LES CAHIERS DU JOURNAL MUSICAL FRANÇAIS n°1
ROSTISLAV HOFMANN
LA DANSE
Avant-propos de
Serge LIFAR
« J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes les choses. » Paul Valéry, l’Ame et la danse.
JMF
Société Française de Diffusion Musicale et Artistique
47 rue La Boétie, Paris 8e
Serge Lifar
POINTS DE VUE
« Il n'y a rien qui soit aussi nécessaire aux hommes que la danse ; tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires sont remplies, les bévues des politiques et les manquements des grands capitaines, tout cela n'est venu que faute de savoir danser. Lorsqu'un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille ou au gouvernement d'un Etat, ou au commandement d'une armée, ne dit-on pas toujours : Untel a fait un mauvais pas ? Et faire un mauvais pas peut-il procéder d'autre chose que de ne pas savoir danser ? »
Cette tirade du maître à danser de Molière fait sourire de nos jours. Et pourtant, d'anciens philosophes exprimaient sérieusement des opinions analogues :
« La danse n'est pas de ces sujets faciles et accessibles à tous. Elle touche aux régions les plus élevées de toute science, musique, rythmique, géométrie, philosophie surtout, physique et morale, puisqu'elle traduit les caractères et les passions. Elle est encore moins étrangère à la peinture et à la plastique. Les actes de l'homme intéressent parfois le corps, parfois l'intelligence ; tandis que la danse occupe l'un et l'autre. Elle raffine l'esprit, exerce les membres, instruit et charme les yeux, l'oreille et l'âme. »
Que chacun choisisse « sa » citation selon ses propres sympathies. En effet, pour les uns la danse n'est pas un art, mais un simple exercice de « gambilleurs » ; pour les autres — et nous vous souhaitons d'être de ceux-là — elle représente un des arts les plus purs, parce que le plus abstrait, donc le plus universel. Voltaire affirme avec prudence : « La danse peut compter parmi les arts parce qu'elle est asservie à des règles. » Donc, seule la danse classique serait un art. L'idée est très discutable ; nous la retiendrons, néanmoins, sans l'admettre pour autant, en raison de sa commodité pratique, parce qu'elle fixe dès l'abord les limites de notre trop rapide évocation.
ORIGINES
Il fallut des siècles de pratique pour fixer ces règles. Entre la première manifestation spontanée de l'homme — épris du besoin de s'exprimer et d'affirmer son moi, d'extérioriser son émotion, de traduire une joie, une exaltation, une peine par le cri ou par le geste (la musique ou la danse, déjà !) — et le phénomène d'art, régi par une technique, transposé sur un plan esthétique, la distance est aussi grande qu'entre la pierre brute enveloppée de gangue et le diamant taillé. Essayons donc d'assister à la « taille » progressive.
LES ÉGYPTIENS. — L'une des premières danses que nous connaissions, dite « astronomique », est originaire d'Égypte. Rangés autour de l'autel qui se dressait au milieu du temple, comme le soleil au centre du monde, des prêtres, revêtus d'habits éclatants, exécutaient, en tournant d'un pas grave et cadencé, une danse majestueuse, et leur ronde simulait le cercle du Zodiaque, sur des airs harmonieux, d'un caractère noble.
Les fêtes en l'honneur du bœuf Apis, célébrées plusieurs fois par an et durant plusieurs jours, donnaient lieu également à des danses : danses des prêtres, des grands dignitaires et du peuple.
Et chez les riches particuliers, on organisait de véritables divertissements chorégraphiques, très profanes ceux-là et volontiers licencieux, témoin la « danse de la Mouche », prototype de celle des sept voiles : l'exécutante feignait, tout en dansant, de chercher une mouche égarée dans les plis de ses vêtements qu'elle ôtait à mesure et remettait ensuite, sans cesser de danser. L'orchestre se composait de harpes, de luths, de lyres, de flûtes simples et doubles, de tambourins, de cymbales et de crotales (sorte de castagnettes). Parfois un simple claquement de mains servait d'accompagnement à la danse.
LES HEBREUX. — Chez les Hébreux, la danse eut tout d'abord un caractère purement religieux et constitua, avec la musique, le principal élément des cérémonies sacrées. La première mention qui en soit faite se trouve au chapitre XV de l'Exode. Après le passage de la mer Rouge, la prophétesse Miriam, propre sœur de Moïse, donna le signal des chants et des danses, et toutes les femmes à sa suite, tenant en mains, comme elle, un tympanum (sorte de tambourin), se formèrent en chœur et se mirent à danser.
Les Lévites exécutaient des danses solennelles lors de leur sacerdoce. Et celle de David devant l'Arche est connue : « Et David et tout Israël jouaient en présence du Seigneur de tous les instruments, la harpe, la lyre, le tambourin, et les sistres, et les cymbales... Et David dansait de toutes ses forces devant le Seigneur... » Ce qui lui valut, d'ailleurs, une verte réprimande de Michal, son épouse : « Que le roi d'Israël s'est donc fait grand honneur en se découvrant aujourd'hui devant des servantes de ses serviteurs, comme ferait un homme de rien, sans avoir honte », lui dit-elle. Depuis ce jour, elle le « bouda » : ils n'eurent pas d'enfants, conclut laconiquement la Bible.
Qui donc ne connaît la danse de Salomé devant Hérode pour obtenir la tête du Précurseur ? Mais sait-on que la Vierge elle-même dansa lors de sa présentation au Temple et qu'on trouve dans les Actes apocryphes des Apôtres ces paroles singulières attribuées au Christ : « Je veux jouer de la flûte. Dansez tous. Le douzième nombre danse là-haut. Celui qui ne danse pas ne sait pas ce qui arrivera. Toi qui danses, observe-moi. Joignez-vous à ma danse. »
LES GRECS. — « Apollon, prends ta lyre et nous joue un air agréable en marchant avec grâce sur la pointe du pied. »
A aucune époque et dans aucun pays, la danse n'a été plus en honneur qu'elle ne le fut en Grèce antique. Platon n'a-t-il pas dit dans sa République qu'il faut s'occuper de former et de développer le corps avant de penser à cultiver l'esprit. Considérée comme une sorte de « cantique du corps », comme une des manifestations les plus pures de l'esprit, la danse chez les Grecs faisait partie de la vie même. Les jeunes la pratiquaient comme une gymnastique obligatoire ; elle intervenait dans toutes les cérémonies du culte, joyeuses ou funèbres ; elle entraînait les guerriers au combat en les aidant à « sortir hors de soi » ; poètes et philosophes enfin s'y appliquaient, témoin le grave Socrate dansant avec la « divine » Aspasie.
Le sage, le clair Apollon et l'orgiaque Dionysos présidaient alternativement à ces ébats. La grave « Daphnéphorie » et l'austère « Gymnopédie » célébraient le premier ; les furieuses « Dionysiaques » des bacchantes exaltaient le second. Des troupes de bacchants et de bacchantes parcouraient les rues d'Athènes en hurlant et dansant ; les uns déchiraient de leurs dents les entrailles des victimes offertes à Dionysos ; d'autres agitaient des serpents, les enroulant autour de leur corps ou les enlaçant dans leur chevelure ; tous poussaient des cris barbares.
« Connais-toi toi-même », enseignait Apollon. « Sache t'oublier dans l'ivresse ! » rétorquait Dionysos. Ainsi donc apparaît déjà la double polarité — danse d'élévation et danse terre à terre —, le conflit entre l'objectif et le subjectif, l'art « pur » et... l'autre, que nous retrouverons sans cesse. Ni l'un ni l'autre ne peuvent suffire et doivent se compléter : le premier, à force de pureté académique, provoque la sécheresse ; le second, dépassant le lyrisme et l'exaltation, aboutit à un confessionnalisme déplaisant.
Si l'on omet les courses dionysiaques, la technique des danses était extrêmement simple : elle consistait en mouvements modérés du corps, en pas cadencés en avant et en arrière, et principalement en rondes qu'on exécutait autour des statues en se tenant par la main, au son des flûtes et des lyres marquant la cadence.
Autrement plus « débraillées » étaient les danses funèbres. Deux files de jeunes garçons précédaient le cercueil qu'entouraient deux rangs de jeunes filles, les uns et les autres portant des branches de cyprès et formant des danses graves, solennelles, au son de symphonies lugubres. Le cercueil était suivi par les prêtres qui marchaient d'un pas lent et cadencé. Puis venait le groupe des pleureuses, couvertes de longs manteaux noirs. C'était une troupe de vieilles femmes poussant des cris, de bruyants sanglots, se livrant aux contorsions les plus outrées. Leur salaire était réglé selon les extravagances qu'en leur avait vu faire !
Les danses héroïques tenaient une grande place dans l'éducation des jeunes. La plus importante de toutes était la pyrrhique, la danse préférée des Lacédémoniens. Elle s'exécutait au son de la flûte, avec l'épée, le javelot et le bouclier. Tous ses mouvements avaient pour but de préparer les futurs combattants soit pour l'attaque, soit pour la défense. Le mètre, qu'on chantait en dansant pour marquer la cadence, n'était composé que de deux syllabes brèves, exprimant la vivacité du pas militaire.
Au théâtre, enfin, la danse jouait un grand rôle, sans faire corps avec la tragédie : la vraie danse théâtrale n'est pas née en Grèce, mais à Rome.
LES ROMAINS. — Trois sortes de danses intervenaient fortuitement dans les spectacles grecs : la danse tragique, la danse comique et la danse satirique. Mais ce n'étaient guère que des pièces d'un puzzle, des « numéros séparés » qui ne faisaient point corps avec l'ensemble : la danse possédait de riches valeurs plastiques, mais elle ne voulait rien dire. La réforme des danses et la naissance du Ballet sont d'origine romaine.
D'abord, des danseurs grecs importés à Rome — comme Pylade ou Bathyle — combinèrent en une seule les trois danses théâtrales primitives : ainsi naquit la danse italique. Ensuite apparut la « chironomie », langage des mains et véritable pantomime. De quelle façon ? Selon les uns, l'acteur grec Livius Andronicus, sa voix s'étant cassée, chargea un autre comédien de réciter les textes tandis qu'il les mimait, accompagné de chants de flûtes et de légers heurts de cymbales. Selon les autres — théorie moins pittoresque mais plus vraisemblable —, les théâtres romains s'étant révélés trop vastes, les spectateurs éloignés de la scène entendaient mal les paroles : on les remplaça par le geste. Les acteurs, masqués et chaussés de hautes cothurnes, mimaient l'action.
Danse et pantomime — deux éléments essentiels du ballet se trouvent en présence. Et d'ailleurs, on jouait quelquefois de vrais ballets, dont on trouve la description détaillée chez Apulée et qui, en tous points, ressemblaient à ceux du XVIIe siècle. Malheureusement, les jeux des gladiateurs de la Rome décadente éclipsèrent bientôt ceux du théâtre. Des danseurs professionnels, que la veille encore on sacrait dieux de la danse (« deus saltationis » !), furent obligés de se réfugier sur les tréteaux populaires où ils se transformèrent bientôt en de vulgaires histrions. L'essor du ballet, entrevu une première fois, se trouva stoppé net.
MOYEN-AGE ET RENAISSANCE
DANSES RELIGIEUSES. — Lorsque les premiers chrétiens eurent la liberté d'élever des temples, ces édifices furent disposés de façon à répondre aux besoins du culte extérieur, aux habitudes prises antérieurement de se rassembler pour danser pieusement en chantant prières et cantiques. Chaque mystère, chaque fête avait ses hymnes, son office et puis ses danses. Les prêtres, les laïques, tous les fidèles dansaient pour honorer Dieu, et saint Basile le Grand n'a-t-il pas affirmé très sérieusement que « la danse est par excellence l'occupation des anges dans le ciel » ! S'agissait-il, en fait, de vestiges païens ? Peut-être, car les danses de la Saint-Jean, telles qu'on les pratique encore de nos jours, tirent probablement leur origine de l'adoration païenne du feu.
Mais, petit à petit, acteurs, « tombeurs » et « baladins » de profession se mêlèrent aux pieux exercices des fidèles, si bien qu'en 744, le pape Zacharie promulgua un décret pour interdire les danses au temple.
DANSES DES MORTS. — Le terme vous est familier. Nous le citons pour mémoire et à seule fin de mettre les choses au point. On ne les dansait pas en réalité : c'étaient des danses figurées, peintes, dessinées sur des murs ou des panneaux, à l'entrée des cimetières, dans les églises ou les châteaux. Sortes de prêches par l'exemple, toutes développaient en des visions frappantes des pensées essentielles du christianisme : la Mort, hideuse, squelettique, châtie les pécheurs... Devant Dieu tous sont égaux, etc.
LES SALTIMBANQUES. — Les « histrions » de la Rome décadente ont émigré. Ils vont de pays en pays, de bourg en bourg, de manoir en manoir, montrant leurs jongleries, leurs acrobaties et leurs danses. Eternels vagabonds, ils prennent leur bien où ils le trouvent : ainsi s'explique le fait que, de très bonne heure, on connut, en France par exemple, des danses visiblement originaires d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne, d'Angleterre et même des danses mauresques.
ENTREMETS ET BALS. — Les saltimbanques étaient souvent conviés à égayer les repas des grands. En effet, il fallait un certain temps aux cuisiniers, marmitons et serviteurs pour préparer les mets, les apporter, les desservir : pour meubler les « entr'actes », on intercalait des attractions entre les mets, d'où leur nom d'entremets. On trouve chez Olivier de la Marche, à l'occasion du mariage de Charles le Téméraire avec Marguerite d'Angleterre, la curieuse description d'un repas agrémenté de trois de ces entremets : une licorne que chevauchait un léopard dansa et prononça un discours ; un lion chanta ; enfin l'on vit paraître un énorme dromadaire « harnaché à la sarrazinoise ».
Tout naturellement, les nobles, à force de voir gambader les manants, éprouvèrent l'envie d'entrer dans la danse. Ainsi — produit des entremets — les premiers bals s'organisèrent. Conjugués avec les attractions, ils aboutiront à la formule théâtrale du ballet.
Qu'y dansait-on ? Des danses dérivées de celles des saltimbanques, bien sûr, donc des danses populaires de divers pays, mais « épurées », ennoblies, raffinées à l'usage des grands seigneurs que les hauts talons astreignent naturellement à poser le pied « en dehors » et dont la majesté ne peut s'accommoder encore que de danses lentes. De plus, les lents arpèges du luth ne constituent-ils pas l'accompagnement ordinaire de l'importante pavane (à laquelle nous devons le verbe « se pavaner » et où les danseurs se promènent comme des paons faisant la roue), la solennelle courante que sa lenteur faisait encore appeler « danse des docteurs », la longue chaconne, la grave passacaille, la poseuse sarabande et la curieuse volte à trois temps, cette ancêtre lointaine de la valse. Plus tard, avec l'épinette, apparaîtront des danses vives comme la gaillarde, la gavotte ou le rigaudon.
Le ballet étant né du bal, ces diverses danses constitueront, dans la suite, les premiers éléments du vocabulaire plastique des chorégraphes, et nous observerons ainsi l'existence d'un cycle curieux : du village aux tréteaux — des tréteaux au salon — du salon à la scène.
LA COMMEDIA DELL'ARTE. — Elle reposait en grande partie sur la danse. Les comédiens improvisaient le texte et, lorsqu'un « trou » se produisait, gesticulaient, mimaient, se contorsionnaient de leur mieux pour meubler le silence. Ajoutez à cela que le port obligatoire du masque les incitait à pousser au maximum l'expression corporelle. Et qu'enfin il était d'usage de donner à la fin de chaque acte des morceaux de musique et surtout des danses — grotesques et acrobatiques, cela va de soi, car on conçoit mal le menuet, la pavane ou la courante interprétés par Polichinelle, Pantalon, Arlequin ou le Docteur.
CONCLUSION. — Danses graves et danses « grotesques ». Les premières évolueront en « danses nobles » ; les secondes donneront naissance à toute la technique acrobatique de la danse. De nouveau, trois éléments essentiels se trouvent en présence : danse, action dramatique, pantomime. Il suffit d'en faire la synthèse pour que naisse le ballet. Cela ne va plus tarder.
NAISSANCE DU BALLET
« Si le nez de Cléopâtre avait été plus court, toute la face du monde en eût été changée. » Si Catherine de Médicis avait eu la voix plus légère et la cheville plus épaisse, l'opéra eût précédé peut-être le ballet en France. Car le ballet est né du caprice d'une reine.
Pendant qu'en Italie s'affirme l'opéra, avec Amphiparnaso d'Orazio Vecchi (1594) et surtout avec l'Orfeo de Monteverdi (1607), Catherine de Médicis, soucieuse de distraire son fils, le lymphatique Henri III qui, au bout de trois ans de règne, s'ennuie à mourir, organise, en 1581, un grand spectacle chorégraphique : Circé et ses Nymphes. Le « Ballet comique de la Reyne », dont la représentation dura de dix heures du soir à quatre heures du matin, fut dansé par le Roi, la Reine, les courtisans et les grandes dames. Sa réalisation avait été confiée à Balthazar Belgioso, traduit en Beaujoyeulx, un des meilleurs violons de l'Europe, attaché à la Reine en qualité de valet de chambre. La musique était de Beaulieu. On n'avait pas regardé à la dépense (la qualité d'un spectacle se mesurait volontiers à la quantité de contrepoids mis en branle par la machinerie) : jardins avec des fleurs, jets d'eau, palais et grottes sortaient du sol, des murs et même du plafond.
D'autres « machines » succédèrent à Circé : les Douze Déesses, la Délivrance de Renaud, l'Aventure de Tancrède en la Forêt enchantée, le Ballet des Prospérités des Armes de la France, les Crieurs de Paris, la Vérité ennemie des apparences, Qu'il est plus aisé de terminer les différends par la Religion que par les armes, le Tabac, le Triomphe de Minerve, etc. Cette « salade » de titres révèle un mélange de spectacles mythologiques, allégoriques, satiriques où l'actualité jouait un grand rôle (ainsi, dans le Ballet comique de la Reyne, Circé triomphait d'Apollon, mais s'inclinait devant le Roi de France !). Musique, chant, poésie déclamée et danses s'y mélangeaient sans grand discernement.
En principe, un « ballet » se composait de trois parties : l'Ouverture, les Entrées et le Grand Ballet qu'on dénommait encore « Ballet Général ». La division ordinaire était en cinq actes. Chaque acte était composé de trois, six, neuf ou quelquefois douze entrées.
« L'ouverture du ballet est comme l'exposition du sujet que l'on doit représenter ; c'est pour cela qu'elle se fait par des récits, parce que le ballet étant en soi une représentation muette, il a besoin du secours de la parole et du chant pour faire entendre aux spectateurs ce qu'il veut représenter. Ainsi au Ballet de la Nuit, dansé par Sa Majesté le 23 février l'an 1653, l'ouverture se fit par la Nuit même, qui, s'avançant peu à peu sur un char tiré par des hibous, étoit accompagnée des douze heures, qui répondoient au récit qu'elle fit, parlant d'abord au Soleil qui se couchoit... Au lieu d'un récit en musique, on peut faire l'ouverture par un simple dialogue d'acteurs... »
On appelait Entrée un ou plusieurs quadrilles de danseurs qui, par leurs pas, leurs gestes ou leurs attitudes, représentaient la partie de l'action générale dont ils étaient chargés. On entendait par « quadrille » non seulement quatre, mais six, huit et jusqu'à douze danseurs vêtus uniformément.
« Le Grand Ballet, explique un auteur de l'époque, est la dernière entrée, par laquelle se terminent ces représentations muettes. Il est dit Grand Ballet parce que le nombre des danseurs y est toujours plus grand qu'en toutes les autres entrées, et que l'on y fait un plus grand nombre de passages et de figures. Tous ceux qui ont dansé dans le ballet se réunissent ordinairement pour cette entrée. » (*).
(*) Comme, par exemple, dans la récente mise en scène des Indes galantes à l'Opéra, où, dans la chaconne finale, se retrouvent Hollandais, Espagnols, Péruviens, Nègres, etc., mêlés à des personnages allégoriques.
Mais dansait-on beaucoup dans ces « ballets » ? Nous ne saurions invoquer un meilleur témoignage que celui de Beaujoyeulx lui-même. Ecoutez-le donc savourer son œuvre :
« Ces évolutions en figures géométriques sont tantôt un triangle dont le sommet était la Reine, tantôt des carrés petits ou grands elles tournaient en rond, s'entrelaçaient en chaîne, dessinant des figures variées avec un ensemble et un sens des proportions qui émerveillaient l'assistance... »
Pour le Ballet des Reines, Anne de Danemark et ses compagnes dessinèrent le nom du prince Charles, et douze nymphes formèrent « Anna Regina », puis « Jacobus Rex ».
Les nobles amateurs de la Cour ne possèdent pas une technique suffisante pour danser, et toute la chorégraphie se borne à des évolutions géométriques, que l'assistance considère du haut des estrades ou des balcons : c'est la danse horizontale. La danse individuelle n'existe pas encore. Il faut attendre que le « baladin » Lulli bondisse sur la scène, à la grande confusion de ces graves messieurs, dont beaucoup vont crier au scandale.
COMEDIE-BALLET ET TRAGEDIE-BALLET. — Venu en France à l'âge de quatorze ans, de Florence, en 1646, Lulli fit ses débuts comme petit marmiton dans les cuisines de la Grande Mademoiselle. Mais il savait jouer du violon, chanter agréablement, avait la cheville preste : bien vite il se mêla aux violons et aux chanteurs de sa maîtresse. Louis XIV le remarqua en 1652, alors qu'on préparait le Ballet de la Nuit en vue du prochain Carnaval, et le chargea de régler quelques entrées (l'ensemble était confié à Beauchamp, maître de ballet officiel de la Cour). Plein de gratitude, Lulli fit paraître son prince sous le masque du soleil, et depuis — de par la volonté d'un « baladin » — Louis XIV devint le « Roi-Soleil ».
En 1661, chez Fouquet, à Vaux, Lulli fit la connaissance de Molière. Ce dernier y devait monter une comédie — les Fâcheux — et un ballet (car Molière, on ne le dit pas assez, fut un des premiers chorégraphes de France) ; comme il ne disposait que de peu de monde, il eut l'idée d'intercaler les entrées du ballet entre les actes de la comédie (*). La formule enthousiasma Lulli qui successivement collabora avec Molière à l'occasion du Mariage forcé, de la Pastorale comique, du Sicilien, de George Dandin et du Bourgeois gentilhomme, où Lulli figurait lui-même le Mufti. Mais, trop intelligent, ambitieux et intrigant pour en rester là, Lulli divorça d'avec Molière après le Bourgeois et imagina une formule susceptible de toucher un public encore plus vaste et de lui ouvrir les portes de l'Académie Royale : la tragédie-ballet, dont le premier modèle fut Cadmus et Hermione (1673), un produit typique du grand style versaillais.
(*) L'idée, en soi, n'était pas tellement neuve. On cite une fameuse représentation d'Horace où, pour meubler l'espace entre le troisième et le quatrième acte, un metteur en scène avisé fit paraître sur le plateau... une énorme baleine d'où sortaient matelots hollandais et paysannes dansant la gigue !
Les bonds, parfois désordonnés, du danseur Lulli, disciple de la Commedia dell'Arte florentine, secouent la léthargie des danseurs de la Cour. Deux événements d'une portée inappréciable ont lieu sous l'influence du « baladin » : en 1668, Louis XIV paraît pour la dernière fois dans un ballet ; le 21 janvier 1681, dans un ballet de Quinault sur une musique de Lulli, le Triomphe de l'Amour, on voit pour la première fois à l'Opéra quatre danseuses professionnelles (jusqu'alors, les rôles de femmes avaient été exécutés par des hommes en travesti). Dès 1661, Louis XIV fonde une Académie Royale de Danse ; en 1713 sera créée l'École de Danse de l'Opéra. La danse — enfin ! — quitte le domaine du dilettantisme éclairé.
OPERA-BALLET. — Parti du mauvais pied — parce qu'associé à d'autres arts —, le ballet, avant de renaître avec Noverre, va disparaître au profit d'un autre genre : l'opéra. Ce dernier, avant de devenir indépendant, se substitue aux passages de comédie ou de tragédie dans les ballets : Campra (1660-1744), auteur de vingt-cinq opéras et ballets, apporte une forme nouvelle qui sera brillamment exploitée par Rameau : l'Opéra-Ballet. Formule idéale, semble-t-il, si l'on en juge par Castor et Pollux et les Indes galantes, équilibre parfait entre deux versions du spectacle musical. Pour des raisons purement humaines, l'entreprise devait se solder par un échec. Les chanteurs se déclaraient mécontents d'être obligés de partager leur succès avec des danseurs. Et ces derniers, pour mieux briller — déjà la « hantise du contre-ut », chère aux ténors de notre temps ! —, s'évertuaient à présenter des tours d'acrobatie qui, petit à petit, perdirent toute expression dramatique et même toute signification.
Dommage ! dira-t-on. Non pas. Si, d'une part, l'évolution du ballet, une fois encore, est freinée, celle de la danse y gagne considérablement : déjà sont jetées les bases de la technique actuelle, du vrai vocabulaire de la danse classique. Successivement apparaissent Marie Sallé, qui, la première, allégea l'impossible costume de la danseuse affublée de ses énormes paniers et se produisit avec « une simple robe de mousseline tournée en draperie et ajustée sur le modèle d'une statue grecque » ; Camargo, qui passait l'entrechat comme un homme ; Louis Dupré qui, avant Vestris, fut baptisé « dieu de la danse ».
NOVERRE
Enfin Noverre vint...
Jean-Georges Noverre est né à Paris le 29 avril 1727. Elève de Dupré, il débuta à seize ans devant la Cour de Fontainebleau, avant de danser et de régler ses quelque cent cinquante ballets dans les grandes villes d'Europe : Londres, Paris, Stuttgart, Vienne, Milan. En 1776, il fut rappelé à Paris par la dauphine Marie-Antoinette, mais se heurta, à l'Opéra, à des ennemis puissants, les frères Gardel et Dauberval, danseurs et chorégraphes comme lui. Condamné à l'inaction, il se retira à Saint-Germain-en-Laye où il rédigea ses Lettres sur la Danse et mourut obscurément en 1810.
Ami de Garrick (le grand comédien anglais), de Gluck et de Diderot, Noverre est généralement considéré comme le vrai fondateur du ballet moderne. Avant lui, le ballet avait été une réunion, un amalgame de genres très divers, de chants, de musique instrumentale, de poésie déclamée, de mimique, de machinerie ; Noverre tenta de lui appliquer la réforme de Gluck dans le domaine de l'opéra.
Le premier, il a su comprendre le caractère « sérieux » de la danse, considérée comme un moyen d'expression artistique et non plus seulement comme un simple divertissement, ou une sculpture en mouvement dénuée de signification dramatique ou spirituelle :
« Un pas, un geste, expliquait-il, disent ce que rien ne peut exprimer : plus les sentiments que l'on a à peindre sont violents, moins il se trouve de mots pour les rendre. Les exclamations, qui sont comme le dernier terme où le langage des passions puisse monter, deviennent insuffisantes et sont alors remplacées par le geste... »
A l'opéra-ballet Noverre propose de substituer le « ballet d'action » (qu'il dénomme également « drame-ballet-pantomime ») où la danse supporte toute l'action dramatique et la traduit sans l'auxiliaire du chant ou de la parole. Pour aboutir au « ballet d'action », une réforme totale s'impose et Noverre veut la tenter. « Il faut, dit-il, briser des masques hideux, supprimer les paniers incommodes, substituer le goût à la routine, exiger de l'action et du mouvement dans les scènes, de l'âme et de l'expression dans la danse... La danse est un discours : les pas et les figures en sont les lettres et les mots, mais seule l'action, ou pathétique, ou gracieuse, ou riante, en fait les phrases et les périodes... »
En effet, tant que les danseurs restaient encore empêtrés dans leurs habits inspirés de ceux de la Cour, tant que les traits du visage — où se concentre l'expression dramatique — étaient dissimulés derrière un masque, le ballet d'action ne pouvait exister. Quant au bon goût... On conçoit sans effort l'amertume de Noverre lorsque, par exemple, dans son ballet des Horaces et des Curiaces (1777), il vit paraitre une Camille avec deux monstrueux paniers de chaque côté ; sur la tête, une coiffure de deux ou trois pieds de haut, farcie d'une prodigieuse quantité de fleurs et de rubans. Les six frères n'étaient pas en reste avec leur sœur : ils s'avançaient avec leurs tonnelets sur les hanches, les Horace en habit de drap d'or et les Curiace en habit de drap d'argent. Tous avaient de chaque côté de la tête cinq boucles de cheveux poudrés à blanc et un toupet prodigieusement exhaussé qu'en appelait alors toupet à la grecque !
La musique, pour Noverre, constitue un élément essentiel du spectacle, étroitement lié à la danse : « Le bon choix des airs est une partie aussi essentielle à la danse que le choix des mots et le tour des phrases l'est à l'éloquence. Ce sont les mouvements et les traits de la musique qui fixent et déterminent tous ceux du danseur. Le chant des airs est-il uniforme et sans goût, le ballet se modèlera sur ce chant : il sera froid et languissant. »
Un siècle et demi plus tard, Serge Lifar déplorera la perte des belles traditions de Noverre, tellement avantageuses pour le chorégraphe. Comment s'y prenait-il, en effet, pour régler un ballet ? Voici un récit de Noverre lui-même, tellement plus éloquent et sincère qu'une analyse :
« Avant de choisir des airs pour y adapter des pas, avant d'étudier des pas pour en former un ballet, je cherchais, soit dans la fable, soit dans l'histoire, soit enfin dans mon imagination, des sujets qui non seulement présentassent l'occasion d'y placer à propos des danses et des fêtes, mais qui offrissent encore dans leur développement une action et un intérêt gradués. Mon poème une fois conçu, j'étudiais tous les gestes, tous les mouvements et toutes les expressions qui pouvaient rendre les passions et les sentiments que mon sujet faisait naître. Ce n'était qu'après ce travail que j'appelais la musique à mon secours. En mettant sous les yeux du musicien les différents détails du tableau que je venais d'esquisser, je lui demandais alors une musique adaptée à chaque situation et à chaque sentiment. Au lieu d'écrire des pas sur des airs notés, comme on fait des couplets sur des airs connus, je composais, si je puis m'exprimer ainsi, le dialogue de mon ballet, et je faisais faire la musique pour chaque phrase et chaque idée. Ce fut ainsi que je dictai à Gluck l'air caractéristique du ballet des sauvages dans Iphigénie en Tauride : les pas, les gestes, les attitudes, les expressions des différents personnages que je lui dessinai, lui donnèrent le caractère de la composition de ce beau morceau de musique... »
Malheureusement, qui trop embrasse mal étreint. Méticuleux à l'excès, Noverre alourdissait ses compositions de détails inutiles : ainsi, épris de vérité, il exigeait du décorateur et du costumier qu'ils appliquassent l'effet de la dégradation de la lumière et des couleurs avec la distance ; ainsi imagina-t-il de ranger les danseurs par ordre de taille décroissant vers les lointains, par souci de perspective. Enfin — et surtout —, porté vers les sujets antiques, surtout les sujets « noirs », il compliqua ses intrigues à l'extrême (quatre égorgements dans la Mort d'Agamemnon ; quarante époux massacrés par leurs femmes dans un autre ballet ; du sang sur la scène ; des décors écroulés, etc.), tant et si bien que le « drame-ballet-pantomime » se trouvait trop souvent réduit à l'état de pure pantomime, où la danse ne pouvait plus se développer librement.
Elle y réussissait cependant dans tous les
ballets où paraissait Auguste Vestris (1760-1842), le « dieu de la danse », un
des plus grands danseurs et artistes de l'histoire, qui savait concilier une
expression dramatique parfaite avec une virtuosité acrobatique portée à son
dernier degré. Auguste Vestris — le merveilleux cabotin qui déclarait
gravement : « Il y a trois grands hommes en Europe : le roi de Prusse, M. de
Voltaire et moi ! » — a su, dans son exécution, opérer une synthèse de la danse
pure et de l'intellectualisme de Noverre, d'où naîtront le ballet
romantique et le ballet moderne. D'ailleurs, ayant pris sa retraite, il forma,
selon les meilleures
traditions de l'école classique et du ballet d'action, trois grands chorégraphes
du XIXe siècle : Jules Perrot, Auguste Bournonville et Marius Petipa.
LE BALLET ROMANTIQUE
La Révolution française, pour le ballet, s'était soldée par... un changement de coiffure. A la perruque poudrée avait succédé le bonnet phrygien, mais Vestris, Gardel ou Dauberval, déguisés en sans-culottes, passaient l'entrechat-six avec autant d'application que sous le costume de Daphnis ou d'Apollon. Certes, Robespierre tenta de rédiger un scénario « chorégraphique » : le ballet ne l'avait pas attendu pour se « démocratiser », dans la mesure où il pouvait le faire.
Le Devin du village, de Rousseau (1753), le drame bourgeois de Diderot et la comédie larmoyante, l' « encyclopédisme » enfin v avaient pourvu. Nina ou la folle par amour, l'Epreuve villageoise, la Servante justifiée, la Fille mal gardée avaient amené sur le plateau, dès avant la Révolution, des Chloé modernisées qui ne demandaient qu'à se transformer en Rosière républicaine (1794). Quant au « socialisme »... sous le règne de Louis XVI, l'Académie de Bordeaux mettait en concours, pour des ballets, des sujets comme… les maladies des femmes en couches, les moyens de préserver les nègres qu'on transporte d'Afrique des maladies qu'ils éprouvent durant ce trajet, etc.
C'est d'ailleurs par les nègres que le romantisme pénétra dans le ballet, avec Paul et Virginie, ballet en trois actes de Gardel (1806), où le danseur Beaupré se faisait une tête du plus beau noir.
Tel qui prononce « romantisme » dit « dualité », voire « multiplicité ». En France, le romantisme s'est ramifié en deux branches bien distinctes : l'une « pourpre » — celle de l'exotisme et de l'amour de l'histoire ; l'autre « lunaire » — celle des rêveries, des fantômes, de la fantasmagorie. Après l'essai timide encore de Paul et Virginie, le premier aspect ne cesse de s'affirmer. A partir de 1830, c'est à qui montera le ballet le plus « exotique » : le Dieu et la Bayadère, la Révolte au Sérail, Brésilia ou la Tribu des femmes, la Gitana, les Mohicans, Ali-Baba, sans oublier la Péri, la Esmeralda et Faust.
Spectacle romantique, dramatique (et sans doute mélodramatique), « exotique » aurait continué peut-être de régner longtemps sans partage, s'il ne s'était produit des « accidents ». Le premier se situe à Vienne, vers 1826, le jour où, selon la tradition, Marie Taglioni (« Marie pleine de grâces » — Théophile Gautier dixit) monta sur les pointes. Ce fut une révélation, une révolution.
Nous ne pouvons plus imaginer l'impression produite par les pointes sur les spectateurs romantiques ; leur usage s'est trop généralisé, trop galvaudé ; nous n'y faisons plus guère attention, tant et si bien que, de nos jours, l'effet de surprise consiste à ne pas faire de pointes ! Mais lorsque Marie Taglioni apparut, tel un fantôme, glissant à la surface du sol qu'elle frôlait à peine du bout de son orteil gainé de soie, les romantiques crièrent au miracle : tous leurs rêves de l' « éternel féminin » semblaient s'être réalisés !
Le second « accident » eut lieu en 1831, lorsque, dans Robert le Diable, au moment où Robert va cueillir le rameau-talisman, au tableau du vieil Olympe d'opéra, avec ses inévitables carquois, flèches, gazes et amours, on substitua une vision de nonnes sortant de leurs tombeaux. Voilée de blanc, glissant encore sur les pointes, Marie Taglioni produisit un tel effet que le ténor Nourrit (le fameux contre-ut dièse) s'en vint trouver à l'entr'acte Philippe Taglioni — père, professeur et chorégraphe de la danseuse — et lui proposa un sujet de ballet inédit, la Sylphide.
« Mlle Taglioni a dansé la Sylphide, écrira plus tard Théophile Gautier. C'est tout dire. Ce ballet commença pour la chorégraphie une ère toute nouvelle, et ce fut par lui que le romantisme s'introduisit dans le domaine de Terpsichore. A dater de la Sylphide, les Filets de Vulcain, Flore et Zéphyre ne furent plus possibles ; l'Opéra fut livré aux gnomes, aux ondines, aux elfes, aux nixes, aux wilis, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prête si merveilleusement aux fantaisies du maître de ballet. Les douze maisons de marbre et d'or des Olympiens furent reléguées dans la poussière des magasins, et l'on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques éclairées par ce joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine... »
Nous avons cité Théophile Gautier. Il fut le chef de file du romantisme chorégraphique, pas toujours désintéressé d'ailleurs : au culte même de Terpsichore il préférait volontiers celui de ses prêtresses. N'est-ce pas pour cela, en particulier, qu'il s'est acharné tellement contre les danseurs hommes : « Un danseur exécutant autre chose que des pas de caractère ou une pantomime nous a toujours paru une espèce de monstre ! »
Eclipsés par le culte romantique de la femme, par le succès de la danseuse-étoile, les danseurs disparurent totalement et, après Jules Perrot, le grand élève de Vestris — qui fut polichinelle et homme-singe avant d'aborder l'étude de la danse classique — il n'y eut pour ainsi dire plus de danseurs : « Les danseurs ne sont plus que professeurs, mimes, maîtres de ballet, catapultes chargées de lancer en l'air et de rattraper leurs danseuses au vol. Tout ce qu'on lui demande, c'est d'être raisonnablement laid et de jongler sans trop d'effort avec un fardeau de deux cents livres. » Le danseur risquait-il une variation, un entrechat ou même une simple pirouette, qu'aussitôt une bordée de sifflets le rappelait à l'ordre !
Théophile Gautier n'était guère constant dans ses amitiés chorégraphiques : après avoir encensé Marie Taglioni, il la décréta froide et tourna ses regards vers la brûlante Fanny Elssler, la capiteuse danseuse de « cachucha », l'interprète idéale d'Esmeralda, la parfaite incarnation de l'autre aspect du romantisme : « Ce n'est pas la grâce aérienne et virginale de Taglioni, c'est quelque chose de beaucoup plus humain, qui s'adresse plus vivement aux sens », note Théophile Gautier.
Mais voici qu'en 1840, Jules Perrot revient de Naples en compagnie d'une jeune danseuse, Carlotta Grisi, et, pour Gautier, c'est le coup de foudre définitif (jusqu'à la fin de ses jours, il demeura fidèle à la « dame aux yeux de violette », dont il épousa la sœur — « piètre consolation », diront les « amis »). Il s'agit de lancer Carlotta et de faire oublier ses deux grandes devancières, Marie Taglioni et Fanny Elssler. Est-il meilleur moyen que d'aller combattre chacune d'elles sur son propre terrain, de réunir les deux aspects du romantisme chorégraphique, de les synthétiser en une seule image, encore plus belle, avec ses yeux bleus et sa chevelure de blonde vénitienne ? De la sorte, pour lancer Carlotta Grisi, naît le ballet de Giselle (1841), dont Théophile Gautier rédige le livret en collaboration avec Vernoy de Saint-Georges ; la musique est du quelconque Adolphe Adam, la chorégraphie de Jules Perrot et de Jean Coralli.
Issue d'un désir de synthèse, Giselle constitue l'apogée du ballet romantique et un des sommets du ballet en général. Harmonie de la danse et de la pantomime, équilibre parfait entre la danse de l'homme et celle de la femme (pour la dernière fois au XIXe siècle !), mariage complet de la danse et de la musique (à tel point qu'au théâtre, la beauté des danses semble rejaillir sur la partition d'Adam et l'ennoblir), « Giselle, dit Serge Lifar, a réalisé toutes les tendances et toutes les aspirations des époques qui l'ont préparée ; elle a été le point d'aboutissement des voies tracées au ballet par plusieurs siècles d'histoire. » Et d'ajouter : « Le pas de deux du second acte constitue un exemple frappant d'envol par la danse, d'envol spirituel, obtenu par le moyen très réel du corps humain. »
Les miracles n'ont lieu qu'une fois. Le triomphe de Giselle — et surtout celui de Carlotta Grisi — portait en lui le germe de la décadence future du ballet. Désormais, la danseuse-étoile est reine ; le ballet, subordonné à ses moindres caprices, se trouve vite réduit à l'état de divertissement, où tout est mis en œuvre pour faire briller l'étoile.
Le public aussi évolue, notamment après l'anathème lancé par Wagner contre la danse. Seuls, quelques « balletomanes » (à l'époque, le terme est considéré comme péjoratif) continuent de hanter les fauteuils d'orchestre de l'Opéra, armés de puissantes jumelles pour mieux adorer les « petites Cardinal ». Vers 1870, un dictionnaire encyclopédique classe la danse sous la même rubrique que l'équitation... et la pêche à la ligne ! Une nouvelle « étoile », Lola Montès, lance fièrement sa jarretelle à messieurs les abonnés du premier rang. Le type même de la danseuse se transforme : il suffit de voir, à la Bibliothèque de l'Opéra, le portrait en pied de Rita Sangalli, la créatrice de Sylvia (1876) — son académie supporte avantageusement la comparaison avec celle de maintes chanteuses wagnériennes.
« Balletomane, mon ami, chez nous l'art de la danse est mort, et bien mort ! soupire un auteur en vogue. Rien ne pourra plus le ressusciter jamais ! »
LE BALLET EN RUSSIE
MARIUS PETIPA. — « Il y a tellement plus de charme dans un seul ballet de M. Didelot que dans toute la littérature romantique française ! » déclarait un poète russe.
Disciple de Noverre, mais plus vivement épris que son maître de danse pure et de féerie, Charles-Louis Didelot (1767-1837) fut le véritable fondateur du ballet en Russie, au début du XIXe siècle. Il eut pour successeurs Jules Perrot, l'excellent Arthur Saint-Léon (un des auteurs de Coppélia, le « poète du solo chorégraphique ») et enfin l'extraordinaire Marseillais Marius Petipa (1822-1910) qui, pendant près de cinquante ans, régna sur le ballet russe.
Les ballets de Petipa étaient des féeries, des
« revues à grand spectacle », mais montées avec infiniment d'art. Et il n'était
guère responsable de leur aspect décousu : à la Cour de Russie, le ballet
constituait le passe-temps des seigneurs et, pour leur plaire, toutes les
étoiles devaient y paraître, y briller, avoir leur part de succès, de même que
le corps de ballet, nombreux et excellent. Petipa s'y employait de son mieux, et
ce qui surprend, dans ses œuvres presque sans
déchet, c'est l'abondance et la variété du vocabulaire plastique, la beauté des
enchaînements — des « modulations » —, une beauté rebelle à l'analyse. Ebauché
avec le grand pas de deux de Giselle, le chant plastique du
corps s'affirme dans les ballets de Petipa, et la danse devient une musique
visible, comme dans la Belle au Bois dormant, Casse-Noisette ou
le Lac des Cygnes.
Dans ces trois ballets — nous citons les plus connus —, la danse retrouve la vraie musique (Tchaïkovski). Le divorce datait de Gluck, de l'époque où le problème du drame musical s'était posé nettement aux compositeurs, les détournant du ballet vers une formule où ils étaient tellement plus indépendants. Ce divorce ne cessa de s'accentuer si bien que, durant près d'un siècle, on n'enregistre que deux partitions chorégraphiques de valeur : les Petits Riens, de Mozart, et les Créatures de Prométhée, de Beethoven. Et c'est le triomphe de la « musique de tiroir » : on la commande à des manœuvres, car, pour faire briller la danseuse-étoile, des rythmes de danse suffisent, d'ailleurs toujours les mêmes, stéréotypés. Les Minkous, Pougni et autres Drigo composaient d'avance des pages de musique et les rangeaient dans des cartons étiquetés « variation », « adage », « pas de deux », « valse », etc. Puis ils fournissaient les morceaux aux chorégraphes, les collant bout à bout, sans se préoccuper des exigences du livret.
La collaboration de Petipa avec Tchaïkovski, puis avec Glazounov, a ouvert au ballet des perspectives dont profiteront plus tard tous les compositeurs de la nouvelle génération qui, convaincus — à tort ou à raison — de l'échec du drame lyrique, se tourneront plus volontiers vers le ballet.
L'ECOLE RUSSE. — A l'époque de Petipa s'est constituée une école russe de la danse, celle dont, depuis, d'une manière ou d'une autre, ont profité toutes les grandes étoiles.
A partir de 1880, arrivent en Russie des danseurs italiens, comme Virginia Zucchi, puis Enrico Cecchetti. En Italie, le ballet avait décrit une courbe analogue à celle du ballet français. Aux fresques monumentales de l'extraordinaire Salvatore Vigano (1769-1821) — un émule de Noverre, le premier chorégraphe des Créatures de Prométhée, à propos de qui Stendhal avait dit un jour : « La plus belle tragédie de Shakespeare ne produit pas sur moi la moitié de l'effet d'un ballet de Vigano ! » — avaient succédé d'une part d'énormes « machines » avec production, sur la scène, de chevaux et même... d'éléphants ! d'autre part, un culte démesuré de la virtuosité acrobatique. En France, la danse avait tout bonnement perdu son âme ; en Italie, cette âme s'était retirée dans les jambes des danseurs qui réalisaient des tours de force inouïs, d'une précision mécanique et d'une virtuosité encore inégalées. Fouettés, pirouettes, tours en l'air, entrechats, cabrioles et brisés-volés : un feu d'artifice de virtuosité froide, sans doute, mais éblouissante.
Appelé à régler des ballets pour les hôtes venus d'Italie, Marius Petipa profite largement de toutes leurs innovations techniques, les enseigne à ses propres danseuses — formées à l'Ecole Impériale — et à ses danseurs. Et c'est la renaissance soudaine de la danse masculine, notamment avec Enrico Cecchetti, le premier interprète de l'Oiseau Bleu, le maître de Nijinski et de Serge Lifar. C'est surtout — par croisement avec l'école française pratiquée jusqu'alors — la formation de l'école russe, appelée à ressusciter la danse et le ballet dans le monde entier.
L'école russe ? Un beau mélange, une alliance — un cocktail ! — de noblesse et d'élégance françaises, de virtuosité italienne et d'âme slave.
FOKINE. — Mais déjà, parmi les jeunes, la révolte gronde contre le « pompiérisme du vieux Petipa ». Michel Fokine (1880-1942), brillant premier danseur du Théâtre Marie de Saint-Pétersbourg, se fait remarquer par son ardeur à réclamer des réformes.
Deux influences étrangères interviennent dans sa conception du ballet : celle des danses orientales et celle d'Isadora Duncan. Aux premières, il doit — de même que Serge Lifar, qui l'a d'ailleurs considérablement dépassé dans cette voie — un développement constant de la plastique des bras et des mains. Tandis qu'en Occident la danse descendait dans les jambes, en Orient elle s'est localisée dans les bras, les mains, le torse, le cou et la tête. Beaucoup de danses orientales s'exécutent dans la position accroupie ; elles n'en ont pas moins de dynamisme, et il est frappant de voir jusqu'à quel point la seule position des mains peut transformer la valeur plastique et expressive d'un geste.
En 1905, la grande danseuse américaine Isadora Duncan donne son premier récital à Saint-Pétersbourg. Sur des pages de Bach, de Gluck, de Beethoven, de Schubert, de Chopin et même de Wagner (« les seuls, disait-elle, qui aient suivi le rythme du corps humain »), elle dansait, vêtue d'une tunique, les pieds nus et nullement « en dehors ». C'était la « danse libre », dégagée de toutes les traditions, de la « fastidieuse acrobatie » et des positions « contre nature » de l'école classique. Isadora Duncan prétendait d'une part interpréter plastiquement la musique au moyen de gestes librement improvisés, d'autre part retrouver dans ses danses celles de l'Antiquité, qu'elle avait étudiées dans les musées, sur les fresques, les vases et les bas-reliefs grecs. Par son génie personnel, Isadora Duncan pouvait fasciner une salle, mais, faute de technique, ne pouvait faire école, puisqu'il n'est pas d'art sans technique (*).
(*) Néanmoins, la « danse libre » d'Isadora Duncan est à l'origine des écoles « expressionnistes » d'Allemagne et d'Amérique, où l'EXPRESSION — délibérément grimaçante et faussement pathétique — et la contorsion tiennent lieu de danse quelquefois ; où le ballet évoque de conventionnelles visions de cauchemar ou bien prétend se livrer à des études de psychopathologie, comme, par exemple, dans les Arcanes du cœur d'une Martha Graham. Ayant limité notre évocation, forcément très incomplète, à la danse classique, nous ne pouvons entrer dans le détail de ce mouvement.
Fokine fut touché par ce qu'il appela « le sublime évangile de la beauté naturelle de cette prêtresse de la danse », et, dans son désir de rénovation, souscrivit aux théories d'Isadora Duncan auxquelles il ajouta le fameux aphorisme d'Oscar Wilde : « Ce qui compte, en art, ce n'est pas la vérité, mais le style. » « Dans un ballet, dit Fokine, il faut sauvegarder le style, la danse expressive et la pantomime rythmique. » Les chefs-d'œuvre de Fokine valent par leur stylisation parfaite, par leur unité de style, qu'il s'agisse de Petrouchka, de Daphnis et Chloé, des Danses polovtsiennes, des Sylphides ou de Cléopâtre.
Fokine fut un grand novateur et, sous son impulsion, le ballet, traité comme un drame chorégraphique, a fortement progressé, mais ses excès de stylisation, sa recherche constante d'une authenticité historique ou géographique nuisent souvent à la danse, délibérément et inutilement comprimée, étriquée. L'exemple de Daphnis est caractéristique à cet égard : Ravel brise le cadre d'une étroite stylisation, dépasse le grec et atteint à l'humain : Fokine, lui, s'enferme dans une Grèce plus ou moins authentique, et ses danses ne parviennent pas à suivre l'envolée musicale.
DIAGHILEV. — A l'époque où il rêve de procéder à une réforme du ballet Michel Fokine rencontre Serge de Diaghilev (1872-1929), un des plus prodigieux animateurs qu'ait connus l'histoire du théâtre. Elève de Rimski-Korsakov qui, très vite, lui donna l'excellent conseil de s'occuper de tout, sauf de composition, Diaghilev se tourne vers le mécénat, organise des expositions de peinture, fonde une revue d'art, se fait le promoteur de la musique russe en France (dès 1908, il présente Boris Godounov avec Chaliapine) et finalement se consacre au ballet.
Ses principes ? « Qui n'avance pas, recule ! » Et puis, le dangereux appel qu'il lance un jour à Jean Cocteau — dangereux parce qu'il allait susciter de toutes parts la recherche d'une originalité souvent factice — : « Jean, étonne-moi ! ». Le désir d'étonner — sinon d' « épater » — a compromis trop de réalisations des Ballets Russes.
Ses premiers collaborateurs ? Bakst, Benois, Stravinski, Fokine — pour ne citer que les plus illustres.
Ses artistes ? Nijinski, Pavlova, Fokine, Karsavina.
Son but ? « Créer de petits ballets où musique, peinture et danse s'unissent beaucoup plus étroitement qu'elles ne l'ont fait jusqu'à présent. » Ajoutons que, pour Diaghilev, chacun de ces éléments doit être d'une classe exceptionnelle. Les peintres se chargent de créer des décors et des costumes qui provoquent l'enthousiasme des salles dès le lever du rideau. En ce qui concerne la musique, imitant en cela Isadora Duncan, Fokine déclare fièrement : « Nous pouvons tout danser ! » Donc, à quoi bon se contenter d'œuvres mineures : autant chercher dans la grande littérature musicale des œuvres qui peuvent n'avoir pas été composées pour le ballet.
Et la danse ?
LES « BALLETS RUSSES ». — Etaient-ce de vrais ballets ? Pour Diaghilev, l'élément majeur du spectacle était constitué par les décors et les costumes ; venaient ensuite la musique et finalement la danse, subordonnée à ses partenaires. Pétrouchka et Schéhérazade étaient de magnifiques tableaux vivants, Parade de Picasso-Cocteau-Satie constituait un tableau à peine animé !
Il y eut, dans l'histoire des Ballets Russes, trois périodes tellement distinctes qu'on a peine à les grouper sous une seule étiquette :
Première période (1909-1912). — C'est la période « russe » des œuvres créées ou « conservées » en Russie, comme Giselle que Diaghilev restitue à la France. C'est le règne de Fokine et des bonds incroyables de Nijinski. C'est l'Oiseau de feu, Pétrouchka, Schéhérazade, les Sylphides, Carnaval, le Spectre de la Rose. « Les écailles nous tombaient des yeux ! » s'écrie Louis Gillet. Il y eut, à Paris, des chapeaux, des parfums, des gants baptisés Schéhérazade !
Deuxième période (1912-1921). — Les Ballets Russes « s'européanisent » : Diaghilev fait appel à des compositeurs comme Debussy, Ravel, Florent Schmitt pour l'Après-midi d'un Faune, Jeux, Daphnis et Chloé, la Tragédie de Salomé. Après trois tentatives de Nijinski, prince des danseurs, mais piètre chorégraphe — l'Après-midi d'un Faune, Jeux et le Sacre du Printemps (1913) — Massine est placé à la tête du corps de ballet. Massine n'est pas un danseur classique, mais un danseur de caractère et un « cérébral » pour qui la danse ne constitue qu'un contrepoint de la musique. Avec lui triomphent les ballets « terre à terre » — dont certains sont des chefs-d'œuvre, comme les Femmes de bonne humeur, la Boutique fantasque ou le Tricorne — et les recherches extrémistes de Parade.
Troisième période (1921-1929), — C'est la valse des « ismes » : cubisme (le Train bleu), futurisme (la Chatte), primitivisme (Renard), constructivisme (Pas d'acier), surréalisme (Roméo et Juliette), « néo-bachisme » (Apollon) et même « cinématographisme » (Ode). Les Ballets Russes, succombant au snobisme, se livrent à un jeu de surenchère avec eux-mêmes, et les chorégraphes se succèdent : Nijinska, Massine, Balanchine... En 1929 seulement, Diaghilev se fixe et désigne un maitre de ballets unique pour les saisons à venir : Serge Lifar, premier danseur de la troupe depuis 1925, le meilleur depuis Nijinski. Mais Diaghilev meurt subitement et la troupe se disperse.
LES BALLETS DE SERGE LIFAR
En 1929, à l'époque de la dispersion des Ballets de Diaghilev, Serge Lifar fut engagé à l'Opéra pour régler la chorégraphie des Créatures de Prométhée. De ce jour date la renaissance — pour ne pas dire la résurrection — du ballet français. Car, si les ballets de l'Opéra occupent à l'heure actuelle le premier rang à l'échelle mondiale, ils le doivent à l'énergie et au génie chorégraphique de Serge Lifar.
Formé à l'école des Ballets Russes, Lifar a su adopter l'excellente formule du « qui n'avance pas, recule », tout en renonçant à celle de la recherche forcenée d'une originalité de commande. Fokine fondait le ballet sur le culte du style, Diaghilev sur la peinture, Massine sur la musique ; l'œuvre chorégraphique de Serge Lifar est basée sur la danse : « La danse, écrit-il, est l'art que je sers à tous les instants de ma vie et qui constitue un élément premier de mon être. Toute ma conception et mon interprétation de la vie sont fonctions de ma psychologie dansante. »
En effet, le trait marquant des ballets de Serge Lifar, c'est leur caractère constamment dansant. Un exemple : il y a trois combats dans le Chevalier et la Damoiselle ; au lieu de les faire mimer par les interprètes, Lifar les fait danser : les duellistes se battent à coups d'entrechats et, pour chacune des armes, le chorégraphe trouve un équivalent plastique : un grand jeté pour la lance, un soubresaut pour le glaive, un brisé-volé avec les bras en croix pour le poignard. De même, l'envol d'Icare (1935), la mort d'Oriane (Oriane et le Prince d'Amour), les dialogues de Phèdre sont restitués par le seul truchement de la danse. Le corps humain est un orchestre complet, déclare Lifar : à nous de savoir le faire chanter !
Ce dédain du réalisme se fonde sur une conviction réfléchie : pour Lifar, l'œuvre d'art doit être conventionnelle, car, dit-il, « le spectateur vient au spectacle : il lui faut des visions qui soient artificiellement, théâtralement vraies et non pas de mauvais pastiches. S'il voulait voir mourir vraiment une Marguerite Gautier, il n'irait pas au théâtre, mais dans une clinique ! »
Un ballet de Serge Lifar est un drame chorégraphique, de même qu'un opéra de Wagner ou de Moussorgski est un drame musical. La continuité est de règle : il n'y a plus de pantomimes, ni de variations nettement tranchées — les « récitatifs » et les « airs » des ballets d'autrefois —, mais une pantomime toujours dansante et des danses constamment expressives.
Cette exaltation de la danse amène Lifar à rajeunir considérablement le vocabulaire chorégraphique : aux cinq positions traditionnelles des bras et des jambes, il en ajoute deux autres ; à l'équilibre vertical de la danse académique, il substitue volontiers un équilibre « penché », comme dans l'étonnante Suite en blanc qui constitue un véritable sommaire de ses découvertes plastiques. Enfin, le music-hall, le cirque, le geste de l'athlète, le geste quotidien — tous ces éléments lui sont bons pourvu qu'ils puissent être intégrés à la danse. De cette façon, sans jamais rompre avec la tradition, sans renoncer aux bases, il les élargit. Ainsi se forme le « néo-classicisme lifarien », pour reprendre une formule chère aux critiques, c'est-à-dire une véritable synthèse de l'art purement classique et de tous les apports plastiques de l'actualité, une synthèse du style traditionnel de l'Académie de Danse et des pires audaces — pourvu qu'elles soient sincères — des Ballets Russes. Car un autre trait de Lifar, c'est sa sincérité, son « jusqu'au boutisme » dans tout ce qu'il entreprend.
Avec lui le ballet classique, parfaitement équilibré en ce qui concerne les rapports de la danse et du drame, de la danse et de la musique, de la danse de l'homme et de celle de la femme, des solistes et du corps de ballet, semble avoir trouvé une formule définitive qui résume en elle les recherches de Noverre, de Petipa et de Fokine, les pousse encore plus loin, mais n'engage nullement l'avenir, puisqu'elle laisse la voie libre à toutes les innovations, les appelle, les provoque...
Arabesque académique
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Attitudes académiques |
Arabesque néo-classique |
Une des réformes de Serge Lifar : arabesque académique et arabesque néo-classique
UN PEU DE TECHNIQUE
De Théophile Gautier à Isadora Duncan, des protestations se sont élevées contre les positions « anormales » de la danse classique : les pieds tournés « en dehors ». Position contre nature ? Et la pose de la voix du chanteur, la technique des doigts du pianiste, le coup d'archet du violoniste sont-ils vraiment « naturels » ? La technique ne doit pas être une fin, mais sans elle, point d'art.
Les origines de l’en-dehors ? Il semble bien avoir été, primitivement, une simple conséquence du port des hauts talons et de la démarche « pavanée » des seigneurs de la Cour. De plus, il favorise l'équilibre, « camoufle » la préparation d'un saut, affine la silhouette du danseur, qui semble une statue posée sur son socle. Il est enfin la seule posture qui autorise la batterie : terre à terre (au Grand Siècle) ou en l'air (entrechats, cabrioles, jetés battus, etc.).
La danse classique se fonde sur cinq positions des bras et des jambes (sept selon Serge Lifar) — voir croquis. Ces positions constituent le point (le départ et le lieu d'aboutissement de tous les mouvements de la danse classique, qui se classent en deux chapitres essentiels : l'adage et l'allegro.
L'ADAGE. — De même que l'allegro, il doit son nom au tempo de la musique qui l'accompagne. C'est le grand pas de deux, dans un ballet, qui se compose de mouvements lents, largement développés, de la danseuse aux bras de son partenaire.
Deux mouvements fondamentaux : l'attitude, inspirée de la statuette de Mercure par J. Bologne, et surtout l'arabesque, où la jambe se tend en arrière, au lieu d'être pliée au genou et « pointe vers le ciel ».
L'ALLEGRO. — « Dans l'adage, écrit Serge Lifar, la danseuse s'épanouit au ras du sol, comme une plante, comme un cygne qui vogue, lent et majestueux. Dans l'allegro, le danseur bondit et s' « accroche aux frises », en faisant valoir tout son ballon et toute son élévation. »
S'il fallait chercher des analogies avec l'opéra, nous dirions que l'adage est un duo d'amour et l'allegro un grand air de bravoure. En effet, la partie allegro est constituée principalement par des variations (ce qui veut dire des soli de danse et où l'on ne « varie » rien du tout). Dans l'allegro, les interprètes font une démonstration de haute école (la aigu, si bémol et contre-ut) : les pointes et les fouettés pour la danseuse, les sauts et les pirouettes pour le danseur.
Les pointes. — Elles peuvent être « piquées » (le mot est suffisamment expressif et se passe de commentaire) ou « élevées », lorsque, les pieds étant posés à plat, la danseuse se « relève » sur les pointes.
Les fouettés. — Debout sur la pointe d'un pied, la danseuse tourne rapidement sur elle-même en se donnant chaque fois un nouvel élan par un mouvement de l'autre jambe qui devient, de la sorte, le « fouet » de la toupie. Record enregistré : trente-deux fouettés.
Les sauts. — Nijinski, « roi des sauteurs » sur la scène, se laissait battre au stade par un athlète de force moyenne. Ce qui distingue le saut du danseur de celui de l'acrobate, c'est son moelleux et le fameux « arrêt en l'air » qui, bien entendu, est une illusion optique obtenue au moyen de mouvements appropriés du torse, des bras ou des jambes (comme dans les entrechats), car les lois de la gravitation sont les mêmes pour les danseurs et le commun des mortels. On distingue, parmi les sauts les plus importants :
a) Le jeté : le danseur jette une jambe (en avant, de côté, en arrière ou même en tournant) et retombe sur cette jambe. Le grand jeté est le saut le plus long.
b) Les sissonnes où l'on saute des deux pieds pour retomber sur un seul.
c) La cabriole, en italien « capriola » qui pourrait se traduire par « saut de chèvre » ou « ruade de chèvre » et consiste à frapper l'une contre l'autre les deux jambes tendues, en sautant. Se pratique en avant, en arrière, en diagonale, en tournant.
d) Le saut de l'ange, le pas de chat, le pas de basque, etc.
e) Les entrechats. — Le danseur saute verticalement et « frotte » ses jambes l'une contre l'autre ou les « bat » mollet contre mollet en changeant de pied. L'entrechat le plus simple est l'entrechat-quatre. Au départ (cinquième position), le pied droit se trouve en avant ; pendant le saut, il passe en arrière et revient en avant, lors de la chute. Record actuel : l'entrechat-douze, c'est-à-dire, en l'air cinq changements de pied ! L'entrechat le plus usuel est l'entrechat-six : ce serait le sol aigu du ténor.
Les autres sauts peuvent se compliquer d'entrechats : ils deviennent « battus », comme le jeté-battu, la sissonne battue, etc.
Les pirouettes. — Le danseur peut tourner sur un pied : ce sont des pirouettes (record : douze) ; ou bien en sautant : ce sont les « tours en l'air ». Les plus grands spécialistes réussissent péniblement à en faire trois ; un nègre, qui avait réussi à tourner quatre fois sur lui-même, s'est cassé les jambes en atterrissant ; la norme est de deux tours en l'air — le « la aigu ».
Danseurs et danseuses pirouettent et passent l'entrechat. Mais les danseuses n'exécutent pas de tours en l'air, et les danseurs ne font jamais de pointes.
Serge Lifar et Marie Dalba au cours d'une répétition aux J. M. F.
Le Directeur-Gérant : René NICOLY
Dépôt légal : 4e trimestre 1952