Charles GOUNOD
(Étude humoristique.)
L'AMOUR SACRÉ. — L'AMOUR PROFANE.
I
Nous sommes à Rome, vers la fin de l'année 1839. A la villa Médicis, Ingres, qui joint à ses fonctions de directeur de l'Académie le talent de violoniste, dont il se montre très fier, est entouré de toute la jeune France. On ne danse plus, comme du temps d'Horace Vernet, mais on musique. Calamatta grave sans relâche les œuvres du peintre de la Source ; celui-ci vient de terminer le médaillon de Mozart qu'il remettra plus tard à Gounod, lors de son départ de Rome, avec cette suscription : « A Charles Gounod, jeune compositeur déjà célèbre, souvenir affectueux d'Ingres » (*). Le père Lacordaire, après avoir terminé son noviciat à Viterbe et fait des vœux de religion dans l'ordre de Saint-Dominique, prépare la restauration de cet ordre.
(*) Ne serait-ce pas ce médaillon qui, passant des mains de Gounod dans celles de son féal ami Saint-Saëns, aurait été envoyé par ce dernier à l'Exposition organisée à l'Opéra, à l'occasion du centenaire de Mozart ?
Fanny Mendelssohn, après avoir traversé Florence et en avoir étudié les merveilles artistiques, arrive à Rome avec son mari, le peintre Guillaume Hensel, le 28 novembre 1839 (*), pour y séjourner jusqu'en juin 1840. Elle devint bientôt la commensale de la Villa Médicis et trouve dans les jeunes élèves de l'Ecole de Rome des adorateurs de son talent et de son esprit. Ce sont Gounod et Bousquet, puis Dugasseau, un jeune peintre, auxquels viennent se joindre plusieurs artistes étrangers, Magnus, Elsasser, Kaselowsky et Charlotte Thygeson, pianiste distinguée, parente de Thorwaldsen. Quelles charmantes réunions que celles où Fanny, avec ses doigts de fée et sa haute intelligence musicale, faisait entendre au petit cénacle émerveillé les compositions de son frère Felix, le concerto de Bach, ce Vieux de la Montagne, suivant la pittoresque expression de Fanny, les sonates de Beethoven, Fidelio, etc.
(*) A la même époque, à quelques jours près, on exécutait au Conservatoire, à Paris, le Roméo et Juliette d'H. Berlioz (Dimanche 24 novembre 1839).
Bientôt, la saison se dépouille de ses rigueurs. Tout reverdit ; les oranges sont encore suspendues aux arbres et les roses commencent à s'épanouir. Notre folle jeunesse se répand dans les environs de Rome ; on se promène la journée et même la nuit ; « l'air enivrant des nuits méridionales met en grève contre le sommeil ». Gounod est un des plus ardents de la jeune troupe ; monté sur les acacias, il jette des branches fleuries à ses amis. Il est également un des plus enthousiastes du talent de Fanny et son adoration prend souvent des formes extatiques.
Il est intéressant de relever dans les lettres et les notes, prises au jour le jour, de Fanny Mendelssohn (*), ce qui a trait à Charles Gounod ; ses jugements sont si pleins de sens, qu'ils ne peuvent que donner la note vraie et imprimer un juste relief au profil de l'auteur de Faust, dans sa vingt-deuxième année (**).
« Du 23 avril 1840. — .....On ne saurait imaginer un public plus attentif (à la musique) que Gounod, Bousquet et Dugasseau ; ils se souviennent de chaque note que je leur ai jouée, il y a quelques mois ..... Gounod est passionné pour la musique : un auditeur tel que lui est une bonne fortune. Mon petit air vénitien l'enchante ; il a également une prédilection pour la romance en si mineur faite ici à Rome, pour le duo de Felix, son Capriccio en la mineur et surtout pour le concerto de Bach qu'il m'a fait jouer et rejouer plus de dix fois. »
(*) Fanny Mendelssohn, d'après les mémoires de son fils, par E. Sergy. — Librairie Fischbacher, Paris. 1888.
(**) Charles Gounod, né à Paris le 17 juin 1818, rue de l'Eperon n° 10, dans l'appartement même où demeurait le regretté Théodore de Banville, avait obtenu le grand prix au concours de l'Institut en 1839, pour la cantate Fernand (neuf années après le prix décerné à Berlioz, 1830). Gounod partit pour Rome en 1839 et y résida jusqu'en 1843.
Bientôt une intimité plus étroite s'établit entre Gounod et le jeune ménage Hensel. On l'invite, ainsi que son ami Bousquet, à faire des excursions, à assister aux soirées musicales.
« Samedi soir, j'ai fait de la musique à mes hôtes et leur ai joué entre autres le concerto de Bach ; ils ont beau le savoir par cœur, leur enthousiasme va crescendo. Ils m'ont serré et baisé les mains, particulièrement Gounod qui est d'une expansion extraordinaire ; il se trouve toujours à court d'expressions quand il veut me faire comprendre quelle influence j'exerce sur lui et combien ma présence le rend heureux. Nos deux Français forment un contraste parfait : Bousquet est une nature calme et correcte ; Gounod passionné et romantique à l'excès. Notre musique allemande produit sur lui l'effet d'une bombe qui éclaterait dans une maison. Jugez du désarroi. »
On voit déjà quel ascendant la femme exercera sur la vie et le talent de Gounod. Lorsque la femme est Fanny Mendelssohn, l'ascendant ne peut être que des plus heureux. Sa nature éminemment artistique et distinguée, sa profonde connaissance des œuvres des grands maîtres de l'école allemande, peu répandues alors en France, devaient forcément produire une vive et durable impression sur un tempérament aussi bien préparé que celui de Gounod.
Fanny constatait ses tendances à l'exaltation, à l'enthousiasme ; mais elle ne pouvait prévoir la carrière brillante que parcourrait le jeune maître français. C'est ce qui ressort des lettres suivantes :
« Du 8 mai 1840. — Nos Français ont passé la soirée avec nous ; ils s'intitulent les Trois Caprices. Bousquet est le Caprice en la, Gounod le Caprice en mi et Dugasseau le Caprice en si bémol..... Quant à Gounod, la musique allemande le trouble et le rend à moitié fou. En général, Gounod me paraît peu mûr encore ; je ne connais de lui qu'un scherzo de peu de valeur, qu'il m'a demandé la permission de m'offrir. »
« Du 13 mai 1840. — ..... Je joue ainsi tout Fidelio et bien d'autres choses encore ; pour la clôture, j'exécute la sonate en ut majeur de Beethoven. Gounod était fou d'enthousiasme et finit par crier : Beethoven est un polisson ! Sur quoi, ses amis jugeant qu'il était temps de le mettre au lit l'emmenèrent. »
Fanny et son mari allaient souvent surprendre les élèves de la Villa Médicis. Le peintre Dugasseau réveille, un soir, Gounod dont la chambre était à l'entresol et lui annonce la visite d'une dame et d'un monsieur : « Elle est bonne, votre dame, s'écrie Gounod en paraissant à la fenêtre ; je voudrais bien la voir. » Il prenait Fanny pour un pensionnaire déguisé. Quelles promenades dans le jardin de la Villa Médicis et quelles provisions de souvenirs pour l'avenir ! Par le petit bois de chênes, on montait au Belvédère, et de sa merveilleuse clarté la lune éclairait comme en plein jour la Villa Borghèse, Saint-Pierre, l'église de la Trinité. Aussi l'exaltation de Gounod ne faisait que grandir et il devenait dithyrambique ; on cherchait à le calmer : « Je n'ai pourtant jamais commis de vers, disait-il d'un ton sérieux. »
Le 20 mai, on devait faire une excursion à la Villa Wolckousky ; Gounod tombe malade et ne peut se joindre à ses amis : « Je l'ai regretté », dit Fanny ; car peu de personnes savent plus sincèrement et plus follement s'amuser que lui. »
Au moment du départ de Fanny Mendelssohn et de son mari pour Naples, au commencement de juin 1840 (*), les élèves de l'Académie française, désolés de cette séparation, signent une pétition pour demander la prolongation de leur séjour. Mais le sort en était jeté ; il fallait partir. Ce n'est pas sans un serrement de cœur, que Fanny se sépare de ses amis. Dans sa note du 30 mai, elle nous le laisse bien voir « ..... Pour ne pas fondre en larmes, je me suis assise au piano et ai joué l'allegro de la sonate en la majeur de Beethoven..... Elsasser et Kaselowsky survinrent au moment où Gounod implorait à genoux la faveur d'entendre l'adagio de la sonate en fa mineur..... Vers deux heures nos hôtes se retirèrent ; nous étions très émus, à la fois heureux et tristes. »
(*) Le 22 juin 1840.
Le 30 mai, la Villa Médicis fut en fêtes pour célébrer le départ du jeune ménage
Hensel. Il y eut concert, dans lequel Fanny exécuta les plus beaux morceaux de
son répertoire, — visite au bois de chênes où furent chantés des chœurs à quatre
voix, — pèlerinage à l'atelier d'Ingres (*), — visite à la chambre turque
d'Horace Vernet, — ascension au Belvédère de la Villa, d'où l'on contempla au
soleil couchant la vue splendide de Rome.
(*) Fanny Mendelssohn l'appelait familièrement le papa Ingres. « Il est au septième ciel, dit-elle, de pouvoir faire de la musique à cœur joie et d'accompagner des sonates de Beethoven. Une petite guerre sourde gronde toujours entre nous à ce sujet : j'ai l'habitude de précipiter le mouvement, tandis que lui clopine comme à plaisir. Sur ce terrain, nous nous montrons les dents. »
Mais, en quittant la ville aux sept collines, Fanny nous laisse un document précieux, qui nous éclaire sur le tempérament de Gounod et nous le montre, dès son jeune âge, enclin à pénétrer dans le sanctuaire de l'église, qu'il abandonnera tour à tour pour se laisser entraîner vers les régions enchantées du Venusberg. Cette exaltation religieuse, il l'avait eue dès son enfance, à la suite des pratiques exagérées qui lui avaient été inculquées par sa famille.
« Bousquet nous a confié chemin faisant, écrit-elle (*), ses craintes au sujet de l'exaltation religieuse de Gounod, depuis qu'il subit l'ascendant du père Lacordaire..... Déjà, son éloquence avait groupé, l'hiver dernier, autour de lui, une partie de la jeunesse ; Gounod, d'un caractère faible et d'une nature impressionnable, fut gagné dès l'abord par la parole vibrante de Lacordaire ; il vient de s'enrôler dans l'association dite de Jean l'évangéliste, exclusivement composée de jeunes artistes qui poursuivent la régénération de l'humanité par le moyen de l'art. L'association s'est accrue d'un grand nombre de jeunes gens des premières familles romaines ; plusieurs d'entre eux ont renoncé à leur carrière pour entrer dans les ordres. Bousquet a l'impression que Gounod, lui aussi, est sur le point d'échanger la musique contre le froc. »
(*) Bousquet avait accompagné les voyageurs jusqu'aux monts Albani.
Comme se perçoivent déjà les tendances convergentes ou divergentes vers l'amour sacré et l'amour profane de l'auteur de Roméo et Juliette et de Polyeucte ! Avec quelle force cette dualité (le mysticisme et le sensualisme) s'accusera par la suite dans les actes de l'homme comme dans les œuvres du compositeur !
A Rome, Gounod ne suivait pas que les conférences de Lacordaire ; il fréquentait souvent la chapelle Sixtine. Il ne fut point d'abord séduit par cette musique « sévère, ascétique, horizontale et calme comme la ligne de l'Océan, monotone à force de sérénité », selon ses propres expressions. Il la trouve anti sensuelle. Ce n'est qu'à la longue, après des auditions nombreuses, qu'il finit par ne plus pouvoir s'en passer.
Notons ce désir de trouver dans la musique religieuse la note sensuelle. Il l'introduira, cette note, dans ses œuvres sacrées et il fera si bien ce captieux et troublant mélange de mysticisme et de sensualisme, qu'il chantera l'amour divin comme l'amour profane. C'est ainsi qu'il fera intervenir dans cette œuvre ensoleillée, Mireille, le chant même emprunté à la liturgie catholique : Lauda, Sion, Salvatorem, — que, dans cette composition religieuse, Rédemption, il emploiera les motifs dont il s'est déjà servi pour le beau prologue de Roméo et Juliette, — ou bien encore que, dans Mors et Vita, il écrira telle phrase de violon, qui est bien proche parente de celle du prologue de Faust. Et les exemples seraient nombreux à citer qui montrent Gounod confondant à plaisir les mystères de la Passion divine et de la Passion humaine. A ceci, le Maître nous répondra peut-être : il n'y a que la Passion qui sauve !
II
Quittons le beau ciel d'Italie pour nous transporter dans les brouillards de Londres, quelques mois après la guerre néfaste, en mai 1871. Nous sommes loin du scherzo offert par Gounod à Fanny Mendelssohn. De 1841 à 1871, le compositeur s'est révélé dans toute la plénitude de son talent. Et cependant il s'en fallut peu qu'il ne fût à jamais perdu pour l'art. De retour à Paris, où il occupa la maîtrise de l'église des Missions étrangères pendant quelques années, il abandonna un jour ces fonctions pour entrer au séminaire de Saint-Sulpice. Cet accès de zèle religieux ne dura qu'un an et il quittait la soutane pour épouser la fille de Zimmermann.
Le succès est venu, succès très accusé pour des œuvres conçues dans un esprit nouveau et qui devaient passionner la jeune école française : En 1851, Sapho, — l'année suivante les chœurs pour la tragédie d'Ulysse de Ponsard, — en 1854, la Nonne sanglante, — en 1858, le Médecin malgré lui, — en 1859, Faust, sous la direction de Carvalho au Théâtre-Lyrique, — en 1860, Philémon et Baucis, — en 1862, la Reine de Saba, — en 1864, Mireille, — en 1866, la Colombe, — en 1867, Roméo et Juliette.
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Le 1er mai 1871, Gounod, qui s'était réfugié à Londres, pendant la guerre franco-allemande, dirigeait, lors de l'ouverture de l'Exposition, sa cantate Gallia. Cependant, la guerre était terminée depuis longtemps et Gounod ne revenait pas prendre sa place au foyer conjugal.
Que s'était-il donc passé ?
Ce n'était plus, cette fois, un accès de religiosité qui l'avait séquestré en Angleterre. L'église n'était plus pour rien dans cette retraite en pays étranger.
Une femme à la luxuriante chevelure, de ce blond si cher à la palette du Titien, ou plutôt une sirène avait attiré notre compositeur dans ses filets et l'y retenait si intelligemment que le prisonnier ne se doutait même pas de sa captivité et trouvait sa prison fort douce.
Le nid, au surplus, fort bien capitonné, était abrité par les ombrages du square le plus tranquille de Londres, Tavistock House. Loin du bruit, loin du monde, le compositeur pouvait se livrer aux inspirations les plus heureuses, que traduisait immédiatement de sa voix d'or la charmeuse, mais qu'elle s'empressait de collectionner et pour cause.
Charles Dickens avait habité autrefois ce cottage et était venu y chercher le silence et le calme.
Ecoutons les confidences d'un témoin oculaire qui, sous le voile de l'anonyme, publia ses impressions à son retour de Tavistock House :
« … Ce fut Gounod qui me reçut. Je ne l'avais vu qu'une fois.
Je le trouvai vieilli — un air de saint de pierre dans une niche de cathédrale — la tête portée comme Saint-Just portait la sienne, un Saint-Just à barbe grise ; la main arrondie comme pour donner des bénédictions : l'œil superbe, plein de douceur et de foi, l'œil d'un bœuf sacré se tournant volontiers vers le ciel. Mais il y avait du moine aussi dans cette figure et Rabelais était venu mettre sa flamme rouge à côté du feu noir de Pierre l'Ermite.
J'avais vu d'abord le front vaste, le regard pieux, le geste lent ; mais je m'aperçus aussi que le nez était gras et gai ; et les lèvres assez grosses sont faites même pour l'éclat d'un gros rire. »
Le portrait qui nous est donné de Mme Georgina Weldon n'est pas moins réussi.
« La Mme Récamier de Londres est une femme dont l'été finit. Elle ne cache pas son âge et n'a pas besoin de le cacher. Elle a la beauté de quarante ans, ce qui est rare en Angleterre ! La figure est un peu banale, bien que jolie et quoique l'ovale en soit gracieux et que l'arc de la bouche promette de la méchanceté autant que de plaisir. Le succès de cette tête est dans l'expression qu'elle sait prendre. Chantant de la grande musique, des morceaux sacrés, cette femme a des allures de vierge résignée ou de martyre avide de monter au ciel : la prunelle est noyée, le front est grave. »
C'était bien la femme qui devait ensorceler ce passionné du Christ !
On voit encore dans le salon de Tavistock House une inscription tracée au crayon par Gounod, constatant « qu'il a passé dans cette chère maison des semaines embellies ou plutôt embaumées par la plus tendre affection, au sein du recueillement, du travail et de la paix. »
Mais aussi quel lendemain à ces heures inoubliables où le maître, sous le regard fascinant de Georgina, laissa tomber de sa plume une foule d'œuvres gracieuses et énamourées ! Quel réveil, lorsque la séparation devint obligatoire !
Il ne nous appartient pas de rappeler le bruit que fit cette séparation et les récriminations qu'elle souleva de part et d'autre. Les détails dans lesquels nous entrerions à ce sujet n'ajouteraient aucune force à notre argumentation et ne jetteraient pas une lumière plus vive suries deux côtés très saillants que nous voulons principalement mettre en relief dans la physionomie de l'auteur de Faust.
Si nous suivions Gounod à son retour de Londres, regagnant le foyer conjugal, comme le pigeon de la fable (*), nous constaterions bien des accès de mysticisme alternant avec de fervents hommages adressés à la femme, les premiers devenant plus fréquents que les seconds, à mesure que l'âge donne à la figure de notre modèle l'apparence de plus en plus accusée d'une tête d'apôtre nimbée d'argent. Nous assisterions à l'essai de ses talents de convertisseur dans un milieu d'actrices très en vue, passant de Sarah Bernhardt, auprès de laquelle il échoue, à Mlle Nevada, qu'il convertit en grande pompe au catholicisme.
(*) On connait la phrase typique qu'il adressa à Mme Gounod, à sa rentrée dans le gynécée : « Pardonne-moi, ma chère femme..... je te rapporte un buste qui n'a rien à se reprocher. »
Nous le verrions également patronnant à outrance certaines personnalités féminines, dont le talent, en tant que musiciennes, est bien médiocre, — ou émerveillant le père Didon par ses dissertations sur la théologie, — enfin jouant du chauvinisme et de la réclame en stratégiste consommé.
Mais nous sortirions un peu du cadre de notre étude et il est préférable de laisser dans l'ombre certains faits de la vie d'un grand artiste, qui n'a pas toujours su garder sa dignité.
III
Deux hommes, deux artistes éminents ont, dans leurs rêves, entrevu et associé deux amours profonds, deux extrêmes, ceux de Marie et de Vénus. Toute leur existence se sera passée à adorer tour à tour l'une et l'autre. Nouveaux émules du chevalier Tannhäuser, ils auront cherché à scruter tes mystères du Venusberg ; et, après lassitude, auront demandé leur pardon à l'église, en se prosternant devant l'autel de Marie. L'éternel féminin ! Voilà le grand moteur qui se perçoit dans les actes de leur vie comme dans les œuvres qu'ils ont créées ! Cette passion n'aura pas exclu chez les deux maîtres l'amour du Beau et de l'Art le plus élevé ; mais elle aura répandu sur leurs créations une influence quelque peu délétère, et leur aura enlevé la grandeur qui ne se trouve dans toute sa plénitude que chez les génies dont la force de concentration s'est portée uniquement vers les hautes régions de l'Art, et qui ont négligé les choses terrestres pour planer dans le ciel resplendissant de vérité et de lumière.
Liszt et Gounod ! Quel rapprochement entre ces deux natures d'artiste ! Quelles affinités dans leurs tendances poétiques et réalistes pour l'amour sacré comme pour l'amour profane !
Dans la langue imagée et puissante qu'affectionnait l'auteur de Salammbô, il disait un jour :
« Le cœur de la femme est un piano où l'homme artiste égoïste se complaît à jouer des airs qui le font briller et où toutes les touches parlent... » (*).
(*) Lettre de G. Flaubert à Mme X... (Mme Colet), août 1852.
Comme Liszt a bien su jouer de ce piano !
L'enfièvrement du sexe féminin pour cette tête dantesque a été tel, que de malheureuses victimes se sont attelées au char du virtuose pour succomber sous le poids de la fatigue ou de l'abandon. Le jour où la religion le rappelait à elle, le séducteur disparaissait de la scène, s'éloignant sans regret et méconnaissant les félicités terrestres, pour ne songer (momentanément) qu'à celles que promet l'observation des lois divines.
La passion pour le pianiste a été si grande que des personnalités féminines n'ont vu dans le piano qu'un sujet de rédemption, et qu'elles ont attaqué le clavier avec des fureurs d'athlètes au combat, pour interpréter des œuvres qui n'avaient le plus souvent pour elles que leur excentricité et leurs prodigieuses difficultés. Nous parlons ici des compositions de Liszt pour le piano, où le pianiste a primé le compositeur. Si nous abordions les œuvres dramatiques et symphoniques, nous arriverions à conclure que, malgré le talent dépensé, malgré toutes les recherches les plus savamment combinées de l'orchestration pour donner à telles ou telles pages des colorations violentes, des audaces excessives, des suavités exquises, des raffinements poussés jusqu'aux limites les plus extrêmes, en un mot pour obtenir les contrastes les plus étranges d'ombre épaisse ou de lumière intense, Liszt n'aura pas été toujours un traducteur heureux des belles légendes qui l'ont inspiré. Le pianiste reparaît à chaque page, avec ses extravagances et ses tours de force à la Paganini. Puis, sous la soutane de l'abbé, perce si souvent la griffe de Méphistophélès. Au milieu des extases les plus mystiques, on perçoit le ricanement de Satan, le trille diabolique du pianiste, du Tzigane !
Liszt a possédé à un bien plus haut degré le don de réceptivité que celui de créativité.
Le premier, il l'aura eu dans son acception la plus large. Il aura été, avec R. Wagner, le grand promoteur de la révolution musicale qui s'est opérée dans l'Art dramatique. Cette réforme, qui avait pour but de donner une extension. illimitée aux qualités individuelles de l'artiste, il l'a poursuivie avec un véritable courage, en luttant contre l'opposition la plus systématique : il l'a prônée en nous faisant connaître et apprécier, avec son admirable talent de pianiste et de chef d'orchestre, les œuvres des maîtres, qui, devançant leur temps, produisirent des chefs-d'œuvre, où la libre fantaisie n'excluait pas les majestueuses lignes architecturales de l'art le plus pur. C'est ainsi qu'il révéla au public les pages sublimes de Beethoven, de Schumann, de Brahms, de Berlioz, de R. Wagner, etc... Il fit de Weimar, une sorte de foyer musical dont la chaleur rayonna non seulement sur l'Allemagne, mais sur une partie de l'Europe. Il aura été également un grand initiateur, en écrivant sur les maîtres préférés, sur la grandeur de la musique, des pages où l'écrivain de race se dévoile et dans lesquelles il expose les idées les plus magistrales sur l'art et la mission dévolue à l'artiste.
Nous possédons une charmante lithographie de Villain d'après Xavier Leprince, datée de 1824, représentant Liszt âgé de 13 ans jouant sur un piano de l'époque, affectant encore les formes du clavecin (*). La figure respire l'ingénuité, la douceur ; c'est une page digne du pinceau de Boilly. Mais on ne retrouve, dans la joliesse de cette petite tête plutôt ronde qu'ovale, aucun des traits si accusés par la suite du profil florentin et absolument dantesque de Franz Liszt.
(*) Au bas de la lithographie se lit cette inscription : « Liszt, membre correspondant de la Société académique des Enfans (sic) d'Apollon. »
Liszt a prétendu à la maîtrise dans toutes les branches de l'art musical. L'aura-t-il eue en tant que compositeur ? Je crains fort que, toutes les réserves faites à l'égard de certaines œuvres dans lesquelles l'inspiration ne lui aura pas fait défaut, la postérité ne réponde négativement.
Gounod, lui, aura été, bien autrement que Liszt, un créateur. Mais il se sera confiné dans son œuvre et dans son admiration presque exclusive pour un grand musicien du passé, Mozart. Je ne connais rien qui révèle mieux l'aspect moral et physique, en un mot la synthèse de Gounod, que ce beau portrait, œuvre d'un maître peintre portraitiste, Elie Delaunay. La tête prise de profil se détache sur un fond de lauriers ; dans les branchages sont enroulées des banderoles donnant les titres des ouvrages les plus remarquables du maître français. Ce fond n'enlève aucune force au buste qui vient bien en avant et dans une clarté lumineuse. Le front se développe d'autant mieux que les cheveux, devenus rares, ne couvrent plus que les tempes. La barbe grise, presque blanche, se déploie en éventail comme celle d'un prophète peint par Tintoret, et laisse entrevoir la lèvre grasse, un peu sensuelle. L'œil, plein de profondeur, scrute l'avenir. De sa main de prélat l'auteur de Faust étreint avec amour et presse sur son cœur, telle qu'un livre de messe, la partition de Don Giovanni de Mozart (*). C'est bien le portrait de l'homme qui a dit : « Mozart ! le plus parfait de tous les musiciens ! La musique même. »
(*) Cette toile, exposée au Salon de 1879, porte cette légende : « A notre illustre maître Gounod, son ami E. Delaunay, 1879. »
Il n'aura pas eu, comme Liszt, cette grande foi dans des maîtres bien autrement puissants que Mozart : Beethoven, avec la 9e symphonie, la Messe en ré, les derniers quatuors ; — Schumann, avec Manfred, le Paradis et la Péri, Faust ; — R. Wagner, avec Tristan et Iseult, Parsifal, etc. Il aura, au contraire, retenu avec toute la force dont il était capable, le mouvement progressif, en faveur de ces œuvres, qui ouvrent un aperçu lumineux sur l'avenir de la musique.
Comme le grand pontife de Weimar, il aura possédé ce dualisme : la note mystique et la note sensuelle. Il aura cherché dans l'Eglise des aspirations vers le beau idéal qui ne l'auront point satisfait, puisqu'il sera retourné au culte de Vénus ; et il aura si bien mélangé ces deux courants que les ondes de l'un et de l'autre en sont devenues indiscernables.
Liszt, lui, a gardé la soutane ; mais elle ne l'a point préservé contre les tentations du dehors ; sa piété a bien toujours été tant soit peu païenne. L'artiste et le virtuose reparaissaient sous la robe de l'abbé. Témoin, cet adieu adressé un jour à son ami d'Ortigue : « Adieu ; priez pour moi la Sainte-Cécile de Raphaël. »
Dans l'amour, Gounod a mis beaucoup plus de naïveté, de candeur ; Eros le subjugue et le domine à un tel degré qu'il en fait son jouet, qu'il le mène où il veut, les yeux bandés.
Chez Liszt, au contraire, il y a toujours un profond scepticisme, il ne sera jamais dupé, il sera le séducteur. Lorsque Eros le gênera, il l'abandonnera en lui jetant sèchement et dévotement cette phrase à la face : « il n'y a pas de bonheur possible en dehors de l'observation des lois divines. »
Liszt, c'est un peu Satan, ne rêvant que la perte de Marguerite, ou se dérobant habilement aux chaînes d'une fille étrange et sauvage de l'Ukraine !
Gounod, c'est bien Faust qui se laisse subjuguer par la naïveté de Gretchen ou par l'astuce d'une blonde fille d'Albion.
M. René de Récy, dans sa remarquable étude sur Ch. Gounod (*), a fait ressortir cette dualité si accusée chez l'auteur de Faust : il l'a cependant légèrement atténuée, faisant preuve, sur ce point délicat, d'une suprême habileté. Il nous dit bien que « l'amour divin et l'amour terrestre traversent son œuvre et mêlent parfois leurs eaux », mais il n'a peut-être pas assez donné de relief à ces deux tendances qui sont toute l'explication de Gounod comme homme et comme compositeur. Il fallait nous montrer avec quelle similitude d'accents et de style il a chanté l'amour profane et l'amour sacré, en un mot comment il a transporté l'Eglise au théâtre et encore plus justement le théâtre à l'Eglise.
(*) Revue Bleue, n° du 3 décembre 1887.
Nul n'a fait entrevoir, avec plus de force et en même temps avec plus de poésie que M. Léonce Mesnard, l'ambiguïté existant dans cette musique si pleine de séduction (*) : « Elle exerce sa force, sa douceur et sa vertu en vue de ce monde et en vue de l'autre. A l'entendre, un harem, le plus idéal et le plus élégant des harems, vous fait envie, à condition qu'il donne sur une chapelle où, devant une jolie statue de la Vierge éclairée dans sa niche au-dessus d'un bouquet de fleurs, les unes naturelles, les autres artificielles, on puisse préalablement ou subséquemment faire ses dévotions. A rêver de l'au-delà avec elle, il est fort à craindre que le rêve ne se trompe de foute et ne prenne le chemin de la Croix pour conduire au paradis de Mahomet. »
(*) Guide Musical. L'amour dans la musique de théâtre, par L. Mesnard, n° du 6 décembre 1888.
Comme conclusion, ne soyons pas trop sévères. Avouons que, sans cette note mystique et sensuelle tout à la fois, l'Art aurait perdu sans doute un grand musicien qui s'est un peu chanté lui-même, mais dont la lyre a charmé, avec ses accents énamourés, toute une génération qui ne pouvait encore comprendre les beautés sévères de la Symphonie avec chœur ou de la Messe en ré, ni entrevoir les Beautés idéales de Tristan et Iseult et de Parsifal !
(Hugues Imbert, Nouveaux profils de musiciens, 1892)