Jules MASSENET
L’un des mieux doués, le plus fécond et peut-être le plus absolument distingué de tous les membres de la jeune école musicale française, est né le 12 mai 1842 à Montand (Loire). Le plus jeune d'une famille qui ne comprenait pas moins de onze enfants, il montra de bonne heure une vocation décidée pour la musique, et il était à peine âgé de dix ans lorsqu'il fut admis dans une des classes de solfège du Conservatoire de Paris, où il obtint un troisième accessit dès 1853. En même temps il suivait, dans cette école, le cours de piano de M. Laurent, et se voyait décerner un troisième accessit de piano en 1854, le premier accessit en 1856, et le premier prix en 1859. Doué d'une précocité remarquable, le jeune Massenet avait commencé l'étude de l'harmonie avant même d'avoir atteint sa onzième année, et était entré dans la classe d'harmonie et accompagnement de M. François Bazin. Par malheur, le maître n'avait pas su discerner la nature et les qualités de l'élève, et un jour, après lui avoir fait, j'ignore pour quelle raison, une sorte d'avanie devant tous ses condisciples, il le chassa brutalement de sa classe.
Découragé, l'enfant resta cinq ans sans reprendre ses études théoriques. Puis, devenu jeune homme, il entra dans une autre classe d'harmonie, celle de M. Reber, et ses progrès furent si rapides, qu'ayant obtenu un premier accessit à son premier concours (1860), son maître lui dit : — « Vous n'avez plus rien à apprendre ici. Vous méritiez le premier prix, vous ne l'avez pas eu, ne perdez pas votre temps à attendre un nouveau concours et entrez aussitôt dans une classe de fugue. » M. Massenet suivit ce conseil, et devint alors l'élève de M. Ambroise Thomas, qui le prit bientôt en affection en voyant ses habitudes laborieuses et son désir de parvenir. Il était en effet, dès cette époque, dévoré de la fièvre de la production, et l'on raconte qu'il ne se passait point de classe qu'il n'apportât à son professeur soit toute une série de romances ou de mélodies (il mit ainsi en musique une grande partie des poésies d'Auguste de Châtillon : A la grand’ pinte), soit un ou deux morceaux de symphonie, soit même une scène ou un acte d'opéra. D'ailleurs très réservé, rempli de modestie, c'était presque en tremblant que le jeune compositeur présentait ses essais à son maître, et il semblait toujours confus de ne pouvoir faire mieux ou plus. Mais cette furie de production n'était pas sans exciter un peu la jalousie de ses camarades moins laborieux, qui ne se gênaient point pour le railler en son absence devant le maître, disant qu'il était impossible d'obtenir de bons fruits avec une culture ainsi surmenée, et qu'une telle fécondité devait fatalement aboutir à l'impuissance. Mieux avisé que naguère M. Bazin, M. Ambroise Thomas, qui savait discerner les qualités de son élève, faisait au contraire grand fond sur lui, était presque touché de l'énergie et de la force de volonté dont il faisait preuve, et disait alors : — « Laissez, laissez faire ; quand ce grand feu-là sera passé, il saura bien retrouver son aplomb et devenir ce qu'il doit être. »
Enfin, M. Massenet travailla tant et si bien qu'il fit, en 1862 et 1883, deux doubles concours d'une façon très brillante. En 1862 il obtenait un second prix de fugue en même temps qu'une mention honorable au concours de Rome, et en 1863 il se voyait décerner coup sur coup le premier prix de fugue et le premier grand prix de Rome. La cantate qui lui avait valu une mention honorable était d'Édouard Monnais et avait pour titre Mademoiselle de Montpensier ; celle avec laquelle il obtint son premier prix était intitulée David Rizzio. Cette dernière fut chantée par M. Roger, par Gourdin, jeune artiste qui mourut à la fleur de l'âge après avoir fait une apparition brillante à l'Opéra-Comique, et par Mme Vandenheuvel-Duprez.
M. Massenet fit donc à son tour ce voyage de Rome, si inutile jadis à la plupart de nos jeunes compositeurs, souvent plus obscurs au retour de ce voyage qu'alors qu'ils se préparaient à le faire. Mais il ne perdit pas son temps pendant son séjour en Italie, où il se remit au travail avec ardeur, et d'ailleurs il ne resta pas dans ce pays tout le temps qu'il passa hors de France. Il prit un beau jour sa course et s'en alla visiter l'Allemagne et la Hongrie, comme Berlioz, regardant, rêvant et composant toujours, car il avait sa muse pour compagne de route. En 1865, il est à Pesth, où il écrit ses Scènes de bal, espèce de « suite » pour le piano, d'une forme délicate et élégante (qu'il publia plus tard, lors de son retour à Paris), et il jette la première idée des Scènes hongroises, avec lesquelles il fera, quelques années après, sa deuxième suite d'orchestre. Au commencement de 1866, il est, je crois, de retour à Rome, d'où il fait à l'Académie des Beaux-Arts l'envoi que tout pensionnaire de la villa Médicis est tenu d'effectuer chaque année. Celui ci comprenait une grande ouverture de concert et un Requiem à 4 et 8 voix, avec accompagnement de grand orgue , de violoncelles et de contrebasses. Presque aussitôt il revient à Paris, et dès le 24 février 1866, il fait exécuter au Casino une composition importante intitulée Pompeia.
Il est toujours intéressant, lorsqu'un artiste a réussi à se mettre en lumière, de voir de quelle façon ont été jugés ses premiers essais, ceux qui sont restés inaperçus de la foule. Je reproduirai donc ici, au sujet de Pompeia, l'appréciation que je trouve dans un journal spécial, la Revue et Gazette musicale : — « M. J. Massenet, prix de Rome de 1863, n'a pas parcouru en vain la « terre classique des arts » ; il en a rapporté une fantaisie symphonique intitulée : Pompeia, dans laquelle il a essayé de retracer quelques scènes antiques. Les quatre morceaux dont elle se compose, Prélude, Hymne d'Eros (danse grecque), Chœur des funérailles, Bacchanale, pourraient être signés Berlioz ; on y retrouve la touche vigoureuse de ce maître, l'horreur des lieux communs qui le fait quelquefois tomber dans l'étrange, et tel dessin d'orchestre, tel duo d'instruments à vent rappelle, sans y ressembler pourtant, les danses puniques des Troyens à Carthage. On conçoit que la coupe ordinaire des morceaux symphoniques n'était pas ici de mise ; il ne faut pas chercher dans cette évocation du fantôme de la vieille Italie des développements selon les règles, des motifs revenant à la place voulue, des modulations prévues : c'est une description, un programme suivi pas à pas, avec des accents tantôt grandioses, tantôt naïfs, quelquefois exagérés dans leur expression, mais toujours vrais. Nous avons été frappé de l'habileté de l'instrumentation, vraiment surprenante chez un jeune homme de cet âge, que le sentiment doit guider plus encore que l'expérience. M. Massenet est d'ailleurs un musicien consommé et un de nos plus habiles pianistes. Après un pareil début, nous sommes en droit d'attendre d'une organisation aussi heureuse des travaux sérieux d'un autre ordre, qui, nous en avons la conviction, lui assigneront une place honorable parmi les compositeurs contemporains. »
A peine est-il de retour en France, que M. Massenet retrouve la furie de production qui, on l'a vu, le distinguait avant son départ. Au mois de juillet 1866, il fait exécuter aux concerts des Champs-Élysées deux fantaisies pour orchestre ; le 24 mars 1867, il fait connaître aux habitués des Concerts populaires sa première Suite d'orchestre, que M. Pasdeloup fait jouer aussi, peu de jours après, à l'Athénée, où se donnaient alors des concerts très brillants, et qui obtient un très vif succès, justifié par une forme originale, par une inspiration abondante, par une instrumentation très fine, très brillante et très variée ; le 3 avril suivant, le jeune musicien fait son début au théâtre, en donnant à l'Opéra-Comique un gentil petit acte, la Grand’ Tante, qui était chanté par M. Capoul, par Mlles Girard et Heilbron ; en même temps, il prenait part au concours ouvert pour la cantate de l'Exposition universelle, et sa partition, non couronnée, mais très bien classée, obtenait le n° 3 ; enfin, il écrit pour le Théâtre-Lyrique la cantate officielle destinée à être chantée le 15 août 1867 : Paix et Liberté ! et il prend part à un nouveau concours, celui ouvert à l'Opéra pour la Coupe du roi de Thulé. Mais il était alors sous l'influence des idées ultra-wagnériennes, et, de son aveu même, sa partition de la Coupe, qu'il détruisit plus tard, était l’œuvre la plus étrange qui se pût rencontrer.
Après cette veine de fécondité, M. Massenet semble se recueillir un peu, et pendant quelque temps ne fait plus parier de lui. Il écrit et compose toujours, mais ne se produit pas devant le public. Le jeune auteur dramatique trace pour lui le livret d'un Manfred, grand opéra en cinq actes, avec prologue et épilogue ; ce sujet convenait au compositeur, mais, je ne sais par suite de quelles raisons particulières, il ne se décida pas à le traiter. C'est dans des productions intimes, poétiques, tout à fait en dehors du drame et de la symphonie, qu'il se comptait alors. Il écrit sur des vers d'un vrai poète, M. Armand Silvestre, deux choses charmantes : Poème d'avril et Poème du souvenir, sortes de fantaisies mélancoliques, formant chacune un petit recueil d'un accent très personnel et très pénétrant, d'un caractère touchant et rêveur, parfois même pathétique, et indiquant nettement les aptitudes de l'auteur au point de vue de la scène. Les délicats en musique apprécient comme elles le méritent ces deux compositions d'un ordre vraiment original , dans lesquelles, avec une élégance exquise, on trouve réunies la mélancolie de Schubert et la grâce ineffable de M. Gounod. C'est dans le même temps, ou à peu près, que M. Massenet publiait ses Chants intimes, mélodies vocales, et l'Improvisateur, « scène italienne transcrite pour le piano. »
On retrouve le jeune compositeur aux Concerts populaires, où il fait exécuter, le 26 novembre 1871, une deuxième Suite d'orchestre, intitulée Scènes hongroises (Entrée en forme de danse, Intermezzo, Cortège et bénédiction nuptiale). Malgré quelques détails charmants, malgré la coquetterie des deux premiers morceaux, malgré l'ampleur du dernier, il semble qu'on doive préférer à cette seconde suite celle que M. Massenet fit exécuter tout d'abord. Ce n'en est pas moins une œuvre fort distinguée. Quelques mois après (26 mars 1872), M. Massenet produisait à la Société classique de M. Armingaud une composition tout à fait exquise, portant ce simple titre : Introduction et Variations (pour 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, hautbois, clarinette, cor et basson). Ce petit badinage musical, tout plein de grâce et de délicatesse, de charme et d'élégance, tout parfumé et tout fleuri, obtint le succès qu'il méritait.
C'est ici que se place un incident particulier dans la carrière de M. Massenet. La direction de l'Opéra-Comique, prise de court et se trouvant avoir besoin d'un ouvrage en trois actes dans un délai très bref, vint demander au jeune compositeur s'il se chargerait d'écrire cet ouvrage dans l'espace de trois semaines. Celui-ci, malheureusement, était encore sous l'influence des idées factieuses qui prévalaient encore dans certain petit clan musical : d'une part, il professait une sorte de mépris pour le genre de l'opéra-comique, ce genre illustré et rendu fameux depuis plus d'un siècle par tant de grands maîtres ; de l'autre, rien ne lui semblait plus facile que de brocher à la hâte trois actes de semblable musique ; et comme, en résumé, l'occasion était favorable pour se produire, il n'hésita pas à accepter la proposition qui lui était faite. Il écrivit donc dans le délai voulu la partition de Don César de Bazan. Mais pour avoir trop présumé de ses forces, pour n'avoir pas compris tout d'abord que l'opéra-comique est une forme de l'art à laquelle on peut ne pas s'attaquer, mais qu'on n'a pas le droit de dédaigner, il fut bientôt dévoyé et fit un pas de clerc. La critique fut dure à son œuvre, et le public ne lui fit pas meilleur accueil ; c'est que l'œuvre n'était pas bonne, et qu'elle ne pouvait l'être, conçue dans les conditions qui viennent d'être rapportées. L'artiste était tombé de haut, il fut un peu étourdi de sa chute ; celle-ci lui fut profitable pourtant, car avec sa vive intelligence il comprit bientôt qu'en matière d'art il n'est pas de petites œuvres, et que le devoir de celui qui produit est de rechercher en tout la perfection.
Il se releva d'un bond, et obtint un succès très brillant et très franc en faisant exécuter à l'Odéon, peu de mois après, Marie-Magdeleine, drame sacré en trois parties. C'est à dessein que, malgré la nature du sujet traité, il ne qualifia pas cette œuvre d'oratorio. M. Massenet, en effet, n'avait pas pris et n'avait pas voulu prendre en cette occasion le style large, noble et pompeux de l'oratorio. Peintre et poète, il avait prétendu, dans cette œuvre nouvelle et longuement caressée, donner place à la rêverie et au paysage ; de plus, il y faisait entendre des accès d'une passion véritablement humaine, d'une tendresse en quelque sorte terrestre, qui auraient pu donner matière à critique s'il avait laissé supposer qu'il voulait marcher sur les traces de Hændel, de Bach ou de Mendelssohn. En somme, l’œuvre était belle, suave, pure de lignes, tout imprégnée d'un parfum de jeunesse et de poésie, avec cela grandiose par instants et vraiment émouvante. C'était assez, certes, pour légitimer le succès qui l'accueillit à son apparition, et qui la suivit lors de son exécution à l'Opéra-Comique.
Ce succès, M. Massenet le retrouva avec son Ève, ouvrage de proportions beaucoup plus modestes, auquel il a donné la qualification de « mystère », ne voulant pas non plus l'intituler oratorio, et qui fut, on peut le dire, accueilli avec un véritable enthousiasme lorsque le public l'entendit à la Société de l'Harmonie sacrée, si bien dirigée par M. Charles Lamoureux. Une poésie rêveuse et une passion ardente, un grand sentiment du pittoresque, des sonorités exquises, un orchestre adorable, des idées d'une fraîcheur et d'une grâce toutes juvéniles, parfois une chaleur entraînante et une incomparable puissance d'expression, telles sont les qualités qui distinguent cette partition et qui ont fait sa fortune. — C'est peu de temps après l'exécution d'Ève que M. Massenet fut nommé chevalier de la Légion d'honneur.
Mais, comme l'immense majorité des musiciens français, M. Massenet avait surtout pour objectif le théâtre, qu'il n'avait encore, en quelque sorte, abordé qu'accidentellement. En effet, la Grand’ Tante n'avait été qu'un essai sans grande importance, Don César de Bazan avait été écrit trop hâtivement, et la musique scénique que le jeune artiste avait composée pour un drame de M. Leconte de Lisle, les Erynnies, ne constituait point une œuvre lyrique. M. Massenet avait bien en portefeuille la partition d'un opéra en 3 actes, Méduse, mais cet ouvrage lui paraissait d'un caractère un peu trop circonscrit pour qu'il voulût faire avec lui son véritable début sur une grande scène. Bientôt il entreprit d'écrire un grand opéra en 4 actes, le Roi de Lahore, sur lequel il fondait de grandes espérances, et avant que cette œuvre extrêmement importante fût tout à fait terminée, elle était reçue par la direction de l'Opéra.
C'est avec une certaine impatience que le public français attendit l'apparition de ce nouvel ouvrage, dû à un jeune artiste qui était rapidement devenu son favori et pour lequel il ressentait une sympathie vive et sincère. La critique elle-même, qui avait traité M. Massenet en enfant gâté parce qu'elle croyait voir en lui l'étoffe d'un vrai créateur, la critique était désireuse de son succès, et attendait avec une certaine anxiété l'issue de la tentative si importante d'où allait dépendre en partie l'avenir du compositeur. Enfin, la première représentation du Roi de Lahore, entourée de toute la pompe, de tout l'éclat que notre première scène lyrique sait mettre au service d'une œuvre nouvelle, aidée par une interprétation remarquable de la part des chanteurs, excellente en ce qui concernait les masses instrumentale et chorale, eut lieu le 27 avril 1877. Le succès n'en fut pas douteux un instant, et justifia toutes les espérances qu'on avait conçues du talent du jeune maître. La partition du Roi de Lahore ne constitue pas un chef-d’œuvre sans doute ; mais c'est une œuvre puissante et colorée, sincère et mâle, à la fois sobre et pleine d'ampleur, dans laquelle le compositeur a donné des preuves non seulement d'une grande habileté de main, ce qui ne faisait doute pour personne, mais d'un grand sens dramatique et scénique ; ces qualités, déjà remarquables, sont complétées par une inspiration souple et variée, dans laquelle un charme pénétrant et la grâce la plus tendre s'unissent à une rare vigueur, par un grand respect des bonnes conditions vocales, par une grande science de l'orchestre, et enfin par une horreur de la banalité qui ne se traduit jamais en une recherche des effets excentriques ou bizarres. En réalité, cette production d'une élégance si noble, d'une allure si personnelle, d'une couleur vraiment nouvelle, ne pouvait qu'être accueillie avec faveur. Aussi son succès fut-il grand, et non seulement en France, mais encore en Italie, où l'ouvrage fut joué peu de mois après avoir été représenté à Paris, et reçu, on peut le dire, avec transports. Le public du théâtre Regio, de Turin, et celui du théâtre Apollo, de Rome, firent au jeune compositeur des ovations véritablement enthousiastes, et l'on peut presque affirmer que jamais jusqu'alors, en Italie, artiste français n'avait été l'objet de semblables manifestations. C'est un honneur pour l’art français qu'une telle victoire remportée par un des siens à l'étranger, et l'on peut dire qu'en cette circonstance M. Massenet a bien mérité de son pays.
Au point où il en est arrivé pourtant, il est encore difficile et il serait téméraire de chercher à caractériser, d'une façon nette et précise, le talent de M. Massenet, car malgré ses succès nombreux, le compositeur en est encore à l'aurore de sa carrière. Mais on peut tout au moins le féliciter, dès aujourd'hui, d'avoir agi avec sagesse et courage en brisant son talent, en le forçant à se plier à toutes ses volontés, de façon à n'être arrêté, dans la suite, par aucun obstacle ; on peut aussi remarquer qu'en produisant, ainsi qu'il le fait, dans tous les genres, il a donné des preuves de cette fécondité heureuse qui est l'apanage des tempéraments vigoureux. M. Massenet a déployé une rare liberté d'esprit, une fantaisie véritablement personnelle, en s'essayant à des genres jusqu'ici inconnus des artistes français ; le Poème d'avril et le Poème du souvenir n'ont guère d'analogue chez nous : ce sont de petites compositions dramatiques intimes, comme qui dirait des réductions d'opéra, dans lesquelles le musicien a mis toute son âme, qu'il a empreintes d'une mélancolie profonde, d'une tendresse pleine d'expansion, d'une touchante rêverie ; j'appellerais presque cela du Musset musical, et en parlant ainsi je n'exagérerais pas beaucoup ma pensée, car il y a là des qualités exquises. D'autre part, M. Massenet s'est éprouvé dans la musique instrumentale, avec ses Suites d'orchestre, son ouverture de Phèdre et sa fantaisie intitulée Pompeia ; il a très bien réussi dans ce genre libre, où il a déployé tout à loisir les qualités de son imagination, et où il a prouvé sa grande connaissance des effets d'orchestre, des accouplements de timbres, des diverses et multiples sonorités de l'instrument aux cent voix ; on peut regretter seulement que M. Massenet n'ait pas cru devoir, jusqu'ici, s'attaquer à une symphonie véritable et régulière. A côté de tout cela, M. Massenet s'est exercé dans le drame religieux avec Ève et Marie-Magdeleine, et, en dehors de ses premiers essais, a montré ce qu'on pouvait attendre de lui, au point de vue de la scène, avec le Roi de Lahore. On voit que son ambition n'est point celle d'un artiste vulgaire, et que les ailes de sa muse sont douées d'une singulière envergure. Ce qui est certain, c'est qu'à l'heure présente M. Massenet est l'un des plus fermes soutiens de la jeune école française, qu'il est à la tête du petit groupe d'artistes fort distingués qui forme cette jeune école, et que ceux qui ont foi et espérance dans l'avenir de l'art national ont les yeux fixés sur lui. M. Massenet ne trahira pas la confiance qu'on a placée en lui ; il se peut, — ce n'est pas probable cependant, — il se peut qu'il reste en chemin ; mais, du moins, on peut tenir pour certain qu'il agira toujours avec honnêteté, et qu'il ne fera jamais aucune concession au faux goût et à la frivolité.
Voici le catalogue complet des œuvres de M. Massenet. — A. Musique dramatique. 1° la Grand' Tante, opéra-comique en un acte, Opéra-Comique, 3 avril 1867 ; 2° Paix et Liberté ! cantate scénique, Théâtre-Lyrique, 15 août 1867 ; 3° Don César de Bazan, opéra-comique en 3 actes, Opéra-Comique, 30 novembre 1872 ; les Erynnies, tragédie antique en 2 parties, Odéon, 6 janvier 1873 (et plus tard, Théâtre-Lyrique, 15mai 1876, la partition comprenant alors, outre l'ouverture, l'entr'acte et les mélodrames, des chœurs et plusieurs airs de ballet) ; 4° le Roi de Lahore, 5 actes et 6 tableaux, Opéra, 27 avril 1877. — B. Œuvres lyriques. 5° Marie-Magdeleine, drame sacré en 3 actes et 4 parties, Odéon, 11 avril 1873 ; 6° Ève, mystère en 3 parties, Société de l'Harmonie sacrée, 18 mars 1875 ; 7° la Vierge, légende sacrée en 4 scènes (non exécutée jusqu'à ce jour) ; 8° Narcisse, idylle antique, exécutée par la Société chorale d'amateurs, le 14 février 1878. — C. Musique symphonique. 9° Suite d'orchestre, op. 13 (réduction pour piano à 4 mains), Paris, Flaxland ; 10° Scènes hongroises, 2e suite d'orchestre, Paris, Hartmann ; 11° Musique pour une pièce antique (les Erynnies), 3e suite d'orchestre, id., id. ; 12° Scènes pittoresques, 4e suite d'orchestre, id., id. ; 13° Scènes dramatiques, d'après Shakespeare, 5e suite d'orchestre ; 14° Ouverture de concert ; 15° Ouverture de Phèdre ; 16° Lamento, écrit à la mémoire de Georges Bizet ; 17° Sarabande espagnole, pour petit orchestre ; 18° Pompeia, fantaisie symphonique ; 19° Introduction et Variations, pour 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, hautbois, clarinette, cor et basson. — D. Musique de piano. 20° Scènes de bal, suite pour le piano, Paris, Hartmann ; 21° Improvisations, 20 pièces en 3 livres (dont le premier seul est publié), id., id. ; 22° le Roman d'Arlequin, pantomimes enfantines pour piano. — E. Musique vocale. 23° Poème du souvenir, scènes (6 morceaux), Paris, Hartmann ; 24° Poème d'avril (8 morceaux), op. 14, id., id. ; 25° Poème pastoral, scènes (6 morceaux), id., id. ; 26° Poème d'octobre, scènes (5 morceaux), id. ; 27° Poème d'hiver, id., id. ; 28° 20 Mélodies, id., id. ; 29° Chanson de David Rizzio, Paris, Escudier ; 30° Sérénade aux Mariés, l'Esclave, la Vie d'une rose, le Portrait d'un enfant, mélodies, Paris, Girod. — A tout cela, il faut encore ajouter : Méduse, opéra en 3 actes, écrit en 1868 et non représenté jusqu'à ce jour ; l'Adorable Bel-Boul, fantaisie en un acte, jouée au Cercle de l'Union artistique en 1874 ; Bérengère et Anatole, saynète jouée au Cercle de l'Union artistique au mois de février 1876 (1) ; un morceau écrit pour l'Hetman, drame de M. Paul Déroulède, représenté à l'Odéon le 2 février 1877 ; Cantabile pour violoncelle, avec accompagnement de piano. Enfin, M. Massenet travaille à deux grands drames lyriques, Robert de France et les Girondins, dont aucun n'est encore achevé.
(1) Cette petite pièce a été jouée peu de temps après au théâtre du Palais-Royal ; mais, M. Massenet n'ayant pas voulu consentir à laisser exécuter sa musique, le chef d'orchestre de ce théâtre, M. Bariller, en écrivit une nouvelle.
Par un arrêté ministériel en date du 7 octobre 1878, M. Massenet a été nommé professeur de composition au Conservatoire, en remplacement de François Bazin.
(François-Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens, supplément par Arthur Pougin, 1880)