LES CAHIERS DU JOURNAL MUSICAL FRANÇAIS n°5

 

 

ROSTISLAV HOFMANN

Professeur à l’Institut Chorégraphique International

 

 

SERGE LIFAR

et son ballet

 

Avant-propos de

Thamar KARSAVINA

 

 

 

JMF

 

Société Française de Diffusion Musicale et Artistique

47 rue La Boétie, Paris 8e

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

Il nous a semblé intéressant, pour présenter ce cahier, de faire appel à Thamar KARSAVINA, qui vit actuellement à Londres. Etoile chorégraphique de l'une des plus belles époques, créatrice des principales œuvres présentées aux Ballets russes de Diaghilev, partenaire de Nijinski et de Serge Lifar, Thamar KARSAVINA est universellement considérée comme la grande dame de la Danse. Voici ce qu'elle écrit :

 

L'œuvre de Serge Lifar prend place parmi les classiques du ballet, d'abord parce qu'il respecte les vérités que les grands maîtres de ballet ont enseignées, ensuite par sa puissance de création exceptionnelle.

En partant de principes immuables, Serge Lifar analyse la structure de la danse, l'innove et l'enrichit d'après sa propre expérience. Ce n'est pas d'un seul coup qu'on atteint à la plus haute expression de l'art de la danse, mais par un dur travail et un perfectionnement constant ; voilà la conclusion morale qu'on peut tirer de cet ouvrage.

Dévot de la danse académique, Serge Lifar n'est pas un bigot de la tradition. Selon ses propres termes, la danse académique est un organisme vivant qui demande pour son développement le concours de toutes les nouveautés qui peuvent élargir le champ de son expression, dans la mesure toutefois où ces nouveautés sont en harmonie avec la nature de la danse.

Thamar KARSAVINA

 

EN GUISE D'INTRODUCTION

 

Au cours d'une première évocation, certes trop sommaire, nous avons essayé de retracer rapidement les très grandes lignes de l'évolution de la danse et du ballet (*). Aujourd'hui, nous tâcherons de donner un prolongement à cette évocation en considérant un cas particulier, mais représentatif, en voyant comment se crée un ballet, quels sont sa genèse et ses éléments constructifs, quelles sont les relations entre ces éléments — cela à travers la personnalité la plus marquante de l'histoire de la danse : Serge LIFAR.

« L'esprit de la danse l'habite », a écrit Paul Valéry. Et d'ajouter encore : « Je danse, donc je pense ! » pourrait dire Lifar. » Dans quelques mois, Serge Lifar fêtera ses vingt-cinq ans de maître de ballet et de premier danseur-étoile de l'Opéra. Parfait artiste et créateur complet, c'est aussi un historien et un théoricien de son art. Tous ceux qui éprouvent quelque curiosité pour la danse, se doivent de connaître son œuvre et ses idées. En nous attachant à sa personnalité, nous choisissons un prétexte et un symbole où s'incarne LE BALLET.

 

(*) R. Hofmann. — La Danse. Cahier n° 1 du Journal Musical Français. Paris, 1952.

 

L'HOMME

 

« La Danse est l'art que je sers à chaque instant de ma vie, que je ressens en moi comme l'élément premier de mon être. Ma mentalité, mes actes, ma conception de la vie sont fonction
de mon amour de la danse », a écrit Serge Lifar.

Il ne s'est pas toujours exprimé de la sorte. Né à Kiev en 1905, de parents appartenant à la vieille noblesse d'Ukraine, il fit ses études au collège impérial, puis rêva de devenir un grand pianiste et fut le condisciple d'Horowitz au conservatoire de sa ville natale. Pendant la révolution russe, une grenade explose à quelques pas de lui, dans la rue, et le blesse à la main droite. Il n'est plus question de devenir un virtuose. Lifar se tourne vers les études, fréquente la Faculté des Lettres et obtient un diplôme de licencié.

« En dehors des heures de cours, relate-t-il, j'errais, désœuvré, par les rues de Kiev en compagnie d'un camarade. Ce dernier me proposa un jour : « Entrons à l'école de danse, tu verras travailler ma sœur ». Je suivis sans enthousiasme, cela ne me disait rigoureusement rien.

« Nous entrâmes. Je me plaçai dans un coin, ma serviette sous le bras, indifférent d'abord. Et puis, soudain, mon cœur battit violemment. J'éprouvais une joie que je n'avais jamais connue. Des élèves dansaient du Chopin, du Schumann, et je découvrais une harmonie merveilleuse entre la musique et leurs silhouettes exaltées par le rythme.

« Déjà, je n'étais plus un spectateur immobile : mes muscles et mes nerfs répondaient au rythme de la musique. Je ne connaissais pas encore la danse, mais je savais déjà que je serai danseur et que rien ne pourrait m'arrêter dans cette voie... ».

Dès le jour suivant, Serge Lifar venait s'inscrire au cours de Bronislawa Nijinska, un cours gratuit imposé à la danseuse par la municipalité. Première déception : débordée, Nijinska, pour se débarrasser de lui, lui déclara qu'il ne pourrait jamais danser, étant... bossu. Fort heureusement, une attestation médicale remit les choses au point.

Pendant un mois, Serge Lifar travailla d'arrache-pied, jusqu'au jour où son professeur fut appelé à Paris, aux Ballets Russes de Diaghilev. Lifar persévère seul, devant une glace et, un an plus tard, vient rejoindre à son tour, la compagnie des Ballets Russes, après avoir failli être tué alors qu'il passait la frontière en fraude.

Il ne sait pas faire grand'chose, mais c'est un danseur-né pourvu en quelque sorte d'une technique naturelle. Serge de Diaghilev, dont l'intuition était la qualité maîtresse, se rend compte de ses extraordinaires dispositions et, voyant qu'il a découvert un nouveau Nijinski, l'envoie travailler à Milan, sous la direction de Cecchetti, le professeur de Nijinski et de Pavlova. Deux ans plus tard, Serge Lifar devient premier danseur des Ballets Russes. En 1929, il y fait ses débuts de chorégraphe avec Renard de Stravinski, mais là-dessus, Diaghilev meurt, sa compagnie se disperse et Serge Lifar est engagé à l'Opéra pour régler la chorégraphie des Créatures de Prométhée, l'unique ballet que composa Beethoven, à l'intention de l'Italien Salvatore Vigano.

En 1929 régnait encore à l'Opéra le bon vieux style 1900. Serge Lifar, formé à l'école des Ballets Russes, personnifiait le modernisme le plus outrancier ; en outre, il exprimait ouvertement la prétention d'imposer les conceptions nouvelles à la vieillissante académie. Il y eut des mécontents, et certains vieux abonnés réclamèrent à grands cris qu'on chassât « le Cosaque hors du temple de Terpsichore » (!). Ils n'y réussirent pas. La plus belle arme du Cosaque, c'était son enthousiasme, sa flamme créatrice : en quelques années, sous son impulsion, le ballet de l'Opéra devint le premier du monde. Grâce à lui, les portes augustes du « temple » s'ouvrirent toutes grandes pour les jeunes musiciens, les jeunes peintres et les jeunes danseurs. Quelques réformes administratives firent le reste : l'ancienneté et la protection ne présidèrent plus à l'avancement, mais seulement le talent et la personnalité.

Les résultats ne se firent pas attendre. Le public, conquis, croyait redécouvrir la danse avec Prométhée, Giselle, le Spectre de la Rose, la Vie de Polichinelle, Salade et Icare. Jadis, on ne jouait des ballets, à l'Opéra, que pour terminer la soirée, pour compléter un programme lyrique trop court, le morceau de résistance était constitué par Samson et Dalila, la Damnation
de Faust
, Salomé ou le Coq d'or. A partir de 1935, il s'avéra nécessaire de créer des soirées consacrées uniquement au ballet, puis un « mois de la danse » qui est généralement considéré à l'étranger comme le vrai festival de Paris.

 

***

 

Depuis que Serge Lifar est entré à l'Opéra, les seules étapes importantes de sa vie sont marquées par ses principales créations, à quoi nous reviendrons encore.

Evoquons ses goûts et ses sympathies en quelques phrases, puisque la connaissance des goûts d'un créateur contribue à mieux faire comprendre son œuvre.

En musique, il préfère Bach, Mozart et Beethoven, Wagner et Moussorgski, Debussy, Ravel, Prokofiev et, bien sûr, Tchaïkovski, le musicien de la danse par excellence. Se méfie des recherches forcées qui tournent trop souvent à l'artifice pur et simple, et des effets de surprise gratuits.

En peinture, il aime les primitifs italiens, la Renaissance et certains modernes. En sculpture, la Grèce antique et Rodin. En littérature, le Moyen-Age, Shakespeare, Racine, Pouchkine, Gogol et Dostoïevski.

De toutes ces influences son œuvre se ressent d'une manière ou d'une autre et peut-être leur doit-il sa richesse et sa diversité.

Lifar est-il « classique », « moderniste », « futuriste » ? Dans ses ballets, on n'observe aucun préjugé ; dans ses écrits, il se déclare un adversaire résolu de toute théorie cérébrale et préconçue. Il semble que pour lui la théorie naisse des leçons de l'œuvre, au lieu que ce soit le contraire ; que ses principes tiennent en deux formules : « La danse avant toute chose » et « ne jamais se contenter du présent, de ce qui est acquis ».

 

 

LE DANSEUR

 

                                                                                                                                                                                        Avant de m'élancer sur le plateau, je sens toujours mes muscles tellement tendus que la Danse m'apparaît comme une libération nécessaire...

                                                                                                                                                                                                    Serge LIFAR

 

En matière de danse — et c'est peut-être un de ses points les plus faibles — l'importance de l'interprète est beaucoup plus grande que dans les autres arts. Une œuvre de musique peut être bien ou mal exécutée : l'œuvre — le texte — reste la même. Au contraire, dans un ballet, la chorégraphie (ensemble de pas et de poses) se trouve si étroitement liée à l'interprète, que le texte lui-même peut se trouver modifié, défiguré, par une mauvaise exécution. Dans l'histoire de la musique, les étapes sont signalées par des noms de compositeurs ; dans l'histoire du ballet, les dates sont marquées par ceux des grands danseurs : il y eut l'époque de Vestris, celle de Marie Taglioni, de Fanny Elssler, de Carlotta Grisi, de Nijinski, de Pavlova. Il y aura — il y a déjà — une époque Lifar. Trois grands noms de danseurs en filiation étroite, tracent et résument l'histoire du ballet : VESTRIS, NIJINSKI, LIFAR.

L'un des aspects frappants de la personnalité de Serge Lifar, c'est son absence de professionnalisme dans l'acception étroite du terme. Il n'a rien d'un fonctionnaire : pour lui, danser n'est pas un métier, mais une nécessité physique et spirituelle. Il semble, en scène, danser pour son propre plaisir, et cela communique à toutes ses créations un dynamisme, une sincérité, une spontanéité, une authenticité qui ne s'imitent point.

Mentionnerons-nous ses « records techniques » pour les curieux épris de statistiques ? L'entrechat-douze, les cabrioles triples, douze pirouettes, trois tours en l'air, le plateau de l'Opéra parcouru en trois grands jetés — bref, le plafond de la virtuosité acrobatique du danseur. Mais ce n'est pas cela qui compte. La scène n'est pas un cirque. Pris en soi, le record athlétique ne représente rien s'il ne se concilie avec « des jambes qui parlent et des bras qui chantent », pour nous exprimer comme Paul Valéry. La présence de l'artiste, le style, la classe importent beaucoup plus que la virtuosité formelle. Au stade, le meilleur « sauteur » chorégraphique est aisément battu par un athlète moyen, et pourtant quelle différence plastique entre leurs bonds, et combien ceux du danseur semblent plus impressionnants. Pour Théophile Gautier, la danse, c'est essentiellement l'art de la difficulté vaincue. La première qualité du danseur consiste à faire oublier qu'il possède une technique, qu'il est un être de muscles et de chair.

S'il nous fallait tâcher de caractériser Serge Lifar — le danseur au moyen d'équivalences avec d'autres domaines, nous pourrions le comparer au « helden-tenor », au grand ténor héroïque wagnérien en raison de son tempérament (et les chorégraphies réglées par lui reflètent le danseur) et de l'étendue de ses ressources. Avec lui, Giselle, le Lac des Cygnes, le Spectre de la Rose, l'Oiseau Bleu, Daphnis et Chloé, Sylvia ont retrouvé leur prestige parce qu'à l'interprétation mièvre, souvent efféminée de beaucoup de ses devanciers (et de ses contemporains), à leurs sourires béats et à leurs ineffables « jetés battus », il a substitué des types virils, sincères et vrais. En particulier dans Giselle où jadis le danseur, réduit à sa plus simple expression, au rôle de partenaire, de soutien, de « porteur de la danseuse-étoile, passait inaperçu, et qui, avec Serge Lifar, est devenu pour le ballet ce que Tristan et Pelléas sont pour l'opéra.

Cette force d'expression est obtenue au prix d'une concentration extrême, d'un dépouillement rigoureux, que Serge Lifar impose d'ailleurs à ses interprètes : point d'effets extérieurs, mais un jeu tout en profondeur, une mimique sobre, une plastique toujours nécessaire, alors que le défaut majeur de la plupart des danseurs, qui tantôt ne savent que danser, et tantôt au contraire, forcent la note dramatique au détriment de la plastique — de même que certains Tristans, au troisième acte, croient être plus émouvants en déclamant leur rôle au lieu de le chanter — réside dans le geste gratuit, injustifié, dans un décalage entre la danse obligatoirement stylisée et conventionnelle, et l'application soudaine de procédés réalistes. Lifar « chante » toujours en quelque sorte et n'a jamais recours à la déclamation.

 

 

LE CHORÉGRAPHE

 

A ce terme qu'il juge impropre (par définition, le chorégraphe désigne quiconque écrit, décrit ou enregistre une danse, au moyen d'un film, par exemple), Serge Lifar préfère celui de choréauteur.

Pour situer les apports chorégraphiques de Serge Lifar, il est nécessaire, tout d'abord, de remonter assez loin en arrière, jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle. En cette époque, pénétrons dans la salle de l'Opéra au cours d'un spectacle de ballets. Voyons la salle. Elle est vide aux neuf-dixièmes, car la danse n'intéresse plus personne (un grave dictionnaire encyclopédique vient de la ranger sous la même rubrique que l'équitation, la chasse et la pêche à la ligne). Seuls les premiers rangs de l'orchestre sont occupés par ces messieurs les vieux abonnés, tous membres du Jockey-Club, qui viennent là, d'ailleurs, un peu comme aux courses, armés de puissantes jumelles, pour mieux apprécier la danse, disent-ils.

Le plateau. Sur la scène règne le bon vieux ballet classique, traditionnel, « blanc » ou féerique et toujours routinier. Sa musique à flonflons. Sa danseuse-étoile au sourire stéréotypé, qui exécute toujours les mêmes fouettés — où elle le veut, quand elle le veut et quel que soit le sujet du ballet. Egyptiennes, nymphes, chasseresses, poupées mécaniques, princesses médiévales et sylphides dansent les mêmes valses avec la même absence totale de conviction. Pour meubler le spectacle — pour corser les choses — on intercale de temps en temps une « danse de caractère », nationale, locale ou autre — une mazurka, une czardas, une polonaise — dont les interprètes semblent dire : « Je suis venu, j'ai dansé, je suis parti ! ». On observe enfin, prétendant enchaîner entre eux les divers épisodes d'une action inexistante, des « scènes de pantomime » où danseurs et danseuses, sous prétexte d'exprimer de fougueuses passions, gesticulent gauchement comme autant de sourds-muets.

Bref, un spectacle conventionnel, fossilisé, disparate, un déploiement de tutus et point de traces d'émotion. On conçoit qu'une protestation s'élève. Elle est lancée par une danseuse américaine, Isadora Duncan qui, en substance, déclare ceci : « Finie la danse académique avec ces cinq positions des pieds en dehors et contre nature, ses pointes et ses chaussons, ses sourires inexpressifs ! Vive une danse libre, spontanée, émouvante, inspirée des Grecs antiques, adaptée à de grandes musiques : Bach, Gluck, Beethoven et même Wagner !... ».

Mais peut-il y avoir une danse spontanée et naturelle ? Ne risque-t-on pas de tomber très vite dans l'improvisation pure et simple, dans un mimétisme comparable à celui du chef d'orchestre à son pupitre ? Si le culte exclusif de la technique provoque la destruction de l'art (et c'était précisément ce qu'on remarquait sur les scènes académiques), il ne saurait, d'un autre côté, y avoir d'art sans technique. On ne naît pas danseur, pas plus qu'on ne naît pianiste ou serrurier : à la base de chaque science et de tous les arts, il y a une connaissance et un entraînement, un apprentissage et une pratique. C'était ce qui faisait défaut à Isadora Duncan et son école (ou prétendue telle). Ses procédés étaient ceux qu'on observe de nos jours encore dans tous les studios de rythmique, où il existe une part d'inspiration et d'improvisation sincères, mais où, faute de moyens, de vocabulaire plastique, l'invention s'essouffle à bref délai.

Quand il fonde ses Ballets Russes, en 1909, Serge de Diaghilev veut emprunter à chacune de ces deux tendances ce qu'elle a de meilleur : sa technique à l'une (au ballet traditionnel), son esthétique à l'autre (la danse « libre », nu-pieds). En soi, le projet est excellent ; malheureusement, dans son désir de frapper plus vivement l'imagination des spectateurs et de les ramener vers le ballet, il fonde sa réforme sur des facteurs accessoires : la peinture, la musique, et très peu sur la danse. Les plus grands succès des Ballets Russes, comme l'Oiseau de feu, Petrouchka, Daphnis et Chloé, plus tard Parade étaient moins des ballets que de magnifiques tableaux vivants, de vastes pantomimes sur une belle musique. Diaghilev voyait les choses en homme de théâtre plus qu'en balletomane et la danse, dans un ballet, constituait le moindre de ses soucis.

Serge Lifar prétend reprendre à sa manière la réforme des Ballets Russes, en axant tout sur la danse : « Je veux, dit-il, que dans chacune de mes compositions la danse ait le premier et le dernier mot ».

Pour assurer la suprématie de la danse, il est nécessaire, tout d'abord de supprimer l'insupportable et conventionnelle pantomime. C'est à quoi s'attache Serge Lifar : on danse tout le temps dans ses ballets, sans qu'il y ait jamais d'interruption au profit de la pantomime, de gesticulation et de grimace expressive. La danse est toujours dramatique et la pantomime constamment dansante. En quelque sorte, il n'y a plus d'air ni de récitatif, mais une mélodie plastique ininterrompue. La différence est la même avec le ballet d'autrefois qu'entre un opéra antérieur à Gluck et un drame lyrique wagnérien, moussorgskien ou debussyste.

Tout cela, bien entendu, suppose des réformes de détail concernant le vocabulaire proprement dit de la danse académique, les relations de la danse et de la musique, de la danse et de la peinture, le choix des sujets, la stylisation plastique, la transposition du geste ordinaire, naturel, sur un plan d'art, etc... Considérons ces détails et voyons ce que doit être un BALLET.

 

 

LE VOCABULAIRE PLASTIQUE DE SERGE LIFAR

 

Pour aboutir au drame chorégraphique, il est nécessaire :

a) d'obtenir une fusion de la danse pure et de la pantomime ;

b) d'assurer l'unité de l'ensemble en détruisant l'ancienne opposition entre le « ballet blanc » et les « numéros folkloriques », c'est-à-dire entre la danse académique et les danses de caractère ;

c) de développer, de décontracter la technique et le vocabulaire plastique de la danse d'école.

 

DANSE PURE ET PANTOMIME. — Dans tous les ballets de Serge Lifar, ces deux éléments se trouvent étroitement confondus. Cela semble particulièrement frappant dans Icare, une œuvre purement dramatique bien que sa chorégraphie repose sur les pas les plus classiques et dédaigne tout effet extérieur.

Mais alors, d'où viennent l'action, le drame ? Est-ce que le grand jeté, le jeté battu, les pirouettes et les tours en l'air peuvent être expressifs ? N'en voit-on pas dans tous les ballets et dans toutes les situations ? Guignol et Don Quichotte ne pirouettent-ils pas de la même façon qu'Icare ?

Ici nous abordons le domaine des impondérables et de la sensibilité pure. EN SOI, UN PAS DE DANSE NE VEUT RIEN DIRE. Essayez donc de demander à un musicien la signification d'un fa dièse ou d'un si bémol ! Il faut être un imaginatif comme Schubert pour voir dans la tonalité de la mineur une jeune fille en robe blanche avec un fichu rose : le fa est vert, dit-on depuis que Beethoven a composé dans cette tonalité le premier mouvement de la Pastorale. Et que penser des musicologues qui vous parlent des « teintes bistres de la clarinette », sinon que tout cela n'est que subjectivité, littérature et convention !

Un pas de danse, en soi — un double tour en l'air, une pirouette, un entrechat — ne veut rien dire. Un enchaînement de pas peut suggérer quelque chose. L'exprime-t-il vraiment ? Non certes, pas plus que la musique, à moins de procéder par imitation de bruits, ne peut traduire dans toute l'acception du terme une image ou un objet (n'en déplaise à Wagner avec ses thèmes du glaive, du coffret, de la lance, etc...) Nous sommes en présence d'une illusion, et le génie du chorégraphe se mesure :

— à la beauté plastique des visions qu'il conçoit ;

— à la force de suggestion (ou d'illusion !) des enchaînements qu'il invente.

La porte étant ouverte à tous les arbitraires, seul le génie personnel du chorégraphe peut tout perdre ou tout sauver.

Ici s'affirme la maîtrise de Serge Lifar. Chacun de ses ballets, tout en respectant l'école, les traditions de la danse académique, dépasse en émotion la danse dite libre. Des pas, des gestes, des lignes rigoureusement classiques — et pourtant surgissent sur le plateau Icare, Guignol ou Don Quichotte, animés d'une vie irrésistible, devenant des types puis des symboles, nous obligeant à croire en eux, à jouer le jeu, à prendre part au drame qu'ils personnifient.

D'autres exemples ?... Ils sont foison. Une chorégraphie de Serge Lifar constitue toujours une stylisation supra-réelle des données humaines, reflétées en des prolongements qui les suggèrent et les dépassent. Ainsi l'envol d'Icare. A l'époque romantique, on aurait accroché le danseur à un fil de fer l'emportant vers les cintres. Serge Lifar, lui, sans se détacher du sol, par
ses seules danses, donne une impression d'envol autrement plus probante et artistique. Ou bien dans David triomphant, au moment où les deux héros du drame doivent fuir du palais de Saül. Trois procédés possibles : s'enfuir tout bonnement en courant comme vous et moi ; mimer la course sur place ; trouver des pas qui sans être la copie d'une fuite la suggèrent au moyen d'équivalences supra-réelles en quelque sorte. Bien entendu, Lifar a choisi la dernière solution.

 

« BALLET BLANC » ET DANSES DE CARACTERE. — L'expression « ballet blanc », purement conventionnelle (doublement conventionnelle puisque les premiers tutus romantiques n'étaient pas blancs mais bleu-ciel) sert à désigner un genre romantique, un visage de la danse classique et par extension chez certains, la danse académique. A ces danses savantes, d'ailleurs également issues du peuple et du salon (voir LA DANSE) s'opposent les danses « terre à terre » (le terme est inexact, car on y saute beaucoup !), les danses de caractères exécutées en costume national plus ou moins stylisé, et basées sur des pas folkloriques — plus ou moins stylisés également. Leur technique, quand il y en a une, est très différente. Un exemple : la danse espagnole qui se trouve à mi-chemin entre le folklore et la danse d'école.

De ces deux éléments, qui alternaient sur la scène au dix-neuvième siècle, résultait un mélange bizarre, disparate, une revue chorégraphique plutôt qu'un ballet. Et pourtant, chacun possède sa beauté propre et ses avantages : une beauté froide, abstraite et géométrique d'une part ; une beauté plus exubérante et moins pure de l'autre. Serge Lifar les utilise dans ses œuvres en les conjuguant et les synthétisant, en dépouillant chacun d'eux de ce qu'il peut avoir de trop unilatéral.

Un exemple typique (pour évoquer un ballet familier aux spectateurs de nos tournées), c'est le rôle de la danseuse de Degas dans Entre deux rondes : elle exécute des danses de caractère — un cake-walk, une valse — et réussit à leur donner un cachet d'authenticité, tout en demeurant une danseuse académique. Le torse, les bras, les mains, la tête sont « de caractère » ; le jeu des jambes, lui, est « classique ». Et la même fusion existe dans tous les ballets de Serge Lifar, ce qui favorise une extension considérable du vocabulaire plastique. Imaginez un compositeur conciliant les ressources du système tonal et celles de la musique modale, comme l'ont fait Moussorgski, Debussy, Fauré, Ravel, etc... et voyez la richesse d'un art tributaire de ces deux grandes ressources : le populaire et le savant.

Pour étendre son vocabulaire, Serge Lifar ne fait pas appel seulement aux danses de caractère, mais encore aux gestes typiques, comme ceux des métiers, du sport, du music-hall, etc... Bref, à tout ce qu'il considère comme élément dansant, c'est-à-dire pouvant être intégré à la danse d'école sans rompre l'unité rigoureuse et la pureté du style. Ainsi le lancement du javelot inspire une danse de la statue dans Entre deux rondes, la nage se retrouve dans Aubade, des gestes de pantins dans Guignol, mais tout cela est considérablement repensé, incorporé à la danse, transposé sur un plan d'art, un peu à la manière d'un Bela Bartok qui transforme complètement les données du folklore toutes les fois qu'il les utilise dans sa musique. L'écart
du moins, est sensiblement le même entre le modèle et sa reproduction chorégraphique.

Cet esprit de stylisation — ou plutôt de transposition — peut aller encore plus loin et se servir curieusement des ressources les plus ordinaires de la danse académique. Ainsi, dans le Chevalier et la Damoiselle il y a un combat au poignard. Les deux danseurs se battent à coups d'entrechats et de brisés-volés, mais leurs corps, tandis qu'ils passent des entrechats, les bras écartés en croix, deviennent comme des poignards, évoquent la silhouette et le mouvement de l'arme. Ainsi, dans Aubade, les pointes de Diane évoquent deux flèches fichées dans le sol, etc...

Cet enrichissement permanent, ce recours à des gestes nouveaux conjugués avec ceux de la tradition académique, constituent ce que Serge Lifar appelle le STYLE NEO-CLASSIQUE.

 

LA TECHNIQUE. — Une fois encore, nous devons faire un retour en arrière.

Au début du dix-neuvième siècle, la danseuse découvre une ressource nouvelle : les pointes. Les Romantiques, épris de grâce, de légèreté et d'éternel féminin, crient au miracle. L'engouement est tel que toutes les danseuses se mettent à faire des pointes (réservées primitivement aux fantômes, aux êtres fabuleux, pour les distinguer) et dans tous les ballets, qu'elles soient costumées en nonnes, en blanchisseuses ou en négresses. La tribu des danseurs reçoit un coup fatal, (doublement fatal) : d'abord les Romantiques n'aiment pas les hommes qui dansent ; ensuite, la danseuse, dressée sur les pointes — des échasses ! — ne se sent pas très bien d'aplomb. Au studio, quand elle s'entraîne, elle dispose d'une barre à laquelle elle se tient ; impossible d'installer une barre sur la scène : elle fait donc appel à son partenaire, lui demande de l'aider, de lui servir de tuteur, de barre ambulante, de porteur, de porte-faix. Jadis, dans un ballet, les rôles étaient distribués à parts égales entre le danseur et la danseuse ; maintenant, la danseuse règne seule sur le plateau où elle finit par devenir une sorte de poupée mécanique voltigeante et souriante. Il faut donc libérer le danseur pour rétablir l'équilibre.

Un autre inconvénient : quand elle est sur les pointes, la danseuse ne peut se déplacer que latéralement, à tout petits pas. Descendue de ses échasses, elle marche ou court sur la scène comme tout le monde. Il y a là une rupture de la plastique profondément laide qui confère aux pointes ce caractère contre-nature qui choquait tellement une Isadora Duncan.

Troisième inconvénient : les pointes imposent à la danseuse une ligne rigoureusement, mathématiquement verticale, rigide, lui donnent cet air mécanique que réprouvent tous les détracteurs de la danse classique. Il est donc nécessaire de la décontracter.

C'est à quoi tendent les réformes techniques de Serge Lifar. Ce dernier invente deux positions nouvelles inspirés de l'allure normale de la marche, non en dehors, et qui s'ajoutent aux cinq positions de la danse académique (une gamme de sept notes au lieu de cinq !) La danseuse peut dès lors évoluer librement sur la scène, sans rupture de la plastique et sans avoir perpétuellement recours à son partenaire. En outre Serge Lifar déplace l'axe trop vertical de la danseuse. Une arabesque, une attitude classique sont belles (voir LA DANSE, illustration de la page 42) mais statiques : ce sont des poses sans dynamisme sous pression. Une arabesque néo-classique, penchée, n'est plus une pose, mais un MOUVEMENT — il y a un dynamisme contenu, un appel et une réponse.

 

 

LES DIVERS ÉLÉMENTS D'UN BALLET

 

Qu'est-ce donc qu'un ballet ? Théophile Gautier a exprimé un souhait que l'époque romantique a trop bien exaucé : « Un ballet demande d'éclatantes décorations, des fêtes somptueuses, des costumes galants et magnifiques... Si le pied (de la danseuse) est petit, bien cambré, et retombe sur la pointe comme une flèche... si les bras s'arrondissent, onduleux et souples, comme des anses de vases grecs si le sourire éclate, pareil à une rose pleine de perles, nous nous inquiétons fort peu du reste... ».

L'œil y trouve son compte, mais la sensibilité ?... Plus acceptable nous semble la formule chère à Diaghilev : Je veux créer de courts ballets où musique, peinture et danse s'associent beaucoup plus étroitement qu'elles ne l'ont jamais fait, à parts égales, à qualité égale ». En pratique, malheureusement, dans cette association, la part du lion était réservée à la peinture.

L'idéal de Serge Lifar est le même : toucher tous les éléments de notre sensibilité, mais lui prétend établir une association vraiment équitable. Comment s'y prend-il ? Ne dirait-on pas que ses théories sont dictées par ses procédés instinctifs de composition chorégraphique ?

La quasi-unanimité des chorégraphes PARTENT DE LA MUSIQUE. Ils écoutent une partition, l'apprennent, s'en pénètrent, attendent que les mélodies et les rythmes leur inspirent des mouvements. Tout autre est la méthode de Serge Lifar qui commence par arrêter le STYLE du futur ballet, d'après son argument (conformément peut-être, à cet aphorisme d'Oscar Wilde : « La seule chose qui vaille, en art, ce n'est pas la vérité, mais le style ! »). Ce style lui suggère des mouvements, des poses, des gestes. Ensuite seulement, il les adapte à la musique, et de cette façon, la danse a bien le premier et le dernier mot.

Est-il tellement facile d'accorder des mouvements à une musique écrite au gré du compositeur ? Ici se pose un des premiers problèmes chorégraphiques résolus par Serge Lifar :

 

MUSIQUE ET DANSE. — Durant tout le dix-neuvième siècle, sous le règne des « musiciens de tiroir » (Voir LA DANSE), comme Pougni, Minkous ou Drigo, l'on ne compose pas de bonne musique de ballet. Deux exceptions heureuses : Léo Delibes et Tchaïkovski. Lorsque Diaghilev prétend créer des ballets où musique, peinture et danse s'associent à qualité égale, la musique de ces deux compositeurs a été entièrement utilisée et il n'y en a point d'autre. Comment faire ? On s'adresse à des œuvres nullement destinées au ballet, comme Schéhérazade, de Rimski-Korsakov, Carnaval, de Schumann, le Prélude à l'après-midi d'un faune, de Debussy. On les fait danser — c'est un triomphe. Des chorégraphes comme Michel Fokine s'empressent de déclarer fièrement : « Nous voyons à présent que nous sommes capables de danser n'importe quelle musique ! ». Ce qui est rigoureusement faux, car tout ce qui est rythmé n'est pas dansant. De jeunes compositeurs relèvent le défi : « Vous pouvez tout danser ? Parfait, dansez notre musique telle qu'il nous plaît de l'écrire ». Et de composer tel Stravinski, des partitions qui n'ont de ballet que le titre. Un ballet de Stravinski est très rythmé, trop rythmé, car, avec ses perpétuels changements de mesure, il y a pléthore, puis salade de rythmes. De ce fait, l'inspiration du chorégraphe se trouve comprimée : les ruptures constantes de la trame musicale lui interdisent de laisser se développer librement ses pas. Il devient un domestique du musicien.

Cette situation provoque la révolte de Serge Lifar qui, en 1935, publie son Manifeste du Chorégraphe pour défendre l'autonomie de la danse et attester qu'on ne peut, ni ne doit, tout danser ; puis, à titre de preuve et d'illustration, il présente le ballet d'Icare. Ce ballet a été composé de la manière suivante : ayant imaginé lui-même l'argument, Serge Lifar a réglé tous les pas de la chorégraphie en présence d'un pianiste qui, au fur et à mesure, notait le rythme de ses pas. Il en a résulté un canevas rythmique qu'un musicien professionnel a orchestré ensuite pour un ensemble d'instruments à percussion. Icare est dansé SANS MUSIQUE, avec un simple accompagnement de rythmes.

La danse y trouve son compte puisque rien n'entrave l'inspiration du chorégraphe. Mais la musique ? Lifar reconnaît qu'un ballet avec musique sera toujours préférable à un ballet sans musique, en raison de sa richesse. Ayant gagné brillamment la partie avec Icare, il s'empressa de lancer un appel aux compositeurs de bonne volonté : « Je vous fournirai des canevas rythmiques sur lesquels vous broderez librement votre musique. Nous aurons collaboré étroitement, et le ballet, notre œuvre commune, y aura gagné sans aucun doute en qualité et en cohésion ».

C'est une réforme complète : au lieu de partir de la musique, on part de la danse. Le procédé est-il valable ?

— Une musique, même fortement rythmée n'est pas forcément dansante (témoin, par exemple, le début de l'ouverture des Maîtres Chanteurs) alors qu'une danse, quelle qu'elle soit
contient un rythme et que chaque rythme peut inspirer une musique ;

— De tous temps, les plus grands compositeurs, à commencer par Bach, ont écrit de la musique sur des rythmes donnés, et la sonate classique n'est-elle pas née d'une Suite (de danses) ?

Plusieurs musiciens répondirent à l'appel de Serge Lifar et ainsi naquirent successivement David triomphant (en collaboration avec Rieti), Cantique des cantiques (avec Honegger), le Chevalier et la Damoiselle (avec Philippe Gaubert), Chota Roustaveli (avec Honegger, Alexandre Tcherepnine et Tibor Harsanyi) qui, grâce à ce procédé, sont des apogées de l'art chorégraphique.

 

INFLUENCE DE LA MUSIQUE. — Sur le plan idéologique, Serge Lifar fait de fréquents emprunts à la musique. De même qu'il existe une théorie de l'harmonie et du contrepoint, il voudrait établir une théorie de la composition chorégraphique, en quoi il réussit souvent.

Et puis, en ce qui concerne l'organisation même du mouvement sur le plateau, il estime qu'il existe des harmonies et des contrepoints plastiques. Les ballets d'autrefois, bien qu'ils fissent appel à des ensembles, étaient généralement des sortes de concerti plastiques pour danseuse solo et foule inerte. Lifar, lui, traite solistes et corps de ballet comme un véritable orchestre où les lignes mélodiques — lisez : plastiques — s'organisent, s'unissent et se séparent, suivent des voies parallèles ou non, selon les règles de l'harmonie et du contrepoint. Sylvia et Suite en blanc sont de parfaits modèles.

Un autre aspect de l'influence des procédés de l'écriture musicale dramatique sur les compositions de Serge Lifar, c'est l'utilisation constante de véritables « leit-motive », de thèmes conducteurs plastiques qui caractérisent les personnages et les accompagnent tout au long du déroulement de l'action. Ainsi, dans le Chevalier et la Damoiselle, le thème de la Biche et ceux du Chevalier. Ces « thèmes », Lifar les confie volontiers aux mains (thème de la Biche), à une position de la tête (les deux Coqs des Animaux modèles), du torse, etc... Ceci est
important : tandis qu'en Occident la danse descendait dans les jambes des interprètes, en Orient, elle s'est localisée dans les bras, le torse, la tête. En faisant appel à des procédés « orientaux » de décontraction, Serge Lifar enrichit, une fois encore, le vocabulaire académique.

 

DANSE ET LITTERATURE. — Existe-t-il, pour le ballet, des sujets possibles ou impossibles ? Quelles doivent être les relations de la danse et de l'argument dramatique ? Dans un article, puis dans son Traité de Chorégraphie, Serge Lifar s'est exprimé là-dessus avec une netteté et une concision telles qu'il faut lui céder la parole :

« Un ouvrier dépanneur de postes de T.S.F., un café des Halles, une « fille » (qui fait pourtant des pointes impeccables !) — avec tout cela l'on prétend détruire les vieilles conventions ! En fait, l'ouvrier cher aux « réalistes » devient, en fin de compte, une silhouette aussi conventionnelle, aussi « marionnette » que le père noble du bon vieux mélodrame, lequel présente l'avantage de n'avoir pas de prétentions. Dans la mesure où le naturel, au théâtre, est un faux naturel, il importe que l'action d'un ballet, pour être vraisemblable, se détache de la réalité. Tout peut être dansé, mais à la condition expresse qu'il n'y ait pas de contradiction flagrante entre le personnage chorégraphique et son comportement naturel. Ou bien que se produise une suffisante « désincarnation ». Comment se fait-il qu'Alexandre le Grand ne choque point quand il danse à l'Opéra, alors qu'un Pierre le Grand serait choquant ?

« C'est que le ballet tend à devenir un art mythologique, une création de mythes : il faut donc qu'au personnage initial se substitue une vision plus ou moins abstraite, légendaire, imaginaire, une notion et non pas une photographie, cette idée de « notion » intéressant aussi bien les faits que le costume ou les accessoires. Il faut que le particulier ait été effacé par la patine du temps ou l'imagination ; il faut qu'à l'original soit substitué un type faux mais plausible, présent — quand bien même ce serait à l'état de « possible » — dans l'imagination des spectateurs... ».

En raison même de ses possibilités d'abstraction, de transformation de la réalité en des symboles plastiques, le ballet ne peut traiter qu'un nombre de sujets assez réduit, ces sujets devenant des « prétextes » plutôt que des « textes ». Comme l'observait Théophile Gautier, nous admettons volontiers qu'une sylphide exprime sa passion au moyen d'un rond-de-jambe, mais la chose paraît invraisemblable venant d'une jeune fille habillée d'une robe pou-de-soie bleue, ayant pour père un colonel légèrement ventru, porteur d'une culotte de peau blanche et de bottes à l'écuyère. Le propre de la danse, dirons-nous, est de traiter des sujets abstraits ou bien d'abstraire les sujets qu'elle traite. Et cela semble évident dans toutes les œuvres de Serge Lifar, axées sur cette « création de mythes » qui fait que l'allégorie, au départ somme toute banale de Septuor (c'est le thème de l'humanité cruelle pour les humbles, méchamment indifférente pour tous ceux qui lui apportent le bien), gagne tellement en profondeur grâce à la chorégraphie. Ou bien dans Cinéma : l'Antiquité avait sa mythologie ; les temps modernes ont la leur — les dieux du stade et les dieux de l'écran — et c'est précisément cette mythologie nouvelle que le chorégraphe a voulu personnifier dans son ballet : ni Charlot, ni Greta Garbo, ni Mary Pickford, mais, dépassant le particulier, prolongeant la légende, le mythe de Charlot, le mythe de Garbo et de Mary Pickford.

 

DANSE ET PEINTURE. — Parfait disciple des Ballets Russes, Serge Lifar, lui aussi, prétend associer à qualité égale musique, peinture et danse, la dernière nommée dirigeant les deux autres au lieu d'être à leur traîne. Décors et costumes font partie du ballet, s'incorporent à la danse ou bien quelquefois, lors de la répétition générale, suggèrent même une vision nouvelle au chorégraphe.

L'idéal de Serge Lifar est le suivant : le spectateur doit avoir l'impression que le chorégraphe, le musicien et le décorateur pourraient avoir été une seule et même personne.

 

 

LES PRINCIPAUX BALLETS DE SERGE LIFAR

 

On observe quatre grands pôles d'attraction dans l'œuvre de Serge Lifar, la Grèce antique, le Moyen-Age, la Commedia dell'Arte et la danse pure. Voit-il les trois premiers sous le jour authentique d'une reconstitution de l'histoire ? Non certes : pour lui, l'art n'a que faire d'exhumations — à la vérité vraie, il oppose une vérité vraisemblable.

Voici un exemple emprunté au domaine musical. La Grèce antique de Daphnis et Chloé (Maurice Ravel) est aussi fausse, aussi éloignée de l'original que celle de Sylvia (Léo Delibes) ; pourtant la première « passe » et nous impose sa stylisation, alors que la seconde ne « passe » pas. Il en va de même pour les ballets de Serge Lifar, « faux » et « vrais » en même temps, quels que soient les personnages, l'époque et le lieu évoqués. Et l'on peut se demander si la « fausse vérité » n'est pas justement la marque du génie créateur.

 

LA GRECE ANTIQUE. — Dans tous ses grands ballets mythologiques, comme Prométhée, Bacchus et Ariane, Icare, Alexandre le Grand, Sylvia, Phèdre, Serge Lifar considère l'antiquité grecque sous un angle sportif, athlétique — c'est la Grèce du stade, spartiate, virile, où la vigueur et la beauté sculpturale interdisent toute joliesse et toute mignardise. Les pyramides humaines sont nombreuses dans les chorégraphies de ces ballets, les « portés », les pas francs nettement scandés, durement découpés comme le rôle de la Mort dans Prométhée. Mieux que jamais, la danse s'y détache du réel et par sa PURETÉ rejoint celle des sculptures grecques. Point de petite batterie ni de sautillements : des lignes longues, des pirouettes tournées, les bras armés d'une paire d'ailes et largement déployés comme dans Icare (afin de mette en valeur le contraste avec le corps de ballet incarnant l'humanité et qui, jusqu'à ce que le premier homme-oiseau de la légende ait pris son envol, n'ose pas se servir de ses bras), le fameux saut de Bacchus et Ariane du haut d'un praticable disposé à 6 mètres au-dessus du plateau, etc...

Et puis, il y a une singulière gravité dans la manière dont Serge Lifar aborde ce genre et le creuse en profondeur, cherchant l'idée et l'esprit au-delà du fait. Icare mort se redresse et danse son mythe. La divertissante, la piquante Aubade de Francis Poulenc, composée pour être jouée dans un salon très dix-huitième siècle, devient tragique dans la chorégraphie de Lifar, et telle est la force de conviction des danses qu'à aucun moment on n'observe un divorce entre elles et la musique.

Alexandre le Grand, lui, se trouve à cheval sur deux cycles : celui de la mythologie d'une part, celui de la Bible et de l'Orient, de l'autre.

Au cycle biblique appartiennent deux ballets réglés sur les propres rythmes de Serge Lifar : David triomphant et Cantique des cantiques. Le roi David ne dansait pas autrement devant l'Arche qu'on ne danse dans ces ballets, où les lignes chorégraphiques deviennent souples et lourdes comme des lianes. Autant les ballets mythologiques, basés sur la pure élévation apollonienne, s'orientent en hauteur, vers le ciel, autant ici la terre semble proche, et les personnages courbent la tête sous le poids de l'invisible présence d'un Dieu de colère. Les gestes s'affaissent, deviennent étriqués, rampants, ou bien au contraire subitement exubérants, attestant une extase frénétique, mais sans libération. Point de lumière vraie, mais le sourd éclairage biblique, le sentiment constant dans toute la chorégraphie, de la fatalité qui pèse sur le peuple élu.

Le procédé devient particulièrement sensible dans Lucifer, ce « mystère chorégraphique » exposant la légende de Caïn et d'Abel, qui dans son plan « humain » (Adam, Eve, Caïn et Abel) appartient au cycle biblique et par ses éléments « divins » (l'Archange Lucifer), par son caractère de « mystère », rejoint le cycle médiéval.

 

LE MOYEN AGE. — Serge Lifar voit le Moyen-Age à travers deux grands mythes : celui de Tristan et celui de Don Juan. L'antiquité affirmait le triomphe de l'élévation, des aspects « sportifs » et virils de la danse, du Rythme. Le Moyen­ Age, dans les ballets de Serge Lifar, c'est une longue cantilène plastique. Ses personnages mythologiques sont des titans libres, triomphants même dans l'adversité — ainsi, observe justement Lifar, la défaite d'Icare est une des grandes victoires de l'humanité. Ses héros médiévaux (le Chevalier, Joan de Zarissa, Don Quichotte, Roméo) sont des titans aussi, mais dirigés par la fatalité. On ne parle guère d'amour dans les ballets du premier cycle : dans le second, au contraire, la danse semble chanter le duo de Tristan. Les adages y sont nombreux, les pas de deux lyriques (Oriane et le Prince d'Amour, le Chevalier et la Damoiselle, Joan de Zarissa, Roméo et Juliette, le Chevalier Errant — c'est-à-dire Don Quichotte), les lignes longues, chantantes, avec parfois, une évocation de la « chevalerie », brutale dans ses gestes et pieuse en ses pensées, une chevalerie authentiquement médiévale qui fait ses preuves dans les combats du Chevalier et la Damoiselle et de Joan de Zarissa.

Et toujours le même souci de prolonger l'anecdote, de voir au-delà des apparences et de l'action. Ainsi, égarés sous un cône de lumière blanche et crue, Roméo et Juliette se cherchent,
après la mort humaine, dans un monde légendaire. Ainsi, les spectateurs de l'Opéra ne voient pas un Don Quichotte tel qu'il est, mais tel qu'il croît être, jeune et vibrant chevalier, comme si le héros de Cervantès se trouvait lui-même dans la salle (Quant à Sancho Pança, je le laisse chez lui, à la maison, déclare Serge Lifar : il manque trop d'imagination pour venir au théâtre, et nous ne voulons pas de spectateurs passifs !).

 

LA COMMEDIA DELL'ARTE. — D'une manière ou d'une autre, les ballets comiques de Serge Lifar — comme la Vie de Polichinelle, Salade, le Roi nu, Promenades dans Rome, les Animaux modèles, Guignol, Fourberies — sont tributaires de son amour de l'Italie en général, de la Commedia dell'Arte en particulier. Celle-ci reposait en grande partie sur la danse. Les comédiens improvisaient le texte et lorsqu'un « trou » se produisait, gesticulaient, mimaient, se contorsionnaient pour meubler le silence. Cette frénésie du geste est constante dans les ballets comiques de Serge Lifar qui, d'ailleurs, utilise volontiers le coq à l'âne plastique : l'Ours exécutant des « pas de chat » de danseuse-étoile dans les Animaux modèles, Polichinelle bondissant à travers la scène dans Salade comme un matou qui sauterait de table en table, le « discours » du Juge dans Guignol, etc... Mais les ballets comiques de Serge Lifar ne le sont jamais complètement : il semble chaque fois se souvenir de Gogol, son compatriote petit-russien, et de son « rire à travers les larmes ». Brusquement, la frénésie s'arrête, l'éclairage change et l'on se retrouve en plein drame : le désarroi authentique du Roi nu, les supplications de Guignolette, l'effroi de Polichinelle condamné à mort. Convaincu de la gravité de son art, Serge Lifar se méfie de tout ce qui pourrait être seulement frivole. Le rire n'existe pas en soi, mais par opposition aux larmes, et cette conception confère aux œuvres divertissantes de Lifar un caractère profondément humain.

Une exception pourtant où l'on s'amuse franchement : Entre deux rondes, mais ici encore, l'espace d'un instant, les deux partenaires s'abandonnent « pour de bon » à une rêverie plastique…

 

LA DANSE PURE. — La « danse qui danse » comme l'appelle Serge Lifar, s'est affirmée dans Suite en blanc, Variations, le Grand Pas. Est-ce une démonstration formelle de virtuosité
technique, un retour au « ballet blanc » d'autrefois ? Non pas, ces trois ballets sont le résultat de recherches entreprises dans le domaine de l'esthétique et de la géométrie plastique — la beauté des formes et des lignes en soi, une illustration du principe de l'art pour l'art — en même temps qu'un sommaire des innovations de vocabulaire, un « credo » du style néo­classique.

Faut-il rattacher au cycle de la danse pure des ballets à tendances abstraites comme Dramma per Musica, où la pure géométrie de la danse rejoint la pureté initiale et grave de Bach, Mirages, dont le surréalisme répond si bien au détachement de la danse, enfin Passion, réglé sur le premier mouvement de la Symphonie en Ré mineur de César Franck, où la chorégraphie
rend visible la musique (il est rare d'obtenir une plus parfaite association de musique et de danse).

 

AUTRES BALLETS. — Nous placerons hors cycle, peut-être parce qu'il contient et reflète tous les cycles, le chef-d'œuvre de Serge Lifar : Chota Roustaveli ou le Chevalier à la peau de léopard, d'après un poème géorgien du XIe siècle.

Ensuite, il faut considérer comme appartenant à des genres accessoires ou dérivant des cycles précédents les ballets féeriques, exotiques, enfin un ballet social : Septuor.

Pour la première fois, Serge Lifar a pris contact avec la féerie en réglant la chorégraphie de Divertissement, d'après la Belle au bois dormant et Casse-Noisette de Marius Petipa (1821-1910). Ses propres féeries — Zadig, Blanche-Neige, et Cinéma — sont un hommage rendu au grand maître de la danse qui, durant cinquante ans, régna sur le ballet en Russie, et une transposition sur le plan actuel de ses principes esthétiques et chorégraphiques. D'où l'importance accordée au corps de ballet et les variations brillantes distribuées aux solistes.

Les ballets exotiques — Istar, la Péri, Boléro, l'Amour sorcier — sont les illustrations d'un principe énoncé au début du chapitre, celui de la « fausse vérité ». A aucun moment, Serge Lifar ne tâche de reproduire une Perse ou une Espagne naturalistes. Une simple indication plastique suffit : un mouvement latéral de la tête parallèlement aux épaules, le cou ondulant comme celui du serpent (un mouvement fréquent dans les danses orientales, mais que très peu de danseurs européens, à part Serge Lifar, savent exécuter) ; la batterie des talons, une de ces génuflexions qui font que dans toutes les danses d'Espagne sont présents ces trois éléments : Dieu, la femme, le « toro » — aussitôt, à travers une stylisation entièrement fondée sur le vocabulaire académique, surgissent des visions d'une force de conviction parfaite.

 

DANSE ET POESIE. — Pour montrer que la danse pouvait se passer de musique, Serge Lifar a réglé quelques chorégraphies sur des poèmes récités. L'avantage de la formule était d'autoriser la danse à un dépouillement absolu, le texte étant lu, le « programme » connu du spectateur. Ce sont, sur des rythmes poétiques, autant d'incursions dans le domaine de la danse la plus pure et la plus abstraite : Réversibilité de Baudelaire, la Nuit d'Août de Musset, le récit de Théramène (Phèdre) de Racine, des poèmes de Paul Valéry, de Jean Cocteau, etc... Malheureusement, Serge Lifar a eu des imitateurs qui, n'ayant pas compris son principe, se sont contentés de régler, sur des poèmes, de banales pantomimes, faisant double emploi avec le texte prononcé.

 

 

EN GUISE DE CONCLUSION

 

« Je danse, donc je pense ».

Mais aussi : « Je pense, donc je danse ».

Totalement vouée au seul culte de la danse, l'œuvre de Serge Lifar constitue LE monument chorégraphique de notre époque. Pouvons-nous conclure autrement qu'en reprenant ces lignes de notre première évocation de LA DANSE.

Avec lui, le ballet classique, parfaitement équilibré en ce qui concerne les rapports de la danse et du drame, de la danse et de la musique, de la danse de l'homme et celle de la femme, des solistes et du corps de ballet, semble avoir trouvé une formule définitive qui résume en elle les recherches de Noverre, de Petipa et de Fokine, les pousse encore plus loin, mais n'engage nullement l'avenir, puisqu'elle laisse la voie libre à toutes les innovations, les appelle, les provoque...

 

 

 

les Créatures de Prométhée

 

le Spectre de la Rose

 

 

 

Giselle

 

 

 

l'Oiseau bleu

 

Prélude à l'après-midi d'un faune

 

 

 

Salade

Icare

 

 

 

Alexandre le Grand

le Chevalier et la Damoiselle

 

 

 

Joan de Zarissa

Cinéma

 

 

 

Serge LIFAR et les Etoiles de l'Opéra :

Mlles DARSONVAL, VAUSSARD, BARDIN, VYROUBOVA, DAYDÉ, LAFON

MM. RENAULT, KALIOUJNY, BOZZONI, ALGAROFF, ANDRÉANI

 

en haut : Serge LIFAR ; en bas, de g. à dr. : Youa LOBOFF, Maria DALBA, Hélène VARENOVA, Michel RAYNE

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

Musique

Un siècle d’opéra russe (Ed. Corréa, Paris, 1946)

Tchaïkovski (Ed. du Chêne, Paris, 1947)

Moussorgski (Ed. J.M.F., Paris, 1952)

La Danse (Ed. J.M.F., Paris, 1952)

Petite histoire de la musique russe (Ed. J.M.F., Paris, 1953)

Histoire de la musique russe (en préparation)

Littérature

Gogol, sa vie, son œuvre (Ed. Corréa, Paris, 1946)

Pouchkine et la Russie (Ed. du Chêne, Paris, 1948)

Le Drame de Pouchkine (Ed. Corréa, Paris, 1949)

 

 

 

Le Directeur-Gérant : René NICOLY

Dépôt légal : 4e trimestre 1953

 

 

 

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