Geori Boué nous conte la véritable histoire de Manon

 

 

Geori Boué dans Manon (Manon)

 

 

« Ses charmes surpassaient tout ce que l'on peut décrire... C'était un air si fin, si doux, si engageant ! L'air de l'amour même. Toute sa personne me parut un enchantement... » — C'est ainsi que l'abbé Prévost, l'illustre auteur de Manon Lescaut, décrit son héroïne. — C'est également ainsi que se présente Geori Boué, l'admirable interprète du rôle, qu'elle chanta plus de trois cents fois. La pureté du style, l'intelligence musicale, la voix radieuse et son physique de femme mince et racée, brune aux yeux clairs, ont fait d'elle la grande dame de l'art lyrique français. Nul ne sera étonné en apprenant que notre belle cantatrice est aussi une femme de goût, cultivée et érudite. Elle possède une magnifique collection d'éditions rares, et une documentation importante concernant les ouvrages qu'elle interprète. Voilà pourquoi c'est à elle que nous avons demandé de nous conter la véritable histoire de Manon Lescaut.

 

Manon Lescaut de l'abbé Prévost, illustration de Tony Johannot

 

L’histoire de Manon ? Disons plutôt : l'histoire de l'abbé Prévost !

Antoine-François Prévost est né le 1er avril 1697 à Hesdin. Issu d'une vieille famille de l'Artois, fils d'un procureur du roi, à peine âgé de seize ans, il fut mis au collège chez les jésuites de sa ville natale. A cet âge, c'était un jeune homme de taille moyenne, au physique agréable, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, ayant un air doux et modeste, et possédant des manières raffinées.

Quand il eut dix-huit printemps, il fut déplacé pour aller faire son noviciat chez les pères jésuites de Paris. C'est alors qu'il comprit que sa vocation religieuse n'était pas tellement solide ! D'un coup de tête, il abandonna la Société de Jésus pour entrer au service du roi. Mais, décidément très impatient, le jeune homme trouva que l'avancement n'était pas assez rapide à son gré. Il quitta bientôt l'armée pour revenir à la maison des jésuites ; puis, en repartit aussi brusquement qu'il était déjà parti et revenu ! Il ne savait pas très bien ce qu'il voulait !

Son père l'adressa à M. Dargnies, grand pénitencier du diocèse d'Amiens, pour solliciter appui et conseils. Après avoir obtenu cependant un grade, le jeune homme prononça ses vœux à Jumièges, après avoir été admis dans l'ordre des bénédictins. Par la suite, il prêcha avec succès à Saint-Ouen, à Rouen, à Evreux, et séjourna enfin à Saint-Germain-des-Prés. Mais les Pères, qui avaient de bonnes raisons, se défiaient de lui et le surveillaient étroitement. L'abbé Prévost, vexé, jeta son froc aux orties et, les bénédictins ayant lancé contre lui une lettre de cachet, s'enfuit en Angleterre où il séjourna quelque temps, jusqu'à ce qu'il manquât d'argent. En 1729, il passa en Hollande, où il fit de bonnes affaires de librairie. Mais, une intrigante s'étant emparée de son esprit et de ses sens, il commit certaines malhonnêtetés qui l'obligèrent à revenir en Angleterre. Avant son départ, il publia « Manon Lescaut », ou, plus exactement, sous forme du VIIe volume des « Mémoires d'un homme de qualité qui s'est retiré du monde », l'histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Le succès en fut immédiat.

 

Manon Lescaut de l'abbé Prévost, illustration de Tony Johannot

 

Mais, avant de vous parler plus en détail de cette héroïne malheureuse et de son chevalier servant des Grieux, il importe d'en finir avec l'abbé Prévost, puisque, aussi bien — décidément immortel — nous le retrouverons dans son personnage...

Ses ennemis d'alors l'accusèrent d'avoir signé de fausses lettres de change. Cette calomnie eut une grande influence sur sa vie... Pourtant, celui dont Voltaire a écrit : « Le langage de la passion était sa langue maternelle », celui qui fut capable d'émouvoir à ce point ne put vraiment être un débauché. C'est du moins ce que je pense. Mais la légende a voulu que l'abbé Prévost fût une sorte d'abbé de fantaisie, débraillé et égrillard, aimant les femmes et le vin.

Revenu en France, protégé par le prince de Conti, il obtint la solution de son différend avec l'Eglise. Mais il ne tarda pas à faire de nouvelles dettes à la suite de faits demeurés mystérieux. Il dut s'exiler de nouveau et alla à Bruxelles, puis à Francfort. De retour à Paris, il obtint, en 1754, le prieuré de Saint-Georges-de-Gesvres, et se décida à vivre une vie simple, paisible, enfin rassasié d'aventures. Un jour, c'était le 23 ou 25 novembre, au cours d'une promenade, il s'affaissa soudain. Quand on lui porta secours, on s'aperçut qu'il avait cessé de vivre. Il avait vécu, de la façon la plus mouvementée, soixante-six années.

 

Manon Lescaut de l'abbé Prévost, illustration de Tony Johannot

 

Mais... revenons à Manon... à des Grieux... à l'ouvrage même qui fit l'objet de deux opéras-comiques et, depuis l'avènement du cinéma, à de nombreuses versions muettes et « parlantes », dont, à mon sens, la meilleure fut celle que tournèrent l'inégalable John Barrymore et son adorable première femme, Dolorès Costello — Manon aussi inoubliable que le fut le grand acteur, si beau, si racé. J'ai vu ce film, qui est maintenant un vieux film, dans sa version originale, lors de mon voyage en Amérique, il y a quelques années.

Revenons donc à notre jolie histoire d'amour... C'est au moment où Prévost se rendit à Amiens que tout commença... Il était alors âgé de 22 ans. Un jour, François musardait à l'arrivée du coche d'Arras. Devant l'auberge, où l'a voiture s'arrêta, il vit en sortir les voyageurs, quelques femmes qui se dispersèrent. Une seule demeura dans la cour, pendant qu'un homme d'un certain âge, qui paraissait lui servir de cicerone, s'empressait pour faire tirer les bagages.

« Voici Manon Lescaut », devait-il écrire plus tard, « plus vraiment femme que toutes les autres, naïvement perfide, aimante, tremblante, spirituelle, redoutable et charmante. » En cette figure si pleine de séduction et d'instinctive perfidie, l'écrivain semble avoir incarné « tout ce qu'il y a de plus gentil, de plus entraînant et de plus infâme dans l'être féminin. Manon, c'est la femme tout entière, telle qu'elle a toujours été, telle qu'elle est et telle qu'elle sera toujours ».

Bref, elle avait seize ans et était charmante ; ce fut le coup de foudre. Prévost, qui n'avait connu jusqu'alors que des femmes marchant à la suite des soldats, se trouve « enflammé, jusqu'au transport, jusqu'à la folie ». Il s'approcha d'elle et apprit son nom. Il sut aussi qu'elle était envoyée à Amiens, par ses parents, pour y devenir religieuse. Ils la faisaient entrer au couvent pour arrêter son penchant au « plaisir, qui s'était déjà déclaré ».

 

Manon Lescaut de l'abbé Prévost, illustration de Tony Johannot

 

Les deux jeunes gens tombèrent vite d'accord et, le lendemain, ils étaient sur la route de Paris : Manon, dans une chaise de poste, et Prévost galopant à la portière. Aussi longtemps que dura l'argent, ce fut le bonheur parfait. Mais, bientôt, ce furent les privations et la menace de la misère. Jeune et jolie, les tentations ne faisaient pas défaut à l'adorable amante. Un soir que Prévost était à l'hôtel de Transylvanie (la grande maison de jeu de l'époque), elle céda à quelque galant fortuné, et s'enfuit avec lui. Après des semaines de recherches, Prévost retrouva l'infidèle ; il supplie, et tout revient comme par le passé. Pour vivre, ils n'ont que les expédients et le jeu. Dans sa province, le père de Prévost apprend les débordements de son fils. Il accourt à Paris ; mais ni les conseils, ni les supplications, ni les menaces ne peuvent arracher Prévost à sa funeste passion. Le rigide magistrat demanda au lieutenant général de police de sévir contre Manon Lescaut. Un ordre suffit pour l'envoyer à l'hôpital, autrement dit... à la Salpêtrière.

L'infortunée jeune femme dut rejoindre une « chaîne » de femmes de mauvaise vie, condamnées à la déportation, et qu'on allait embarquer pour la Louisiane. Prévost, en ayant été informé, fait un paquet de ses hardes et se dirige vers l'hôpital. Quel spectacle ! Manon est là, assise sur la paille, enchaînée par le milieu du corps avec une douzaine de filles de joie entourées par les archers... Le triste convoi se met en branle jusqu'aux portes de Paris. Prévost suit d'aussi près que possible. A la première étape, il achète un cheval. Il a pris la résolution de suivre son amante, dût-elle l'entraîner « jusqu'au bout du monde ». Les gardes exigent d'être payés à chaque fois qu'ils lui accordent de parler à Manon. A ce tarif, sa bourse est vite épuisée. Il vend son cheval et continue à pied.

Près d'Yvetot, ses forces le trahirent. Mourant de faim, il s'évanouit sur le bord de la route conduisant au Havre. Quelques secondes avant de sombrer, il vit les chevaux fouettés par leurs conducteurs, et la silhouette de la « souveraine de son cœur, son idole », qu'il ne devait plus jamais revoir...

Ici commence le mystère... Manon est-elle morte sur la route du Havre (dénouement adopté par Massenet), ou bien en Louisiane ? Nul ne le saura jamais.

Quand Prévost reprit ses sens, il aperçut une lumière qui brillait dans la nuit. C'était la lampe du vieux monastère de Saint-Wandrille. C'est là qu'il demanda asile, c'est là qu'on le soigna.

 

Manon Lescaut de l'abbé Prévost, illustration de Tony Johannot

 

« La malheureuse fin d'un engagement trop tendre, écrivit-il, après son admission, me conduisit au tombeau. C'est le nom que je donne à l'ordre respectable où j'allai m'ensevelir et où je demeurai quelque temps, si bien mort que mes parents et mes amis ignorèrent ce que j'étais devenu. »

C'est à la religion que Prévost vint demander la paix de l'âme, et le salut. Quelques mois plus tard, admis à faire son noviciat dans la Congrégation des bénédictins de Saint-Maur, à l'abbaye de Jumièges, la vie monacale le ramena au calme et à la raison ; mais son visage devait garder pour toujours l'empreinte de ses chagrins passés. Son engagement au titre d'aumônier du prince de Conti ne manque pas d'humour. Le prince s'était mis dans la tête de s'attacher un faiseur de romans. « Monseigneur, dit l'abbé, je n'ai jamais dit une messe... »

—  « Qu'à cela ne tienne, répondit le prince de Conti, moi, je ne l'entends jamais. »

Quand l'abbé Prévost mourut, le clergé se disputa son corps, et ce furent les bénédictins de l'ordre auquel il n'avait cessé d'appartenir qui voulurent lui donner une sépulture sous la dalle de leur église.

... et c'est là l'histoire de Manon...

de Manon... et de l'abbé Prévost...

(Geori Boué, Musica, mars 1957)

 

Geori Boué dans Manon (Manon)

 

 

 

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