Hugues IMBERT

 

 

CHARLES GOUNOD

 

LES MÉMOIRES D’UN ARTISTE ET L’AUTOBIOGRAPHIE

 

 

Extrait du Guide Musical

 

Paris

Librairie Fischbacher

33 rue de Seine

 

1897

 

 

 

A mon excellent ami Maurice Kufferath.

 

 

De celui qui, vivant, était déjà entré dans la postérité, du maître qui fut un si prodigieux fascinateur par la nouveauté, la subjectivité de ses œuvres, le lyrisme et la poésie du style, le charme de la voix, la flamme communicative de la parole, la beauté expressive du visage, — du chantre de Marguerite, de Juliette, de Mireille, on attendait des Mémoires du plus vif intérêt. Aussitôt après sa mort, le public réclamait la publication des dits mémoires et, aussi, de sa correspondance (*). Ceux qui avaient eu la bonne fortune d'entrer en relation avec lui ne tarissaient pas sur l'originalité de son langage imagé, de ses lettres primesautières. Quant à la fascination de sa voix, les privilégiés, qui lui entendirent chanter la chanson de la Glu, peuvent dire quelle émotion intense, quels frémissements il suscitait parmi ses auditeurs. Ajoutez à cela que son passage dans le sanctuaire de l'Eglise lui avait laissé un fonds de mysticisme qui ajoutait du charme à tout ce qu'il entreprenait.

 

(*) M. C. Saint-Saëns sollicitait cette publication dans un article publié par le Journal du 18 octobre 1893.

 

N'est-ce pas M. Claretie qui écrivait, en l'année 1875, les lignes suivantes sur Gounod ?

« Gounod mérite plus que personne le nom de charmeur. Il séduit, il conquiert. Il a en lui cette puissance magnétique de cette musique caressante qui est la sienne. Grand, le corps d'apparence solide, mais le front ravagé, chauve, la bouche légèrement tordue, sous sa longue barbe blanche, — tel que l'a sculpté Carpeaux, — l'œil bleu, profond, fixe, l'œil visionnaire, ou plutôt du voyant, dès que cette physionomie supérieure se montre, on reconnaît un homme. Puis, si la main de cet homme se tend vers vous avec une pression cordiale, si l'on pénètre, fût-ce pour un moment, dans l'intimité de cette nature d'élite, on est en quelque sorte pénétré par le charme d'une voix douce, insinuante, enveloppante, mise au service d'une causerie qui étincelle. »

Et voici que récemment ont été publiés les fameux mémoires, Mémoires d'un artiste (*), qui ne révèlent aucune nouveauté ni dans la forme, ni dans le fonds ! Le rapprochement s'impose immédiatement avec l’Autobiographie éditée à Londres par Mme Georgina Weldon, en l'année 1875. Dans cet opuscule, où Gounod donne longuement son opinion sur les « trois éléments qui sont en jeu dans le monde des arts », c'est-à-dire les auteurs, le public et la critique, il tient la fenêtre grande ouverte, alors que dans les Mémoires d'un artiste il ne fait que l'entr'ouvrir. Ces derniers ne contiennent, en effet, qu'un précis très succinct de la vie du compositeur, dans lequel il est loin d'avoir donné toute sa mesure. Une première question s'impose. Pourquoi l'arrêt brusque des Mémoires après la représentation de Faust ? Pourquoi ces petits points ? Faust date de 1859 et Charles Gounod a poursuivi sa carrière jusqu'au 18 octobre 1893. Voilà donc une lacune de trente-quatre années, dans lesquelles les œuvres et les faits sont loin d'être une quantité négligeable. C'est ainsi que, depuis Faust, Gounod ne cessa d'être sur la brèche et de produire : de 1860 à 1870, la Reine de Saba, Mireille, Roméo et Juliette, — de 1870 à sa mort, les Deux Reines, Jeanne d'Arc, Cinq-Mars, Polyeucte, le Tribut de Zamora, sans compter les compositions religieuses, les œuvres créées à Londres en 1870, au nombre desquelles il faut placer en première ligne Gallia.

 

(*) Charles Gounod. Mémoires d'un artiste. Paris, Calmann-Lévy, éditeur (1896).

 

La déception a donc été grande, lorsque le volume nous est tombé sous les yeux et qu'à la place des renseignements très spéciaux, des narrations piquantes, auxquels nous étions en droit de nous attendre, nous n'avons trouvé, après la période s'étendant de l'enfance de Gounod à l'apparition de Faust au Théâtre-Lyrique, que des articles déjà parus, quelques lettres adressées à sa famille ou à M. H. Lefuel, documents qui n'ont été introduits que pour donner plus d'ampleur au volume (*).

 

(*) Voici ce qu'écrivait à ce sujet M. Victorin Joncières dans la Liberté du 14 juin 1896 : « A vrai dire, ces mémoires s'arrêtent au lendemain de la première représentation de Faust. Il y aura là une petite déception pour le lecteur, curieux de connaître la vie du grand artiste pendant la seconde période de sa brillante carrière. » — La déception fut non pas légère, mais grande.

 

Cette interruption des Mémoires à l'année 1859 est d'autant plus frappante et regrettable que, dans l'Autobiographie publiée à Londres sous la direction de Mme Georgina Weldon, l'illustre auteur de Faust s'était étendu avec complaisance sur tous les sujets ayant trait à l'art musical, entrant souvent avec vivacité dans maints détails, donnant son opinion sur des points scabreux, et cela jusqu'à l'année 1871, époque à laquelle il se trouvait encore de l'autre côté du détroit. C'est ainsi qu'abordant un sujet qui nous touche tout particulièrement, la Critique, il prend le taureau par les cornes. D'après lui, l'artiste a le droit de critiquer son art ; il est même le mieux placé pour le juger. Mais la page vaut d'être citée :

« On conteste souvent aux artistes le droit d'écrire sur les arts, sous prétexte qu'on ne peut pas être juge et partie dans sa propre cause et que l'opinion d'un artiste est nécessairement et fatalement partiale. Cet argument n'est qu'un sophisme. En effet, si par le mot partialité on entend la mauvaise foi réfléchie, préméditée, ce n'est plus une question d'art ; c'est un cas de moralité qui relèverait des tribunaux s'ils pouvaient l’atteindre et je n'ai pas à m'occuper de ce point de vue. Si on entend seulement par là cette disposition naturelle, inhérente à chacun de nous, à préférer une chose à une autre, à éprouver de la sympathie pour ceci et de l'éloignement ou de l'indifférence pour cela, il est clair que tout le monde est partial et que personne n'a le droit de porter un jugement, l'homme spécial moins que tout autre, attendu que son organisation même lui impose des attractions et des répugnances plus vives et plus profondes qu'aux autres hommes. Mais la question n'est pas là. Il ne s'agit pas de dire si on aime plus ou moins, un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout, telle ou telle œuvre ; ceci est une affaire de sympathie personnelle qui ne prouve absolument rien. Que je préfère Mozart à Beethoven, ou Beethoven à Mozart, cela ne démontre ni n'empêche que tous les deux soient de grands génies ; la prédilection n'a rien à démêler avec cet hommage d'admiration, cette équité d'analyse qui constitue la valeur de la critique. Il se peut très bien faire qu'un peintre salue dans un maître comme Rubens un génie de premier ordre et des mérites suprêmes comme peintre, sans cependant éprouver pour cette sorte de peinture le charme particulier qui résulte d'un rapport intime avec notre tempérament et qui est la raison d'être de nos préférences. Il arrive chaque jour que nous rencontrons de fort belles personnes qui ne nous disent rien, ce qui ne nous empêche pas de tomber d'accord qu'elles sont fort belles. Il est donc tout à fait sophistique de prétendre qu'un artiste ne peut pas porter de jugement impartial en fait d'art, par la raison qu'il fait de l'art lui-même. Ceci est un exemple de préjugé qui confond cieux choses parfaitement distinctes, — l'attrait et le jugement. Autant vaudrait dire que pour parler chimie, physique, astronomie ou médecine, le mieux est de ne les avoir pas étudiées. Ne nous payons pas de sophismes, ces bâtards dont le père est le préjugé, qui emprisonnent l'esprit dans la routine et l'épuisent dans le vide. Habituons-nous à regarder les objets par nous-mêmes, sérieusement, avec cette attention qui est la probité de l'intelligence, certains que, mieux nous les aurons observés et pénétrés, plus nous aurons acquis le pouvoir et le droit d'en parler. »

Loin d'être un sophisme, l'argument établissant qu'on ne peut être juge et partie dans sa propre cause, est une de ces vérités éternelles qui ne peuvent être réfutées. Affirmons donc que c'est au contraire la thèse soutenue par Charles Gounod qui est un véritable paradoxe. Avancer que l'opinion d'un artiste sur les œuvres de ses confrères doit être le plus souvent partiale n'est pas taxer de mauvaise foi cette partialité ; — c'est faire comprendre que le créateur vit trop dans ou avec son œuvre pour pouvoir juger les compositions de ses condisciples. Toute sa raison d'être réside dans son art à lui, dans sa personnalité ; il en est trop imprégné pour être à même de voir à côté. S'il devient critique, il perd à ce jeu ses facultés créatrices ; n'en voyons-nous pas des exemples très frappants en cette fin du XIXe siècle, où les musiciens de métier ont envahi la critique et dont le talent s'émiette, s'amincit, se noie dans les détails, dans les infiniment petits ? Nous nous souvenons de la réponse que nous fit un jour l'un d'entre eux, non des moindres : nous venions de lui lire l'étude biographique que nous lui avions consacrée dans un de nos ouvrages. Après les remerciements d'usage, nous lui proposâmes de lui faire connaître un travail, paru dans le même volume, sur un de ses confrères, et qui nous semblait devoir l'intéresser ; il repoussa l'offre, nous laissant entendre assez naïvement que les créations de ses rivaux lui importaient peu !

Certes, le compositeur a toutes les qualités requises pour parler métier, pour disséquer une partition. Mais quel est son premier souci, dès qu'il prend la plume de critique ? C'est de faire abstraction de sa science et de se mettre à la portée de ses lecteurs, en évitant de se servir de termes techniques.

De tous les beaux-arts, la musique est celui qui embrasse les branches les plus variées. Une de ces branches est la Critique, qui exige non seulement des connaissances approfondies en musique et dans les autres arts, mais encore des qualités littéraires. Nous reconnaissons volontiers que certains compositeurs ont possédé la plupart de ces notions ; mais, en règle générale, le musicien pur, qui se consacre à la composition, doit se préoccuper, avant tout, de bien connaître son métier. Rien ne doit le détourner de sa voie, qui est celle de créer et d'atteindre le summum de son art spécial. Que chacun reste dans son domaine ! Le compositeur et le critique ont bien assez à faire d'ensemencer leur champ. Puis, voyez un peu la situation du compositeur-critique vis-à-vis de ses maîtres, de ses confrères et de lui-même ! Quelle impartialité pourra-t-il avoir ? S'il déclare mauvaise la composition de celui qui lui enseigna son métier, on criera qu'il est un ingrat, un traître. S'il en fait l'éloge, on dira qu'il n'est pas libre, qu'il est inféodé. Vis-à-vis de ses confrères, sa situation sera aussi difficile. Quelle sera enfin son attitude lorsqu'il aura à rendre compte de ses propres œuvres ? La première condition pour la critique est l'indépendance : existe-t-elle pour le compositeur qui prend la plume dans le but de juger la musique d'autrui, et la sienne ?

La profession de critique, loin d'être utile aux compositeurs, leur a presque toujours été nuisible. Nous pourrions citer des auteurs vivants dont les noms auraient peut-être figuré plus souvent sur les affiches des théâtres et des concerts, s'ils n'avaient eu la funeste idée de publier périodiquement les jugements qu'ils portent sur les œuvres de leurs confrères. Contentons-nous de nommer Berlioz qui, grâce à sa plume de critique, se créa de mortels ennemis et fut victime non seulement du mauvais goût du public, mais aussi de ses propres feuilletons. Charles Monselet, qui a été généralement injuste envers le maître de La Côte-Saint-André, avait peut-être raison en disant : « Berlioz musicien eut, pendant toute sa vie, un ennemi irréconciliable et mortel : c'était Berlioz critique..... Ce novateur était l'ennemi des novateurs. Cet audacieux barrait le chemin aux audacieux. Le nom de Richard Wagner le faisait écumer. Et, cependant, que d'analogies entre ces deux talents ! » (*). Berlioz ne fut certes pas l'ennemi de tous les novateurs et nous verrons plus loin qu'il encouragea les débuts de Gounod.

 

(*) Petits Mémoires littéraires.

 

Combien, au contraire, nous approuvons la sagesse de M. Jules Massenet qui se tint toujours éloigné de la critique ! Son attitude n'est peut-être pas sans avoir eu quelque influence sur son succès et sa popularité.

Il serait curieux également de rappeler le curieux jugement que portait Weber sur l'œuvre de Beethoven. A un éditeur de musique de Zurich, M. Hans Georges Nægeli, qui le félicitait de marcher sur les traces de Beethoven, il répondait le 21 mai 1810 : « Vous semblez voir en moi, d'après mon quatuor et mon Caprice, un imitateur de Beethoven. Ce jugement, très flatteur pour quelques-uns, ne m'est pas du tout agréable. Premièrement, je hais tout ce qui porte la marque de l'imitation et, deuxièmement, je diffère trop de Beethoven dans mes vues pour que je puisse jamais me rencontrer avec lui. Le don brillant et incroyable d'invention qui l'anime est accompagné d'une telle confusion dans les idées, que ses premières compositions seules me plaisent, tandis que les dernières ne sont pour moi qu'un chaos, qu'un effort incompréhensible pour trouver de nouveaux effets, au-dessus desquels brillent quelques célestes étincelles de génie qui font voir combien il pouvait être grand s'il eût voulu maîtriser sa trop riche fantaisie..... » (!)

Lorsque Gounod écrivait les lignes suivantes : « Autant vaudrait dire que pour parler chimie, physique, astronomie ou médecine, le mieux est de ne les avoir pas étudiées », — il voulait sans nul doute insinuer que le critique de profession connaît peu ou point l'art musical et qu'il en parle comme un aveugle des couleurs. Nous répondrons : La plupart des critiques ont, à l'époque actuelle, suffisamment appris la musique pour pouvoir en écrire savamment ; les nombreux ouvrages émanant de leurs plumes, qui ont paru depuis quelques années, ont surabondamment prouvé leur compétence et leur goût. « Le génie crée ; mais le goût choisit, et souvent un génie trop abondant a besoin d'un censeur sévère, qui l'empêche d'abuser de ses richesses. » En insérant les lignes qui précèdent dans son Dictionnaire de musique, Jean-Jacques Rousseau reconnaissait aussi l'utilité du critique de profession. Est-ce qu'au XVIIIe siècle, à côté des compositeurs, n'existaient pas déjà des hommes de lettres qui écrivirent sur la musique avec une parfaite compétence et un véritable talent ? Grimm, d'Alembert, La Harpe, Marmontel, le baron d'Holbach, Guinguené et d'autres encore ont laissé sur l'art musical des pages qui prouvent l'étude qu'ils en avaient faite.

Et puis, voyez quel esprit de contradiction animait Gounod ! Après avoir déclaré que le compositeur est l'homme le plus apte à être un parfait critique, il en vient à se demander si la critique est bien utile, si elle est bonne à quelque chose. Il en doute fort..... et, cependant, il est le premier à en faire. N'a-t-il pas publié une notice sur Henry VIII de C. Saint-Saëns, un volume sur Don Juan de Mozart, et d'autres pages sur l'Artiste dans la société moderne, l'Académie de France à Rome, la Nature et l'Art, une Préface à la correspondance d'Hector Berlioz... ? S'il ne voyait dans la critique qu'un jeu d'esprit ou un amusement, et non une mission, pourquoi parlait-il ex cathedrâ et en missionnaire qui prêche la bonne parole (ou la mauvaise), de ses préférences en musique ? Il reconnaissait donc une certaine utilité à cette malheureuse critique, que l'on déteste lorsqu'elle ne dit pas que des vérités agréables et que l'on encense lorsqu'elle vous est favorable ou qu'on attend d'elle des éloges. Sainte-Beuve disait très justement : « Pour presque tout le monde, la vérité dans la critique a quelque chose de fort déplaisant ; elle parait ironique et désobligeante ; on veut une vérité accommodée aux vues et aux passions des partis et des coteries (*). »

 

(*) Nouveaux Lundis de Sainte-Beuve, tome III, p. 3.
 

Supprimez radicalement du jour au lendemain les articles de critique sur les premières représentations des œuvres lyriques ou comiques, sur les grands et petits concerts, sur tous les sujets relatifs à l'art musical, interdisez la publication de ces ouvrages d'esthétique si utiles, — vous verrez que les compositeurs et les musiciens de métier seront les premiers à appeler de tous leurs vœux le retour de la critique (*).

 

(*) « Un écrivain, un artiste, un œuvrier en général ne redoute qu'une chose, le silence » — Arsène Alexandre.

 

En soutenant que la critique en matière d'art est une œuvre inutile, oiseuse, vaine « puisqu'elle ne peut produire ses titres à l'autorité », Gounod oubliait encore un point très essentiel, c'est qu'en cette fin du XIXe siècle la critique musicale des grands journaux et même de certaines revues est confiée presque exclusivement à des compositeurs, qu'il a baptisés critiques parfaits. Sa thèse se retourne contre lui.

Fut-il lui-même à l'abri de tout reproche lorsqu'il s'ingéra dans la critique d'art ? Son ouvrage sur Don Juan est un long panégyrique de l'œuvre de Mozart, dans lequel on aurait aimé à trouver, à côté de la louange, les critiques qui peuvent être faites sur certaines pages de la partition. Les plus enthousiastes admirateurs du génie de Mozart, — et nous sommes du nombre, — trouveront peut-être excessives les hyperboles du maître français. Ce n'est plus de l'adoration ; cela devient du fétichisme.

M. Louis de Romain, qui ne peut être taxé de partialité â l'égard de Gounod et qui fit l'éloge de son livre, sut relever habilement ces écarts de plume, et fit surtout des réserves sur certaine page :

« Nous ferons hardiment nos réserves sur cette page unique d'un livre qui nous a tenu sous le charme, étant de ceux qui pensent qu'en ce qui concerne le rôle de l'orchestre et la part de la symphonie au théâtre, on a, depuis Mozart, réalisé d'immenses progrès qui, sans diminuer en quoi que ce soit notre admiration pour les maîtres du siècle dernier, nous permettent et de glorifier et de ne pas désespérer de l'avenir. »

M. Adolphe Jullien fut plus sévère :

« Don Juan est un chef-d’œuvre ; mais l'avis des juges qui examinent sérieusement un ouvrage et n'en dissimulent pas les taches, lorsqu'il s'en trouve, a plus d'intérêt pour le lecteur, plus de poids pour le connaisseur, que l'admiration fulgurante de gens qui s'aveuglent eux-mêmes, afin de ne pas discerner le plus petit défaut dans l'œuvre qu'ils entreprennent de glorifier. Certes, Don Juan renferme des passages qui sont fort beaux, d'une beauté éternelle, et sur lesquels les années à venir n'exerceront sans doute aucune atteinte parce qu'ils ont déjà traversé, intacts, tout un siècle, et ces pages-là sont de véritables sommets, pour employer un mot cher à Gounod, abstraction faite de la forme un tantinet monotone de l'instrumentation, qui nous paraît parfois trop limpide, ou des répétitions de dessin à l'orchestre ou aux voix qui nous fatiguent un peu. Mais la Flûte enchantée, est-ce qu'elle n'a pas aussi son prix ? Est-ce que les Noces de Figaro ne sont pas également estimables, même pour les gens qui ne mettent pas Mozart au-dessus de tous les maîtres passés, présents et à venir ? Et cette façon de résumer tout l'art musical en un seul artiste, tout le génie de cet artiste en une seule œuvre, n'est-elle pas bien primitive et ne semble-t-elle pas émaner d'un homme qui aurait tout juste le cerveau d'un enfant ? »

Et le savant critique, reprenant l'analyse de Charles Gounod en certaines parties de son livre, prouve combien l'auteur donne quelquefois une fausse interprétation à tel fragment du drame, notamment à l'entrée impétueuse de Don Juan poursuivi par Dona Anna au premier acte, — à laisser croire qu'il n'a pas lu la partition, — combien il s'amuse à rechercher des intentions puériles là où Mozart n'a songé qu'à la musique pure, et en quel pathos il tombe le plus souvent.

Nous ajouterions qu'il s'est montré bien au-dessous de sa tâche dans la peinture littéraire de certaine page suggestive, la sérénade. Lorsqu'il aura avancé qu'elle est « une perle d'inspiration... un chef-d'œuvre de grâce et de galanterie », il pense en être quitte avec Mozart. Alfred de Musset, qui, lui, n'était pas compositeur, avait mieux compris et mieux dit.

Dans son bel article sur Charles Gounod, notre regretté confrère René de Récy portait sur lui ce jugement : « Gounod n'est pas, en tant que musicien, un penseur bien profond. Son esprit, pour ouvert et cultivé qu'il soit, embrasse plutôt qu'il n'étreint ; il manque un peu de pénétration, de vigueur et — tranchons le mot — de synthèse. On s'en aperçoit dès l'abord, lorsqu'il prend la plume pour développer ses théories d'art ; — et le mal n'est pas grand, les succès de plume ayant toujours porté malheur aux musiciens (*) ».

 

(*) Revue bleue, 3 décembre 1887, page 708.

 

Voilà un critique qui, lui également, n'était pas compositeur : lisez attentivement ses travaux si suggestifs, que nous regrettons de n'avoir pas vu réunir en volumes, et vous verrez quelles qualités il déploie dans cet art si difficile de la censure musicale, quelle science il possédait sans trop la laisser pénétrer ! C'était de la vraie et saine critique; demandez plutôt à M. Camille Saint-Saëns ! Et ne venez pas nous dire, après cet exemple et nombre d'autres qu'il nous serait facile de citer, que, seul, le musicien de métier peut s'ériger en juge (*). N'est-ce pas M. Camille Saint-Saëns qui dans son livre Harmonie et Mélodie écrivait les lignes suivantes : « Des personnes très sensées à qui je suis loin de donner tort, estiment qu'un artiste doit s'occuper uniquement de son art et emploie plus utilement son temps en produisant des œuvres qu'en donnant son avis sur celles des autres » ? L'auteur de Samson et Dalila aurait dû se tenir dans cette sage réserve (**).

 

(*) Dans son bel Essai sur l'art contemporain, M. Fierens-Gevaert a consacré deux chapitres à la critique. « C'est du parfait équilibre de la faculté émotive et de l'élément intellectuel que naît le véritable don critique. » Et encore : « Ne faut-il pas souvent que les qualités de sentiment, de tact, de goût, soient plus raffinées chez ceux qui jugent la production d'une élite, qui retrouvent avec sûreté l'homme et la vie derrière la matière inerte, que chez ceux en qui la puissance inspiratrice s'établit souvent par la vertu du hasard ? » Nous renvoyons le lecteur à ces pages qui ajoutent encore de la force à notre thèse.

(**) Voir nos observations dans le premier volume des Profils de musiciens (pages 132 et suivantes.)

 

L'art de critiquer est un don à part, fortifié par l'acquit de connaissances spéciales ; c'est une faculté à côté de celle du créateur, qui ne doit ni ne veut être confondue. Le rôle de la critique, telle que nous la concevons, est de placer l'Art sur un piédestal si élevé, que la foule ne puisse le profaner (*).

 

(*) Il faut lire également le très suggestif article de M. Arsène Alexandre paru dans le Figaro du 10 avril 1897 et ayant pour titre : Critiques et œuvriers.

 

***

 

Il est encore, dans l'Autobiographie de Charles Gounod, un chapitre ayant pour titre les Compositeurs chefs d'orchestre, où l'auteur émet des idées que nous voudrions réfuter.

« Partout ailleurs qu'en France, — écrit Charles Gounod, — les compositeurs de musique ont l'occasion et la faculté de diriger, soit au théâtre, soit dans les grands concerts, l'exécution publique de leurs œuvres. En Italie, en Allemagne, cela s'est pratiqué de temps immémorial : et non seulement on y a reconnu aux auteurs ce droit incontestable et le plus naturel du monde, mais on leur en a spontanément offert l'exercice. D'où vient donc qu'on le leur refuse en France et quelles raisons donne-t-on de ce refus ? On allègue que cette prétention du compositeur est une atteinte aux droits et à la dignité du chef d'orchestre et compromet son autorité. On ajoute que nombre de compositeurs sont incapables de diriger un orchestre ou l'exécution d'une œuvre dramatique. Enfin, et pour trancher la question, ce n'est pas l'usage ! »

Nous suivrons l'auteur dans le développement des trois points qu'il s'est proposé de traiter : 1° les droits, la dignité, l'autorité du chef d'orchestre, 2° l'incapacité des compositeurs, et 3° l'usage.

La dignité du chef d'orchestre ! Mais n'existe-t-il pas une dignité qui prime l'autre, celle du compositeur ? C'est, selon nous, la première question dans l'affaire qui nous tient à cœur, celle dont Gounod ne paraît pas se préoccuper, par cette raison qu'il n'en comprend pas l'importance. Ne perd-il pas, en effet, toute noblesse le compositeur qui consent à descendre de sa tour d'ivoire pour venir parader devant le public ? Croyez bien qu'au fond, et le plus souvent, ce n'est pas le désir de voir son œuvre mieux interprétée, en la dirigeant, qui le guide, mais bien plutôt l'ambition malsaine de se faire connaître de la foule. « Etre connu du public, — écrivait le grand artiste qui était Gustave Flaubert, — n'est pas ma principale affaire, cela ne satisfait entièrement que les très médiocres vanités. D'ailleurs, sur ce chapitre même, sait-on jamais à quoi s'en tenir ? La célébrité la plus complète ne vous assouvit point et l'on meurt presque toujours dans l'incertitude de son propre nom, à moins d'être un sot. Donc, l'illustration ne vous classe pas plus à vos propres yeux que l'obscurité (*). »

 

(*) Lettre de Flaubert à Maxime Du Camp. — Croisset, 1852.

 

Si les chefs d'orchestre ne maintenaient pas les droits que leur donnent les règlements fixant l'étendue et les limites de leurs attributions dans les théâtres, nous nous demandons quel serait leur rôle, quelle serait même leur raison d'être. Ils n'auraient plus qu'à se croiser les bras lorsque les théâtres auxquels ils appartiennent monteraient les pièces des compositeurs vivants et ne paraîtraient plus au pupitre que lors de l'exécution des pièces d'auteurs morts (*).

 

(*) Il est curieux de rapprocher de l'opinion émise par Gounod dans son autobiographie les termes de la lettre qu'il écrivait le 25 mai 1875 à Deldevez : « Mon cher Deldevez, j'apprends que messieurs les musiciens de l'orchestre, désireux de conserver intact un principe qui jusqu'ici a régi inflexiblement l'exécution de toutes les œuvres musicales de l'Opéra, verraient avec peine se produire une exception qui pourrait désormais être invoquée comme un précédent. Je m'empresse donc de laisser entre tes mains le bâton de commandement que tu m'avais si affectueusement offert pour la direction d'une partie du programme de la soirée de gala qui doit avoir lieu le 30 de ce mois. Bien à toi de cœur : Ch. Gounod. » — P.-S. J'ai cru devoir fait connaître aux organisateurs de cette soirée une détermination qui me permet de rester dans la situation d'où mon initiative personnelle ne m'aurait jamais décidé à sortir. »

 

Charles Gounod nous dit : « Le chef d'orchestre n'est-il pas, avant tout, l'interprète, le mandataire d'une pensée qui n'est pas la sienne et, dès lors, son premier devoir n'est-il pas de se pénétrer de cette pensée d'une manière aussi complète, aussi parfaite que possible et de n'être que la reproduction fidèle des intentions de l'auteur ? » — Mais c'est précisément parce que toute facilité est donnée au chef d'orchestre de s'assimiler entièrement la pensée du créateur que la présence de ce dernier au pupitre le jour de la première représentation est absolument inutile. N'assiste-t-il pas, en effet, à toutes les répétitions, et n'est-il pas là pour aider son alter ego de ses conseils ? Quel serait donc le chef assez inexpérimenté pour ne pas suivre à la lettre les indications du compositeur et assez peu pénétré de sa mission pour nuire par une fausse interprétation, à la réussite de l'œuvre qu'il a à mettre en scène ! C'est, du reste, à la direction d'un théâtre à s'entourer d'hommes compétents, sûrs, rompus au métier ; la question de principe reste en dehors. Quel est le compositeur qui ne confierait pas avec la plus grande confiance et sans crainte de voir ses intentions dénaturées la direction de ses compositions à des chefs tels que Taffanel, Colonne, Lamoureux, Hans Richter, F. Mottl et tutti quanti ? Lorsque Ch. Gounod raconte qu'il a vu Richard Wagner « se débattant comme un lion furieux dans la loge du directeur de l'Opéra pendant la représentation de Tannhäuser à Paris et prêt à tout moment à sauter sur la scène et à escalader l'orchestre pour arracher le bâton des mains du chef qui dirigeait l'œuvre tout au rebours des intentions du compositeur », cela ne prouve qu'une chose, c'est que Wagner, dans sa nervosité, sa surexcitation et dans son désir immodéré de prendre le bâton de commandement à la première représentation, avait fort mal jugé Dietsch, qui était un artiste loyal et un chef entendu, ou n'avait pas su lui inculquer ses idées. C'est à lui-même qu'il devait s'en prendre, et lorsque le ministre, le comte Walewski, s'appuyait sur les règlements pour refuser absolument de déposséder Dietsch de la direction, il était dans le vrai (*). Il faut relire, à ce sujet, les lettres que Louis Dietsch adressait à son frère Joseph à l'époque des répétitions du Tannhäuser à l'Opéra de Paris, lettres que notre érudit confrère M. Ernest Thomas a publiées et commentées si intelligemment dans le Guide Musical (**). Sa conclusion sera la nôtre : « Wagner semble croire qu'il aurait eu chance de gagner la bataille s'il avait tenu en main le bâton de commandement. C'est là une erreur bien excusable de la part d'un auteur malheureux, mais c'est une erreur absolue. Pour des raisons politiques, artistiques ou autres, son œuvre était condamnée d'avance ; sa pièce a été tuée « par préméditation » et la présence de Wagner au fauteuil du chef d'orchestre n'aurait servi qu'à rendre sa défaite plus complète et plus humiliante. Dietsch, qui connaissait son public et qui pressentait l'orage, a fait son devoir jusqu'au bout ; sa conduite a été celle d'un honnête homme et d'un artiste. S'il avait eu la faiblesse de céder sa place dans de pareilles circonstances, on peut aisément se figurer quelle eût été la situation, à la fois triste et ridicule, de Wagner, tantôt bravant du haut de son fauteuil les sifflets d'une bande d'imbéciles bien décidés à faire tomber son œuvre quand même ; tantôt luttant contre les musiciens de l'orchestre, pleins de déférence et de dévouement pour leur chef, mais résolus à ne pas obéir aux ordres d'un compositeur dont ils avaient eu à supporter la mauvaise humeur, le caractère difficile et les manières peu courtoises durant les longues et nombreuses répétitions de son opéra. »

 

(*) Lettre du comte Walewski à Richard Wagner : « Je sais que nul n'est plus initié que vous à tous les secrets de la science musicale, sous quelque forme qu'elle se produise, et plus capable d'accomplir cette tâche difficile ; mais vous croyez à tort que la conduite est considérée dans tous les pays comme un droit du compositeur. Jamais en France, soit qu'il s'agisse des œuvres de nos compositeurs, soit qu'il s'agisse de celles de maîtres étrangers, tels que Meyerbeer ou Rossini, le directeur n'a été déshérité du droit de rester à la tête de sa phalange d'exécutants.

Il y a plus : avec nos idées et nos habitudes françaises, le chef d'orchestre qui céderait son siège dans ces journées solennelles et décisives serait considéré comme désertant ses devoirs et perdrait pour l'avenir tout le prestige de son autorité. »

(**) Numéro du 4-11 août 1895.

 

Négligeant les parties de son étude dans lesquelles il cherche à expliquer, en une langue quelque peu obscure, diffuse et boursouflée, les différences existant entre l'Idéal et le Réel, nous nous arrêterons à deux derniers points, qui se rattachent plus particulièrement au chapitre des compositeurs chefs d'orchestre. Charles Gounod veut bien reconnaître que les auteurs ne peuvent se transporter dans tous les pays où s'exécutent leurs œuvres et que, d'ailleurs, « beaucoup d'entre eux ne se soucieraient pas de cette vie errante à laquelle les obligerait sa théorie de transmission personnelle de leur pensée » : de ce fait, sa thèse reçoit donc une rude atteinte. Mais il ajoute bien vite que nombre de chefs d'orchestre étrangers viennent se renseigner à la représentation dans le pays même où l'œuvre a paru en premier lieu et que, par suite, ce serait bien le moins qu'on entourât cette exécution modèle de toutes les chances de perfection ». En admettant que le fait avancé par lui soit exact, ce dont nous doutons fort pour notre part (*), pensez-vous que l'audition d'une ou même de deux représentations typiques les mette à même de se pénétrer de toutes les intentions de l'auteur et de se les assimiler. Le seul à qui il soit possible de les connaître et de bien les rendre c'est, comme nous l'avons déjà exposé, le chef d'orchestre qui aura suivi toutes les répétitions et su retenir les plus menus détails indiqués par le compositeur.

 

(*) Ce ne pourrait être que l'exception.

 

Enfin, en ce qui concerne l'incapacité des auteurs pour diriger leurs œuvres, il est hors de doute que tous n'ont pas, à l'exemple de Berlioz, Félicien David, Mendelssohn et R. Wagner, que cite Ch. Gounod et qui sont des exceptions, les qualités et le sang-froid voulus au pupitre du chef d'orchestre. Nous pourrions rappeler les tristes impressions que ressentit M. J. Massenet, lorsqu'il commit la très grande faute, malgré les avertissements de ses amis, de conduire la Vierge à l'Académie nationale de musique. Charles Gounod fut, lui-même, un exemple frappant non pas d'incapacité (l'expression dépasserait notre pensée), mais de nervosité dans la direction de l'orchestre. Car, contrairement à la conclusion de ce chapitre de son autobiographie, il chercha à appliquer personnellement les réformes qu'il suggérait, en prenant, à plusieurs reprises, le bâton de commandement, et ce au grand détriment de l'interprétation de ses œuvres.

 

***

 

Nous signalerons enfin, dans l'Autobiographie de Charles Gounod, un chapitre ayant pour titre les Auteurs, dans lequel le maître, malgré certaines emphases qui lui sont habituelles, a émis des idées fort justes sur le Beau, le Génie, le véritable amour et le respect de l'Art. Nous relevons de suite, dès le début, un aphorisme que devraient avoir toujours présent à l'esprit les compositeurs soucieux de leur dignité : « Le succès doit être un résultat ; il ne doit pas être un but ». Gustave Flaubert avait dit, presque en termes identiques : « Le succès me paraît être un résultat et non pas le but (*). » Les beaux et bons esprits se rencontrent.

 

(*) Lettre à Maxime Du Camp. Croisset, 1852.

 

L'auteur qui n'écrirait, ne produirait qu'au point de vue immédiat, ne ferait pas œuvre viable. L'idéal, seul, doit être son but, — surtout pour le musicien, dont l'art est fait de rêve et de sublimité. Et nous ne résistons pas au désir de citer ici une page ravissante extraite des Portraits de cire de M. Hugues Le Roux, dans laquelle l'auteur, un passionné du Beau, a donné peut-être la plus belle et poétique définition de la musique que nous connaissions.

… « Il est un art à part, unique, qui commence où finit la puissance d'évocation des autres. Bien au delà de la plastique, là où les mots eux-mêmes sont impuissants à traduire le sentiment et la pensée, commence son domaine. Il est l'expression de l'inexprimable et, par là, il est appelé à régner despotiquement sur les raffinés comme sur la foule. A tous, aux artistes qui, après de douloureux efforts, renoncent à donner un corps à leur rêve, aux simples dont l'aspiration est toujours demeurée incertaine et de ligne flottante, la musique prête l'enlèvement de son coup d'aile, le contour d'une forme impalpable. Elle est la seule qui atteigne le sentiment et l'idée dans leur essence, qui les vête sans les travestir. Vous pouvez lui confier, pour les bercer, vos joies, vos douleurs secrètes, car elle est la seule qui ne heurte point, la panacée qui se fait baume ou aiguillon, selon qu'on lui porte des blessures à adoucir ou des gaietés à exciter. Et c'est pourquoi cet art venu sur la terre après les autres sera peut-être la dernière religion des hommes. »

Et c'est pourquoi, — dirons-nous à notre tour, — il ne faut pas profaner une religion. Le compositeur qui est, avant tout, un symphoniste est moins exposé que celui qui écrit pour la scène à viser à l'effet. Il ne cherche qu'à traduire sa pensée en une langue orchestrale la plus élevée, la plus noble, ne s'inquiétant que de son idéal. C'est l'œuvre pure, saine, dégagée de tout alliage. « La symphonie, telle qu'elle éclate sous la main de Beethoven, est le triomphe de la musique pure, de la musique délivrée de la poésie. affranchie de toute fonction déterminée, n'ayant plus d'objet qu'elle-même et l'émotion qu'elle produit. C'est dans l'édifice de la symphonie que la musique doit être jugée, comme l'architecture dans l'édifice du temple. C'est dans la symphonie par-dessus tout que se délectent les initiés de la muse mystérieuse des sons et des accords. A mesure que l'éducation musicale s'est perfectionnée, la symphonie est parvenue à lutter, en France même, avec l'opéra ; elle a aujourd'hui, comme l'opéra, ses églises et ses chapelles populaires (*). »

 

(*) Victor de Laprade, Contre la musique, page 110.

 

Au théâtre, il en va autrement. Le compositeur est exposé à une foule de tentations qui le font quelquefois dévier de sa route. Les artistes du chant le supplient d'ajouter le morceau à effet sur lequel ils comptent pour briller et enlever les applaudissements du public ; le directeur et son entourage lui imposent la suppression de tel passage qui est souvent une des belles pages de la partition, ou lui demandent une adjonction qui jure avec le reste de l'œuvre. Lorsque Mozart écrit Don Juan « pour lui et deux ou trois de ses amis », il fait bien. Lorsque le même Mozart ajoute des vocalises dans Don Juan pour les représentations de Vienne, il fait mal. Quand Gounod écrit une de ses œuvres les plus personnelles, Roméo et Juliette, il fait bien. Quand le même Gounod ajoute à cette partition, pour plaire à Mme Carvalho, l'ariette en mouvement de valse du premier acte, il fait mal ; et, par cela même, il est en contradiction flagrante avec la doctrine qu'il soutient dans son chapitre sur les auteurs. Et que d'œuvres scéniques nous aurions à citer, auxquelles les auteurs n'ont travaillé que dans le but unique de plaire au public et de satisfaire chanteurs ou chanteuses ! Il suffirait de signaler, à titre d'exemple mémorable, les opéras de Rossini qui fourmillent de platitudes.

Mais arrêtons ici nos observations sur l'Autobiographie du maître ; elles pourraient prendre un tel développement, qu'elles dépasseraient le but que nous nous sommes proposé et qui est de relever dans l'Autobiographie et dans les Mémoires, les passages les plus saillants, en en dégageant l'esprit. Nous nous permettrons de faire remarquer, en terminant, que Gounod a fait suivre la plupart des chapitres de l'Autobiographie de la mention : A continuer. Il est regrettable qu'il ne nous ait pas donné cette suite dans les Mémoires, que vient de publier sa famille et dont nous allons maintenant nous occuper.

 

***

 

Les Mémoires d'un artiste s'arrêtent, nous l'avons déjà indiqué, à l'année 1859. Or, Gounod ayant vécu soixante-quinze ans (1818-1893), ne nous donne que l'histoire de la moitié de sa vie ! Avec cette lacune, ce que nous aurions encore à regretter, c'est qu'il ne se soit pas étendu plus longuement sur certaines parties de son existence et de ses œuvres. Ce que nous avons à louer hautement, c'est la vénération grande qu'il témoigne pour sa mère, une femme possédant un ensemble rare de dons naturels et exceptionnels, peintre, musicienne, à qui il fait remonter le mérite de ce qu'il a pu « être, ou dire, ou faire quelque peu que ce soit de bon pendant sa vie ». Elle était née à Rouen, sous le nom de Victoire Lemachois, le 4 juin 1780. Fille d'une mère qui eut de merveilleuses aptitudes pour les arts, elles apprit de bonne heure les premières notions du dessin et de la musique, qui devaient bientôt lui servir de moyens d'existence. Son père, qui était magistrat, perdit en effet sa position à la cour de Rouen, au moment de la Révolution, et la jeune fille dut donner des leçons de piano. Mais, désirant perfectionner ses connaissances en musique, elle prit des leçons d'Adam, père de l'auteur du Chalet, et d'un musicien allemand, Hullmandel, ami de Beethoven, qui était venu se fixer en France et faire un séjour à Rouen. En 1806 (elle avait alors vingt-six ans), elle épousait François-Louis Gounod, un peintre non sans distinction, surtout un dessinateur remarquable, contemporain des Gérard, Girodet, Guérin, Joseph Vernet, Gros et de tant d'autres. Né en 1758, il avait été élève de Lépicié et mourut le 5 mai 1823, laissant deux enfants, dont Charles Gounod, tout près d'atteindre sa cinquième année (*). Ce que ne dit pas Charles Gounod dans ses Mémoires, c'est que ses ancêtres furent également des artistes de talent, logés au Louvre en qualité de fourbisseurs du Roi (**). Son grand-père, Nicolas-François occupait encore cette fonction en 1751. Nous croyons bien qu'ici le don d'hérédité est assez significatif. Si, comme l'énonce Paul Bourget, le climat fabrique la créature à son image, si l'influence des milieux est un fait indéniable, on peut, sans non moins de sûreté, avancer que la physionomie et la psychologie d'un homme se reconstruisent par l'étude des ancêtres. Les dispositions merveilleuses que Charles Gounod dévoila dès sa plus tendre enfance se retrouvent en germes chez ses ascendants depuis le XVIIIe siècle. Il hérita de son père et de sa mère une grande intuition de la musique et du dessin. Il nous apprend, du reste, qu'étant à Rome, à la villa Médicis, Ingres, qui en était alors le directeur, le surprit un jour avec un carton à dessins sous le bras ; après avoir examiné une certaine figure de sainte Catherine, que le jeune musicien avait copiée le jour même d'après une fresque attribuée à Masaccio, dans la vieille basilique de Saint-Clément, il s'écria : « Mais savez-vous bien que vous dessinez comme votre père ! » Si bien qu'à quelque temps de là, Ingres lui proposa de le faire revenir à Rome avec le grand prix de peinture !

 

(*) Charles Gounod est né le 17 juin 1818.

(**) Etat des logements de la Galerie du Louvre, le 14 octobre 1744 : « Lavenne, concierge de l'appartement de la Reyne. — Drevet, graveur d'estampes en taille-douce. — Claude Langlois, faiseur d'instruments de mathématiques. — Jean-Baptiste Bourguignon Danville, géographe. — Coustou, sculpteur du Roy. — Me Dhermande-Desportes, peintre d'animaux. — Jean Adam Mathieu, peintre en émail. — Oudry, peintre d'animaux. — Marteau, graveur en médailles. — Germain, orpheuvre. — De Verneuille, gazetier. — Boulle, ébéniste. — La Roche, arquebusier. — Du Vivier, graveur en acier pour médailles. — Ballin, orpheuvre du Roy. — Besnier. — Julien Le Roy, horloger. — Barrier, graveur en pierre. — Le Bas, lunetier et faiseur d'instruments. — Rondet, jouaillier du Roy. — Bailly, dessinateur, garde des tableaux du Roy. — Gounot, fourbisseur. — Coypel, peintre ; deux logemens.

Signé : Orry.

On voit que l'ancêtre de Charles Gounod était en bonne compagnie.

 

Nous nous étendrons moins longuement sur les premières années de l'enfance de Charles Gounod, pour arriver à la date du 5 décembre 1839, jour de son départ pour cette Italie, dont le souvenir reste inoubliable à ceux qui ont foulé une fois son sol sacré. Rappelons d'abord le courage de cette noble, vaillante et intelligente femme, la mère de Gounod ; à la mort de son mari, elle maintenait le cours de dessin ouvert par lui et donnait en même temps des leçons de musique pour pouvoir élever ses deux enfants.

Comme Saint-Saëns, Gounod avait eu, dès le plus bas âge, la notion très précise des intonations, des intervalles, des premiers éléments qui constituent les modulations et de la différence caractéristique entre le mode majeur et le mode mineur. Quelque virtuose du pavé venait-il à se faire entendre dans la rue, l'enfant disait à sa mère : « Pourquoi il chante en do qui plore (pleure) ? » C'est entre cette bonne et vigilante mère et son frère aîné Louis-Urbain, qui fut architecte, que s'écoula sa jeunesse. On voulait en faire un notaire ; mais la nature avait décidé qu'il serait musicien. Après être entré, dans l'année 1825, en pension chez un certain M. Boniface, rue de Touraine, près l'Ecole de médecine, et plus tard, rue de Condé, où il fit la connaissance du chanteur Duprez, qui y était maître de solfège, il entra dans l'Institution de M. Letellier, rue de Vaugirard, puis dans la pension Hallays-Dabot, place de l'Estrapade. Il ne quitte donc pas le quartier latin et, lorsqu'il obtint un « quart de bourse » au lycée Saint-Louis, il était âgé seulement de onze ans (1829). Dès le début, il eut pour professeur d'humanités Adolphe Regnier, plus tard membre de l'Institut, qui fut toujours son ami, et pour professeur de musique Hippolyte Monpou, maître de chapelle du lycée Saint-Louis et, en même temps, accompagnateur à l'école de musique de Choron ; c'est à lui qu'il attribue la perte de la voix, qui aurait été probablement fort belle, s'il n'avait continué à chanter à la chapelle, au moment de la mue. Ce fut sous le provisorat de M. Poirson, à Saint-Louis, qu'eurent lieu les événements qui décidèrent de la direction de sa vie. Pour récompenser le jeune lycéen d'avoir mérité de prendre part au banquet de la Saint-Charlemagne (année 1831), Mme Gounod le mena avec son frère entendre, aux Italiens, Otello de Rossini. Cette œuvre, interprétée par des artistes tels que la Malibran (Desdemone), Rubini (Otello), Lablache (le père), le rendit littéralement fou. Rentré au lycée, il ne songeait plus qu'à couvrir de notes les marges de ses devoirs, si bien qu'il mérita nombre de punitions. Puis, décidé à agir, il écrivit à sa mère pour lui déclarer formellement qu'il voulait être musicien. Effrayée de cette détermination, cette dernière vint conter ses doléances à M. Poirson, qui la rassura et lui promit que l'enfant, qui était en somme un bon élève, serait dirigé du côté de l'Ecole normale.

Mais donnons la parole à Charles Gounod : l'historiette, que nous sachions, n'a pas été encore racontée in extenso, et elle pourra intéresser nos lecteurs :

« Ma mère partit toute remontée. Le proviseur me fit appeler dans son cabinet.

— Eh bien ? me dit-il, qu'est-ce que c'est mon enfant ? Tu veux être musicien ?

— Oui, Monsieur.

— Ah ! çà, mais tu n'y songes pas ! Etre musicien, ce n'est pas un état !

— Comment ! Monsieur ! Ce n'est pas un état de s'appeler Mozart ? Rossini ?

Et je sentis, en lui répondant, ma petite tête de treize à quatorze ans se rejeter en arrière.

A l'instant, le visage de mon interlocuteur changea d'expression.

— Ah ! dit-il, c'est comme cela que tu l'entends ? Eh bien, c'est bon ; nous allons voir si tu es capable de faire un musicien. J'ai depuis dix ans une loge aux Italiens et je suis bon juge.

Aussitôt il ouvrit un tiroir, en tira une feuille de papier et se mit à écrire des vers. Puis il me dit :

— Emporte cela et mets-le moi en musique.

Je jubilais.

Je le quittai et revint à l'étude ; chemin faisant, je parcourus avec une anxiété fiévreuse les vers qu'il venait de me confier. C'était la romance de Joseph : « A peine au sortir de l'enfance... »

Je ne connaissais ni Joseph ni Méhul. Je n'étais donc gêné ni intimidé par aucun souvenir. On se figure aisément le peu d'ardeur que je ressentis pour le thème latin dans ce moment d'ivresse musicale. A la récréation suivante, ma romance était faite. Je courus en hâte chez le proviseur.

— Qu'est-ce que c'est, mon enfant ?

— Monsieur, ma romance est faite.

— Comment ? déjà ?

— Oui, Monsieur.

— Voyons un peu ! Chante-moi cela.

— Mais, Monsieur, il me faudrait le piano pour m'accompagner !

(M. Poirson avait une fille qui étudiait le piano, et je savais qu'il y en avait un dans la pièce voisine.)

— Non, non, c'est inutile ; je n'ai pas besoin de piano.

— Mais, Monsieur, j'en ai besoin, moi, pour mes harmonies !

— Comment, tes harmonies ? Et où sont-elles, tes harmonies ?

— Mais là, Monsieur, dis-je en mettant un doigt sur mon front.

— Ah !... Eh bien, c'est égal, chante tout de même ; je comprendrai bien sans les harmonies.

Je vis qu'il fallait en passer par là, et je m'exécutai.

J'en étais à peine à la moitié de la première strophe que je vis s'attendrir le regard de mon juge. Cette vue m'enhardit ; je commençais à sentir la victoire passer de mon côté. Je poursuivis avec confiance, et, lorsque j'eus achevé, le proviseur me dit :

— Allons, maintenant, viens au piano.

Du coup, je triomphais ; j'avais toutes mes armes en mains. Je recommençai mon petit exercice et, à la fin, ce pauvre M. Poirson, vaincu, les larmes aux yeux, me prenait la tête dans ses deux mains et m'embrassait en me disant :

— Va, mon enfant, fais de la musique !

Avouons qu'il est heureux, pour l'art et pour Gounod, que M. Poirson ait eu du goût pour la musique ! Tout autre proviseur, non mélomane, aurait renvoyé l'enfant à ses chères études. A quoi tient la destinée !

Voilà donc notre jeune musicien au comble de ses désirs. Sa mère, cédant à ses instances, le conduisit chez Antoine Reicha, professeur de composition au Conservatoire de Paris. Tous les dimanches, il allait prendre une leçon d'harmonie, de contrepoint et de fugue chez ce savant théoricien, Allemand d'origine (*). Quelles qu'aient été les critiques formulées par Fétis sur les ouvrages didactiques de Reicha, il n'en est pas moins vrai que ce professeur avait acquis une très grande réputation dès l'année 1812 et que son enseignement de la composition, surtout au point de vue instrumental, lui attira de nombreux partisans. Il n'est pas étonnant qu'avec un tel maître, dont la manière était expéditive, Ch. Gounod ait fait de rapides progrès et appris, à son école, le maniement de l'orchestre plus complet, plus distingué et plus recherché qu'on ne l'enseignait alors en France.

 

(*) Antoine Reicha est né à Prague le 27 février 1770, et est mort à Paris le 28 mai 1836.

 

Il menait donc de front les travaux littéraires et les études musicales. Ce fut pendant qu'il était encore au collège que sa mère lui fit entendre Don Juan. Après l'Otello de Rossini, l'œuvre lyrique de Mozart fut le second coup de foudre de ses impressions musicales. « L'audition d'Otello avait remué en moi les fibres de l'instinct musical ; mais l'effet que me produisit Don Juan eut une signification toute différente et une tout autre portée. Il me semble qu'il dut y avoir entre ces deux sortes d'impressions quelque chose d'analogue à ce que ressentirait un peintre qui passerait tout à coup du contact des maîtres vénitiens à celui des Raphaël, des Léonard de Vinci et des Michel-Ange. Rossini m'avait fait connaître l'ivresse de la volupté purement musicale : il avait charmé, enchanté mon oreille. Mozart faisait plus : à cette jouissance si complète au point de vue exclusivement musical et sensible, se joignait, cette fois, l'influence si profonde et si pénétrante de la vérité d'expression unie à la beauté parfaite. »

Le développement de sa passion pour la musique fut encore accru, dans la même année, par l'audition, aux Concerts spirituels de la Société des concerts, de la Symphonie pastorale et de la Symphonie avec chœurs de Beethoven.

Enfin Charles Gounod quittait le collège à l'âge de dix-sept ans et, après avoir travaillé son cours de philosophie à la maison, il fut reçu bachelier ès lettres au bout d'une année.

Reicha venait de mourir, et, sur le conseil de Cherubini, directeur du Conservatoire, il fut placé dans la classe de contrepoint et de fugue d'Halévy et suivit, pour la composition lyrique, celle de Berton, grand admirateur de Mozart. Après la mort de ce dernier, Lesueur, l'auteur des Bardes, le remplaça.

En 1837, Gounod concourait pour le grand prix de Rome ; le second prix lui fut décerné (*). Sur ces entrefaites, Lesueur étant mort, Paer devint son maître. Ce fut en 1839 que le futur auteur de Faust remporta enfin le premier grand prix avec la scène lyrique Fernand, du comte de Pastoret. Avant de partir pour Rome, Gounod, sur le désir exprimé par Dietsch, alors chef des chœurs à l'Opéra, écrivit une messe qui fut exécutée sous la direction de l'auteur à l'église Saint-Eustache. Parmi les auditeurs, se trouvait l'ex-proviseur du lycée Saint-Louis, M. Poirson, qui, aussitôt après la cérémonie, fit porter au domicile de son ancien élève, 8, rue de l'Eperon, la lettre dont voici la teneur : « Bravo, cher homme que j'ai connu enfant ! Honneur au Gloria, au Credo, surtout au Sanctus ! c'est beau, c'est vraiment religieux ! Bravo et merci : vous m'avez rendu bien heureux. »

 

(*) Le scherzo d'une symphonie du jeune lauréat fut exécuté le 23 novembre 1837 à la réouverture des concerts à l'Athénée musical. C'était la première fois qu'une œuvre de Gounod était exécutée en public. Ne serait-ce pas ce scherzo dont parle Fanny Mendelssohn, dans sa lettre datée de Rome le 8 mai 1840, et qu'elle juge de peu de valeur ?

 

***

 

Il est intéressant de remarquer qu'à l'exemple de Mendelssohn et de Berlioz, Charles Gounod, dès son arrivée à Rome, critique la musique théâtrale alors en honneur en Italie. Le répertoire des théâtres est pauvre, composé presque uniquement des opéras de Bellini, Donizetti, Mercadante. L'interprétation et la mise en scène sont le plus souvent grotesques. « Je me rappelle avoir assisté, au théâtre Apollo, à une représentation de Norma, dans laquelle les guerriers romains portaient une veste et un casque de pompier et un pantalon beurre frais de nankin à bandes rouges cerise : c'était absolument comique ; on se serait cru chez Guignol. » — Résultat : Gounod allait rarement au théâtre et trouvait plus d'avantages à étudier chez lui les partitions de ses maîtres favoris.

II faut lire les pages du plus vif intérêt que Berlioz consacre dans ses Mémoires (*) à cette existence du musicien, à Rome pour avoir l'idée de la décadence dans laquelle était tombé l'art musical en Italie au XIXe siècle. Et sa conclusion sera celle de Gounod : « Il faut renoncer à peu près à entendre de la musique quand on habite Rome ; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère antiharmonique, à n'en plus pouvoir composer. »

 

(*) Mémoires de Hector Berlioz, pages 149 et suivantes.

 

Mais un point sur lequel les deux grands musiciens diffèrent absolument, c'est sur les œuvres de Palestrina exécutées à la chapelle Sixtine. « Cette musique sévère, ascétique, horizontale et calme comme la ligne de l'océan, monotone à force de sérénité antisensuelle et néanmoins d'une intensité de contemplation qui va parfois à l'extase », avait d'abord produit à Gounod un effet étrange, presque désagréable. Il attribuait cette première sensation soit au style des compositions palestriniennes qui était nouveau pour lui, soit à la sonorité particulière des voix spéciales chargées de l'interprétation, soit à l'attaque ferme de ces voix, allant jusqu'à la réclame (!). Mais, bientôt, l'impression se modifia et il devint tellement enthousiaste qu'il ne pouvait plus se passer de ces auditions. Il va même jusqu'à comparer Palestrina à Michel-Ange. La musique du premier lui semble une traduction chantée des vastes décorations du second qui se déroulent sur les voûtes et les murs de la chapelle Sixtine.

Nous ne voyons guère d'assimilation possible entre les génies de Palestrina et de Michel-Ange. Celui qui, dans sa verte vieillesse, sculptait le Moïse, peignait le Jugement dernier et élevait le dôme de Saint-Pierre, nous semble un artiste d'une plus haute stature que Palestrina. La grandeur altière, les signes de force démesurée, les formes athlétiques qu'il donnait à ses figures peintes ou sculptées, en ont fait un créateur à part, qu'il est difficile de comparer à tel ou tel artiste, si grand soit-il (*). Seuls, peut-être, Homère et Beethoven pourraient entrer en parallèle. « Homère de la peinture, — a dit de lui Josua Reynolds, — ses sibylles et ses prophètes réveillent les sensations qu'on éprouve à la lecture du poète grec. » C'est un terrible, un puissant, un violent. « Michel-Ange est le XVIe siècle tout entier, avec ses mélancoliques regrets, ses audacieuses espérances, son long tourment, son gigantesque résultat (**)... »

 

(*) « Je suis épouvanté du Jugement dernier de Michel-Ange. C'est du Goethe, du Dante et du Shakespeare fondus dans un art unique, ça n'a pas de nom et le mot sublime même me paraît mesquin, car il me semble qu'il comporte en soi quelque chose d'aigre et de trop simple. » (Correspondance de Gustave Flaubert. Deuxième série (1850-1854), page 54.)

(**) Annotateurs de Vasari.

 

Tout autre nous apparaît Palestrina, qui put certes admirer le génie de Michel-Ange, puisqu'il vécut dans le même siècle que lui (*), mais ne chercha point à s'en inspirer musicalement. Palestrina se rattache, du reste, au moyen âge et devrait, si une comparaison était à tenter, être mis en regard de Fra Beato Angelico. Michel-Ange, au contraire, ouvrit l'ère de la belle renaissance italienne. Et ce fut la révélation des beautés de l'antique qui donna ce caractère grandiose à ses œuvres et à celles de ses émules. Le charme des litanies du maître musicien de la chapelle Sixtine, le genre noble et touchant de ses Improperia, la contexture solennelle de ses Magnificat, l'élégante expression de ses madrigaux, sa musique religieuse très équilibrée, pondérée, d'une belle ordonnance, reflétant la douceur et non la force, font songer plutôt au peintre des Anges qu'au sculpteur du Moise. Les terribles accents de Michel-Ange contrastent avec les doux accents de Palestrina.

 

(*) Michel-Ange (1474-1564) — Palestrina (1529-1594).

 

Hector Berlioz, au contraire, est loin d'être un admirateur de Palestrina. Dans ses « Mémoires » (*) il s'étend longuement sur la musique palestrinienne de la chapelle Sixtine. S'il reconnaît que cette harmonie des siècles passés, venue jusqu'à ce siècle sans la moindre altération de style ni de forme, procure par sa pureté et par son calme une rêverie qui n'est pas sans charme, il en conteste la génialité. Donnant, à l'appui de son dire, une succession d'accords tirée des Improperia de Palestrina, il conclut : « Dans ces psalmodies à quatre parties, où la mélodie et le rythme ne sont point employés et dont l'harmonie se borne à l'emploi des accords parfaits entremêlés de quelques suspensions, on peut bien admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui les écrivit ; mais le génie ! Allons donc, c'est une plaisanterie. »

 

(*) Pages 149, 150, 151. (Grande édition.)

 

Les renseignements les plus remplis d'intérêt que donne Charles Gounod pendant son séjour à la villa Médicis sont ceux qui nous dévoilent ses relations avec Ingres. Nous avons déjà dit que le peintre de la Source, séduit par les qualités de dessinateur du jeune musicien, avait eu la pensée de lui faire abandonner la musique pour la peinture. Il lui faisait exécuter des calques d'après des gravures de sujets primitifs. « C'était à côté de lui, le soir, à la lampe, que je me livrais à cette occupation si attachante et, en même temps, si instructive pour moi, tant par les chefs-d'œuvre qui passaient sous la pointe soigneuse de mon crayon que par tout ce que je recueillais de la conversation de M. Ingres. » — La musique n'était pas oubliée. On sait qu'Ingres était passionné pour les œuvres de Haydn, Mozart, Beethoven et Gluck. Aussi le jeune pensionnaire était-il tout à fait dans ses bonnes grâces, lorsqu'il lui faisait entendre le Don Juan de Mozart ou les symphonies de Beethoven. Ingres jouait du violon et, bien qu'il fût loin d'être un virtuose, il recevait plus volontiers les compliments sur son jeu de violoniste que sur son talent de peintre : il avait, dans sa jeunesse, fait sa partie de violon dans l'orchestre du théâtre de Montauban, sa ville natale. L'exécutant était faible, si nous en croyons Gounod et surtout Fanny Mendelssohn qui, lors de son voyage en Italie dans le cours des années 1839 et 1840, eut l'occasion de faire de la musique avec le directeur de la villa Médicis. « Papa Ingres, — dit-elle dans une de ses lettres si intéressantes, — était au septième ciel de pouvoir faire de la musique à cœur joie et d'accompagner des sonates de Beethoven. Une petite guerre sourde gronde toujours entre nous à ce sujet ; j'ai l'habitude de précipiter le mouvement, tandis que lui clopine comme à plaisir. Sur ce terrain nous nous montrons les dents. » — Clopine indique admirablement la façon dont Ingres maniait l'instrument. Déjà, dans une lettre précédente, Fanny avait tracé un court portrait d'Ingres, qui était loin d'être flatteur. « Le soir, grande réunion à la villa ; mais Ingres est décidément le plus ennuyeux des Français, ce qui revient à dire que, pour un Hollandais, il serait encore spirituel. » Gounod, qui fut très bien accueilli par son directeur, donne une tout autre impression : « Qui n'a pas connu intimement M. Ingres n'a pu avoir de lui qu'une idée inexacte et fausse. Je l'ai vu de très près, familièrement, souvent, longtemps ; et je puis affirmer que c'était une nature simple et droite, ouverte, pleine de candeur et d'élan, et d'un enthousiasme qui allait parfois jusqu'à l'éloquence. Il avait des tendresses d'enfant et des indignations d'apôtre ; il était d'une naïveté et d'une sensibilité touchantes et d'une fraîcheur d'émotion qu'on ne rencontre pas chez les poseurs, comme on s'est plu à dire qu'il était. Sincèrement humble et petit devant les maîtres, mais digne et fier devant la suffisance et l'arrogance de la sottise ; paternel pour tous les pensionnaires, qu'il regardait comme ses enfants et dont il maintenait le rang avec une affection jalouse au milieu des visiteurs, quels qu'ils fussent, qui étaient reçus dans ses salons, tel était le grand et noble artiste dont j'allais avoir le bonheur de recueillir les précieux enseignements. » — On aura ainsi entendu les deux cloches et les deux sons.

L'admirable sœur de Felix Mendelssohn a rapporté, dans ses lettres datées de Rome, les impressions les plus intéressantes sur les pensionnaires de la villa Médicis et notamment sur Gounod (*). Nous nous attendions à trouver dans les « Mémoires » la contre-partie de ces évocations d'un passé charmant et embelli par les sourires de la jeunesse. Gounod, qui fut enthousiasmé par le talent de Fanny et fut initié par elle aux chefs-d’œuvre de la musique allemande, n'a consacré qu'une page à ces vives et touchantes impressions du jeune âge. Il a tourné court. Celui qui remerciait à genoux Fanny des heures enivrantes qu'elle lui faisait passer en compagnie de Bach, Beethoven, Gluck..... lui devait plus que quelques lignes de souvenir. Gounod se trompe même sur l'époque à laquelle il fit la connaissance du ménage Hensel : ce ne fut pas dans l'hiver de 1840-1841, mais bien dans celui de 1839-1840. Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter aux lettres de Fanny Mendelssohn.

 

(*) Fanny Mendelssohn, d'après les Mémoires de son fils, par E. Sergy. (Librairie Fischbacher). Fanny avait épousé le peintre Hensel. Nous avons déjà donné, dans notre Etude sur Charles Gounod, des extraits des lettres de Fanny Mendelssohn, concernant l'auteur de Faust. (Nouveaux Profils de Musiciens.)

 

***

 

De Rome, « la ville de l'âme », de ses environs, de Florence, « la ville de l'esprit », de Naples, « la ville de charme et de lumière », de Venise, « une perle dans une sentine », de Capri, « si sauvage et si riante à la fois », de ce climat enchanteur qui fait pressentir le ciel de l'Orient et inspire à l'artiste « l'adoration soumise de la nature », Gounod rapporta des impressions qui eurent la plus heureuse influence sur son tempérament musical. Ce fut dans une des excursions nocturnes faites par lui à Capri que lui vint la première idée de la « Nuit de Walpurgis » du Faust de Goethe. Cet ouvrage, qu'il devait plus tard traduire musicalement et qui allait être pour lui le premier échelon de la renommée, ne le quittait pas. C'était son livre de chevet et il notait déjà les idées qu'il pourrait utiliser un jour.

Avec l'année 1841 expirait le temps de résidence du jeune musicien à Rome et, cette année même, il quittait, les yeux remplis de larmes, la Ville Eternelle et ses camarades, pour se rendre à Vienne. Notons encore, comme souvenir se rattachant à son séjour à la Villa Médicis, le portrait au crayon que fit de lui Ingres, le représentant assis au piano et ayant devant lui le Don Juan de Mozart, — et l'aveu qu'il faisait de son côté faible : « J'avais grand besoin des conseils de ma famille ; car la sagesse n'a jamais été mon côté fort et la faiblesse est bien forte quand la raison n'est pas là pour lui faire contrepoids. Hélas ! j'ai assez mal profité de tout cela et j'en fais mon meâ culpâ. »

Un des personnages qui lui furent le plus utiles à Vienne, le comte Stockammer, fit exécuter dans l'église Saint-Charles, par les solistes, les chœurs et l'orchestre de la Société Philharmonique, la messe composée par Gounod à Rome, et lui commanda une messe de Requiem, pour soli, chœur et orchestre, qui fut donnée dans la même église, le 2 novembre 1841. Mais les fatigues causées par la composition rapide de cette œuvre avaient altéré la santé de Gounod. Il fut atteint d'une angine très grave qui le força de prévenir, non pas sa mère, de crainte de l'inquiéter, mais son ami le peintre Desgoffe, qui s'empressa d'accourir pour le soigner. Rétabli, il écrivit encore pour le comte Stockammer une messe a capella, qui fut son dernier travail à Vienne. Après avoir visité Prague, Dresde, Berlin, où il revit Fanny Mendelssohn, puis Leipzig, où le frère de cette dernière, Felix, le reçut admirablement, le questionnant sur ses travaux, lui offrant la partition de sa Symphonie écossaise, avec une dédicace amicale et lui faisant entendre sur le vieil orgue de l'église Saint-Thomas, des pièces superbes de Jean-Sébastien Bach, Gounod rentrait à Paris le 25 mai 1843.

Ce n'était plus l'adolescent que sa mère avait vu partir avec chagrin pour l'Italie, mais bien le jeune homme dont Ingres avait dessiné le portrait au crayon, en 1841, à la Villa Médicis, portrait que nous avons déjà signalé. Avec ses cheveux blonds retombant en boucles, ses yeux déjà remplis d'expression, sa bouche légèrement sensuelle, son front admirablement développé, le jeune musicien avait charmante tournure. Sa mère ne le reconnut pas, tant il avait changé ; il est vrai que la maladie, dont il avait été atteint récemment en Allemagne, et les fatigues du voyage avaient altéré sa physionomie.

De la rue de l'Eperon, Mme Gounod était allée s'installer rue Vaneau, sur la paroisse des Missions étrangères. Dans la maison qu'elle avait choisie, habitaient le curé de cette paroisse, l'abbé Dumarsais, ancien aumônier du lycée Saint-Louis, et l'abbé Charles Gay, qui avait été un condisciple de Charles Gounod au même lycée. C'est donc sous l'égide d'ecclésiastiques, ses amis, qu'il fit ses débuts à Paris, au retour des trois années réglementaires passées à Rome et en Allemagne. Grâce à l'abbé Dumarsais, il obtint la place d'organiste et maître de chapelle aux Missions étrangères. Est-ce l'influence de ces deux prêtres, ajoutée à celle qu'avait déjà exercée sur lui, à Rome, l'éloquente parole du Père Lacordaire (*), qui l'entraîna dans le giron de l'Eglise ? Toujours est-il que, vers la troisième année de ses fonctions de maitre de chapelle, il eut la velléité d'adopter la vie ecclésiastique. Il suivit même tout un hiver, sous l'habit religieux, les cours de théologie au Séminaire de Saint-Sulpice, et conserva de ses études passagères un souvenir si durable, qu'il pouvait soutenir plus tard, en maintes occasions et notamment devant le Père Didon, les thèses les plus ardues sur la théologie (**).

 

(*) Il est à remarquer que, dans ses Mémoires, Gounod ne fait aucune allusion à l'influence qu'exerça sur lui le Père Lacordaire, lorsqu'il était à Rome, — alors que, dans les lettres de Fanny Mendelssohn, déjà citées par nous, on entrevoit combien il avait subi l'ascendant du grand prédicateur, jusqu'à s'enrôler dans l'association dite de Jean l'Evangéliste et à laisser croire déjà qu'il entrerait dans les ordres.

(**) N'existe-t-il pas un Salve Regina, composé par l'abbé Gounod ?

 

Mais sa véritable vocation n'était pas là : le jeune musicien s'était étrangement mépris. « Je sentis au bout de quelque temps qu'il me serait impossible de vivre sans mon art et, quittant l'habit pour lequel je n'étais pas fait, je rentrai dans le monde. » Il est intéressant de rapprocher cet aveu des lignes écrites par Adolphe Adam : « Lorsqu'il lui fallut astreindre son indépendance à toutes les rigueurs de la règle ecclésiastique, le jeune néophyte comprit toute la grandeur du sacrifice qu'il était près de commencer. Il eut le courage de revenir en arrière, sans rien perdre de ses convictions. Il comprit que plus elles étaient sincères, plus il importait de n'entreprendre que ce qu'il était en état de continuer, et il rentra franchement dans la vie artistique. »

Cette rentrée devait se faire avec un certain éclat, sous l'égide de Mme Viardot.

La révolution de février 1848 venait d'éclater, lorsque Charles Gounod quitta la maîtrise des Missions étrangères, dont il avait rempli les fonctions pendant l'espace de quatre ans et demi. Elles ne pouvaient que le faire végéter dans une situation sans issue, alors que le théâtre seul était capable de donner la renommée à un compositeur bien doué pour la scène. « Le théâtre est un lieu dans lequel on trouve chaque jour l'occasion et le moyen de parler au public : c'est une exposition quotidienne et permanente ouverte au musicien. La musique religieuse et la symphonie sont assurément d'un ordre supérieur, absolument parlant, à la musique dramatique ; mais les occasions et les moyens de s'y faire connaître sont exceptionnels et ne s'adressent qu'à un public intermittent, au lieu d'un public régulier comme celui du théâtre. Et puis, quelle infinie variété dans le choix des sujets pour un auteur dramatique ! Quel champ ouvert à la fantaisie, à l'imagination, à l'histoire ! Le théâtre me tentait. J'avais alors près de trente ans et j'étais impatient d'essayer mes forces sur ce nouveau champ de bataille. » Nous sommes heureux de constater que Gounod plaçait, au point de vue musical pur, la musique religieuse, la symphonie (il aurait pu ajouter la musique de chambre), au-dessus de l'opéra. Ce fait est d'autant plus caractéristique que l'auteur de Faust s'était essayé sans grand succès dans la symphonie et les œuvres plus intimes, telles que quatuor, nonetto, etc.

Mais pour aborder le théâtre, il fallait trouver un poème. C'est alors que le violoniste Seghers, qui dirigeait les concerts de la Société Sainte-Cécile, rue de la Chaussée-d'Antin, et avait fait jouer plusieurs pages de Gounod, s'intéressa vivement à lui et le présenta à Mme Viardot, qui était à cette époque (1849) dans tout le rayonnement de sa gloire : elle avait créé magistralement le rôle de Fidès dans le Prophète de Meyerbeer.

L'illustre cantatrice, frappée des dons que lui avait dévoilés Charles Gounod en exécutant devant elle plusieurs de ses compositions, le mit en rapport avec Emile Augier, qui écrivit pour lui le livret de Sapho. La mort de son frère survenue le 6 avril 1850, faillit, en raison d'importants intérêts de famille à régler, l'empêcher de se livrer au travail que lui imposait la confection rapide de la partition ; il avait, en effet, promis à Nestor Roqueplan, directeur de l'Opéra, de la lui livrer le 30 septembre 1850. Ce fut encore à la bienveillance de Mme Viardot qu'il dut de trouver le calme nécessaire pour s'occuper de son ouvrage. Elle lui offrit l'hospitalité dans une propriété qu'elle possédait dans la Brie : Gounod s'y installa avec sa bonne mère. « Je me mis au travail dès mon arrivée. Chose étrange ! il semble que les accents douloureux et pathétiques auraient dû être les premiers à remuer mes fibres si récemment ébranlées par de si cruelles émotions ! Ce fut le contraire : les scènes lumineuses furent celles qui me saisirent et s'emparèrent de moi tout d'abord, comme si ma nature, courbée par le chagrin et le deuil, eût éprouvé le besoin de réagir et de respirer après ces heures d'agonie et ces jours de larmes et de sanglots. »

En somme, l'ouvrage avança rapidement et était terminé au mois de septembre. A son retour d'Angleterre, Mme Viardot put en prendre connaissance et s'en montra très satisfaite.

Charles Gounod cite comme le tour de force musical le plus extraordinaire dont il ait été témoin l'étonnante facilité avec laquelle la grande cantatrice se mit au courant de la partition, qu'elle pouvait accompagner presque en entier par cœur sur le piano après quelques jours d'étude seulement. M. Camille Saint-Saëns a été et serait encore capable d'un pareil exploit.

Le 16 avril 1851 avait lieu la première représentation de Sapho à l'Opéra. L'œuvre n'eut point un franc succès et ne fut jouée que six fois ; c'est qu'elle était quelque peu en avance sur l'époque à laquelle elle parut, et on verra que, quelques années plus tard, Faust, qui fut cependant la plus grande réussite du compositeur au théâtre, devait avoir le même sort au début de son apparition. Si le public, certains artistes et critiques se fourvoyèrent, on doit rappeler qu'au nombre de ceux qui prophétisèrent juste, figure en toute première ligne un grand maître, Hector Berlioz, qui faisait alors la critique au Journal des Débats. « M. Gounod est un jeune musicien doué de précieuses qualités, dont les tendances sont nobles, élevées et qu'on doit encourager et honorer, d'autant plus que notre époque musicale est plus platement corrompue et corruptrice. Les belles pages dans son premier opéra sont assez nombreuses et assez remarquables pour obliger la critique à les saluer comme des manifestations du grand art et pour l'autoriser à dire ce qu'il y a de grave dans les erreurs qui déparent une œuvre aussi sérieuse et prise d'un si haut point de vue. » — Et ailleurs : « J'adore le troisième acte et je le reverrai aussi souvent que je le pourrai, tant qu'il sera bien exécuté. C'est une large et poétique conception. Si les deux premiers actes étaient égaux en valeur au troisième acte, M. Gounod eût débuté par un chef-d’œuvre. » — C'est en effet dans la faiblesse des deux premiers actes qu'il faut chercher la cause de l'insuccès de Sapho. Aujourd'hui même, lorsque les directeurs de nos grands concerts veulent faire entendre des fragments de Sapho, c'est le dernier acte qu'ils choisissent. On sait combien Berlioz était nerveux. A la fin de la première représentation, Gounod le rencontra dans les couloirs de l'Opéra, les yeux mouillés de larmes : « Venez, mon cher Berlioz, venez montrer ces yeux-là à ma mère : c'est le plus beau feuilleton qu'elle puisse lire sur mon ouvrage (*). »

 

(*) Gounod adressa à Berlioz quelques fragments manuscrits de son opéra avec cette inscription : « A mon ami Berlioz, débris du naufrage au rocher de Leucade. »

 

Partant de ce principe « qu'une œuvre dramatique a toujours, à peu de chose près, le succès de public qu'elle mérite », et le développant, sans vouloir cependant réclamer pour la destinée de Sapho le bénéfice des considérations présentées, Charles Gounod conclut « que public et auteur sont réciproquement appelés à faire l'éducation artistique l'un de l'autre : le public, en étant pour l'auteur le critérium et la sanction du Vrai ; l'auteur, en initiant le public aux éléments et aux conditions du Beau. »

La thèse est dangereuse et fausse. Le Vrai et le Beau ne sont qu'une même unité. « Il n'est de Vérité que la Beauté », disait le poète anglais Keats. Quel doit être l'initiateur du Beau et du Vrai si ce n'est l'artiste génial qui, devançant le plus souvent son siècle, trouve des formules splendides et nouvelles ? Lui seul peut prêcher la bonne parole par les actes et éduquer le public qui, pour la majeure partie, ira toujours plus volontiers aux œuvres d'entendement facile et, par cela même, d'un ordre moins élevé. « Qu'importe à la masse, — écrivait G. Flaubert dans ce style coloré et violent qui lui était propre, — l'art, la poésie, le style ? Elle n'a pas besoin de tout cela ; faites-lui des vaudevilles, des traités sur le travail des prisons, sur les cités ouvrières et les intérêts matériels du moment ; il y a conjuration permanente contre l'original, voilà ce qu'il faut se fourrer dans la cervelle. Plus vous aurez de couleur, de relief, plus vous heurterez (*). » Si les artistes-créateurs n'avaient pas eu foi dans leur génie, s'ils avaient eu la faiblesse de prendre pour juge le public de leur temps (**) et de lui faire des concessions regrettables, ils n'auraient pas cueilli les palmes de l'immortalité. N'en trouvons-nous pas des exemples frappants chez les grands maîtres qui, en raison même de leur puissante originalité, ne furent pas compris de leur vivant ?

 

(*) Correspondance de Gustave Flaubert. Deuxième série (1850-1854), pages 248 et 249.

(**) « Ce qu'il y a de meilleur dans l'art échappera toujours aux natures médiocres, c'est-à-dire aux trois quarts et demi du genre humain. » — G. Flaubert.

 

***

 

Au mois de juin de l'année 1852, Gounod épousait une fille de Zimmermann, professeur de piano au Conservatoire de Paris ; quelques jours après, le 18 juin, avait lieu la première représentation d'Ulysse au Théâtre-Français. Ponsard avait été frappé des qualités dévoilées par l'auteur de Sapho et l'avait prié d'écrire la musique de scène pour sa tragédie d'Ulysse. Il n'y avait pas moins de quatorze chœurs, un solo de ténor, plusieurs fragments de mélodrame instrumental et une introduction d'orchestre. Il est à regretter que cette musique, dont le style était déjà très personnel et la couleur fort attrayante, n'ait pas été donnée depuis longtemps dans les grands concerts ; elle aurait encore du succès, comme elle en obtint, du reste, au Théâtre-Français ; la critique lui fut, en général, très favorable. Ulysse, dont les principaux rôles étaient tenus par Mlle Judith, MM. Geffroy, Delaunay, Maubant et Mlle Nathalie, eut une quarantaine de représentations.

Il faut lire la lettre qu'adressait, le 19 novembre 1851, Hector Berlioz à Charles Gounod et qui a été publiée à la suite des Mémoires. Très satisfait de la lecture d'Ulysse, Berlioz s'attache surtout à prouver à son jeune collègue que la Comédie-Française ne doit pas lésiner sur les moyens d'exécution : La part la plus large sera faite au compositeur dans les dépenses et la mise en scène de l'œuvre. — « Il faut ce qu'il faut, ou rien. Prenez garde aux chanteurs que vous chargerez des soli : un solo ridicule gâte tout un morceau. » — Et il ajoute cette note finale, qui peint bien son tempérament : « A la page marquée d'une corne, se trouve une faute de ponctuation dans la musique du commencement d'un vers que je vous engage à corriger. Les honnêtes gens ne doivent pas scander ainsi ; laissons cela aux pacotilleurs. »

En cette même année 1852, Gounod était nommé directeur de l'orphéon et de l'enseignement du chant dans les écoles communales de la ville de Paris, Il attribue à ces fonctions une heureuse influence sur sa carrière musicale ; elles l'initièrent à la manière de diriger et d'employer de grandes masses vocales, traitées « en un style simple et favorable à leur meilleure sonorité ».

La troisième tentative musicale de Gounod au théâtre, la Nonne sanglante, opéra en cinq actes sur un livret de Scribe et Casimir Delavigne, ne fut pas très heureuse. Jouée pour la première fois à l'Opéra, le 18 octobre 1854, sous la direction de Roqueplan, l'œuvre n'eut que onze représentations (*). Il est vrai qu'à cette époque Crosnier remplaçait Roqueplan dans la direction de l'Académie de musique et qu'il avait déclaré que l'on ne jouerait pas plus longtemps une « pareille ordure ! » Et, cependant, la presse avait été favorable ; Berlioz avait écrit aux Débats un article bienveillant. En citant la cantilène : Un jour plus pur, il disait : « C'est le chef-d'œuvre de la partition. Les contours de la mélodie en sont exquis, les désinences heureuses. L'orchestration y est constamment d'un coloris ravissant. C'est une page poétique, dont le calme délicieux enchante d'autant plus l'auditeur que le contraste qu'elle produit avec l'ensemble de l'œuvre est plus frappant. » Gounod reconnaissait que le sujet uniformément sombre de l'ouvrage, plus qu'imaginaire, plus qu'invraisemblable, n'avait pas été étranger à son insuccès relatif ; mais il estimait qu'il y avait à son actif « une part sérieuse de progrès dans l'emploi de l'orchestre, une connaissance plus approfondie de l'instrumentation et une main plus expérimentée. »

 

(*) Les principaux interprètes furent Mlles Wertheimber et Poinsot, MM. Gueymard, Depassio et Merly.

 

Le compositeur se consolait bientôt de son déboire en écrivant deux Symphonies, la première en , la seconde en mi bémol, qui furent exécutées par la Société des jeunes artistes, que venait de fonder Pasdeloup à la salle Herz, suivant ainsi l'exemple donné par Seghers qui avait été, en 1849, le créateur de la Société Sainte-Cécile, rue de la Chaussée-d'Antin. En outre, l'Association des artistes musiciens exécutait, le 22 novembre 1855, à Saint-Eustache, sa Messe solennelle de Sainte-Cécile, dédiée à la mémoire de son beau-père Zimmermann, qui était mort le 29 octobre 1853. Un autre deuil vint frapper la famille Gounod : le 6 août 1855, décédait Juliette Dubufe, femme d'Edouard Dubufe, et sœur aînée de Mme Charles Gounod.

Tout en s'occupant de la direction de l'orphéon, pour lequel il écrivit nombre de morceaux et deux messes, dont l'une fut exécutée, sous la direction de l'auteur, le 12 juin 1853, dans l'église Saint-Germain l'Auxerrois, Gounod ne perdait pas de vue les compositions théâtrales. Dans ses Mémoires, il ne rappelle aucune des pages moins importantes, qui eurent cependant un vif succès ; il suffirait de citer la fameuse Méditation sur le premier prélude de J. S. Bach, qui devint le morceau obligatoire de toutes les messes de mariage et fit la fortune de son éditeur. Mais il mentionne avec complaisance, et ce très justement, un petit oratorio, empreint d'une grâce charmante, Tobie, qui lui avait été demandé par Georges Hainl, alors chef d'orchestre du Grand-Théâtre de Lyon, pour un de ses concerts à bénéfice.

Avant d'arriver aux représentations du Médecin malgré lui et de Faust, il faut mentionner la naissance, à la date du 8 juin 1856, de Jean Gounod, qui s'est adonné à la peinture (*) et dont on a vu les œuvres aux expositions annuelles.

 

(*) Gounod avait perdu, trois années auparavant, une fille en bas âge.

 

Que de pages ont été écrites, que de mémoires et d'anecdotes ont été publiés sur la création du Faust de Gounod ! Des souvenirs du maître lui-même, de M. Carvalho, de M. Jules Barbier, du regretté Charles Darcours (Réty) et de bien d'autres encore, on pourrait faire une longue et intéressante histoire de cette œuvre, qui fut le point de départ d'une esthétique nouvelle en musique.

Contentons-nous de puiser à la source Gounod (*).

 

(*) Voici cependant une lettre que nous tenons à reproduire et qu'il adressait en mai 1859 à M. Réty, alors secrétaire du Théâtre-Lyrique : « Mon cher ami, je tiens absolument à ce que M. R. Wagner entende ma partition de Faust. Son suffrage et même sa critique sont de ceux que l'on recherche et je serais très peiné que les représentations fussent achevées sans qu'il eût connaissance de mon ouvrage. Je vous supplie donc de lui réserver une bonne loge pour la représentation de mardi. — Tout à vous : Ch. Gounod. »

 

Ce fut en l'année 1856 que le compositeur fit connaissance de Jules Barbier et de Michel Carré. Désirant obtenir d'eux un poème, il les entretint de Faust, auquel il songeait depuis longtemps, puisque, à son départ pour Rome en 1839, il emportait l'ouvrage de Goethe, qui était son livre de chevet. Les deux littérateurs furent séduits par l'idée de mettre Faust à la scène et se rendirent avec Gounod au Théâtre-Lyrique que dirigeait alors M. Carvalho, boulevard du Temple. Ce dernier, ayant, lui aussi, donné son approbation à l'œuvre projetée, les librettistes et le compositeur se mirent au travail. La moitié de la partition était achevée, lorsque M. Carvalho, prévenu que la direction du théâtre de la Porte-Saint-Martin allait faire représenter un grand mélodrame intitulé Faust, émanant de la plume de d'Ennery et dans lequel Frédérick Lemaître devait jouer, crut prudent de remettre à plus tard la réception du Faust de Gounod et, pour le dédommager, lui proposa d'écrire la musique du Médecin malgré lui (*). L'œuvre fut terminée en cinq mois ; mais la Comédie-Française ayant protesté, M. Fould, ministre d'Etat, fit défendre de jouer l'ouvrage. Si la princesse Mathilde, qui s'intéressait vivement à Gounod, n'avait insisté pour faire lever l'interdiction, le Médecin malgré lui n'aurait pu très probablement voir le jour. La première représentation eut lieu au Théâtre-Lyrique, le 15 janvier 1858, jour anniversaire de la naissance de Molière. Ce fut le premier succès du compositeur au théâtre. Dans un toast adressé par Gounod, trente-trois ans après (6 janvier 1891), à la princesse Mathilde, il fait allusion à cette intervention de son amie : ... « Permettez-moi de rappeler devant ceux qui le savent et d'apprendre à ceux qui l'ignorent que si le Médecin malgré lui, le premier de mes ouvrages qui m'ait concilié la faveur du public, a vu le feu de la rampe, je le dois à votre entière et chaleureuse intervention qui a fait tomber les obstacles suscités par le ministre d'Etat et par la Comédie-Française, et que vous avez mis le comble à vos bonnes grâces en acceptant la dédicace de cet ouvrage. Je suis sûr que vous avez moins de bijoux que de souvenirs de cette sorte et qu'à vos yeux comme à ceux de vos amis, vos bienfaits sont la plus riche de vos couronnes. »

 

(*) Molière séduisit Gounod à plus d'une reprise : outre les morceaux nouveaux qu'il ajouta à ceux de Lully pour le Bourgeois Gentilhomme, il écrivit encore pour la scène George Dandin, qui n'a pas été encore représenté.

 

Le lendemain même de la première représentation du Médecin malgré lui (*), au Théâtre-Lyrique, Gounod perdait celle qui fut le meilleur de ses conseillers et ne cessa de lui prodiguer soins, sacrifices, dévouements. Mme Gounod, mère, expirait le 16 janvier 1858, à l'âge de soixante-dix-sept ans et demi. « Il ne m'a pas été donné d'apporter à ses derniers jours ce fruit et cette récompense d'une vie toute consacrée à l'avenir de ses fils ! J'espère, du moins, qu'elle a emporté l'espoir et le pressentiment que ses soins n'auraient pas été stériles et que ses sacrifices seraient bénis. »

 

(*) Le Médecin malgré lui eut une centaine de représentations, non interrompues. Les principaux rôles étaient tenus par Meillet (Sganarelle), Girardot, Wartel, Fromant et Lesage, Mlles Faivre et Girard. Un des morceaux les plus appréciés fut la Chanson des glouglous, supérieurement dite par Meillet.

 

Le Faust de la Porte-Saint-Martin ayant eu peu de succès, M. Carvalho engagea Gounod à terminer son œuvre et, dès le mois de septembre 1858, Faust était mis en répétition. Mme Carvalho, qui avait assisté à une audition au foyer du théâtre, s'éprit du rôle de Marguerite et désira l'interpréter. Ce fut une bonne fortune pour l'auteur, pour le directeur, pour le public ; car Mme Carvalho fut l'incarnation même de Marguerite et ne fut jamais surpassée dans ce rôle.

Gounod passe rapidement sur les difficultés que rencontrèrent les études de Faust pour arriver à la première représentation qui eut lieu le 19 mars 1859. « Le succès de Faust ne fut pas éclatant, — dit-il ; — il est cependant jusqu'ici ma plus grande réussite au théâtre (*). Est-ce à dire qu'il soit mon meilleur ouvrage ? Je l'ignore absolument ; en tout cas, j'y vois une confirmation de la pensée que j'ai exprimée déjà sur le succès, à savoir qu'il est plutôt la résultante d'un certain concours d'éléments heureux et de conditions favorables qu'une preuve et une mesure de la valeur intrinsèque de l'ouvrage même. C'est par les surfaces que se conquiert d'abord la faveur du public ; c'est par le fond qu'elle se maintient et s'affermit. Il faut un certain temps pour saisir et s'approprier l'expression et le sens de cette infinité de détails dont se compose un drame.

 

(*) D'après M. Charles Darcours, les recettes qu'aurait fait encaisser Faust tant au Théâtre-Lyrique qu'à l'ancien et nouvel Opéra auraient dépassé dix millions.

 

Ce qu'il ne serait pas moins juste d'affirmer, c'est que l'œuvre théâtrale, conçue dans des idées absolument nouvelles, n'est pas faite pour séduire, dès l'abord, le public. Elle frappera les artistes de haut vol qui, tout en respectant et aimant le passé, ont toujours un regard jeté sur l'avenir ; mais elle blessera les goûts de ceux (et ils sont légion) qui restent fidèles aux traditions antérieures et ne veulent accepter aucune innovation en art. Tel fut le cas pour Faust, arrivant après des ouvrages qui ne pouvaient faire attendre de Gounod une partition de ce genre.

Charles Gounod n'oublie pas ses interprètes et voici les lignes qu'il leur consacre :

« Mme Carvalho n'avait certes pas attendu le rôle de Marguerite pour révéler les magistrales qualités d'exécution et de style qui la placent au premier rang parmi les cantatrices de notre époque ; mais aucun rôle ne lui avait fourni, jusque-là, l'occasion de montrer à ce degré les côtés supérieurs de ce talent si sûr, si fin, si ferme et si tranquille, je veux dire le côté lyrique et pathétique. Le rôle de Marguerite a établi sa réputation sous ce rapport, et elle y a laissé une empreinte qui restera une des gloires de sa brillante carrière. Barbot se tira en grand musicien du rôle difficile de Faust. Balanqué, qui créa le personnage de Méphistophélès, était un comédien intelligent, dont le jeu, le physique et la voix se prêtaient à merveille à ce personnage fantastique et satanique : malgré un peu d'exagération dans le geste et dans l'ironie, il eut beaucoup de succès. Le petit rôle de Siebel et celui de Valentin furent très convenablement tenus par Mlle Faivre et M. Raynal.

Quant à la partition, elle fut assez discutée pour que je n'eusse pas grand espoir d'un succès... »

Et c'est ainsi que se terminent les Mémoires d'un artiste, comme si l'implacable mort était venue arrêter la main de l'écrivain, au moment même où il traçait ces dernières lignes.

Si un désir très légitime nous amenait à établir une comparaison entre les Mémoires de Gounod et ceux de Berlioz, nous ne croirions pas commettre une hérésie en donnant la palme aux derniers. Qui aura parcouru ces pages tour à tour vibrantes, caustiques, spirituelles, descriptives, poétiques, dévoilant les haines comme les admirations de celui qui les écrivit, en conservera un impérissable souvenir. Il aura vécu de la vie du compositeur ; il participera à ses joies comme à ses désespoirs, à ses attendrissements comme à ses fureurs, escaladera avec lui les hauts sommets de l'art, sera récréé par les pages satiriques qui se déroulent sous ses yeux, connaîtra les revers et les succès de l'artiste, pénétrera dans ses amours, fera en sa compagnie le tour des choses et des hommes, admirera son mépris de l'opinion, de la routine, de la banalité, de la jalousie mesquine, des basses complaisances, et sera admirablement documenté sur le mouvement romantique auquel fut mêlé Hector Berlioz.

Quelles que soient les lacunes ou erreurs pouvant exister dans les Mémoires de Berlioz, et que signalèrent des écrivains tels que MM. E. Hippeau et Ad. Jullien, quel que soit le côté fantaisiste de certains chapitres, il n'en est pas moins vrai que l'ouvrage est vivant, émotionnant, et que la lecture en est aussi attachante que celle du roman le plus mouvementé.

Il ne peut en aller de même avec les Mémoires d'un artiste, écrits par Charles Gounod en un calme parfait de l'esprit, simplifiés autant que faire se peut, non achevés et dans lequel il a eu soin d'écarter toute controverse, de se taire surtout sur ses préférences ou ses aversions. Il faudrait, comme nous l'avons déjà exposé, recourir à l'Autobiographie publiée par Mme Weldon pour connaître plus à fond les pensées de l'auteur de Faust. Les quelques chapitres, que nous avons détachés et que nous nous sommes permis de commenter, auront déjà donné, nous l'espérons, à nos lecteurs un aperçu de son for intérieur.

La publication de sa correspondance intime, réunie et colligée avec soin, apporterait certes des éléments nouveaux à la connaissance de l'homme et de l'artiste. C'est dans l'intimité, dans l'épanchement des âmes sœurs, que la nature humaine se montre à nu. Pourquoi ne pas mettre au jour, comme on l'a fait pour le maître de La Côte-Saint-André, la correspondance de celui qui écrivit précisément en tête des Lettres intimes de Berlioz une préface, dont l'extrait suivant sera la conclusion de notre travail :

« Dans ses lettres, Berlioz entre dans les détails les plus confidentiels de son existence d'homme et d'artiste : en un mot, il ouvre à son ami (*) son âme toute entière, et cela dans des termes d'une effusion, d'une tendresse, d'une chaleur qui montrent combien ces deux amis étaient dignes l'un de l'autre et faits pour se comprendre. Se comprendre ! ces deux mots font penser à l'immortelle fable de notre divin La Fontaine : Les Deux Amis.

 

(*) M. Humbert Ferrand.

 

Se comprendre ! entrer dans cette communion parfaite de sentiments, de pensées, de sollicitude à laquelle on donne les deux plus beaux noms qui existent dans la langue humaine, l'Amour et l'Amitié ! C'est là tout le charme de la vie ; c'est aussi le plus puissant attrait de cette vie écrite, de cette conversation entre absents qu'on a si bien nommée la correspondance.

Si les œuvres de Berlioz le font admirer, la publication de ces lettres fera mieux encore : elle le fera aimer, ce qui est la meilleure de toutes les choses ici-bas. »

Il en sera de même pour Charles Gounod : si ses opéras, Faust et Roméo surtout, dévoilent sa façon de concevoir l'amour, sa correspondance révélera sa manière de comprendre les hommes et les choses, et mettra encore plus en relief sa nature expansive, toute de charme, de persuasion, de spiritualité et de mysticisme.

 

 

 

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