JULES MASSENET

 

 

 

 

 

On donnait au théâtre de la Monnaie, le lundi, 19 décembre 1881, la première représentation d’Hérodiade, drame-oratorio de JULES MASSENET, l’un des maîtres de notre jeune école musicale. Bruxelles avait un air de fête inaccoutumé : dans les endroits publics on rencontrait une foule de journalistes français et étrangers venus pour assister à cette solennité.

Les journalistes belges, tout en faisant le plus cordial accueil à leurs confrères parisiens, ne pouvaient cependant s'empêcher de leur demander avec une pointe d'ironie : « Si vous désiriez si fort entendre Hérodiade, pourquoi n'avez-vous pas exigé qu'on la jouât chez vous ? »

C'eût été bien plus simple, en effet, que d'aller si loin faire bien des mécontents : beaucoup de Bruxellois désireux d'assister à cette première, ont dû se priver de ce plaisir, parce que la représentation d'Hérodiade étant donnée abonnement courant, suivant l'usage adopté là-bas, et les directeurs de la Monnaie ayant offert avec une grande libéralité des entrées aux critiques étrangers, bien peu de places restaient à la disposition du public payant.

« Si l'on n'a pas joué Hérodiade chez nous, auraient pu répondre nos compatriotes, c'est que nous n'avons pas de théâtres lyriques ! et encore moins de directeurs disposés à risquer leur argent sur une œuvre comme celle de Massenet. C'est pénible à dire, mais c'est comme cela ! »

Hélas ! oui, c'est comme cela ! (*)

 

(*) Les choses sont toujours dans le même état, car je ne compte pas comme sérieuse la tentative de M. Lagréné à l'ancien théâtre du Château-d'Eau. Malgré une subvention de trois cent mille francs donnée par le conseil municipal de Paris, l'Opéra-Lyrique Populaire a dû fermer ses portes au bout de quelques mois.

Il n'y a qu'un seul moyen, à mon avis, de mettre, au point de vue musical, Paris au niveau des grandes villes de province et de l'étranger : c'est de doubler la troupe de l'Opéra et de donner trois fois par semaine, dimanche compris puisque l'Opéra ne joue pas ce jour là, des représentations à prix très réduit. Le public parisien pourra ainsi entendre les œuvres anciennes et modernes qu'il ne connaît que de nom. L'Académie nationale de musique a été construite avec l'argent de tous, elle doit être accessible à tous et ne pas rester indéfiniment un palais privilégié dont les riches seuls peuvent profiter.

 

L'Académie nationale de musique, élevée à si grands frais par l'architecte Garnier, n'est qu'une grande boîte à musique dorée qui ne joue que de vieux airs et coûte fort cher à entretenir.

De temps à autre, il est vrai..., bien rarement, on monte à l'Opéra une œuvre nouvelle. Mais M. Vaucorbeil, suivant le précepte de Boileau, se « hâte lentement » et tandis qu'il lui faut une année tout entière pour mettre une pièce à point, MM. Stoumon et Calabrési, les directeurs de Bruxelles, ont mis moins de trois mois à monter Hérodiade — décors, costumes, et répétitions, tout marchait en même temps.

Les chanteurs de l'Opéra de Paris, qui sont presque tous de bons musiciens, n'apprennent leurs rôles que méthodiquement, à l'aide de professeurs de chant attachés à l'administration ; à Bruxelles, les chanteurs étudient à leur guise et cela n'en va pas plus mal.

Jules Massenet avait été un des rares privilégiés qui arrivent à se faire jour à l'Opéra ; ayant obtenu un grand succès avec son Roi de Lahore, cela l'avait encouragé à travailler avec ardeur à sa nouvelle partition. Pendant quatre ans, le musicien cisela son œuvre, puis il s'en fut de nouveau frapper à la porte de l'Académie nationale de musique, mais la place était encombrée, et, plutôt que de laisser sa musique moisir dans les cartons pendant de longues années, il préféra porter son Hérodiade à l'étranger ; bien lui en a pris puisqu'il a remporté une grande victoire.

Applaudi, acclamé et appelé sur la scène à la fin de la soirée, le jeune compositeur a eu le bon goût de se dérober aux ovations prolongées de ses auditeurs.

Dès le lendemain de cette fameuse soirée, tous les journaux de Paris inséraient la note suivante :

 

En présence de la manifestation enthousiaste dont l'œuvre nouvelle de Massenet a été l'objet au théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles, de la part de la presse parisienne, M. Carvalho s'est empressé d'envoyer à l'auteur d'Hérodiade un télégramme conçu en ces termes :

« Les raisons qui nous faisaient craindre pour la représentation d'Hérodiade à l'Opéra-Comique n'existent plus, le sujet étant accepté, voulez-vous continuer votre succès à Paris ? Je vous offre de mettre l'ouvrage immédiatement en répétition. »

 

Parbleu !

Cela devient une habitude.

C'est M. Cantin, l'habile directeur des Folies-Dramatiques et des Bouffes-Parisiens qui a donné le mauvais exemple. Lecocq lui présenta jadis, comme à tous les directeurs de théâtre de Paris où se joue l'opérette, la Fille de Madame Angot ; aucun de ces messieurs ne voulut monter une pièce si « en dehors » des autres, et il fallut que M. Humbert, directeur des Fantaisies parisiennes (Alcazar) de Bruxelles, où déjà l'année précédente, il avait donné les Cent Vierges, tentât l'expérience et qu'il réussît pour que M. Cantin se décidât enfin à faire jouer, à Paris, la Fille de Madame Angot. On sait que cette charmante pièce fut jouée plus de quinze mois sans interruption et fit gagner une grosse fortune au directeur des Folies qu'on pourrait appeler « le millionnaire malgré lui ».

Cette façon d'agir s'est renouvelée plusieurs fois dans ces derniers temps ; elle dénote une grande prudence, mais ne fait guère honneur aux directeurs parisiens et il faudra bientôt mettre de côté le vieux cliché « l'intelligent ou l'habile directeur de tel théâtre.... »

 

***

 

Mais revenons à Massenet. Hérodiade a fort augmenté sa célébrité et va concourir à sa fortune. C'est fort heureux pour lui qui, comme tant d'autres, hélas ! a connu les temps difficiles et soutenu une lutte longue et acharnée pour les besoins matériels de l'existence. Il en est enfin sorti vainqueur.

Le père de Jules Massenet était un ancien officier du génie du premier empire, qui s'était établi maître de forges dans les environs de Saint-Étienne. La guerre et l'industrie ne lui avaient point fait négliger ses devoirs conjugaux ; à preuve c'est que le 12 mai 1842, il allait déclarer à la mairie de Montaud (Loire), la naissance de son vingt et unième enfant auquel il donna les prénoms de JULES-ÉMILE-FRÉDÉRIC. Ce dernier né d'une si nombreuse famille était le futur orateur du Roi de Lahore, d'Hérodiade et de Manon.

Le maître de forges fut complètement ruiné en 1848. La famille Massenet vint alors à Paris où la mère, excellente musicienne, fut obligée de donner des leçons pour la faire vivre, car le père, désespéré, malade et presque aveugle, était devenu incapable de subvenir à ses besoins.

Le jeune Massenet apprit de sa mère les premiers éléments de la musique, art pour lequel il montra dès l'enfance, une aptitude toute particulière.

A peine âgé de dix ans, il était admis au Conservatoire et obtenait au bout de la première année d'études un troisième accessit de piano.

Cela promettait. Le jeune musicien travaillait avec ardeur, lorsque tout à coup ses études furent interrompues d'une façon très malencontreuse. La maladie de son père s'étant aggravée subitement, la famille dût quitter Paris et s'en aller à Chambéry où des parents riches pouvaient apporter quelque soulagement au pauvre infirme.

Relégué à 150 lieues de Paris, dans le triste chef-lieu du département de la Savoie, le jeune Massenet, tout en continuant à suivre les leçons de sa mère, sentait bien que cela ne suffirait pas à parfaire son éducation musicale. Sa petite cervelle était troublée par le souvenir de son troisième accessit, premier succès qui lui permettait d'en espérer de plus grands.

L'enfant pleura, se lamenta tant et tant, que sa mère, reconnaissant en lui une véritable vocation musicale, se rendit à ses supplications et le renvoya à Paris où une de ses sœurs fut chargée de le surveiller.

Jules Massenet rentra avec une joie inexprimable au Conservatoire. Il eut successivement pour professeurs MM. Laurent, Reber, Savard et Ambroise Thomas. Ses progrès furent rapides. Mais pour continuer à pouvoir suivre les cours il fallait gagner le « pain quotidien », cette chose indispensable à laquelle tout le monde doit songer aujourd'hui, même les Israélites, depuis que leur Dieu n'envoie plus du ciel cette manne réconfortante qu'il distribuait si abondamment autrefois, paraît-il, à son peuple de prédilection !

Mais que faire ?

Une place de timbalier était vacante au Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet, dirigé alors par M. Carvalho. Massenet se présenta timidement à M. Deloffre, chef d'orchestre du théâtre et fut agréé.

Ce n'était pas du reste la première fois que l'enfant faisait partie d'un orchestre et c'est Massenet lui-même qui a fait connaître cette particularité de sa vie complètement ignorée des biographes.

Un soir, le compositeur, aujourd'hui célèbre, assistait avec sa famille, dans la loge de M. Koning, qui est placée sur la scène, à une représentation de Serge Panine, au Gymnase.

Pendant un entr'acte, l'auteur du Roi de Lahore se rendit dans les coulisses, et, comme il serrait la main à tous les anciens artistes du théâtre, au vieux Derval, au régisseur Blondel, etc..., quelqu'un lui demanda :

— Mais d'où connaissez-vous tout ce monde-là ? Il répondit :

— Moi ? Mais je suis entré ici en qualité de triangle à l'âge de quatorze ans, et j'y ai même obtenu un assez joli succès dans ma dernière pièce, le Piccolino de Sardou !...

Sa place à l'orchestre du Théâtre-Lyrique assurait presque son existence ; je dis « presque » car, avec les quarante sous par jour que lui donnait M. Carvalho, il avait tout juste de quoi ne pas mourir de faim. Et encore ne conserva-t-il ses maigres appointements que grâce à l'extrême indulgence de M. Deloffre qui avait pris en amitié son jeune timbalier.

Piètre exécutant ce timbalier ! Hanté par le démon de la composition musicale, les notes dansaient dans sa tête une sarabande fantastique et il oubliait souvent sa besogne malgré les gestes désespérés du chef d'orchestre.

Cela dura six ans !

En 1859, il avait obtenu le premier prix de piano au Conservatoire.

Enfin, en 1863, il remporta coup sur coup le premier prix de fugue et le grand prix de Rome avec sa cantate David Rizzio que chantèrent Roger, Bonnehée et Mme Vandenheuvel-Duprez.

C'était cinq ans d'une modeste, très modeste indépendance assurée !

Massenet avait alors vingt et un ans, il partit joyeux pour la villa Médicis. Je ne sais s'il trouva à Rome l'inspiration qu'il allait y chercher, il est permis d'en douter, mais il y rencontra la femme aimable et distinguée qu'il épousa plus tard.

Après avoir parcouru l'Italie, l'Allemagne et la Hongrie, le lauréat revint à Paris rapportant pour tout bagage musical un acte : la Grand'Tante que le directeur de l'Opéra-Comique, suivant son cahier des charges, représenta en 1868, sans aucun succès du reste.

La même année, Massenet offrit à plusieurs éditeurs de musique son Poème d'avril, œuvre charmante, que tous s'empressèrent de refuser.

Le musicien, désespéré, fut obligé de donner des leçons de piano.

Oh ! la terrible chose que le besoin ! et comme il dut souffrir l'artiste sentant sa force, et se demandant s'il parviendrait jamais à faire connaître à ses compatriotes les œuvres magistrales qu'il se sentait capable d'enfanter.

Il eut cependant une lueur d'espoir après l'accueil qu'on fit à sa suite d'Orchestre exécutée aux concerts Pasdeloup (1868), et à son Poème de Souvenir (1869).

Mais cette même année, 1869, lui apporta un déboire plus cruel que tous les autres, il échoua au concours de l'Opéra : sa partition de la Coupe du roi de Thulé sur laquelle il fondait les plus grandes espérances n'eut que la première mention. Ce fut, comme on sait, M. Diaz fils qui remporta le prix et vit son œuvre représentée.

En 1871, Massenet donna les Scènes hongroises ; et les Scènes pittoresques en 1872.

Mais tout cela le fit à peine sortir de l'obscurité.

C'est alors qu'il y songeait le moins qu'un heureux concours de circonstances vint rendre son nom célèbre et lui préparer la voie du succès.

D'abord il fit la rencontre de l'éditeur Hartmann, qui venait de s'établir.

Cet homme actif et entreprenant, à la recherche des jeunes musiciens, sentit dans Massenet un artiste de grand talent, eut foi dans son avenir et résolut de l'aider de tout son pouvoir.

Grâce à lui furent représentées à l'Odéon, en janvier 1873, les Erinnyes, tragédie antique de Leconte de Lisle, dont Massenet avait composé l'Introduction, les Chœurs et les Intermèdes.

Puis, seconde chance, madame Viardot ayant entendu jouer quelques morceaux détachés de Marie-Magdeleine, drame sacré en 3 actes, désira connaître l'œuvre tout entière qui l'émut profondément. La grande artiste voulut la chanter, et, le 11 avril 1873 à l'Odéon, était représentée, au milieu d'applaudissements enthousiastes, Marie-Magdeleine, qui fut aussi chaudement accueillie à l'Opéra, un an après, (avril 1874).

Entre temps (novembre 1873) était joué à l'Opéra-Comique Don César de Bazan (3 actes) qui passa presque inaperçu.

En mars 1875, nouveau et très grand succès avec Ève, mystère en trois parties, admirablement interprété par Lassalle et Mme Brunet-Lafleur au festival d'Harmonie sacrée organisé par M. Lamoureux.

Ces œuvres avaient rendu Massenet célèbre, mais n'avaient apporté aucun changement matériel à son existence.

La musique dite sacrée ne saurait plus attirer la foule, Marie-Magdeleine ou Ève, avec des interprètes de premier ordre, pourront bien réunir un public spécial qui les applaudira, pendant un très petit nombre d'auditions, mais jamais elles ne deviendront assez populaires pour fournir une longue carrière au théâtre et rapporter quelque bénéfice au compositeur.

Élevé par une mère très dévote qui lui apprit à lire dans l'Imitation de Jésus-Christ, — livre aussi bizarre que mystique, bien propre à troubler une jeune intelligence, — Massenet a toujours eu une préférence marquée pour la musique religieuse ; mais, il comprit enfin que, même en produisant des chefs-d’œuvre dans ce genre, il n'aboutirait jamais à rien et se mit à écrire la musique profane, très profane même du Roi de Lahore dans lequel il fit entrer les meilleurs morceaux de sa Coupe du roi de Thulé.

Mais il ne suffit pas de composer un Opéra, il s'agit de le faire jouer et ce n'est pas facile.

Massenet, sa partition du Roi de Lahore sous le bras, s'en va bravement frapper à la porte du cabinet directorial de M. Halanzier.

Excellent homme et administrateur habile, très habile, M. Halanzier avait su, tout en faisant légitimement sa fortune, diriger l'Académie nationale de musique à travers mille difficultés et lui faire traverser heureusement une époque bien critique pour une exploitation de ce genre.

Le directeur de l'Opéra fut-il mis en bonne humeur par l'audace de ce presque inconnu qui venait lui demander de faire jouer à son théâtre un grand opéra en cinq actes ? Il faut le croire. Toujours est-il qu'il accorda à Massenet une audition à bref délai.

Deux jours après, par une belle matinée de juillet, le musicien se mettait au piano et jouait avec un entrain fiévreux toute sa partition. M. Halanzier écoutait ravi et, la dernière note à peine éteinte, il serrait cordialement les mains du compositeur.

Le soir même le traité était signé, l'œuvre de Massenet allait être exécutée à l'Opéra.

M. Halanzier qui est d'avis que les beaux décors n'ont jamais nui à la belle musique, apporta tous ses soins et toute sa science à la mise en scène de l'œuvre nouvelle et déploya pour elle un luxe asiatique.

Dans les premiers jours de mai 1877, l'Académie nationale de musique donnait la première représentation du Roi de Lahore, opéra en cinq actes, paroles de Louis Gallet, musique de Jules Massenet.

Merveilleusement interprétée par Salomon, Lassalle, Menu, Boudouresque et Mlle de Reszké, l'œuvre obtint un immense succès. La musique délicate de Massenet semblait à son aise au milieu des splendeurs de cette mise en scène où tout a l'apparence superbe de la réalité « depuis les sables rouges du désert où s'est couché un soleil sanglant jusqu'aux sanctuaires mystérieux d'Indra et aux éblouissants jardins du paradis. »

Le musicien manie l'orchestre en maître, sonneries éclatantes de trompettes, phrases entrelacées des instruments à cordes, soupirs des flûtes et des hautbois, pizzicati frémissants et légers, cuivres fièrement déchaînés, « tout est à sa place dans la partition » écrivait le soir même de la représentation un critique autorisé ; et le spectateur était plongé dans le ravissement extatique en entendant cette musique délicieuse au milieu du défilé des rajahs, des brahmanes, des porteurs de palanquins, des apsaras en jupes de mousseline brodée d'or et de fleurs, et de houris vêtues de satin blanc, rose et vert.

La critique fut unanime à constater le triomphe de Massenet qui fut dès lors placé au rang de musiciens de premier ordre.

Le succès de cet opéra s'étendit rapidement en province et à l'étranger où il fut monté presque simultanément sur toutes les grandes scènes.

En Italie seulement, trente théâtres jouèrent le Roi de Lahore ; partout ce fut une vraie victoire, mais sans aucun profit ; car notre « sœur latine » a conservé la douce habitude de s'emparer de nos meilleures œuvres littéraires et musicales, sans bourse délier.

 

***

 

Le succès de Massenet ne fit point de jaloux car il a su se rendre sympathique à tous.

Artiste jusqu'au bout des ongles, avec sa tête fine et intelligente, notre musicien possède deux qualités bien rares chez les artistes, une grande modestie et une réelle simplicité.

Bon camarade avant tout, quand on l'invite à jouer quelques morceaux dans une réunion intime, il se met au piano sans se faire prier et exécute de préférence la musique de ses confrères, dont il est le premier à faire ressortir les beautés.

En 1878, il remplaça François Bazin comme professeur de composition au Conservatoire avec 2800 francs d'appointement, et comme membre de l'Académie des beaux-arts, le 30 novembre de la même année.

Le 26 juillet 1876, Massenet avait été décoré de la Légion d'honneur.

Tout semblait donc concourir à la fortune de l'artiste, mais « on revient toujours à ses premières amours » et Massenet se croyant assez fort pour imposer ses préférences au public fit jouer à l'Opéra en 1880 une nouvelle œuvre : la Vierge. La chute fut d'autant plus lourde que la position conquise était plus élevée.

Le compositeur, suivant la coutume — mauvaise à mon avis — des maîtres italiens, avait voulu conduire lui-même l'orchestre à la première représentation. Il en fut cruellement puni ; la froideur du public lui tombait sur les épaules comme une chape de plomb et paralysait ses mouvements.

Il a raconté les impressions qu'il a ressenties pendant cette fatale soirée avec une bonne foi naïve qui dépeint bien le caractère de l'homme :

« ... Un silence glacial dans la salle ! Mon œuvre faite avec tant de passion et d'amour s'écroulait. Et j'étais à ce maudit pupitre. Impossible de m'en aller ! Et je tremblais de dépit et un peu de honte. Quel chagrin cruel ! Les musiciens de l'orchestre ordinairement si réservés, me regardaient comme s'ils voulaient me dire : « Pauvre garçon ! » Je lisais la pitié dans les yeux de mes artistes. On voulut bien bisser un morceau, mais je compris que la salle laissait faire mes amis par compassion pour moi seulement. Derrière moi on disait aux fauteuils d'orchestre : « C'est crevant. » Je sentais que le public était las, il s'en allait, et j'eus toutes les peines du monde à me tenir debout. Quand tout fut fini, je sortis éperdu ; j'étais fou de douleur et de rage ! »

M. Vaucorbeil qui venait de tenter à l'Opéra la création de Concerts historiques, le samedi, donna une seconde audition de la Vierge devant une salle composée du public spécial dont je parlais plus haut et de spectateurs à qui on donne des billets et contents de tout ; l'accueil fut un peu moins froid, mais directeur et compositeur ne se firent aucune illusion, ils jugèrent la partie définitivement perdue et renoncèrent d'un commun accord à tenter une troisième épreuve.

Massenet a-t-il renoncé pour toujours à la musique dite sacrée ? Il est permis de le croire.

Hérodiade, dont j'ai constaté le succès en commençant cette étude, est un terme moyen entre le sacré et le profane, la tradition biblique est suffisamment mêlée de fantaisie pour intéresser le public. Le drame lyrique rentre dans ses goûts.

Hérodiade a été représentée sur la plupart des grandes scènes de l'étranger, il est même arrivé à l'auteur une aventure assez plaisante au sujet de cet opéra.

Massenet avait été à Hambourg diriger l'orchestre le soir de la première représentation.

Son succès avait été colossal, on l'avait comblé de couronnes et de lyres gigantesques, ornées de rubans tricolores. Ces trophées étaient tous en feuilles de laurier naturel ; le compositeur ne pouvant les emporter avec lui se les fit expédier.

La caisse arrivée à Paris, on présente à Massenet le récépissé du chemin de fer avec cette simple mention :

« Une caisse racines médicinales » !!!

Ce que c'est que la gloire !

Toujours pleins de délicatesse ces Allemands.

C'est à Nantes que fut représentée pour la première fois, en France, Hérodiade.

L'œuvre de Massenet a été chantée aussi à Paris, mais... en italien. C'est M. Maurel, le directeur du Théâtre-Italien de la place du Châtelet qui a donné cette pièce que les dilettanti riches ont pu seuls entendre, eu égard au prix très élevé des places, à ce théâtre.

Le public parisien sera-t-il bientôt à même d'apprécier l'œuvre capitale de Massenet ? C'est fort douteux ; car je le répète, nous n'avons pas de théâtre lyrique en dehors de l'Opéra et de l'Opéra-Comique, et malgré l'empressement mis par M. Carvalho à offrir son théâtre, on lui a fait observer qu'il avait obéi à un premier mouvement irréfléchi et que « le cadre de l'Opéra-Comique ne convient pas à l'allure sévère d'Hérodiade. »

De son côté, M. Vaucorbeil prétend que l'Académie nationale de musique n'est pas faite pour donner l'hospitalité aux partitions « déflorées ailleurs ». Il y a cependant des précédents qui ne remontent pas bien loin, l'Aïda de Verdi et le Faust de Gounod, par exemple.

 

En mars 1882, M. Colonne a fait entendre une suite d'orchestre divisée en quatre parties : Scènes alsaciennes. L'effet produit a été considérable, et le public a fait le plus chaleureux accueil à cette œuvre pleine de sentiment, de charme et de fraîcheur.

C'est un conte d'Alphonse Daudet Alsace ! Alsace ! qui a suggéré à J. Massenet l'idée de cette suite d'orchestre. La dernière partie surtout est fort « empoignante ». C'est le soir ; sur la place publique, on danse, on joue. Tout à coup on entend dans le lointain le bruit des tambours et des clairons. C'est la retraite, « la retraite française » qui vient à rappeler à tous ce souvenir de la patrie perdue, et les danses sont soudain interrompues. Mais le bruit des tambours s'est éloigné et la ronde recommence. L'orchestre exprime les divers sentiments, qui animent la foule, en reprenant en mineur la phrase pleine de tendresse et de mélodie qui revient plusieurs fois dans l'œuvre ; c'est comme un sanglot, qu'étouffe presque aussitôt l'entraînant air de danse qui termine l'œuvre.

 

***

 

La dernière œuvre de J. Massenet : Manon opéra-comique en cinq actes et six tableaux, paroles de Henri Meilhac et Philippe Gille a été représentée pour la première fois au théâtre de l'Opéra-Comique, le 19 janvier 1884.

Le musicien toujours à la recherche d'effets nouveaux, et voulant éviter autant que possible les sentiers battus, a tenté, cette fois, une réforme qui a fait beaucoup de bruit et qui est très controversée.

Les auteurs du livret ayant remis au compositeur un livret complètement écrit en vers, sans aucune indication de morceaux, Massenet en a profité pour se laisser aller à son imagination ; il a glissé sous le dialogue des petites pièces d'orchestre instrumentées avec la plus grande discrétion et qui rattachent les morceaux de chant les uns aux autres. Ce procédé est charmant, et donne d'excellents résultats, à mon avis. Manon, du reste, a obtenu un grand succès et restera longtemps au répertoire du théâtre qui l'a accueillie.

 

***

 

L'homme qui suit avec le plus d'émotion les péripéties diverses de la fortune artistique de Massenet, est bien certainement son éditeur Georges Hartmann. Avec son sens musical très développé, Hartmann s'est consacré depuis longtemps à la publication des œuvres de l'éminent compositeur qu'il admire et qu'il aime. Il a donné en dehors de ses grandes partitions, un certain nombre de morceaux isolés pour piano, chant ou orchestre.

Massenet a de grands projets qu'il réalisera certainement. Il écrit en ce moment la musique d'un grand opéra le Cid et prépare une très grande œuvre, c'est la partition d'un opéra tiré de Notre-Dame de Paris de Victor-Hugo. Il y a là de quoi tenter un artiste qui a conscience de sa force et qui sent bien que sa dernière note est loin d'être écrite.

 

Quoiqu'il en soit des œuvres comme le Roi de Lahore, Hérodiade et Manon dénotent un artiste soucieux de son art. Qu'on les joue soit à Paris, soit à l'étranger, elles font le plus grand honneur à la jeune école française. Et pour nous, c'est là le principal.

 

 

(Alfred Carel, Histoire anecdotique des Contemporains, 1885)

 

 

 

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