MASSENET ANECDOTIQUE

 

 

A proprement parler, je ne fus pas un intime de Massenet, mais je me glorifie d'appartenir au nombre restreint de ceux qu'il honora d'une réelle affection. Je fis sa connaissance en 1890, lorsque le ministre des Beaux-Arts me nomma bibliothécaire de l'Opéra et de l'Opéra-Comique. En raison de mes fonctions dans chacun de ces théâtres, des rapports d'aimable courtoisie et de respect s'établirent bientôt entre le Maître et moi. Toutes nos relations se seraient peut-être bornées à ces simples manifestations administratives et mondaines, si, pour ma plus grande joie, une bienheureuse circonstance ne nous avait rapprochés.

En 1901, mon excellent ami Adrien Bernheim, commissaire du gouvernement près les théâtres subventionnés, eut l'idée généreuse de fonder l'œuvre française et populaire des Trente Ans de Théâtre. Cette œuvre admirable est aujourd'hui universellement connue. Adrien Bernheim pria Massenet d'en devenir l'un des présidents d'honneur, tandis qu'il me demandait d'y prendre le poste de secrétaire général. Nous acceptâmes l'un et l'autre avec transport, et voilà comment la charité nous mit la main dans la main.

Quelle âme d'élite, quelle nature exceptionnelle, quel être exquis fut Massenet ! Quiconque s'adressait à lui était assuré d'un accueil bienveillant. C'est toujours le sourire aux lèvres qu'il vous recevait en son immense salon de la rue de Vaugirard, enfoui douillettement dans une robe de chambre rouge. Il adorait le rouge. Quand, chaque matin, il endossait sa vieille camarade de travail, il ne manquait jamais de murmurer : « Je me homarde ».

Peut-être a-t-on remarqué que je n'ai point encore fait précéder le nom de Massenet de son prénom… Jules. Ce n'est pas, qu'on le croie, par irrespect : c'est par dévotion.

Massenet exécrait son prénom... D'où provenait cette aversion ? On l'ignore. Toujours est-il qu'elle était profonde. A la réception d'une lettre adressée à M. Jules Massenet, il entrait dans de folles colères. Je l'ai vu déchirer rageusement les épreuves d'un programme sur lesquelles les typographes, malgré les recommandations stipulées, l'avaient affublé de son prénom. Mais ces petites violences s'apaisaient aussitôt ; il en riait lui-même et s'en excusait gentiment. Il était d'une indulgence rare, ce qui ne l'empêchait pas, à l'occasion, de riposter de la bonne manière. Un jour que, dans un salon, il ne tarissait pas d'éloges sur un compositeur renommé, un bon gaffeur l'interrompt : « Vraiment, Maître, vous êtes trop aimable envers votre confrère : lui, pourtant, ne se gêne pas, il vous dénigre partout. — Bah ! riposte Massenet avec malice, nous nous trompons peut-être tous les deux ».

 

Mais ne courons pas de droite à gauche, et commençons par le commencement.

Jules-Emile-Frédéric Massenet naquit le 12 mai 1842, à Montaud, près de Saint-Etienne (Loire). Son père, officier supérieur de Napoléon Ier, avait démissionné à la fin de l'Empire et pris la direction d'une fabrique de faulx. Saint-Etienne est le pays de l'acier. Sa mère, Mlle Adèle Royer de Marancourt, était fille d'un commissaire des guerres de l’Empire. Il demeure à Montaud jusqu'en 1848, époque à laquelle ses parents viennent s'installer à Paris, rue de Beaune. C'est là que sa mère lui donna sa première leçon de piano, le 24 février 1848, jour de la chute de la monarchie de Juillet. Cette date restera doublement gravée dans l'esprit de Massenet. Ce jour-là, la révolution battait son plein, les cerveaux surchauffés divaguaient, l'effervescence fusait partout : elle monta même de la rue jusqu'aux appartements. Massenet l'assure du moins ; car il raconte dans ses Souvenirs qu'au déjeuner leur bonne, vibrante patriote, apportait les plats sur la table en hurlant : « Aux armes, citoyens. »

L'enfant, jusqu'en 1851, poursuit ses études élémentaires de piano sous la direction maternelle. Il entre alors au Conservatoire dans le cours d'un nommé Laurent, — fort ignoré aujourd'hui, — titulaire, concurremment avec Marmontel, de l'une des deux classes de piano. Ce M. Laurent, premier prix de piano lui-même sous Louis XVIII, ancien officier de cavalerie, cumulait les fonctions de professeur au Conservatoire avec celles d'employé au ministère de la guerre. Ce fonctionnaire en partie double n'a pas dû mourir millionnaire.

Dans la grande Ecole, le petit Massenet travaille d'arrache... main, mais comme ses études pianistiques ne l'occupent pas suffisamment, il demande à Savart, l’auteur du célèbre Traité d’Harmonie, de lui enseigner la fugue et le contrepoint.

Savart habitait au Panthéon, Massenet à Montmartre. Tous les soirs, le jeune homme descendait de la Butte pour se rendre rue de la Vieille-Estrapade. La route était longue et les omnibus déjà coûtaient cher. Le prix des leçons n'ayant jamais été débattu, Massenet se montrait fort inquiet au sujet du règlement de la douloureuse... Mais voyez la délicatesse du professeur ! Le jour venu de recevoir de Massenet ce qu'il lui devait, Savart lui annonce qu'il a un travail à lui confier, — la transcription pour orchestre symphonique d'une messe d'Adolphe Adam, — et que cette besogne lui rapportera 300 francs. Le maître avait imaginé ce touchant subterfuge pour libérer son élève de sa dette en lui faisant croire que ces 300 francs représenteraient le prix des leçons.

Sur ces entrefaites, la santé précaire du père de Massenet oblige la famille à quitter Paris et à s'installer à Chambéry. Là le jeune homme se désespère. Impossible de continuer ses études ! Que va-t-il devenir ? Faudra-t-il renoncer à la musique ? Pendant deux années, le malheureux ronge tristement son frein, lorsqu'un beau soir, par un coup de tête, sans informer personne, avec quelques sous seulement dans sa poche, il s'enfuit vers la capitale. Une parente au cœur indulgent, Mme Cavaillé-Massenet, l'y reçoit, lui offre l'hospitalité et lui permet de rentrer, sans préoccupations matérielles du moins, à son cher Conservatoire. En dix-huit mois, le temps perdu est rattrapé, l'enfant prodigue et prodige remporte tour à tour les premiers prix de piano, de fugue, de contrepoint et enfin de composition musicale en 1863. (Prix de Rome.)

Posséder le logis et la table, c'est évidemment quelque chose. Mais ce n'est pas tout. Un peu d'argent dans la poche a du bon. Pour s'en procurer, Massenet accepte les fonctions de triangle au Gymnase, de timbalier au Théâtre-Lyrique, et de cymbalier solo aux bals de l'Opéra.

C'était une grosse fatigue pour lui que de veiller tous les samedis de minuit à six heures du matin, mais le produit de ces différents emplois lui rapportait 80 francs par mois. S'il n'était pas riche comme un financier, il était heureux, du moins, comme un savetier.

L'heure de réaliser son rêve a sonné : le voilà dans l’opulence, il se met dans ses meubles au numéro 3 de la rue Ménilmontant, au fond d'une vaste construction, sorte de caravansérail. A son étage, il avait pour voisins, séparés seulement par une cloison, des clowns et des clownesses du Cirque Napoléon, dont le mur était mitoyen avec sa maison.

De la fenêtre de sa mansarde, le dimanche, il se payait le luxe gratuit d'entendre, par bouffées, les concerts populaires dirigés par Pasdeloup dans l'immeuble voisin. Encore fallait-il pour cela que le public, entassé dans la salle surchauffée, réclamât de l'air et qu'on ouvrît les vasistas des troisièmes galeries. C'est de ce perchoir que Massenet entendit pour la première fois l'ouverture du Tannhäuser et la Symphonie fantastique.

Entre temps il a composé une opérette : les Deux Boursiers, qu'il destine au théâtre de la rue de La Tour-d'Auvergne. Mince ambition ! Il ne peut la réaliser cependant. On lui ferme brutalement la porte au nez. Ce fut là le premier des rares échecs de celui qui devait être un jour le plus irrésistible des conquérants. Le théâtricule de Montmartre reste sourd à sa voix. C'est en vain qu'il appelle, qu'il implore et qu'il crie : « A moi, d'Auvergne ! »

 

Mais la villa Médicis réclame ses pensionnaires. Il faut partir pour l'Italie.

Contrairement à la tradition qui voulait que tous les prix de Rome fissent le voyage ensemble, Massenet, lui, s'en va seul afin de passer d'abord par Nice où son père est enterré, puis par Bordighera où, depuis le décès de son mari, s'est retirée sa mère. Ces pieux pèlerinages accomplis, il rejoint sur la route de la Corniche italienne ses camarades venus de leur côté. La jeune troupe, au complet maintenant, met alors le cap sur Rome, et c'est au milieu des rires qu'elle y fait bientôt son entrée, reçue par les anciens de l’Ecole : Chaplain, Falguière, Chapu et Carolus Duran.

Voilà donc Massenet installé à la villa Médicis. Les règlements de l’Ecole imposent aux pensionnaires quatre années d'études dont les deux premières doivent se passer à Rome, la troisième en Allemagne ou en Autriche et la dernière à Rome ou à Paris.

Sur l'allocation annuelle de 3 510 francs accordée à chacun des pensionnaires, ceux-ci paient, leur nourriture, leur chauffage et leur éclairage. Les repas pris au dehors sont remboursés. Depuis quelques années la généreuse administration française alloue à l'Ecole un crédit annuel supplémentaire de 1 000 francs pour le café.

Afin de justifier de son travail, tout élève de la villa, peintre, graveur, architecte ou musicien, est tenu d'envoyer à l'Institut, à Paris, des œuvres dites « Envois de Rome ». Docile, Massenet compose une grande Ouverture de concert et un Requiem qu'il expédie au quai Malaquais, et termine ses Scènes de Bal et Poèmes d'Avril qu'il garde dans ses cartons.

La Villa Médicis n'est pas un couvent. Les pensionnaires y jouissent d'une appréciable liberté. Aussi courent-ils la ville et les théâtres. Partout une sympathie marquée les accueille et les salons de la haute aristocratie romaine s'ouvrent largement devant eux. D'ailleurs, en retour, le Directeur de l'Ecole donne lui-même de fréquentes soirées très suivies.

A l'une de ces fêtes, Liszt, de passage à Rome, est convié. Le prodigieux pianiste révolutionne alors la Ville Eternelle. Grand, petit et demi-monde se disputent l'original et stupéfiant virtuose, ses concerts regorgent d'auditeurs, il ne peut suffire aux demandes de leçons que de tous côtés on réclame de lui. Comment le futur abbé sortira-t-il de cette terrible impasse, s'il ne trouve un coadjuteur ?

Par bonheur, sainte Cécile veille et lui envoie Massenet. Liszt est sauvé ! Le jeune homme se récuse d'abord, se débat, ne veut rien entendre, mais se laisse tout à coup persuader lorsque Liszt l'a présenté à Mme et à Mlle de Sainte-Marie, deux Parisiennes récemment arrivées à Rome.

Ici je cède la parole aux Souvenirs de Massenet :

 

J'étais pensionnaire de l'Académie Française pour y travailler, non pour y consacrer mon temps aux leçons. Cependant le charme de Mlle de Sainte-Marie fut vainqueur de ma résistance.

Vous l’avez deviné déjà, mes chers enfants, cc fut cette exquise jeune fille qui, deux ans plus tard, devait devenir mon épouse aimée, la compagne toujours attentive, souvent inquiète de mes jours, témoin de mes défaillances, comme de mes sursauts d'énergie, de mes tristesses, comme de mes joies.

 

Deux ans plus tard, en effet, à son retour de Rome, le 8 octobre 1866, Massenet épouse Mlle de Sainte-Marie, dans la petite église d'Avon, près de Fontainebleau.

Pour subvenir aux besoins du ménage, plus riche d'amour que d'argent, Massenet court le cachet, reprend au Théâtre-Lyrique les baguettes de timbalier, bref, s'ingénie de son mieux. Une aubaine cependant lui échoit à l'improviste. Il la doit à son ancien professeur de composition, Ambroise Thomas. Les directeurs de l'Opéra-Comique, sur les instances de l'auteur de Mignon, lui commandent et représentent son premier ouvrage dramatique la Grand-tante.

La partition d'orchestre de la Grand-tante, comme celle de son frère cadet Don César de Bazan, a été brûlée en 1887 dans l'incendie de l'Opéra-Comique. Ces deux partitions autographes du Maître sont les seules qui aient disparu. Toutes les autres existent et ont été léguées par lui aux Archives du Théâtre National de l'Opéra. Cet ensemble est unique. Aucune bibliothèque au monde, croyons-nous, ne possède pareille richesse : la collection intégrale des œuvres dramatiques d'un même compositeur. Ces manuscrits sont des merveilles de propreté, de netteté, de précision. Pieusement, Mme Massenet les a recueillis et réunis dans un même meuble. Ils représentent (reliés en 76 volumes) vingt-cinq ouvrages.

 

A cinq heures du matin, drapé dans la robe de chambre rouge dont je parlais plus haut, Massenet commençait sa besogne.

Jamais cet inlassable producteur, — le croirait-on ! — n'eut de cabinet de travail. Aussi bien à Egreville qu'à Paris, il composa toujours dans sa chambre à coucher, sur l'une des deux tables à clavier que lui avait confectionnées, à sa demande, le facteur Pleyel. Aucun de ces deux meubles n'abandonna la demeure que Massenet lui avait assignée : le villageois resta toujours au fond de sa campagne berrichonne, et jamais le citadin ne mit les pieds (si j'ose dire) hors de

la capitale. Ce dernier, beaucoup moins élégant que son frère jumeau, orné de sculptures et de cuivreries, réside aujourd'hui au milieu des curiosités du musée de l'Opéra ; quant au premier, il se trouve encore là-bas à Egreville, dans la chambre du Maître transformée en reliquaire par Mme Massenet.

Vers 10 h. 1/2, une fois son gros effort créateur donné, il venait s'installer dans son clair et spacieux salon, sur une petite planchette semblable à celle des wagons-restaurants et fixée de même au mur, dans l'encoignure gauche de la pièce. C'est là qu'il fignolait — tout en bavardant avec ses familiers — les pages qu'il avait ébauchées depuis son lever dans sa modeste chambre d'anachorète. Du premier jet, il écrivait sa partition d'orchestre. Jamais, pour ses derniers ouvrages du moins, il ne traça l'esquisse d'un brouillon : directement, telle qu'elle se présentait à son cerveau sous sa forme définitive, il transcrivait son idée sur le papier.

« Voyez-vous, me disait-il un jour, c'est une joie sans égale de travailler de la sorte, il me semble que je taille dans le marbre ! »

Aussitôt achevée, la partition passait de ses mains dans celles du graveur. Elle parvenait ensuite au théâtre et telle qu'elle avait été pensée, telle elle était exécutée. La science d'écriture et l'habileté scénique de Massenet furent à ce point remarquables que jamais, au cours des études d'un ouvrage, il ne fut obligé de modifier son texte primitif. Une seule fois, — dans Cendrillon, — il supprima après la répétition générale un coup de cymbale jugé inutile et malencontreux par son ami intime, Charles Malherbe. La connaissance parfaite du théâtre demeure la caractéristique de son génie. Nul mieux que lui ne sut animer des personnages. A chacun d'eux il fait dire ce qu'il doit dire et pas davantage. Il ignore le pernicieux développement symphonique inventé par certains compositeurs dramatiques modernes pour masquer la pauvreté de leurs inspirations. Ses héros vivent, pensent et meurent avec concision. Qualité primordiale au théâtre ! A ce point de vue, la Navarraise me semble d'une incomparable maîtrise. On n'y rencontre ni un accord inutile, ni une mesure de remplissage. Les sentiments s'entrechoquent rapides comme des épées. C'est d'un art prodigieux.

 

Mais revenons à la Grand-tante qui réussit à souhait, admirablement défendue, il est vrai, par trois artistes excellents : Mme Girard (la mère de Mme Simon-Girard, la divette si appréciée), Mlle Heilbronn, — la future créatrice de Manon, — et enfin le séduisant Victor Capoul, déjà la coqueluche du monde parisien : à la devanture des moindres magasins s'étalaient des robes, des chapeaux, des écharpes, des mouchoirs (surtout) « à la Capoul ». La coupe des cheveux de l'artiste acquit même une notoriété mondiale : les élégants se coiffaient « à la Capoul ». On raconte qu'un jour le ténor à la mode débarque assez tard dans une ville de province pour y prendre part à un concert. Le voyage l'a défrisé. Il se précipite chez le premier perruquier venu et lui explique comment ses cheveux doivent être alignés sur son front. Le coiffeur fronce le sourcil : « Quoi, Monsieur, dit-il, vous voulez que je vous coiffe à la Capoul ? — Oui. — Vous avez bien tort, ça ne vous ira pas du tout ! »

Le soir de sa première représentation, la Grand-tante servit de lever de rideau au Voyage en Chine. Ce légendaire ouvrage de Labiche (pour le poème) et de François Bazin (pour la musique) jouissait alors d'une vogue considérable. Sans vouloir se montrer trop sévère envers le compositeur, il faut avouer cependant que le librettiste remportait le succès. Auteur d'un traité d'harmonie remarquable, éducateur de premier ordre, François Bazin manquait d'imagination. Son nom accolé sur une même affiche à celui de Massenet est piquant. Le hasard aime parfois à badiner. En effet, quelques années auparavant, François Bazin, professeur au Conservatoire, avait chassé Massenet de sa classe en lui prédisant qu'il ne ferait jamais rien de bon.

Auber, dont la langue était souvent cruelle, disait de l'auteur du Voyage en Chine (qu'il estimait beaucoup comme professeur et moins comme compositeur) : « Le matin, au Conservatoire, Bazin enseigne à ses élèves ce qu'il faut faire, et, le soir, au théâtre, ce, qu'il ne faut pas faire (1) ».

(1) Ce mot a été attribué depuis à un nombre considérable de pères, mais le véritable est le compositeur du Domino noir.

Le succès de la Grand-tante engagea Pasdeloup à donner à ses Concerts Populaires la première symphonie de Massenet. On ne saurait trop faire l'éloge de Pasdeloup. Si l'éducation musicale atteint aujourd'hui en France cette suprême perfection, c'est à l'initiative de ce digne homme qu'on le doit. Le premier, en effet, il eut l'idée de réunir au cirque Napoléon (aujourd'hui le Cirque des Filles du Calvaire), une phalange d'instrumentistes pour la vulgarisation de la musique classique que, jusque-là, les privilégiés des concerts du Conservatoire pouvaient seuls connaître. Après la guerre de 1870, le pauvre Pasdeloup vit son œuvre péricliter, et, lion devenu vieux, il s'éteignit dans l'ombre.

Massenet raconte que l'exécution de sa symphonie l'émut profondément ; il entendait enfin l'orchestre Napoléon sans avoir recours à la courtoise entremise d'un vasistas.

 

Une légende circule autour de la composition de Manon. On a prétendu qu'à son insu une jeune fille aurait été l'inspiratrice du Maître... C'est l'exacte vérité. J'ai connu, je connais encore l'héroïne de cette idylle dont Berquin aurait pu raconter les naïves péripéties.

Chaque matin, Massenet allait chez son éditeur Hartmann, dont le magasin, — une coquille de noix, — se trouvait au numéro 19 du boulevard de la Madeleine. En s'y rendant un jour, le compositeur aperçoit, derrière la vitrine d'une marchande de fleurs du boulevard des Capucines, le profil d'une fillette d'un blond idéal. Charmé par cette vision inattendue, il pénètre dans la boutique.

— Bonjour, Mademoiselle.

— Bonjour, Monsieur.

— Je voudrais un bouquet de violettes.

— De combien ?

— De deux sous.

— Voilà.

— Merci. Au revoir, Mademoiselle.

— Au revoir, Monsieur.

Le lendemain, à la même heure, même entrée. Même scène.

Le surlendemain... et pendant plusieurs semaines, le même manège se renouvelle. Une paternelle sympathie ne tarde pas à rapprocher la petite fleuriste de son client et c'est ainsi que, chaque jour, au fond du regard innocent et bleu d'une enfant, Massenet vient puiser sa délicieuse inspiration.

A la première de Manon, le 19 janvier 1884, le compositeur n'eut garde, on le pense bien, d'oublier d'inviter sa... collaboratrice anonyme. Non seulement il la convia à cette solennité, mais il prit soin encore de lui envoyer force places aux représentations suivantes. Puis, appelé vers de nouvelles tâches, délaissant le boulevard de la Madeleine, depuis qu'Hartmann avait abandonné les affaires, Massenet cessa peu à peu d'acheter des bouquets de violettes de deux sous et, pour la première fois, des Grieux délaissa Manon.

Voilà à quoi se borne l'aventure dont on a parlé. J'en certifie l'authenticité. Je connais cette Manon avant la lettre. Elle existe toujours. Je la rencontre presque journellement. Restée fille, elle n'en est pas moins la plus vigilante des mamans. En effet, elle a consacré toute sa vie et toute son affection à cinq nièces d'adoption qu'elle a élevées, établies et que bientôt elle mariera. Le respect le plus affectueux auréole aujourd'hui son visage de madone. Et, chose singulière, bizarrerie de la nature, cette fillette blonde, diaphane, immaculée, cette femme incomparable d'abnégation et de dévouement, cette mère virginale au cœur si doux, si tendre, si pitoyable, est la fille d'un ancien membre de la Commune !

L'exquise galanterie de Massenet à l'égard des femmes, — et notamment des femmes de théâtre, — donna prétexte à mille légendes que je considère comme controuvées.

Massenet était trop prudent, trop soucieux de ses intérêts pour se laisser prendre inconsidérément aux charmes, — même passagers, — d'un caprice. Avant toute chose il songeait à consolider et développer toujours sa juste renommée. Si la raison ne l'eût retenu au bord du précipice, il l'eût été, à coup sûr, par la crainte que la rupture fatale d'une amourette ne lui aliénât à jamais le concours d'une interprète utile à sa gloire.

Malgré sa nature d'apparence si primesautière, Massenet fut beaucoup plus réservé qu'on ne le croit. En réalité, il ne se livrait guère. Jamais d'ailleurs on ne lui connut d'amis profondément intimes.

 

Massenet rencontra par hasard, en 1889, Sibyl Sanderson, la capiteuse Américaine, dans une soirée particulière. Elle chanta, et le Maître, séduit déjà par le côté plastique, fut bien vite, en l'écoutant, conquis tout à fait. Les caprices de la destinée mettaient soudain devant lui l'idéale interprète d'Esclarmonde, qu'il cherchait depuis longtemps.

Un accent exotique très prononcé affligeait la jolie chanteuse. A tout prix, il fallait l'atténuer, puis parachever des études vocales encore insuffisantes. Massenet prit ce soin. Il y réussit, et combien !

Jusqu'à ce jour, Sibyl Sanderson avait suivi les conseils d'un jeune professeur italien. Tirant le diable... par où l'on sait, le pauvre garçon gagnait péniblement son existence en donnant des leçons de chant ou de piano et en écrivant d'aimables mélodies pour l'Eldorado, simple café-concert, devenu depuis un théâtre de vaudeville de second ordre. Cet établissement, dirigé par un homme d'un esprit et d'un goût affinés, Paul Renard, jouissait alors d'une vogue méritée. Ses programmes, triés sur le volet, étaient impeccables ; Francisque Sarcey l'appelait plaisamment et à juste titre la Comédie-Française des Cafés-Concerts.

Le professeur de Sibyl Sanderson fréquentait donc l'Eldorado. Auteur de la maison également, je m'étais pris d'amitié pour lui. Affable, d'une parfaite loyauté, racontant volontiers ses petites affaires, il avait conquis la sympathie générale.

Sur un point cependant il demeurait impénétrable. A quelque heure qu'on le rencontrât, du jour ou de la nuit, on l'apercevait toujours serrant précieusement sous son bras une serviette en maroquin noir, dont le volume augmentait chaque jour davantage. Que pouvait bien renfermer cette enveloppe mystérieuse ? Jamais personne ne parvint à tirer de son propriétaire une réponse précise, malgré les traquenards incessants qu'on lui tendait.

Le 21 mai 1892, nous apprîmes la vérité. Dans les replis obscurs de ce maroquin misérable, se cachait le manuscrit d'un opéra que le jeune maestro trimbalait sans cesse avec lui, composant lorsqu'il avait un instant de loisir, an hasard, sur un coin de table, entre une leçon et une répétition de café-concert.

L'ouvrage s'appelait Paillasse et l'auteur, Cavallo Léon, en deux mots, et pas encore Leoncavallo, en un seul.

Depuis cette époque lointaine que de chemin parcouru ! Leoncavallo est mort, laissant d'innombrables châteaux en Italie ; son camarade d'autrefois, lui, ne possède même pas encore une petite maisonnette... en Espagne.

Cavallo donnait beaucoup de leçons de chant dans le monde des divettes. La plus célèbre et la meilleure de ses élèves fut une grande vedette de l'Eldorado nommée Juana. Solide sur ses hanches, sans instruction ni éducation, la gaillarde avait été hissée d'emblée, aussitôt débarquée à Paris, sur les planches du coquet café-concert. Dès le soir de ses débuts son superbe organe de mezzo en fit l'idole du boulevard de Strasbourg. Avec son flair de rusée campagnarde, elle comprit tout de suite de quelle utilité lui pouvait être Cavallo. Aussi le choisit-elle illico comme maître et comme compositeur attitré. Ce que ce brave garçon, — alors d'une maigreur squelettique, — lui confectionna de Chansons de la vigne, de Refrains du pressoir et de Berceuses des foins, c'est inimaginable !

A côté de Sibyl Sanderson débuta dans Esclarmonde un autre artiste. Je tiens à raconter sur celui-ci une historiette typique. Elle prouve, à mon avis, qu'au contact de l'art sincère finit toujours par s'éveiller le sentiment du beau qui sommeille inné, au fond de l'âme humaine, si fruste soit-elle.

Ancien garçon jardinier, peu lettré, gauche, mais doué d'une voix magnifique, le héros de l'aventure était entré, tout de go, en arrivant de son « patelin », dans une classe de chant au Conservatoire. Assidu, travailleur, il donnait de brillantes espérances : son professeur, le baryton Crosti, rêvait de le faire débuter, à l'Opéra, dans Lucie de Lammermoor. Or, un matin, en plein cours, à 1'Ecole, au moment où il répétait le fameux air O bel ange, ô ma Lucie, ne voilà-t-il pas que notre campagnard, emballé par la situation, s'arrêta net, éperdu, la voix étranglée, et que, pleurant à chaudes larmes, il s'effondra sur une chaise en s'écriant : « N... de D..., que c'est beau ! » Ne croyez-vous pas qu'à cette émouvante exclamation Donizetti dut, au fond de sa tombe, tressaillir de fol orgueil ?

Esclarmonde ne comporte pas d'ouverture. Le rideau se lève après trois accords majestueux et lents. Pour les accompagner, Paravey, — le directeur de l'Opéra-Comique en 1889, — imagina un effet assez original et assez heureux.

Au signal donné, l'orchestre attaquait le premier accord. Sur le deuxième, une nuit complète envahissait soudain la salle, et sur le dernier, brusquement, éblouissante, la lumière réapparaissait, découvrant sur la scène, dont le rideau s'était rapidement levé pendant l'obscurité, un tableau hiératique d'une richesse et d'un éclat sans pareils.

Paravey m'a souvent raconté qu'il trouva cette ingénieuse idée un matin, en pêchant à la ligne sur les bords de la Marne, où, malheureusement pour sa gestion, il se trouvait plus souvent qu'à son cabinet directorial.

Cet incomparable artiste, que sa prodigalité ruina, avait fait des folies pour monter Esclarmonde. Un manteau royal, porté quelques instants seulement par Taskin, au cours d'un prologue, revint à 10 000 francs. Il était entièrement brodé à la main. Frais inutiles ! Dans la salle, le public ne se rendait pas compte de sa valeur...

 

Ici, après une série de triomphales partitions, deux se glissent, moins fortunées, le Mage et Bacchus, dont l'insuccès porta la première atteinte à la santé du Maître. L'échec de Bacchus lui fut, en effet, particulièrement douloureux. Massenet avait une prédilection pour cet opéra. Parmi ses enfants, un père porte toujours sa préférence sur les plus délicats.

Depuis longtemps souffrant, miné par le travail, il n'eut pas la force de résister à ce coup de mauvaise fortune. Après plusieurs recettes peu fructueuses, Bacchus disparut de l'affiche. Sur les instances du compositeur, les directeurs de l'Opéra, MM. Messager et Broussan, consentirent cependant à tenter une résurrection et l'on annonça une reprise de l'ouvrage. Le matin de ce jour, le hasard me fit rencontrer Massenet. Il était arrêté, immobile et triste, devant la colonne Moriss située sur le quai d'Orsay, près du pont Royal, en face de la Caisse des dépôts et consignations. Il épelait, à mi-voix, lentement, l'affiche de Bacchus. Je m'approchai sans bruit : « Ah ! vous voyez, murmura-t-il en m'apercevant, on le redonne... Ils sont bien gentils, ces directeurs... Ils veulent m'être agréables... Je les en remercie... Mais le public... lui... mon public... comme il est injuste envers son vieil ami ». Et, m'ayant saisi le bras, le cœur gros, il m'entraîna vers sa voiture arrêtée au coin de la rue du Bac.

Quelques semaines plus tard, à l'une des représentations qu'organisaient en son honneur les Trente Ans de Théâtre, il n'avait qu'une idée, inscrire au programme une importante sélection de Bacchus. Ce ne fut point sans difficulté que nous parvînmes à l'en dissuader.

Mes amis des Trente Ans de Théâtre m'avaient chargé, — les lâches ! — de lui faire entendre raison.

Après plusieurs rencontres sans résultat, le jour de la représentation approchant, il fallait pourtant livrer la bataille décisive. Je prends donc, un beau matin, mon courage à deux mains et, d'un trait, je démasque mes batteries. Massenet bondit. Dans un élan de rage folle il empoigne, sur sa table de travail, partition, papier, crayon, grattoir, par bonheur il n'y avait pas d'encrier..., et précipite le tout sur le parquet. Je ne bronche pas. Je me tais. Abasourdi, un peu confus de sa vivacité, le Maître garde un instant le silence, puis, subitement apaisé, un à un, lentement, il ramasse les objets qu'il a bousculés et les remet en place. Imperturbable, les deux

mains dans mes poches, sans esquisser le moindre geste pour l'aider, je regarde son manège. Il comprend ma petite vengeance, ne s'en froisse pas, et, lorsqu'il a terminé sa besogne, gavroche, il me lance à la tête en riant : « C'est égal, mon petit, vous en avez un sale caractère ! » Un quart d'heure après, nous étions d'accord. Le dieu du vin était à l'eau.

Il y eut à cette époque un petit conflit à l'Opéra entre Reyer, qui prétendait faire jouer Salammbô, et Massenet, qui bataillait pour son Mage. La direction du théâtre tint pour le Mage qui passa. Salammbô fut remise à l'année suivante. Une amusante parodie de la fable de La Fontaine, « le corbeau et le renard », courut alors à travers les coulisses parisiennes et sur les boulevards.

 

LE REYER ET LE MASSENET.
(Fable.)

Monsieur Reyer sur un traité perché

Comptait passer avant le Mage.

Mais Massenet par l'affaire alléché

Lui tint à peu près ce langage :

« Bonjour, auteur de Salammbô

« Que vous êtes joli ! Que vous me semblez beau !

« Ah ! vraiment si mon humble Mage

« Approchait de votre ramage,

« Je serais le phénix des gens de l'Institut ! »

A ces mots le Reyer tressaute d'allégresse

Et sans en comprendre le but

Laisse échapper le tour de faveur de sa pièce.

Massenet s'en saisit et dit : « Mon bon Monsieur,

« Sachez que tout compositeur

« Vit aux dépens de celui qui l'écoute.

« Cette leçon vaut bien un gros Mage, sans doute ! »

Le Reyer, honteux et confus

Jura dans les Débats qu'on ne l'y prendrait plus !

 

Massenet avait horreur du monde. Il n'y paraissait que contraint et forcé, à certaines fêtes officielles qu'il ne pouvait esquiver ou à quelques réunions familiales. Il n'assistait à aucune de ses premières représentations. Ces soirs-là il restait invisible. Personne ne savait où il se cachait. La veille, généralement, il montait en chemin de fer et fuyait le champ de bataille, non pas certes par lâcheté, le danger ne l'effrayait pas : ce sont les conséquences de la victoire qu'il redoutait, car on la lui faisait toujours durement payer. Dans la coupe du succès le public verse le miel, la critique musicale verse l'absinthe. Cette corporation ne pèche pas, en ce qui la concerne, par excès de bienveillance. Elle est volontiers intolérante, farouche, exclusive. Jamais elle ne pardonnera à Massenet de n'avoir pas le tempérament de Richard Wagner.

Il accepte ces reproches avec humilité, mais il ne peut s'empêcher d'être un peu surpris de leur rigueur. Il dissimule l'amertume qu'il en ressent, il a la pudeur de sa tristesse. Et c'est pourquoi, lorsque la toile se lève sur le premier acte de Cendrillon, il est loin de la place Boieldieu.

S'il faut en croire M. Georges Lenôtre (et pourquoi n'ajouterait-on pas foi à son assertion ?) à l'heure même où le Mage affrontait la rampe de l'Opéra, Massenet déambulait, sous une pluie battante, à travers les noirs et vastes corons des mines d'Armentières.

Pendant la première d'Esclarmonde, il contournait plusieurs centaines de fois à pied la place de l'Etoile. Malgré sa quasi certitude que le public, là-bas, acclamait son œuvre nouvelle, peut-être, inconsciemment, éprouvait-il un certain réconfort à passer et repasser sans cesse pendant la bataille devant le symbolique bas-relief de Cortot : Le Triomphe.

Et tandis qu'il déambulait ainsi, les auteurs du poème assumaient seuls les émotions du combat. Louis Grammont était affolé. Blême, ses gros yeux de myope hors de la tête, il errait du jardin à la cour et vice versa, répétant à qui voulait l'entendre : « Pourvu qu'au quatrième acte, Sibyl ne rate pas son contre-sol ! » Car depuis Aloyse Weber, la belle-sœur de Mozart, jamais aucune cantatrice n'avait tenté l'ascension d'un tel gratte-ciel vocal. Après l'acte en question, tout à coup, je me trouve nez à nez avec Grammont, à un détour du jardin : « Ah ! mon cher, s'écria-t-il, quel bonheur, quelle joie ! le contre-sol n'a pas claqué. C'est un triomphe ! En voilà pour deux cents représentations ! » Pauvre Grammont, pour qui tout le succès d'Esclarmonde reposait sur ce contre-sol !

Pendant la première représentation de son Cid à l'Opéra, Massenet à l'Odéon, applaudissait à tour de bras celui de Corneille.

Après le spectacle, à son domicile, ses intimes lui apportaient les nouvelles de la soirée : des bulletins de victoire, toujours. Il se couchait alors radieux et, le lendemain matin, à cinq heures, comme si rien de particulier ne se fût passé la veille, il s'asseyait à sa petite table de travail, calme, dispos. Jamais un jour il ne faillit à cette habitude. C'est par l'entraînement et la régularité que les grandes tâches s'accomplissent. L'inspiration est une coquette qu'il faut sans cesse provoquer, tenir en éveil, aguicher par un flirt journalier, sous peine d'un dédain rapide et prolongé. L'abondance et la qualité de l'idée mélodique ne s'obtiennent qu'à l'aide d'une incessante surexcitation cérébrale. Le cerveau est une machine dont les rouages se rouillent et s'atrophient dans l'oisiveté. Il ne faut jamais laisser l'imagination s'endormir ; lorsqu'elle sommeille, on la réveille difficilement, parfois même — vers l'âge mûr — on ne peut plus y parvenir. Un compositeur, assurait Benjamin Godard, doit chaque jour, en se levant, écrire au moins trois pages de musique. Excellent conseil, en vérité, si, après les avoir relues et jugées exécrables, il a le courage de les déchirer. Mais voilà ! les jugera-t-il exécrables ?

 

Gamin de Paris pur sang, quoiqu'il fût né sur les bords de la Saône, Massenet adora jusqu'à son dernier jour faire des farces. Rien ne l'amusait davantage que de mystifier les gens.

Un soir, à la Gaîté, où nous bavardions dans le cabinet directorial des frères Isola, tout à coup entre en coup de vent, une belle jeune femme qui venait demander des places. En apercevant Massenet elle s'arrête un instant, puis se précipite vers lui en lui prodiguant force marques de sincère affection.

Le compositeur de Don Quichotte lui riposte avec usure. Aussitôt munie de son billet de faveur, la jolie visiteuse fait mine de se retirer. Massenet s'élance à son tour vers elle, lui saisit la main et l'accompagne jusqu'au seuil du cabinet en la chargeant de ses amitiés les plus chaleureuses pour sa chère mère, son cher père et tous les chers membres de sa chère famille. Alors, la porte à peine fermée, il se retourne vers nous et, de l'air le plus hypocrite, nous demande :

— Quelle est donc cette délicieuse enfant ?

Un jour, à Compiègne, l'heure du déjeuner avait réuni à l'Hôtel de la Cloche tous les membres de la section musicale de l'Institut, arrivés de Paris le matin afin de procéder à l'installation des concurrents pour le prix de Rome, dans les dépendances du château. A midi sonnant, sa mission accomplie, le grave aréopage, dont le lever plus matinal que de coutume a creusé les estomacs, accourt prestement aux accents de la cloche. Le repas est prêt. On prend place et bientôt retentit le joyeux bruissement des fourchettes. Nommé par acclamations président de ces agapes, Massenet jure de les diriger de son mieux. Aussi s'empresse-t-il de surveiller d'un œil attentif les faits et gestes du maître d'hôtel, qui, d'un bout à l'autre de la table, sert chacun à tour de rôle.

Tout à coup, à la hauteur de Charles Lenepveu, il s'arrête brusquement comme mû par un ressort ; quelques secondes il semble réfléchir, puis, reprenant d'un pas délibéré sa course interrompue, il passe par-dessus la tête de l'auteur de Velléda le plat qu'il tient à la main et le présente, à sa barbe, à son voisin. Par courtoisie, Lenepveu se tait. Cependant, lorsqu'il remarque, une fois le dernier convive servi, que le ganymède compiégnois se dirige vers la porte de sortie, alors il se rebiffe et l’interpelle : « Hé ! là-bas, mon garçon, vous m'oubliez ! — Non point, Monsieur, reprend l'autre, je ne vous oublie pas, mais votre ami que voici (et il désigne Massenet) m'a formellement interdit tout à l'heure de vous offrir des ris de veau, même si vous réclamiez. C'est, paraît-il, de la poison pour vos intestins. Ainsi donc sufficit. Inutile d'insister, vous n'en aurez pas ». Et d'un bond, fidèle à la consigne donnée, sans grâce, il disparaît avec ses ris dans la profondeur des cuisines.

Malgré sa vivacité, parfois un peu brutale, Massenet était très doux et nullement vindicatif. Pourtant il digérait mal les rosseries. Il appartenait à cette catégorie si nombreuse des gens qui pardonnent, mais n'oublient pas.

Un certain soir de première, à l'Opéra, un abonné pourvu d'une langue trop longue commit l'imprudence de confier à un journaliste affligé du même défaut que Massenet produisait trop, que sa fécondité désespérante ne laissait pas cuire assez longtemps ses œuvres dans leur jus. Quatre années après, à la première représentation d'un nouvel ouvrage, Massenet rencontre sur la scène l'inconsidéré bavard. Aimablement, il s'approche de lui et, souriant, lui lance à brûle-pourpoint : « Eh ! bien, cher ami, que pensez-vous de mon dernier-né ? Vous semble-t-il avoir suffisamment cuit dans son jus ? »

Ces ripostes à retardement faisaient sa joie, bien plus par espièglerie que par vengeance.

Au cours de ces pages, j'ai conté des anecdotes dont plusieurs, j'en suis persuadé, sont déjà connues et attribuées à d'autres qu'à leur auteur véritable. Cette mutation de paternité n'a pas lieu de surprendre. Massenet était un trésor inépuisable d'historiettes. Or je crois qu'on prête beaucoup moins aux riches qu'on ne leur emprunte.

On reprocha cruellement à Massenet d'avoir eu la plume et le sourire faciles. C'est un tort. Jamais il ne prostitua ses sympathies, il les réservait à ses seuls amis et à une élite qu'il affectionnait particulièrement. Il n'écrivait et ne souriait qu'à bon escient. Faut-il l'en blâmer ? Qu'avait donc, après tout, de si ridicule cette affabilité toujours égale et charmante ? N'était-ce point, en vérité, les derniers reflets d'un siècle élégant et courtois, dont la grande guerre, hélas ! a mué le bon ton en la plus invraisemblable des mufleries ?

 

On a dit et ressassé à tort et à travers que Massenet était superstitieux. Je ne m'en suis jamais aperçu. Il était beaucoup trop intelligent pour avoir de ces petitesses d'esprit. Quoi qu'il en soit, il est certain que la treizième page de la plupart de ses partitions porte le numéro 12 bis. Mais ce n'est point une règle immuable, loin de là. Avec grand soin, feuillet par feuillet, j'ai compulsé tous les manuscrits d'orchestre du Maître, et j'ai constaté que le Roi de Lahore, Hérodiade et nombre d'autres ouvrages sont pourvus de francs numéros 13. La Navarraise est hésitante. Gratifiée d'abord d'un timide 13 tracé au crayon noir, elle se voit finalement dotée d'un vigoureux 12 bis à l'encre. Dans Grisélidis, au contraire, un 12 bis griffonné au crayon noir cède la place à un 13 sabré au crayon bleu. Manon, pressentant sans doute la brillante veine qui la guette, brave cinq fois le numéro redoutable. Ecrite en cinq volumes séparés, elle se pavane, orgueilleusement parée de cinq pages 13, une par tome. On voit, par cet aperçu succinct, que la superstition de Massenet était en somme fort capricieuse et sans racines bien profondes.

Massenet ne consentit jamais à ce que Mme de Thèbes examinât ses mains. « Non, disait-il à la célèbre chiromancienne, prenez-en votre parti, vous ne les aurez point. Je les garde. » Et en riant il ajoutait : « Vos yeux me font trop peur, ils me vrillent jusqu'au fond de l’âme ».

Massenet fut un professeur incomparable et d'un tact rare en quelques lignes M. Gustave Doret, le compositeur des Armaillis, a tracé d'un burin ineffaçable sa silhouette de pédagogue.

 

Nul en dehors du cercle de ses élèves ne se doute de la perfection, de la sévérité, de la profondeur et de l'élévation de son enseignement. Si beaucoup de ses élèves n'ont pu suivre l'exemple de sa formule esthétique, ni l’approuver, aucun ne peut lui reprocher d'avoir essayé de l'imposer. Il ne me souvient pas que jamais un fragment de ses œuvres ait été cité dans sa classe.

Nous étions tous autour de lui comme autour d'un ami. Jamais il ne cherchait à nous écraser de son autorité. Il encourageait les plus faibles et savait, à l'occasion, nous donner une leçon d'humanité.

Un jour, un très mauvais élève, sans talent, mais sans orgueil, apporta une composition si faible, si dépourvue de tout esprit, de tout métier, de toute musicalité que nous autres, cruels comme des jeunes que nous étions, ne pouvions nous empêcher de distiller l'ironie et de l'exprimer en sourires grimaçants et en toux diversement modulées.

Massenet, qui tournait les pages, restait grave et paraissait, à mesure que la partition se déroulait, s'y intéresser prodigieusement. Nous nous attendions cependant au jugement sommaire et bref qu'il avait coutume de prononcer dans les cas analogues. Nullement. De même que pour les meilleures productions, il se mit lui même au clavier, rejoua toute la partition, en chercha les moindres qualités, insista sur l'intérêt qu'on peut trouver dans toute musique sincère ; bref, il nous donna la plus merveilleuse leçon d'indulgence qui fût.

 

Certains compositeurs, pour travailler, ne redoutent ni la société, ni le bruit. Camille Saint-Saëns instrumenta, dit-on, son célèbre septuor de la Trompette sur un coin de table, entouré d'amis qui bavardaient gaîment. Massenet, lui, recherchait le calme et la solitude. Sa grande joie était de se retirer dans la propriété qu'il avait achetée à Egreville. Ce domaine se compose d'un parc et d'un vieux château dont les ruines ont été, — avec un goût d'une exquise poésie, — parsemées de fleurs par Mme Massenet. Il fut jadis l'apanage de la duchesse d'Etampes à qui François Ier l'avait offert.

Egreville est un petit hameau, d'accès fort difficile, situé dans le département de Seine-et-Marne, sur les confins du Loiret. Pour atteindre cette importante capitale par les voies les plus rapides, on ne met pas moins de quatre heures. Ce n'est pas sans intention que Massenet avait choisi une Thébaïde aussi lointaine. Les importuns n'y viendraient guère. Les meilleures volontés s'émoussent vite devant la paisible rapidité d'un voyage sur un chemin de fer d'intérêt local. C'est dans ce village que Massenet écrivit la plupart de ses œuvres, c'est dans ce village qu'il déploya peut-être sa plus large somme d'énergie, c'est dans ce village qu'il devait se reposer... éternellement..., comme chante sa Thaïs.

Je crois, — mais je n'ose l'affirmer, — qu'il se plut aussi à venir à Egreville afin d'y cacher son état maladif. Depuis plusieurs années, un mal douloureux l'avait saisi, qu'il s'efforçait de dissimuler à sa famille et à ses amis. Puis, sentant probablement une lassitude l'envahir, il voulut terminer coûte que coûte les ouvrages ébauchés. Cette besogne l'épuisa davantage encore... et c'est ainsi qu'en un jour de souffrances plus cruelles, il quitta Egreville, prétextant un voyage d'affaires à Paris, mais dans le dessein réel de prendre une consultation médicale. Il descendait chez lui, 48, rue de Vaugirard, et la nuit suivante, le 13 août 1912, à cinq heures du matin, à l'heure même où il avait coutume de se mettre au travail, il rendit le dernier soupir.

 

Selon ses expresses volontés, ses obsèques eurent lieu à Egreville dans l'intimité. C'est huit jours après seulement que mes collègues des Trente Ans de Théâtre et moi nous vînmes, seuls, entre nous, dire un suprême adieu A notre bien-aimé président d'honneur.

Sa sépulture est la dernière, tout au fond du cimetière, à l'angle des deux murs qui bordent la campagne. Aucun monument... aucune chapelle... une simple dalle tumulaire..., un seul mot gravé : Massenet. Devant, une allée de sable fin ; à gauche et derrière, les murailles d'enceinte ; à droite..., au loin..., respectueuses..., d'autres tombes. C'est d'une simplicité grandiose. Le Maître avait désigné lui-même cette place, éloignée et presque solitaire. En un tout petit coin, — ainsi qu'il avait travaillé, drapé dans les larges plis de sa robe écarlate, — il voulut dormir sous la blancheur de son étroit linceul.

 

Antoine BANÈS, Administrateur de la Bibliothèque, des Archives et du Musée de l'Opéra.

(le Correspondant, 25 septembre 1923)

 

 

 

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