Mes Souvenirs, 1848-1912, par Jules Massenet (Paris, 1912).

 

Le premier souvenir musical de Massenet date d'une des journées les plus troublées du siècle. Le 24 février 1848, jour de la révolution, tandis qu'on entendait, de la rue de Beaune où ses parents habitaient alors, les balles siffler dans les Tuileries, sa mère, à la lueur des chandelles, lui mit pour la première fois les doigts sur le piano. Pour l'initier davantage à la connaissance de cet instrument, elle avait tendu, le long du clavier, une bande de papier sur laquelle elle avait inscrit les notes correspondant à chacune des touches blanches et noires, avec leur position sur les cinq lignes. C'était fort ingénieux, dit Massenet, et il n'y avait pas moyen de se tromper. Cette femme était assez remarquable, s'il faut en croire la tendre piété filiale de son fils. C'était un peu une dame de l'ancien régime, toute au souvenir de Marie-Antoinette et au culte des Bourbons, tandis que son mari, officier supérieur sous Napoléon 1er, grand ami du maréchal Soult, était tout à la mémoire de l'Empereur. Cette diversité d'opinion n'était pas rare alors dans les familles, mais elle n'en altérait nullement la bonne entente, et les parents du petit Massenet se réjouirent fort tous deux de ses succès au Conservatoire, où il fut reçu à la classe de piano le 9 octobre 1851. Il avait alors neuf ans et, jusqu'à ce jour, sa mère avait été son seul professeur. Ce fut Auber qui le reçut et le complimenta; Auber, l'illustre auteur de la Muette de Portici, charmante figure, bien française, que Massenet crayonne agréablement. Le maître, malgré son âge (il était né à Caen en 1782), avait gardé d'admirables yeux noirs, pleins de flamme et de finesse. C'était un boulevardier dans toute la force du terme, et il venait au Conservatoire, dont il était directeur, dans un élégant tilbury qu'il conduisait lui-même.

 

Lui, qui avait vu la Terreur, devait attendre la Commune pour mourir, et celle-ci lui semblait encore plus terrible que l'autre. Rencontrant en pleine insurrection un ami, qui se désespérait comme lui des jours terribles que l'on traversait, Auber lui dit, avec une expression de lassitude indéfinissable : « Ah ! j'ai trop vécu ! » - Puis il ajouta avec un léger sourire : « Il ne faut jamais abuser de rien. »

 

Les maîtres de Massenet au Conservatoire furent Laurent et Savard père. Le premier avait eu une destinée assez bizarre. Premier prix de piano sous Louis XVIII, il était devenu officier de cavalerie, puis avait quitté l'armée pour entrer comme professeur au Conservatoire royal de musique. Massenet n'était pas riche alors ; habitant Montmartre, il venait tous les jours derrière le Panthéon, chez Savard, qui lui donnait des leçons de contrepoint, et, s'il ne prenait même pas l'impériale d'un omnibus, c'était pour mettre de côté, sou par sou, le prix des leçons dont il aurait à s'acquitter. Cependant, sa vie s'écoulait, heureuse et laborieuse, quand les médecins ordonnèrent à son père de quitter Paris pour aller suivre un traitement à Aix, en Savoie. S'inclinant devant cet arrêt, ses parents partirent pour Chambéry et emmenèrent avec eux le jeune Massenet, dont la carrière fut interrompue. Il resta à Chambéry deux longues années, continuant ses études classiques et les faisant alterner avec un travail assidu de gammes et d'arpèges, de sixtes et de tierces. C'était là sa seule consolation, car les Savoisiens d'alors étaient bien retardataires dans leur goût musical. Dans les salons où il allait, payant son écot de quelques morceaux de piano, il jouait quelquefois l'exquise page de Schumann intitulée Au soir, et cela lui valut un jour la singulière invitation ainsi conçue : « Venez nous amuser avec votre Schumann, où il y a de si détestables fausses notes ! » Ses emportements d'enfant ne résistèrent pas longtemps à de tels propos; un soir, il s'échappa du toit paternel, sans un sou dans sa poche, sans un vêtement de rechange, et partit pour Paris, où il trouva asile chez sa sœur aînée. Quelques mois lui firent regagner le temps perdu en Savoie ; le 26 juillet 1859, un premier prix de piano vint s'ajouter pour lui à un prix de contrepoint et de fugue. Ce succès n'augmenta pas ses ressources, et les besoins de sa vie réclamaient quelque chose de plus positif. Il commença par donner des leçons de solfège et de piano dans une petite institution de quartier, puis il accepta de tenir le piano dans un café de Belleville ; c'était le premier où l'on fit entendre de la musique, et Massenet recevait trente francs par mois. Ce n'était pas assez ; aussi à ces appointements il ajoute ceux de timbalier au théâtre Lyrique, alors boulevard du Temple, et bientôt on lui confia, dans ce même théâtre, les parties de tambour, tamtam, triangle et autres instruments retentissants. C'était une grande fatigue pour lui que de veiller le samedi de minuit à six heures du matin, mais il vivait à peu près, et il avait le temps de préparer son concours à l'Institut. Il obtint le grand prix de Rome en 1863. C'est à Berlioz qu'il dut en partie son succès, et il l'embrassa dans la grande cour carrée du Louvre, où il attendait le résultat, tandis qu'Auber disait à l'auteur de la Damnation : « Il ira bien, ce gamin-là, quand il aura moins d'expérience ! »

 

Il partit seul pour Rome. Le temps n'était plus où les professeurs accompagnaient leurs élèves jusque dans la cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires ; heureux temps plein de naïveté, où Couder, le peintre préféré de Louis-Philippe, criait à son élève particulier : « Surtout, n'oublie pas ma manière ! » C'est de ce peintre que le roi disait : « Couder me plaît. Il a un dessin correct, une couleur satisfaisante, et il n'est pas cher ! » Nous ne nous étendrons pas sur les trois années durant lesquelles Massenet resta en Italie, les brimades qui lui firent passer dans le Colisée sa première nuit à Rome ; ses visites à Naples, à Subiaco, où la zampogna rustique d'un berger lança une bouffée mélodique qui devint les premières notes de Marie-Magdeleine. L'Italie d'alors était encore toute poétique; le Forum n'était que le Campo Vaccino, et l'on croisait partout des paysans à la Léopold Robert, dont l'un répondit même lyriquement à Massenet qui lui demandait l'heure : « Il est sept heures, l'air en tremble encore! » (Sono le sette, l'aria ne treme ancora !) C'est à Rome, sur les marches de l'Ara-Cœli, qu'il rencontra pour la première fois la jeune fille qu'il devait épouser peu de temps après. Il allait d'abord tomber malade dès son retour à Paris, frappé par le choléra qui sévissait alors. C'est à ce moment qu'il écrivait Poème d'avril, inspiré par les poésies d'Armand Silvestre. Il dut à cette œuvre de voir sa première musique imprimée. Bientôt, sur la demande d'Ambroise Thomas, les directeurs de l'Opéra-Comique, Ritt et de Leuven, lui confièrent un ouvrage en un acte, la Grand'Tante, de Jules Barbier et Charles Grandvallet. Cette œuvre, qui eut la chance d'avoir Capoul pour interprète, servit de lever de rideau au grand succès du moment : le Voyage en Chine, de Bazin. Massenet ne semblait pas avoir gardé un bon souvenir de Bazin, dont il avait été un instant l'élève au Conservatoire. Il parle de la forme dure et peu aimable de son enseignement, et ce fut la cause pour laquelle il quitta bientôt son cours. La Grand'Tante fut jouée quatorze fois ; la partition manuscrite (non gravée) disparut dans l'incendie de l'Opéra-Comique, en 1887. C'est alors qu'Ambroise Thomas, qui semble vraiment avoir été un bon génie pour Massenet, le présenta à Michel Carré, lequel lui confia un poème en trois actes : Méduse. La partition fut terminée juste au moment de la déclaration de la guerre, et Massenet dut attendre jusqu'à la fin de l'Année terrible pour reparaître au concert avec les Scènes pittoresques. Cependant, la vie restait difficile pour lui ; un sujet de ballet proposé par Théophile Gautier, le Preneur de rats, n'aboutit pas ; la musique de scène des Erinnyes ne fit qu'ajouter au succès de Leconte de Lisle ; un opéra-comique, Don César de Bazan, ne réussit pas, et Marie-Magdeleine, malgré l'enthousiasme de Pauline Viardot, qui chanta le rôle au Concert National fondé par Hartmann à l'Odéon, en collaboration avec Duquesnel, n'eut qu'un succès d'estime. Massenet ne se décourageait cependant pas; une force invincible conduisait sa vie ; il sacrifiait héroïquement une partition des Templiers, parce que cette pièce le mettait, par ses situations historiques, dans une voie déjà parcourue par Meyerbeer. Son premier réel succès fut Eve, mystère en trois parties, exécuté aux concerts de l'Harmonie sacrée, que Lamoureux venait de fonder au cirque des Champs-Elysées. Le Roi de Lahore vint ensuite, représenté à l'Opéra, direction Halanzier, le 27 avril 1877. Immédiatement, il fut joué en Italie, à Milan, Rome, Venise, Pise, et Massenet eut la bonne fortune d'être présenté le même jour au pape Léon XIII, nouvellement intronisé, et à la reine Marguerite. A son retour à Paris, il fut nommé professeur de fugue et de contrepoint au Conservatoire, à la place de Bazin, qu'il remplaça également à l'Académie. C'était pour lui l'entrée dans la gloire, et nous n'avons pas à le suivre plus loin dans ses Mémoires, qui ne font plus guère que relater, d'Hérodiade à Roma, toutes les étapes triomphales de sa carrière si bien remplie. Constatons, en terminant, que ce livre est peut-être un peu hâtivement écrit pour mériter le titre de « Mémoires ». De 1860 à 1912, Massenet a croisé sur sa route les plus illustres personnages et il ne sait pas nous le dire. Il a connu Berlioz et Wagner, et pas une anecdote, pas même une épithète n'est ajoutée à leur nom. Peut-être ne faut-il voir là que le résultat de la bienveillance si connue de Massenet, qui aimait mieux ne rien dire que d'être désagréable à qui que ce fût. On trouvera dans ce livre son haut et noble amour du travail, qui le faisait asseoir à sa table dès cinq heures du matin. Il avait toujours un opéra en train, et il en apprenait par cœur le livret afin de l'avoir toujours présent à la pensée, sans être forcé d'en garder le texte en poche. Sa fécondité étonnait tous ses confrères, et, à ce propos, le spirituel Reyer rimait les vers suivants :

 

Le « Mage » est loin, « Werther » est proche,

Et déjà Thaïs est sous roche ;

Admirable fécondité...

Moi, voilà dix ans que je pioche,

Sur le « Capucin enchanté ».

 

Ses élèves et, parmi eux, il faudrait citer tous les musiciens les plus célèbres d'aujourd'hui : Charpentier, Bruneau, Vidal, Rabaud, Xavier Leroux, Reynaldo Hahn, Florent Schmitt, etc., sont unanimes à vanter son érudition et sa mémoire prodigieuse. On l'a dit tourmenté du désir de plaire; non pas, mais d'être aimé. C'était le fond de sa nature nerveuse et inquiète et, certes, on aimera encore longtemps l'auteur de Manon et de Werther.

 

« Il faut méditerraniser la musique», disait Nietzsche, revenu du wagnérisme jusqu'à le détester. Massenet aura été un de ceux qui ont le plus contribué à ce résultat.

 

(Gauthier-Ferrières, Larousse mensuel illustré, décembre 1912)

 

 

 

=> Mes Souvenirs (1848-1912) par Jules Massenet (préface de Xavier Leroux)

 

 

 

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