Jules MASSENET
On l'a beaucoup loué, à tort et à travers ; loué de ses nombreuses et brillantes qualités, loué parfois même de celles qu'il n'avait pas, et c'est justice ; c'est la loi du Vocero ; le mort d'hier ne doit connaître que des éloges. On est, pendant sa vie, assez en butte aux injustices de toute sorte, pour avoir droit, un jour, à la bienveillance absolue.
Aussi ai-je attendu, pour parler de lui, le moment où l'Académie se disposait à le remplacer, c'est-à-dire à mettre quelqu'un à sa place ; car on ne remplace jamais les grands artistes. D'autres leur succèdent, avec des natures et des qualités différentes, qu'on ne remplace pas davantage. On n'a pas remplacé la Malibran, ni Mme Viardot, ni Mme Carvalho, ni Talma, ni Rachel ; on ne remplacera pas Mme Patti, Mmes Bartet et Sarah Bernhardt ; on n'a pas remplacé Ingres, ni Delacroix, ni Berlioz, ni Gounod. On ne remplacera pas Massenet.
L'a-t-on mis à sa vraie place ? Ses élèves, peut-être ; mais ceux-ci, reconnaissants de son excellent enseignement, peuvent être, à bon droit, suspects de partialité. Les autres ont parlé légèrement de ses œuvres ; on a réédité pour lui, en le transposant le mot célèbre : Saltavit et placuit. Il a chanté et il a plu. On a pensé le diminuer ainsi. Serait-il donc répréhensible de plaire ? On le croirait à voir le goût qu'on affecte de nos jours pour tout ce qui est choquant et déplaisant, dans tous les arts et même en poésie. Le mot effarant des Sorcières est devenu un programme : l'horrible est beau, le beau est horrible ; car on ne se contente pas d'admirer ces horreurs, on parle avec mépris des beautés consacrées par le temps, par l'admiration des siècles.
On aura beau faire, on n'empêchera pas que Massenet soit un des diamants les plus étincelants de notre écrin musical. Nul musicien n'a joui autant que lui de la faveur du public, à l'exception d'Auber qu'il n'aimait pas, non plus que son école, et à qui pourtant il ressemble étrangement ; la facilité, la fécondité prodigieuse, l'esprit, la grâce, le succès, leur sont communs, et tous deux ont fait la musique convenant à leur temps ; aussi leurs arts diffèrent-ils du tout au tout. On les a, l'un et l'autre, accusés d'avoir flatté leurs auditeurs ; n'est-ce pas plutôt qu'artistes et auditeurs avaient les mêmes goûts, étaient parfaitement d'accord ?
Or, aujourd'hui, les aristarques n'ont d'estime que pour les révoltés. Certes, il est beau de mépriser la foule, de remonter les courants et de contraindre à force de génie et d'énergie cette foule à vous suivre malgré la résistance.
Mais on peut être un grand artiste sans cela.
Étaient-ce des révoltés, Sébastien Bach avec ses deux cent cinquante cantates, qui furent exécutées aussitôt qu'écrites, et à qui l'on demandait des compositions pour des occasions solennelles ; — Haendel, directeur du théâtre où l'on représentait ses opéras, où l'on chantait ses oratorios, et qui aurait fait faillite s'il avait pris le contrepied des goûts et des habitudes de son auditoire ; — Haydn, écrivant pour alimenter la chapelle du prince Esterhazy ; — Mozart, forcé d'écrire incessamment ; — Rossini, travaillant pour un public intolérant qui n'aurait pas laissé jouer l'opéra, si l'ouverture n'avait contenu l'immense crescendo qu'on lui a tant reproché ?
Ce furent pourtant de grands musiciens.
On a fait à Massenet un autre reproche : il est superficiel, dit-on ; il n'est pas profond. Et la profondeur, comme on sait, est fort à la mode.
Cela est vrai : il n'est pas profond, et cela n'a aucune importance.
De même qu'il y a plusieurs maisons dans la demeure du Père, il y en a plusieurs dans la maison d'Apollon. L'art est immense. Il a le droit de descendre dans les abîmes, de s'insinuer dans les replis secrets des âmes ténébreuses ou désolées. Ce droit n'est pas un devoir.
Les artistes grecs, dont les œuvres nous émerveillent, n'étaient pas profonds ; leurs déesses de marbre sont belles, et la beauté leur suffit.
Est-ce que nos sculpteurs d'autrefois, les Clodion, les Coysevox, étaient profonds ? Est-ce que Fragonard est profond ? Est-ce que La Tour est profond ? Est-ce que Marivaux est profond ? Est-ce qu'ils ne font pas tous grand honneur à l'École française ?
Tous ont leur prix, tous sont nécessaires. La rose, avec ses fraîches couleurs et son parfum, est, à sa façon, aussi précieuse que le chêne altier et vigoureux. Les grâces, les sourires, seraient-ils donc choses négligeables ? Ah ! combien j'en sais qui affectent de les dédaigner et qui regrettent, dans leur cœur, de ne pas les avoir !
Il faut à l'art des artistes de toute espèce, et nul ne saurait se flatter d'embrasser, à lui seul, l'art tout entier.
Il en est qui, pour traiter les sujets les plus aimables, gardent la gravité d'un empereur romain sur son trône d'or ; Massenet n'était pas de cette espèce ; il avait le charme, la séduction, la passion fiévreuse sinon profonde. Sa mélodie, flottante, incertaine, tenant parfois du récit plutôt que de la mélodie proprement dite, lui est tout à fait personnelle ; en théorie, je ne l'aimerais pas beaucoup ; elle manque d'ossature et de style. Mais comment résister quand on entend Manon aux pieds de Des Grieux, dans la sacristie de Saint-Sulpice ? Comment ne pas être pris aux entrailles par ces sanglots d'amour ? Comment réfléchir et analyser lorsqu'on est ému ?
Art d'émotion donc art de décadence. Peu importe. Comme je me suis efforcé de le démontrer ailleurs, décadence, en art, est souvent loin d'être synonyme de déchéance.
Cette musique a pour moi un grand attrait, bien rare de nos jours : elle est gaie. La gaieté est mal vue dans la musique à notre époque. On la reproche à Haydn et à Mozart ; on détourne pudiquement la face devant l'explosion de joie exubérante qui termine triomphalement la Neuvième symphonie. Vive la tristesse ! Vive l'ennui ! Et ce sont des jeunes gens qui parlent ainsi. Puissent-ils ne pas regretter, trop tard, le temps perdu de la gaieté passée !
La facilité de Massenet tenait du prodige. Je l'ai vu, souffrant, écrire sur son lit, dans une posture des plus incommodes, des pages d'orchestre qui se succédaient avec une déconcertante rapidité. Trop souvent une telle facilité engendre la paresse : on sait, au contraire, quelle somme énorme de travail il a produite. Ne lui a-t-on pas reproché sa fécondité ? C'est pourtant la qualité maîtresse. L'artiste qui produit peu, s'il a du mérite, pourra être un artiste intéressant ; il ne sera jamais un grand artiste.
En ce temps d'anarchie artistique, alors qu'en hurlant avec les fauves, il aurait pu se concilier une critique hostile, Massenet a donné l'exemple d'une écriture impeccable, sachant allier le modernisme au respect des traditions, alors qu'il suffit parfois de fouler celles-ci aux pieds pour être mis au rang des génies. Maître de son métier comme pas un, rompu à toutes ses difficultés, possédant à fond tous les secrets de son art, il méprisait les contorsions et les exagérations que les naïfs confondent avec la science musicale et poursuivait sa voie, cette voie qu'il avait tracée lui-même, sans aucun souci du qu'en-dira-t-on. Sachant profiter, comme de raison, des nouveautés que l'étranger nous apportait, mais en les assimilant parfaitement, il nous a donné le réconfortant spectacle d'un artiste bien français, que ni les fées du Rhin, ni les sirènes de la Méditerranée n'ont pu séduire. Virtuose de l'orchestre, il ne lui a pas sacrifié les voix, et l'amoureux de celles-ci ne leur a pas sacrifié la couleur orchestrale. Enfin, il avait le don supérieur : la vie, ce don qu'on ne saurait définir, mais auquel le public ne se trompe pas, et qui assure la fortune à des œuvres bien inférieures aux siennes.
Ses admirateurs passionnés peuvent être tranquilles : après l'engouement vient parfois l'oubli ; pour lui, ce ne sera pas l'oubli, mais la justice, et celle-ci ne saurait lui être sévère. Sur l'arbre à la végétation luxuriante, à la floraison parfumée, les fleurs éphémères se faneront avec le temps : l'arbre restera, et de longtemps nous n'en verrons croître un pareil.
On a beaucoup parlé de l'amitié qui nous unissait, se basant sur les démonstrations qu'il me prodiguait en public — en public seulement. Cette amitié, il l'aurait eue, et dévouée autant que peut l'être une amitié solide, s'il l'avait voulu ; mais il ne l'avait pas voulu. Il a raconté, — ce que je n'avais dit à personne, — comment j'avais obtenu pour une de ses œuvres l'accès du théâtre de Weimar, qui venait de représenter Samson ; ce qu'il n'a pas dit, c'est la froideur glaciale avec laquelle il en accueillit la nouvelle quand je la lui apportai, m'attendant à un autre accueil. Dès lors, je n'ai pas insisté, et je me suis contenté de me réjouir de ses succès, sans attendre de sa part une réciprocité que je savais impossible, d'après l'aveu qu'il m'en fit un jour lui-même. Mes amis, mes camarades, ce furent Bizet, Guiraud, Delibes ; ceux-ci étaient des frères d'armes ; Massenet était un rival. Son suffrage n'en avait que plus de prix, quand il me faisait l'honneur de proposer mes œuvres en exemple à ses élèves ; et si j'ai abordé cette question, c'est pour qu'il fût bien avéré que lorsque je proclame sa haute valeur musicale, seule la conscience artistique a guidé ma plume, et pour que ma sincérité ne pût être soupçonnée.
Un dernier mot.
On a beaucoup imité Massenet ; il n'a imité personne.
(Camille Saint-Saëns, École Buissonnière, 1913)