que ce théâtre vit surtout par la force immense de son génie musical, que, dépouillées de la magnifique parure dont il les revêt et confiées à un musicien de valeur simplement honorable, toutes ces fictions, toutes ces actions, toutes ces figures de réalité ou de rêve apparaîtraient parfois singulièrement faibles à l'analyse.

 

Et, ma foi ! je comprends que quelques-uns, dont je suis, tendent à s'insurger quand, au nom d'un symbolisme vague et d'une humanité convenue, on exécute d'un trait de plume tout le passé.

 

Des ouvrages qui s'appellent la Juive, le Prophète, les Huguenots, et pour aller plus loin, Robert le Diable, la Favorite même et la Vestale et tant d'autres dont la liste serait encore assez longue, ne contiennent donc ni une parcelle d'humanité, ni un grain de poésie symbolique ?

 

Wagner était moins sévère que ses disciples pour toute cette suite d'œuvres justement célèbres. Et maintenant encore il admettrait fort bien que tous ces personnages sortis, comme les siens, d'un cerveau humain, recevant avec plus ou moins d'intensité les éternelles images de la vie, que les Éléazar, les Jean, les Raoul, les Robert, les Fernand, vinssent nous dire, modifiant et adaptant à leur propre essence la formule de Musset sur le cœur humain :

 

L'humanité de qui, l'humanité de quoi ?

Eh ! n'ai-je pas aussi mon humanité, moi !

 

Mais Musset est vieux, comme Scribe. C'est maintenant un pauvre homme qui n'avait que de l'esprit, de la clarté, de belles et ingénieuses idées, enchâssées en de très modestes rimes et que dédaignent fort aujourd'hui ceux qui n'ont plus de rimes du tout et dont les idées flottent dans la nuit sacrée du symbolisme.

 

Je reviens à cette partition de Tannhäuser, dont les années n'ont point altéré la fraîcheur. Avec l'ouverture, on y a fort goûté la superbe marche des pèlerins, le cortège si varié d'aspect qui précède la dispute des chanteurs, le septuor de la fin du second tableau, toutes les délicates et poétiques et tendres pages qui composent le rôle de Wolfram, l'hymne à Vénus, d'un lyrisme si enflammé, et les douces mélancolies et les supplications touchantes d'Élisabeth et — puisque je vais à l'aventure à travers toutes ces beautés — la bacchanale, la symphonie du rêve, la lutte passionnée de tout le tableau du Venusberg.

 

L'interprétation est excellente en son ensemble. M. Van Dyck chante, compose et joue en grand artiste le formidable personnage du chevalier Tannhäuser, M. Renaud dit en chanteur exquis le rôle de Wolfram, M. Delmas est un superbe landgrave, Mme Bréval fait une admirable Vénus, Mme Caron donne à Élisabeth l'aspect d'une figure gothique, telle que cette belle suppliante de la cathédrale de Nuremberg, dont elle a, au dernier acte, le sévère et religieux costume. Mlle Agussol apparaît sous les traits du pâtre qui anime de sa jolie voix le pastoral lever de rideau du second tableau. Il faut nommer encore — en s'excusant d'avance pour les oublis, car ici les moindres emplois ont été confiés à des artistes de valeur — MM. Vaguet, Dubulle, Douaillier. La chorégraphie occupe une partie de l'acte du Venusberg. Elle est réglée et dirigée par Mlle Zucchi, qui, assistée de Mlles Robin et Carré, commente en de savantes poses la voluptueuse musique des visions destinées à émouvoir les sens du chevalier ou à personnifier les conceptions de son rêve, car, durant toute cette scène, il dort, repu d'amour, aux pieds de Vénus victorieuse.

 

Les décors qui représentent la Wartburg, dans sa ceinture de forêts, en la pleine gaieté du printemps, en la mélancolie dorée de l'automne, et la grande salle romane du château sont de véritables toiles de maître. Les splendeurs féeriques du Venusberg flattent l’œil, en leur ingéniosité parfois grandiose ; je les aime moins pourtant que ce qui nous donne l'aspect vrai de la nature étudiée dans ses plus délicates nuances.

 

Les tableaux changeants, j'allais dire les tableaux vivants, qui apparaissent dans la transparence des lacs souterrains et des grottes azurées du Venusberg sont favorables à l'irréprochable plastique des sujets de l'Opéra. Mais le taureau d'Europe glisse comme un jouet énorme sur ses jambes ankylosées, et le cygne de Léda, rengorgé et rigide, les ailes pliées, vogue vers la femme désirée avec une placidité qui ne fait rien pressentir des ardeurs du dieu qui l'anime. Rien n'est parfait au théâtre : le bois, la toile et le carton y rapetissent ou y paralysent la vie. C'est pourquoi j'écoute toujours, les yeux clos, la Chevauchée des Walkyries, pour la voir plus belle que ne peut me la donner la lanterne magique du machiniste.

 

 

 

15 juin 1895

 

La situation d'un directeur en activité, qui se met tout à coup à écrire des pièces, est toujours assez délicate : on lui prête volontiers le goût de se mêler de tous les ouvrages qu'il représente, ou la tendance à ne trouver bien faits que ceux conçus selon sa propre poétique, ce qui peut à l'occasion le rendre sévère.

 

Tel est précisément le cas de M. Pierre Gailhard, directeur de l'Opéra, qui vient de donner à l'Opéra-Comique, en collaboration avec M. Gheusi, un drame lyrique : Guernica, dont M. Paul Vidal a composé la musique, et qui aurait pu, si les règlements ne s'y opposaient, trouver sa place sur notre première scène lyrique, tout aussi bien que la Navarraise de M. J. Massenet, œuvre de même importance et de même caractère, que l'on se dispose à y représenter.

 

Il faut laisser de côté toutes les petites malices dont on n'a pas manqué, à cette occasion, de cribler M. Gailhard, et ne le juger que comme auteur. D'ailleurs, il n'est pas seul en cause : il y a, à côté de lui, M. Gheusi, le poète de cette Guernica, dont il a tracé le plan, et, au premier rang, M. Paul Vidal, le compositeur, tous trois enfants de ce même pays toulousain abondant en artistes de tout ordre.

 

M. Gailhard, très intelligent, très instruit des choses du théâtre, aimant à la passion son métier, d'une ardeur laborieuse remarquable, a l'esprit nourri des traditions des provinces du nord de l'Espagne, où il a été élevé, je crois. Les images lui arrivent abondantes ; les sujets s'ébauchent, et dès qu'ils ont pris corps, il se met à les chérir, à les vanter, à les défendre de toute la violence aveugle d'un très excusable amour paternel. Il a cette foi en lui-même qui se communique de proche en proche ; elle s'est communiquée à M. Carvalho, et il nous a donné Guernica, au déclin extrême de la saison, ce qui n'a point d'importance pour la destinée future de l'ouvrage.

 

Guernica est la mise en scène d'un fait de la guerre carliste, recueilli en l'année 1873. M. Pierre Gailhard en a connu l'héroïne ou plutôt la victime innocente, qu'il nomme ici Nella. C'est la fille du riche fermier Marco. Elle est à la veille d'épouser le capitaine Mariano, de l'armée espagnole. Mais Juan, frère de Nella, ami d'enfance de Mariano, est un fervent carliste, — et les événements vont bientôt mettre en présence, dans des camps opposés, les deux jeunes gens. Juan est frappé d'une balle par les soldats que commande son ami, dans une reconnaissance en montagne.

 

Mariano, en présence de l'irréparable, jure qu'il se fera tuer à la prochaine rencontre, et Nella, pénétrée d'horreur, maudissant ces luttes fratricides, va s'enfermer dans un couvent. Un petit personnage épisodique, d'allure légère et de gracieuse conception, traverse ces noirs événements et n'est là pour aucune autre raison que la volonté des auteurs.

 

Si historique et réelle qu'elle puisse être, cette tragique aventure n'apporte point à l'action dramatique des éléments imprévus. Le milieu pittoresque, les traits de mœurs n'en masquent pas la ressemblance avec un grand nombre de sujets depuis longtemps éprouvés à la scène. Ces amours ardentes et pures, que traversent et anéantissent les querelles des partis, y sont aussi anciennes que le drame.

 

Ici, les scènes sont disposées selon la classique formule et la pure convention de notre vieux théâtre. La langue que M. Gheusi y fait parler aux personnages groupés par M. Gailhard n'est pas précisément celle d'un professionnel, mais elle est d'un poète, riche d'images, curieux de rythmes. Quand il aura débarrassé son discours de quelques formules naïves et d'un luxe de verroteries qui le surcharge désagréablement, au moment où l'expression aurait besoin d'être simple, claire et passionnée, le jeune librettiste de Guernica sera assurément très recherché par les compositeurs.

 

M. Paul Vidal, dont la Maladetta à l'Opéra et Éros aux Bouffes-Parisiens ont donné la mesure, avec des œuvres d'un caractère et d'une fortune très dissemblables, est un musicien d'un talent fort distingué, d'un esprit fort aimable ; il a de la délicatesse et de la poésie ; il montre aussi quelque timidité ; son écriture n'a pas`toujours la vigueur et la hardiesse que l'on aimerait à trouver en un de ces jeunes devant qui s'ouvre si belle la carrière de l'art nouveau. Ce n'est pas, certes, qu'il lui faille conseiller une hardiesse brutale et encore moins le servilisme de l'imitation ; mais on ne saurait trop l'encourager à dégager sans crainte sa véritable personnalité, que l'on pressent, que l'on ne saisit pas encore bien entière.

 

Toutes les parties qui sont de pur drame, il les a traitées avec un évident souci de l'expression juste, mais avec plus d'élégance que de force. Aux alentours de l'action papillonnent, étincellent et pétillent les épisodes musicaux puisés aux sources locales. Il faut aimer ces restitutions de art populaire ; il n'en faut point faire abus, si agréables qu'elles soient en l'espèce. C'est un joli tire-l’œil, mais l'ethnographie musicale n'a de véritable intérêt que lorsque la partition entière lui emprunte, son accent caractéristique.

 

Le premier acte contient de fort intéressantes pages ; le rôle du ténor y est d'un grand charme poétique et tendre ; de même au troisième, en sa dernière rencontre heureuse avec Nella, quand il peut croire encore à l'avenir et à l'amour.

 

C'est au deuxième acte, très bref, ayant à peine l'importance matérielle d'un tableau, que se place la scène la plus curieuse de l'ouvrage au double point de vue dramatique et musical.

 

Le jeune chef carliste Juan, debout devant le monument des fueros, au pied du vieux chêne de Guernica, parle à ses partisans des espérances de la patrie. Et tandis qu'il parle, dans l'église du couvent de Santa-Clara, montent les psalmodies des religieuses. Peu à peu, comme si l'esprit patriotique s'emparait instinctivement de toutes les âmes, le chant national de Guernicaco Arbola succède, dans l'église même, aux pieuses oraisons. Ce chant, on l'a déjà entendu, on l'entendra encore en divers passages comme un rappel incessant de la pensée dominante du drame.

 

Ici, il va éclater violemment dans la foule haranguée par Juan ; le souffle léger des choristes invisibles le déchaîne comme une tempête, au milieu du tumulte d'une prise d'armes.

 

Il y a, au point de vue musical, une belle opposition entre les psalmodies de l'église, les silences de la foule, les déclamations passionnées du chef carliste. La curiosité du morceau réside en ce fait que, durant toute cette scène, d'un lyrisme naturel très intense, l'orateur ne chante pas, il déclame ; le chœur n'éclate pas en cris d'enthousiasme et de révolte ; il gesticule simplement et ponctue à peine sa mimique d'un monosyllabe.

 

C'est d'un effet très observé, sans doute, et très voulu ! Mais au théâtre on se paye d'un semblant de vérité plutôt que de la vérité même. Cette scène, faite pour surprendre et même pour intéresser, telle qu'elle est, terminée, il est vrai, par une superbe péroraison musicale, a pu paraître vide, alors qu'elle semblait faite pour s'emplir largement de musique. Ici, le compositeur s'est modestement effacé devant le dramaturge, évidemment préoccupé du rendu exact d'une chose vue et sacrifiant à cette préoccupation l'objet principal de l'œuvre : la musique même.

 

L'interprétation de Guernica est excellente avec M. Bouvet, chanteur de premier ordre, qui donne à chacun de ses rôles une physionomie très saisissante et vivante ; avec M. Jérôme, qui chante à ravir et est en train de se faire dans l'opinion du public une brillante place ; avec M. Mondaud, qui prête sa belle voix au fermier Marco. Mlle Lafargue a de la beauté et du talent ; elle a joué avec sincérité et naturel, sans exagération de passion, le rôle de Nella ; la gentille Mme Elven a été charmante dans celui de Perico. Il y a d'autres personnages accessoires, dont l'un, un espion carliste, est rendu par M. Thierry, avec une joyeuse bonhomie, dans une scène d'ailleurs bien inutile et d'un comique discutable.

 

L'orchestre de M. Danbé et les chœurs de M. Carré sont irréprochables. Les décors sont éclatants de gaieté, de clarté et de couleur.

 

Un acte de M. Michel Carré, musique de M. Gedalge, précédait Guernica. C'est Pris au piège ! adaptation scénique du Florentin de La Fontaine, conte vieux comme le monde et comme l'amour, qui nous montre une fois de plus les mésaventures d'un vieux tuteur qui s'entête à vouloir épouser sa pupille, fait dresser, à l'intention des amoureux hardis disposés à la lui enlever, un piège auquel il se prend lui-même, et finalement, penaud, contraint et forcé, cède la belle à son jeune galant.

 

La chose est aimable, la musique bien faite, ingénieuse et fine, plutôt que bouffonne, malgré le titre d'opéra bouffe donné à l'ouvrage. Les Italiens et certains vieux Français sont restés les maîtres en ce genre, qui n'est plus selon l'esprit de nos musiciens contemporains. Ils y font preuve de leur savoir, de leur esprit ; ils n'y ont point la gaieté franche et débordante qu'il y faudrait.

 

M. Gedalge accuse au moins un vrai sentiment du théâtre ; son ouvrage a plu et a été franchement applaudi. On tient du même compositeur la partition d'Hélène, ouvrage primé au dernier concours Cressent ; il est probable qu'il y a pu développer toutes ses qualités natives et acquises. Mais il plane comme un sort mauvais sur les ouvrages issus de cette source : ou on les étrangle en fin de saison, ou on ne les joue pas. Ce fut évidemment le cas de M. Gedalge, qui, ne pouvant assurer le sort d'Hélène, a dû se contenter de Pris au piège ! simple carte de visite au public.

 

Bonne interprétation de cet ouvrage par les soins de Mmes Jeanne Leclerc, Molé-Truffier et de MM. Carbonne et Bernaërt.

 

Et voilà la saison close à l'Opéra-Comique, qui n'a pu donner encore la Femme de Claude, tant de fois annoncée et toujours remise.

 

 

 

01 août 1895

 

Le goût des études musicales s'empare peu à peu, en notre temps, des esprits les plus graves, les moins préparés en apparence à s'y prêter ; c'est ainsi qu'après M. Combarieu, dont j'examinais naguère ici la thèse pour le doctorat ès lettres sur les Rapports de la musique et de la poésie, après les thèses d'érudition pure sur la musique antique, nous venons d'avoir, en Sorbonne, l'Histoire de l'opéra en Europe avant Lulli et Scarlatti.

 

C'est sous ce titre que M. Romain Rolland, ancien élève de l'École normale supérieure, a soutenu sa thèse doctorale, formulée selon un esprit très moderne, en une langue très vive et très intéressante. Il y étudie la genèse de notre musique dramatique, et il en vient à une conclusion toute favorable à la doctrine wagnérienne.

 

Ainsi, les querelles qui se sont élevées naguère et, à l'occasion, s'élèvent encore, dans le public et dans la presse, touchant la formule d'art qui doit définitivement l'emporter dans l'application au théâtre musical et dans la prédilection raisonnée des masses, ont trouvé un écho parmi les graves juges de la Faculté des lettres.

 

On a argumenté sur le sujet choisi par le candidat ; on a, il faut le dire, quelque peu laissé de côté Lulli et Scarlatti pour rompre des lances sur les rapports de la musique et de la poésie. C'était reprendre à peu près le thème autrefois présenté par M. Combarieu.

 

M. Larroumet a fort nettement et fort justement dégagé de la question ce qu'il convient de rapporter à l'initiative du génie français ; il s'est donné la tâche de démontrer que, en dehors de l'influence des Italiens et des Allemands, nos musiciens nationaux eussent aussi bien et spontanément créé une dramaturgie musicale. Il appuie surtout sur ce fait que l'opéra, genre, à la fois littéraire et musical, doit essentiellement ses éléments à la littérature, et que la littérature doit moins à la musique que la musique ne lui doit.

 

Au reste, il estime que « la musique est surtout la musique quand elle ne demande rien qu'à elle-même ».

 

C'est là une des paroles les plus justes et des plus opportunes qui puissent être dites, en ce débat qui nous a occupés ici même si souvent, et qui met aux prises la musique et le drame. Si nous admettons que la musique doit émaner du drame et lui emprunter sa vie, nous consacrons en même temps le principe absolu de sa sujétion à une action déterminée et bornée. Ce n'est que dans la symphonie instrumentale que le compositeur se retrouve en sa pleine liberté. Aussi, les musiciens de race doivent-ils toujours considérer le théâtre comme une forme inférieure, qu'elle est, en effet, pour eux. La porte du théâtre est une porte basse qu'ils ne peuvent franchir que les ailes repliées.

 

En cette joute courtoise entre M. Larroumet et M. Romain Rolland, ce dernier n'a pas manqué, comme son début le faisait prévoir, de proclamer la pénétration intime, absolue, de la musique de Wagner dans l'essence même de son poème. Il cite notamment Tristan et Yseult, « où l'on sent vivre et frémir dans l'orchestre deux âmes éperdues de souffrance et de passion ».

 

Je crois bien qu'en pareille matière on s'égare sur les termes. En dépit de « l'identification absolue du poète et du musicien » que les esthètes spéciaux nous présentent comme une règle infrangible, j'incline beaucoup à croire, avec M. Larroumet, que, même chez Wagner, il est permis de séparer le poète du musicien. Quand « chantent dans l'orchestre les âmes éperdues », l'orchestre fait-il autre chose que le simple commentaire du drame ? C'est au mot « commentaire » que je m'arrêterais volontiers pour spécialiser la part externe de la musique dans la partie dialoguée d'une œuvre ; quant aux passions et au mouvement qui s'expriment et se manifestent sans le concours de la parole, la symphonie instrumentale intervient, qui leur fait une enveloppe, leur crée une atmosphère, et, par une force supérieure, met le spectateur dans le ton du personnage et l'associe à son état d'âme.

 

Et c'est là, vraiment, la part magistrale et magnifique du compositeur, jeté en pleine fiction dramatique ; c'est par la symphonie pure qu'il s'exprime et retourne à l'essentielle destinée de son art. Aussi peut-il être permis de dire sans paradoxe que, pour certains, le meilleur drame musicable serait celui où la parole n'aurait point de part, où l'action seule, claire, nette, simplement thématique des sentiments, se traduirait en une langue absolument symphonique. Cela nous conduirait tout droit à la pantomime. C'est peut-être l'avenir, pour l'adéquation réelle de la musique et du drame !

 

M. Romain Rolland s'est fait applaudir pour les conclusions très wagnériennes de sa thèse. Le public de la Sorbonne a suivi le mouvement du public de l'Opéra. La mode est souveraine. Pour moi, je me range modestement à la suite de M. Larroumet qui a dit, ce me semble, avec une rare délicatesse d'expressions et une grande finesse d'aperçus, ce qu'il convient de dire des musiciens de sang français, qui, à leur précieuse faculté d'assimilation, joignent un incontestable don de nature. Cela vaut toutes les pédagogies.

 

Pendant que la Sorbonne mettait, sur ses hauteurs, de tels champions aux prises, le vieil opéra comique, à la vive joie de quelques braves gens, rentrait à Paris, par les banlieues, pourrait-on dire : le Voyage en Chine, autrefois archi-centenaire salle Favart, s'annonçait au théâtre Moncey, et, là-bas, rue de Malte, au théâtre de la République, repu de drames, on voyait refleurir la Fanchonnette et parader les Mousquetaires de la reine. Je n'ai point été prié d'y aller voir, et je m'en suis tenu, pour apprécier le résultat de ces résurrections inattendues, à consulter le chiffre des recettes, qui a été vraiment instructif, prouvant que l'esprit courant — celui de tout le monde — est beaucoup moins détaché que l'on pourrait le croire de ces musiquettes d'antan.

 

Les Mousquetaires de la reine ! la Fanchonnette ! cela nous reporte à 1856 ! Le retour de ces œuvres quadragénaires vient fournir encore quelque argument à ceux qui croient à la nécessité d'un nouveau théâtre lyrique, et qui, dans leurs projets et leurs rêves, associent le répertoire ancien aux créations modernes.

 

La Fanchonnette et les Mousquetaires de la reine ne sont, au surplus, choses mortes que pour Paris. — En province, on les retrouve couramment. — Les Mousquetaires y sont classiques. C'est la pièce souvent choisie pour le début des artistes. Le public la connaît bien musicalement ; il peut ainsi porter un jugement assez certain sur les chanteurs qui lui sont offerts. De même la Fanchonnette, pour les chanteuses à vocalises, ces vocalises que, pour ma part, je déteste, mais qui n'en sont pas moins la plus utile gymnastique pour l'assouplissement de la voix.

 

Au théâtre de la République, en cette furtive apparition, déjà évanouie, de deux vieux ouvrages, on a fort apprécié le talent de Mlle Mineur et de M. Georges Rey. Il convient donc, ne fût-ce que pour ce seul résultat, de louer, comme digne d'encouragement, l'entreprise de M. Lemonnier, directeur de ce théâtre.

 

Les concours publics du Conservatoire viennent, à leur tour, donner quelque force à l'opportunité de ces restitutions d'œuvres anciennes, vieilles, si on veut entendre le mot « anciennes » dans un sens moins respectueux. C'est par l'exercice, par la fréquentation du répertoire de nos pères que les artistes apprennent à chanter et à jouer, qu'ils se destinent au théâtre ou à l'enseignement. Les œuvres de l'école moderne exigent des qualités très différentes, sans doute, et le choix des morceaux exécutés dans ces concours peut paraître blâmable ou tout au moins inopportun à quelques théoriciens. Les artistes, en effet, n'auront guère désormais l'occasion de retrouver les ouvrages qui ont pu faire leur succès à ce concours, ou des ouvrages analogues. Mais ce sont là utiles exercices de grammaire et de style dont il ne conviendra de les dispenser que lorsque les musiciens contemporains auront mérité l'honneur de passer au rang de classiques honorés au Conservatoire. Cela commence, puisque le concours d'opéra-comique nous a apporté certaines pages de Mireille, de Manon, de Lakmé et des Pêcheurs de perles. L'avantage du nombre toutefois est resté aux ancêtres.

 

Cette année, les concours de chant et d'opéra-comique — ce dernier est le seul dont je puisse parler au moment où ces lignes sont écrites — nous apportent quelques noms nouveaux à retenir. Il faut citer M. Beyle, M. Comtois, Mlle Marignan, Mlle Bergès, Mlle Giraudon, Mlle Combes, puis M. Vialas, M. Allard, M. Gaidan.

 

Toutes ces choses intéressantes, vivantes et lumineuses ont été traversées, attristées, par un sombre événement : la disparition de celle qui fut Marguerite, Juliette, Mireille, pour ne citer que les plus étincelantes de ses créations : Mme Caroline Miolan-Carvalho, artiste supérieure et charmante, cantatrice française par excellence, compagne dévouée, conseillère intelligente et sûre pour celui qui, véritable fondateur de notre théâtre lyrique, gouverne maintenant les destinées de l'Opéra-Comique et n'a que très rarement, depuis quarante ans, coupé de quelques repos forcés cette tache terriblement laborieuse de reconstituer les œuvres de la musique ancienne, de mettre debout les œuvres de la musique nouvelle.

 

Elle est longue et glorieuse, cette liste des ouvrages et des auteurs ainsi apportés au grand jour de la rampe, en cette longue carrière.

 

M. Carvalho l'a parcourue ayant à ses côtés la femme, l'artiste incomparable que la mort vient de lui ravir. Elle combattit pour la bonne cause de tout son talent et, plus tard, de toute son expérience.

 

M. Camille Saint-Saëns a écrit sur elle, en son livre : Harmonie et Mélodie, une page à laquelle je veux emprunter ce trait :

 

« Elle a rendu d'autres services à l'art que ces étoiles nomades qui entassent des millions, mais qui passeront sans laisser de traces. La plus grande qualité de Mme Carvalho est peut-être la prononciation. Si vaste que soit la salle où elle chante, on ne perd jamais un mot. C'est plus que de la prononciation, c'est de la diction. Pendant toute sa vie, Mme Carvalho n'a cessé de fortifier et de perfectionner son talent ; et malgré les succès et les adulations, elle a toujours été son propre juge à elle-même, un juge sévère et implacable. »

 

Voilà un juste et bel éloge, précieux venant d'un homme qui est la sincérité même ; de celui qui, admirateur de l'impeccable cantatrice, lui adressait un jour une de ses partitions avec cette dédicace : « Avec le regret d'un compositeur venu trop tard pour écrire pour vous. »

 

Si, en disparaissant, les artistes créateurs d'œuvres toujours visibles, et perceptibles laissent, selon le mot de Musset, d'immortels héritiers, il n'en est pas de même de ceux dont l'art est tout immatériel. Il ne nous reste, hélas ! que leur nom. La mémoire des hommes retiendra longtemps celui de Mme Carvalho, car elle a beaucoup charmé, et le souvenir de ce charme est comme un de ces parfums subtils, qui, après de longues années, émanent encore du cristal vide.

 

 

 

15 août 1895

 

La distribution des prix aux élèves du Conservatoire a coïncidé avec le centenaire de l'institution. A ce propos, il a été répandu beaucoup d'encre. On a fait l'historique du Conservatoire depuis le jour où la Convention nationale, en 1793, reçut la visite des musiciens de la garde nationale de Paris, qui, considérant que « les despotes allaient chercher des artistes chez les Allemands et qu'il fallait que, sous le règne de la liberté, ce fût chez les Français qu'on en trouvât », réclamèrent la fondation d'un Institut national de musique. On a donné la biographie et les portraits de ses directeurs, depuis Sarrette jusqu'à M. Ambroise Thomas ; on a conté beaucoup d'anecdotes, et surtout formulé des critiques sur l'état présent, souhaité des réformes, comme on en a souhaité en tout temps et sur toutes choses, si haut que l'on remonte dans l'histoire des hommes et des œuvres.

 

En 1829, on parlait déjà de la « décadence » du Conservatoire, dont la création ne remontait alors qu'à 1795. Cette décadence, selon les journaux du temps, ne laissait « aucun espoir pour l'avenir », le concours ayant fait connaître l'affreux « déficit » des classes de chant.

 

En 1870, des critiques nouvelles atteignaient le Conservatoire et son directeur.

 

Aujourd'hui, après la réforme qui limite à soixante-dix ans l'exercice du professorat, on met toujours en cause et le mode d'enseignement et la direction des études. Un des collaborateurs de la Nouvelle Revue a fait, dans le numéro du 1er août, un tableau de la situation actuelle telle qu'elle lui apparaît, telle qu'elle apparaît aussi à certains représentants de la presse musicale.

 

On reproche, en substance, au Conservatoire, une éducation incomplète ; on lui reproche un enseignement rétrograde. Je ne veux parler ici que des chanteurs. J'ai dit, en ma dernière chronique, ce que je pensais du programme des concours publics ; j'ai parlé de l'utilité des exercices pédagogiques, gymnastique vocale, qui doit préparer les jeunes artistes à aborder toutes les difficultés d'un répertoire quelconque. Mais je vois, en relisant ce qui s'écrit, depuis une quinzaine, sur ce délicat sujet, qu'on ne s'entend absolument ni sur le but à atteindre, ni sur les moyens à employer.

 

On trouve, d'une part, que les notions générales données aux élèves sont insuffisantes ; qu'en leur apprenant à chanter, on ne leur enseigne rien de ce qui fait un artiste complet, surtout quand il se destine au théâtre ; d'autre part, on les voudrait plus affranchis de la scolastique officielle, de l'influence personnelle du professeur ; on voudrait que leur personnalité, mettons leur génie, sortit intact de l'institut pédagogique, non faussé par une éducation qui ne tient couramment aucun compte du tempérament et des tendances personnelles, non plus que du mouvement actuel des esprits.

 

Tout cela est peu conciliable, peu réalisable et conduirait fatalement à la suppression du Conservatoire. Le Conservatoire est une école et ne peut être qu'une école, c'est-à-dire un instrument de compression pour les intelligences, un établissement de discipline, je dirais volontiers d'orthopédie. Ceux qui y arrivent faibles, mal conformés, s'y fortifient et s'y rectifient, si leur nature n'est point trop réfractaire à l'enseignement. Qu'un jeune génie s'égare dans ce troupeau, souffrira-t-il, comme on se le figure trop complaisamment, de ces procédés uniformes ? Je ne saurais le croire : il passera peut-être pour un mauvais élève ; mais il se dégagera tout de même des liens où on voudrait le retenir ; il aura vu comment on enseigne ; il aura appris, malgré tout, en cette fréquentation, ce modus in rebus qui ne paralyse point le génie, qui lui apprend seulement le judicieux emploi de ses forces.

 

Quand, d'un trait de plume, on anéantirait tout ce qui existe actuellement, que gagnerait-on pour l'enseignement nouveau ? S'imagine-t-on que ce qu'on appelle la « direction » de cet enseignement soit autre chose qu'un mot.

 

Que l'on décrète — et cela ferait la joie de quelques-uns — que désormais telle doctrine musicale sera la base unique des cours faits aux élèves, obtiendra-t-on de tel ou tel professeur qui, médiocre artiste peut-être, mais pédagogue convaincu, ne saurait abdiquer ses convictions personnelles, le respect de ce qu'il a appris, qu'il enseigne aux autres à aimer ce qu'il déteste et à détester ce qu'il aime ? Non, l'homme restera toujours le même. Il faudrait, pour le refréner ou le briser, écouter aux portes des classes et le surprendre médisant des dieux de l'État, ou déroutant l'esprit des élèves par des lectures prohibées, comme cela arriva quelquefois pour certains universitaires.

 

Le directeur de l'enseignement aura donc beau tracer leur route aux professeurs, mettre des barrières sur le passé, ouvrir des portes sur l'avenir, les professeurs n'en feront qu'à leur tête et les élèves — j'entends les élèves moutonniers — sortiront de leurs mains façonnés, repétris à l'image du maître.

 

Les autres, ceux qui ont vraiment « quelque chose là » sortiront des rangs, ayant beaucoup vu, beaucoup observé, appris plutôt ce qu'il faut éviter que ce qu'il faut pratiquer. Comme les bons bacheliers, frottés de savoir, se rendent bien compte, en quittant les bancs de l'école, qu'ils ont tout vu et qu'ils ont encore tout à connaître, ils se mettront bravement à l'œuvre de leur entraînement personnel, de la patiente et laborieuse réglementation de leur individualité, du perfectionnement de leurs notions, et ils nous donneront de vrais artistes devant à eux-mêmes la majeure part de leur valeur, mais ne se montrant pas dédaigneux de cet enseignement premier qui leur a du moins appris à se mieux diriger.

 

C'est à peu près en ces termes que je répondais, il y a quelques jours, à l'un de mes jeunes confrères de la presse quotidienne, qui voulait bien se soucier de mon opinion sur un sujet que les interviewers se sont donné la tache d'épuiser.

 

Les leçons de déclamation multipliées, élargies, pour les artistes lyriques, sont parmi les réformes réclamées d'ailleurs l'une des plus désirables. Mais ceux qui tiennent entre leurs mains les destinées du Conservatoire ne pourraient-ils répondre que rien n'y manque même sous ce rapport ? Il y a des cours de comédie et de tragédie, où un chanteur dramatique peut aller apprendre à gesticuler, à marcher, et surtout à articuler. Je sais bien que certains acteurs lyriques, dont on vante la diction nette, la déclamation juste, tombent au-dessous du médiocre, quand il s'agit simplement de dire du dialogue. Il y aurait donc deux sortes de déclamation : la déclamation dramatique et la déclamation lyrique ; les procédés de l'une et de l'autre seraient donc différents ? Ici encore, l'initiative, l'effort personnel de l'artiste feront mieux que ce que l'on pourrait obtenir de l'enseignement officiel.

 

Je reste, après cet examen rapide de la question, avec la conviction absolue que les réclamations, les commissions d'enquête ne feront rien ; que le Conservatoire, nonobstant la lettre des décisions à intervenir, continuera à vivre selon son esprit ; c'est une belle illusion de croire qu'on y changera quelque chose. On en dira donc encore beaucoup de mal ; on en tirera encore quelque bien.

 

La direction du Conservatoire, actuellement aux mains de M. Ambroise Thomas, a été mise en cause au sujet du choix des morceaux qui composent le programme des auditions publiques. Je ne pense pas qu'une action officielle soit réellement exercée sur les concurrents pour la page dramatique choisie par eux et qui leur semble propre à faire le mieux valoir leurs qualités natives ou acquises.

 

Si les auteurs modernes ne figurent encore qu'en minorité dans ces programmes, ce n'est pas, je crois, qu'on les en bannisse de parti pris, même s'il s'agit de Richard Wagner. C'est que, pour ce dernier peut-être, à qui l'on assigne présentement la première place, si ses œuvres sont belles, elles sont terriblement difficiles à bien chanter, qu'elles exigent des voix un effort considérable et que — il faut le dire tout bas — les artistes soucieux de la conservation de cet admirable instrument qui s'appelle la voix humaine hésitent parfois à le risquer en cette glorieuse aventure.

 

Les professeurs de demain, nourris d'autres études que ceux d'aujourd'hui, ayant d'autres préférences, donneront peut-être, pour la modernisation de l'enseignement, une satisfaction relative aux pangermanistes. La direction du Conservatoire ne saurait actuellement rien réformer à cet enseignement ; elle ne peut pas changer la doctrine courante, elle ne peut que changer les docteurs, vienne leur soixante-dixième année. Et beaucoup en sont loin encore, ce dont il faut s'applaudir au lieu de s'en plaindre, la tendance actuelle nous conduisant peut-être à un trop féroce exclusivisme.

 

En 1870, on reprochait à Auber, directeur du Conservatoire, d'avoir trop vécu et d'être trop musicien pour son emploi. On ne craint pas de faire la même querelle à M. Ambroise Thomas. On a dit de Cherubini que, tout compositeur qu'il était, il avait bien dirigé le Conservatoire, mais pas si bien que Sarrette, simple chef de musique. On sera bien embarrassé, toutefois, le jour où il faudra donner au Conservatoire un nouveau maître !

 

 

 

15 septembre 1895

 

La musique dramatique a fait, le 1er septembre, une rentrée assez nonchalante, comme toujours, par la réouverture de l'Opéra-Comique. Les nouveautés sont remises à octobre, mais le répertoire est riche et peut suffire pour le moment à satisfaire le goût des nombreux visiteurs étrangers.

 

C'est Mignon qui a inauguré la saison. Mmes Parentani et Leclerc, MM. Leprestre et Belhomme ont reparu dans l'ouvrage de M. Ambroise Thomas. Après sont venus le Maître de chapelle, le Domino noir, le Chalet, le Toréador, accusant la vitalité du vieil opéra-comique, puis des œuvres de date bien plus récente, quoique d'âge déjà respectable, Lakmé, Paul et Virginie, Mireille, Lalla-Roukh, les Pêcheurs de perles. Puis, enfin, la triomphante Manon, et Pris au piège !, de toute fraîche date.

 

Quel heureux théâtre, en somme, que celui-là ! Et de quel fonds merveilleusement riche il dispose !

 

De même l'Opéra, dont la terrible chaleur de la saison n'a pas empêché le public cosmopolite de suivre les représentations. En août, elles ont été particulièrement fructueuses et très agréablement variées. Le répertoire de Wagner et le répertoire français se sont partagés l'affiche. Sigurd et Thaïs ont reparu. Ce dernier opéra a fait apprécier les qualités de Mlle Berthet, qui remplace la créatrice du rôle. MM. Delmas et Alvarez y ont retrouvé leur succès de la première heure. M. Alvarez prend une place de plus en plus large dans l'estime du public. On le met à l'épreuve des rôles wagnériens ; il y réussit brillamment, — et il ne paraît pas s'y fatiguer, ce qui fait honneur à sa résistance vocale.

 

Si l'Opéra tient tout ce qu'il promet, la saison 1895-1896 sera des plus fécondes. Sans parler de Frédégonde, qui est à l'étude, nous aurons un ballet de M. Wormser, qui devait être d'abord, si je ne me trompe, un Don Quichotte, et s'est transmué en une action chorégraphique que les reporters nous exposent comme devant se terminer par une revue passée au Carrousel par le Petit Caporal. Nous voilà loin du héros de Cervantès ; après viendra Hellé, de M. A. Duvernoy. Et puis, probablement, quelque ouvrage de Wagner, bien qu'une réaction s'accuse de plus en plus vive contre le répertoire étranger.

 

Du moins, les compositeurs nationaux auront leur large place, cette fois, sur la scène de l'Académie nationale de musique.

 

Si, en France, les œuvres nouvelles doivent se faire attendre, tant à l'Opéra qu'à l'Opéra-Comique, jusqu'en octobre et peut-être même jusqu'en novembre, une grande activité règne sur les scènes étrangères, et je suis, avec curiosité, le mouvement dont les nouvellistes nous apportent le tableau.

 

A Vienne, à l'Opéra impérial, avec la Navarraise de M. J. Massenet, on va donner un ballet nouveau, Cupidon en voyage, de MM. Paul et Wilner, musique de M. Berté. Au Carltheater, qu'on va ouvrir, sera représenté un ouvrage posthume de F. de Suppé, le Modèle.

 

En Italie, les opéras, opéras-comiques ou opérettes de fraîche création commencent déjà à pulluler. Mais les Italiens sont prolifiques et se contentent à moins de frais que nous. On nomme déjà, parmi les ouvrages représentés, Festa dei servitori, de M. Lauzini, Jolanda, de M. Mario Grablovitz et la Sorella di Mark, œuvre de Mme Gemma Benincioni, déjà célèbre comme cantatrice.

 

En Espagne, au théâtre du prince Alphonse, de Madrid, a eu lieu la représentation de El Testarudo, qui n'est autre qu'une adaptation de Kéraban le Têtu, de M. Jules Verne, avec de la musique de MM. Brull et Estelles. Le genre si pittoresque de la zarzuela s'enrichit d'un nouvel ouvrage : Carabanchel de Arriba et le théâtre Apolo annonce deux importantes pièces lyriques.

 

Nous n'avons pas même, en l'idée d'une telle fécondité. Et notre esprit de décentralisation qui se manifeste à Rouen, à Nantes, à Lyon, à Marseille ne produira jamais des résultats pareils à ceux qu'enregistre l'Italie et dont je ne puis donner ici qu'un très faible aperçu. Il est vrai que nous sommes moins faciles à contenter et que ce que n'a pas consacré Paris ne compte guère.

 

Je mets, il est vrai, à l'actif des théâtres étrangers, tout ce qui appartient au théâtre musical, de l'opéra à l'opérette ou à la zarzuela. Si l'on en voulait faire autant à Paris, on trouverait encore à glaner dans les théâtres consacrés à la musique de genre. On n'y a rien fait toutefois de vraiment neuf en cette première quinzaine de septembre.

 

La Gaîté, seulement, s'est emparée d'une opérette de M. Victor Roger, les Vingt-huit jours de Clairette, donnée primitivement aux Folies-Dramatiques ; elle l'a faite sienne, selon son procédé de grossissement habituel, et l'a rajeunie au moyen dé quelques airs de danse écrits spécialement pour cette reprise. L'ouvrage a plu, interprété par Mlle Mariette Sully, Mme Deberco, Mlle Lebey, et MM. Paul Fugère, Landrin, Dacheux, Lucien Noël, Larroque et Jalbier.

 

En Allemagne, où l'on est très éclectique dans le choix des œuvres lyriques et où, il convient de le dire, tout le répertoire français, ancien et moderne, a une grande part dans la distribution des spectacles, on n'a pas manqué, en ces derniers jours, d'étendre jusqu'aux choses du théâtre la célébration des anniversaires de 1870.

 

A Leipzig, un à-propos lyrique de M. Zœllner a été exécuté au théâtre municipal, le 1er septembre. Il s'agit de trois tableaux qui sont une adaptation d'épisodes de la Débâcle, de M. Émile Zola. Ainsi, même en cette occasion, il a fallu que l'on nous prenne quelque chose. Dans la partition s'intercalent un certain nombre de morceaux populaires, le Rhin allemand, entre autres, le choral de Luther et la Marche impériale de Richard Wagner. Cela se termine par un petit ballet : l'Entrée à Paris.

 

C'est d'une gloriole innocente. Si les Français se mettaient en goût d'anniversaires de ce genre, ils en auraient à célébrer ayant plus de vingt-cinq ans de date.

 

 

 

15 octobre 1895

 

La Navarraise, que vient de représenter l'Opéra-Comique, a été donnée pour la première fois à Londres ; elle s'est mise en route, depuis, pour faire son tour d'Europe ; elle le fera très brillamment, ce n'est pas douteux. Paris ne l'a adoptée que lorsque l'essai en a été fait à l'étranger ; c'est maintenant souvent, trop souvent, sa coutume. Autrefois, il faisait toutes les réputations ; dans bien des cas déjà notables, il parait aujourd'hui vouloir se réserver de les sanctionner ou de les défaire.

 

Le sujet de la Navarraise est emprunté à une nouvelle de M. Jules Claretie. Je ne la connais pas ; je sais seulement qu'elle a été assez profondément remaniée pour passer du livre au théâtre, et il ne faut la voir que sous sa seconde forme.

 

M. Henri Cain, l'auteur de cette adaptation, faite avec l'assistance de M. Claretie, est, on le sait, un peintre distingué, et il est permis de dire — je l'ai dit, je crois, à propos de sa Vivandière — qu'il fait des pièces, de peintre, toutes en tableaux frappant d'abord l'œil du spectateur, réunis à la file dans une galerie pittoresque, avec plus de soin de la variété que de souci psychologique. Mais la foule — ceci est encore une redite — se laisse prendre d'abord par les yeux, surtout en matière d'opéra, et ne se mêle point trop d'analyser, pourvu qu'elle reçoive une impression franche. Après, il est vrai, elle se retrouve, elle se reprend, et qu'il s'agisse de tragique ou de comique, elle confesse finalement parfois qu'elle a pleuré ou ri mal à propos. L'important, c'est qu'elle ait ri ou pleuré, sur le moment, aux bons endroits, selon le compte des auteurs.

 

Ici, le drame est brutal et rapide. Une belle fille aime un sergent de l'armée espagnole. On est en plein feu de la guerre carliste. Le sergent est pourvu d'un père riche et exigeant. La fille n'a d'autre fortune que ses grands yeux noirs, ses lèvres de grenade et son teint d'ambre pâle. Le père ne lui donnera celui qu'elle aime que si elle apporte une dot de 2,000 douros. Or le général espagnol promet hautement une prime de 2,000 douros à qui le débarrassera du chef carliste, redoutable adversaire, qui tient la campagne contre lui. La fille entend, part et tue l'homme. Elle revient, les mains pleines de sang, chercher la dot ainsi gagnée. Qu'importe la bassesse et l'horreur du moyen : le but seul l'attire ; elle y a marché sans voir la route. Son amant, en qui on a éveillé des doutes sur la fidélité de celle qu'il aime, l'a suivie aux avant-postes. Il y a été mortellement frappé. On le rapporte ; il meurt sous les yeux de sa maîtresse, maintenant devenue un objet d'horreur pour tous et pour lui-même. Elle éclate d'un rire de folle et tombe, en une crise de démence, sur le corps de celui qui vient de payer de son sang le sang versé par elle.

 

Qu'il n'y ait point là d'étude profonde, de ces dessous d'âme, de ces analyses morales, selon les exigences de notre esthétique moderne, cela est certain et ne vaut presque pas la peine d'être dit : le cerveau des personnages ne nous jette, tout brûlant, que la matière brute, le fait, en qui se résument les mille incidents de la lutte intime de leurs passions. C'est tout ; c'est peu et c'est assez, pour un ouvrage d'une durée de quarante-cinq minutes, simple esquisse formulée d'un trait rude au premier plan, léger dans les accessoires, et mis en couleur à larges coups de brosse et de couteau.

 

M. Jules Massenet a été comme toujours, en cette partition, d'une suprême habileté, d'une incontestable maîtrise ; il a, selon son goût habituel et je dirais volontiers selon cette subtile politique apprise dans la fréquentation du public, qui veut de la variété dans ses émotions et ses plaisirs, jeté sur la trame noire du drame quelques traits de gaieté vive et quelques délicates nuances.

 

Après la furieuse et tumultueuse attaque du début, où clairons, canons et fusillade se mêlent au désordre du combat, s'échelonnent les scènes tendrement amoureuses ou férocement passionnées, résultant de la rencontre du sergent Araquil et de la farouche et tendre Anita, — comme au conflit des passions déchaînées dans les âmes par l'âpre résistance du père ou les paroles suggestives du général.

 

C'est communément une fiévreuse déclamation lyrique, s'émaillant çà et là des pures mélodies qui s'épanouissent sur les lèvres de l'amoureux. Une chanson de soldats, qu'accompagne la guitare éperdument grattée par un troupier en belle humeur et que ponctuent les battements de main et le Olé ! traditionnels quand il s'agit de broyer de la couleur espagnole ; un délicat et aérien nocturne, formant entr'acte, à rideau levé, et montant doucement dans la sérénité des heures nocturnes, tandis que déjà le glacier des sierras se teinte de rose, — font deux épisodes très agréables, dont le second surtout a été fort goûté.

 

M. Bouvet donne un beau caractère à la figure du général espagnol ; M. Mondaud met de l'autorité et de l'âpreté montagnarde dans le rôle bref du père d'Araquil ; ce dernier est personnifié par M. Jérôme, qui chante d'une voix ravissante et dont le succès a été très grand.

 

La mise en scène est d'un réalisme très saisissant, dans un beau décor de village fortifié, barricadé, aux maisons déchiquetées par les projectiles, sur un fond où s'enlèvent, au-dessus des vapeurs de la vallée, les mornes et les croupes de la montagne neigeuse.

 

Je veux parler maintenant, tout à fait à part, de Mlle Emma Calvé, en qui s'incarne l'amoureuse et tragique Anita. Le poème, la musique s'effacent devant l'interprète. Elle a été absolument remarquable ; il est plus simple de dire qu'elle a été digne d'elle-même, telle que l'a faite une profonde et minutieuse étude du caractère de ses rôles, aidée par une merveilleuse nature d'artiste.

 

Santuzza de Cavalleria Rusticana et Carmen ont abouti à Anita de la Navarraise. C'est une synthèse en laquelle se discernent les éléments premiers de la composition de ces diverses figures, auxquelles la tragédienne lyrique a emprunté leurs traits natifs qu'elle a appliqués à son originalité personnelle, à son masque mobile et pourtant toujours reconnaissable.

 

Elle a le geste, l'attitude, le regard, qui sont à elles absolument, qui la dessinent, qui mettent sa signature sous les traits et sous le costume du personnage, qu'elle fait entrer en elle plus encore qu'elle ne s'incarne en lui. Elle est une dominatrice. Et, présentement, sa volonté la pousse vers les violences de la passion humaine ; il faut qu'elle soit une vengeresse ou une victime, qu'elle tue ou qu'on la tue. Des fureurs jalouses de Santuzza aux caprices mortels de Carmen, la voilà venue à la personnification d'une aveugle enragée d'amour.

 

Elle est Anita ; elle pourrait être l'héroïne d'une autre sanglante tragédie ; mais quelque puissant effet que l'on puisse tirer de ces belles mains pâles, de ces bras d'ivoire, tout jaspés de sang, ce sont là des éléments d'émotion dont il ne faut point trop abuser, sous peine de se trop spécialiser, de se faire classer, selon le mot plaisant d'un comédien illustre, dans la famille des carnassiers.

 

Je ne suis pas inquiet de Mlle Calvé. Elle se souviendra des touchantes figures qu'elle évoqua naguère ; elle nous montrera, en quelque œuvre plus étendue, de physionomie plus changeante, une création aussi personnelle, mais aussi plus complexe. Elle y aura de la grâce séductrice, de la douleur touchante, de la passion criminelle ou généreuse ; elle y sera belle, étrange, charmeresse, hautaine, désespérée ou farouche à son gré, mais elle le sera, selon les mouvements d'une action moins sèche et d'un tour moins inflexible. Et peut-être aussi alors elle se fixera. Elle restera fidèle à Paris, qui l'aime, malgré les séductions dorées de l'étranger et les charmes de la vie nomade, — et je crois que l'accueil enthousiaste qu'un public très blasé, peu prodigue de telles marques d'admiration, lui a fait dans la Navarraise, va compter pour beaucoup dans ses résolutions prochaines.

 

 

Je n'ai pu donner de chronique pour la dernière quinzaine de septembre : je dois, par conséquent, m'y reporter, ne devant point passer sous silence la belle reprise d'Aïda à l'Opéra.

 

M. Alphonse Humbert, en qui nos compositeurs nationaux ont rencontré un champion énergique, faisait, il y a quelques semaines, en leur faveur, un article sur le snobisme musical, dont le retentissement a été grand. L'autorité de sa parole comme député prête à ses arguments de journaliste une incontestable gravité. Nous reviendrons quelque jour sur les questions qu'il soulève.

 

Je n'en veux retenir aujourd'hui que les traits décochés contre Wagner et par incidence contre Verdi. Il appelle Aïda du Wagner italianisé, et il pousse un cri de révolte contre la proscription du répertoire purement français.

 

Mais Aïda a été naturalisée française ; elle est devenue nôtre au même titre que la Favorite et tant d'autres œuvres de cette école italienne hors de laquelle il n'était autrefois point de salut, et les considérations qui dominent dans les questions relatives à l'œuvre de Wagner n'auraient point ici leur raison d'être.

 

Aïda, nonobstant l'évolution qu'elle accuse chez son auteur, est bel et bien de l'art italien, non wagnérisé, mais modernisé, puisé à cette source abondante, d'une si belle, coulée lumineuse, où s'alimenta tout d'abord le génie de Verdi, et qui a simplement et progressivement changé de goût.

 

Maintes fois, et notamment quand l'œuvre est devenue tout à fait nôtre par son avènement à l'Opéra, nous l'avons analysée et appréciée à sa haute valeur.

 

Elle reste, à mon sens, la manifestation la plus remarquable de l'art puissant et souple du vieux maître en sa dernière manière. On a fait beaucoup plus de bruit autour de Falstaff et d'Otello, ses deux plus récentes partitions : c'est qu'elles ont, en vérité, beaucoup plus besoin d'être soutenues, sans qu'il en faille nier les extraordinaires qualités.

 

Après l'incendie des décors de la rue Richer, Aïda s'est trouvée, selon l'ordre chronologique, la première des œuvres courantes que l'Opéra ait dû reconstituer. Elle fera prochainement la même chose pour la Favorite, opéra classique qui a si longtemps accompagné et si longtemps encore accompagnera les ballets sur l'affiche de l'Académie nationale de musique. Avec Rigoletto, qui remplit de temps en temps le même office, avec Otello, avec le trio des triomphants ouvrages de Wagner, voilà — et j'en oublie peut-être — la belle part faite au répertoire étranger !

 

Les directeurs remplissent toutefois leurs devoirs, à la lettre ; ils sont absolument en règle vis-à-vis des musiciens français, à qui ils donnent plus qu'on ne leur a jamais donné depuis vingt-cinq ans, si, hélas ! ils ne peuvent leur donner tout ce que l'abondance de la production commanderait.

 

L'Opéra-Comique, élargissant son genre, le Théâtre lyrique, renaissant de ses cendres, car tout arrive et cela doit finir par arriver, rétabliront quelque peu l'équilibre.

 

La nouvelle Aïda a été Mme Bréval ; Amneris, Mme Héglon ; Mlle Agussol, la grande-prêtresse ; M. Alvarez, Radamès ; M. Renaud, Amonasro ; M. Dubulle, le roi ; M. Gresse, Ramfis, interprétation tout à fait remarquable, qui va assurer à cette reprise une belle série de représentations.

 

M. Paul Vidal a pris, pour la première fois, en cette occasion, la direction de l'orchestre. Il s'est acquitté de cette tâche avec beaucoup de sûreté et de maestria.

 

Le cadre tout neuf d'Aïda est d'un éclat et d'un pittoresque de bon augure pour le Cid, Patrie !, Ascanio, dont le tour vient d'être rendu au public et qui offrent aux décorateurs le sujet d'une série de tableaux très variés et très pittoresques.

 

A propos de ce charmant décor du troisième tableau d'Aïda, dont l'île et le petit temple de Philœ ont fourni le motif, on m'a raconté tout récemment un curieux détail.

 

Il paraît que les Anglais font, là-bas, en Égypte, d'assez importants travaux, pour le bien-aller desquels il leur serait nécessaire de faire tout bonnement disparaître l'île de Philœ. Naturellement, ils se heurtent à de vives protestations. Mais ils ne se déconcertent pas. En insistant pour faire placé nette, ils offrent de reconstituer ailleurs l'île de Philœ et son temple, dont les colonnes et toutes les pierres seraient soigneusement numérotées et replacées dans leur ordre séculaire. C'est bien anglais !

 

 

 

15 novembre 1895

 

M. Colonne vient, de donner au Châtelet un fragment de musique dramatique, qui a obtenu le plus grand succès. C'est le second acte du drame lyrique de M. Camille Saint-Saëns : Proserpine, représenté, il y a huit ans, à l'Opéra-Comique, et qu'on y doit prochainement revoir. Toutes les fois que M. Camille Saint-Saëns, maître incontesté et respecté dans le domaine de la musique pure, aborde le théâtre, la critique, à son sujet, se divise étrangement. Si le plus grand nombre continue à rendre hommage à la variété de son inspiration, à la merveilleuse souplesse de sa main, qui lui permet de manier de façon intéressante tous les sujets, sans répéter ses formules, quelques-uns ne veulent pas consentir à admettre qu'il soit, comme on dit vulgairement, « dans le mouvement ».

 

Une esthétique s'est créée qui ne permet pas à un compositeur même de la haute valeur de M. Camille Saint-Saëns et qui, je m'imagine, en sait un peu plus long que ses juges, de dire au théâtre ce qu'il veut dire, comme il entend le dire.

 

C'est ainsi qu'un jeune critique que j'estime, doublé d'un compositeur que j'aime, ne craint pas d'écrire : « Dans tous ses nouveaux ouvrages dramatiques, en effet, — je dis ses nouveaux ouvrages, car il faut mettre à part et très haut Samson et Dalila, où la fermeté du style, l'indépendance de l'inspiration ne se démentent point, — M. Saint-Saëns nous apparaît en quelque sorte comme dédoublé. Là, le musicien de souveraine volonté, de noble et viril talent, ne s'accorde pas toujours avec le compositeur de théâtre indécis et pourtant combatif. Oui, il y a indécision dans certaines de ses pages, d'esthétique si contradictoire et si déconcertante, et combativité aussi dans l'emploi de certaines formules que te public n'accepte plus. »

 

Cela est un peu enveloppé ; mais il en faut retenir le mot très net : « Certaines formules que le public n'accepte plus. » Peut-être eût-il été plus juste d'écrire : « Certaines formules qu'une école nouvelle n'accepte plus. »

 

Pour le bon public, en effet, on sait qu'il est fort vaguement musicien, très moutonnier, qu'il va où on le pousse, qu'il se pâme aux endroits signalés comme admirables à son snobisme et que, livré à lui-même, il n'aime, au fond, que ce qu'il comprend bien, et ce qui l'amuse, en dehors des hypocrisies du culte officiel :

 

J'aime mieux ma mie !

O gué !

J'aime mieux ma mie !

 

Voilà toujours à peu près ce que sera l'esthétique intime du peuple de France.

 

Pour les cénacles, c'est autre chose ; mais ce n'est point pour les cénacles qu'écrit et doit écrire un musicien de théâtre, surtout un musicien français, de race gallo-latine, dont le verbe doit sonner franc et clair, bien que les cénacles le jugent, lui tiennent haut la dragée de l'éloge et parfois le condamnent, d'une sentence tranchante comme un couperet.

 

C'est ce qui est arrivé bien souvent à M. Camille Saint-Saëns, qui s'en moque, et va tranquillement son chemin, ayant pour lui la raison, le bon sens, l'esprit et la parfaite indépendance d'un artiste, nonchalant du coassement des grenouilles du marais inférieur. Il prend ses personnages, les examine matériellement et moralement, leur fait parler la langue qu'il croit être la leur. C'est ce qu'on appelle de l'indécision. C'est ce que j'appelle de la décision. Il le fait en adoptant, au besoin, ou à son gré, des formules connues. C'est ce qu'on appelle de la combativité pratiquée à l'égard de ceux qui réprouvent ces formules. C'est de la simplicité consciente et voulue, tout bonnement.

 

Il est à peu près le seul maintenant à faire ainsi ; moi, je l'en loue de tout mon cœur. L'avenir tirera la conclusion convenable.

 

En attendant, il est bien plaisant de voir que l'on continue à opposer au répertoire nouveau de M. Camille Saint-Saëns l'œuvre de ses débuts : Samson et Dalila. Mais Samson et Dalila procède du même esprit que les ouvrages suivants ! Il s'inspire de la même vision des choses dramatiques ; le sujet en est biblique, la conception musicale est adéquate à la hauteur de ce sujet ; il y a un souffle puissant d'inspiration ; il y a aussi, hélas ! « de ces formules que le public n'accepte plus », notamment l'air de Dalila : « Amour, viens aider ma faiblesse ! » conçu et exécuté selon la forme la plus outrageusement courante qu'un lévite de la nouvelle église puisse anathématiser, et pourtant parfaitement beau.

 

Donc, argument forgé pour les besoins de la polémique tout uniment ! Si le premier ouvrage de M. Camille Saint-Saëns eût été, non point Samson et Dalila, mais Proserpine, il l'eût écrite vraisemblablement, il y a vingt-cinq ans, comme il l'a écrite aujourd'hui, avec sa sincérité native, avec son noble parti pris de rester toujours dans le tempérament de son sujet.

 

Mais c'est une tactique d'assommer les gens avec leurs œuvres de jeunesse. — Communément, il est vrai, ils donnent en ces œuvres leur formule à peu près intégrale, selon leur tempérament, selon les influences subies. — Il ne faut pas pourtant que cela aille jusqu'à leur lier les mains ; ils gardent le droit d'être différents d'eux-mêmes.

 

On fait volontiers pour M. Massenet ce qu'on fait pour M. Camille Saint-Saëns. Quand on parle de ses nouvelles œuvres, c'est parfois en lui opposant le souvenir de ce Roi de Lahore qui fut la première manifestation indépendante de son talent dramatique et qui, repris, lui vaudrait sans doute des manifestations analogues à celles qui ont salué Samson et Dalila. Et c'est pour cela peut-être, que, très sensitif, il hésite à en provoquer la reprise et laisse dans l'ombre cet aîné, qui deviendrait un terme de comparaison préjudiciable à la suite de son innombrable lignée.

 

Aucun compositeur de valeur n'échappera à cette destinée. Quand un musicien naît au grand jour de la scène, quand il s'y révèle fort, le concert élogieux commence, surtout s'il n'est que médiocrement goûté des masses. Mais il ne faut pas qu'il s'empare trop vite du terrain, qu'il devienne trop prolifique, surtout qu'il s'avise de suivre son humeur indépendante et de s'affranchir de ses langes. Alors, on le bride et on le remet au pas.

 

Pareille aventure est arrivée, il n'y a pas bien longtemps, à un compositeur, qui s'est placé tout de suite le premier parmi les jeunes et à qui la carrière s'est ouverte très brillante : M. Alfred Bruneau.

 

Il a donné le Rêve. Il a mis là toute sa vertu, toute sa force, toute sa conviction. Le public ne l'a pas suivi toujours sur les hauteurs où il s'était placé. Mais peu lui en chaut ; avoir fait œuvre bonne à son gré lui a suffi et les adeptes de l'école progressiste et incorruptible lui en ont d'ailleurs tenu glorieusement compte, d'autant plus que la foule se réservait et que l'œuvre semblait vouée aux palmes du martyre.

 

Alors, il a écrit un second ouvrage, l'Attaque du Moulin, non moins sincèrement, dans la plénitude de ses facultés maîtresses. Seulement le sujet était d'une humanité plus immédiate que celui du Rêve. Les personnages ont parlé un autre langage et il y a eu naturellement çà et là de ces formules plus familières, que le public comprend mieux, des morceaux symétriques, horreur ! Alors les thuriféraires de la première heure ont crié : Raca ! contre M. Alfred Bruneau, transfuge, passé au bourgeoisisme, contre M. Bruneau, qui se permettait d'aller naturellement vers la foule, et d'être compréhensible, en un sujet exigeant cette communion plus immédiate et cette plus lumineuse clarté !

 

On redonnera le Rêve et il aura un grand succès. Et M. Bruneau fera d'autres ouvrages que l'Attaque du Moulin. Il en fera beaucoup, car il est jeune et ardent. Mais, quoiqu'il fasse, c'est toujours le Rêve qui se dressera devant lui et qui le fera accuser, à son tour, d'indécision et de combativité inopportune. Il sera là, du moins, en la haute compagnie de M. Saint-Saëns, et ce voisinage n'est certainement pas pour lui déplaire.

 

 

 

01 décembre 1895

 

L'Opéra-Comique a fait débuter dans Galatée une jeune artiste récemment sortie du Conservatoire, Mlle Marignan, à qui cette épreuve a été très favorable. Mme Ugalde, la créatrice du rôle, donna au personnage un relief et un accent qui sont restés dans notre souvenir et rendent la tâche d'une débutante plus difficile. Mlle Marignan a exprimé avec une grâce native et une aimable malice le caractère de la créature de chair, transmuée du marbre par la toute-puissance de Vénus ; elle l'a fait chanter d'une voix agile et d'un beau timbre. Une création prochaine dégagera mieux la personnalité de Mlle Marignan, auprès de laquelle s'est fait applaudir, dans Ganymède, M. Varias, encore un début heureux. Le rôle de Pygmalion destiné à Mlle Wyns est finalement échu à M. Hermann Devriès, artiste d'expérience et d'autorité. Le vieux Midas, que Sainte-Foy personnifiait autrefois avec un comique si parfait, est M. Barnolt, toujours plein de finesse et de spirituelle naïveté.

 

Cette partition de Galatée est restée charmante, mais d'un charme maintenant un peu suranné ; tout ce qui y est naturel dans l'inspiration y demeure paré de la fraîcheur de la jeunesse ; tout ce qui y relève du pur métier porte déjà la marque du temps.

 

Peu après cette reprise de l'ouvrage de Victor Massé qu'accompagnait sur l'affiche la Navarraise avec Mme de Nuovina, succédant à Mlle Calvé dans le rôle d'Anita et le marquant à son tour de son empreinte très personnelle, l'Opéra inaugurait les grands concerts du dimanche, qui doivent se composer principalement d'une sélection de scènes dramatiques ou chorégraphiques et, cela étant, ont leur place marquée en cette chronique spéciale aux choses du théâtre.

 

L'institution est heureuse ; elle va donner au public, dans un beau cadre, avec de remarquables éléments d'interprétation, le plaisir d'applaudir une série de pages anciennes et de saluer peut-être quelques talents nouveaux, encore non dégagés de la foule.

 

Une part, en effet, est réservée aux jeunes, — jeunes à cheveux gris quelquefois, — dans ces programmes dominicaux, dont le premier a été composé de façon très intéressante.

 

Ce sera comme un acompte sur la réalisation de bien des espérances ; l'Opéra, qui pourrait se doubler d'un Théâtre-Lyrique, s'efforçant ainsi de mettre en lumière les compositeurs dramatiques d'hier, d'aujourd'hui et de demain, que l'opinion courante désigne comme dignes d'un tel honneur.

 

L'ouverture du Corsaire d'Hector Berlioz, premier numéro du programme, nous a reportés à l'époque du plus pur romantisme musical ; c'est une page vivante et colorée où se révèle l'esprit tourmenté, hanté d'images changeantes, du compositeur-poète, qui a pris le soin de raconter à ses contemporains sous quelle influence et dans quelles circonstances il a réalisé son œuvre. Ce fut dans un confessionnal de Saint-Pierre de Rome que Berlioz, lisant le poème de Byron, conçut l'idée du Corsaire. Le grand musicien se plaisait à ces bizarreries d'impression ; on les sent, chez lui, très voulues, et bien d'ailleurs selon le goût de son temps.

 

Le fragment d'Herculanum, la « Vision » et la « Bacchanale » ont évoqué le souvenir du poétique rêveur que fut Félicien David. C'est une des meilleures pages d'un opéra aujourd'hui enseveli probablement pour jamais dans les archives et qui eut son heure de faveur. Elle est d'un joli caractère ; il y circule ce léger souffle païen, très sensible toujours chez le musicien provençal.

 

Ces deux évocations de la musique française nous ont conduits au Fervaal de M. Vincent d'Indy. C'était le morceau à sensation, l'événement attendu. L'auteur jouit de la réputation bien méritée d'un artiste haut et sévère. Il n'a encore donné au théâtre qu'un de ces petits actes que l'on jette parfois en ironique aumône aux compositeurs robustes.

 

Fervaal sera exécuté, cet hiver, au théâtre de la Monnaie, où on le jugera dans les conditions normales où il faut se placer pour le bien juger. L'Opéra, en en offrant la primeur à ses abonnés, a fait œuvre louable et de bonne foi. Je n'oserais affirmer pourtant qu'il ait fait œuvre avantageuse aux intérêts du compositeur.

 

Une partition de ce caractère, méthodiquement ordonnée, conçue selon les exigences d'une esthétique toute particulière, doit être vue au théâtre. Entendue au concert, sans les ressources de l'action, du geste, de la physionomie, sans la représentation visible des milieux où elle se déroule, elle ne peut que s'amoindrir, s'éteindre, car elle est faite non pas seulement de musique, mais d'un juste accord entre la musique et le drame.

 

Tout en constatant la valeur incontestable des pages choisies de Fervaal, je n'en ai pas pénétré assez complètement l'esprit, en une seule audition d'ailleurs, pour risquer un jugement. Je préfère en réserver la complète expression pour le moment où nous serons appelés à voir l'ouvrage vivre de sa véritable vie. De plus en plus, l'expérience nous apprend combien il faut être circonspect dans l'appréciation d'une œuvre qui a parfois coûté des années de travail à son auteur. Nous mettons, à tout apprécier, comme à tout connaître, une hâte maladive qui est le mal du siècle, et nous mène trop souvent à l'injustice et à l'erreur.

 

La deuxième partie du concert, consacrée aux danses anciennes, a été un ravissement. Les élégances musicales, les grâces apprêtées s'associaient là au chatoiement des costumes, aux caprices légers, aux poses galantes et plaisantes des anciennes formes de l'art de « baller ».

 

Mmes Mauri et Subra, Mmes Laus et Robin, ont fait, pour le bouquet, le plus délicieux quatuor chorégraphique qui se puisse imaginer.

 

Ce lumineux intermède fait mieux encore goûter les grandeurs solennelles du reste du programme, et aussi il en repose.

 

Pour finir, sont venus le magistral prélude de Rédemption, de César Franck, et un beau fragment de Mors et Vita, de Ch. Gounod.

 

Entre ces deux morceaux s'enchâssait comme un merveilleux diamant, d'un éclat rare, le deuxième tableau du premier acte de l'Alceste, de Gluck.

 

Un triomphe éclatant pour Mme Caron, qui a dit avec une pureté, avec un accent admirables, la partie d'Alceste. Géniale artiste, à côté de laquelle on a également applaudi M. Delmas, et aussi M. Douaillier.

 

Résumant mes impressions sur ce beau concert, je dirai qu'il me semblerait avantageux de réunir sur les programmes ou des scènes d'une écriture musicale simple, ou de vastes scènes d'ensemble.

 

La salle, très grande, très brillante, veut être remplie de larges harmonies ou recueillir le murmure d'une voix s'élevant seule ou discourant délicatement avec une autre voix.

 

Les tableaux dramatiques compliqués, avec les vides que fait au concert l'espace rempli au théâtre par les jeux de scène, m'y semblent beaucoup moins à leur place.

 

Je ne dois pas omettre de dire avec quel soin et quelle ferme autorité les deux jeunes chefs d'orchestre, MM. Paul Vidal et Georges Marty, se sont partagé la direction de ce premier concert. M. Vincent d'Indy a conduit lui-même très magistralement la scène de Fervaal.

 

La Gaîté a mis un titre nouveau sur son affiche : Panurge, de MM. Henri Meilhac et A. de Saint-Albin, musique de M. R. Planquette. Rien de pantagruélique en cette aventure où Pantagruel pourtant figure évoquant la galante figure de François Ier.

 

C'est un opéra-comique à grand spectacle, aimablement agencé, allégrement musiqué. C'est surtout une merveilleuse succession de tableaux d'une splendeur extraordinaire, éblouissant les yeux, et qui fera, selon le mot classique, « courir tout Paris ».

 

J'écris cette chronique à la veille de la première représentation de Xavière, qui sera probablement donnée au moment où paraîtra ce numéro. Je suis donc obligé de renvoyer au 15 décembre le compte rendu de cet ouvrage en trois actes, de M. Théodore Dubois. Ce sera le troisième qu'il aura donné au théâtre ; les deux premiers ont été un petit acte : la Guzla de l'Émir, jouée, il y a déjà des années, au petit théâtre lyrique de l'Athénée, et Aben-Hamet, représenté en italien, sur ce même théâtre de la place du Châtelet où est maintenant l'Opéra-Comique, par une compagnie d'artistes dirigée par M. Victor Maurel.

 

De larges intervalles séparent ces trois ouvrages, d'un caractère, par conséquent, très différent. Je connais assez Xavière pour qu'il me soit permis de dire que M. Théodore Dubois, en s'y montrant très soucieux de l'instrumentation moderne, n'y a rien perdu de la grâce, du sentiment et de la délicatesse de son inspiration personnelle.

 

Je n'ai parlé que des opéras de ce compositeur. Il faut ajouter à son répertoire théâtral le joli ballet de la Farandole, représenté à l'Opéra avec un très vif succès.

 

 

 

15 décembre 1895

 

On a su gré à M. Théodore Dubois de donner à Xavière, que vient de représenter l'Opéra-Comique, le simple titre d'idylle dramatique. Ce titre exprime le caractère réel de l'œuvre. Il n'égare ni le public, ni la critique ; il ne promet ni un opéra comique dans le goût ancien, ni un drame musical selon la formule moderne, encore mal définie, malgré les efforts louables faits pour la définir. Ce n'est, en un mot, ni une partition de réaction, ni une partition de combat, mais la libre expression d'un esprit sincère et d'une probité parfaite.

 

En ces pages, tour à tour émues, naïves et tendres, parfois d'une jolie gaieté coquettement souriante, le compositeur a fait parler à ses personnages le langage de leur condition. Point d'éclat, point de violence voulue, point de recherche de l'effet, qui est venu tout de même, suivant la pente la plus naturelle. Deux traits seulement font opposition aux teintes délicates du tableau ; deux figures en sortent, violentes et dans la laideur de leurs instincts, sans lesquelles il n'était point d'action dramatique possible.

 

Il y a, çà et là, dans l'écriture musicale, des tournures relevant de la technique ancienne ; mais dans quel ouvrage n'y en a-t-il pas ? Lequel n'emprunte rien au passé, même parmi ceux qui vont le plus avant dans la voie de l'avenir ? On les y admet fort bien. Je dirais volontiers qu'elles y sont nécessaires, étant les points auxquels le public se prend tout d'abord et se laisse retenir.

 

Le reste est empreint d'une poésie très franche, d'un charme tout personnel ; un parfum agreste circule à travers cette idylle, qui se développe dans une atmosphère instrumentale d'une légèreté délicieuse, dans un milieu où les êtres vivent d'une vie saine et franche. La sévérité des juges les plus prévenus en a été désarmée ; le public, plus sensitif que raisonneur, en a été ravi.

 

Dans un ouvrage où il n'y a pas une ligne de dialogue parlé, il a pu s'intéresser et rire à certains détails, — ce qui n'est point banal en pareille aventure. C'est que le compositeur, sans recourir au monotone et désormais inadmissible « parlante » des vieux opéras italiens, a dessiné d'un trait très net toutes les pensées, tous les mots de nature à éclairer l'intelligence et le mouvement de l'action, les a accompagnés ou sertis d'une instrumentation légère, comme aérienne, attestant seulement le souci de l'homogénéité de l'œuvre, laissant au poème toute facilité pour s'exprimer librement.

 

L'emploi de ce procédé, favorisé d'ailleurs par la parfaite diction des interprètes, donne des résultats qui pourraient, au besoin, servir d'arguments contre les théories trop absolument favorables à l'association du dialogue et de la musique, qui constitue l'opéra-comique classique.

 

Xavière aurait pu ainsi, sans prétention excessive, arriver devant le public sous ce titre de comédie lyrique dont on a parfois abusé ; la modestie du compositeur lui a fait préférer celui que j'ai dit. Il n'y a rien perdu de ses avantages, au contraire.

 

La partition débute par un joli paysage musical que traverse la sonnerie claire de la cloche villageoise, le chant des écoliers disant une complainte naïve pour chasser le tonnerre, et les grondements lointains de l'orage, tandis que sonnent sur les feuillages les dernières gouttes d'une ondée.

 

Tout cet acte est d'une grâce infinie et d'un accent très naturel en ses parties purement scéniques. La maîtresse page en est la « Légende de saint François prêchant aux oiseaux », racontée aux enfants de l'école par le curé doyen de Camplong, une des plus exquises figures que le bon conteur Ferdinand Fabre, à qui est emprunté le sujet de Xavière, ait tirées de son imagination, ou mieux encore peut-être, copiées d'après nature et introduites en ses savoureux récits du pays cévenol.

 

Légende toute parfumée de foi naïve, toute chatoyante de couleurs fines, toute pleine de chants d'oiseaux et de frémissements d'ailes.

 

Le second acte appartient au pittoresque et au dramatique. C'est, en deux jolis monologues et en un duo terminal, l'épanouissement de l'âme tendre de Landry et de Xavière, deux amoureux d'idylle fleurissant, en pleine nature, dans l'air grisant de la montagne aux vastes châtaigneraies ; c'est l'amour hardi et gai d'un berger, audacieux comme un sylvain antique, aux prises avec la coquetterie instinctive d'une fillette ; c'est la petite comédie musicale des indécisions du brave curé, de la mauvaise humeur de sa servante qui actionne toute cette comédie ; c'est la cérémonie rustique et simple de la Bénédiction des châtaigniers, le divertissement des Batteurs et des Ramasseuses, et enfin la scène tragique qui couronne l'acte, au milieu des fureurs d'un orage accentuant la terreur des âmes, scène symphonique conçue et développée, avec une réelle maîtrise, par un compositeur soucieux, je l’ai dit, de la justesse du rendu et dédaigneux des sonorités brutales.

 

Très bref, le dernier acte nous apporte, avant un dénouement sobre et net qu'agrémentent la supplication mélodique de Xavière et la paternelle bénédiction du doyen, deux scènes, ou plutôt une scène en deux parties, d'une composition très gaie, très légère : la romance sentimentale de Mélie et la chanson : Grive, grivette, grivoisette, mimée à ravir par elle et l'entreprenant berger Galibert.

 

Elles sont la joie de cette partition poétique, délicate et fleurie elles ont été bissées d'acclamation, comme l'a été au premier acte la Légende de saint François.

 

Il faut dire que l'interprétation est de premier ordre. Fugère est un admirable artiste, d'une inépuisable variété de ressources, d'une souplesse, d'une finesse d'expression et d'accent, qui, s'ajoutant à, sa voix pénétrante et mordante, à la perfection de son style, en font un maître très supérieur en cet art du théâtre, si délicat et si complexe.

 

M. Clément, chanteur exquis, comédien distingué et charmant, est parfait dans le rôle poétique et tendre de Landry, le Vincent de la petite Mireille cévenole.

 

Galibert, le pâtre de Bassac, c'est M. Badiali, un excellent comédien, un excellent chanteur, plein de malice, de bonne humeur et de naturelle bonhomie. Il emplit l'ouvrage de sa personnalité vivante et remuante. Mélie, sous les traits de Mlle Leclerc, lui donne allégrement et coquettement la réplique. Ces deux artistes ont enchanté le public et sont passés ainsi du second rang au premier pour leur large contribution au succès de l'ouvrage.

 

Mlle Chevalier, très bonne comédienne et chanteuse, agent principal de ce petit drame villageois, a donné à la servante Prudence une physionomie des plus séduisantes sous ses bandeaux de cheveux gris et sous ses coiffes à l'ancienne. Ses impatiences, ses colères justicières sont rendues avec un parfait accent de vérité.

 

Voici maintenant deux personnages pénibles dans cette action idyllique. C'est Landrinier, le maître d'école, sournois et méchant jusqu'à la conception du meurtre de Xavière ; c'est Benoîte Ouradou, la mauvaise mère, mal conseillée par lui : deux rôles nécessaires pour l'ordonnance du drame ; pour les oppositions qu'il comporte, deux « mauvais rôles », sans doute, si on se place seul au point de vue des artistes généralement enclins à désirer des créations qui les parent, de toutes les grâces et leur attirent toutes les sympathies ; mauvais aussi, pour certaines âmes sensibles qui voudraient qu'au théâtre, surtout au théâtre de l'Opéra-Comique, pays natal de toutes les douceurs, tout fût bon, aimable, charmant, qu'on y vit tout en rose et que de misérables êtres tels que Landrinier et Benoîte en fussent bannis impitoyablement, comme d'une région de la carte du Tendre accessible seulement aux bergers et à leurs moutons.

 

C'était donc faire œuvre de consciencieux et dévoués artistes que d'accepter ces deux rôles et de les jouer avec une parfaite conscience ; ainsi ont fait M. Isnardon et Mlle Lloyd, de quoi ils doivent être particulièrement loués et remerciés. J'ai gardé pour la fin ce que je tiens à dire de Mlle Fernande Dubois, dans le rôle de Xavière. Elle y a apporté, outre sa jolie voix, brillante et agile, pathétique d'accent aussi, quand le drame l'exige, une gentillesse, une grâce ingénue et native, une physionomie charmante qui en font le type idéal de la Xavière cévenole du roman, dont le poème a forcément amoindri un peu les traits.

 

M. Danbé a conduit l'orchestre avec sa perfection coutumière, mettant en lumière tous les délicats linéaments et toute la coloration harmonieuse des pages instrumentales de M. Théodore Dubois.

 

Les chœurs occupent une place fort minime dans Xavière. M. Carré leur a donné tous ses soins et a fait ainsi apprécier à leur valeur la complainte des enfants et le chant des batteurs, les deux seuls épisodes composant la partie chorale.

 

Les décors sont pittoresques et font grand honneur à MM. Lemeunier, Rubé et Masson. M. Thomas a très bien habillé, en vieillissant ingénieusement les costumes, les montagnards cévenols de M. Ferdinand Fabre, qui, on le sait, sont de nos jours.

 

M. Carvalho a réalisé encore une fois, dans Xavière, une de ces merveilles de mise en scène dont la recherche minutieuse, les groupements ingénieux séduisent sa passion pour les choses du théâtre en leur perfection possible. C'est un esprit subtil, d'une vitalité intense, d'une activité prodigieuse.

 

Quoi qu'il pense d'une œuvre, de quelque façon qu'il la juge, selon son esthétique personnelle, dès qu'il s'en empare, il la fait sienne, il s'applique avec une âpre volonté à l'obtenir telle qu'il faut, selon lui, qu'elle soit pour se présenter parfaitement en forme devant le public.

 

Ce sera, un jour, une très intéressante et curieuse figure à dessiner que celle de ce directeur dont les premières batailles datent de Faust, qui a vu passer devant lui, et souvent par ses mains, près d'un demi-siècle de musique et qui continue à tracer son sillon d'une main robuste, à travers le champ, pourtant hérissé de broussailles, des idées musicales de notre temps. Qu'il se trompe ou qu'il ait raison, son souci constant, et il l'en faut louer, c'est le bien de l'œuvre dont la destinée lui est confiée.


Il s'est donné tout entier à un ouvrage du caractère de Xavière, assez conforme à ses goûts, en quelques-unes de ses parties du moins ; il mettra la même ardeur prochainement à nous présenter sous le meilleur aspect la Jacquerie, bien que volontiers il professe quelque dédain pour ce qui est « XIVe siècle ».

 

Et puis il nous donnera un opéra-comique pur, et ensuite quelque grande œuvre classique telle que l'Orphée de Gluck.

 

L'éclectisme du choix vaut mieux, en cette aventure périlleuse d'une direction théâtrale, que l'intransigeance des opinions.

 

Je ne veux, ni ne dois rien dire du poème de Xavière, sinon l'intérêt et le plaisir que j'ai pris à la transgression du beau roman de Ferdinand Fabre, dont il est inspiré, courant le risque, en cette difficile tâche, de quelque accablante comparaison.

 

 

 

01 janvier 1896

 

Deux grands ouvrages lyriques : Frédégonde à l'Opéra, la Jacquerie à l'Opéra-Comique, doivent se partager cette chronique. Je ne pourrai donc parler de l'un et de l'autre aussi longuement que je l'eusse souhaité.

 

Du premier, d'ailleurs, Frédégonde, je ne puis m'occuper qu'avec la réserve imposée à tout collaborateur d'une œuvre ayant à parler de cette œuvre. On voudra bien admettre toutefois que, dégagé de ce qui touche au sujet, je puisse à mon tour, après tant d'autres, dire librement ce que je pense de la partition.

 

Je sais ce qu'elle a coûté d'efforts et de soins au très regretté compositeur Ernest Guiraud et avec quelle ardeur, quelle conviction l'a achevée Camille Saint-Saëns. C'est au cours du troisième acte que la plume est tombée des mains de Guiraud ; c'est là que Saint-Saëns l'a reprise et que se sont confondus les deux compositeurs pour la construction commune.

 

Un troisième collaborateur, M. Paul Dukas, jeune compositeur que Camille Saint-Saëns tient en haute estime, a été associé à ce travail. Il a écrit l'orchestration des deux premiers actes et mis en ordre le troisième, donnant ainsi la vie définitive aux pages musicales que son maître Guiraud n'avait pas entièrement formulées.

 

C'est, je crois, dans le chœur « Amrah ! » qui termine le troisième acte que se sont rencontrées ainsi et mêlées les trois écritures musicales.

 

Ces détails touchent peu au jugement de l'œuvre ; mais, en notre temps, on est parfois plus curieux d'informations que de critique et, pour beaucoup, savoir comment une chose a été faite importe plus que la façon dont elle est faite.

 

C'est pourquoi j'établis ce départ entre trois musiciens, dont le public va juger en dernier ressort le travail collectif. La critique, déjà, a apporté à son propos des notions peu faites pour fixer l'opinion des indifférents, notions fort contradictoires et par conséquent tout à l'avantage de l'objet qu'il s'agit de juger.

 

L'enseignement du passé est là, en effet, pour nous instruire. Ce sont les ouvrages sur lesquels on s'est le moins entendu en principe qui ont eu la fortune la plus durable. Je me dégagerai de toute influence pour dire quels points m'ont particulièrement frappé dans la musique de Frédégonde. Il m'importe peu, à moi simple auditeur, de rechercher si nous sommes ici en présence d'un opéra tel qu'on l'entendait autrefois, ou d'un drame lyrique tel qu'on l'entend à présent, quand on parvient à s'entendre ; il m'importe peu d'examiner si la partition relève de l'esthétique moderne ou ancienne, si elle est progressive, même partiellement, ou rétrograde. Ces recherches, ces querelles sont byzantines. Le public ordinaire ne s'en avise pas, et c'est pour le public ordinaire que les œuvres de théâtre sont conçues et réalisées. Ce qu'on demande aux compositeurs, c'est de s'y révéler gens de sincérité et de bonne foi, de n'y apporter aucun esprit d'imitation simiesque, aucun snobisme indigne de tout véritable artiste.

 

Le principal, c'est que le langage musical en soit conforme à la nature et au sentiment des personnages, comme au mouvement de l'action. On trouvera donc ici, sans surprise, à côté de quelques tournures très modernes, des parties coulées dans le moule ancien. Guiraud a obéi à sa nature et à son éducation artistique ; mais on le sent, dans les deux premiers actes, très soucieux d'une nouvelle façon de dire. Pour Saint-Saëns, on sait avec quelle magistrale et hautaine indépendance il parle sa langue, fortement originale, à laquelle il ne craint pas de mêler des périodes empruntées à quelque antique dialecte, aujourd'hui dédaigné par quelques-uns, quand cette association du présent et du passé lui semble avantageuse au rendu de son tableau. Il n'accepte le mot d'ordre d'aucune école, ni le catéchisme d'aucune paroisse. Et il a bien raison de passer ainsi, en sa simplicité dédaigneuse, à travers les traits de l'opinion très divisée d'ailleurs, et de ne faire que ce qui s'ajuste à sa conscience.

 

Le premier acte de Frédégonde, après un chœur de facture courante, nous apporte un charmant et délicat épisode poétique, les stances fleuries du poète italien Fortunatus à la belle reine d'Austrasie, Brunhilda, Brunehaut ou Bruneja ou, selon le latin, Brunichildes, encore une question sur laquelle on a beaucoup épilogué et qui est en réalité fort insignifiante au théâtre ; puis vient une phrase, je ne veux pas dire un air, où la reine exhale sa colère contre les meurtriers de sa sœur. C'est d'une fort belle tenue, et Guiraud n'a jamais été plus grandement inspiré.

 

Un duo occupe tout le second acte. Il est plein de passion et de chaleur. Un ensemble à l'italienne le couronne. On l'a pu blâmer ; il nous charme, car il nous emporte dans un très beau mouvement et nous arrache des applaudissements dont nous ne nous attardons pas à discuter le principe.

 

Le côté pittoresque de l'opéra se développe dans le troisième acte avec la scène mouvementée des guerriers et des leudes, l'arrivée solennelle de Prétextat, que marque un très bel arioso, la page suprême due au premier compositeur, un ballet ravissant intercalé là par Saint-Saëns, et toute la scène finale, où l'appel aux armes et le chant de guerre de Mérowig, page écrite au cours des études, sont d'une belle et chaude couleur.

 

Le quatrième acte, rempli par un nouveau duo passionné et sensuel, taisant opposition au duo sentimental du deuxième acte, est d'une haute valeur dramatique. Les accords qui le précèdent caractérisent curieusement le personnage reptilien de Frédégonde ; la conduite en est singulièrement expressive et la péroraison en un allegro, que d'aucuns condamneront volontiers, en sa forme ancienne, ponctue énergiquement la scène, qui sans lui finirait peut-être plus logiquement, mais avec beaucoup moins d'éclat.

 

Le cinquième acte est d'une beauté magistrale. On l'a placé, avec raison, au premier rang des conceptions de nos compositeurs dramatiques.

 

L'interprétation est de premier ordre, avec Mlles Bréval et Lafargue, Mme Héglon, que la création du personnage de Frédégonde place au premier rang ; M. Alvarez, le ténor le meilleur que possède actuellement notre théâtre national ; M. Renaud, très supérieur dans Hilperick ; M. Fournets, magistral dans le rôle de Prétextat ; M. Vaguet, poétique et charmant dans celui de Fortunatus. L'orchestre est brillamment conduit par M. Taffanel. La mise en scène est belle et la recherche des costumes intéressante.

 

Voici venir maintenant la Jacquerie, ouvrage également dû à deux compositeurs, dont l'un disparu et l'autre présent, Lalo et M. Arthur Coquard. Mais, en cette occurrence, la part de l'absent est bien plus brève que celle du présent. Sur ces quatre actes, M. Lalo n'en a écrit qu'un, le premier ; M. Coquard a fait le reste. Voyons l'ensemble.

 

Le drame d'abord. — C'est une histoire d'amour posée sur un fond historique. — En pareille occasion, les théoriciens ne manquent pas de regretter que l'on n'ait point là écrit le drame des revendications sociales, — comme, d'autre part, ils ont pu regretter le tableau des fureurs et des crimes de l'époque mérovingienne dans Frédégonde. — C'est qu'ils ne se rendent pas compte qu'un livret d'opéra vit d'autre chose que de crudité historique. Il y faut de l'amour, et encore de l'amour, hors duquel il n'est point de salut pour un sujet lyrique. Si l'on traitait l'histoire au théâtre avec la précision qu'elle peut réclamer d'un historien pur, on arriverait à quelque chose qui ne serait peut-être point musical, mais qui serait en revanche parfaitement ennuyeux. C'est de quoi les théoriciens ne se rendent pas exactement compte. Ils sont comme ce dramaturge fécond en projets, mais désarmé au moment de l'exécution et qui disait : « Il y aura là une belle scène », et ne la faisait jamais, étant, en réalité, incapable de la préciser et encore plus de la faire.

 

Il faut donc ne pas chercher querelle à M. Édouard Blau, parce que dans ce formidable mouvement de la révolte des Jacques il n'a pris l'histoire que comme un rude canevas sur lequel il s'est plu à broder un conte d'amour. Son Guillaume — le Guillaume Callet des chroniques — suffit à personnifier la revendication farouche des droits du paysan et du peuple, les autres personnages sont de pure conception romanesque. Et cela est bien, pourvu que ce soit musical, comme c'est ici le cas.

 

Lalo, je l'ai dit, n'a écrit que le premier acte de cet ouvrage. Il est bien, mais ce n'est pas le plus saillant. Tout l'intérêt se porte sur le second, qui est d'une rare puissance d'expression et fait grand honneur à M. Arthur Coquard, à qui revint l'honneur de parfaire l'ouvrage et de le présenter au public. Au troisième acte, qu'inaugure une scène gracieuse, sans relief particulier, et que ponctue vivement la scène descriptive de la révolte des Jacques, succède un quatrième acte où se révèlent quelques-unes des qualités du second. Là, la langue musicale est encore très belle et s'épanche largement en deux scènes, dont la première est d'irréprochable mesure, dont la seconde, fort intéressante, le serait encore plus et se ferait mieux goûter, étant plus brève.

 

Un double dénouement nous a été offert pour cet ouvrage, — à la répétition générale et à la première représentation. — Le premier sauve les deux principaux personnages ; c'était une concession au genre local de l'Opéra-Comique ; le second est plus meurtrier et aussi plus classique ; c'est celui que je préfère.

 

L'Opéra-Comique est dans une situation délicate. Par goût, il incline à choisir les choses douces, concordantes à l'esprit de son répertoire ; les événements l'emportent aux choses violentes. Il faut qu'il prenne son parti de cette division entre le drame et la comédie.

 

La Jacquerie est interprétée par Mlle Delna, qui y est de supérieure valeur comme cantatrice et comme tragédienne ; par M. Bouvet, qui s'y livre de toute son âme ; par M. Jérôme, charmant chanteur, et par Mme Kerlord, très émue d'abord, mais qui s'est franchement remise au quatrième acte.

 

La mise en scène est, comme de juste, admirablement réglée.

 

 

 

01 février 1896

 

Le succès des concerts de l'Opéra s'accentue, à chaque changement de programme. C'est une institution qui durera et rendra de grands services à la musique française, en ouvrant la voie à des jeunes gens qui trouveront là cette place qui leur est refusée ou si parcimonieusement octroyée, au théâtre, pour faire la preuve de leur talent. Les vrais musiciens, ceux qui aiment la musique pour elle-même, en retireront surtout grand bénéfice ; ceux qui la pratiquent principalement en vue de son application au théâtre y rencontreront peut-être une fugitive satisfaction, mais finalement n'y trouveront pas leur compte. C'est qu'en effet, — nous avons eu l'occasion d'en faire l'observation à propos d'un fragment de Fervaal, — tout ce qui est conçu pour le théâtre nous apparaît amoindri au concert. Les œuvres franches, au contraire, celles qui ont été résolument faites pour une exécution musicale indépendante de toute action, y gardent l'intégrité de leur valeur.

 

Je regrette de n'avoir pu assister à l'audition des morceaux composant les troisième et quatrième concerts, dont je n'ai retenu que le succès de Saint Jean l'Hospitalier, de M. C. Erlanger, œuvre qui ne relève pas absolument du théâtre. Au cinquième, donné le 29 décembre, un effet s'est produit, analogue à celui que j'ai noté, à la première audition des pages dramatiques de M. V. d'Indy. La scène, empruntée au deuxième acte du drame lyrique de M. G. Marty, le Duc de Ferrare, pourtant excellemment interprétée par Mme Rose Caron, Mlle Beauvais, M. Vaguet et M. Douaillier, n'a point produit l'impression qu'en pouvait faire attendre le talent très réel qui s'y est dépensé. Elle est cependant d'une inspiration tour à tour suave et légère, cette scène que couronne un très beau finale instrumental. Telle qu'elle s'offre à nous, pourtant, dans la froideur d'une présentation cérémonieuse, l'élément principal du succès en est absent. Ce n'est qu'une image glacée de la vie. Aussi faut-il résolument conseiller aux compositeurs impatients de se garder soigneusement d'une telle épreuve. La musique de théâtre au théâtre ou le silence absolu en attendant l'occasion meilleure ! Hors de cela, c'est le risque perpétuel pour leur œuvre d'être jugée et condamnée sans appel, sur un sommaire aperçu qui ne la fait pas voir sous son vrai jour et n'en montre pas le vrai caractère.

 

Il n'en va pas, il n'en ira pas de même pour les extraits d'œuvres qui sont déjà connues à la scène, y ont été présentées une première fois et dont le public a la notion très exacte et très complète. La rencontre de ces pages réduites à l'état de pièces de concert renouvelle ses sensations, rafraîchit ses souvenirs, évoque devant lui l'œuvre originale et la lui rend parfois plus précieuse et plus désirable.

 

C'est l'exécution du magnifique ensemble de l'Incantation d'Indra au festival de l'Hippodrome qui a assuré naguère la fortune du Roi de Lahore, de J. Massenet, dont cette page était restée comme le point culminant dans le souvenir des auditeurs de la première heure. C'est ainsi encore qu'on entend avec une joie pure cette Chevauchée des Walkyries, qui n'a plus besoin du prestige de la mise en scène pour faire surgir devant nos yeux les plus grandioses images.

 

Mais éliminons ici ce qui nous vient de la seule musique dramatique pour nous attacher surtout à ce qui fait l'attrait et la nouveauté de ces auditions du dimanche : les morceaux spécialement composés pour être entendus là, sous la direction même de leurs auteurs.

 

Les Temps de guerre, tableaux symphoniques de M. Fernand Le Borne, en constituaient, cette fois, le plus important numéro. C'est une grande composition en cinq parties qui a été écoutée avec une sympathique attention et dont le quatrième épisode a été bissé. M. Fernand Le Borne est une figure bien connue du monde parisien. Assidu aux premières, l'esprit toujours en quête, compositeur tous les jours, critique le dimanche, il tend toutes ses facultés vers le dégagement de sa personnalité. Il a de la lecture, des souvenirs, un grand art de l'arrangement. Les Temps de guerre représentent un bon travail pédagogique. L'argument en a parfois quelque naïveté, comme lorsqu'il nous montre « les femmes l'œil perdu dans le vide, croyant entendre l'appel des clairons et cherchant à distinguer les grondements de la poudre ». C'est comme le comble des intentions descriptives, et volontiers on se demanderait comment se peut traduire musicalement l'illusion du son de la trompette. Mais il ne faut pas chercher noise pour si peu à un jeune musicien débordant de zèle, et il convient de constater le flanc succès de son « Carillon », qui n'est peut-être pas le morceau supérieur de sa symphonie, mais celui qui, par la vivacité de ses traits, le piquant de ses timbres, saisit le plus vite et le plus vivement le public.

 

L'éclatant succès, le triomphe même de. la séance a été pour l'œuvre plus courte, mais très profondément vivante et curieuse de M. G. Pierné. Je veux parler de la Nuit de Noël 1870, épisode lyrique de M. E. Morand, où la déclamation se mêle à la musique, en une association des plus heureuses. Je ne saurais mieux faire, pour caractériser l'esprit de cette émouvante et poétique composition, que d'en donner l'argument. C'est un fragment de lettre, lettre de soldat, imaginaire ou réelle, qui fournit au musicien un thème des plus suggestifs.

 

... Cette nuit, nos avant-postes étaient près des leurs. On échangeait, sans se voir, de rares coups de feu, quand une cloche, au loin, ayant sonné la messe de minuit, il revient au souvenir de l'un des nôtres un vieux Noël de chez nous. Et voilà que, tout à coup, les autres là-bas chantent aussi Noël. Les voix se répondent : Noël ! Noël ! Et c'est pendant un instant entré eux et nous comme un apaisement fraternel, comme une trêve de Dieu.

 

Là-dessus, M. G. Pierné a brodé, avec une rare délicatesse et une ingénieuse variété. C'est un tableau musical émouvant et charmant. Cela fait penser et cela attendrit. Un triple rappel a récompensé le jeune compositeur du plaisir qu'il venait de nous faire. Les questions d'esthétique sèche étaient bien loin de nous alors !

 

Cette exquise scène finit le plus brutalement du monde, par un coup de feu qui rompt le charme de la paix un instant reconquise et rend la bête humaine à sa native férocité.

 

Je ne cite que pour mémoire le récitatif et l'air d'Iphigénie, de Piccini, très bien dits par M. Delmas et par M. Gaudubert, ainsi que le finale de la Vestale, qui a fait admirer une fois de plus le beau style et le sentiment dramatique de M Caron. Cette partie classique n'a rien eu de particulièrement frappant au point de vue de l'œuvre même.

 

Les danses anciennes ont charmé, comme toujours, mais on y aurait désiré un peu plus de variété et de nouveauté.

 

 

Le théâtre de la Monnaie recommence à donner à Paris des leçons de goût musical. Après une assez longue réserve, il vient de monter un ouvrage dont je ne puis parler que sur la foi d'informations indirectes, mais que je ne veux pas passer sous silence. Il s'agit de l'Évangéline, de MM. Louis de Grammont, Georges Hartmann et André Alexandre, d'après le roman de Longfellow, musique de M. Xavier Leroux.

 

C'est une légende acadienne, naïve à la façon de la sentimentale idylle de Bernardin de Saint-Pierre, et dont la partition accuse un tempérament très français, œuvre d'un compositeur de bonne foi, parlant une langue naturellement émue et franche, et du succès de laquelle il faut s'applaudir pour ceux de notre école qui sont réellement, comme M. Leroux, des simples et des convaincus.

 

Paris connaîtra peut-être ce gentil ouvrage, maintenant que Bruxelles, essayeur expert, lui a signé son passeport.

 

Je voudrais parler aussi du minuscule Théâtre-Lyrique de la galerie Vivienne. Il se poursuit là, très modestement, une tentative des plus intéressantes et des plus dignes d'encouragement. Mais ses soirées se sont placées juste au moment où l'Opéra et l'Opéra-Comique renouvelaient leur affiche. Il a fallu remettre à une prochaine chronique quelques détails que je me suis promis de donner aux lecteurs de la Nouvelle Revue sur la restitution, à la galerie Vivienne, d'anciens ouvrages du répertoire qui commencent à y former un agréable petit musée rétrospectif.

 

 

 

15 février 1896

 

Bien qu'elle ait eu lieu sans solennité, la reprise de la Favorite n'en a pas moins fixé un instant l'attention de la critique. Et il en a été parlé, çà et là, avec une diversité qui n'est pas pour nous surprendre. Les uns ont fait grise mine à cette musique d'une formule vieillie ; les autres ont applaudi à ce retour d'une œuvre de réaction contre les tendances modernes.

 

Le public, lui, y est allé de bonne foi ; il n'a pas manqué de rééditer des plaisanteries classiques et de rire aux endroits marqués par la tradition, mais il s'est encore très bien laissé prendre dans ce courant de passion qui, circulant en pleine mélodie, en pleine convention, n'en va pas moins d'un bout à l'autre de l’œuvre et entraîne avec lui bien des gens qui se croyaient insensibles à son action.

 

Et, dès la troisième représentation, la recette se plaçait à un niveau très voisin des recettes de Faust et de la Walkyrie. Il n'est que juste de dire que Coppelia, le délicieux ballet de Léo Delibes accompagnait sur l'affiche l'ouvrage de Donizetti et avait sa part d'influence en cette affaire.

 

J'ai parlé bien souvent ici de ce dernier opéra, car bien souvent il a servi d'accompagnement aux ballets nouveaux, rôle d'utilité modeste, auquel l'ont destiné longtemps sa brièveté et la simplicité de sa mise en scène.

 

Aujourd'hui, on lui a accordé plus d'importance et, par conséquent, fait plus d'honneur. On lui a donné pour interprètes, M, Alvarez, M. Renaud, qui y ont obtenu un très grand succès, et Mme Deschamps-Jehin, dont on sait tout le haut mérite. Mlle Dufrane vient d'y remplacer cette dernière dans le rôle de Léonor ; elle y a été très remarquée et fêtée.

 

J'ai gardé pour ce vieil ouvrage un attachement qui me vient du temps où il passionnait notre jeunesse, alors que Faust dans son naissant éclat, les œuvres de Berlioz encore méconnues, les œuvres de Wagner encore inconnues n'étaient pas venues, en une fréquentation constante, perfectionner nos notions et nous ouvrir des horizons jusqu'alors insoupçonnés. Nous goûtions pourtant Don Juan ; nous exaltions Guillaume Tell, œuvres plus anciennes, mais qui, malgré les ans, sont jeunes encore, ayant été puisées à la pure source de l'inaltérable beauté.

 

Les charmes de la Favorite sont d'essence moins résistante ; il lui reste toutefois assez d'humanité, assez d'ardeur, assez de grâce, pour qu'on puisse, sauf parti pris d'une fâcheuse attitude pédante, lui accorder encore quelque mérite. Elle est au monde depuis près de soixante ans. Ce n'est rien pour les chefs-d'œuvre séculaires comme ceux de Gluck ou de Mozart, c'est quelque chose pour une œuvre portant la marque d'une école et non celle d'une personnalité. Et on le lui fait assez sentir.

 

Mais, en somme, il faut excuser ceux de la génération présente, qui n'ont point connu la Favorite dans les vingt ou trente premières années de sa vie, à qui elle n'apparaît plus que comme une vieille et respectable personne, parlant à notre époque le langage d'un temps évanoui, et quelque peu radoteuse.

 

Je salue donc au passage cette majesté découronnée, qui n'a peut-être que faire de notre pitié et connaîtra encore plus d'un beau soir, de par la grâce du public, réfractaire aux pédagogies, et qui va tantôt au spectacle par engouement et tantôt par entraînement. La Favorite, au surplus, est du temps des cravates hautes, des redingotes pincées et des manches à gigot. Qui nous dit que l'esthétique, nous ayant ramené la mode de 1844 dans le vêtement, ne nous la ramènera pas dans la musique, et qu'un de ces matins quelque révolutionnaire mondain ne reniera pas Wagner pour prêcher qu'il n'a rien été fait de bon depuis Donizetti ; et qu'il faut retourner à ce style, qui s'accommode à celui des habits de l'an de grâce 1896 ?

 

Revenons à l'Opéra pour y retrouver cette série des concerts du dimanche, qui resteront comme un des événements les plus intéressants de l'histoire musicale de cette année et un des meilleurs titres des directeurs à l'estime du public et à la reconnaissance des jeunes musiciens ou de ceux qui, n'étant plus des jeunes, sont encore des nouveaux.

 

De l'avant-dernier de ces concerts, auquel je n'ai pu assister, je ne veux que rappeler le programme, où figuraient M. Henri Büsser pour une intéressante suite symphonique : A la villa Médicis ; M. Bachelet avec une poétique scène lyrique : le Songe de la Sulamite ; M. Hirchmann avec une suite d'orchestre en quatre parties. Voilà pour les jeunes, cette fois vraiment jeunes, dont ces belles auditions encouragent l'ardeur ! La partie classique était représentée par un beau fragment d'Œdipe à Colone, de Sacchini, et la grande musique contemporaine par le prélude intégral, de Françoise de Rimini de l'illustre compositeur Ambroise Thomas.

 

Du dernier, celui du dimanche 9 février, je parlerai en parfaite connaissance de cause. Il a été particulièrement intéressant par le choix et la variété des œuvres, les noms nouveaux qu'il a mis ou remis en lumière, et, bien que d'une durée exceptionnelle, on peut, sans crainte, assurer qu'il n'a lassé personne.

 

M. Charles Silver y a dirigé son Poème carnavalesque, qui se compose de trois épisodes, où le Carnaval, en dépit de ce titre, ne joue pas le rôle dominant. On y trouve bien, et les cloches, et les tambourins, et les mandolines, et les castagnettes, mais tout cela est le fond d'un tableau d'un autre genre, tableau mélancolique, légèrement railleur, indiquant quelque état d'âme qui n'est point celui de gens disposés à la pure folie. Le titre, Poème carnavalesque, m'avait certainement dérouté, car je m'attendais à quelque page robustement colorée et pittoresque. Il en a tant été fait de ce genre, il est vrai, que M. Ch. Silver a voulu sans doute chercher autre chose, une note plus fine, et là-dessus je ne puis que le louer de la façon dont il s'y est pris pour nous communiquer son impression, à laquelle nous eussions été mieux préparés, j'y insiste, par un titre moins empanaché.

 

M. Ch. Lefebvre, dans la scène dramatique : Sainte Cécile, nous a donné, au contraire, tout ce que nous attendions de ce compositeur, très expert en son art, touchant aux choses d'une main discrète et les présentant dans une tonalité harmonieuse, où quelques accidents imprévus, quelques défauts même, de ces heureux défauts par où se révèle la personnalité de l'artiste, n'auraient pas été pour nous déplaire. Mais il a voulu, par un parti pris honorable, peindre son tableau en grisaille comme ces fresques religieuses qui rompent à peine la blancheur des murs des églises et il y a entièrement réussi.

 

La Belle au bois dormant de M. Georges Hüe est une suite de pages délicates écrites pour illustrer de musique les tableaux d'une féerie dramatique de MM. Bataille et d'Humières. Ici, tout est d'une exquise recherche. On a particulièrement goûté la seconde partie.

 

« Avant que la princesse s'éveille, dit le thème de ce morceau, les souvenirs accourus flottent dans le demi-jour. Les vieux rouets chantent autour du lit et l'oiseau bleu revient dire bonjour à la princesse comme autrefois. »

 

C'est un concert aérien, léger, où la flûte brode de traits lumineux la trame instrumentale extrêmement ténue. On a fait à M. Doris le flûtiste les honneurs d'un rappel s'adressant particulièrement à lui, après les unanimes applaudissements destinés au compositeur.

 

Les danses anciennes sont venues, comme de coutume, mettre leur note claire dans la composition du concert et y fournir une diversion, très agréable.

 

Puis, un succès presque triomphal a salué en M. Bourgault-Ducoudray l'un de nos musiciens les plus originaux et les plus puissants. Il a d'abord dirigé une de ses œuvres inédites : l'Enterrement d'Ophélie, très noble et touchante composition, empreinte d'une pénétrante mélancolie, menée d'un bout à l'autre avec une sobre et sereine grandeur.

 

Puis, sont venus ces deux morceaux si curieux, si richement instrumentés qui forment la Rapsodie cambodgienne. Il se dégage, par endroits, de la première partie, alors que les hommes adressent leurs supplications au Génie de la Terre, une impression analogue à celle que me fit naguères ressentir la Prière des peuples dans le Phaéton de Camille Saint-Saëns. Ainsi beaucoup d'effets se superposent sans que la conception personnelle des compositeurs ait rien de commun !

 

Le caractère « populaire, carnavalesque et religieux » du second morceau est parfaitement rendu et ce goût pour la musique ethnographique, familier à M. Bougault-Ducoudray, cette recherche savante, cette tenue inflexible des sonorités, y font admirer sous le plus saisissant aspect le tempérament d'un compositeur de haute race, que le théâtre a tenté trop tard, mais qui y a marqué son passage par une pièce de premier ordre : Thamara, promise quelque jour à la tardive et brillante fortune de Samson et Dalila.

 

Les fragments d'Alceste entendus au premier concert ont excité l'enthousiasme du public. Le superbe chœur triomphal du Mazeppa de Mme C. de Grandval a complété brillamment le programme.

 

Des auditions de morceaux de divers caractères, empruntés à l'œuvre du compositeur Moussorgski, ont commencé au théâtre d'Application, le lundi 10 janvier. Ces auditions, qu'accompagneront des conférences de M. P. d'Alheim, me paraissent promettre un succès très franc. La saveur de la musique russe, le sentiment pittoresque, parfois tragique, de certains morceaux, commentés par le conférencier, ont fort intéressé le public de la première séance.

 

Nous aurons l'occasion de revenir sur ce sujet pour parler des pièces choisies du compositeur russe et des artistes qui nous les font connaître.

 

 

 

01 mars 1896

 

Après une longue vie bien remplie, après une carrière militante de plus de soixante années, vaillamment parcourue, vient de succomber Ambroise Thomas, le doyen des compositeurs dramatiques français. Il a accompli son œuvre durant une période de calme ou tout au moins d'évolution lente pour la composition musicale ; il s'en va au moment où une révolution profonde se poursuit et s'achève dans les esprits, renouvelant les formules, anéantissant les traditions, mettant en cause tout le passé, glorifiant tout l'avenir pourtant encore mystérieux. Nous donnera-t-il, cet avenir, autant de jouissances artistiques que nous en devons au passé ? Il faut le souhaiter ardemment.

 

Ambroise Thomas n'aura point pris part à ces luttes, à ce mouvement vers un idéal nouveau ; il en sera resté le témoin impassible, sur les hauteurs de ce Conservatoire dont, avec une majesté qui n'allait pas peut-être sans quelque intime indifférence, il dirigeait les destinées.

 

Ses débuts au théâtre, qui furent modestes, remontent à l'année 1837. Il était alors en plein dans le genre de l'opéra-comique et y suivait la trace de quelques prédécesseurs plus ou moins illustres. Ce n'est qu'en 1849 qu'il commença à fixer l'attention du public avec le Caïd, ouvrage très gai, très jeune d'allure, et qui représentera brillamment dans le répertoire du vieux maître une note comique d'une précieuse rareté. Après, vint le Songe d'une nuit d'été, sur le succès duquel vécut longtemps la réputation du compositeur. Un silence suivit, d'environ sept années : après quoi, élargissant soudain son horizon, il donna presque coup sur coup Mignon et Hamlet.

 

Mignon, dont l'existence fut d'abord mise en cause par le froid accueil et le peu d'empressement du public, dut la vie à la persévérance de la direction de l'Opéra-Comique, qui la soutint au lieu de l'abandonner, selon une trop fréquente pratique, et s'implanta profondément dans le répertoire où elle apparaît toujours florissante, après plus de mille représentations.

 

Hamlet, représenté avec éclat, a fait comme Mignon la conquête de l'Europe et du monde. Il n'est probablement pas de ville disposant d'un théâtre convenablement pourvu de ressources où ces deux pièces n'aient été données. Le succès de Faust, celui de Carmen, seulement peut être jusqu'ici comparé au leur.

 

Depuis, il ne faut compter à l'actif d'Ambroise Thomas qu'une agréable bouffonnerie, Gille et Gillotin, jouée, malgré lui, à l'Opéra-Comique et qui fut l'objet d'un procès très instructif au sujet des droits respectifs des auteurs d'une œuvre lyrique. Ce fut comme un souriant souvenir de la première jeunesse du compositeur. Françoise de Rimini, le dernier venu des opéras du maître, n'eut qu'une médiocre fortune. C'est celui-là pourtant qui aura donné à Ambroise Thomas la joie d'une suprême et éclatante ovation quand tout récemment on en exécuta le prologue au concert de l'Académie nationale de musique.

 

Depuis Françoise de Rimini, le compositeur, d'ailleurs déjà chargé d'années et comblé d'honneurs, s'était retiré de la lutte. Il ne devait plus donner que son ballet la Tempête. Il employait surtout son admirable et persistante vigueur intellectuelle et physique à la direction du Conservatoire, dont, en ces derniers temps, le mode d'enseignement et l'organisation intérieure ont été souvent, et violemment parfois, pris à partie.

 

Il y poursuivait impassiblement sa tâche, persuadé sans doute que les institutions reposant sur une longue tradition sont, même défectueuses, plus durables que les hommes qui les attaquent, et s'en vont, de par leur force acquise, renverser les obstacles incessamment accumulés devant elles.

 

On ne jugera pas encore Ambroise Thomas ; c'est sur la durée et la résistance de ses œuvres que se basera le définitif jugement. Beaucoup, de son vivant, l'ont noté comme un musicien savant ; on sait le sens que prend souvent ce mot prononcé d'une certaine façon ; il est indépendant de toute esthétique et procède beaucoup plus d'une impression que d'un raisonnement. Il relègue presque toujours celui à qui on l'applique parmi les respectables et les honorables, sans plus. Il n'implique ni la passion qui emporte, ni la flamme qui dévore, ni le charme qui ravit. Et pourtant il y a de tout cela dans Mignon et dans Hamlet !

 

L'histoire de notre musique nationale classera Ambroise Thomas à sa vraie place dans la pléiade dont il était le dernier représentant et qui fut florissante en la seconde moitié de notre siècle. Aujourd'hui, elle s'est renouvelée, cette pléiade, personnifiée en des musiciens déjà consacrés, ayant donné la mesure de leur force, connu le succès et les honneurs. Sur leurs pas, les talonnant parfois, vient une génération de jeunes hommes ardents à la lutte, noblement ambitieux, quelque peu dédaigneux de leurs anciens, comme, hélas ! ceux-là furent aussi dédaigneux de leurs prédécesseurs, ne s'inclinant avec un réel respect que devant les maîtres entrés depuis longtemps dans l'immortalité. C'est l'éternel recommencement de l'histoire.

 

Deux hautes places sont laissées vacantes par Ambroise Thomas, l'une simplement honorifique, à l'Institut, très désirable, très désirée ; l'autre au Conservatoire, difficile à remplir et particulièrement périlleuse. Un vent de Fronde a passé déjà sur le vieil institut de la rue Bergère, un vent de réformes va souffler, apportant de divers côtés des idées dans le tourbillon desquelles devra se mouvoir et se reconnaître le futur directeur. Il faut là une personnalité ou une autorité. C'est, pour ceux qui disposent de l'avenir du Conservatoire, un choix à faire entre

un de nos compositeurs déjà désignés par l'opinion courante et un administrateur expérimenté, assisté d'un conseil pour la direction des études.

 

Quoi qu'il arrive, il va falloir faire du nouveau. Ce sera peut-être fort peu. Et il pourra se produire, en cette occurrence, ce qui se produit dans les écoles universitaires, où l'enseignement classique traditionnel triomphe encore des aspirations de la société contemporaine, où l’histoire des faits, où les notions littéraires s'arrêtent à un certain point, où il y a une sorte d'entente tacitement consentie pour ne pas mettre en cause, dans les cours, les hommes et les œuvres de ce temps.

 

Or c'est précisément, je crois, aux hommes et aux œuvres de ce temps que certains voudraient voir s'étendre le programme des études du Conservatoire. Un grief formulé contre les programmes maintenus jusqu'ici est l'obligation pour les élèves de se limiter à l'étude des vieux modèles, des vieilles méthodes. Quand ils auront le moyen — si on le leur donne — d'étendre le cercle de leurs connaissances et de leurs études jusqu'au présent, quel avantage en recueilleront-ils ? C'est ce que l'expérience seule, et une expérience de quelques années, pourrait démontrer. Puisse-t-il en résulter une génération de compositeurs et d'artistes, égalant, dans leur respective sphère, le musicien Charles Gounod ou le chanteur J. Faure, pour ne citer que deux de ces élèves, d'un autre temps, qui vinrent simplement au Conservatoire se perfectionner dans leur art et modestement y apprendre surtout ce qu'il faut éviter pour conquérir la supérieure maîtrise.

 

De cette question de la réforme du Conservatoire, plus d'un de ceux qui s'intéressent à ces choses est allé jusqu'à se demander si cette réforme n'entraînerait pas celle du concours pour le prix de Rome.

 

Nous avons souvent ici abordé incidemment cette grosse question. Sera-t-elle posée encore cette fois ? Ce n'est que dans ce cas qu'il faudra la reprendre et la développer, car elle vaut une étude spéciale.

 

Le mode de réglementation de l'enseignement du Conservatoire en reste indépendant. Le Conservatoire livre à l'État un produit de choix, qui est le lauréat de l'Institut, admis à prendre sa place à l'Académie de France à Rome. Mais s'il plaisait à l'État de sanctionner ce résultat sous une autre forme, le fonctionnement de l'établissement de la rue Bergère n'en serait aucunement influencé et il continuerait à manufacturer des compositeurs, des musiciens et des artistes de tout ordre sans préoccupation de l'avenir de ces sujets même les plus distingués.

 

Le Théâtre-Lyrique de la Galerie Vivienne vient de réaliser une de ces restitutions d'œuvres anciennes, dont il est coutumier ; il l'a fait avec beaucoup de goût et de tact. Cette fois, c'est la Cendrillon de Niccolo qu'il a tirée de l'ombre où elle dormait depuis bien des années. Œuvre naïve, charmante, d'un tour exquis, dont peu de traits altérés marquent l'âge respectable. Cela a gardé le frais coloris et le doux éclat d'un pastel ancien, dont le cadre seul a vieilli.

 

Un petit orchestre d'une douzaine de musiciens, dont s'accommode bien suffisamment la partition discrète du vieux maître, une figuration où les masses sont représentées par deux ou trois personnes, des décors minuscules, de bons artistes, communément bien doués, point de prétention dans la présentation de l'ouvrage, voilà tout ce qu'il a fallu pour charmer le public de cette première et lui donner un plaisir franc.

 

M. A. Bouvret, directeur de ce théâtre lyrique, qui est peut-être le germe d'un futur musée rétrospectif de la petite musique française, arbore, à la porte de son contrôle, une liste des ouvrages qu'il a donnés là depuis moins de trois ans ; il en peut être justement fier. On y retrouve Jean de Paris, de Boieldieu ; Joconde, de Niccolo ; Ma Tante Aurore, de Boieldieu ; Marie, d'Hérold ; Rose et Colas, de Monsigny, et — car il faut abréger — les Voitures versées, le Tableau parlant, les Visitandines, Adolphe et Clara, la Fête du village voisin, le Bouffe et le Tailleur, sans compter neuf ouvrages nouveaux, et dans le nombre, la Mare au diable, de M. Ravera, dont j'ai en son temps constaté la valeur et le succès.

 

La seconde séance de musique russe à la Bodinière, le 17 février, a été aussi intéressante que la première. Mlle Marie Olénine interprète avec une distinction, un charme et un éclat particuliers, les compositions si diverses de Moussorgski, dont se compose le programme. On a surtout remarqué le Dit de l'Innocent, le Gopak et une Danse persane, pièces instrumentales que le pianiste Charles Fœrster a fort bien exécutées.

 

J'ai, pour ma part, donné la préférence aux deux « Chants Hébraïques » merveilleusement dits par Mlle Marie Olénine : Ioskhoua et le Cantique des Cantiques, en langue russe.

 

 

 

15 mars 1896

 

A propos de l'Orphée de Gluck, que vient de nous donner l'Opéra-Comique, on s'est plu à remettre en lumière les théories fameuses de l'illustre compositeur ; nous-mêmes les avons maintes fois rappelées ici, à propos de la définition du véritable drame lyrique, dont la préface d'Alceste a très purement déterminé le caractère ; de même, nous avons aussi bien souvent évoqué l'image de celle qui, naguère, à ce même théâtre et sous la direction du même M. Carvalho, personnifia le grand aède de Thrace, qui, selon le mythe antique, charma les hommes, les dieux et les bêtes.

 

Ce fut sous les traits de Mme Pauline Viardot qu'il nous apparut alors, en notre prime jeunesse. Toute une génération a surgi, grandi, et même mûri, depuis ce temps. Et très peu de ceux qui tiennent maintenant la plume comme critiques musicaux ont pu en parler autrement que par ouï dire. J'ai, dans la mémoire, profondément gravée, cette figure d'une grande artiste incarnant le grand charmeur. Elle a assez vivement frappé mon esprit pour que je la revoie très vivante, douloureuse et touchante, se profilant en de belles lignes pures, dans sa tunique courte, avec son fier visage tout illuminé de ses grands yeux noirs, sa ruisselante chevelure d'ombre, ses mains légères et nerveuses voltigeant sur la lyre sacrée. Ce fut alors un pur enchantement et il a pu, à plusieurs, paraître présomptueux qu'une femme artiste se risquât dans ce rôle, alors que le souvenir redoutable de celle qui en fut, en ce siècle, la créatrice, n'est pas éteint dans toutes les mémoires.

 

Il y a bien eu, entre temps, une restitution d'Orphée, par une cantatrice italienne. J'en ai parlé, mais ce n'a été qu'un incident de la vie musicale de Paris, alors qu'il s'agit aujourd'hui d'un événement dont les suites doivent être durables, si l'on s'en rapporte au succès bruyant qui a accueilli, le vendredi 6 février, Mlle Delna, dans Orphée. On a pu communément, comme je viens de le dire, l'y apprécier pour sa seule valeur personnelle et ne point mêler aux impressions présentes les impressions autrefois reçues.

 

Elle a apporté en cette création, car il est permis de dire qu'il s'agit pour elle d'une véritable création, toute la belle fougue de la jeunesse, toute l'ardeur d'un tempérament merveilleusement apte aux choses du théâtre, qu'il s'agisse de tragédie ou de comédie. Nous sommes en présence de ce qu'on appelle une « nature », le synonyme familier du mot « génie ». Elle ne doit rien qu'à sa nature, à la force d'intuition qui est en elle et qui lui donne, sans que le métier y ait la moindre part, sa physionomie, ses intonations et ses gestes. Mais cette nature a des tendances impérieuses, des habitudes instinctives qui, quelquefois, peuvent égarer l'artiste, l'entraîner à des défauts qui ne sont que l'exagération de ses qualités. Heureuses fautes, en somme, et point banales. Avec son visage tragique, avec ses larges yeux barrés de sourcils durs, comme un masque antique, avec ses énergiques torsions de bras, avec sa démarche heurtée, avec ses cheveux dans lesquels passe comme un souffle de tempête, Mlle Delna nous donne un Orphée qui ne ressemble en rien à celui que quelques-uns ont connu avec Mme Viardot. Au lieu de cette douleur noblement exprimée en des attitudes sculpturales, de cette expression vocale d'un lyrisme très pur, c'est ici le déchaînement de la passion humaine, le pathétique violent, et je dirai volontiers le romantisme de l'expression poussé jusqu'à l'excès. Mais voilà une artiste qui se donne toute, corps et âme, sans ménager sa force, sans mesurer sa peine, et cela fait plaisir à voir et à dire !

 

Je ne parle pas de la voix ; on sait qu'elle est d'une générosité merveilleuse et qu'il ne lui manque plus que peu de chose pour atteindre à la perfection du style.

 

Mme Marignan fait une belle et charmante Eurydice, Mlle Leclerc est un Amour qui chante à ravir et présente le gentil aspect d'une figurine de Saxe ; Mme Laisné se fait remarquer dans une unique page, et, dans cet ouvrage où il n'y a pour interprètes solistes que des femmes, les chœurs féminins brillent aussi d'un particulier et pur éclat.

 

Les décors sont d'un beau caractère, sans atteindre à l'effet des décors primitifs. Mais c'est peut-être là une illusion de mes souvenirs de jeunesse. Je suis de ceux qui regrettent que dans le délicieux tableau des Jardins élyséens, la béatitude des ombres heureuses se soit traduite par des ronds de jambe et des dessins chorégraphiques qu'eût agréablement remplacés quelque longue et lente théorie de figures, comme immatérielles, traversant les vaporeuses régions des âmes.

 

Peu de jours avant cette intéressante représentation d'Orphée, j'avais entendu, à Genève, un petit ouvrage en trois actes, dont je ne parlerai qu'au point de vue musical. C'est une comédie lyrique de l'auteur d'innombrables partitions légères et badines qui ont placé leur auteur au premier rang des petits maîtres de la musique française.

 

La Photis, de M. Edmond Audran, dont il est ici question, date de quelques années. Elle est l'expression d'un talent très souple, très subtil, fécond en ressources ; elle décèle la main d'un homme qui, sachant supérieurement son métier d'amuseur, est capable pourtant de donner au public autre chose que des amusettes. Il avait commencé, comme bien d'autres, par des compositions d'un caractère recherché, par des œuvres d'art pur ; puis, en ce temps d'encombrement où les plus dignes et les plus méritants courent constamment le risque d'être étouffés dans la foule, il avait, un jour, vu la muse facile lui sourire, l'avait suivie, avait tenu d'elle de gais et riants enfants, dont la fortune rapide et brillante lui avait donné renommée et profit. Mais les naturelles affinités devaient, un jour, prendre le dessus. Le compositeur de la Mascotte et de Miss Helyett, surabondamment riche d'esprit et de jeunesse dépensés à pleines mains, avait en réserve un petit trésor de sentiment délicat et de passion vraie et de science harmonique aussi, qu'il fallait bien en venir à répandre quelque jour.

 

Il a mis, en cette Photis, une très agréable et très brillante part de cette réserve. En cette partition, il a eu le tact très rare de ne point chercher à forcer sa nature ; il a été mélodique, aimable et spirituel, comme il a coutume de l'être ; mais il a enveloppé toutes ces grâces natives d'une très solide et lumineuse trame. En un mot, suivant très scrupuleusement son poème, s'y incorporant musicalement, il nous a donné une comédie lyrique que je ne serai pas surpris de voir compter comme une des plus heureuses applications du système de l'adéquation actuellement en honneur, et à bon droit, parmi les adeptes de l'école moderne.

 

On n'y trouvera pas sans doute la formule rigoureuse qu'ils préconisent, mais on y trouvera, ce qui n'est pas à dédaigner, de la lumière, du mouvement, un lyrisme sans prétention, qui fera passer sur l'emploi de quelques procédés courants et de quelques tournures qui ont cessé de plaire à certains sans cesser de plaire à la foule.

 

De par la terrible loi de spécialisation qui veut confiner à tout jamais un artiste dans le genre où il s'est fait une place incontestée, les directeurs parisiens n'ont pas fait jusqu'ici à la Photis de M. Audran l'honneur qu'elle mérite. M. Dauphin, directeur du Grand Théâtre de Genève, a été moins exclusif et beaucoup plus avisé. Il a donné à Photis une mise en scène amusante et brillante et une interprétation d'une homogénéité et d'une valeur rares. Un très gros et très franc succès a couronné ses efforts et récompensé ses soins. Et maintenant les portes des théâtres parisiens, vont s'ouvrir ; il a fallu encore que l'exemple vint du dehors et que Genève fît ce que tant de fois jusqu'ici a fait Bruxelles, pour établir qu'un musicien d'opérette peut se hausser sans présomption et sans effort sensible jusqu'à la comédie lyrique ou, pour parler plus modestement, jusqu'à l'opéra-comique.

 

J'ai vu Photis avant Orphée ; après Orphée j'ai vu Thaïs, à Bruxelles. C'est un événement simple, l'ouvrage étant connu des Parisiens. Applaudi des Bruxellois, je n'ai rien à en dire qu'au point de vue de l'interprétation et de la mise en scène, lesquelles font honneur à MM. Stoumon et Calabrési, directeurs de la Monnaie.

 

L'orchestre est d'une perfection absolue. M. Isouard fait un charmant Nicias, M. Seguin un remarquable Athanaël, interprétant ce rôle avec un très juste et puissant sentiment du caractère du personnage.

 

Thaïs, c'est Mme Georgette Leblanc, une artiste d'une remarquable intelligence, composant cette figure curieuse avec une extraordinaire variété d'aspect, avec une exquise recherche d'art, dans le geste, dans la physionomie, dans l'attitude, dans l'ajustement même où elle apporte un goût et une originalité qui m'ont ravi. Voilà une cantatrice, qui pourrait oublier qu'elle chante ; elle ferait une comédienne de premier ordre.

 

Paris la connaît pour l'avoir vue dans le rôle de Françoise de l'Attaque du moulin ; elle n'est point actuellement comparable à elle-même. Dans Carmen, dans la Navarraise, dans Fidelio et enfin dans Thaïs, elle s'est révélée tout à coup créatrice, et de la façon la plus frappante et la plus haute.

 

 

 

15 avril 1896

 

Les concerts, les concerts spirituels surtout, ont occupé toute la dernière semaine de mars et les premiers jours d'avril, à la veille de la fête de Pâques. Il fallait choisir entre les diverses auditions qui, en ces temps de pénitence, sollicitent l'intérêt de la critique. C'est d'un mouvement très naturel que je suis allé chercher des impressions au concert de l'Opéra, dont le programme était des plus attrayants, se composant entièrement d'œuvres françaises et particulièrement d'œuvres dues à cette nouvelle génération de musiciens qui, poursuivant la conquête d'un public de plus en plus difficile et curieux de nouveauté, aspirent aux retentissants succès du théâtre.

 

Puisque je parle de jeunes, je devrais tout d'abord nommer M. Saint-Saëns, l'œuvre qu'on nous a présentée de lui étant sa première symphonie, composée à dix-sept ans, entendue pour la première fois, en 1853, à la Société de Sainte-Cécile. Il y a, dans cette composition d'un adolescent, une fermeté de main, un goût et une clarté d'ordonnance, indiquant que déjà un maitre était né à la musique française, révélant une des plus puissantes organisations qui se soient manifestées depuis Beethoven et Mozart.

 

Moins jeunes dans la vie, plus avancés dans la carrière, MM. Alfred Bruneau et Paul Vidal ont fourni, avec M. Mestres, la partie inédite de ce concert. Tous deux, ayant déjà conquis une brillante notoriété en des œuvres dramatiques, nous ont offert, avec un Requiem et un Saint Georges inédits, l'occasion de les juger sous un aspect nouveau.

 

Œuvres de jeunesse aussi, surtout le Requiem, dont M. Alfred Bruneau a pris soin de nous expliquer la genèse, et que le public a accueilli non pas, comme il le dit modestement, « avec la plus extrême indulgence », mais avec une ardeur très chaleureuse. L'auteur du Rêve et de l'Attaque du moulin, est resté ici fidèle à l'esprit tout spontané de ses conceptions ; épris d'humanité et de pitié, il n'a pas fait du Requiem la page douloureuse qui emplit lugubrement la voûte des églises ; plus soucieux de dramaturgie que de liturgie, il y a vu un drame où, dans les affres de la douleur, l'homme entend passer sur lui les souffles de la douce miséricorde et parler la voix consolatrice du pardon.

 

Les trompettes donnent là, au milieu des harmonies plaintives du fond instrumental, de longs jets de sonorité pareils à des jets de flamme dans le ciel obscur. — C'est très puissant et très pittoresque. — Et la péroraison de la pièce est d'une douceur infinie.

 

On ne manquera pas de reprocher à M. A. Bruneau quelques brusques oppositions de valeur ; on ne saurait dire, du moins, que sa facture manque de sincérité, car nul artiste ne s'exprime, je crois, avec plus de sincérité que lui, et c'est là une force bien rare et par conséquent un éloge que bien peu méritent.

 

La légende de Saint Georges est d'un tempérament moins ardent ; mais la couleur en est délicate et charmante. Le saint Georges, vainqueur des tarasques, renouvelant les exploits antiques, y apparaît surtout enveloppé de la lumière du mysticisme chrétien. C'est un chevalier serviteur de Dieu, qui s'en va de par le monde, en quête des œuvres de bien, espérant la joie du martyre, n'effleurant pas même d'une pensée d'amour les belles et touchantes victimes qu'il délivre des griffes et de la dent du monstre.

 

Dans cette suite de scènes, illustration musicale d'une peinture de vitrail, M. Léon Vidal traduit en une langue pure, avec une variété d'effets peut-être, selon moi, recherchée à l'excès, les créations de son poète. La scène finale, cris de joie, cantique de délivrance, a valu au compositeur un succès aussi brillant et aussi franc que celui dont venait. d'être salué le Requiem et M. Bruneau.

 

L'ouverture de M. Mestres, qui commençait le concert, accuse un tempérament d'une belle ardeur ; le compositeur a « du sang », comme on dit, et on a su le reconnaître.

 

Pour finir, la Marche de Szabady de J. Massenet a fait sonner ses héroïques fanfares, ses rythmes entraînants ; c'est un morceau glorieusement empanaché, comme les aime le compositeur de tant d'ouvrages, déjà célèbres, dans tous lesquels, quel qu'en soit le genre, se retrouve cette recherche de la note pittoresque, éclatante, ingénieusement colorée, qui est comme l'estampille de son talent si souple, en sa prodigieuse fécondité.

 

Avec le printemps nous vient toujours de Monte-Carlo quelque nouveauté. C'est une heureuse et habile coutume adoptée par M. Gunsbourg. de nous attirer ainsi, chaque année, vers l'élégant petit théâtre où il a la belle témérité d'encadrer de grands tableaux, comme la Jacquerie, comme Hulda, comme Ghiselle, l'ouvrage de César Franck, qu'il vient d'offrir à son public cosmopolite. Mais, là-bas, on ne juge pas l'œuvre aux proportions plus ou moins bien mesurées de son cadre on se soucie par-dessus tout d'une parfaite interprétation et quand on a — ce qui est le cas — une interprétation où se retrouvent Mme Adini, Mme Eames, Mme Deschamps-Jehin, MM. Vergnet, Melchissédec, un chef d'orchestre hors ligne comme M. Jehin, tout est au mieux.

 

 

Je ne suis pas en mesure de parler aujourd'hui de la partition de Ghiselle. Écrite entièrement par le vieux maître, un « saint en musique », comme on l'a justement appelé, un bénédictin d'art poursuivant son œuvre, sans souci de l'au delà, très respectable en sa haute conscience, très respecté, très naïvement grand, cette partition a été pieusement instrumentée par cinq de ses bons élèves. Elle a pu ainsi paraître honorablement sur la scène et, pour la seconde fois, le public de Monte-Carlo, qui déjà avait salué Hulda, a pu faire accueil au dernier ouvrage de ce maître, qui ne prévoyait certes pas que ce serait dans ce milieu bruyant, turbulent et vain, que verraient le jour ces drames musicaux, promis, dans son espérance, à quelque grande solennité parisienne, à quelque assemblée respectueuse et recueillie de disciples et d'admirateurs.

 

M. Gilbert Augustin-Thierry — un joli nom de poète associé à un illustre nom d'historien — a écrit le livret de Ghiselle. C'est la première fois, je pense, qu'agrès de curieux romans historiques, tels que le Capitaine Sans-Façon, qu'on a pu lire ici, aux premières années, déjà lointaines, de la Nouvelle Revue, M. Gilbert Augustin-Thierry aborde le théâtre, spécialement au moins le théâtre lyrique.

 

C'est à travers son poème que je veux apercevoir aujourd'hui la partition de César Franck. Aussi bien, avec un artiste scrupuleux comme le fut le musicien, le poème est absolument dominateur et son caractère détermine rigoureusement celui de la musique.

 

L'auteur a voulu, en une préface et des notes, expliquer l'esprit de son poème, son esprit symbolique. Ce serait de sa part une erreur généreuse que de croire le public de tous les jours sensible à ces considérations faites pour toucher seulement les lettrés et les érudits.

 

Le public ne voit que le fait, l'aventure, en sa tangible humanité. Ici, l'aventure est violente et noire, tout empreinte de la barbarie des temps qu'elle évoque. Elle est aussi de tous les temps, racontant l'histoire éternelle de l'amour pur, de la passion farouche, hors de laquelle il n'est point de salut pour les créations dramatiques, groupant autour de ce centre attractif de l'amour tout ce qui fait l'homme grand, généreux, glorieux, et aussi tout ce qui le fait infâme, misérable et lâche.

 

M. Gilbert Augustin-Thierry s'en est tenu, et il a bien fait, à la forme classique de l'opéra ; il a cherché le mouvement, la situation, en un mot la vie ! Les personnages, nous les connaissons sous d'autres noms, sous d'autres habits, à d'autres époques. Cela importe peu ; ce qui importe, c'est la façon dont ces personnages et ces faits nous ont été présentés.

 

Comme Ramsès dans Aïda, le duc Gonthramm revient victorieux à la cour de Frédégonde, régente de Neustrie.

 

Et comme Ramsès d'Aïda, bientôt il s'y éprend d'une captive royale, Ghiselle, tandis que Frédégonde, comme Amneris, conçoit un amour impérieux pour le jeune héros.— Ces rencontres sont fréquentes dans le jeu de l'amour et de la jalousie au théâtre, comme dans la vie. — Il n'y a pas lieu d'y insister.

 

Frédégonde, en sa passion farouche et brutale, a bientôt fait d'en finir avec sa rivale Ghiselle. Elle la donne, en toute possession, à l'un de ses leudes, Theudebert. A ce dernier Gonthramm la dispute et l'arrache, à la suite d'un combat où il épargne la vie de son adversaire. Ghiselle est à lui, du consentement même de Theudebert. Frédégonde ne l'entend point ainsi. Elle condamne Ghiselle, bien que païenne encore, à prendre lé voile. Poussé par elle, Theudebert oublie la générosité de son ennemi, le frappe traîtreusement d'un coup d'épieu et le laisse pour mort dans la forêt.

 

Gonthramm, cependant, n'est pas mort. Recueilli et soigné par une pauvresse, vagabonde et voyante, Gudruna, pour laquelle il a été bon alors qu'elle implorait son aumône, il peut arriver à temps au couvent et arracher Ghiselle à ceux qui l'y veulent retenir. Révolte contre la volonté inflexible de la régente, révolte impie contre Dieu, à laquelle l'évêque de Paris considère la vierge captive comme déjà consacrée. Les deux amants fuient ; ils se cachent chez Gudruna. Mais qu'importent la fuite et le mystère ! Avec une ennemie acharnée et impitoyable comme Frédégonde, ils sentent bien que leur seul refuge est dans la mort.

 

Gudruna, d'ailleurs, la leur propose et la leur offre sous la forme d'un breuvage empoisonné, après les avoir unis, devant l'image des dieux primitifs, auxquels elle croit.

 

Avec une exaltation religieuse elle leur présente la coupe qu'ils partagent.

 

C'est la fin du servage,

L'aurore après la nuit, c'est l'aube du grand jour,

C'est l'éternel printemps dans l'immortel amour.

 

Je n'ai donné que la carcasse sèche du drame ; il est chargé d'épisodes, dont plusieurs ont un caractère de sauvage grandeur et montrent en M. Gilbert Augustin-Thierry un esprit très ouvert aux choses du théâtre.

 

Les poètes lyriques sont rares et je veux saluer sa venue parmi eux. S'il ne dédaigne pas ce genre ; que le respect et l'intelligence de nos musiciens ont d'ailleurs singulièrement relevé du discrédit dans lequel l'avaient fait naguère tomber certains compositeurs, dépourvus ou dédaigneux du sens littéraire, la génération qui se lève trouvera en l'auteur de Ghiselle un très précieux collaborateur.

 

L'ordonnance musicale du poème de Ghiselle est tout à fait selon le procédé courant. César Franck a pu largement envelopper de symphonie le drame conçu et exécuté par son collaborateur ; il n'en a pas moins admis et démontré qu'il n'est point absolument nécessaire, pour faire bien et pour faire nouveau, de renverser les vieilles constructions dramatiques, mais seulement de les revêtir d'une forme personnelle. C'est faire à la fois l'œuvre d'un homme de saine logique et de rationnel progrès.

 

Cela dit, il faut que je fasse à M. Gilbert Augustin-Thierry une légère querelle, qui n'infirme en rien la valeur de son poème, et que je lui épargnerais si je n'avais affaire à un lettré doublé d'un érudit. — A la scène III de son deuxième acte, il indique que Gonthramm et Theudebert « tirent leurs framées ». Il est, sur ce point, en désaccord avec Tacite, qui décrit la framée germaine, laquelle était, non pas une arme à fourreau que l'on « tirait », mais une lance courte, employée comme pique et comme trait dans la mêlée.

 

Je veux lui signaler aussi l'association au moins bizarre, dans une grande phrase de l'évêque au troisième acte, de ces deux vers

 

La haine de mon dieu vous unissant ensemble,

Sur tous les deux, maudits, veut qu'on ferme ce temple.

 

Voilà des rimes un peu bien à leur aise ; mais il ne s'agit sans doute, ici, que d'un lapsus ou peut-être d'une faute d'impression, qu'une prochaine édition permettra de faire disparaître.

 

 

 

01 mai 1896

 

Parmi les compositeurs, que recommandent à l'estime leur situation professionnelle très brillante, leur valeur démontrée en diverses œuvres, dont plusieurs appartenant ou se rattachant au genre dramatique, M. A. Duvernoy comptera peu de confrères mis, avant d'aborder le théâtre, à l'épreuve d'une aussi longue attente que lui.

 

Du moins, grâce à une initiative dont il faut louer la direction de l'Opéra, il a, de prime saut, pris possession de la plus belle, de la plus désirable et aussi de la plus redoutable des deux grandes scènes lyriques.

 

Nous vivons en un temps troublé où les formules d'art, bien que fort précises, sont d'une très difficile application au gré de la presse musicale et du public.

 

Quoi que l'on pense de Wagner, il faut reconnaître la formidable action qu'il exerce sur la production contemporaine et aujourd'hui, en particulier, sur la production française. A vouloir le suivre sur les hauts sommets beaucoup s'époumonent sans résultat, à vouloir s'emplir de son souffle plusieurs crèvent comme grenouilles. Faire du nouveau, mais différemment et puissamment selon leur nature, c'est-à-dire affirmer une originalité, c'est là le résultat précieux et rare qu'aucun ne nous a encore vraiment apporté.

 

Cette situation aurait de quoi rendre l'opinion indulgente pour les musiciens, sur lesquels s'étend l'ombre colossale du maître de la Tétralogie et qui donnent tout ce qu'ils peuvent, sans pouvoir donner ce qu'on en exige ; l'opinion, au contraire, est intolérante ; il faudrait lui servir un chef-d'œuvre, une œuvre de génie ; à celui qui n'apporte qu'une œuvre de talent, elle conseillerait volontiers le suicide, c'est-à-dire le silence.

 

Les auteurs d'Hellé, MM. Camille du Locle et Charles Nuitter, ont donné à M. Duvernoy un « opéra » dans la pure acception du mot, ce qui est répondre le plus naturellement du monde à certaines chicanes courantes sur le genre réel, sur le caractère vrai des conceptions lyriques, au contraire de pièces que leurs auteurs, espérant échapper à une classification dangereuse, s'ingénient à parer de divers titres à signification douteuse.

 

Et voici la fable qu'ils ont imaginée.

 

En plein XIVe siècle, alors que la Grèce est aux mains des conquérants latins, les dieux du paganisme, la chaste Diane, au moins, sont encore en honneur dans une île perdue de la Thessalie. Les événements ont passé au large de la mer qui la baigne, sans qu'un collège de prêtresses vouées au culte d'Artémis et des autres olympiens en ait ressenti l'influence. Tandis que l'Europe observe depuis déjà quatorze siècles la loi du Christ, Hellé et ses compagnes continuent à offrir leur encens et leurs offrandes aux divinités de l'antique Hellade.

 

Cet apparent anachronisme n'a rien qui me déplaise ; il a séduit bien des esprits en quête d'oppositions poétiques ; et ceux qui ont lu Grecque, un beau et délicat roman, comprendront bien ce charme irritant d'une figure de femme, attachée aux antiques croyances et égarée jusque dans la civilisation chrétienne, qui, moins audacieusement, a tenté les auteurs d'Hellé.

 

N'y a-t-il pas encore, dans les îles de la vieille Bretagne, des observateurs du culte druidique ? Les journaux en donnaient il y a quelques-mois des témoignages très authentiques. Et n'a-t-on pas dit qu'à Paris même ce culte avait aussi ses fervents ?

 

Nous ferons donc grâce à la prêtresse Hellé des objections que n'a pas manqué de soulever sa rencontre inattendue avec le chevaleresque aventurier, Gauthier de Brienne, duc d'Athènes et tyran de Florence.

 

Tandis qu'elle célèbre, dans son île généralement à l'abri des visites profanes, un doux sacrifice à la déesse protectrice, la tempête jette entre les rochers de l'île Gauthier et ses hommes d'armes. Les compagnes d'Hellé sont hospitalières à ces errants de la mer : elles leur donnent à manger et à boire. Et bientôt Hellé inspire au duc un soudain et violent amour. Il parle, elle le repousse ; et comme il voit bien qu'elle ne consentira pas à le suivre de bon gré, selon son vœu, il la fait brutalement enlever par des matelots et porter dans sa caravelle.

 

Arrivé à Florence avec sa proie, il installe Hellé dans le palais de la Seigneurie ; et à voir cette fille pâle, aux grands yeux terriblement pensifs, aux gestes d'extatique, le peuple, assemblé sur la place pour le jeu du Mystère de saint Jean, incline vite à la considérer comme une sorcière. Elle, en son âme ténébreuse, en sa pureté offensée, ne rêve que vengeance contre celui qui l'a prise. Cette vengeance, elle en trouvera bientôt le moyen. Jean de Brienne, fils du duc, revient inopinément à Florence, et le duc témoigne pour lui d'une telle et si tendre affection paternelle, que c'est en ce fils et par ce fils qu'Hellé se résout à le frapper.

 

Jean n'a pu la voir sans l'aimer, enflammé d'un amour aussi foudroyant que le fut naguère celui de son père, recueilli dans l'île mystérieuse. Hellé paraît répondre à cet amour, le provoquer même. Les deux jeunes gens se rencontrent dans une villa voisine de Florence. Mais voilà que ce qui ne devait être qu'une comédie vengeresse deviens une impérieuse réalité. Aux chaudes paroles de Jean, le cœur d'Hellé fond comme une cire, et c'est en sa défaillance d'amour qu'elle voit arriver le duc furieux, prêt à frapper de son poignard l'homme qui est à ses pieds et qu'elle sauve en criant à Gauthier : « C'est ton fils » !

 

Diane était vengée, mais la prêtresse a faibli au dernier moment, et c'est d'elle à présent que la déesse se vengera.

 

Une sédition s'est élevée dans Florence. Avec la population fugitive, poursuivie par les soldats de Gauthier de Brienne, les deux amants se sont réfugiés dans la campagne en un lieu sauvage, où leur amour s'épanche en tendres et douloureuses paroles, jusqu'au moment où Hellé, parjure à ses serments anciens, entend la voix vengeresse des dieux et voit devant elle, dans les profondeurs sombres des feuillages, la blanche et terrible Diane, qui la frappe de sa flèche. Fin symbolique et fantastique, d'une action qui s'était tenue jusque-là dans le domaine de la simple réalité. Devant Hellé morte, Jean se frappe de son poignard et, quand Gauthier survient, c'est pour crier dans la nuit sa douleur vaine.

 

Sur cette donnée M. Duvernoy a construit une partition qui le montre, comme Hellé, attaché au culte des dieux anciens, encore bien que témoignant de son respect pour les dieux nouveaux, jusqu'à leur emprunter par instant les formules de leur culte. Nonobstant ce mélange, sa partition est d'une bonne tenue classique ; le musicien y révèle une âme tendre, une imagination poétique ; je ne lui ferai pas, pour ma part, le reproche de s'être asservi à l'ordonnance des anciens opéras, d'avoir admis les duos, les ensembles, les cantilènes ; il a fait ce qu'il a voulu et il a bien fait ; le public lui donnera tort ou raison, selon l'impression reçue. Celle de la première représentation m'a paru excellente. On a fait bisser à Mme Caron une rêverie exquise au premier acte. On a également salué les beaux passages où s'expriment la passion du duc Gauthier, l'amour traduit par Jean en un air d'importance considérable et d'aspect savamment varié. Puis un épisode chorégraphique, au deuxième acte, a charmé le public, d'ailleurs séduit par la grâce et la légèreté de la danseuse, chargée dans le Mystère de saint Jean du rôle de Salomé. On a remarqué, à propos de ce ballet, l'association peu commune de la parole et de la danse. Ce n'est pas ce que j'y ai trouvé de mieux : les artistes du chant, introduits pour y faire figure dans le bataillon léger des ballerines, y prennent tout de suite des airs d'ours à la chaîne, spectacle plus pénible que séduisant.

 

Ce que je préfère dans Hellé, c'est le premier et le troisième acte. Le second m'apparaît moins cohérent, d'un intérêt souvent discutable et la conception dramatique du dernier a, de prime abord, un peu déconcerté ma raison. Je voudrais le revoir avant de m'expliquer davantage à son sujet.

 

L'Opéra a donné à Hellé de très beaux et pittoresques décors, une riche mise en scène, des artistes incomparables : Mme Caron est d'une pure beauté dramatique dans le rôle d'Hellé qu'elle chante avec un charme étrange et une profonde passion ; il n'est maintenant aucun ténor de grand opéra qui puisse être mis en parallèle avec M. Alvarez, et M. Delmas affirme de plus en plus le caractère magistral de son talent. M. Fournets fait un rude chevalier d'aventures, voix solide, jeu caractéristique et puissant. Mme Beauvais et Mathieu, de même MM. Euzet, Gallois et Devriès, n'ont que des bouts de rôle ; il le faut regretter à différents degrés.

 

La séduction du ballet a été, je l'ai dit, la danseuse chargée du rôle de Salomé, Mlle Zambelli, une débutante, à côté de laquelle on a applaudi Mlle Chabot. Les personnages chantants étaient MM. Douaillier (Hérode) et Cabillot (Jean-Baptiste).

 

Orchestre excellemment conduit par M. Taffanel, cela va sans dire.

 

Bonne chance à Hellé maintenant ! L'auteur est de ceux que tout le monde sera heureux de voir sortir triomphant de l'épreuve et qu'un succès durable récompensera fort justement des efforts d'une noble et déjà longue carrière d'artiste.

 

 

 

15 mai 1896

 

Ce qui me plaît le plus dans le Chevalier d'Harmental que vient de représenter l'Opéra-Comique, c'est le troisième tableau et le cinquième ; l'un mouvementé, pittoresque, bien français en sa conception et en sa forme, l'autre, d'une ordonnance simple, favorable à l'expression musicale. Le reste est d'un genre mixte qui, adopté par le librettiste et le musicien, les montre inquiets de réaliser une formule d'art qui réponde aux exigences de l'esthétique actuellement en faveur. Il n'y avait pourtant pas à se préoccuper tant de cet accommodement laborieux.

 

On demande aujourd'hui un vrai drame lyrique, une vraie comédie lyrique ou encore un vrai opéra-comique dans le goût ancien ; on veut seulement que l'œuvre offerte au public soit, de propos délibéré, l'une de ces trois choses. Or le sujet du Chevalier d'Harmental, emprunté à l'abondant répertoire de Dumas, n'est ni assez haut pour donner un pur drame lyrique, ni assez essentiellement musical et léger pour donner une comédie lyrique. C'est une action parfois compliquée et peu musicable, que traversent des motifs, de caractère gai ou sentimental, ce qui est le propre du vieil opéra-comique aimé de nos pères.

 

II y fallait du dialogue sans musique, c'est indiscutable, un dialogue qui eût éclairé l'action et ainsi préparé, mis en valeur, les parties destinées à la pure expression lyrique des sentiments et des passions.

 

De même que, selon le mot ironique de Beaumarchais, ce qui ne vaut pas la peine d'être dit on le chante, ce qui ne vaut pas la peine d'être chanté on le dit. Ce qui vaut la peine d'être dit ici, c'est précisément, il y faut insister, ce qui porte la lumière à travers les événements du drame.

 

Pour ne l'avoir pas franchement admis, les auteurs ont couru grand risque de n'être pas toujours compris ou de ne pas toujours bien s'exprimer.

 

J'ai bien des fois, ici même, depuis quinze ans, exprimé mon antipathie pour ce genre hybride de l'opéra-comique, qui fait tour à tour parler et chanter les personnages, comme s'ils s'expliquaient en deux langues, au hasard de la conversation. L'expérience m'oblige à reconnaître que, pour les œuvres d'un certain tempérament, cette association fâcheuse est cependant préférable à un jargon pénible à supporter dans un dialogue parfois terriblement banal, auquel serait supérieur même le parlante des vieux opéras italiens qui, sans prétention musicale, uniquement pour ne pas revenir à la simple prose et garder une apparence de logique, déblayait rapidement et sèchement tout ce qui n'était qu'explication et préparation.

 

M. Paul Ferrier est un de nos auteurs les plus féconds et les plus avisés ; M. André Messager un de nos compositeurs les plus distingués, possédant la connaissance profonde de son art ; il semble ici que tous deux pourtant se soient trouvés un peu dépaysés et aient été amenés à forcer leur talent, à le vouloir hausser au ton qu'ils pensaient être celui d'une maison dans laquelle il ne fallait point tant de cérémonie. Ils eussent gagné à y parler avec leur bonne grâce et leur esprit naturels.

 

Cette grâce et cet esprit éclatent pourtant en maintes pages. Ce fâcheux dialogue chanté mis à l'écart, où la musique s'enfle fâcheusement pour dire des riens et nous faire prendre les vessies de l'obscure prose pour les lanternes de la vraie musique, il y a de quoi séduire et charmer dans cette partition.

 

Les chœurs, richesse inutile, concession à l'ancien régime, sont bien faits, d'une jolie coloration et d'un tour assez vivant. On trouve, dans le premier acte, l'agréable épisode de la « Reine de la nuit », intermède de concert introduit dans l'ordonnance de cet acte pour en corriger l'aridité, car il est presque tout entier consacré à une exposition dramatique. Je note à la suite de cet épisode la charmante et touchante expansion du bonhomme Buvat, faite pour ravir le public, surtout dite par cet admirable artiste qu'est Fugère, si simple, si naturellement ému, donnant toujours si précisément la note juste de son rôle.

 

Au second acte, où le sentiment amoureux s'exprime en traits délicats et discrets, une amusante boutade : « Capitaine, ne bois qu'à la fontaine », éclaire d'un joli rayon de soleil la grisaille du fond. Et le rideau tombe sur une impression furtive de poésie et de chaste amour, dénouement meilleur en sa sobriété que beaucoup de bruyants artifices de métier.

 

Puis c'est ce troisième tableau que j'ai noté au début de ces lignes. Très anecdotique, il passe devant nous d'une allure légère, où se décèlent toute la grâce native et le subtil tour d'esprit du compositeur. C'est d'abord la scène des malandrins, joyeux coquins rôdant sous l'ombre en l'attente d'un mauvais coup, types à la Callot, d'une main tendant pour l'aumône leur feutre barbelé, et de l'autre caressant, sous le manteau en loques, la poignée d'une rapière ou la crosse d'un pistolet. C'est la gaie et cavalière chanson des dragons de Malplaquet, dite par l'aventurier Roquefinette, pour faire passer plus vite l'heure de la nocturne veille, et dérouter l'attention des bons bourgeois et du Régent, attardé en un souper galant, et que l'on guette pour le prendre et l'expédier en Espagne, ainsi qu'il est dit dans le roman du bon conteur Dumas, que tout le monde a lu, ce qui me dispense ici de l'analyse du livret de M. Paul Ferrier. C'est enfin la jolie scène de l’apeurement de Buvat, perdu seul au tard de la nuit, dans l'obscure rue des Bons-Enfants, au milieu d'ombres grouillantes et menaçantes.

 

Au milieu de ces épisodes légers l'action se meut lentement et n'avance que très peu ; mais cela est amusant à voir passer et à entendre, ce qui est le principal.

 

Un air d'amour et un duo très tendre sont les points les plus lumineux du quatrième tableau. Le dernier, je l'ai dit aussi déjà, m'apparaît le mieux tenu, le mieux venu en son unité dramatique. Là encore le bonhomme Buvat a très supérieurement, avec une diversité remarquable d'effets, traduit une des plus importantes pages de l'ouvrage, récit animé, phrases attendries, qui ont soulevé des tonnerres d'applaudissements.

 

A côté de ce merveilleux Fugère, Mme Marignan, M. Leprestre, ont eu leur légitime part de succès. J'aurais, sur l'un et l'autre, quelques réflexions à faire ; mais la part des éloges dus étant la plus forte, je m'en tiendrai à ce principal et négligerai les points accessoires. M. Isnardon fait un très amusant et mordant Roquefinette. C'est un artiste d'avenir en ces rôles caractérisés où il faut à la fois être fin comédien et bon chanteur.

 

Mlle Chevalier est charmante sous le frais visage et les nobles atours de la duchesse du Maine, artiste précieuse pour le théâtre de l'Opéra-Comique, où son souple talent nous la montre à son avantage dans les rôles les plus divers.

 

M. Carbonne (l'abbé Brigaud), Marc Nohel (le Régent), Mme Evel, une très agréable débutante, complètent fort bien le gros de cette interprétation. Viennent ensuite une dizaine de petits rôles qui, confiés à des artistes expérimentés, tels que M. Troy, pour ne citer que le plus ancien, font honneur à la parfaite discipline et au goût de cette excellente troupe de notre second théâtre national de musique. L'orchestre est supérieurement mené par M. Danbé.

 

Les décors, très beaux, d'un goût irréprochable, — comme les costumes, — sont tels qu'on les attendait de M. Carvalho, qui voit merveilleusement, d'un œil fin de peintre, les tableaux qu'il nous fait présenter par ses collaborateurs, les décorateurs et les costumiers.

 

Quelle satisfaction lui apportera le Chevalier d'Harmental ? Je la lui souhaite grande et fructueuse, proportionnée à la constance de ses efforts pour faire bien, pour suivre dans ses fluctuations l'opinion parfois très déconcertante, pour fixer l'esprit de ses auteurs, parfois déroutés et désorientés, hypnotisés par quelque point lumineux qui vacille là-bas devant leurs yeux, et ne voyant pas immédiatement sous leurs pas un fossé où ils peuvent tomber ou tout simplement un tas de jolies fleurettes qu'ils pourraient cueillir pour notre agrément.

 

 

 

01 juillet 1896

 

Bien qu'il remonte déjà au 2 juin, je ne saurais passer sous silence le festival donné à la salle Pleyel par le maître souverain de notre école française, le compositeur Camille Saint-Saëns qui, après cinquante années d'une carrière merveilleusement laborieuse et glorieuse, venait s'asseoir au piano, à cette même place où il s'assit, enfant, en 1846, pour son premier concert.

 

Paris lui a fait fête, et lui-même a dit en quelques vers familiers ses impressions touchantes, évoqué le souvenir d'une influence doublement maternelle sur sa vie d'artiste et son esprit d'homme. En ce concert de 1846, le petit pianiste, élève de Stamaty, exécuta, avec une irréprochable pureté, selon la chronique du temps, avec une fermeté au-dessus de son âge, tenant bravement tête à un orchestre nombreux, un air varié et une fugue de Haendel, une toccata de Kalkbrenner, un prélude et une fugue de Bach, un concerto de Beethoven et enfin le concerto en si bémol de Mozart.

 

C'est par ce même concerto qu'il a terminé ce festival qui comptera parmi les souvenirs les plus purs et les plus riants de sa vie intellectuelle et morale. Là, lui ont été apportés les hommages dus à son génie, à son talent et à son haut caractère. Là, même ceux qui ne lui ont pas toujours ménagé les traits d'une critique parfois inconsidérée ou légère ont, par un juste et louable retour de conscience, tenu à s'incliner devant le musicien indépendant, qui a toujours fait ce qu'il a voulu, quand il l'a voulu, comme il l'a voulu, marchant à son but sans s'inquiéter des acrimonies et des pédantismes, et recevant aujourd'hui la récompense de son inflexible conscience et de son inaltérable dignité.

 

Ce qu'est Camille Saint-Saëns, je l'ai déjà dit maintes fois ici, et une affection affermie par les années me rend plus précieuse encore l'occasion de le redire. L'homme a été ce que l'enfant promettait d'être et, arrivé vers le sommet de la montagne, ce voyageur peut se retourner, calme et fier, pour regarder le chemin lumineux parcouru dans ces cinquante années, avant de reprendre, d'un pas ferme, sa route vers de nouvelles destinées qu'il rêve simples, loin du tumulte des villes, dans le recueillement des choses de l'esprit.

 

En 1846, le chroniqueur musical de l'Illustration écrivait à son sujet les lignes que voici et qu'il faut rappeler pour compléter cette rapide note :

 

« Ce n'est pas seulement par son exquise organisation musicale que cet enfant se fait remarquer. Il montre une égale aptitude pour l'étude des langues, des sciences exactes, de l'histoire naturelle, de la mécanique, et si l'on considère qu'il joint à un désir immodéré de s'instruire de toutes ces choses, un esprit pénétrant et observateur, un jugement rapide et droit, une mémoire immense, il est permis de croire que Camille, si heureusement favorisé de tous les dons de la nature, pourrait aussi bien suivre les traces des Laplace et des Cuvier que celles des Mozart et des Beethoven. »

 

 

L'Opéra-Comique, clos aujourd'hui même pour deux mois, nous a donné, pendant la seconde quinzaine de juin, un drame lyrique depuis longtemps à l'étude : la Femme de Claude, de M. Albert Cahen. Je ne puis, à la date où j'écris, consacrer à cet ouvrage qu'une de ces pages courtes que la Nouvelle Revue a mises à la mode.

 

L'inspirateur de ce drame a été M. Carvalho. Dans l'ouvrage original de Dumas, depuis longtemps il voyait un autre ouvrage, plus simple, sans symbolisme, tout d'action et de passion, substituant à l'inventeur contemporain de la machine de guerre que l'on sait, le général Ruper, auteur d'un plan de campagne que l'ennemi aurait intérêt à posséder.

 

Cela se passe, en 1792, aux temps héroïques de la naissante République. Le jeune général, réduit à l'inaction dans sa maison patrimoniale, devenue son quartier général, déjà riche d'exploits, a fait ce rêve de délivrer Wissembourg investi et c'est ce rêve dont il formule la réalisation en un plan stratégique que le jeune officier Antonin, son ami, son frère d'adoption, sera chargé de porter, au risque de sa vie, à travers les lignes d'investissement.

 

Deux femmes sont là, comme dans la pièce de Dumas, Delphine la femme coupable déjà pardonnée par Claude et auteur d'un crime de lâche trahison qu'il ignore, qu'il ne lui pardonnerait pas, et par ce fait à la merci de l'espion Cantagnac qui a les preuves du crime et, sous peine de perdre la coupable, lui impose la complicité de ce qu'il médite : ravir de gré ou de force le plan du général et ainsi en déjouer les combinaisons.

 

A côté de la figure farouche et de l'âme sombre de Delphine, la figure douce et noble, l'âme liliale de Jeanne, une jeune parente du général Ruper.

 

Entre ces deux êtres un amour chaste est né, que les circonstances ne les amèneront à avouer que pour en reconnaître la consécration impossible.

 

Et le drame se terminera, comme dans la version primitive, par le coup de pistolet qui frappe l'épouse infidèle, la traîtresse qu'un mot, un mouvement de son cœur indigné, aurait pu jeter, repentante, aux pieds de l'homme outragé, du patriote trahi. Ce mot, elle ne le dit pas; ce mouvement, elle ne l'ose.

 

D'ailleurs, c'eût été une autre pièce et il ne s'agissait ici que de renouveler la forme, l'époque et le milieu d'un drame célèbre.

 

M. Albert Cahen, un des bons et fidèles élèves de César Franck, n'en est pas à ses débuts. Endymion, le Vénitien, le Bois, Fleur des neiges, pour ne parler que de ses principales œuvres, ont précédé la Femme de Claude et fait estimer le talent de leur auteur.

 

La partition nouvelle marque les préoccupations d'un esprit en quête du mouvement incessant de l'art musical et une évolution nouvelle vers les formules modernes. La construction en est logique, conséquente avec le poème, l'allure en est sévère et le mouvement passionné.

 

Les pages soulignées par le public de la représentation, comme par celui de la répétition générale, ont été les scènes tour à tour violentes et douces qui mettent en présence Claude Ruper, Deiphine et Jeanne. L'espion Cantagnac, rôle tout en relief, l'amoureux Antonin, tout en tendresse douloureuse, complètent ce tableau musical.

 

Mlle Nina Pack et M. Bouvet ont été superbes de passion et de vigueur dans le rôle de Delphine et celui de Claude, et noble et touchante Mlle Pascal dans celui de Jeanne. Antonin est excellemment personnifié par M. Jérôme et Cantagnac très originalement par M. Isnardon.

 

Danbé, qui avait mis tous ses soins aux études, a mis toute sa vaillance à la direction de l'orchestre.

 

Voilà pour M. Carvalho une saison largement remplie. Il l'a couronnée par une reprise de Don Pasquale, une partition délicieuse. Nous reverrons tout cela à la rentrée, sans compter les nouveautés qui nous sont promises, parmi lesquelles compteront sans doute la Dalila de M. Paladilhe dans le genre dramatique et la Photis de M. Audran dans le goût léger de la comédie lyrique.

 

 

 

01 octobre 1896

 

Je ne veux pas parler aujourd'hui de Wagner ; je n'aurais pourtant à parler que de lui. Les dernières représentations de Bayreuth ont été la consécration, la glorification suprême du maître saxon ; ceux qui résistaient encore — en était-il vraiment ? — ont fait leur soumission ; ceux-là même — des compositeurs — qui vont mourir ensevelis dans la grande ombre qu'il projette sur le monde musical ont salué César avec résignation, quelquefois avec un enthousiasme dont il faut admirer le désintéressement.

 

Assez d'autres ont dit ce qu'il fallait dire et plus qu'il ne fallait dire, à ces heures d'apothéose : je n'y insiste donc pas. Cependant, la critique musicale manque tout à fait d'aliments frais ; elle ne peut vivre que de conserves, c'est-à-dire de reprises, ou plutôt elle voit passer devant elle des reprises dont il n'est guère opportun qu'elle s'occupe, car elles ne sont même pas rafraîchies par une interprétation nouvelle digne d'attention.

 

Je voudrais bien pourtant avoir à parler de quelque chose de neuf, à ce retour de vacances. Mais les grands théâtres ne s'y prêtent guère : je ne vois que la prochaine représentation du Don Juan de Mozart, qui puisse fournir matière à glose.

 

On se souvient du temps où Don Juan figura à la fois sur trois affiches, celle de l'Opéra, celle du Théâtre-Lyrique et celle du Théâtre-Italien. Semblable concurrence va se représenter, à un quart de siècle de distance, mais bornée cette fois à deux théâtres, l'Opéra et l'Opéra-Comique. Si nous avions déjà le Théâtre-Lyrique, si nous avions toujours le Théâtre-Italien, on nous servirait assurément encore trois et même quatre exemplaires du même programme.

 

La lutte va donc s'engager entre nos deux grandes scènes. Don Juan, s'il trouve à l'Opéra une distribution en quelques-unes de ses parties meilleure qu'à l'Opéra-Comique, y sera dans un milieu moins conforme à son caractère.

 

A l'Opéra, il a toujours fallu en grossir les détails pour adapter l'ouvrage à son vaste cadre. A l'Opéra-Comique, il est dans son cadre naturel, et il est bien désirable que M. Carvalho nous le rende dans un esprit concordant à la pensée même de Mozart.

 

C'est que Don Juan, action légère que traversent de grandioses et terrifiants effets dramatiques, doit être joué avec légèreté — ce qui n'est point courant, surtout à l'Opéra.

 

Du reste, qu'il s'agisse de Don Juan ou des autres œuvres de Mozart, il y a toujours eu un certain malentendu dans la façon dont directeurs et interprètes ont traduit le sentiment du grand musicien. Ils n'ont point toujours gardé à ses créations cet esprit, cette aisance et ce mouvement qu'y constatent ceux qui vont les étudier à leur source, c'est-à-dire dans les partitions originales. Des musiciens qui, comme Gounod, les connaissaient en leur intimité la plus profonde, m'ont bien souvent parlé de ces transgressions communes au théâtre de notre temps.

 

Don Juan est, selon le titre même de la partition-type, un dramma giocoso et on pourrait trouver dans la curieuse partition manuscrite de Mozart, donnée par Mme Pauline Viardot à la bibliothèque du Conservatoire, telle ou telle indication scénique, d'une parfaite bouffonnerie, qui démentirait bien la tradition moderne relative à l'intelligence et à la mise en scène de cet ouvrage.

 

Nous verrons, au courant d'octobre, quel rajeunissement auront valu à Don Juan les études particulières de M. Gailhard et le voyage de M. Carvalho, à Munich, où l'on joue, en ce moment, ce chef-d’œuvre en une série de tableaux presque sans arrêt, l'ouvrage, selon son principe, n'ayant d'ailleurs que l'importance de deux actes.

 

Charles Gounod, qui fut un adorateur profondément fervent de Mozart, a publié, il y a quelques années, sur Don Juan, une étude analytique que pourront prendre comme bon bréviaire ceux qui vont avoir à suivre cette partition en ses diverses phases.

 

Gounod a dit de Mozart : « Il y a, dans l'histoire, certains hommes qui semblent destinés à marquer, dans leur sphère, le point au delà duquel on ne peut plus s'élever ; tel Phidias dans l'art de la sculpture, Molière dans celui de la comédie ; Mozart est un de ces hommes, Don Juan est un sommet. »

 

Richard Wagner est aussi un de ces hommes, ne manquera-t-on pas d'ajouter aujourd'hui. La Tétralogie est une cime.

 

 

En ce même mois d'octobre, sera probablement tranchée dans un sens favorable, par le conseil municipal, l'irritante question du Théâtre-Lyrique. J'en ai parlé plus que de raison ici et ailleurs. Je ne voudrais appuyer de nouveau que sur un point, qui me semble capital : l'adoption du système de la régie pour le compte de la Ville, de préférence au système de l'entreprise confiée à des particuliers. La régie offre, au point de vue moral et artistique, une supériorité incontestable sur l'entreprise. Elle substitue les questions d'intérêt général aux questions d'intérêt individuel ; elle ne peut créer de préoccupation que sur un objet : le choix d'un régisseur, qui devra être à la fois un artiste dans l'acception générale du mot et un administrateur intelligent et intègre.

 

En attendant que cette conception idéale du Théâtre-Lyrique prenne corps, la musique dramatique s'agite en dehors de l'Opéra et de l'Opéra-Comique. Aux Bouffes-du-Nord, — qui l'aurait prévu ? — on a donné la Juive avec un orchestre de vingt-quatre musiciens et une interprétation vocale très acceptable, devant un public en délire ; il a fallu refuser plus de cinq cents personnes. On applaudissait à tout rompre, sans même attendre que les artistes eussent achevé leur morceau. Ce n'est pas tout à fait là le probant suffrage d'un public de connaisseurs, mais enfin les masses font voir qu'elles ont la musique dans l'âme ; c'est un signe à recueillir.

 

La Juive va être suivie du Trouvère, si ce n'est déjà chose faite.

 

Dans un milieu plus parisien, et avec des soins plus délicats, la musique française trouve un asile aux galeries Vivienne. M. A. Bouvret a installé là un théâtre lyrique minuscule, dont j'ai souvent parlé et dont je saisis toujours avec plaisir l'occasion de parler. Il est déjà considérable, le nombre des ouvrages, dont beaucoup sont de fins chefs-d’œuvre, qu'il nous a restitués sur sa petite scène. Le public apprend peu à peu le chemin de ce théâtre et en revient charmé. M. Bouvret annonce pour la saison courante une série de nouveautés, ou, pour mieux dire, de résurrections des plus intéressantes, — qui ne peuvent manquer de confirmer le succès déjà dû à ses efforts.

 

 

Les choses de la musique dramatique vont maintenant disparaître durant la première quinzaine d'octobre devant ce grandiose concert de tout un peuple saluant au passage le jeune Tsar, qui vient nous donner, à Paris même, le témoignage de sa sympathie pour la France. Si étranger que cet événement puisse être à mon sujet habituel, je ne saurais le passer sous silence, surtout en cette Nouvelle Revue qui s'honore de son attachement très ancien à la nation russe et que sa directrice n'a jamais manqué une occasion d'affirmer.

 

Naguère, Mme Adam, après vingt années de témoignages constants de sympathie, créait l'œuvre du Myosotis, et les femmes françaises mettaient dans des milliers d'élégants bijoux ornés de myosotis toute leur pensée fraternelle, et les matelots de l'escadre de l'amiral Avellan emportaient à leurs mères, à leurs femmes, à leurs sœurs et à leurs fiancées ce symbole de perpétuel attachement. Ensuite les femmes françaises, sur la même initiative, envoyaient aux femmes de Russie un souvenir douloureux et attendri, quand le tsar Alexandre III succombait prématurément au milieu de son peuple. Aujourd'hui, les rédacteurs de la Nouvelle Revue et leur directrice aimeront à saluer, de toutes les forces de leur cœur et de leur esprit, ce jeune souverain qui vient vers nous, le regard pensif et doux, la lèvre souriante, et cette impératrice en son vêtement blanc, qui semble comme le reflet de la pensée pure de l'auguste époux.

 

Il vient, et il nous apparaît clairement qu'en ses mains il porte la branche d'olivier qui va pousser, s'élever, s'élargir et répandre la paix sur le monde. Les partis ont fait trêve pour acclamer le pacifique vainqueur, et là-bas, par delà les monts et le grand fleuve, il y a comme des clameurs de haine étouffées par le respect.

 

C'est un superbe spectacle que celui de ces deux patries, la patrie russe, la patrie française, confondues en une seule dans un commun élan d'amour, de progrès et de concorde. C'est une des plus belles fêtes que puisse célébrer l'humanité.

 

 

 

01 novembre 1896

 

C'est encore le petit théâtre lyrique de la galerie Vivienne qui a devancé les deux grands théâtres musicaux, pour l'inauguration de la saison 1896-1897. Fidèle à son principe, qui est de nous restituer toute une série d'œuvres brèves des compositeurs anciens, il a composé son premier spectacle avec les Deux chasseurs et la laitière, de Duni, l’Irato, de Méhul, et la Perruche, de Clapisson.

 

Duni, né en 1709, mort en 1775, est bien loin de nous et notre génération n'en connaît guère que ce qu'en peuvent dire les musicographes. Il n'eut point le grand souffle lyrique, bien qu'ayant été le rival heureux de Pergolèse, pour l'opéra Nerone, mais il témoigna de beaucoup de naturel et de grâce dans ses compositions légères, écrites sur des livrets français. Son instrumentation est très élémentaire ; elle convient bien à l'orchestre réduit de la galerie Vivienne, qui ne compte, je crois, que douze exécutants, appuyés d'un pianiste.

 

Les Deux chasseurs et la laitière, d'un genre très conventionnel et d'un comique naïf, ont fait plaisir grâce à la franchise et à la légèreté des quelques pages musicales qui en émaillent le dialogue.

 

Mais le vif attrait de la soirée a été pour l'Irato, de Méhul. Le dramatique et fécond musicien ardennais se dit un jour qu'il écrirait à son gré un ouvrage dans tel ou tel style, affirmant ainsi la souplesse et la variété de son talent. Et, de parti pris, il écrivit l’Irato, selon la pure formule italienne, et le fit jouer sous un pseudonyme italien. C'est un ouvrage charmant, d'une gaieté et d'un esprit rares, et tout à fait remarquable en ses détails, en dehors du quatuor resté célèbre et passé à l'état de page classique.

 

Joué avec toute la verve qu'il exige, tout « l'en dehors » que comporte le genre, l'Irato nous a fait passer une heure des plus charmantes. L'interprétation en est très homogène. Il constitue certainement une des meilleures restitutions que nous ait données M. Bouvret, qui poursuit avec goût, avec conviction, une œuvre très artistique en sa modeste manifestation, car le théâtre de la galerie Vivienne ne met de prétention ni dans le décor, ni dans le costume, mais seulement, ce qui vaut mieux, dans le soin le plus complet de l'exécution.

 

Des trois compositeurs ainsi remis en lumière, Clapisson est le moins ancien, mais ce n'est pas le plus jeune. S'il y a deux ou trois morceaux d'une légèreté et d'un tour très agréables dans la Perruche, bien d'autres marquent la préoccupation de l'effet, la tension de l'esprit du musicien qu'on aimerait à trouver moins compliqué en des choses qui ne demandent que de la simplicité, de l'esprit et une sentimentalité souriante.

 

Il y a quarante ans, Mme Carvalho créait au Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple la Fanchonnette, de Clapisson. C'est à cette bonne fortune que l'œuvre a dû sa renommée et que le musicien devra de demeurer encore dans la mémoire des contemporains, fortune que ne lui eussent point assurée ses autres œuvres, même aimables, comme la Perruche.

 

 

Le Nouveau-Théâtre de la rue Blanche nous a donné une représentation de la Vie pour le tsar, de Michel Glinka. Est-ce une suite des fêtes russes ? Est-ce une simple manifestation artistique ? Rien ne nous l'a expliqué. Prenons donc le spectacle sans préambule et voyons ce qu'il a été.

 

A propos de la représentation à Monte-Carlo de cet opéra de Glinka, célèbre et toujours acclamé en Russie, où on le joue depuis cinquante-sept ans, j'ai dit quel en était le caractère. Beaucoup d'italianismes, quelques vulgarités, énormément de pages d'une saveur exquise, écho des mélodies populaires et d'une sauvage grandeur. Les italianismes, il ne faut point s'en étonner, dans une partition écrite vers 1836 et représentée en 1839. Ce qui est fait, au contraire, pour surprendre, c'est qu'il n'y en ait pas davantage, si l'on considère qu'au moment où Glinka l'écrivit, l'école italienne brillait de tout son éclat et étendait son influence sur tous les théâtres du monde.

 

Cette part faite à l'influence du temps et du milieu, il faut proclamer que la Vie pour le tsar, ouvrage inégal, est sans conteste un très noble ouvrage, d'une réelle originalité et qui mériterait d'être monté sur une grande scène avec tout le soin, tout l'éclat, tout le souci du pittoresque dont il est digne.

 

Au Nouveau-Théâtre, il n'a eu qu'une mise en scène terne et surtout rudimentaire. L'interprétation, sur laquelle n'a pas soufflé l'esprit de l'œuvre, a été du moins consciencieuse et il faut louer les efforts de MM. Engel, l'excellent ténor, et Devoyod, baryton dramatique, plein d'énergie. Mlle Mauger et Mme Nady ont mérité, à des titres et à des degrés différents, les suffrages d'un public animé des dispositions les plus indulgentes.

 

Les représentations de l'opéra russe seront, dit-on, d'une durée très limitée. Cela nous fait sentir, une fois de plus, les impérieuses exigences de l'art musical, qui aspire à la création d'un théâtre lyrique durable et n'en a jusqu'ici, de temps à autre, que le faux semblant.

 

 

 

01 décembre 1896

 

Don Juan promet à l'Opéra et à l'Opéra-Comique de longs jours de prospérité. Cette double reprise, très intéressante, très heureuse, a été l'occasion de considérations aussi longues et variées que la liste que déploie Leporello, pour le dénombrement des amours de son terrible maître. On craignait pour l'ouvrage le cadre immense de l'Académie nationale de musique. Cette crainte n'était pas sans quelque fondement ; l'événement a toutefois prouvé qu'elle était excessive. Si les personnages mis en action par Da Ponte, et qui tiennent de Mozart la parole musicale, sont forcés d'y élargir le geste et d'y élever la voix, il n'en résulte qu'un inconvénient très relatif et dont ne peut sérieusement souffrir l'auditeur même le plus respectueux de la tradition. Ce Don Juan, grossi, développé, a encore de quoi plaire et il a plu, en effet, par la valeur de l'interprétation, comme par le charme et la variété du spectacle. Il ne faut point faire ici de comparaison entre les artistes qui, il y a vingt-cinq ans, évoquèrent simultanément dans trois théâtres toutes ces figures très caractéristiques de la tragi-comédie de Mozart, et ceux qui aujourd'hui nous en rendent les traits, modifiés selon leur particulier tempérament. Bien rares demeurent ceux qui ont connu les grands chanteurs italiens à l'époque rayonnante de la gloire du théâtre Ventadour, et déjà même s'estompe dans le souvenir la figure, pourtant plus près de nous, du grand chanteur français Faure, encore debout et vaillant, et qui fut, à nos yeux, une des plus complètes incarnations du type du grand séducteur.

 

A l'Opéra, selon la tradition, on a ajouté un ballet à ce Don Juan, qui y prend ainsi la tournure d'un spectacle de gala, tandis qu'il reste ailleurs dans les conditions d'une action simple, conforme a la conception originale.

 

Mais ce ballet est délicieux, tout entier d'ailleurs emprunté aux œuvres de Mozart ; il est très élégamment et brillamment habillé, il se meut dans un décor d'une richesse féerique ; il est très bien réglé, très bien dansé. Il n'en fallait pas tant pour trouver grâce et faveur auprès du public de l'Opéra, et l'accessoire a, en cette occasion, pris la plus grande part de l'attention de ce public.

 

Les directeurs ont fait les choses avec une royale magnificence, digne du chef-d'œuvre qu'ils avaient entrepris de nous rendre. Ils en sont justement récompensés par un succès considérable, dont une belle part artistique revient à M. Gailhard, qui fut naguère un excellent Leporello, et qui a soufflé sur toutes les scènes typiques de l'ouvrage un peu de sa verve naturelle, de son imagination pittoresque et de son esprit gascon.

 

A l'Opéra-Comique, Don Juan, venu plus tard, a eu vite fait de rejoindre son prototype sur le chemin de la fortune. Ici la manifestation est simple, librement respectueuse de la version originale, d'un grand goût artistique, suite de tableaux d'une vie intense où se reconnaissent partout la main expérimentée et l'invention ingénieuse de M. Carvalho.

 

On pourrait, à propos de Don Juan, remonter le cours de la vie artistique de ce directeur qui, en ce même théâtre de la place du Châtelet, alors Théâtre-Lyrique, donna aux Parisiens une première édition du chef-d’œuvre. Cela nous mènerait bien au delà de nos limites normales ; mais c'est une petite étude à faire un jour certainement, que celle de cette existence des plus curieuses, des plus mouvementées et des mieux remplies, d'un homme qui, ayant réalisé pour la vulgarisation des chefs-d’œuvre, pour la production des œuvres nouvelles, plus d'efforts qu'il n'en faudrait pour illustrer la carrière de quatre directeurs, se retrouve encore aujourd'hui, après quarante années de labeur, assez plein de jeunesse et de force pour poursuivre la même tâche.

 

Que de talents il a révélés, que de gloires il a consacrées ! Aussi quelle place brillante il occupera dans l'histoire de notre musique ! Les luttes, les contrariétés, les revers et plus encore les petites misères de la vie active s'effaceront de la mémoire des hommes, il n'y restera que la constatation lumineuse des faits ; elle sera toute à son honneur.

 

Je ne nommerai pas les artistes qui, tant à l'Opéra qu'à l'Opéra-Comique, ont été chargés de l'interprétation de Don Juan. Il y aurait des parallèles trop délicats et surtout trop longs à établir. Il doit suffire de constater, ici et là, que, prise en bloc, cette interprétation est la meilleure à laquelle nous puissions actuellement prétendre et qu'en divers de ses détails, elle est d'essence réellement supérieure.

 

 

Les reprises de ces œuvres qui, comme Don Juan, possèdent l'inaltérable jeunesse, sont faites pour ravir périodiquement les générations ; elles n'apportent à la critique qu'un élément d'intérêt très relatif. C'est au jugement des œuvres nouvelles qu'elle s'exerce de préférence. Depuis l'ouverture de la saison, déjà vieille de près de trois mois, elle n'a eu, il faut bien le dire, aucune occasion de le faire. Note prise pourtant, au passage, d'une jolie fantaisie dramatique et musicale : la Poupée, donnée à la Gaîté, et dont le succès durable s'affirme déjà par une assez longue série de représentations.

 

Si bien qu'en attendant la création, certaine, mais lointaine, de notre théâtre lyrique municipal et le Fervaal de M. Vincent d'Indy, en préparation à la Monnaie, de Bruxelles, qui jusqu'ici a suppléé très heureusement pour les compositeurs français cette troisième scène lyrique dont ils sont depuis si longtemps privés, il a fallu aller jusqu'en Allemagne, dans le grand-duché de Bade, pour y rencontrer le rara avis qui s'appelle une partition française inédite.

 

C'est à Carlsruhe, en effet, que les compositeurs Paul et Lucien Hillemacher ont donné, il y a quelques jours, le Drac, après avoir vainement essayé de le donner à Paris. Cet ouvrage, en trois actes, procède directement de la pièce de George Sand et Paul Meurice, jouée, en 1864, au Vaudeville. Il y a là beaucoup de fantaisie, un peu de drame et un grain d'humanité ; il y a surtout un rôle, celui du Drac, très complexe, très difficile à établir, petit personnage de rêve qui, s'il n'était pas excellemment traduit, pourrait hasarder le sort de l’œuvre.

 

La fable pourtant est simple. C'est l'histoire bien ancienne et souvent répétée de l'être surnaturel, à la fois supérieur et inférieur à l'homme, épris d'une fille de l'homme et toujours victime de son caprice, retournant finalement à la région indéterminée d'où il émane.

 

Le Drac, conçu selon une idée très indépendante de la rhétorique wagnérienne, quoi qu'on en ait pu dire, en s'appuyant particulièrement sur le caractère musical de l'ouvrage, est ce que nous appelons communément un ouvrage de demi-caractère ; le fantastique, le dramatique et aussi, à moindre dose, le comique en forment les éléments.

 

Il ne faut parler aujourd'hui que de la partition ; mais il est équitable de constater que l'œuvre, en son ensemble, a été accueillie avec une extrême faveur par un public réfléchi, plus froid que le public parisien, retenant l'expression de son opinion au courant de l'action, mais ne la marchandant pas, la prodiguant même largement, une fois le rideau baissé, et dont l'expansion est alors d'autant plus vive que sa retenue et son attention ont été grandes jusqu'alors.

 

La partition des frères Hillemacher est des plus intéressantes, des plus cohérentes que l'on puisse imaginer. Je dis des plus cohérentes, étonné que je reste, de si près que je tienne à cet ouvrage, de la fusion intime de l'esprit de deux compositeurs qui, de nature apparente, semblent si différents l'un de l'autre. La collaboration dramatique s'explique facilement entre deux tempéraments opposés ; en matière musicale, même en admettant la parité des tempéraments, l'unité de la formule s'admet moins volontiers. Qui apporte l'idée ? Qui apporte la forme ? Comment la forme et l'idée s'associent-elles, comment s'en opère la fusion ? J'ai interrogé l'un des deux compositeurs. Il paraît trouver tout simple ce qui m'apparaît fort compliqué. Sur une phrase déterminée, l'un apporte sa première inspiration, l'autre fait de même ; souvent une troisième idée naît spontanément de la rencontre. Ce sont des mystères dans lesquels il ne faut pas descendre ; il importe seulement que la rencontre de ces deux forces productrices soit heureuse.

 

Ici, elle a donné une partition, je le répète, très cohérente, d'une formule simple dans l'effet et compliquée dans le moyen. Le leitmotiv judicieusement employé et, d'autre part, la sobre recherche de l'association des voix, le souci d'une polyphonie bien entendue rattachent l'ouvrage à l'église wagnérienne, mais à une église wagnérienne de la confession française.

 

Il y a de la poésie, du drame et de l'esprit dans cette musique. Poésie fantastique, drame humain, esprit comique très léger exprimé avec une dextérité peu commune dans les œuvres de ce genre.

 

Les auteurs ont été servis, il convient de le dire, par une merveilleuse interprétation, ainsi qu'il le fallait pour un ouvrage d'une telle tenue, d'une telle solidarité entre toutes ses parties, que la moindre négligence suffirait pour le désarticuler et en détruire l'harmonie.

 

Ils ont eu la bonne fortune de le voir aux mains de M. Félix Mottl, le premier chef d'orchestre de l'Allemagne. Rien n'égale l'autorité, la possession d'esprit, la simplicité persuasive et dominatrice du célèbre capellmeister viennois.

 

Son orchestre n'est qu'un instrument unique dont il joue avec une incomparable virtuosité. De même, il associe les voix au jeu de cet orchestre, les modère, les anime, les fond, les y incorpore pour ainsi dire, de telle sorte qu'on se trouve en présence d'un tout parfait.

 

La troupe du théâtre de Carlsruhe est des meilleures. Merveilleusement disciplinée, dévouée au salut de l'œuvre qui lui est confiée, elle ne perd pas un seul instant le sentiment de la situation : aucun artiste n'y est jamais « hors de scène » ; tous ont le talent rare de savoir écouter, de s'intéresser à l'action, même quand ils n'y participent pas absolument.

 

Der Fluthgeist, c'est ainsi que, dans la traduction allemande, se nomme le Drac, est excellemment joué et chanté par M. Nebe, M. Botornn, M. Bussard et par Mmes Tomschid, Noé et Meyer.

 

Le rôle du Drac appartient à Mme Henriette Mottl. Cette cantatrice viennoise est une artiste de tout premier ordre. Elle m'a donné une impression d’art telle que je n'en ai peut-être jamais éprouvé d'aussi vive.

 

D'une physionomie extrêmement mobile, d'une justesse d'expression extraordinaire, elle révèle dans la voix, dans l'accent, dans le geste, dans l'attitude, un ensemble de qualités qui se rencontre bien rarement en une personnalité unique. C'est une artiste très géniale ; il est fort regrettable que nous ne puissions pas concevoir l'espérance de l'applaudir un jour sur une scène parisienne. Elle doit suivre naturellement la fortune de son mari, M. Félix Mottl, lequel occupe en Allemagne une très haute situation, qui impérieusement l'y retient. On la connaîtra du moins, cette saison, comme cantatrice, car il m'est assuré qu'elle doit se faire entendre aux concerts du Châtelet.

 

 

 

01 mars 1897

 

La première représentation de Messidor sera une date dans l'histoire de notre musique française. Bien des fois, sans doute, dans l'avenir, on la rappellera pour en tirer un enseignement ou un argument. Elle a été, en effet, fort intéressante et fort instructive. Je rassemble mes impressions après une double audition de cet ouvrage, et je les donne ici dans toute leur simplicité, dégagé de toute influence de milieu.

 

Disons d'abord qu'il y a eu, en cette affaire, un courant, un contre-courant, une controverse vive, presque une lutte, ce qui n'arrive point aux œuvres banales ou simplement honorables.

 

Nous sommes incontestablement en présence, d'un compositeur dont on peut discuter les tendances et les procédés, mais dont nul ne saurait contester la rare valeur et la race supérieure.

 

Avec le Rêve, avec l'Attaque du moulin, M. Alfred Bruneau nous a révélé sa nature d'artiste, en deux formules assez différentes, bien que très personnelles. Messidor, qui complète cette trilogie, est plus encore peut-être l'expression de cette nature volontaire, affinée et curieuse. C'est une œuvre de combat, une œuvre de vaillance. Elle porte le signe d'une foi profonde, d'une sincérité absolue, d'une aveugle soumission au thème dramatique.

 

« Ce que j'ai voulu faire ! » dit-il lui-même, en une postface, publiée par le Figaro et qui, donnée franchement comme préface, c'est-à-dire avant la représentation, eût porté beaucoup de lumière dans l'esprit des lecteurs destinés à devenir des auditeurs, « ce que j'ai voulu faire ? Unir aussi intimement que possible la musique au poème. Par le moyen des sons, sans que cela porte préjudice à la bonne harmonie de l'œuvre, à son équilibre, dessiner de manière très différente les six personnages de ce poème, chantant, les uns et les autres, selon la logique de leurs caractères, selon la vérité du drame. A l'aide des multiples couleurs instrumentales, mettre ces personnages dans l'atmosphère changeante des quatre saisons de l'année, en lesquelles se passent les quatre actes de la pièce, et mêler ainsi la voix mystérieuse et puissante de la nature au cri de passion et d'espérance que jette toute âme humaine. »

 

Voilà un beau programme. Il a été rigoureusement et noblement tenu, sans souci d'une communion immédiate avec la foule, avec la fière conscience que, surprise peut-être, repoussée même, au premier abord, par la sévère tenue de l'œuvre, elle en viendrait peu à peu à en pénétrer l'intimité, à s'identifier à son esprit et à en goûter le charme.

 

Le poème de M. Émile Zola, auquel se juxtapose cette partition, se développe en quatre épisodes, symbolisant la lutte de l'or et du travail. Le sujet en est déjà dans toutes les mémoires. Il est à la fois légendaire et réel. Je l'aurais, pour ma part, préféré uniquement humain ou uniquement légendaire. Le mélange des deux éléments me paraît avoir ici quelque inconvénient, au point de vue de la force du ressort dramatique ; mais je le prends tel que l'a voulu l'auteur, qui sait bien et veut bien ce qu'il veut, tel qu'il l'a construit, exigeant parfois beaucoup d'un musicien respectueux de son texte, en sa magistrale indépendance des formes anciennes.

 

La prose est venue sous sa plume naturellement, simplement, avec des détails très familiers, mais aussi avec ces belles envolées lyriques qui sont comme la magnifique floraison de tout l'œuvre du maître de Médan.

 

On a pu remarquer que tous les personnages de Messidor parlaient la même langue, la langue puissante et savoureuse du poète, malgré la différence de leur condition et de leur état. Je n'ai point le courage de lui reprocher cette unité voulue ou instinctive, tant s'impose à moi toujours l'admiration de ce robuste lyrisme, de cette expansion de vie, de lumière et de couleur, de cet hymne d'amour à la terre nourricière de toutes ces périodes comme gonflées de sève et surchauffées de soleil.

 

De la prose ou des vers, cela m'importe peu. U n'y a plus de procès à faire à ce sujet. Depuis longtemps il est jugé. C'est sur la prose de Molière que Gounod a écrit son George Dandin, et il déclarait volontiers, en en jouant quelques fragments à ses intimes, qu'il y trouvait grand plaisir et grand avantage.

 

Si la prose n'apporte point au secours du compositeur ces points d'appui, ces rythmes francs, que d'aucuns déclarent indispensables à leur conception, elle lui permet un tour plus souple de l'écriture musicale, elle lui épargne ces horribles redites, qui, en définitive, dans certains ouvrages, font des vers une abominable prose et du langage, qui devrait être fluide, un ridicule bégayement.

 

D'ailleurs, actuellement, les vers, dont on supprime volontiers la rime et le nombre, ne sont-ils pas devenus une façon de prose ? A quoi bon, dès lors, s'arrêter à ces querelles byzantines, telles que celles dont j'ai été le témoin, l'autre soir ?

 

Il y a dans Messidor, quand le sens analytique s'est éveillé, quand on commence à vivre de la vie musicale qu'on y respire, des tableaux d'une fraîcheur et d'une poésie charmantes. J'ai aimé beaucoup le premier et aussi le quatrième, l'un dans une atmosphère chaude et pesante d'implacable été, l'autre dans l'épanouissement divin de la terre au printemps.

 

Et aussi j'ai goûté particulièrement, au troisième tableau, l'invocation de l'homme qui va, élargissant sur l'horizon le « geste auguste » du semeur et jetant à larges poignées sur la terre sombre le grain d'où sortira la moisson d'or.

 

De même m'a séduit, par son parfum rustique et sa saine philosophie, tout le rôle du berger qui passe à travers l'action et y apporte de sa montagne des images de rave et des leçons de sagesse.

 

Je ne fais qu'effleurer aujourd'hui les sommets de cet ouvrage. Je trouverai sans doute l'occasion d'en parler moins à la hâte.

 

Il faut toutefois que je dise dès maintenant avec quel soin, quel goût du pittoresque il est monté. Les décors qui lui servent de cadre sont de merveilleux tableaux.

 

Quant à l'interprétation, l'Opéra n'en pouvait donner de meilleure au compositeur qu'il avait honoré de son choix. Mme Deschamps-Jehin, Mlle Berthet ; MM. Alvarez, Delmas, Renaud, Noté et Gallois, tels sont les éléments de cette interprétation, éléments de valeur très diverse sans doute, mais constituant un parfait ensemble.

 

L'orchestre est conduit par M. Taffanel avec la fermeté et la finesse que l'on sait. Je ne parle que pour mémoire du ballet où brillent au premier rang Mlles Subra, Zambelli et Robin ; l'argument magnifique qu'en a donné M. Émile Zola avait de quoi déconcerter le chorégraphe et j'ai pris plus de plaisir à lire la Légende de l'or qu'à la voir traduite en poses plastiques et en pirouettes !

 

Deux jours après Messidor, au concert du dimanche, l'Opéra nous a fait entendre la Damnation de Faust, parfaitement chantée par Mme Grandjean, M. Vaguet et M. Fournets. Le succès de ce dernier a été particulièrement vif. Les bis et les bravos n'ont pas manqué au cours de cette audition que M. Georges Marty a magistralement dirigée.

 

 

 

01 avril 1897

 

Les heureux souverains de ce paradis d'azur, de verdure et de lumière qui se nomme la principauté de Monaco, honorent à la fois les sciences, les lettres et les arts ; ils viennent de faire tout particulièrement à la musique un royal accueil, en prenant sous leur patronage le drame lyrique en deux actes que, sous le titre de Moïna, a représenté M. Raoul Gunsbourg, directeur du théâtre de Monte-Carlo, le 14 mars, devant un public à la fois très varié et très choisi.

 

Rarement, un ouvrage aura été confié à des artistes de la haute valeur de ceux qui en composent l'interprétation. Van Dyck, Maurel, Bouvet, Melchissédec, Boudouresque et au milieu d'eux Mme Gemma Bellincioni, la première cantatrice de l'Italie, cantatrice, comédienne, tragédienne, qui m'a donné, comme récemment Mme Henriette Mottl, l'impression profonde d'un art très supérieur.

 

Moïna, est une aventure d'amour et d'héroïsme patriotique, dont les personnages, de la plus humble condition, se meuvent dans le plus humble milieu, en friande, dans un pauvre village de la côte, en vue du cap Sybil et non loin de la petite île de Valentia.

 

L'action se passe, il y a un siècle, alors que la flotte de la République française envoyait des troupes, commandées par Hoche, à l'aide des Irlandais soulevés contre la domination anglaise. Les patriotes irlandais se sont organisés en clans, dont l'un, le clan des Cœurs de chêne, a pour chef le matelot Patrice.

 

Ce titre romantique : les Cœurs de chêne, appartient à l'histoire, comme l'intervention de la flotte française, comme l'acharnement du shérif, impitoyable serviteur des lois anglaises, personnage à la Gessler, traversant le drame aux moments tragiques. Le reste est de pure fiction.

 

Tableaux rapides et violents, scènes de tendresse, de galanterie et d'enthousiasme généreux, telles sont les divisions de ce poème conçu dans le goût de ces courtes actions maintenant recherchées des compositeurs et généralement aimées du public, à qui, en leur forme très concrète, elles apportent la plus grande somme possible d'impressions poétiques et de sensations fortes.

 

Le pays s'agite dans l'ombre ; des soldats anglais mènent, les fers aux mains, quelques Irlandais qui ont sans doute parlé déjà un peu plus haut que les autres. D'autres, insoucieux des événements, boivent devant une taverne, en chantant une vieille ballade anglaise. Un chanteur des grands chemins, espèce de barde errant et misérable, pauvre boiteux dont nul ne se défie, car il ne saurait faire un soldat de l'insurrection, erre parmi eux, observant, écoutant, mêlant sa voix plaintive ou joyeuse à celle des soldats. C'est Kormack, l'ami du matelot Patrice ; par instants, en la solitude de sa pensée, sa voix prophétique évoque, aux accords de la harpe de Tara résonnant sur la lande, la vision des grands aïeux, et jette aux échos des bribes de l'hymne populaire de la verte Érin, chant séditieux maintenant, mais qu'il dira en face du redoutable shérif, avec l'ironique candeur d'un « innocent ».

 

Sur ce fond se détachent les figures plus lumineuses de Moïna, fiancée de Patrice, du beau capitaine anglais Lionel, amoureux de Moïna, de Patrice, le rude homme de mer, à l'âme tendre et au cœur fier.

 

Lionel a entrepris la conquête de la jeune fille. Il est vite repoussé, vite instruit des droits que Patrice a sur elle. Mais Patrice est un révolté ! Qu'importe ? Elle l'aimera dans la tourmente, comme elle l'aimait dans le calme. Lui, Patrice, à la veille d'une lutte où il peut succomber, désire que son union avec Moïna soit bénie par le prêtre. C'est chose bien simple. Ces pauvres gens n'ont pas à se parer de vêtements de fête. Un nœud de rubans à la vareuse de Patrice, quelques fleurs dans les cheveux et au corsage de Moïna ; les voilà prêts à entrer dans la chapelle, avec le père Daniel et leurs amis. Il faut se hâter, car des rumeurs inquiétantes annoncent un proche danger. Le shérif et le capitaine Lionel viennent, en effet, sur la place quittée à l'instant par les fiancés et leur suite. Il n'y a plus là que Kormack qui, tout à l'heure, a annoncé à Patrice que l'ordre était donné de l'arrêter. Le shérif brusquement ordonne que la chapelle soit envahie par les soldats et Patrice amené. A ce moment, sous le porche lentement ouvert, paraît l'officiant portant le viatique. Des clercs l'escortent. L'un d'eux est Patrice. Le shérif ordonne d'arrêter le prêtre. « On n'arrête pas Dieu ! » dit le vieillard. Et il passe, avec ses clercs, devant le shérif interdit. Mais bientôt le farouche personnage se reprend, ordonne d'en finir. On fait évacuer la chapelle ; on lui présente comme étant le fiancé un ami dévoué de Patrice, qu'on a paré de l'insigne nuptial. Le shérif n'est pas dupe. Il connaît bien Patrice ! Ce n'est pas celui-là. A ce moment le prêtre a atteint le haut d'une rue montante, d'où il domine la foule. Le shérif a compris la pieuse ruse du vieillard. C'est ce papiste qui emmène Patrice, pour le sauver : « Feu, feu sur lui ! »

 

Alors le prêtre, calme, élève au-dessus de la foule le ciboire. En fureur, le shériff renouvelle son commandement. Mais le capitaine Lionel salue de l'épée et, d'une voix douce :

 

— Pardon, monsieur, je suis catholique, moi ; je ne fais pas tirer sur le bon Dieu !

 

Ainsi finit le premier acte. Le second peut être plus brièvement exposé. Moïna est allée à Valentia, dans l'île où est sa pauvre maison ; une barque est là, qui lui appartient. La pauvre fille, seule, rêve mélancoliquement. Qu'est devenu Patrice ? Kormack le lui apprend bientôt. Patrice est dans l'île, parmi les rochers, dans une retraite sûre. Il viendra rejoindre Moïna durant la nuit. Ce n'est pas cependant Patrice qui vient le premier, c'est l'entreprenant capitaine Lionel. Il poursuit Moïna de son amour, il lui dit qu'il sait où est Patrice, il lui offre, au prix d'un honteux marché, de le sauver. Elle résiste violemment, puis, affolée, elle a un instant de faiblesse. Lionel la prend dans ses bras, l'emporte dans la barque ; là, elle se débat, elle se relève ; elle le frappe de son couteau en plein cœur. Il tombe dans la barque qui, repoussée par Moïna, s'en va à la dérive, emportée par le jusant. Un instant, Moïna demeure immobile, dans la stupeur, regardant ce couteau que sa main serre encore nerveusement et qu'elle jette avec horreur.

 

C'est ainsi, anéantie, privée de sentiment, que la trouve, peu d'instants après, Patrice. Tout à son amour, il ne s'aperçoit pas du trouble profond de sa jeune femme. Elle-même oublie la terrible scène en une extase de tendresse. Mais, au large, l'orage se déchaîne ; la flotte française un instant en vue est dispersée par la tempête ; Kormack accourt. Il faut fuir ! Le shérif et les soldats sont dans l’île. Une fusillade intermittente l'atteste. Fuir ! Comment ? La barque ! Mais la barque n'est plus là ! Une folie s'empare de Moïna. « C'est le mort qui se venge ! » crie-t-elle. Elle dit tout à Patrice. Sous la lune pâle, elle voit flotter la sanglante épave. Avec épouvante, elle se jette dans les bras de Patrice. « Mourons ! »

 

Tout est bien perdu, en effet. Les deux amants vont s'offrir aux balles des soldats, et Kormack avec eux. Et tous trois bravement, désespérément, ils chantent :

 

O verte Érin, terre douce et sauvage,

Nous sommes tiens dans la vie et la mort !

 

Une fusillade à distance couche Moïna et Patrice, côte à côte, sur la terre. Kormack seul reste debout, comme la personnification symbolique de la patrie que rien ne doit abattre.

 

Si j’ai raconté si longuement ce drame, c'est pour bien établir quel effort et quelle variété de ressources il exigeait de la part du compositeur. M. Isidore de Lara, à qui en est due la musique, est une nature vaillante, forte et tendre. Il écrit fort bien pour les voix et sa notion des exigences du théâtre est véritablement remarquable. Sa partition révèle un tempérament de pure essence latine, plein d'abondance, d'une frappante variété d'expression et d'invention, mais dominé par une heureuse préoccupation de la formule moderne, sévère dans le choix et l'ordonnance de ses inspirations. La vieille chanson dite par Kormack, les duos de galanterie et d'amour, le bel ensemble des fiançailles, la scène du viatique, la rêverie de Moïna, la scène du meurtre et le dénouement tragique de l'œuvre, sont autant d'étapes principales qu'il faut marquer au cours de cette œuvre, admirablement conduite par M. Jehin et à laquelle le public et les artistes eux-mêmes ont fait un succès considérable. La mise en scène, très curieuse, très vivante de M. Gunsbourg a beaucoup frappé les spectateurs.

 

Je devrais parler également ici de Fervaal de M. d'Indy et de Vendée de M. Pierné. Mais je n'ai pu voir encore ces deux ouvrages ; la place me manquerait d'ailleurs aujourd'hui pour en rendre compte. J'en ferai l'objet d'une prochaine chronique.

 

Je liquide un arriéré, en terminant ces lignes par une mention relative à un petit recueil des plus intéressants : Nos auteurs et compositeurs dramatiques, que vient de nous donner M. Jules Martin. C'est une suite heureuse à une série de publications de même genre, faite par lui avec un rare soin et une rare conscience. Des portraits accompagnent les notices biographiques et analytiques de ce recueil, qui sera précieusement gardé et consulté avec fruit par tous ceux qui vivent de la vie artistique ou qui l'aiment.

 

 

 

15 mai 1897

 

Je voudrais parler aujourd'hui d'autre chose que de Wagner et pourtant si je consulte les affiches, les programmes, les nouvelles théâtrales, le souffle qui passe, c'est surtout de lui qu'il faut parler. Les deux grands concerts dominicaux n'ont cessé de lui assurer la place d'honneur ; on lui tresse des couronnes, en attendant qu'on lui dresse des statues ; il a des historiens, des panégyristes et des commentateurs, on nous le raconte, on nous l'explique, on nous le fait voir sous toutes les faces ; le démon de l'analyse possède les musicographes qui s'occupent de lui : ils le dépouillent de sa peau, le dissèquent, le désossent, en dénudent les moindres fibres, nous font visiter les moindres circonvolutions de son cerveau et nous enseignent à l'admirer selon la formule scientifique. Le maître saxon ne savait peut-être pas lui-même de quoi était fait son génie ; il l'apprendrait dans ces livres, s'il n'avait le défaut d'être mort, et peut-être il serait bien surpris et rirait bien de toutes les subtilités qu'on lui prête. Je m'imagine qu'en sa fécondité puissante il ne mettait pas tant de façons pour la procréation d'une œuvre et n'y travaillait pas comme à une tapisserie au petit point, mais la fondait d'un seul jet et la drapait largement de sa riche et multicolore parure.

 

Comme je pensais, pour la millième fois, à ces choses, voici que m'arrive un nouveau livre sur le compositeur de la Tétralogie Le Voyage Artistique à Bayreuth, de M. Albert Lavignac, professeur d'harmonie au Conservatoire de Paris. Ici, du moins, nous ne sommes plus en présence de ces mille riens qui nous irritent, sous le prétexte de nous commander l'adoration. Ce n'est pas qu'il n'y ait dans ces pages une large part d'analyse ; mais elle est simple, claire, rapide ; elle nous dit le poème, la partition, les procédés. C'est un « guide à travers Wagner et son œuvre » utile à ceux qui se disposent à faire le pèlerinage de la Mecque musicale. Il y a même, comme entrée en matière, ce qui est de valeur très appréciable pour les novices, des détails sur l'itinéraire de Paris à Bayreuth, les curiosités de la route, la manière de vivre dans la cité sainte et autres détails bien faits pour encourager le voyageur, jusqu'à une liste nominative des pèlerins français, lesquels sont légion, ayant assisté aux représentations de Bayreuth, de 1876 à 1896.

 

« On va à Bayreuth comme on veut, dit M. Lavignac, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux. »

 

Je ne sais s'il a mis en ce dernier mot quelque ironie ; cela se pourrait bien, et tout instinctivement, malgré le ton général du livre, écrit, comme une thèse, sous l'invocation des hommes les plus connus pour la ferveur de leur culte wagnérien.

 

En parcourant ce livre, fort bien fait, fort intéressant, je n'y voulais voir autre chose qu'un document artistique recommandable en soi, et malgré tout je ne pouvais m'empêcher de penser avec quelque mélancolie à l'énorme masse de documents de même nature, jusqu'ici entassés en l'honneur du même homme, alors qu'il n'y a plus guères que critique acerbe, moquerie, amertume ou dédain, pour les musiciens de notre France — qu'ils soient d'hier ou d'aujourd'hui.

 

Certes, le génie de Wagner est gigantesque et ce serait sottise que de chercher à le diminuer. Mais l'admiration que beaucoup professent pour lui n'est-elle pas faite de leur impuissance, de leur secrète jalousie pour des compositeurs nationaux longtemps honorés et respectés ?

 

Il y a des jeunes, beaucoup de jeunes et des plus militants, parmi ces enthousiastes et ces détracteurs de parti pris. Ils s'efforcent d'effacer l'histoire ; ils ont de suprêmes rigueurs pour tout ce qui n'est point Wagner, ou ne se formule pas selon sa doctrine ; ils ne s'aperçoivent pas qu'ils préparent ainsi le krach de la musique française, et font la guerre à leurs propres dépens. Quand ils s'essoufflent à faire du Wagner, on prend en pitié leur prétention et si, par quelque retour à la raison, ils s'efforcent de n'en pas faire, on les renvoie à l'école de Bayreuth. C'est très pitoyable. Pendant ce temps, le public, qui est un grand enfant et à la fois un grand maître, s'en va entendre la Dame Blanche, le Domino Noir et Mignon dans la salle où on lui donnera demain le Vaisseau Fantôme, et adorer Faust dans celle où on lui promet les Maîtres Chanteurs, après lui avoir donné Lohengrin, la Walkyrie et Tannhäuser.

 

Et le moment est proche peut-être où las de son snobisme, il retournera définitivement à la simplicité de sa nature, se laissera prendre à ce qui lui plait et donnera aux compositeurs en quête de leur voie une bonne leçon d'éclectisme et de sincérité.

 

Ainsi font les dilettantes d'outre-Rhin ; et c'est à cela que j'en voulais venir, une fois de plus, en commençant cette chronique. Toutes les fois que je consulte des programmes de Vienne et de vingt autres villes de langue allemande, j'y vois la plus admirable variété dans le choix des œuvres, j'y constate la faveur dont y jouissent les partitions françaises, même du genre chez nous le plus démodé.

 

Tout récemment encore, un musicien, trop vite disparu, y était fêté, à l'occasion d'un ouvrage inédit en deux actes, inspiré des contes d'Hoffmann : le Tonnelier de Nuremberg, mis en œuvre par M. Charles Nuitter, conte naïf et charmant, dont, en France, on « blaguerait » la conception et la tenue et qui, là bas, ravit un auditoire sans scepticisme et sans exclusivisme. Ce musicien, c'est Louis Lacombe, l'auteur du Winkelried, joué sur cette même scène de Coblence, après l'avoir été, d'origine, à Genève.

 

Qui se souvient chez nous de Louis Lacombe ? Qui aujourd'hui l'accueillerait vivant, parmi ceux qui parlent déjà de Gounod avec quelque pitié ?

 

Et pourtant ce fut un maître artiste, plus encore, un maître homme. Et dans un petit cercle de fidèles on prononce toujours son nom avec respect et on s'incline devant son œuvre, qui peut porter les traces de l'âge, mais n'en est pas moins digne d'admiration.

 

J'ai raconté naguères, ailleurs, l'épisode que voici :

 

En sa prime jeunesse Louis Lacombe avait été un pianiste célèbre. Catalogué comme tel, on n'admettait pas qu'il pli être, en même temps, un compositeur; et comme pianiste, on le tenait pour mort depuis longtemps, lorsqu'un jour, en 1878, le jury d'un concours institué pour une symphonie trouva son nom sur une partition portant le titre de Sapho.

 

Louis Lacombe ? — Plusieurs jurés demandèrent quel était ce Lacombe.

 

— Eh quoi ! s'écria Saint-Saëns, vous ne connaissez pas Lacombe ? Je vais vous le faire connaître.

 

Alors, se mettant au piano, et réduisant à première vue la partition d'orchestre, il joua et chanta cette Sapho, dont l'effet fut irrésistible et valut à l'ouvrage d'être classé en première ligne.

 

C'est ce triomphateur d'antan que le public de Coblence vient d'honorer ; c'est de lui que les gazettes allemandes, dont je viens de recevoir les extraits, disent :

 

« Si l'opéra Winkelried a eu un succès phénoménal, nous pouvons enregistrer aujourd'hui le même résultat pour Maître Martin. — Nul n'est prophète dans son pays, on l'a de nouveau vu hier ! — Si les directeurs parisiens avaient pu apprécier les perles musicales de cette partition, jamais ils ne lui auraient laissé passer la frontière. Coblence n'a qu'à s'en réjouir. L'action est simple, mais arrangée avec beaucoup d'art. La partition de maître Lacombe peut se placer fièrement à côté des meilleures œuvres de nos plus grands compositeurs..... On ne peut dire nulle part qu'il ait, en sa musique, imité quelqu'un des nôtres, quoi qu'on ne puisse nier qu'il ait de leur tempérament ; mais l'auditeur a ce sentiment "bienfaisant" de se trouver, devant chaque numéro, en présence d'une œuvre de grand génie personnel ».

 

C'est avec joie que j'enregistre cette petite victoire française remportée à l'étranger, par l'un des nôtres. Et ce succès, je n'en doute pas, aura ici son écho. Il y a longtemps que je cherchais l'occasion de reparler aux lecteurs de la Nouvelle Revue d'un compositeur pour le talent et le caractère duquel j'ai, dès notre première rencontre, professé une grande et respectueuse estime.

 

Il ne fut pas seulement, je l'ai dit, un musicien, il fut un penseur et un poète. Comme tous les grands esprits il se gardait bien de se confiner dans l'égoïsme de son art ; il aimait tous les arts et la philosophie le charmait à l'égal de la musique, en laquelle d'ailleurs il se flattait de mettre parfois quelque philosophie.

 

Un beau livre, édité, l'an dernier chez Firshbacher, par les soins pieux de Mme Andrée Lacombe, grâce à la coopération généreuse de quelques amis, perpétuera la noble pensée du maitre disparu, resté ainsi toujours présent à ceux qui l'ont admiré et aimé. Il y a, dans ce livre, de fières et nobles pages, des jugements et des critiques d'un sens très fin, des sentences d'un tour vif et d'une justesse frappante, empreintes, presque toujours, de cette mélancolie, parfois résignée parfois amère, que revêtait volontiers la parole du compositeur de Winkelried.

 

Chez nos voisins, le voilà en passe d'être illustre ; chez nous, il demeurera ignoré de beaucoup ; il mériterait d'avoir une place plus haute.

 

C'est pourquoi j'ai tenu à saluer ici son image et à consacrer à son souvenir une part des loisirs que fait à la critique la laborieuse préparation du Vaisseau fantôme.

 

 

 

01 juin 1897

 

Le pavillon de Richard Wagner flotte pour la seconde fois sur ce Théâtre de la place du Châtelet, qui fut le Théâtre-Lyrique, et qui est actuellement l'Opéra-Comique. La première fois, il y a vingt-huit ans, ce fut à propos de la première représentation de Rienzi ; aujourd'hui c'est en l'honneur du Vaisseau Fantôme, deux œuvres écrites par l'auteur de la Tétralogie, avant sa trentième année, alors qu'il cherchait encore sa voie.

 

Je pense que M. Carvalho, en nous donnant cet ouvrage, n'a pas entendu manifester dans le sens de l'école Wagnérienne, dont tout le sépare : son goût personnel maintes fois affirmé, son éducation artistique, son passé et son œuvre. Il a plutôt voulu nous montrer, avec le Vaisseau Fantôme, un Wagner avant la lettre, alors que, compositeur génial pourtant, il coulait dans le moule ancien un métal qui, s'il n'est pas pur de tout alliage, n'en reste pas moins brillant et sonore.

 

Les intransigeants adeptes de la doctrine Wagnérienne comptent certainement pour peu Rienzi et le Vaisseau Fantôme. Ce ne sont pas même des œuvres de transition. Le public qui les prend, lui, comme elles sont, sans grand souci d'esthétique, les peut aujourd'hui trouver accessibles à sa compréhension ; elles peuvent flatter son goût pour les formules connues, pour les choses qui frappent particulièrement son oreille; mais il est vraisemblable qu'elles l'ennuieront en leur conception générale, particulièrement avec le Vaisseau Fantôme, dont la fable quoique naïve est beaucoup moins claire et surtout beaucoup moins humaine que celle de Rienzi.

 

La légende dont s'est inspiré le compositeur-poète est de celles qui, depuis des siècles, courent le monde sous diverses formes.

 

Elle évoque la figure de l'homme errant, du maudit, que peut racheter l'amour d'une vierge. Elle proclame, comme dans Faust, la victoire de l'éternel féminin.

 

Ici, elle nous montre un aventurier de mer qui, au milieu d'une tempête, a blasphémé et se voit, pour ce blasphème, condamné à errer perpétuellement sur les flots. Tous les sept ans seulement, il lui est donné un jour, durant lequel il peut atterrir et chercher la femme dont l'amour rédempteur le libérera de sa peine.

 

En attendant ce jour, son navire noir aux voiles sanglantes, flotte sans direction dans une atmosphère d'orage, dans une brume funèbre. Un équipage noir le monte, attaché à la destinée du capitaine et subissant, quoique innocent de sa faute, le poids de la même malédiction.

 

Ainsi le navigateur errant arrive, un jour, à l'expiration de l'une des sept années fatales, sur la côte de Norvège. Il y accoste, bord à bord, un navire que commande Daland, un homme du pays, qu'une faible distance sépare du port où sa maison s'élève, où l'attend sa fille Senta. L'homme est naïf et grossier, d'un sens moral très borné, bonhomme à demi-barbare. La rencontre du capitaine mystérieux, dont le vaisseau recèle des coffres pleins des richesses de l'Asie, a pour résultat de le déterminer à destiner la main de sa fille à cet étranger en quête d'une famille, d'un pur amour de femme, et qui le dit en un langage mélancolique et découragé. La foi rentre encore à cet instant dans l’âme du maudit si souvent désenchanté. Il sera reçu dans la maison de Daland comme un fils, il y trouvera la paix définitive, le pardon, le bonheur humain jusqu'ici vainement poursuivis.

 

Cependant, dans la demeure de Daland, sa fille Senta est à son rouet au milieu de ses amies, paisibles et rieuses, chantant comme elle la chanson du lin qui passe de la quenouille à la roue ronronnante. Rêveuse, elle poursuit dans le bleu de l'espace, un idéal qui n'est pas le chasseur Erik, son fiancé. Elle évoque plutôt la figure de ce navigateur errant qu'une image populaire attachée au lambris de sapin lui rappelle incessamment, représentation naïve sans doute, plutôt que portrait réel du « Hollandais » mystérieux, qu'on nous montre au théâtre et qui prosaïse singulièrement la fiction.

 

Et quand elle voit entrer l'inconnu avec son père, tout de suite son âme va à lui et le reconnaît sans l'avoir jamais connu. C'est celui que selon la légende, l'amour et le sacrifice d'une femme doivent sauver de la damnation. Elle sera cette rédemptrice. Et vite consentante à l'engagement de son père, qui en somme, l'a vendue d'avance pour une riche dot, elle met promptement et solennellement sa main dans celle de l'étrange fiancé, et Daland fait aussitôt ordonner les fêtes du mariage.

 

Fêtes franches d'abord, joyeuses et bruyantes comme une kermesse, que le frisson du mystère traverse bientôt. Le vaisseau fantôme, noir, à côté du bateau norvégien illuminé du pont à la pomme des mâts, prépare en son immobilité silencieuse le fantastique dénouement. Aux appels que pousse vers lui la bande joyeuse des amis de Daland et des jeunes filles compagnes de Senta, rien ne répond. Enfin, un chant farouche sort du navire maudit ; les feux du norvégien s'éteignent ; la foule en liesse soudainement s'enfuit. Senta vient alors, seule avec Erick, et ce dernier lui parle un tel langage qu'il va l'affranchir des liens du rêve, la ramener à la saine réalité, lorsque le Hollandais paraît. Déjà, il a perdu sa foi en la résignation de Senta ; il ne veut pas lui imposer le sacrifice d'abord accepté par elle. Il s'en ira donc seul, seul il reprendra sa course éternelle et désespérée à. travers les océans. Il remonte à son bord et le vaisseau fantôme s'éloigne.

 

Mais Senta est à l'instant reprise par l'irrésistible inconnu. Elle gravit les hauts rochers, et de là, tandis que dans la brume passe le vaisseau noir aux voiles sanglantes, les bras tendus vers le fiancé ténébreux, elle se jette dans les flots, qui au même instant engloutissent le navire sombre. Et dans l'irradiation soudaine du ciel tempétueux, Senta et son mystique époux apparaissent aux bras l'un de l'autre, à jamais unis.

 

Une telle action voudrait de larges horizons, des espaces grandement ouverts au mouvement des personnages. A l'Opéra-Comique l'ouvrage paraît un peu étriqué, et ce qui devrait être d'un aspect grandiose et frappant, y semble petit et assez enfantin. Je n'ai jamais vu l'œuvre en Allemagne ; je ne saurais dire si la tradition wagnérienne a été scrupuleusement suivie place du Châtelet, en ce qui touche la mise en scène et les costumes. A ce dernier point de vue, il me semble qu'il eut été heureux de donner à ces aventuriers du nord et à ces gens de mer de la côte norvégienne un aspect un peu plus rude et primitif. Mais cela, après tout, n'importe guère ; il faut surtout se soucier de l'interprétation dramatique et vocale. Richard Wagner en a très précisément déterminé le caractère, dans une note spéciale à l'ouvrage.

 

Après avoir détaillé la physionomie du principal personnage dans ses diverses situations, il ajoute :

 

« Il serait difficile de rendre mal le personnage de Senta. Il suffit d'avertir l'interprète d'un point seulement : on ne doit pas concevoir cet être « rêveur » dans le sens d'une sentimentalité moderne, maladive. Bien au contraire, Senta est une jeune fille, du Nord, tout à fait énergique, et même sous son apparence de sentimentalité, elle est absolument naïve. Ce n'est précisément que sur une jeune fille tout à fait naïve, avec le caractère spécial de la nature du Nord, que des impressions telles que celles de la ballade du Vaisseau fantôme, et du portrait du pâle marin pouvaient produire un attrait aussi miraculeusement puissant, tel que celui qui la pousse à la délivrance du maudit. Cette impulsion se manifeste chez elle comme une puissante folie...

 

Erik non plus ne doit pas paraître un être larmoyant et sentimental ; il est au contraire impétueux, véhément et sombre. Celui qui chanterait la cavatine du troisième acte d'une façon agréable me rendrait un mauvais service, car elle ne doit respirer qu'une douloureuse mélancolie et une profonde tristesse.

 

Je prie encore l'auteur chargé du rôle de Daland de ne pas tourner ce rôle au comique proprement dit, c'est une exacte manifestation de l'existence vulgaire ; c'est un marin qui brave les tempêtes par amour du gain ».

 

Toutes les nuances indiquées par l'auteur n'ont pas été sans doute rigoureusement observées, mais nous sommes à l'Opéra-Comique où tout volontiers s'attendrit, s'arrondit, se fait aimable, et cette observance des pratiques locales n'est pas pour nous empêcher de reconnaître que le Vaisseau fantôme a en MM. Bouvet, Belhomme, Jérôme et Carbonne, en Mmes Marcy et Carré-Delorn des interprètes d'inégale, mais incontestable valeur. M. Bouvet est notamment celui qui a reconstitué avec le plus de relief et serré de plus près les traits du personnage, tel que paraît l'avoir conçu Richard Wagner. Figure fatale, avoisinant celles de Manfred et de Faust, d'Hamlet même, qu'elle nous rappelle un instant au moins, en sa manifestation matérielle, par le costume, la physionomie et l'attitude.

 

Un joli décor d'intérieur norvégien plaît en dépit d'un gigantesque et trop consciencieux portrait du héros de la légende, sous le masque de M. Bouvet ; une image grossière, naïvement enluminée, eût été plus selon l'esprit de cette réalité irréelle.

 

La partie pittoresque est d'un très simple agencement ; elle constitue, je crois l'avoir déjà dit, un milieu un peu limité, manquant d'air et d'espace, atténuant l'illusion nécessaire. Mais qui réalisera les visions du poète entre les quatre murs d'un théâtre ?

 

Voilà maintenant la saison de l'Opéra-Comique terminée ! Elle se couronnera, à ses dernières heures, de deux ouvrages : Jacqueline, de M. G. Pfeiffer et Daphnis et Chloé de M. Büsser, douces victimes, prédestinées à subir les rigueurs solaires de la fin de juin.

 

 

 

15 juin 1897

 

L'Etoile, ballet en deux actes, de MM. Aderer et de Roddaz, musique de M. Wormser, nous ramène fort agréablement au mimodrame chorégraphique d'autrefois. — Nous voilà terriblement loin du ballet symbolique de Messidor — auquel le public n'a pas eu le temps de s'habituer. En attendant la réforme d'un genre, — qui ira peut-être jusqu'à substituer absolument la mécanique à la parole et à nous donner des actions musicales pures, — révolution qui restera longtemps dans le domaine des conceptions idéales, il faut se contenter d'une fable simplement plaisante, aimable et bonne enfant — n'apportant à notre esprit aucun enseignement austère, n'offrant à nos yeux qu'un régal de couleur et de gracieuses évolutions.

 

Telle est l'Etoile dont le cadre est un coin du Paris de 1797, et que peuple un monde kaléidoscopique de badauds du Pont-Neuf, de revendeuses, de bouquetières, de soldats et de belles filles, vêtues de ce joli costume pseudo-antique, d'un si amusant ridicule, bien seyant aux femmes, à la condition d'être jolies et d'une irréprochable plastique.

 

C'est sur la place de l'Ecole, vers le Pont-Neuf que s'engage l'action pittoresque et fort claire de ce ballet populaire et galant. Tandis que des amateurs jouent aux boules sous les arbres et qu'une noce vient s'attabler devant une guinguette, de la boutique de la belle Madame Bréju, la fruitière, sort une jolie fille, sa propre fille, Zénaïde, dont on connaîtra tout de suite l'importance en cette affaire, si je dis qu'elle est personnifiée par Mlle Rosita Mauri, tout bonnement. Zénaïde a un amoureux, Severin, jeune auvergnat au service de Bobèche, dont la baraque est là tout proche. Il y a bientôt beaucoup de monde sur la place. Et parmi tout le monde, l'illustre Vestris, Mme Chamaiseau, et sa fille Léocadie, danseuse de l'Opéra, belle et capricieuse qui fait présentement damner l'amoureux Vestris, son professeur.

 

Une nuée de ballerines sort de la baraque de Bobèche et leurs évolutions qui amusent la foule mettent en goût de danse la gentille Zénaïde ; elle s'essaie à un pas académique sous les yeux de Vestris qui vient lui-même de donner à l'assemblée une leçon exemplaire de gavotte, mais ne parvient qu'à la démonstration de sa gracieuse gaucherie. Une bourrée dansée avec Séverin lui réussit mieux et la montre même tout à fait à son avantage, si bien que Vestris, séduit, entreprend de l'engager au nombre de ses élèves et de l'attacher à l'Opéra. Déjà la belle Léocadie pressent une rivale et son dépit s'accuse fort vif. A ces scènes d'une vive allure, succède le quadrille des mariés très amusant en sa grâce vieillotte et de belle humeur française. Tout cela nous mène jusqu'au moment où Severin requis, au nom de la République, comme conscrit de la levée des jeunes gens ayant atteint dix-huit ans, est violemment séparé de Zénaïde, dont la mère accepte les offres de Vestris.

 

Voilà pour le premier acte, très mouvementé, très polychrome et qui a beaucoup charmé le public. Quand on retrouve Zénaïde, deux ans se sont écoulés. Elle est à l'Opéra, parmi les plus remarquables élèves de Vestris ; le jour même a lieu l'examen des classes de danse. Zénaïde y triomphe. Elle est proclamée étoile et elle brillerait définitivement au ciel de l'Académie de Musique, si Séverin ne revenait à propos de l'armée, galonné de frais et si après quelques passes de dépit amoureux il ne finissait par l'emporter sur la gloire promise, dans le cœur de Zénaïde. Elle renonce à la danse, pour redevenir l'amoureuse de Séverin, qu'elle épousera, laissant triompher sur la scène la belle et jalouse Léocadie.

 

Ajoutez à cette vertueuse fable une série d'épisodes brillants et pimpants, des scènes d'un aimable esprit, et vous obtenez un ouvrage de bonne durée, de réel agrément, d'une séduisante légèreté, fait pour le plaisir de l'abonné, personnage de cerveau peu compliqué, auquel il ne faut proposer ni rébus, ni problème, et qui ayant, en d'autres soirées, l'occasion de s'ennuyer pompeusement, trouve et saisit ici avec empressement celle de se dégager de tout snobisme et même de toute prétentieuse esthétique.

 

M. Wormser, le compositeur de 1'Etoile, ancien pensionnaire de la villa Médicis, a débuté dans la carrière musicale par la cantate obligatoire et solennelle : Oreste. Il y a donné la mesure d'un talent sérieux et pourrait, certes, tout comme une autre faire de la musique ennuyeuse : il n'en a pas encore eu l'occasion — souhaitons qu'elle ne lui soit pas de sitôt donnée. Après Oreste, saisi par la musette légère, il a écrit l'Enfant prodigue, pantomime plusieurs fois centenaire, puis Rivoli ouvrage d'une crânerie amusante en ses airs vainqueurs. Avec l'Etoile le voilà de plus en plus inféodé au vieil art français et je ne serai pas de ceux qui le lui reprochent.

 

Ses tableaux musicaux sont de jolie couleur, de touche amusante, de forme distinguée, encore bien qu'il ne craigne pas d'y mêler quelque turbulence populaire.

 

Le succès de cet ouvrage, en son ensemble, a été très franc et très vif. En dehors des variations dansées par Mlle Mauri, du quadrille rococo des mariés, un très gros succès a été fait aux évolutions des ballerines de Bobèche et aux exercices de la petite classe de l'Opéra, en ce second acte qui, par une heureuse invention, fait assister le public aux petits mystères du monde de la danse.

 

La chorégraphie réglée par M. Hansen est ingénieuse et variée ; en un mot excellente. C'est le meilleur ballet que tienne de lui l'Opéra.

 

Gracieuse, légère et spirituelle apparait Rosita Mauri dans le personnage de Zénaïde Bréju. Hirsch est tout à fait remarquable ; Mlles Invernizzi, Robui et Tord, fort applaudies en des scènes de comédie chorégraphique tout à fait réussies.

 

Décors très pittoresques, costumes très ingénieux et très gracieux, voilà pour compléter le bilan de cette attrayante soirée, que complétait une reprise de Thaïs, où Mlle Berthet, MM. Delmas et Vaguet, ont renouvelé le succès de l'ouvrage de M. J. Massenet et inauguré brillamment une nouvelle suite de ses représentations.

 

Une autre reprise fort intéressante a été, en cette même huitaine, celle des Huguenots, dont les décors viennent enfin d'être refaits. On dira du mal de cet ouvrage ; mais si on peut admettre les critiques que susciteront en notre temps, converti à d'autres formules, quelques badinages musicaux et antidramatiques, qui ne s'inclinera devant les magnificences musicales, la force dramatique et l'intense passion de ce merveilleux quatrième acte, de ce dénouement tragique, devant cette superbe et originale figure du soldat Marcel ! Et quel "jeune" nous donnera un jour l'équivalent de ces beautés accumulées dans l'œuvre du "vieux" Meyerbeer !

 

 

 

01 septembre 1897

 

Je ne compterai pas les soirées lyriques données pendant le mois d'août, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, comme un événement ni même comme une nouveauté. Elles rentrent dans la catégorie des vagues essais du Théâtre-Lyrique qui, depuis tant d'années, viennent périodiquement nous rappeler qu'il nous manque une troisième scène musicale, et ne font pas avancer d'un pas la question ; bien au contraire, car nous n'y avons affaire habituellement qu'à de cruelles redites : le Trouvère, Lucie de Lammermoor, le Voyage en Chine. C'est encore ici le cas.

 

Je n'ai pas été tenté d'aller voir ce qui s'est passé à la Porte-Saint-Martin et, quand paraîtront ces lignes, ce Théâtre sera probablement revenu au drame. La musique n'y aura donc fait qu'une brève apparition ; elle y aura été servie par une compagnie d'artistes, dont un seul, M. Engel nous est très connu, étant l'un des plus vaillants et des meilleurs que l'on puisse citer.

 

Il faut, pour reprendre le courant des choses avant les nouveautés qui nous sont promises, tant à l'Opéra qu'à l'Opéra-Comique : les Maîtres Chanteurs, une Thaïs nouvelle, augmentée d'un acte et d'un ballet, le Spahi, d'après le curieux roman de Pierre Loti, Sapho de M. Massenet, Dalila de M. Paladilhe, rappeler quelques impressions récentes, quelques spectacles au cours desquels s'évoqua et nous ressaisit la Musique dominatrice.

 

En publiant ici de brèves notes sur les représentations au théâtre romain d'Orange, je n'ai rien dit de la musique ; elle y a eu cependant une part très importante, l'orchestre Colonne ayant été chargé d'y pourvoir, sous la direction de son chef.

 

Il a tout d'abord passé le bâton à M. Laurent Léon, directeur de la musique de la Comédie-Française, pour conduire la jolie partition dont il a encadré le prologue : les Fêtes d'Apollon.

 

Une pastorale antique, que traverse et modernise la chanson provençale de Magali, — non celle que Charles Gounod introduisit dans Mireille, — mais celle dont la musique est là-bas populaire, agrémente la première scène. Puis, c'est une marche lente, d'un noble et religieux caractère, accompagnant l'entrée du Lyriste, qui personnifie l'Apollon-Musagète, apporté sur la cathèdre sacerdotale.

 

Un chœur de quatre vers vient à la suite de l'Hymne simplement déclamé par le Lyriste. Puis, c'est un double motif marquant l'entrée des personnages allégoriques de la Gaule et de la Provence, quelques mesures à la fois héroïques et légères pour la Gaule, une farandolée pour la Provence, avec les flûtes et les tambourins.

 

Enfin une très claire fanfare triomphale salue la vision de la France, dont j'ai dit le prodigieux effet, personnifiée par Madame Bartet.

 

Comme il n'y a pas de rideau sur cette énorme scène d'Orange, c'est par la Marseillaise que s'est terminé ce spectacle. Et c'est bien à tort que quelques-uns ont vu dans cette addition un parti pris du compositeur. Sa partition était finie avec cette fanfare glorieuse que j'ai notée.

 

La magistrale partition des Erinnyes, suite symphonique de J. Massenet, accompagnant le drame antique de Leconte de Lisle, est trop universellement connue pour qu'il soit nécessaire d'en énumérer et d'en analyser les pages. Elle a retrouvé devant cet auditoire, comblant les gradins de l'énorme hémicycle, le succès obtenu naguère à l'Odéon et au Châtelet.

 

Les chœurs d'Antigone, écrits par Camille Saint-Saëns pour la tragédie d'Auguste Vacquerie et Paul Meurice, sont de composition bien plus récente, moins connus par conséquent que la musique des Erinnyes. C'est une œuvre forte, d'une beauté pure et noble, d'un style dont le savant archaïsme n'affaiblit pas l'effet puissamment dramatique. Le chœur est ici personnage agissant, synthèse des sentiments de la foule, témoin et juge, parfois passionné, des crimes, de la douleur et du repentir des personnages de ces scènes pleines de sang, de larmes et d'horreur. Camille Saint-Saëns le fait s'exprimer avec une justesse d'accent et une force dont j'ai été très particulièrement frappé, dans ce milieu extraordinaire, sous cette lumière de rêve dont s'enveloppaient à Orange, les êtres et les choses. J'en ai parlé quand on a joué l'ouvrage à Paris : je ne soupçonnais pas alors quelle intensité d'impression en pouvait résulter dans ces conditions particulières.

 

On a beaucoup argumenté, à propos de ces représentations d'août ; on a, encore une fois, blâmé ou loué à l'excès l'intervention de la musique en ces œuvres dramatiques et tragiques qui, théoriquement, n'en ont pas besoin. Quelques zélés ont été jusqu'à dire, — et il y a eu à ce propos beaucoup d'encre répandue — que les Erinnyes données sans la partition intégrale, sans orchestre au grand complet, comme il en fut un instant question, perdaient la majeure partie de leur valeur — gracieuse pour J. Massenet et, à juste titre, cette opinion réduisait le poète Leconte de Lisle au rang d'utilité, — sans que ceux qui la professaient eussent peut-être, conscience de leur irrévérence.

 

De même, pour les chœurs d'Antigone, et dans un sens tout opposé, on a pu trouver que le chant choral, entrecoupant la déclamation tragique, pouvait nuire à la noble harmonie de l'ensemble.

 

Je crois qu'en pareille occurrence, il faut se défier des théories, se contenter de voir l'effet ; ici, logique ou non, il m'est apparu considérable. — Ajoutons qu'il y faut la supérieure maîtrise d'un compositeur, qui met en relief toutes les paroles, ne les noie pas égoïstement de détails musicaux, et semble créer à ce personnage collectif, que constitue le chœur, un langage personnel s'associant, s'enchaînant, d'une liaison naturelle, à la courante déclamation tragique.

 

A Pézenas, à l'occasion de l'inauguration du monument de Molière, le compositeur d'Antigone a revêtu d'une belle parure musicale, un chœur emprunté à Psyché.

 

En remontant jusqu'au 25 juillet, je retrouve dans mes notes des détails sur un de ces spectacles dont j'ai dit que l'idée musicale y était dominatrice.

 

Spectacle populaire, spectacle de la rue, des carrefours et des places d'une petite et très curieuse ville de la Flandre occidentale, auquel pourrait convenir un large et solennel cadre musical, avec des épisodes symphoniques, marquant, commentant les actions d'un cortège qui évoque aux yeux de la foule croyante, toutes les sombres, sanglantes et touchantes péripéties de la Vie et de la Passion du Christ.

 

De la musique, il y en a pourtant : musique liturgique, musique de cantiques anciens, s'harmonisant avec les costumes bizarres, curieux, parfois d'une barbarie naïve, dont s'accompagnent la marche des groupes allégoriques et les noires théories des pénitents.

 

Je veux parler de cette célèbre procession de la Pénitence qui se mène à Furnes, chaque année, le dernier dimanche de juillet. — Le voyage est de ceux qu'il faut conseiller aux curieux de pittoresques traditions comme un des plus intéressants dérivatifs à la brûlante vie parisienne. — Voyage rapide, agréable sur cette excellente ligne du Nord, qui détient certainement le record de la vitesse, les express y dévorant, je crois, aujourd'hui, de 85 à 90 kilomètres à l'heure — à travers les beaux paysages verts de l'Artois et de la Flandre Française, le long des plages douces déjà peuplées d'une multitude avide de brises fraîches, d'ébats dans la mer changeante et d'étincelants couchers de soleil.

 

Furnes est à quatre pas de la frontière, après Dunkerque — on y est dans le voisinage de la mer, en un pays calme et doux. — La ville, toute petite, peuplée de six mille habitants, avec ses monuments curieux, d'un rare intérêt, ses maisons ciselées, dentelées, se groupant à l'ombre de l'antique église de Sainte-Walburge, bâtie au temps de Baudouin Bras-de-Fer, ce qui la fait remonter au IXe siècle, est, en ce dimanche de Juillet, animée d'une joie et d'un mouvement de Kermesse.

 

Les boutiques et les baraques foraines emplissent la place, la foule roule ses flots bariolés par les rues toutes pavoisées de bannières écusson, bannières de fantaisie, bannières de quartiers et des corporations ; des musiques font rage ; il y a partout un bourdonnement de ruche. J'aurais mieux aimé voir Furnes, dans sa quiétude habituelle, dans son calme recueilli de ville ancienne, comme j'ai naguère vu Bruges et Ypres, au matin, endormies dans leur séculaire silence, les rues traversées de loin en loin par quelque passant hâtif, par quelque dentelière en coiffe blanche, en robe noire, trottant, légère, sur le pavé caillouteux, donnant, pour une minute, l'idée de quelque cité du Moyen Âge, où la vie s'écoule, muette et close.

 

Mais la procession de la Pénitence a jeté tout Furnes hors de ses vieilles maisons ; de France et des autres parties de la Belgique une foule est accourue. La gracieuse hospitalité de M. de Haëne, bourgmestre, nous prépare une des plus intéressantes journées qui se puissent imaginer. Tout d'abord, il veut bien nous conduire lui-même en ce vieil Hôtel-de-ville où se mêlent aux souvenirs des antiques gloires flamandes, ceux de l'occupation espagnole, ceux aussi de l'occupation française, après Jemmapes. Dans les chiffres sculptés sur la pierre, dans les tableaux, dans les portraits fixés aux murailles, ces souvenirs revivent, s'entremêlent, et la large paix du siècle s'étend maintenant sur toutes ces choses.

 

Les carillons chantent midi. C'est l'ouverture polyphonique annonçant, après le déjeuner seigneurialement servi, la prochaine venue du cortège. Il va passer tout justement sous les fenêtres de M. le Bourgmestre et, du frais jardin de sa maison, il n'y a qu'un pas à faire pour le bien voir. C'est vers l'an 1100 que fut fondée cette procession. Le comte Robert de Jérusalem, selon la légende, assailli par une violente tempête en revenant de la Croisade, fit vœu d'offrir à la première église dont il verrait le clocher, un morceau de la vraie croix qu'il rapportait pieusement. Et la mer soudain fut calmée et l'on vit se dresser au loin la tour de Sainte-Walburge, la vieille église de Baudouin Bras-de-Fer. La relique du calvaire fut ainsi confiée à Furnes ; une confrérie fut fondée et instituée, la procession que nous allons voir, bien modifiée en son caractère depuis sa création, devenue la procession de la dévotion, où parmi les groupes représentant les mystères de la vie du Christ, passent voilés de cagoules noires, et pour la plupart les pieds nus, les fidèles qui veulent donner l'exemple de la pénitence publique.

 

Curieuse suite qui se développe là bientôt, comme une fantasmagorique vision eu plein soleil, au son des instruments primitifs, des cloches, des voix et des musiques prochaines.

 

Voici d'abord l'étendard rouge de la confrérie, escorté de gens, en bonnets jaunes, en chausses écarlates, en justaucorps zébrés, sonnant de longues trompettes de cuivre. A la suite, Abraham va pieds nus, avec Isaac destiné au sacrifice ; le serpent d'Aaron se dresse dans l'air, un ange marche tenant entre ses mains une tête de mort, le roi David fléchit dans l'humble attitude de la pénitence, la crèche paraît entourée de petits angelots blonds, sur un char tiré par des pénitents en cagoules ; ce sont maintenant les Rois mages, la Fuite en Egypte, la Cour du terrible Hérode, les Docteurs de la loi avec leurs tiares cornues, et Marie-Magdeleine échevelée, et un beau Christ monté sur son ânesse, entrant à Jérusalem parmi les palmes, glorieusement vêtu de rouge et de violet. Viennent Pilate et ses assesseurs, en simarres violette, rouge, blanche, avec des toques cramoisies à bande d'or. Et sous les toges, un peu courtes, on voit passer le bas du pantalon des personnages, qui met une note de réalité dans ce défilé de fiction. Le Christ prie au Jardin des Oliviers. Au chant du coq, Pierre renie son maître. On flagelle Jésus, à la grande déploration des pénitentes qui prient et psalmodient, voilées de noir, les pieds meurtris par le pavé rude. Devant la porte de M. le Bourgmestre, le Christ tombe sous le poids de la lourde croix. Les soldats, romains de son escorte le menacent furieusement de leurs lances. Il se relève et passe. Et durant deux heures, le cortège ainsi s'allonge, les épisodes se déroulent, tantôt en des groupes plastiques, promenés par des porteurs, tantôt représentés par, des acteurs réels, gens du peuple, artisans, confrères de la Pénitence. Cela finit par défier la description et l'analyse. Entre chaque groupe d'ailleurs, des anges annonciateurs, déclamant sur un thème donné, fournissent le sujet des tableaux. De longues banderoles explicatives en langue flamande sont portées en avant de chaque groupe. Mais ce qu'il y a de plus caractéristique en cette curieuse scène où la naïveté touchante du Moyen Âge s'allie aux funèbres et noires inventions, dérivant manifestement de la farouche dévotion espagnole, c'est la foule des pénitents et des pénitentes suivant le clergé, foule noire, voilée, de gens qui portent de lourdes croix de bois, courbés sous le poids, traînant lentement leurs pieds dans la poussière des rues, le visage enfoui sous les cagoules, pénitents agissant non pour les spectateurs, mais pour eux-mêmes, marchant dans la prière et dans l'affliction. C'est tout particulièrement saisissant. Et il est permis de croire, comme dit le programme, « qu'il se trouve là-dedans de très notables personnes ».

 

 

 

01 décembre 1897

 

Si ce n'était les renvoyer bien loin, je demanderais à nos lecteurs de se reporter à ce que j'ai dit assez longuement, dans la Nouvelle Revue, des Maîtres Chanteurs, alors qu'ils furent donnés à Bruxelles, en avril 1885.

 

Je dois parler aujourd'hui très brièvement de cet ouvrage, qui continue à l'Académie nationale de musique la série des œuvres de Richard Wagner, et y a été accueilli avec une grande faveur.

 

C'est un « opéra » dans la vieille acception du terme ; la poétique en est donc toute différente de celle qui a présidé à la conception des grandes œuvres lyriques du compositeur allemand. La fable en est simple et naïve, empreinte de l'antique bonhomie germanique, l'esprit y est sans légèreté, mais non sans grâce, et l'aspect général en est attrayant parfois par la beauté du spectacle autant que par une recherche heureuse des traits de la vie réelle.

 

Le symbolisme de l'action réside dans le triomphe de l'art génial, personnifié par le poète chevalier Walther de Stolzing sur la scolastique routinière qui s'incarne en la personne du grotesque Beckmesser, maître chanteur.

 

Toutes les scènes accessoires sont de la plus pure convention théâtrale ; il faut bien qu'elles soient de Wagner, — et par conséquent sacrées, — pour trouver grâce devant l'opinion courante, actuellement favorable jusqu'à l'idolâtrie, quand il s'agit de ce qui émane du maître auteur de la Tétralogie.

 

Si je fais bon marché des Maîtres Chanteurs, en tant qu'invention dramatique, je les admire fort au point de vue musical. — Ils sont d'un charme pénétrant et d'une incontestable grandeur.

 

Oserai-je dire que leur audition m'apporte la même impression que toutes les autres œuvres du cycle wagnérien : une séduction profonde tempérée par un invincible ennui. — C'est beau, c'est lumineux, c'est sublime ; c'est trop longuement beau, lumineux et sublime ! — Partant, ce n'est pas fait absolument pour les latins que nous sommes. — Ce que j'écris ici, irrespectueusement, beaucoup le disent tout bas. — Je pense que si Wagner eût vécu assez pour voir son œuvre à l'Opéra, il n'eût pas manqué d'en faire une version ad usum francorum ; il nous eût alors donné un plaisir absolument pur et complet, et personne n'aurait trouvé à redire à cette réduction qu'aujourd'hui nul ne saurait honnêtement se permettre.

 

Les interprètes, m'assure-t-on, témoignant d'un absolu respect pour l'intégrité de l'œuvre, ont été les premiers à réclamer contre toute coupure. Faut-il voir dans ce noble puritanisme l'intérêt même de l'ouvrage, ou l'égoïsme de l'artiste désireux d'occuper le public de sa propre personnalité le plus longuement possible, sans souci de l'équilibre général ? C'est ce qu'il importe peu de rechercher.

 

Il faut prendre les Maîtres Chanteurs comme ils nous viennent et examiner simplement la façon dont ils nous ont été présentés. L'Opéra, j'ai plaisir à le dire, n'a jamais fait mieux, même quand il s'est agi d'œuvres telles que Lohengrin, la Walkyrie, et Tannhäuser. Ici, il est vrai, le sujet prêtait remarquablement au pittoresque, à la variété des tableaux. A ce point de vue, le dernier acte, avec le défilé des corporations et la pompeuse scène du couronnement, est une merveille d'ordonnance, de mouvement et de couleur.

 

On avait eu quelques doutes, touchant la façon dont seraient vaincues certaines difficultés de mise en scène, considérées comme invincibles dans un théâtre tel que l'Opéra, — notamment le fameux final du second acte, où l'on voit grouiller toute une foule : choristes et artistes. — Une volonté tenace a fait qu'a l'Opéra les chœurs ordinairement impassibles ont fini par s'émouvoir et participer à cette représentation de la vie de la rue.

 

On a constaté avec plaisir cet immense progrès, dû certainement à l'énergique activité d'un metteur en scène tel que M. Gailhard et dont les ouvrages futurs ne manqueront pas de bénéficier.

 

Mieux que la mise en scène, mieux que les décors admirables, mieux que les costumes d'un archaïsme et d'un goût parfait, il faut encore signaler, en son ensemble et en ses détails, la valeur de l'interprétation.

 

M. Delmas, dans le rôle du poète-cordonnier Hans Sachs, M. Alvarez, dans celui de Walther, M. Renaud, dans celui de Beckmesser, ont été particulièrement fêtés par le public dont les applaudissements ont salué, tour à tour, à côté d'eux, M. Vaguet, M. Gresse et M. Bartet. Les deux rôles de femmes sont supérieurement tenus aussi par Mlle L. Bréval et Mlle Grandjean. J'ai dit plus haut que les chœurs avaient été remarquables par leur activité ; ils l'ont été également pour l'excellence de l'exécution musicale. L'orchestre, toujours magistralement conduit par M. Taffanel, a fait ressortir toute la finesse, tout le charme, toute la grandeur instrumentale de l'œuvre.

 

La version française des Maîtres Chanteurs est de M. Alfred Ernst, et faite avec un soin très particulier de la littéralité.

 

 

 

15 décembre 1897

 

Voilà un ouvrage bien français, de construction légère et solide, plein de passion, de charme et de grâce, dont l'auteur a dit très sobrement, mais avec beaucoup d'intensité ce qu'il avait à dire.

 

S'exprimer avec la justesse et le tact dont M. Massenet a témoigné en cette Sapho, dont j'ai à parler aujourd'hui, n'est point le fait d'un compositeur vulgaire ; il y faut cette maîtrise et ce sens critique, assez rares, malgré le grand nombre de ceux qui se mêlent de faire du théâtre musical et, indulgents pour eux-mêmes, jugent avec rigueur parfois ce qui vient de leurs aînés ou de leurs maîtres.

 

On ne manquera pas de reprocher à M. Massenet, — qui est la musique même, — de n'avoir pas mis assez de musique dans sa partition ; très paradoxal, ce reproche ne sera pas pour le toucher, car il sait bien ce qu'il fait, et finalement le public lui donne raison. — Sapho est donc un de ces ouvrages appelés à une fortune brillante, comme Manon, Werther et Thaïs, dont la force vitale a triomphé de toutes les difficultés, de toutes les querelles de la première heure.

 

L'accueil le plus chaleureux, je dirais volontiers le plus triomphal, lui a été fait : toutes les opinions individuelles se sont fondues en une opinion collective, d'où il ressort que l'Opéra-Comique compte à son répertoire, un délicieux ouvrage de plus.

 

La psychologie de Sapho est assez appréciable ; elle a de quoi suffire du moins à ceux qui, en cette matière, n'ont point d'exigences trop hautes ; la plaisanterie y est sans vulgarité, la charge même s'y accuse avec une discrétion de bon goût ; les caractères des personnages qui entourent Sapho, fille d'amour, de libre fantaisie, de réelle humanité, sont tracés musicalement avec netteté et variété. MM. Cain et Bernède ont fourni à M. Massenet un livret simple et clair, marquant, — il le fallait bien, — les étapes de l'action vers son dénouement, par les incidents topiques du genre.

 

Leur effort dans le sens de la réalité de la vie y apparaît assez, toutefois, pour qu'on ne leur reproche pas d'avoir abusé de la rhétorique ancienne. — Pour M. Massenet, il a cherché l'expression juste ; il à rencontré l'émotion, qui ne se commande pas, qui dérive de la sensibilité même de l'homme ; car, en matière d'art, d'art musical surtout, on ne fait pas de l'émotion comme on peut faire de la grâce, de la poésie, du pittoresque, et même, à la rigueur, de l'esprit. — Et c'est par là, toujours, que se vérifie la justesse du précepte antique : Si tu veux que je pleure, pleure d'abord ! M. Massenet a donc certainement pleuré en écrivant ce rôle de Sapho ; et c'est pourquoi il a fait verser bien des larmes, ce qui est la forme la plus démonstrative de l'opinion de l'être humain, comme l'est le franc rire dans le domaine comique. — L'écriture du compositeur est ici très fluide, très nettement formulée, non sans l'emprunt de quelques ornements au style ancien. — Des ensembles viennent ainsi, ça et là, ponctuer l'effet de la phrase. — Ce compromis entre le langage d'autrefois et d'aujourd'hui est fait avec une mesure parfaite, qui ne laisse prise à aucun reproche de rétrogression.

 

Je n'ai pas besoin de dire que Sapho a été l'objet de tous les soins de M. Carvalho qui, d'ailleurs, en dehors de ce qui tient au décor et au costume, lui a assuré une interprétation supérieure en en chargeant, à côté de Mlle Calvé, des artistes tels que Mlle Wyns, Mlle Guiraudon, MM. Leprestre, Nohel, Jacquet.

 

Mlle Wyns s'est fait particulièrement remarquer ; ce n'est pas la première fois que je constate la valeur de cette jeune cantatrice, son intelligence de la scène, son tempérament dramatique et par conséquent que nous tenons d'elle les plus sérieuses promesses d'avenir. De même Mlle Guiraudon, dont j'ai noté tout récemment les précieuses qualités dans l'originale figure de la petite Fatou, du Spahi. — Avec M. Leprestre, qui a la jeunesse, l'ardeur et la spontanéité convenant bien au personnage de Jean Gaussin, les autres artistes précédemment nommés, ont complété ce bel ensemble, que domine, en pleine clarté, la figure de Sapho, c'est à dire de Mlle Emma Calvé.

 

Douze ans environ nous séparent de l'époque où nous la vîmes, pour la première fois, à Paris, dans l'Aben-Hamet de M. Théodore Dubois, dans le Chevalier Jean de M. de Joncières, touchante et douce, presque timide, apte seulement, semblait-il, à la personnification des héroïnes passives, des victimes dolentes et résignées. — Quel changement merveilleux depuis ce temps ! Elle nous est revenue le sang comme brûlé par le soleil d'Espagne, le geste énergique, le regard farouche, sans rien abandonner pourtant de cette morbidesse, de cette langueur savante dont sait se revêtir toute sa personne — quand le jeu dramatique le lui commande.

 

Ici, semblent se mêler en elle, trois physionomies dont elle a reçu plus profondément l'empreinte : Carmen, Santuzza et la Navarraise. — Beaucoup de ses gestes, de ses attitudes, de ses regards, et cela bien naturellement, appartiennent à l'une ou à l'autre de ces figures par elle si souvent et si puissamment incarnées. — Il y a là comme une domination de l'habitude, et de ces trois filles du soleil, Sapho la parisienne porte comme l'indélébile stigmate.

 

En somme, une grande artiste, cantatrice de premier ordre, très réellement originale en son essence personnelle — éprise de manifestations curieuses, détestant la banalité de l'expression, admirable dans l'excès même de sa mimique, de sa passion soulignant tous les mots, accusant avec le plus haut relief tous les sentiments du personnage.

 

Je n'ai rien dit du sujet ; mais tout le monde n'a-t-il pas lu Sapho, le plus vivant des romans de M. Alphonse Daudet, qui, d'ailleurs, avant d'inspirer cet ouvrage lyrique, avait été sous forme de comédie porté au théâtre par son auteur même et joué merveilleusement par Mme Réjane ?

 

Il y a de jolis décors dans Sapho. — Il ne faut faire au décorateur qu'un léger reproche, à propos de sa jolie toile représentant les bords du Rhône, au pied de Villeneuve-lès-Avignon. — Le Rhône n'est pas bleu ; il est gris argenté. — Mais le décorateur ici a de quoi se défendre, s'étant appuyé sur le texte des auteurs.

 

 

 

15 janvier 1898

 

Un homme vient de disparaître, qui a tenu entre ses mains, durant près d'un demi-siècle, les destinées de notre musique dramatique. Léon Carvalho, directeur de l'Opéra-Comique, frappé en pleine action dans les derniers jours de décembre, fut, en effet, l'aide, le conseiller, parfois l'inspirateur de la plupart des compositeurs, dont le nom et les œuvres sont aujourd'hui classés dans l'histoire de l'art français. Réel fondateur du premier Théâtre-Lyrique, car jusqu'à lui, il n'avait été fait que de vains efforts pour constituer ce théâtre, il en ouvrit les portes à Gounod, il y représenta le glorieux Faust, dédaigné alors de l'Opéra, et qui devait marquer le commencement d'une longue et brillante série. Il y fit entrer les chefs-d’œuvre de la musique ancienne, il y encouragea les élans de la musique contemporaine, il y contribua à la renommée d'une pléiade d'artistes devenus illustres ; il occupera, rien que pour ce commencement de sa vie merveilleusement mouvementée, une place considérable dans les annales du théâtre.

 

En la seconde période de son existence, il prit la direction de l'Opéra-Comique ; il fit, à cette place, ce qu'il avait fait autrefois. Attaché, c'est incontestable, aux traditions dont s'était nourrie sa jeunesse, il ne s'en montra pas moins accueillant à ceux qui s'orientaient vers des formules nouvelles. Il mettait en tout une généreuse ardeur ; il se consacrait avec une égale activité au soin des œuvres dont il avait épousé la cause. A la vérité, il aimait son art pour lui-même ; il l'aimait presque égoïstement, curieux de toutes ses manifestations, soucieux avant tout de la perfection finale, jetant au public l'œuvre toute chaude et palpitante de la vie particulière qu'il lui avait soufflée, et dès le lendemain s'attaquant à une création nouvelle.

 

La production de la veille ne lui appartenait plus : elle était abandonnée au tourbillon du monde ; sa fortune, en quelque sorte, ne l'intéressait plus ; elle devait se débattre elle-même et de toutes ses propres forces contre la fortune contraire. L'œuvre du jour prenait toute sa pensée et occupait toutes ses heures. Il a vécu ainsi en pleine bataille et aussi en pleine joie, et s'il a connu les soucis, les contrariétés de toute espèce, les revers même, il n'a jamais dû connaître l'ennui. Aussi a-t-il gardé jusqu'au dernier moment cette flamme, cette vigueur de corps, cette légèreté d'esprit, qui donnaient, à sa vue, la joyeuse illusion d'une jeunesse inaltérable.

 

On avait parfois pour lui des paroles vives et amères, on s'insurgeait contre ses décisions jugées arbitraires, on se promettait de l'attaquer, de le combattre ; on ne pouvait s'empêcher de l'aimer : il avait le don de la bonne grâce et la séduction de l'esprit et des plus acharnés de ses adversaires, il se faisait, comme sans effort, des partisans convaincus.

 

C'était, comme l'a fort justement dit un de ses fidèles, un gentilhomme d'art. — Il s'en va, laissant vide une place, qui apparaît énorme maintenant qu'il ne la remplit plus. — A l'heure où paraîtront ces lignes, un autre aura été appelé sans doute au périlleux honneur de l'y remplacer. L'heure pourtant est favorable pour cette succession : un théâtre tout neuf va sortir des cendres de ce qui fut le vieil Opéra-Comique et l'Exposition prochaine doit faire couler à travers Paris un fleuve d'hommes. Que le directeur de demain soit un homme actif et un esprit indépendant ! Ces deux qualités, dominantes chez Carvalho, sont indispensables à la fortune et à l'éclat de notre deuxième scène musicale, de celle où peuvent être largement honorés les maîtres anciens et libéralement accueillis les musiciens de la génération présente.

 

Deux petits ouvrages ont vu le jour à l'Opéra-Comique durant le mois de décembre. L'un est de M. Henri Büsser, poème inspiré de la pastorale de Longus Daphnis et Chloé, délicatement mise en action par M. Charles Raffalli et rimée avec beaucoup de légèreté et de grâce. M. Henri Büsser est un jeune musicien qui comptera certainement parmi les meilleurs. Il est actuellement parmi les plus actifs, les plus ingénieux et les plus soucieux de la pureté de sa forme. Très directement inspiré de Gounod, il apporte cependant une note toute personnelle dans la formule de son instrumentation. Cette idylle musicale, agréablement personnifiée par Mlles Guiraudon et Tiphaine, MM. Badiali et Dumoutier, est une jolie carte de visite au public, que M. Henri Büsser ne manquera pas d'aborder bientôt, avec une partition plus étendue et un sujet moins sommaire.

 

Le second de ces ouvrages est l'Amour à la Bastille, un acte de M. Augé de Lassus, mis en musique par M. Hirchmann et que les juges du concours Crescent ont distingué. Ce concours, dont on a parfois discuté les résultats, nous donne, en ce petit acte, un assez joli type de l'ancien opéra-comique et doit, à ce titre, réjouir les purs serviteurs, de plus en plus rares, de ce vieux genre classé comme national. Le sujet procède, ce me semble, d'une ancienne pièce, dont on a rajeuni la forme. La musique est leste, spirituelle, distinguée. Elle est au surplus, exquisement chantée par le ténor Clément et Mlle Laisné. M. Bernaërt leur a excellemment donné la réplique.

 

Je devais avoir à parler, à cette place, de la reprise de l'Attaque du Moulin, dont le compositeur, M. Alfred Bruneau doit à M. Carvalho son début à l'Opéra-Comique, avec le Rêve, début heureusement continué avec ce second ouvrage, qu'il va falloir attendre maintenant durant quelques jours, peut-être durant quelques semaines.

 

Entre temps, je me suis intéressé, en fort nombreuse et distinguée compagnie, à une idylle mimée « Au bord du Chemin » curieuse manifestation d'art, dont le livret et la musique sont dus à M. William Marie, compositeur d'un sens très gracieux et très fin.

 

Cet ouvrage avait pour interprète Mlles Santes, de l'Opéra, qui l'ont mimé et dansé avec une grâce parfaite. Le succès en a été très vif.

 

 

 

15 mai 1898

 

On reproche quelquefois à M. Massenet ce souci de la perfection graduelle de ses œuvres, qui le fait les reprendre, les retoucher, les remanier, pour en obtenir l'épreuve définitive la plus conforme à sa personnelle esthétique. Il ne fait en cela que suivre l'exemple des véritables hommes de théâtre, à qui le contact avec le public fait sentir les points faibles ou douteux de leur conception et dont les efforts tendent à la mettre au point, où il convient qu'elle soit pour réussir auprès de ce public, pour la satisfaction duquel, en somme, elle s'est produite au jour. Opération toujours délicate, parfois dangereuse, mais tout à l'honneur de la conscience de celui qui se l'impose. Volontiers, on lui reproche ces retouches, cette recherche du mieux qui semble fâcheuse, prétentieuse et vaine. Puis, le temps passe ; l'œuvre, si elle a de la vitalité, demeure et on finit par ne plus se souvenir des tâtonnements dont elle a été l'objet, pour la prendre telle que l'auteur a voulu qu'elle fût.

 

Ainsi a fait M. Massenet pour Thaïs, ainsi firent, en diverses circonstances, les maîtres qui l'ont précédé et, de notre temps, Gounod, Reyer et Saint-Saëns pour ne citer que trois de nos contemporains.

 

Thaïs, partition charmante, d'une intensité de vie et de couleur très particulière, se placera certainement en première ligne dans le répertoire de M. Massenet. Certes, elle ne correspond point à une certaine formule d'art, qu'il ne faut point confondre avec l'art du théâtre ; telle qu'elle est pourtant, elle ravit ceux qui sont épris de grâce, de jeunesse, de tendresse voluptueuse, et c'est là tout ce qu'il faut.

 

Quand elle parut, pour la première fois, sur la scène de l'Opéra, en 1894, elle y sembla un peu alourdie par un ballet qui ne venait point à propos. Sans hésitation, le compositeur l'allégea de cette surcharge, se réservant de remettre la main à l'œuvre, quand elle aurait subi la contre-épreuve du théâtre de la province et de l'étranger Thaïs en sortit à son avantage. C'est alors que M. Massenet songea à lui donner les proportions harmonieuses que, depuis longtemps, il rêvait pour elle. A la vérité, la première version de cet opéra avait négligé l'un des plus attachants épisodes du livre délicieux d'Anatole France, le voyage dans le désert Lybique du farouche moine d'Antinoë et de la repentante Thaïs. L'évolution des sentiments d'Athanaël, le convertisseur, immoralement vaincu par sa morale conquête, n'était pas assez ménagée. L'addition de l'acte de l'Oasis est venue heureusement compléter l'ordonnance du poème.

 

Et il s'est trouvé que cette addition est maintenant l'un des points les plus lumineux de l'ouvrage. Comme il fallait s'y attendre quelques-uns n'ont point manqué de prétendre que le besoin de ce nouvel épisode ne se faisait aucunement sentir, et que l'auteur avait eu tort de l'introduire dans sa partition. — Le public, d'autre part, a trouvé qu'il avait raison. — Il en est toujours à peu près ainsi avec M. Massenet, artiste supérieur, esprit subtil, sachant bien ce qu'il fait, producteur infatigable, qui « fatigue la critique » comme le disait un jour âprement un musicographe nerveux, que la critique malmène, mais que le public finalement absout et adore — parce qu'il est un charmeur et qu'on subit son charme sans y voir malice, et sans éplucher les éléments dont il se constitue.

 

Ce nouvel acte de l' « Oasis » a donc fort réussi à l'Opéra, où la reprise de Thaïs a eu lieu, le 13 avril. Il a pour cadre un merveilleux décor, un palmarium plein de fraîcheur, abritant un puits rustique, et découpant la dentelle de ses verdures sur les sables incendiés de soleil, tandis que blanchissent à peu de distance les cellules du monastère, retraite future de la pénitente. Thaïs vient là, brisée de fatigue, accablée du poids du jour, Athanaël lui est rude encore ; mais elle tombe défaillante, il voit ses pieds ensanglantés et la pitié tout à coup entre dans son âme, y jetant une semence d'amour. C'est alors un duo tendre, plein d'émotion douce et de passion grandissante, dans le mouvement harmonieux et simple d'une action d'allure toute biblique. M. Massenet, qui a quelquefois cherché le chemin de l'émotion par des moyens adroitement combinés et compliqués, l'a ici trouvé rien qu'à suivre la pente naturelle de son esprit, enclin aux impressions tendres et délicates. Il a été tout à fait « lui-même » dans cette page d'une rare fraîcheur ; on sent qu'il l'a écrite absolument pour lui, dégagé de tout souci de l'effet à produire. Elle restera parmi les plus belles et les plus touchantes de son œuvre.

 

De même, il a été tout à fait personnel en ce ballet qui est venu, à l'acte précédent, apporter à Thaïs un nouvel élément de pittoresque et de gaieté.

 

L'interprétation de Thaïs avec Delmas, Vaguet et Mademoiselle Berthet est excellente, et le public a fait équitablement la part due à ces trois artistes dans ses applaudissements et ses rappels.

 

Mademoiselle Zambelli a obtenu dans le ballet un très brillant succès et Mademoiselle Mendès a surpris et charmé dans son rôle de danseuse-vocaliste, une des curiosités et des attraits de cette reprise.

 

Mesdemoiselles Beauvais et Agussol ont, cette fois, une part plus grande dans l'action, où leur voix s'unissent à celle de M. Vaguet dans le gracieux épisode de la Charmeuse. M. Delpouget a conservé le très modeste rôle de Palémon. M. Fourcade est nouveau dans celui du serviteur de Nicias.

 

M. Brun, le violoniste, a, dans l'intermède symphonique de la « Méditation religieuse » obtenu un succès considérable.

 

Confiante dans la fortune de l'œuvre de M. Massenet, la direction de l'Opéra a donné à cette reprise un soin et un éclat tout particuliers.

 

***

 

Une fort brillante fête a été donnée, le dimanche suivant, à l'amphithéâtre de la Sorbonne, grâce à l'ingénieuse activité et sous l'artistique et généreux patronage de Mme Juliette Adam, dont on sait tout le dévouement aux nobles causes et toute l'ardente sympathie pour les grandes idées.

 

Cette fête avait lieu à l'occasion de la célébration du quatrième centenaire de la découverte de la route des Indes par l'illustre amiral portugais Vasco da Gama.

 

Le produit en a été consacré à l'une des œuvres de bienfaisance de la reine de Portugal, une française, à qui Mme Adam est allée porter elle-même ce tribut de la fraternité parisienne.

 

Parmi des vers dits par Madame Sarah Bernhardt, M. Mounet-Sully, M. Paul Mounet, Mademoiselle M. Brandès et autres artistes de talent tous heureux de s'associer à l'hommage rendu à la mémoire du grand Navigateur, on a exécuté sur des paroles très lyriques de Madame Simone Arnault, une cantate de M. Bourgault-Ducoudray. Il en conduisait l'exécution, Mademoiselle Blanc était la remarquable interprète de cette magistrale composition, qui a été longuement applaudie.

 

***

 

J'aurais voulu parler plus tôt à ceux de mes lecteurs qui s'intéressent non seulement au théâtre musical, mais encore à l'histoire de la musique, d'un ouvrage que notre laborieux et infatigable confrère Albert Soubies vient d'ajouter à sa collection déjà si riche de monographies et de documents spéciaux.

 

Et voici que déjà il m'en arrive un autre de sa main.

 

Le premier, comme il le fait justement remarquer en sa préface, comble une lacune de l'histoire de l'art. C'est une monographie de la musique du « Portugal » début d'une sorte de voyage à travers l'Europe musicale, excursion malaisée, selon son aveu même, et qui par bien des côtés ressemble à une exploration en des terres inconnues.

 

C'est en lisant le plus possible d'œuvres musicales d'auteurs très divers, qu'il s'est orienté pour cette exploration très personnelle et en laquelle il est très agréable et très instructif de le suivre, depuis les origines, la poésie des trouvères, les premiers musiciens Portugais, jusqu'à l'examen très moderne de l'enseignement du Conservatoire de Lisbonne.

 

Dans la Bibliothèque de l'Enseignement des Beaux Arts, se classe le second ouvrage que nous tenons de M. Albert Soubies. C'est l'Histoire de la musique en Russie, très documentée, de donnée très neuve, où se trouvent particulièrement exposées les transformations du théâtre musical russe. Il y a là bien des pages intéressantes au point de vue anecdotique — et une série de portraits et de documents iconographiques d'un particulier intérêt.

 

Je voudrais y insister ; il faut pour aujourd'hui que je me borne, et je le regrette, à cette brève mention.

 

***

 

Fervaal aura été représenté, quand paraîtront ces lignes. Cet ouvrage, quelle que soit sa destinée, occupera une importante place dans l'histoire de l'Opéra-Comique. Je n'en ai vu que la répétition générale et j'ai pu ainsi concevoir, à son sujet, une opinion qu'il ne m'appartient pas de formuler aujourd'hui.

 

Il représente un effort considérable d'intelligence et de volonté de la part de ceux qui l'ont mis en œuvre, dans un milieu relativement restreint.

 

Mon prochain article lui sera consacré.

 

Mlle Delna a fait à l'Opéra dans le Prophète un triomphal début. Sa voix, d'une richesse et d'une souplesse incomparables, porte admirablement ; son jeu pathétique, sa figure douloureuse, la justesse de ses expressions et de ses mouvements ont complété les éléments de ce succès à la fois vocal et dramatique.

 

 

 

15 juin 1898

 

Il y aura, durant quelque temps encore, beaucoup d'excès dans ce que l'on dira du Fervaal de M. Vincent d'Indy, excès de bien, excès de mal. Comme toujours l'équité trouvera sa place entre ces deux extrêmes.

 

M. Vincent d'Indy passe pour un chef d'école ; je ne pense pas que cette qualification lui convienne, ni même qu'il l'accepte. C'est un artiste consciencieux, laborieux et convaincu, qui ne doit guère se soucier de l'opinion ambiante ; il trace droitement son sillon et ne s'en laisse détourner par rien. C'est là la pure joie du bon laboureur, la meilleure qu'il doive attendre de son travail qui, une fois sorti de ses mains, entre dans la dure période des épreuves matérielles et morales. C'est alors, comme disait Grétry « que la peine commence ».

 

J'ai écouté Fervaal deux fois avec la religieuse attention qu'on doit apporter à l'audition d'une œuvre de cette importance et de ce caractère. — On y sent l'esprit et la main d'un homme en pleine possession de ses moyens, les réglant, les disciplinant avec une inflexible autorité, jusqu'à ce point même de ne pas permettre à son imagination de s'emporter au-delà des limites imposées, en quelques-uns de ces écarts que l'on compte comme des défauts et qui ne sont parfois que la belle exubérance du génie.

 

L'auteur de Fervaal m'apparaît donc surtout comme un homme d'un talent considérable, impeccable grammairien, rhéteur subtil, enclin aux recherches délicates dans le domaine de l'esprit, plutôt que sensitif et passionné, livré aux entraînements du cœur. Il y a dans sa partition plus de force et de mouvement, que de tendresse et de charme. — Si la force y éclate parfois jusqu'à la violence, l'amour qui, pourtant y a sa large place, y semble un peu guindé, étriqué. Ce sont là des qualités et des défauts qui m'avaient frappé dans les précédentes œuvres de M. Vincent d'Indy.

 

La note mystique, fantastique et religieuse y est aussi donnée avec une magistrale supériorité. — Elle s'y élève dans un milieu pittoresque, où se révèle l'impression pénétrante de la saine et robuste nature montagnarde.

 

Le prologue de Fervaal accuse immédiatement le haut relief de l'œuvre ; des dessins d'une curieuse recherche agrémentent cette première page, et diraient tout d'abord, si ce n'était déjà opinion acquise, quel maître mosaïste est M. Vincent d'Indy. — En l'intégralité de sa partition, qui est à proprement parler un vrai type d'opéra symphonique, il m'apparaît toujours bien tel que je viens de le dire. — Ces scènes, très larges, très longues aussi quelquefois, il en faut convenir. s'acheminent de belle allure vers la scène finale, qui est d'une superbe envolée et d'un incontestable lyrisme.

 

J'ai dit, au début de ces lignes, que M. Vincent d'Indy ne me semblait ni chef d'école, ni désireux de passer pour tel. Sa double conception suffirait à donner raison à cette opinion : elle le révèle en effet, comme un humble disciple de Richard Wagner, se juxtaposant à lui autant que possible, ne se montrant réellement personnel en sa forme que dans certains passages, qui s'enveloppent alors de quelque préciosité.

 

Dans la conception dramatique, plus encore peut-être que dans la musique, il semble que M. Vincent d'Indy ait voulu serrer de près son modèle. — Il y a là une servile et enfantine imitation, que je regrette de rencontrer chez un homme certainement capable de trouver dans sa propre imagination des inventions préférables. — On dirait qu'il a eu peur de son individualité et s'est appliqué à sa copie, dans la crainte d'être repris pour quelque hérésie ou quelque faute de symbolisme.

 

Ainsi Fervaal apparaît comme Siegfried, armé de l'épée à la garde flamboyante et, en même, temps comme Parsifal, pétrifié dans le silence et l'immobilité. — Comme ce dernier, il est un Pur, un Simple, par qui doit être relevé le culte du Dieu de l'antique Cravann. — Il est l'unique descendant des Fils des Nuées. — Il ne doit point connaître l'amour. — Mais l'amour est le souverain triomphant. — Si la mort peut naître de lui, du moins elle engendre la vie.

 

Et cet amour s'empare de Fervaal, sous les traits délicieux de la Sarrasine Guilhen, au moment même où il va se faire élire brenn des tribus de Cravann. Dès lors, il a perdu son pouvoir. — Il faut qu'il meure pour expier la défaite des siens. — Et il va mourir sur le sommet des montagnes natales, emportant en ses bras la belle Guilhen, elle déjà morte de douleur et d'épuisement. — Et il va ainsi, dans une superbe atmosphère musicale, jusqu'au sommet où il s'ensevelit pour jamais dans les nuées originelles, où passent les ombres des aïeux.

 

Le rôle de Guilhen s'effondre durant le second acte, pour ne se relever qu'à la fin. — Il n'entre pas dans mes vues de faire l'analyse critique de ce poème : je regretterai une fois de plus à son sujet que le poète, élevé dans les claires, lumineuses et odorantes montagnes du Vivarais, n'y ait pas mis plus de soleil et se soit, lui, latin, tourné vers les lointaines cimes brumeuses hantées par les fantômes vagues du Nord.

 

— Il n'y a pas de spectres dans notre midi, — disait Paul Arène. — Les nuits sont trop claires.

 

Trois artistes nouveaux pour nous interprètent Fervaal. — C'est d'abord Mme Jane Raunay, dont la. réputation s'est déjà, brillamment établie à Bruxelles. Elle est charmante, elle chante bien ; elle joue avec un peu d'inexpérience encore ; elle a eu beaucoup de succès et comptera certainement désormais en première ligne dans la troupe de l'Opéra-Comique. — M. Beyle, vient également de la Monnaie et aussi M. Imbert de la Tour, car c'est en somme, l'interprétation des créateurs de l'œuvre en Belgique, qui nous est donnée à Paris. — Le rôle d'Arfagard convient bien à M. Beyle, excellente voix, superbe prestance, physionomie d'un beau caractère, — M. Imbert de la Tour porte avec vaillance le rôle écrasant de Fervaal.

 

Je regrette de ne pouvoir parler longuement ici de la Cloche du Rhin, de M. Samuel Rousseau, ouvrage donné à l'Opéra, le 8 juin, et qui mériterait de retenir notre attention. Edifiée sur un poème fort simple de MM. Montorgueil et Gheusi, cette partition, d'une écriture parfois un peu recherchée, où l'auteur s'efforce de témoigner d'un savoir faire dont personne ne saurait douter, après avoir entendu ses précédents ouvrages et notamment son Méroweg, cette partition, dis-je, atteste le constant souci de rester en communion avec la foule, tout en se tenant au niveau des idées modernes, hors desquelles il n'est plus de musique dramatique acceptable. Appliquées sans modération, elles peuvent être destructives, mises en œuvre avec tempérance, comme c'est ici le cas, elles sont vivifiantes.

 

Les trois actes de la Cloche du Rhin, sont d'un intéressant mouvement, d'une couleur pittoresque et poétique, l'expression y est touchante et passionnée ; les traits s'en dessinent dans une atmosphère empreinte d'un mysticisme très pur, les voix s'y mêlent, quand il le faut, pour donner de la force aux sentiments et la mélodie s'y dégage parfois assez de toute servitude pour y mettre de très fraîche et très agréables oasis.

 

Trois parties m'ont particulièrement frappé et séduit à cette première audition ; l'entrée de la captive chrétienne Herwine, pure et touchante comme une figure de sainte Agnès, son premier duo avec le jeune chef païen Konrad et le duo mystique qui termine l'ouvrage, alors que surgissant des eaux bleues du Rhin où elle a été cruellement jetée, la martyre y entraîne doucement Konrad racheté par l'amour, pour la célébration de leurs noces éternelles.

 

Les rôles ont été excellemment tenus par Mlles Ackté et Héglon, MM. Vaguet, Noté et Bartet.

 

Il faut, avant de clore cette chronique, que je dise un mot d'un concert, doublement intéressant, donné à la Salle Erard, le 16 mai, par M. Ludovic Breitner.

 

M. Breitner était depuis longtemps compté au nombre de nos plus remarquables pianistes, quand un jour, il fut tout à coup saisi d'un mal étrange — En pleine force, en pleine possession réelle de ses moyens, il se trouva en apparence, incapable de les utiliser en public — il arrivait sur l'estrade, animé de la volonté de se surpasser, et tout à coup sa mémoire se brouillait, son jeu s'appesantissait et pour un peu il aurait quitté la place — C'était, à n'en pas douter, un cas pathologique — Las d'essayer de se reconquérir lui-même, il s'en alla vers l'excellent docteur Dumontpallier, un des doyens de la grande médecine française, esprit d'une pénétration et d'une subtilité rare, et il lui dit son malheur.

 

Alors, le docteur, tranquillement : Je connais votre mal ; ça s'appelle tout bonnement le « trac » ; et vous en portez en vous le remède. — Regardez-moi bien — Allez, maintenant, cher Monsieur, dans quinze jours vous serez guéri.

 

L'artiste déjà réconforté reprit ses études ; il reprenait en même temps sa confiance.

 

Il revint quelquefois, durant cet intervalle, et par un curieux phénomène de suggestion, il se trouva qu'en ces deux semaines, de nouveau, il se sentit apte, encore hésitant pourtant, à s'asseoir devant le redoutable instrument.

 

— Allez, lui dit, avec autorité, le docteur, et donnez-nous vite un concert — Voilà ma dernière ordonnance, vous êtes guéri !

 

Il était guéri, en effet — Depuis, les beaux jours ont recommencé — Et à ce concert du 16 mai, nous avons retrouvé en M. Ludovic Breitner le brillant exécutant d'autrefois. Son succès a été considérable.

 

M. Massenet s'est assis au piano avec lui pour l'exécution à quatre mains d'une de ses compositions inédites : Année passée, dont on a bissé avec acclamation le numéro III.

 

Le Concerto en fa de Schütt, la Grande fantaisie, de Schubert, les Variations symphoniques de Franck, ont, d'autre part, mis en relief la souplesse et la richesse d’exécution de M. Breitner.

 

Un vif succès a également accueilli la « Zamacueca », danse chilienne, exécutée par son auteur, M. J. White.

 

 

 

15 septembre 1898

 

Le plus grand évènement musical de cette année sera bien certainement le nouvel ouvrage que M. Camille Saint-Saëns vient de donner à Béziers. — Il ne s'agit point, comme beaucoup l'ont écrit, d'un opéra ou d'un drame lyrique, mais simplement de la musique de scène et des chœurs d'une tragédie pure.

 

L'œuvre, en son ensemble, était un essai de reconstitution du théâtre grec : les chœurs évoluant au bas du proscenium, réservé aux seuls protagonistes — ces derniers déclamant, généralement soutenus par la symphonie scénique, les chœurs chantant menés par deux coryphées.

 

On sait déjà dans quelles conditions magnifiques ce spectacle a été donné — Béziers, ville très artistique, représentée par un groupe d'amateurs de théâtre et de musique, dont le membre le plus actif est M. Castelbon de Beauxhostes, vice-consul d'Espagne, a voulu réaliser ce rêve d'installer dans ses arènes neuves, à peine achevées, un théâtre à l'antique, d'avoir une pièce et une partition spécialement écrites pour ce théâtre — à M. Camille Saint-Saëns et à son collaborateur, a été demandée alors cette tragédie de Déjanire, pour laquelle aucune réserve, aucune condition d'aucune sorte ne leur a été imposée. Ils ont pu demander un décor colossal, brossé de la main de ce maître qu'est Jambon, des costumes superbes, un corps de ballet, une nombreuse figuration, des instrumentistes venus de Barcelone, de Toulouse et de Paris. — On est allé au-delà même de leurs prévisions.

 

Jamais prince en veine de magnificence n'a ouvert plus largement ses coffres que le comité des fêtes de Béziers, et jamais auteurs, je pense, ne se sont trouvés à pareille fête, maîtres chez eux, sans contrôle, sans direction, voyant se réaliser leur œuvre en tous ses détails, telle qu'ils l'avaient rêvée — cela s'est vu cette fois ; vraisemblablement, cela ne se reverra pas.

 

Cette belle fête de l'art indépendant doit avoir ses lendemains, selon la pensée des Biterrois, ambitieux d'attirer annuellement à eux tout ou partie de cette foule qui garnissait, le 28 et le 29 août, les gradins du colossal amphithéâtre. — Ils y réussiront, sans doute, tant a été profonde l'impression première de ce grandiose essai de décentralisation et aussi de théâtre en plein air et en plein jour.

 

La brise frémissant dans les draperies des costumes semble donner une vie particulière aux gestes des personnages ; le soleil joue avec les couleurs, le décor change d'aspect de minute en minute et quand, vers le dénouement, à travers les fuyants nuages, la lune se lève au-dessus des masses imposantes de l'Acropole, on est comme soudainement transporté dans une réalité nouvelle.

 

La tragédie de Déjanire est simple. — Je n'ai ici à parler que de la partition dont M. Camille Saint-Saëns en a illustré les pages.

 

C'est, tout d'abord, un superbe double chœur : les Héraclides célébrant la gloire d'Hercule, les Œchaliennes gémissant sur le sort d'Iole, captive du héros. — De large et puissante facture pour les voix d'hommes, avec les femmes, il revêt le caractère d'une mélancolie profonde. — De la masse s'élève, tour à tour, la voix glorieuse du coryphée, la voix émouvante de la compagne d'Iole. — Cela est en vérité, très simple et très beau.

 

Plus loin, la musique se mouvemente, le chœur annonce l'arrivée de Déjanire furieuse. — Les paroles se heurtent, se martèlent, au milieu d'un grand trouble : Déjanire paraît et avant qu'elle ait parlé la symphonie nous dit les furieux orages de son esprit : elle ponctue ses cris de colère, elle l'accompagne frémissante et menaçante jusqu'à son entrée impérieuse dans le palais, qui est la fin de l'acte.

 

Les deux actes suivants s'enchaînent — étroitement séparés par un chœur multiple — à Béziers ils ont été donnés sans arrêt.

 

Ils débutent par les lamentations d'Iole que la symphonie accompagne, tendre, à la fois, et douloureuse. — La suite de l'acte n'est que la musique de scène, qui laisse se dérouler librement l'action, mais a ce puissant intérêt de nous faire vivre pour ainsi dire de la vie intérieure des personnages, sans que jamais ce commentaire musical nuise à l'intelligence du drame.

 

Le chœur reprend la parole à la sortie furieuse d'Hercule — un trouble profond est dans la foule accourue de toutes parts, — des propos s'échangent entre les groupes, des invocations, des prières s'élèvent cette page très considérable est traitée avec une variété et une puissance qui seraient difficilement égalées. — De ce chœur qui ne compte pas moins de trente vers, le compositeur a fait toute une action pathétique.

 

Le récit fait par Déjanire de la mort de Nessus et de la façon dont elle a reçu de lui la tunique enchantée est soutenue par une belle symphonie scénique entrecoupant les périodes — le chœur vient raconter ensuite la fuite désordonnée d'Hercule, à travers la campagne, la nuit, usant sa rage, sur les arbres et les rochers, terrifiant tous les êtres, sur son passage — le morceau est d'un superbe mouvement et d'un admirable coloris.

 

L'acte se termine par l'invocation à Eros, page capitale qui a été longuement acclamée et bissée. Mais vient le moment où Hercule a triomphé brutalement des résistances d'Iole, qui consent à s'unir à lui !

 

C'est le début des scènes triomphales qui bientôt vont devenir terriblement tragiques.

 

Les noces d'Hercule et de Iole sont pompeusement célébrées.

 

La voix de l'Aëde s'élève, chantant le tendre épithalame, où l’amour s'épanche en toute son ardeur — ici encore un formidable bis a salué l'interprète, l'excellent ténor Duc, comme tout à l'heure, — j'aurais dû le dire, il avait salué Mademoiselle Armande Bourgeois, dans l'invocation à Eros.

 

Puis, sur une Musique ravissante, d'un entrain et d'une gaîté rompant très heureusement avec la gravité du drame, se sont déroulées les longues et légères théories des danseuses aux costumes lumineux —fantaisie éclose sur la palette du maître peintre Steck — qui a également tracé tous les costumes des protagonistes, d'un archaïsme curieux et d'un ajustement savamment recherché.

 

Un chœur accompagne la danse, dont elle accélère l'ardeur.

 

Maintenant, c'est le dénouement sinistre. Hercule a revêtu la tunique et senti les morsures du feu invisible — la musique n'a plus qu'à suivre ses cris de fureur impuissante, à accentuer la sombre horreur de cette scène — jusqu'au moment où le héros s'est précipité dans le bûcher qu'un coup de tonnerre allume. Alors tout s'apaise : une musique suave s'élève au milieu des clartés de la divine transfiguration d'Hercule ; la voix des Olympiens chante dans les hauteurs l'apothéose du héros.

 

On peut juger par cet exposé rapide de l'importance de cette partition, elle s'associe étroitement à la tragédie, et il pourrait bien se faire que se trouve ainsi constituée, dans une forme spéciale, cette union intime du drame et de la musique dont on a donné tant de théories.

Je n'ai pas besoin de dire que le formidable orchestre et les chœurs ont été menés par M. Camille Saint-Saëns, avec une magistrale autorité — j'ai constaté le grand succès de M. Duc et de Mme Armande Bourgeois de l'Opéra — J'ai dû ne rien dire de la tragédie : mais il me sera permis de rendre hommage au talent et à la juvénile ardeur des cinq artistes de l'Odéon, qui ont été les interprètes de Déjanire : Mme Segond-Weber, si tendre, si touchante, si pathétique d'une Iole, Mlle Laparcerie, d'un si bel emportement de passion jalouse dans Déjanire, Mlle O. S. Fehl, très belle et d'un très original caractère dans Phenice, M. Dauvillers, plein de tendresse et de noblesse dans Philoctète, enfin M. Dorival, jeune artiste d'un plus bel avenir qui s'est élevé dans Hercule à la plus grande hauteur tragique. — Il a joué la scène finale de l'œuvre d'une façon vraiment terrifiante.

 

Il faut admirer la façon dont tout cela a marché pendant ces deux représentations. — On ne sentait aucune direction et tout allait à merveille — c'est un miracle d'ordre réalisé.

 

La mise en scène de Déjanire a été excellemment réglée par M. D'Herbilly, régisseur général de l'Odéon.

 

M. Ginisty qui assistait à la représentation, ainsi que M. Colonne, nous donnera la pièce à l'Odéon dans quelques semaines, avec une musique mise au point pour le second Théâtre Français, les Parisiens pourront ainsi infirmer ou confirmer le jugement des Biterrois.

 

 

 

(Louis GALLET, articles publiés dans la Nouvelle Revue)

 

 

 

articles de Pierre-Barthélemy Gheusi publiés dans la Nouvelle Revue (Revue du Théâtre - Critique musicale) 1898-1899

 

01 novembre 1898

 

Louis Gallet.

 

En même temps que l'honneur de lui succéder ici comme chroniqueur musical, la tâche m'est confiée de saluer pour la dernière fois Louis Gallet, mort à Paris, il y a quelques jours. Il serait superflu de rappeler aux lecteurs de la Nouvelle Revue les qualités critiques de celui qui, depuis dix-huit ans, les renseignait sur la musique dramatique contemporaine avec tant de compétence et d'éclectisme impartial.

 

Intéressé par toutes les formes d'art, bienveillant comme s'il n'eut pas été lui-même un militant et un professionnel, Louis Gallet jugeait les œuvres avec un soin respectueux de tout effort. Le rôle de librettiste, toujours trop oublié dans le succès et si communément bafoué après un échec, lui avait donné une philosophie souriante, que sa bonté faisait plus résolue encore à ne pas manifester avec âpreté les opinions frondeuses de son scepticisme parisien.

 

Il n'était point, d'ailleurs, de ceux dont le labeur est borné à des observations théoriques ou consacré uniquement à des analyses compliquées du théâtre et de l'art actuels. Travailleur acharné, doué de facultés d'assimilation qui lui permettaient, presque simultanément, les occupations les plus disparates, Louis Gallet fut à la fois un homme de lettres des plus féconds et un très éminent fonctionnaire.

 

Poète de haute valeur, ses préférences l'avaient, de bonne heure, avec la complicité des circonstances et des milieux, spécialisé dans le livret musical, où il excella d'emblée, grâce à la résignation modeste de sa grande personnalité. On ne sait pas assez, en effet, — on ne soupçonne pas la part d'abnégation du poète dans l'élaboration des œuvres lyriques où il apporte les premières réalisations du plan qu'il a conçu.

 

L'art du « librettiste », pour être sacrifié toujours à celui du musicien qu'il inspire, n'en est pas moins une école de patience, de dévouement et de science consommée ; il doit se plier aux exigences du chanteur, aux équilibres tyranniques de la mesure, consentir sans révolte aux banalités inéluctables qu'exige, à tout instant, la tenue rythmique des phrases chantées ou des terminaisons vocales d'une période. Les rimes insolites, la personnalité dans la coupe du vers, la variété libre de l'écriture lui sont interdites par les règles de l'harmonie dont il doit demeurer à la fois l'inspirateur et l'esclave. Parfois même, il est appelé à écrire, sous d'immuables rythmes, les syllabes succinctes qui s'évertueront à concilier ensemble la rime, la raison, le sens et jusqu'à l'emploi des voyelles favorables à l'émission des notes difficiles ; c'est une mosaïque à bâtir, dont nul critique, au soir de la première, ne soupçonne le miracle et n'hésite guère cependant, à démontrer bien aisément la médiocrité forcée.

 

Louis Gallet n'était pas indifférent à ces reproches de l'ignorance professionnelle ; mais il les lisait sans humeur et ne s'indignait pas contre leur injustice mal informée. La virtuosité de son lyrisme le rendait précieux aux maîtres de la musique française ; fidèles à sa collaboration, qu'ils recherchaient avec un empressement plus concluant que tout éloge, ils ont associé son nom à leurs plus durables succès.

 

C'était un écrivain vraiment français, au style harmonieux et nuancé ; la concision, la grâce caractérisent ses œuvres, sources de tant de mélodies célèbres qui lui devront une première part de leur notoriété. Poète, il ne condamnait aucune formule créatrice, mais s'affranchissait également de toutes celles qui ne procèdent pas des qualités qui sont nôtres par excellence : l'élégance et la clarté.

 

Critique, il aimait surtout à donner son suffrage aux musiques simplistes, aux chants véritablement inspirés des traditions de notre passé lyrique, — aux partitions que n'alourdit pas l'influence pesante des maîtres tudesques, que n'embroussaillent pas les tumultes superposés des combinaisons psycho-musicales. Les « états d'âme » de telles pages, fort admirées de certains, n'émouvaient pas sa robuste érudition d'art. Si, quelquefois, il déplorait la docilité d'un jeune musicien à dénationaliser sans éclat le génie mélodique de notre race, il s'efforçait de retrouver en lui et de louer les traces manifestes de son inspiration française.

 

Même hostile, il ne s'est jamais laissé aller à la facile véhémence des diatribes sans pitié. Il était trop bon pour n'être pas généreux, trop compétent pour se proclamer exclusif. Ses critiques étaient d'un brave homme et ses louanges d'un vrai connaisseur. Les unes et les autres me sont, en ce qui me concerne, demeurées précieuses ; et je sais, pour les avoir personnellement éprouvées, la sûreté de ses jugements, la rare valeur de ses conseils.

 

 

L'énumération de ses ouvrages raconte éloquemment sa carrière d'auteur heureux, la maîtrise sans déclin de son théâtre.

 

Il avait débuté en 1861, à vingt-six ans, par un drame en trois actes, Mikaïta, joué à Bruxelles. Vinrent ensuite : le Coupeur d'oreilles, cinq actes avec Montagne, au Théâtre Parisien, en 1866 ; le Kobold, musique de Guiraud, à l'Opéra-Comique, en 1870 ; Djamileh de Bizet, deux ans après ; la Princesse Jaune pour Saint-Saëns ; la Coupe du Roi de Thulé, avec Ed. Blau, musique de Diaz ; Beppo (Conte) ; Cinq-Mars, pour Gounod, en 1877 ; le Roi de Lahore, avec Massenet ; la Clef d'or, en collaboration avec Octave Feuillet et Gautier ; en 1879, Etienne Marcel (Saint-Saëns) ; la Fée (Hémery) ; le Chevalier Jean (Joncières) ; le Cid (Massenet), en 1885 ; Patrie !, l'année suivante, avec Sardou, musique de Paladilhe ; Proserpine et Ascanio (Saint-Saëns) ; le Vénitien d'Albert Cahen ; le Rêve pour Alfred Bruneau (juin 1891) ; Thamara (Bourgault-Ducoudray) ; la Stratonice d'Alix Fournier ; l'Attaque du moulin, pour Bruneau (1893) ; Thaïs, avec Massenet ; la Xavière de Ferdinand Fabre, musique de Théodore Dubois ; Frédégonde, musique de Guiraud et de Saint-Saëns ; Photis, avec Audran ; la Femme de Claude pour Albert Cahen ; le Drac, musique de Paul et Lucien Hillemacher ; Déjanire (Béziers, août 1898), musique de Saint-Saëns.

 

Mentionnons encore un grand nombre d'œuvres exécutées dans les concerts symphoniques : Marie-Magdeleine, Eve (Massenet) ; le Déluge (Saint-Saëns) ; Endymion (Albert Cahen) ; Cléopâtre (Alphonse Duvernoy) ; Sainte-Agnès (Mme de Grandval) ; les Saintes-Maries de la Mer (Paladilhe).

 

Des volumes divers, des romans, des poèmes, beaucoup de pièces terminées, dont certaines à la veille d'être jouées, sont signées aussi de Louis Gallet. Son nom littéraire n'a donc rien à redouter de l'oubli et même une survivance d'actualités successives, — si l'on peut assembler ces deux mots, — est réservée encore à sa mémoire, vénérée de tous, comme l'atteste l'unanimité émue des regrets de la presse parisienne.

 

 

Or, bien qu'un tel bagage suffise amplement à remplir toute autre existence, il faut ajouter que Louis Gallet ne s'est pas contenté de cette œuvre intellectuelle. Il fut, en outre, un grand philanthrope : la douleur pauvre a connu par lui des soulagements efficaces, des adoucissements que ses fonctions d'administrateur des hôpitaux lui permirent de réaliser, pour sa plus grande joie.

 

L'assistance publique l'honorait comme un de ses meilleurs auxiliaires. Sa charité, la modestie de sa vie à la fois retirée et parisienne, sa douce et pensive physionomie, sa bonté proverbiale et jusqu'au bienfaisant esprit de ce parfait honnête homme revivent dans les éloges de ceux qui furent ses collaborateurs ou ses administrés.

 

Il avait, de la famille, une conception qu'il étendait à toute l'humanité dolente ; elle élargissait son horizon jusqu'à des ambitions très nobles. Son existence fait songer à ces belles proses rythmées que Massenet et Saint-Saëns lui mirent en musique et qui chantent, dans toute l'harmonie de leur simplicité, la distinction grandiose de son esprit et de son cœur.

 

 

 

01 décembre 1898

 

L'Opéra-Comique au Château-d'Eau. — A l'Opéra : rentrées de Mmes Carrère et Jane Marcy ; reprises de la Cloche du Rhin et de Tannhäuser, préparation de Joseph et de Gautier d'Aquitaine ; engagement d'Emma Calvé. — Concerts : Massenet aux Concerts Colonne et Wagner aux Concerts Lamoureux. — A l'Odéon : Déjanire, poème de Louis Gallet, musique de Camille Saint-Saëns.

 

 

Tandis que l'Opéra-Comique, empêché par l'amoncellement des plâtras d'inaugurer son local nouveau, — véritable musée d'art contemporain à la fois coquet et somptueux, — s'exilait au Château-d'Eau où devaient triompher le vieux répertoire lyrique français et la fringante Vivandière d'Henri Cain et de Benjamin Godard, l'Opéra reprenait les œuvres des saisons précédentes, tout en préparant les nouveautés de l'année avec les soins minutieux qui rehaussent les moindres entreprises.

 

Don Juan et la Walkyrie ont donné à Mmes Carrère et Jane Marcy l'occasion de briller au premier rang d'une interprétation mieux qu'honorable. Mme Carrère nous revenait entièrement transformée, après deux ou trois mois d'études sous la direction d'un des meilleurs maîtres du chant. La diction est nette, facile, le timbre de la voix d'une parfaite pureté, l'intelligence musicienne du rôle de Zerline d'une habileté heureuse ; il n'avait, jusqu'ici, manqué à l'excellente artiste qu'une assurance plus confiante dans l'étendue de ses moyens ; c'est désormais un fait acquis et qui ne saurait surprendre lorsqu'on se rappelle le page des Huguenots qu'elle nous avait montré, l'an dernier, inégal à sa tâche par l'excès même des facilités vocales dont il fut doué, et par la profusion de ses qualités lyriques. La distinction musicale que Mme Carrère met au service de ses rôles la rendra précieuse aux délicatesses du répertoire et la recommande, dès maintenant, à des créations de tenue très artiste.

 

Mme Jane Marcy avait, durant deux ou trois ans, quitté l'Opéra pour l'Opéra-Comique et pour les concerts où elle manifesta toute sa science de la musique ; la Senta du Vaisseau Fantôme, l'interprète préférée des bonnes cantates de Rome, de l'Institut et du théâtre allemand attestèrent la virtuosité de sa voix ; elle est rentrée dans le personnage de Sieglinde, un peu ingrat pour l'éclat de son soprano étendu ; mais, après les hésitations d'un premier acte passablement fourni de jeux de scènes difficiles, Mme Marcy a chanté avec une solidité et une pureté qui lui laisseront peu de rivales sur le même théâtre. Nous voudrions maintenant l'écouter dans les ouvrages du répertoire français, mieux favorable aux sonorités franches de sa voix.

 

La reprise de la Cloche du Rhin, de M. Samuel Rousseau, qui a retrouvé des auditoires attentifs, plus clairsemés qu'il ne conviendrait pour la prospérité de la jeune école nationale, fournit aussi à Mlle Aïno Ackté l'occasion d'un succès nouveau ; elle sera curieuse à voir et à entendre dans le Benjamin de Joseph et dans l'Elisabeth de Tannhäuser qu'elle répète simultanément, avec cette juvénile vaillance dont le charme a transformé en triomphe la soirée de son premier début.

 

Ne quittons pas l'Opéra sans en rapporter un écho précieux d'espérance : Gautier d'Aquitaine sera prêt à passer dans le courant de décembre ; les indiscrétions d'orchestre et de foyer racontent l'allure essentiellement française de l'opéra de Paul Vidal, ses tendances à la fois simplistes et grandioses. Encore un vœu de succès que nous formulons de tout cœur.

 

Enfin, annonçons pour mars prochain les « débuts » à l'Opéra d'Emma Calvé ; la grande artiste n'a jamais, en effet, chanté à l'Académie de musique, qualifiée de « nationale » à cause, sans doute, de son ingéniosité louable à franciser les noms de théâtre de ses pensionnaires étrangers ; il est, en tous cas, piquant de voir Mlle Calvé « débuter » à l'Opéra, après avoir conquis une gloire universelle et affirmé jusqu'en Amérique la maîtrise de son incomparable talent. Pour le moment, il nous suffira de la complimenter d'une détermination qui, généreuse, sacrifie à l'art français les bénéfices millionnaires de la tournée Grau et nous assurera, au printemps, une interprète hors de pair. L'Ophélie de Hamlet sera son premier rôle ; deux ou trois autres viendront ensuite ; nos conjectures, même très bien informées, ne nous autorisent pas à les préciser mieux et ce serait être prophète trop facilement que de les proclamer, d'avance, sensationnelles, en présence d'une artiste de si unique valeur.

 

***

 

M. Colonne a eu l'idée heureuse, — reconnaissante si vous préférez, — de consacrer pour les fêtes de son jubilé quelques festivals aux maîtres les plus acclamés de son public. C'est Massenet qui a eu les honneurs du premier programme ; et c'était justice, l'auteur de Manon et d'Hérodiade se trouvant être, sans contredit, le plus « populaire » de nos compositeurs vivants. Massenet représente, en effet, en France et à l'étranger, la musique nationale vulgarisée par les meilleurs succès ; une incroyable souplesse, un talent d'une variété inépuisable justifient la vogue du maître ; la mélodie et l'expression qui lui sont personnelles achèvent son triomphe et consacrent sa popularité.

 

M. Colonne a ingénieusement offert à son public les pages qu'il avait surtout applaudies, jadis et naguère ; une exécution impeccable a assuré les élans d'enthousiasme habituels au duo des Scènes alsaciennes, interprété par deux instrumentistes merveilleux MM. Terrier et Baretti. Certains n'ont pas aimé le choix de la suite d'orchestre qui marqua le début du maître dans une carrière où il aura rencontré si peu de déboires ; elle a pourtant une saveur charmante, en dehors de sa valeur documentaire ; je sais bien qu'il est toujours facile d'y remarquer, après trente ans de triomphes, les promesses d'une haute personnalité ; mais je défie bien le critique le plus malveillant de n'y découvrir point des passages d'une séduction irrésistible et qui annonçaient le compositeur d'Esclarmonde ainsi que le prestigieux harmoniste de Thaïs.

 

M. Lamoureux est moins heureusement inspiré en nous donnant un acte de Tristan et Iseult ; un acte de théâtre, même aussi spécial que celui-ci, ne devrait point figurer intégralement dans un concert symphonique, destiné à des exécutions plus purement musiciennes. Les acclamations d'un auditoire en délire n'y changeront rien ; si le public des concerts Lamoureux faisait crédit à la jeune école musicale française de la centième partie du recueillement qu'il montre aux auditions de Wagner, nos compositeurs auraient joliment marché depuis vingt ans. Mais, à l'entendre rugir ses admirations frénétiques, on se demande vraiment si le wagnérisme est persécuté en France, et par qui, pour légitimer les manifestations exaspérées de ses adeptes. Il y aura bien des choses à dire, le jour où l'Opéra nous donnera Tristan ; jusque là, supplions les concerts dominicaux de nous garder les auditions symphoniques pour lesquelles ils furent créés. Préférons au chant, même hors ligne, de Mme Litvinne, l'exécution, comme M. Lamoureux sait les réaliser, de quelques pages de notre grand César Franck, auquel nous devons bien cette revanche posthume de consacrer enfin son génie en applaudissant assidûment son œuvre trop méconnue ; ou même la symphonie en ut majeur de Schumann, germanique, j'en conviens, jusqu'à quelques pesanteurs, mais animée d'un scherzo pétillant, presque spirituel d'un bout à l'autre. M. Louis Diémer, en se jouant des difficultés comme s'il les ignorait, nous a fait entendre un concerto de Beethoven de-très magistrale façon ; ce n'est pas follement divertissant, ni d'un poignant intérêt ; mais cela vaut encore mieux que des manifestations de combat devant des troupes ralliées d'avance à une victoire sans issue.

 

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C'est à Déjanire que je voudrais consacrer les dernières lignes de ces notes. Déjanire est la dernière œuvre jouée du regretté Louis Gallet et c'est Saint-Saëns qui en a écrit la musique de scène. Quelques jours avant sa mort récente, Gallet, à qui l'on demandait son opinion sur son dernier musicien, — qui fut aussi son collaborateur lyrique de prédilection, — récrivait en ces termes :

 

— « Comme compositeur dramatique, on peut dire que C. Saint-Saëns s'est efforcé de rester son maître, de n'être d'aucun parti que celui de la logique et de la vérité. Voilà bien simplement la règle de conduite de ce compositeur auquel les uns ont prêté jadis une scolastique rigide et que les autres montrent quelquefois flottant entre le procédé ancien et le procédé moderne. Indépendant, je ne saurais trop y insister, il a constitué fermement sa méthode personnelle et ne s'en est jamais départi, insoucieux de plaire ou de déplaire, s'inquiétant aussi peu de scandaliser les sots que d'offenser les pédants, Français enfin par dessus tout, par la décision, la légèreté et la vigueur et aussi par la fantaisie et l'esprit. Les curieux de graphologie retrouveraient tous ces signes dans son écriture fine, élégante, fleurie de traits instinctifs, et avec cela une fermeté rare, d'une allure toujours magistrale. Il a cette rare qualité de s'identifier avec son sujet. Au lieu de ramener tout aux exigences de son tempérament, il s'applique au contraire, à traduire aussi fidèlement que possible la pensée originelle de son poème, à lui conserver son caractère, à ne pas le faire servir arbitrairement à l'application de sa formule personnelle. Il est ainsi absolument dans le cas du comédien qui, pour créer un rôle, s'efforce, suivant une expression triviale, mais frappante, d'entrer dans la peau de son personnage, à l'encontre de celui qui, invariablement, fait entrer le personnage dans sa propre peau, et ainsi ne diffère jamais de lui-même. »

 

Et Louis Gallet ajoute, en parlant plus spécialement du maître symphoniste du Déluge et de Déjanire, cette appréciation résumée de son talent que nul mieux que son poète favori n'a judicieusement admiré :

 

—  « Entrer dans le domaine de ses œuvres symphoniques, c'est pénétrer dans le jardin réservé de sa prédilection. Ici, la magistrale action du compositeur s'exerce en absolue liberté ; aucune entrave ne le modère ; aucune servitude ne le diminue ; on le contemple dans la plénitude de sa force et de sa volonté... Il est de ceux qui ont le plus souffert de la critique, surtout à ses débuts, surtout au théâtre ; on est généralement jugé avec dureté par ses contemporains : il y a trop de passion, de basse envie, d'aigreur dans les jugements. Celui-ci toutefois a résisté : la fermeté de son attitude, la rigidité de ses principes, la noblesse de son allure intellectuelle et morale ont fini par avoir raison de toutes les querelles et de toutes les attaques. Les œuvres d'art ont, comme les livres, leurs destinées. C'est quand on relit tout ce qui a été écrit sur elles que l'on constate, hélas ! l'inanité de la critique. En ce qui le touche, C. Saint-Saëns l'a vue-passer devant lui sans émoi et sans colère. Elle a été comme un tourbillon de feuilles mortes au pied d'un arbre robuste, solidement enraciné, incessamment chargé de fleurs et de fruits. Il est de ceux pour qui la postérité commence avant le déclin de l'âge, parce qu'il a toujours écrit sans hâte malsaine, sans concession à la mode, sans visée maladive à l'effet, cette obsession des décadents, cherchant non le succès violent et prochain, mais la lente et durable approbation des foules. Le vrai beau, en effet, chose très relative et variable, le beau absolu, s'il existe, est celui qui s'impose aux âges et forme de l'opinion synthétique des générations une sentence définitive. Un mot emprunté à Gounod rendant compte de l'un des opéras de C. Saint-Saëns terminera cette étude sommaire : « Va maintenant, cher grand musicien, ta cause est victorieuse. Parce que tu as été fidèle à ton art, l'avenir sera fidèle à ton œuvre ! »

 

Si j'ai cité un peu longuement Louis Gallet, — ce qui d'ailleurs, ne dépaysera point les lecteurs de la Nouvelle Revue, — c'est moins peut-être pour adopter moi-même l'opinion qu'il formule si élégamment sur l'illustre musicien que pour montrer la vérité de ce que j'ai écrit naguère à propos de l'écrivain disparu : poète, il a clos par deux pages poétiques sa collaboration littéraire au théâtre contemporain ; l'une exalte Camille Saint-Saëns, l'autre lui fournit un livret animé d'un souffle antique, sorte d'amplification des Trachiniennes de Sophocle, qui, après avoir, en août dernier, été créée aux arènes de Béziers, vient d'être transplantée à l'Odéon avec un succès unanime. Déjanire n'appartient à notre critique dans la partition si magnifiquement conduite par M. Colonne et réalisée par son orchestre. Conçue pour une exécution en plein air, fatalement réduite à Paris à des proportions plus simples, la musique du maître n'a rien perdu de son ampleur grandiose sur la scène de M. Paul Ginisty. Les chœurs, traités à l'unisson la plupart du temps, et dans les modes grecs les mieux caractérisés, ont surtout impressionné l'auditoire d'élite de la première ; l'introduction symphonique du quatrième acte et le chœur dansé qui le suit resteront parmi les meilleures pages de Camille Saint-Saëns ; nous les réentendrons longtemps au concert, même si la carrière de Déjanire au théâtre doit être courte et si l'admirable scène lyrique que serait l'Odéon désaffecté nous est refusée quelques années encore, malgré les succès concluants de l'Opéra-Comique au Château-d'Eau et, l'été dernier, aux Variétés.

 

 

 

01 janvier 1899

 

La Burgonde.

 

Le soir de la répétition générale de la Burgonde, à l'Opéra, le Président de la République a complimenté le musicien, M. Paul Vidal, de lui avoir donné l'occasion d'applaudir un opéra français sur la grande scène nationale. Et l'expression du chef de l'Etat était, non seulement un éloge très juste, mais aussi une définition précise de la courageuse et mélodieuse partition du jeune maître. C'est bien, en effet, un opéra français qui vient d'enrichir le répertoire du Théâtre Garnier et de renouer, après des années d'anarchie cosmopolite, la tradition chantante des compositeurs illustres du passé. L'accueil chaleureux du public, en donnant raison de triomphale manière aux affirmations catégoriques de M. Paul Vidal, peut désormais se proposer aux jeunes musiciens de notre pléiade comme un enseignement exemplaire et un encouragement à ne rien dénationaliser de leur génie originaire.

 

***

 

Parmi les otages d'Attila, se rencontrent les fils des rois de Worms et d'Aquitaine, Hagen et Gautier, épris, tous deux, de leur compagne de captivité, Ilda, fille du roi des Burgondes. Leur querelle imprudente en présence d'Attila détourne l'attention du despote sur sa prisonnière et la lui fait remarquer pour la première fois ; il déclare alors brutalement que la vierge lui appartient, renvoie Hagen à Worms où il doit régner et offre à Gautier, dont il admire les qualités guerrières, une fête splendide, non sans lui avoir durement ordonné, de ne plus, désormais, songer à la Burgonde. Celle-ci, éperdue d'horreur, supplie le prince aquitain, qu'elle aime sans retour, de la soustraire au Barbare odieux. Avec la complicité de Pyrrha, favorite d'Attila, qui redoute l'empire d'une jeune rivale, ils fuiront vers l'Aquitaine, durant l'orgie qui se prépare. Le plan, surpris par Zerkan, espion de Hagen, est dénoncé à Attila au moment où il vient d'être exécuté ; à la poursuite des fugitifs il lance, avec ses meilleurs cavaliers, un guerrier inconnu, masqué, et qui s'engage, sachant les sentiers qui mènent en Aquitaine, à ramener vivants les deux otages. La seule condition que met à son marché l'inconnu est d'obtenir du Barbare la main de la femme qu'il désignera ; Attila le jure sur le talisman des Huns, le glaive-roi, dont la garde est confiée à la favorite, pour que le sang ne puisse jamais le souiller et compromettre ainsi les destins du maître du monde.

 

Les fugitifs, parvenus au bord de la Dordogne, se croient sauvés : ils n'ont plus que la rivière à traverser pour être sur le territoire aquitain ; leur sécurité les attarde au charme des aveux, dans l'ombre des rives fortunées. C'est là que les surprennent les cavaliers de Bérik et le guide mystérieux qui les ramène au tyran. Dans l'exaltation farouche de sa joie, Attila oublierait le serinent qu'il a fait si Zerkan ne le lui rappelait ; il s'agit de donner à l'inconnu la femme qu'il aura choisie ; d'abord, il se fera connaître : c'est Hagen, roi de Worms, et il réclame au Barbare la captive même qu'il ramène, Ilda. Insoucieux de son parjure, Attila la lui refuse, l'épouse solennellement et envoie Gautier qui le brave au supplice. Saisi de remords Hagen, vole au secours de l'Aquitain et périt en le délivrant. Pyrrha achève l'œuvre de salut, donne asile au fugitif sanglant et pâlit tout à coup devant l'apparition tragique d'Ilda, tenant à la main le glaive-roi, rouge de sang jusqu'à la garde : elle vient de tuer Attila dont l'agonie se préoccupe surtout de cacher sa mort à ses peuples et de crier sa passion pour la meurtrière à qui il pardonne. Gautier et Ilda, tandis qu'expire le conquérant du monde entre les bras de Pyrrha, traversent le camp, protégés par le glaive redouté, et, sans être inquiétés cette fois, reprennent le chemin de leur patrie...

 

***

 

Le drame de MM. Emile Bergerat et Camille de Sainte-Croix est pittoresque, riche en couleur, d'une tenue littéraire dont il faut complimenter les deux écrivains de race qui l'ont composé. La langue lyrique en est harmonieuse et forte, humaine et pathétique, simple toujours. La trame, considérable, sertie de joyaux poétiques, diversifiée d'oppositions adroites, a pu, quelquefois, sembler décousue aux entractes et hâtive dans quelques parties ; mais c'est une critique qui pourrait être faite à un drame littéraire sans musique ; elle ne s'applique pas à un opéra où les anomalies du texte sont toujours expliquées par le développement musical et abolies par les paraphrases lyriques de l'orchestre. Un reproche plus sérieux pourrait être formulé, au dernier acte : dans une scène, admirable d'ailleurs, entre deux drames qui se passent tous deux dans la coulisse, — à gauche, le mariage d'Ilda, à droite, le supplice de Gautier, — les explications sont données au public par Pyrrha et par Zerkan ; c'est toujours périlleux pour la compréhension parfaite de l'action, si les deux personnages n'articulent pas très nettement. Il est vrai que ce n'est pas le cas, à l'Opéra. Mais j'avoue regretter que le meurtre d'Attila n'ait point lieu en scène, au retour, par exemple, du bois sacré, où se sont unis Ilda et le Barbare. Enfin, pour terminer par un éloge, ces notes sur le poème, très beau, très vivant, de MM. Bergerat et de Sainte-Croix, complimentons les auteurs d'avoir réuni les deux tableaux du premier acte qui, nécessitant un changement de décors, et un entr'acte de quelques minutes, exposaient à l'inattention du public les pages symphoniques délicieuses de la partition, et coupaient en deux, sans utilité, un acte d'action ininterrompue.

 

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M. Paul Vidal a écrit sa musique avec une telle indépendance de tout système préconisé ou combattu qu'elle le campe définitivement à la tète de nos mélodistes nouveaux ; il est probable que sa manière sera très discutée par les apôtres du symbolisme lyrico-psychique et les prophètes du galimatias orchestral à jet continu. Les éclectiques ou même, tout simplement, les juges de bonne foi ne pourront se défendre d'admirer l'incomparable maîtrise du musicien, son inspiration claire, l'abondance continue de ses trouvailles, destinées certainement à la popularité, et une virtuosité de manieur d'orchestre peut-être sans rivale aujourd'hui. Chacune des pages y révèle la préoccupation d'être conforme aux meilleurs documents qui se puissent recueillir ; le folkloriste unique qu'est M. Paul Vidal, — certains érudits et musicographes l'ont appelé naguère « un Gevaert français », — s'est donné libre carrière partout où sa palette mélodique a demandé des couleurs archaïques, pittoresques ou locales.

 

La Burgonde est l'épanouissement définitif de son talent, l'aboutissement des phases qui l'ont, avec tant de logique, mené à la formule si nette qu'il réalise aujourd'hui. Paul Vidal, dès ses premières œuvrettes, avait créé un mode de pantomime d'une expression dont on se rappelle le succès ; les Noëls, Pierrot assassin, Colombine pardonnée attestaient son souci de ne pas se limiter à. la traduction lyrique des états d'âme : le geste de théâtre, les physionomies successives de l'acteur le préoccupaient aussi et il les mettait en place, dans ses partitions en miniature, avec, déjà, un soin de dramaturge très compréhensif. Les Mystères d'Eleusis prouvent son érudition par l'heureuse application des règles antiques aux sentiments anciens des personnages ; il y manifesta sa virtuosité, la sécurité de sa science et une sorte d'excellence à évoluer avec harmonie entre les hypodoriens, les syntaxolydiens et les combinaisons phrygiennes qui n'avaient plus pour lui de secrets. Si je les évoque, avec, peut-être, plus de pédantisme apparent que de clarté, c'est que nous retrouvons tous ces modes de musée lyrique dans le ballet composite de la Burgonde, où ils jettent des apparitions polychromes d'un effet inusité. Eros n'eut pas, on se le rappelle, le succès qu'il méritait ; des évènements sociaux, des crises politiques, commerciales et même artistiques stérilisèrent cet effort, inoublié des musiciens. L'œuvre était spirituelle, alerte, d'une légèreté de touche comparable aux meilleures inspirations d'Offenbach et de Saint-Saëns. Elle-est destinée à être reprise, sur une scène avisée, qui voudra restaurer l'opérette soignée en lui infusant des éléments verveux d'opéra-comique.

 

Guernica ne fut jouée ensuite qu'à demi ; la première moitié de l'ouvrage, ridiculement tronqué et sans dénouement, eut un succès de curiosité que découragèrent aussitôt des incidents hostiles. L'alliance existait déjà, dans la partition de l'Opéra-Comique, entre tous les éléments de musicalité que Paul Vidal s'était forgés avec tant d'art ; le résumé de sa personnalité s'y affirmait vigoureusement. Une preuve en est dans l'essor de l'ouvrage intégral, restitué en ses cinq actes et tableaux, à travers les théâtres de province, où ses triomphes finiront bien par le renvoyer à Paris ; je note, en passant, le succès de Guernica à Bordeaux, où on la jouait pour la première fois le soir de la deuxième de la Burgonde.

 

Avec le recul grandiose de l'histoire et de la légende, la puissance orchestrale de l'Opéra, le prestige des superbes costumes de Bianchini, le cadre immense des forêts de Jambon et des palais de bois de Carpezat, la Burgonde est l'œuvre d'un maître ; aucune défaillance ne s'y est glissée ; elle demeure pathétique comme un fait-divers moderne ; mais, en même temps, elle atteint un sommet culminant de la musique par le charme intarissable de ses duos d'amour, la sauvage grandeur de ses développements touraniens, la majesté calme de ses chœurs où tant d'expérience le dispute à tant d'émotion mystique. Je connais la partition pour l'avoir écoutée vingt fois avant la première, à des répétitions, dans des foyers, au piano, à l'orchestre ; chacune de ces auditions a confirmé mes impressions et raffermi ma foi ; elle s'adresse au public français et sa vitalité lui assure mieux que des lendemains, — l'avenir ; mieux que l'estime des musiciens, — le succès.

 

En notre temps de transition lyrique, l'auteur de la Maladetta et de la Burgonde vient de faire un acte de courage et de résolution dont il faudra lui tenir compte ; il est revenu, le plus possible, aux sources mélodiques d'autrefois. Il les a rajeunies, certes, de toute l'évolution qui s'est faite dans la science orchestrale et la simplification du théâtre au point de vue de la vérité et de la vie, le public lui donnera raison et ce sera peut être le premier pas décisif dans une voie nouvelle et traditionnelle à la fois, où nos musiciens, trop longtemps désorientés, retrouveront la suprématie incontestable de la mélodie française sur les musiciens du monde entier.

 

Admirablement monté, préparé, joué et conduit, l'ouvrage a dû une large part de ses premiers succès à Mlle Bréval, touchante jusqu'aux larmes (Ilda) ; Héglon (Pyrrha) pathétique et si belle ; Sauvaget (Ruth) qui débutait ; à MM. Alvarez (Gautier), véhément, superbe ; Delmas (Attila), impeccable ; Vaguet (Zerkan), comédien lyrique parfait ; Noté (Hagen) à la voix puissante ; Bartet (Bérick), vigoureux ; à l'orchestre docile de M. Taffanel ; aux danseuses de M. Hansen ; aux soins somptueux et confiants de MM. Bertrand et Gailhard.

 

 

 

01 février 1899

 

Opéra. — A propos de la Burgonde. — Débuts de Mlle Delna dans Samson et Dalila ; de Mlle Jane Marcy dans les Huguenots.

Opéra-Comique. — Fidelio de Beethoven. Débuts de Mme Rose Caron.

 

 

La Burgonde, ainsi que nous l'avions prévu, a été très discutée par la presse intransigeante ; la partition de Paul Vidal soulève, en effet, une des questions les plus passionnantes de notre art actuel. Ou la Burgonde est un grand succès, officiel, — puisque le ministre compétent décore le musicien, — national, puisque le public français qui vient l'écouter l'acclame avec conviction ; ou elle ne résout rien et ne prouve guère, comme l'insinuent les critiques ultra-modernistes de la majorité des grands journaux.

 

Entre ces deux thèses, la vraie est peut-être celle-ci : la Burgonde est le premier coup asséné avec décision sur les adversaires des traditions mélodistes de la vieille école de France ; elle sera, comme tout premier bataillon envoyé au feu, malmenée, piétinée, décimée, peut-être momentanément détruite ; mais les imitateurs de Paul Vidal, de moins en moins niés après lui, contribueront à lui rendre, dans quelques mois ou dans quelques années, le haut rang qu'elle doit occuper dans l'estime du grand public et dans le respect des critiques. Cette opinion éclectique, à une époque où l'éclectisme n'est plus à la mode, est juste, je le crois, sincère, je l'affirme.

 

J'aurais voulu dire, pour compléter la brève analyse du précédent numéro, l'excellence d'une interprétation que, du moins, l'unanimité des éloges a dû, déjà, remercier de ses vaillants efforts.

 

Mlle Lucienne Bréval a créé une Ilda, qui sera, avec l'Africaine et la Walkyrie, l'un des sommets de sa belle, mais inégale carrière. Le charme de son personnage, composé avec un naturel plus expressif et mieux harmonieux que toute étude laborieuse, est inexprimable. L'artiste, un instant desservie naguère par sa santé ou par l'incohérence peut-être des conseils allemands qui la déroutaient, a reconquis une maîtrise à la fois habile et ménagère de ses forces. C'est une preuve de plus que Mlle Bréval, très cultivée et d'esprit fort informé d'art et de littérature moderne, n'a besoin des enseignements de personne pour retrouver sa personnalité.

 

M. Delmas a longuement médité son Attila ; il l'a composé avec la sûreté qui lui est familière et un souci historique que nous ne lui connaissions guère que depuis Hans Sachs. Parfois, dans les pages pathétiques de l'œuvre, il a été mieux qu'un excellent, — un grand artiste. Il décline modestement la plus grande part de son propre succès pour l'attribuer à la manière vocale qui caractérise l'écriture de Paul Vidal ; mais cet éloge, que méritent tous les rôles de la Burgonde où nulle voix ne peut être faussée, trouée, ni usée par l'inexpérience du compositeur, — je ne mets presque aucune allusion dans cette constatation rare — cet éloge, pour être porté à l'actif de Paul Vidal, ne diminue en rien le talent de ses interprètes.

 

Mme Héglon, en composant le personnage de Pyrrha, l'a différencié comme il convenait de Dalila, sa triomphale création à l'Opéra ; elle s'est montrée véhémente à souhait, fort belle d'allures et d'expression dramatique ; ses qualités ont surmonté les difficultés d'un rôle, un peu sacrifié parfois, jusqu'à lui donner un vigoureux relief de vie et de vérité.

 

 

En lui succédant dans Dalila, Mlle Delna a omis d'imiter son respect scrupuleux de la mesure, sa science vocale et jusqu'à la chaleur de ses terminaisons lyriques. Certes, l'admirable voix de Mlle Delna lui tient lieu de tout autre souci théâtral ; encore s'agirait-il pour elle d'interpréter les rôles modernes en respectant leur caractère et leur diversité, surtout lorsque Saint-Saëns pourrait, auditeur fortuit et stupéfié, se trouver assez mal content d'être mis à la remorque de son propre orchestre par une interprète magnifique, mais d'une mobilité douteuse. Mlle Delna sera une incomparable artiste lorsqu'elle renoncera à ses licences envers la mesure ; et le public, chaleureux pourtant, de la première le lui a marqué suffisamment en acclamant ses andantes quand ils sont écrits dans la partition et en les omettant, avec même quelque fraîcheur, lorsqu'ils dénaturent par trop l'écriture du maître — fort heureusement pour lui en voyage.

 

Mlle Jane Marcy a, comme nous l'avions prévu, remporté un nouveau succès dans les Huguenots qui lui servaient de second début ; elle se joue des difficultés vocales de son rôle avec une compréhension parfaite de son personnage et un souci rare des traditions brillantes du passé. Après nous avoir donné une Sieglinde valeureuse, Mlle Marcy nous a rendu une Valentine de haut style, fort acclamée des dilettanti et du public de l'Opéra.

 

***

 

A l'Opéra-Comique, grand évènement musical : débuts de Mme Rose Caron dans Fidelio. L'œuvre géniale de Beethoven, condamnée au silence par la nécessité de confier à des chanteurs de grand opéra les dialogues parlés du livret, appelait nécessairement les récitatifs de M. Gevaert, si habilement agencés. L'inepte et désastreux poème de Bouilly ne s'en trouve point amélioré ; mais je ne comprends pas les critiques de certains, qui ont crié à la profanation, parce que M. Gevaert nous permettait enfin d'entendre l'ouvrage et d'y goûter, somme toute, l'une des plus rares joies lyriques que le théâtre nous puisse donner.

 

M. Carré a luxueusement monté Fidelio, avec même une profusion de décors magnifiques, signés Jusseaume et dont l'importance n'est pas sans encombrer son étroite scène et y multiplier des entr'actes intempestifs. C'est surtout Mme Rose Caron qui était attendue avec fièvre dans le personnage de Fidelio.

 

Elle y est fort belle, très grande, tragique à souhait et dolente avec fragilité ; car on peut bien remarquer sans infirmer ses réels mérites, que la tessiture élevée du rôle est interdite à ses moyens vocaux, déjà limités en des œuvres moins tendues. Le travesti ne lui messied point ; mais ses gestes, longs et imprécis, s'harmonisent moins au drame intime de la pièce qu'aux situations légendaires de ses autres succès de théâtre. Le cadre étriqué d'une scène nouvelle, l'émotion dont elle se défend assez mal, sa conviction peut-être d'être dépaysée dans une œuvre et devant un public si nouveaux pour elle, — sa création de Fidelio à Bruxelles datant, je crois, d'une dizaine d'années, — tout a concouru à l'effet incomplet, à l'impression d'inachevé que la haute artiste donnait dans son début place Boieldieu.

 

L'orchestre, excellent parfois, n'est point sans nervosité ; elle lui vient peut-être de ses tribulations architecturales, de la nouveauté d'une acoustique, toujours funeste au quatuor et cuivrée encore avec quelque excès, de la manière un peu sèche aussi de son chef, M. André Messager, musicien hors ligne, qui dissèque la mesure avec une sûreté redoutable et dont la baguette trace en traits quelquefois anguleux la science impeccable de son érudition.

 

 

 

15 février 1899

 

M. Gaston Carraud. — Début de Mlle Torrès, à l'Opéra-Comique. — M. Demauroy et M. Fédorow, à l'Opéra. — L'Apollonide, de Franz Servais. — Concert de Mme Roger-Miclos. — MM. G. Charpentier, Camille Erlanger et Xavier Leroux.

 

 

M. Gaston Carraud, prix de Rome, lettré délicat et qui apporte à sa critique musicale un soin indulgent, respectueux toujours de l'effort des justiciables les moins favorisés, nous a donné, ces temps-ci, une Buona Pasqua de haut goût. C'est un poème symphonique, d'une poésie large et soutenue, avec des combinaisons de timbres très curieux et une unité de rythme qui figure l'éveil des cloches romaines sur la ville encore endormie.

 

Nous attendons de M. Carraud des œuvres de théâtre ; il est doué des meilleures qualités de force et de clarté qui caractérisent les bons dramaturges lyriques. Sa symphonie a brillamment réussi, au Concert Lamoureux ; elle nous promet des partitions solides, que nous avons hâte d'écouter.

 

 

Les débuts de Mlle Torrès à l'Opéra-Comique ont un peu déçu ses admirateurs ; le personnage de Manon l'a trahie ; une prononciation encore défectueuse diminue ses moyens vocaux ; mais il serait injuste de la classer sur cette première épreuve, défavorable à ses qualités réelles. L'artiste est, en elle, très intelligente et douée d'énergie ; nous serions surpris de ne pas lui voir prendre une légitime revanche.

 

Un autre lauréat du Conservatoire, M. Demauroy, débutait aussi dans la Walkyrie. Succès réel, sans trop d'éclat.

 

En revanche, M. Fédorow, qui débutait dans le Prophète, a fait sensation dans le personnage de Jean de Leyde. C'est un Russe du plus sûr avenir, naguère encore marchand de grains, et dont la vocation s'est révélée, cet été, à Biarritz, en présence de M. Gailhard, directeur de l'Opéra, au cours d'auditions dont je fus le témoin fortuit et qui n'annonçaient pas une transformation aussi rapide. Les plus vifs éloges doivent être adressés à l'élève et au professeur ; en quelques mois, M. Fédorow a acquis la force, le relief, la distinction même qui manquaient au charme déjà très prenant de sa voix. Excellente acquisition pour l'Opéra.

 

La lecture de la partition de l'Apollonide, que Servais a mis un demi-siècle à écrire, ne révèle pas, je dois l'avouer, l'écriture géniale qu'ont proclamée les pèlerins passionnés de M. Mottl. Il est certain que l'œuvre, non jouée sur une scène parisienne, bénéficie de l'enthousiasme têtu qui saisit tout critique, après qu'il a voyagé, durant des centaines de kilomètres, vers une audition hors des frontières ; l'amour-propre déconseille l'aveu des pires déconvenues. Et, pour peu que l'ouvrage dénonce des qualités, — comme l'Apollonide, si sage, si soignée ! — c'est tout de suite du délire et de la passion.

 

Pourquoi tous nos compositeurs ne sont-ils pas joués, d'abord, dans leur intérêt, à l'étranger ? Ils auraient brusquement tant de génie !

 

***

 

J'ai assisté, à la première séance de sonates pour piano et violoncelle de Mme Roger-Miclos et de M. René Carcanade, salle Pleyel. Brahms, Rubinstein et Boellmann étaient au programme ; une interprétation colorée et vibrante les a, tous les trois, fait acclamer ; les deux parfaits virtuoses qui nous les traduisaient les rendent si clairs à nos analyses ! Mme Roger-Miclos n'a plus à faire des progrès ; le piano, sous ses doigts, est tout un orchestre nerveux, sûr de lui, superbe ; et l'émotion qu'il dégage est des plus sincères que j'aie connus.

 

Passons à quelques généralités.

 

L'Allemagne et l'Italie, — qui n'en manquaient guère cependant ! — viennent de nous révéler deux compositeurs nouveaux : Strauss et Perosi. Nos grands Concerts les adoptent d'emblée et nos publics les applaudissent avec une sincérité qui témoigne de leur génie.

 

Que fait-on, pendant ce temps, pour nos compositeurs ? Un certain nombre d'entre eux, ayant fourni leurs preuves, attendent le théâtre, le directeur ou le hasard qui les pourrait mettre en lumière, devant la foule. Alfred Bruneau, Paul Vidal, Messager, Bourgault-Ducoudray et deux ou trois autres sont classés à leur rang et définitivement sortis de page. Mais, après eux, une pléiade se présente, avec, pour chefs de file, Camille Erlanger, Xavier Leroux, Pierné et Samuel Rousseau. Que fait-on pour les soutenir, les aider, les produire ?... Rien, ou à peu près rien.

 

L'Opéra-Comique ne peut les jouer, pour des motifs dont la formule varie avec la meilleure foi du monde : cadre trop grandiose, distribution difficile, encombrement des foyers d'étude par le répertoire ou l'unique nouveauté de la saison.

 

L'Opéra, écrasé de frais croissants, dès qu'il fait mine de planter un décor neuf, se récuse, impuissant, devant les manuscrits offerts, ou abandonne les pièces avant d'avoir pu les imposer au public, toujours lent à les adopter.

 

Les concerts eux-mêmes hérissent leurs programmes de chefs d'orchestre exotiques, de pages wagnériennes idolâtrées, de solennels chefs-d’œuvre achalandés depuis des lustres ; à peine, de loin en loin, un coin exigu est-il réservé aux productions de la jeune école, entre deux virtuoses belges ou allemands.

 

Il serait temps d'user, en faveur des nôtres, les moyens de propagande dont chacun de nous peut disposer. A parler souvent des œuvres les plus ignorées, on est parvenu à créer, parfois, autour d'elles, une rumeur avant-courrière de gloire, tout au moins de quelque renommée. Un exemple le démontre : aujourd'hui, tous les curieux de musique nouvelle savent le titre de l'ouvrage de M. Gustave Charpentier, Louise ; tous les mois, dans les salons ou les cénacles, on vous dira que Louise avance, qu'elle est terminée, qu'un feu de pipe a réduit en cendres l'orchestration du trois, que son auteur déménage, bref une information sympathique, attestant la notoriété de la pièce et de son musicien. Célèbre avant d'avoir affronté la rampe, Louise est parée pour un triomphe ; ne fût-elle jamais jouée, elle aura connu, quand même, les enivrements de la popularité. Il y aura, plus tard, des auditeurs qui se la rappelleront, des Parisiens qui se raconteront la première, une foule de témoins convaincus et de chroniqueurs diserts, disposés à en réclamer la reprise.

 

L'ouvrage, qui ne peut être quelconque, écrit par M. G. Charpentier, a certainement de la valeur ; en tous cas, il est déjà notoire, ce qui lui est un commencement d'avenir ; et ceux qui l'ont signalé à l'attention des foules ont quelque droit à notre merci.

 

En ces limbes de la gloire, où Louise a déjà des années de service, je voudrais voir entrer, jusqu'au jour où on les jouera, quelques partitions achevées, dont nous sommes quelques-uns à savoir la valeur rare. Camille Erlanger, l'auteur de Saint-Julien l'Hospitalier, de Kermaria, des Poèmes Russes, vient de terminer un drame lyrique ; je suis prié d'en taire le titre jusqu'à ce que soient aplanies quelques difficultés, éclairés quelques malentendus. Mais je tiens, dès maintenant, à annoncer que ce jeune maître, — dont certains critiques écrivirent qu'il avait fondé l'Erlangisme — a, dans son portefeuille, une des œuvres sensationnelles de demain.

 

Xavier Leroux, dont le poème symphonique, Vénus et Adonis, triomphait, une fois de plus, à Angers, ces jours-ci, avec Mme Héglon, sa merveilleuse interprète, tient en réserve un Ratcliff, qui nous est promis par M. Carré et une Astarté toute vibrante de lyrisme, de passion et d'éclat. Je suis sûr que ces deux compositeurs brilleront, bientôt, au premier rang de nos musiciens : le journalisme, les salons, les brasseries à thèses n'usent pas leurs loisirs. Ils travaillent avec foi, sans se préoccuper des lendemains. On n'a pas à retenir leurs noms, déjà connus et acclamés ; mais il convient de les prononcer souvent pour les familiariser par avance avec la renommée qui les attend.

 

 

 

15 mars 1899

 

Opéra-Comique. — L'Angelus, pièce en un acte de M. Georges Mitchell ; musique de Casimir Baille. — Début de Mlle Emelen dans Phryné. — L'abbé Perosi.

 

 

M. Georges Mitchell nous conte, en s'efforçant d'y demeurer vraisemblable, l'aventure d'une femme dont le mari court le guilledou et dont le fils, revenu du régiment, prétend ramener l'infidèle en le morigénant sans respect ; d'où reproches de la mère au fils d'avoir offensé son père !... L'angelus tinte sur ses entrefaites et dénoue en prière la scène à trois qui pouvait sembler sans issue.

 

La partition de M. Casimir Baille est simple et modeste comme lui ; elle a plu ou déplu, suivant le tempérament de chacun des auditeurs ; mais les auteurs étaient sympathiques, l'acte ne traînait guère et l'on a applaudi de bon cœur, comme pour dire : Au revoir !

 

Le même soir Mlle Emelen débutait dans Phryné ; la situation de cette artiste lyrique fut, depuis des mois, d'être une jolie femme à laquelle Massenet destinait un joli rôle ; et c'était charmant, ce mystère autour de cette belle interprète. Nous regrettons un peu le charme rompu et que le travesti du prince de Cendrillon n'ait pas été le premier costume d'opéra-comique de Mlle Emelen ; sa voix y a perdu un peu de la perfection qu'elle eut pu emprunter à ses jambes et elle a paru bonne sans éclat, juste sans excès, jeune avec art ; c'est une fauvette qu'il faudra vêtir en colibri pour lui assurer mieux le premier rang.

 

 

Evénement musical : l'abbé Perosi est venu ; nous l'avons entendu ; et nous avons été convaincus — qu'élève hier, il sera maître demain. Aujourd'hui, il se révèle avec un lot de qualités, de dons et de faiblesses qui ne suffisent pas à fonder sa divinité musicale. La plus personnelle de ses productions religieuses, la Résurrection, est la plus récente, ce qui atteste l'œuvre en progrès de ce très jeune continuateur de Vittoria, de Haendel et de Carissimi, — beaucoup moins peut-être de Palestrina, — qui ne craint pas d'introduire parfois la passion et le mouvement du théâtre dans les plus mystiques oratorios.

 

Je sais bien que l'effort de dom Perosi est déjà un retour plus accusé aux vieux maîtres de la musique sacrée, délaissée depuis longtemps en Italie, au profit des compositeurs de théâtre, introduits dans les églises avec Gounod, Verdi et tant d'autres ; mais il ne nous rend pas toute la pureté de l'inspiration mystique de Roland de Lassus ou de Bach, l'ancêtre, le père patriarcal de toute musique moderne. La naïveté de Haendel lui fait défaut ; Wagner et Mascagni paraissent l'influencer tour à tour, ce qui suffit à expliquer son échec complet à Berlin, où l'imitation du Maître est honnie comme un sacrilège ; des « tranches de vie », pour parler la langue des esthètes contemporains, s'enchâssent dans la trame pieuse de ses développements et la jeunesse, — une jeunesse fougueuse et même inspirée avec bonheur, — déborde bien souvent de ses paraphrases mélodieuses.

 

On ne peut pas reprocher à dom Lorenzo Perosi l'humanité de ses conceptions lyriques, les cris d'amour profanes qui éclatent parmi les alleluias de sa Résurrection ; cette façon ardente de comprendre et de traduire sa piété, sa ferveur exaltée, sa foi chrétienne ne manque ni de beauté ni d'ampleur. Elle est surtout de son temps et de son pays ; elle a dérouté quelques-uns de nos dillettanti parce qu'ils refusent toujours de voir l'homme à travers le prêtre et de supposer un cœur à celui qui n'est plus, à leurs yeux, qu'une âme apostolique. En Italie, on analyse moins les sensations émanées de la musique, même sacrée ; les scrupules d'un Huysmans y sembleraient incompréhensibles aux admirateurs de d'Annunzio et, somme toute, l'acoustique monacale de nos puristes est peut-être un anachronisme pédant dont il vaut mieux nous affranchir, une fois pour toutes, si nous voulons vivre avec notre siècle.

 

Quand l'abbé Perosi sera définitivement le maître de sa mélodie, sans être troublé par les glorieuses réminiscences qui l'embroussaillent encore trop souvent, — quand il mettra moins d'émotion dramatisée dans sa phrase et plus de foi surhumaine en son essor musicien, il nous donnera des chefs-d’œuvre impérissables et de définitives compositions, dignes des archives vaticanes et de la gloire à travers les siècles. Il suffit, pour lui décerner un éloge sérieux, d'affirmer qu'en dépit de la réclame italique ourdie autour de lui par des amis trop enthousiastes, son renom naissant n'a pas subi d'échec à Paris et que son génie, épanoui seulement à moitié, a intéressé les connaisseurs sans parti pris, tout prêts, demain, à l'acclamer avec conviction s'il tient les promesses magnifiques qu'il vient de leur donner en cette première audition. Bien des auteurs immortels ont eu de moins favorables débuts.

 

 

 

01 avril 1899

 

La reprise de Guillaume Tell à l’Opéra.

 

On vient de rentoiler, avec un soin somptueux, cette grande fresque montagnarde qui s'appelle Guillaume Tell, et dont quelques pages restent immuablement belles, parmi des musiques qui ont vieilli et des fioritures italiennes plus fanées encore que ridicules. Tout le côté naturel poésie, Alpes et sentiment du chef-d'œuvre de Rossini nous a ému de sa diversité, septuagénaire cependant ; le reste, déclamatoire sans éclat et pompeux avec casque et panache, a fait sourire ceux qu'il n'a point contraints de soupirer.

 

Quelques prix de Rome ont édenté la partition magistrale avec une stupeur dont je m'amusais à suivre, sur leurs visages, l'expression un peu étudiée ; il découvraient à la fois le ranz des vaches et un compositeur dont ils ne savent plus qu'une chose, depuis la mort de Wagner : c'est qu'il cuisinait supérieurement le macaroni !... Et ils affectaient une désillusion pieuse, plus offensante envers Rossini, qu'un mépris amer et virulent.

 

De l'autre côté du rideau, la Direction, l'interprétation, la régie, les coryphées, les machinistes-doyens et les abonnés d'autrefois se félicitaient, au contraire, d'avoir enfin réentendu cette musique !... Et cet enfin consolateur vitupérait comme par mégarde les apitoiements de la jeune composition, éparse dans les couloirs.

 

Entre ces deux courants contradictoires, l'indifférence du public était flagrante ; il ne s'intéressait, de loin en loin, qu'aux ut du ténor, l'applaudissait de bon cœur chaque fois qu'il les atteignait en virtuose, très guetté au tournant du demi-ton suprême et périlleux.

 

Il faut, pour être juste, convenir que la soirée, très honorable, figurera parmi les meilleures de l'Opéra ; l'absence d'étoile de première grandeur, qui modifiera peut-être les recettes à venir, n'empêchait pas M. Affre d'être un Arnold remarquable jusqu'au fameux « Suivez-moi ! » et Mme Bosman de nous donner une Mathilde à voix de cristal, parfaitement sûre de son rôle. Je sais que M. Renaud n'aime pas le personnage de Guillaume ; il s'y sent lui-même un peu dépaysé, car c'est un artiste d'une conscience trop éclairée pour ne discerner point une tessiture désavantageuse dans un rôle plutôt ingrat. Mlle Agussol chantait Jemmy, — à merveille ; M. Gresse avait seul la voix retentissante du montagnard qu'exigeait Walter ; M. Marius Chambon s'évertuait avec art à nous donner un Gessler de haut relief ; j'en passe ! et des moins inférieurs !

 

Tout cela était coloré, habile, respectueux du maître disparu jusqu'au scrupule même antimusical. Un orchestre ponctuel, sous la baguette impeccable de notre Paul Vidal, jouait avec religion et exécutait strictement jusqu'à la plus infime double croche. Les chœurs savaient leurs parties et les chantaient sans une faute, sous le bras sévère de Claudius Blanc ; ils les chantaient même avec tant de conscience qu'ils en avaient oublié d'emblée tous les autres chœurs, ceux de la Cloche du Rhin y compris, ce qui a empêché la Direction de jouer, ces jours-ci, l'ouvrage de Samuel Rousseau.

 

Pourquoi donc n'assistions-nous pas à la reprise triomphale que nous espérions ? d'où venait l'ambiance d'ennui qui se dégageait du troisième acte ? et la demi-satisfaction qui émanait du dernier ?...

 

***

 

C'est que Guillaume, depuis vingt ans, a vieilli d'un siècle ; entre les sommets culminants de l'œuvre, toujours radieux, se creusent des abîmes faits de néant, des sentiers de puérilités inutiles. On n'a pas le courage sacrilège de toucher aux décrépitudes du maître et l'espoir de rajeunir tout entier lui est enlevé du même coup.

 

Certes, il y a là des pages qui, même inférieures, fixent une époque, consacrent une tradition ; imparfaites, elles doivent pourtant rester, comme des nodosités défectueuses dans une planche sculptée par le génie. Il me chagrinerait même de voir disparaître le vers célèbre : — Ma hache sur son front ne s'est pas fait attendre ! si traditionnel et si sacré.

 

Mais, de là à tout garder en bloc, il y a une marge !... Quand une toile du Louvre a un accroc, des taches, une avarie, d'habiles restaurateurs la réparent, la revernissent, lui rendent sa grâce et sa fraîcheur première, avivant ses coloris d'un pinceau déférent et délicat.

 

Pourquoi ne pas procéder de même à l'Opéra ?... Cette partition, trop touffue, interminable, qui, du vivant de Rossini lui-même, n'était jamais jouée dans son intégralité absolue, pourquoi nous l'infliger sans coupures ni allégements ?... Plus réduite, ressoudée avec l'art que nous pouvons attendre d'un Gevaert ou d'un Paul Vidal, elle aurait encore des succès enviables, une vogue de pièce de musée sans fêlures et d'admirable échantillon de l'art musical au temps de nos grands-pères.

 

Je sais bien qu'une proposition hérésiarque de cette nature est plus vaine qu'une attaque ardente, plus superflue qu'une idolâtrie sans autre argument que sa propre ferveur ; mais c'est peut-être la vraie critique celle qui érige en conseils hasardés les regrets de sa déconvenue. Guillaume n'a jamais gardé la permanence du répertoire, parce que la difficulté de trouver le ténor désormais exceptionnel de sa distribution la rend trop souvent impossible.

 

Lorsqu'on découvre un Arnold sortable, on devrait donc s'abstenir de l'embroussailler des redites, des répétitions, des récits superflus, des chœurs-rengaines dont regorge l'opéra de Rossini, qui lui interdisent le succès durable, c'est-à-dire l'avenir sans fin auquel il aurait droit, et condamnent l'auteur du Barbier et de Sémiramis à entrer dans la légende et à y rester, beaucoup moins pour sa bonne musique que pour son excellent macaroni.

 

 

 

15 avril 1899

 

Opéra-Comique. — Beaucoup de bruit pour rien, opéra en 4 actes et 5 tableaux, d'après Shakespeare, poème de M. E. Blau, musique de M. Paul Puget. (Heugel, éditeur).

Concert. — La Prise de Troie, au Conservatoire. (Choudens, éditeur).

 

 

M. Edouard Blau, en expurgeant Shakespeare de ses truculences grossières, en le pliant davantage aux traditions théâtrales de nos scènes, a fourni un poème dont il est trop facile de le blâmer ; nous connaissons, depuis des années, les scrupules fétichistes des admirateurs qui s'obstinent à ne trouver que des perles dans tout le fumier du grand Will ; mais ceci n'empêche point que M. Blau n'ait fait un excellent livret de Beaucoup de bruit pour rien. Il est clair, musical, rapide et dramatique. Ceux qui ne sont jamais préoccupés que de génération, de parturition et de vie au théâtre trouveront peu lyriques les scènes de l'ouvrage ; bornons-nous à n'être que des spectateurs et à l'écouter sans parti pris.

 

Don Pedro d'Aragon vient de pacifier la Sicile et de faire sa réconciliation avec son frère vaincu, don Juan, qui l'accompagne jusque dans Messine, non sans nourrir contre lui un désir sournois de vengeance ; un hasard lui permet de le réaliser : Claudio, le meilleur ami du prince, est fiancé à Héro, fille de leur hôte Léonato. Un affilié du détestable traître parvient à séduire une des suivantes d'Héro, qui, sous les vêtements de sa maîtresse, aux indécises clartés de la lune, échange avec le soudard des baisers sans timidité. Le roi et Claudio, postés aux aguets par don Juan, observent la scène et jurent de se venger de la fille perverse. En pleine église, au cours de la cérémonie nuptiale qui doit les unir à jamais, Claudio insulte Hero, raconte publiquement son crime et fuit, éperdu, vers les navires d'exil, de guerre et d'oubli. La vierge outragée n'a pu supporter tant de malheur ; elle est tombée inerte, au pied de l'autel, devant lequel on dresse sa couche funéraire, parmi les lamentations de tous. Un hasard, cependant, — l'indiscrétion d'un valet ivre — dévoile l'intrigue de don Juan, ramène Claudio et don Pedro devant le corps inanimé de leur victime dont ils proclament l'innocence. Alors, à la voix de l'époux reconquis, Héro s'éveille de la léthargie, semblable à la mort, qui la tenait prostrée ; et le roman des deux héros d'amour s'achève en hymen triomphal. Le couple de Béatrice et Bénédict traverse l'action d'une querelle tendre et narquoise : l'on finit par les marier, aux côtés d'Héro et de Claudio, et tout le drame tourne à l'idylle, après de tragiques péripéties.

 

***

 

Sur ce poème habilement adapté M. Paul Puget a écrit une partition solide, trop touffue peut-être, mais d'une valeur incontestable ; sa musique déborde manifestement le cadre du sujet ; soucieuse surtout de faire « ses preuves », elle convertit, par endroits, en héros antiques les personnages de comédie dramatique qui lui sont proposés.

 

Cette constatation n'est pas une critique ; on ne peut, en effet, reprocher à M. Puget, prix de Rome en 1873 ! d'avoir attendu vingt-six ans son début sérieux au théâtre ; c'est la faute de notre organisation lyrique, — la plus routinière et la plus inféconde de l'Europe dans le pays le mieux fourni, pourtant, de verve musicale et d'habiles compositeurs. Après un quart de siècle de vaine attente, M. Paul Puget ne pouvait plus avoir qu'une pensée : nous montrer sa science profonde dans toutes les pages de sa partition ! et c'est ce qu'il a réussi à réaliser, non sans lourdeur, puisque c'était inévitable.

 

Après l'audition de Beaucoup de bruit pour rien, l'auteur ne se trouve pas plus classé qu'auparavant. Il excelle avec une virtuosité pareille à écrire les masses chorales et les récits grandiloquents de la tragédie lyrique, les réparties railleuses et légères de la comédie, les péripéties orchestrales du drame musical, tous les genres et tous les styles. Il ne surgit point avec unité de sa propre composition et l'on éprouve quelque embarras à pronostiquer son avenir à l'Opéra, à l'Opéra-Comique ou dans l'opérette modernisée.

 

Ce qui surprend le plus en ce début, — car M. Puget, qui a près de cinquante ans, n'en est pas moins un débutant ! — c'est la maîtrise expérimentée de son écriture orchestrale. Elle n'étouffe les voix, là où elle les couvre, que par l'excès de sa richesse et, surtout, par la détestable acoustique des cuivres dans la fosse sonore où l'orchestre est relégué. Il y a là, pour le coquet théâtre de M. Bernier un mécompte jusqu'ici irrémédiable : les trompettes, écrasant l'orchestre entier, le caporalisent bruyamment, étranglent le quatuor, noient les bois, détruisent l'harmonie des résonnances et assourdissent les interprètes et les instrumentistes, sans parler du public qui s'en montre aussi assommé.

 

Il n'est point, dans l'intéressante partition de M. Paul Puget, de détail laissé au hasard ; l'œuvre entière est d'une facture soignée qui devrait séduire ; les développements y sont inattendus, distingués, un peu longs parfois, mais sans fatigue tout de même, à cause de leur ingéniosité. Partout où Bénédict et Béatrice font assaut de sarcasme, leur esprit passe à l'orchestre et s'y reflète fidèlement, dans les papotages rieurs de l'instrumentation, les drôleries des bois et les notes piquées des cordes railleuses.

 

Toutes les fois que la situation grandit, l'inspiration la suit dans son essor, acquiert une ampleur imposante ; les chœurs y sont traités sans excès de modernité et le beau crescendo du troisième acte rappelle les maîtres de l'opéra français. Des pages pathétiques forcent l'émotion, des oppositions heureuses la détendent ; un coloris chatoyant met de l'air et de la lumière dans les fonds du tableau musical. Une profusion de qualités se manifeste tout le long de l'ouvrage.

 

D'où vient donc l'impression vague d'inachevé, de précaire et de chancelant qui se dégage de l'ensemble ?... Vous l'avez deviné : c'est de l'embroussaillement même du sujet, de la disproportion des âmes, des scènes et du titre avec l'exécution consciencieuse mais hyperbolique des moindres éléments du détail.

 

A l'Opéra-Comique, il y a une autre cause principale de cet inachèvement dans le succès légitime : l'interprétation.

 

 

***

 

Je suis trop du « bâtiment » pour ne pas avoir, envers les artistes de théâtre, un respect de leur effort qui me prépare à toutes les indulgences. Mais nous avons fait au public une éducation pitoyable en lui parlant des grandes vedettes avec une sorte d'exclusive idolâtrie ; toute œuvre nouvelle qui n'est pas défendue devant lui par quelque étoile connue est vouée à l'indifférence, parce que jamais débutant n'a attiré d'emblée la foule avec son œuvre, fut-elle de premier ordre. En confiant donc à deux inconnues, — charmantes et des mieux douées pourtant ! — les rôles d'Héro et de Béatrice, M. Paul Puget, qui les aura servies, a été desservi par leur absence de notoriété. Mlles Mastio et Telma ont joué exquisement, mais sans autorité, deux personnages d'opposition qui eussent demandé, je le crois, des artistes consacrées, à l'abri des : — « qui est-ce ? — d'un public difficile, uniquement épris des grandes vedettes, chanteraient-elles comme Mlle Delma dans Samson ou comme Mme Caron dans Fidelio.

 

Mlle Mastio (Héro), dont la sveltesse gracile faisait merveille et prédisposait à l'écouter, a une jolie voix, des gestes heureux, une éducation théâtrale réelle ; mais son émotion nuit un peu à la justesse de son émission et à la pureté de son soprano. C'est une excellente artiste pour demain ; elle a, aujourd'hui, la saveur, un peu acidulée, de sa jeunesse gracieuse et distinguée.

 

Mlle Telma, avec plus d'assurance, a eu peut-être moins de moyens. Elle parait vive, mutine à souhait dans le rôle de Béatrice ; mais son zèle juvénile lui fait, parfois, forcer son talent et masculiniser ses effets. Elle a des tendances à confondre son personnage avec la mégère apprivoisée d'un autre drame shakespearien. Ce qui, d'ailleurs, n'a pas empêché Mlles Mastio et Telma d'être acclamées avec justice.

 

M. Fugère jouait don Pedro d'Aragon ; l'admirable comédien y détonait avec un art parfait ; on avait toujours l'appréhension de lui voir esquisser un rond de jambe gavroche au moment pathétique ; le grave personnage du roi n'ayant rien de l'opérette, ni même de l'opéra-comique n'amusait point sa virtuosité.

 

M. Léon Beyle n'avait pas, lui non plus, un rôle fait pour lui ; mais l'excellent artiste, que je n'hésite pas à placer au premier rang de la troupe de son théâtre, a suppléé à force de chaleur et de conviction au volume vocal qui lui faisait défaut. Le reste de l'interprétation, en dehors de M. Clément, qui chante joliment, et de MM. Gresse et Carbonne, demeure sans éclat. L'orchestre de M. Messager se tire des difficultés de la partition avec une sûreté remarquable. La mise en scène est ce que l'on peut voir de plus joli, de plus somptueux, de plus invraisemblable et de plus anti-musical. M. Vizentini a donc oublié le métier lyrique qu'il savait si bien ?...

 

***

 

Grand succès pour Mlle Lucienne Bréval, dans la Prise de Troie, au Conservatoire ; il est évident que l'Académie Nationale de musique, après cette concluante épreuve, n'ira pas choisir un contralto pour ce rôle de soprano. Il y a vraiment, à Paris, des aberrations et des engouements dont l'obstination absurde passe le dire !... Où a-t-on pris que Cassandre fut un rôle grave ?... Mlle Bréval a été dans cette création, qui lui assure peut-être celle de l'Opéra, au-dessus de tout éloge.

 

 

 

01 novembre 1898 : Louis Gallet ; 01 décembre 1898 : Marguerite Carrère-Xanrof, Jane Marcy, Emma Calvé, Déjanire (Saint-Saëns) ; 01 janvier 1899 : la Burgonde (Vidal) ; 01 février 1899 : la Burgonde (Vidal), Fidelio (Beethoven) ; 15 février 1899 : l'Apollonide (Servais), Louise (Charpentier) ; 15 mars 1899 : l'Angelus (Baille), Marie-Louise Emelen ; 01 avril 1899 : Guillaume Tell (Rossini) ; 15 avril 1899 : Beaucoup de bruit pour rien (Puget)

 

 

(Pierre-Barthélemy GHEUSI, articles publiés dans la Nouvelle Revue)

 

 

 

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