CHARLES GOUNOD
CHARLES FRANÇOIS GOUNOD, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur, est né à Paris le 17 juin 1818.
De tous les compositeurs vivants, c’est lui qui représente le plus glorieusement l’école française. Chacune de ses œuvres est un grand évènement dans l’histoire de la musique contemporaine, et le célèbre compositeur est une personnalité fort intéressante qui mérite d'être étudiée avec soin.
Charles Gounod est fils d'un peintre de mérite et d'une mère distinguée qui, tout en soignant sa première éducation, lui apprit les éléments de la musique, simplement à titre de récréation, car ses parents voulaient en faire un... notaire, et combattirent énergiquement la vocation impétueuse et irrésistible manifestée par le jeune Charles lorsqu'il eut entendu Otello et Don Juan, qui lui arrachèrent des cris d'enthousiasme.
Dès son enfance sa famille l'avait élevé dans des sentiments d'une dévotion mesquine et l'avait habitué à des pratiques abêtissantes qui ont étouffé tant de belles intelligences. Gounod est parvenu à s'en tirer tant bien que mal, mais il a toujours conservé une foi profonde et un mysticisme que nous rencontrerons à chaque pas dans l'existence du célèbre musicien.
Quoi qu'ils en eussent, ses parents le laissèrent étudier l'harmonie sous Reicha. Le maître, surpris des dispositions extraordinaires du jeune homme, apporta tous ses soins à son éducation musicale et lui eut bientôt appris tout ce qu'il pouvait enseigner. Lesueur et Halévy lui donnèrent aussi des leçons, et, en 1837, Charles Gounod remportait le second prix de composition musicale.
En 1839 le grand prix lui était décerné, et bientôt après le lauréat partait pour l'Italie, où il résida jusqu'en 1843.
Voici un curieux récit fait par Gounod lui-même des impressions qu'il éprouva pendant son séjour à Rome :
« J'allais le plus possible à la chapelle Sixtine, où j'entendais ordinairement l'office tous les dimanches. Cette musique sévère, ascétique, horizontale et calme comme la ligne de l'Océan, monotone à force de sérénité, antisensuelle et néanmoins d'une intensité de contemplation qui va parfois jusqu'à l'extase, me produisit d'abord un effet étrange, presque désagréable. Était-ce le style même de ces compositions, entièrement nouveau pour moi, était-ce la sonorité particulière de ces voix spéciales, que mon oreille entendait pour la première fois, ou bien cette attaque ferme jusqu'à la rudesse, ce martèlement si saillant, qui donne un tel relief à l'exécution en soulignant les diverses entrées des voix dans ces combinaisons d'une trame si pleine et si serrée ? — je ne saurais le dire ; — toujours est-il que cette composition, pour bizarre qu'elle fût, ne me rebuta point. J'y revins encore, puis encore, et je finis par ne plus pouvoir m'en passer.
Il y a des œuvres qu'il faut voir ou entendre dans le lieu pour lequel elles ont été faites. La chapelle Sixtine est un de ces lieux exceptionnels : elle est un monument unique dans le monde. Le génie colossal qui en a décoré les voûtes et le mur de l'autel par ces incomparables conceptions de la Genèse et du jugement dernier, ce peintre des Prophètes, avec lesquels il semble traiter d'égal à égal, n'aura sans doute jamais son pareil, non plus qu'Homère ou que Phidias. Les hommes de cette trempe et de cette taille ne se voient pas deux fois : ce sont des synthèses ; ils embrassent un monde, ils l'épuisent, ils le ferment, et ce qu'ils ont dit, nul ne peut le redire après eux. »
La musique de Palestrina eut aussi une grande influence sur le compositeur idéaliste et mystique de Polyeucte :
« A l'audition d'une œuvre de Palestrina, il se passe quelque chose d'analogue à l'impression produite par la lecture d'une des grandes pages de Bossuet : rien ne frappe en route, et au bout du chemin on se trouve porté à des hauteurs prodigieuses ; serviteur docile et fidèle de la pensée, le mot ne vous a ni détourné, ni arrêté à son profit, et vous êtes parvenu au sommet sans secousse, sans diversion, sans malversation, conduit par un guide mystérieux qui vous a caché sa trace et dérobé ses secrets. C'est cette absence d'artifices mondains, de coquetterie vaniteuse qui rend absolument inimitables les œuvres supérieures ; pour les atteindre il ne faut rien moins que l'esprit qui les a conçues et les ravissements qui les ont dictées. »
Cette impression fut durable ; sa première œuvre, après sa dernière année d'école passée à Vienne et à Munich, fut une messe Alla Palestrina.
Ingres était alors directeur à la Villa Médicis. Le grand peintre aimait beaucoup la musique et se montrait très fier de son talent de violoniste. En quittant Rome, il offrit au musicien un superbe petit médaillon de Mozart avec cette suscription : « A Charles Gounod, jeune compositeur déjà célèbre, souvenir affectueux de Ingres. »
Gounod se lia intimement à Rome avec le peintre Hébert, pour qui il a toujours conservé une grande amitié et qu'il appela plus tard « le Chopin de la peinture ».
Malgré ses études sérieuses et un travail opiniâtre, Gounod avait cependant quelquefois le mot pour rire. Assistant un jour à la répétition d'un oratorio à la chapelle Sixtine, il établissait des comparaisons entre les différentes voix des chanteurs et les instruments de musique et il disait, en parlant du baryton, puis de la basse chantante :
— Celui-là, c'est le basson ; celui-ci, c'est le trombone.
— Et le dernier ? lui demanda-t-on, en désignant le ténor aigu :
— Oh ! celui-là, c'est l'harmo...nium, ni femme !
En revenant à Paris, le compositeur amenait avec lui deux grandes admirations, Mozart et Beethoven, dont il disait : « Beethoven est plus grand, Mozart est plus haut ! — Beethoven a plus de puissance et Mozart. plus de sérénité ! — Mozart est dans le ciel et Beethoven y monte ! Et pourtant ils sont égaux ! » Toujours du pathos mystique !
Gounod obtint la place de maître de chapelle aux Missions étrangères, rue du Bac.
Il y resta six ans, jouant de l'orgue et faisant exécuter ses compositions par quatre petits enfants de chœur et deux gros chantres ! Puis, un beau matin, on apprit qu'il avait pris la soutane et était entré au séminaire de Saint-Sulpice.
Au bout d'un an, il jeta le froc aux orties et épousa la fille de Zimmermann.
En 1849, il obtint un très grand succès avec une Messe solennelle, chantée à Saint-Eustache. Sa réputation commençait à s'établir.
L'année suivante, grâce à la toute puissante initiative de Pauline Viardot, Gounod put faire représenter à l'Opéra, Sapho, drame lyrique en trois actes ; l'absence absolue de ballet nuisit beaucoup à la réussite de cette œuvre.
En 1852, il composa la musique des chœurs de l'Ulysse de Ponsard.
La direction de l'Opéra lui confia, après le refus de plusieurs autres compositeurs, le livret de la Nonne sanglante, opéra en cinq actes qui fut représenté en 1854.
En 1858, le Théâtre-Lyrique représentait avec succès le Médecin malgré lui. M. Carvalho, alors directeur de ce théâtre, qui faisait une concurrence acharnée à l'Opéra-Comique, songea à profiter de la réputation grandissante de Gounod. Il le chargea d'écrire la musique de Faust, dont le libretto est tiré de Goethe. Le musicien, tout en s'imprégnant du génie allemand resta fidèle au génie français. De cette alliance allemande et française est sorti ce chef-d’œuvre, qui eut au Théâtre-Lyrique deux cents représentations, et dont le succès est aujourd'hui universel.
Mme Miolan-Carvalho créa, de la façon admirablement poétique que l'on sait, le rôle de Marguerite, dans lequel elle n'a jamais été dépassée, si toutefois elle a été égalée.
Faust, profondément retouché, fut repris avec un grand éclat, en 1869, à l'Opéra, et fait partie du répertoire des scènes lyriques du monde entier.
Gounod, devenu le fournisseur du Théâtre-Lyrique, fit représenter à ce théâtre, en 1861, une idylle : Philémon et Baucis.
En 1862, il revint à l'Opéra avec la Reine de Saba, quatre actes. Ce fut sa première chute, aussi lui fut-elle très sensible.
Un critique musical rencontra le compositeur à Bade, peu de temps après son échec :
— Comment ! vous ici, maître ?
— Oui, je voyage pour un deuil de famille.
— Vous avez perdu l'un des vôtres ?
— Oui, une femme que j'avais beaucoup aimée, et sur laquelle j'avais fondé de grandes espérances : la Reine de Saba.
Pour se consoler, il alla jusqu'en Italie et revint passer trois mois dans le midi de la France, auprès de Mistral, dans cette campagne ensoleillée des environs d'Arles. Il en rapporta Mireille, d'après le poème du grand poète provençal. Cette partition, pleine de la chaude lumière du Midi, est bien plutôt descriptive que dramatique ; elle n'eut point à beaucoup près au Théâtre-Lyrique, où elle fut jouée en 1862, le même succès que Faust, et cependant Rossini la mettait au-dessus de toutes les autres œuvres de Gounod.
Quittant le pays du soleil, Gounod se plongea dans la nuit profonde, dans la nuit pleine de terreur et de poésie où Roméo et Juliette s'aimèrent, oubliant le signal de l'alouette matinale que l'amante enivrée confondit avec le chant du rossignol. — Roméo et Juliette, opéra en cinq actes, fut représenté en avril 1867 au Théâtre-Lyrique, et obtint un très vif succès. Il fut presque aussitôt monté à Vienne, à Bruxelles et dans la plupart des grandes villes de l'Europe.
Comme on le voit, l'inspiration du compositeur aime à fréquenter les plus hauts sommets, allant de Palestrina à Goethe, de Molière à Shakespeare, en passant par Mistral.
Pour compléter cette première partie de la vie du célèbre compositeur, il convient de dire qu'il dirigea pendant quelques années, à partir de 1852, le cours normal de chant de la ville de Paris, connu sous le nom d'Orphéon, s'efforçant d'améliorer la méthode Vilhem, pour la mettre à la hauteur des nouvelles méthodes d'instruction musicale.
Sa première symphonie, la Reine des Apôtres, fut exécutée en 1850, et deux autres symphonies en 1855 et en 1856 par la société des jeunes artistes. Parmi les nombreux morceaux de musique religieuse, instrumentale, symphonique et vocale qu'il a composés, citons le célèbre Ave Maria et la Sérénade de Victor Hugo dans Marie Tudor. En 1870, il fit exécuter à l'Opéra une cantate de circonstance : A la frontière.
***
Pendant la guerre, Gounod se réfugia à Londres, où il dirigea lui-même, le 1er mai 1871, lors de l'ouverture de l'exposition, l'exécution de Gallia, cantate que nous avons eu l'occasion d'entendre plusieurs fois à Paris.
Cependant la guerre était terminée depuis longtemps et Gounod ne revenait pas ; on lui attribua même l'intention de se faire naturaliser Anglais. Le compositeur adressa aux journaux parisiens une protestation indignée.
Son séjour prolongé en Angleterre tenait à des causes que des débats judiciaires ont rendues publiques et qui ont eu une désastreuse influence sur cette époque de l'existence du musicien.
Peu de temps après son arrivée à Londres, Gounod s'était laissé séduire par les charmes d'une cantatrice anglaise, mistress Georgina Weldon, et vint habiter ou plutôt s'emprisonner dans Tavistock-House. Cette maison, située au fond du square le plus tranquille de Londres, avait abrité longtemps Charles Dickens, qui était venu y chercher le silence et le repos.
Quelle est donc cette Georgina Weldon qui retenait Gounod véritablement prisonnier, sans qu'il s'en doutât, tant les chaînes étaient bien cachées sous les fleurs ? C'est une femme de quarante ans bien sonnés, — elle l'avoue elle-même, — mais n'en paraissant pas plus de trente. Belle, dans toute l'acception du mot, d'une beauté essentiellement féminine sous une enveloppe mâle ; avec des yeux perçants, un profil d'une régularité parfaite, des lèvres sensuelles, des joues fraîches et un sourire d'enfant, des cheveux épais qu'un jour, dans un accès de fièvre, elle coupa à coups de ciseaux.
Son mari, pourvu d'une charge à la cour, et possédant cent mille francs de rentes, avait voulu la faire enfermer comme folle, mais la rusée commère sut déjouer d'une façon très fine toutes les embûches qu'on lui tendit, si bien que le jugement qui ordonnait son incarcération fut prescrit et qu'on ne put en obtenir un second.
Et, en effet, elle n'est pas folle, mais étrange, exaltée, et spirite par-dessus le marché. Avec quel sentiment exquis elle chantait la musique du maître ; avec quelle câlinerie dans la voix et le sourire elle savait séduire l'artiste !
On voit encore au-dessous d'une petite encoignure en bois de chêne dans le salon de Tavistock-House quelques lignes écrites au crayon où Gounod constate « qu'il a passé dans cette chère maison des semaines embellies ou plutôt embaumées par la plus tendre affection, au sein du recueillement, du travail et de la paix ».
C'est aux côtés de cette charmeuse, et pour elle, que Gounod, oubliant tout, famille et patrie, composa Gallia, Biondina, et une foule d'autres œuvres ravissantes, en si grand nombre que le maître n'en avait jamais autant écrit et dont beaucoup, hélas ! resteront ignorées. Un sourire de Georgina Weldon faisait enfanter un chef-d’œuvre au maestro séduit.
C'est là qu'il composa Polyeucte, dont chaque page était précieusement mise de côté par mistress Weldon, qui en était propriétaire par contrat signé devant notaire.
Voici comment la chose s'était passée :
Mistress Weldon, ivre d'orgueil et voulant se réserver pour elle seule la gloire que lui procurerait l'amitié du grand musicien, avait entrepris une campagne contre les éditeurs qui publiaient des morceaux de musique sans aucune rétribution pour l'auteur. Gounod, victime des obscurités de la loi anglaise sur les droits d'auteur, se laissa aller trop loin ; il fut accusé de diffamation et condamné à une assez forte amende, ou à quinze jours de prison.
Gounod furieux, jura qu'il ne payerait pas l'amende et voulut poursuivre la lutte.
— Mais, lui dit mistress Weldon, on vous fera condamner de nouveau et on vous ruinera ! Il y a un moyen de faire une niche à ceux qui vous poursuivent : vous n'avez qu'à céder à un tiers tout ce que vous possédez en Angleterre.
Gounod accepta. Le tiers était tout trouvé, et, par acte dûment signé et paraphé, Georgina Weldon devint propriétaire de toutes les œuvres que le maître avait composées en Angleterre.
Cela dura longtemps ; on organisa des concerts fructueux dont Gounod ne vit jamais un sou.
Enfin, harassé, découragé et presque fou, le malheureux grand artiste s'évada pour ainsi dire de sa prison et revint dans sa patrie, à la grande joie de tous ses amis. Lorsqu'il lui fallut rentrer dans son intérieur, auprès de sa femme désolée, on le comprend, de l'abandon de son mari, la scène d'explications ne fut pas longue.
— Ma chère femme, dit Gounod, pardonne-moi... je te rapporte un buste qui n'a rien à se reprocher !
N'est-ce pas typique ?
Cependant, de toutes parts, on demandait au grand musicien des nouvelles de Polyeucte, dont on parlait depuis si longtemps. Hélas ! le pauvre Polyeucte était resté là-bas, et en attendant qu'il fût fait droit à sa trop juste réclamation, le maître a dû passer une année à récrire de mémoire sa partition.
Mais pendant ce travail, Gounod était dans un triste état d'esprit, désabusé du monde, indifférent au succès, et pris d'un de ces violents accès de mysticisme qu'il a lui-même avoué dans un livre paru à son insu en Angleterre :
« Ma vie, dit-il, est une cellule dont voici la règle : recueillement, vie de l'âme ; intimité, vie du cœur ; travail, vie de l'intelligence. Quant au monde, j'ai dit, comme dans la prison de mon Polyeucte : « Monde, pour moi, tu n'es plus rien ! » C'est le mensonge et l'inutilité, des deux côtés, c'est le vide. Je veux recueillir ce qui me reste de jours dans une solitude que je regarde comme ma vie posthume. Le public contemporain n'existe plus pour moi ; je n'ai rien à démêler avec lui. Polyeucte est une œuvre d'art apostolique, c'est l'apologie et la glorification d'un martyr ; j'espère que Dieu me permettra de le terminer avant ma mort ; et si j'ai laissé dans cette œuvre une action de plus au service d'une cause que j'ai adorée, je ne demande pas à en avoir le succès. Ce que je désire, c'est de l'achever dans la paix de mon couvent, comme un vieux bénédictin. »
Le maître était à cette époque tellement absorbé par les idées religieuses, qu'un moment, on a pu craindre pour sa raison, et que les amis du compositeur ont cru qu'il allait se réfugier dans quelque retraite profonde, dans un couvent ou dans un cloître.
L'exaltation de Gounod était très grande, en effet, comme le prouve l'anecdote suivante absolument authentique :
Un matin, se promenant du côté de l'avenue de Villiers, il entre chez Sarah Bernhardt.
L'éminente tragédienne était à son atelier vêtue de son traditionnel costume d'homme, elle travaillait au buste de M. de Girardin.
Le compositeur fut d'abord étonné de cette mise, qu'il jugeait peu convenable, mais il n'osa pas insister, et, ayant prié Sarah de continuer son travail, il s'assit à quelques pas sur un large et moelleux divan, en contemplant silencieusement l'artiste.
Il avait l'air sombre et préoccupé. Sarah lui en fit l'observation, mais il ne répondit rien.
Enfin, après un moment :
— Sarah, priez-vous quelquefois ? demanda-t-il à brûle-pourpoint, en articulant les syllabes d'un ton tragique.
L'actrice tressauta et fut choquée de cette question indiscrète ainsi posée.
Vivement, elle lui répondit en haussant les épaules, et en observant l'effet qu'elle allait produire :
— Prier ? moi ?... jamais de la vie, je suis athée !...
— Athée !... exclama Gounod en pâlissant. Et, se levant fiévreusement, il se laissa tomber à genoux en pleurant et en s'écriant :
« Dieu de bonté ! Dieu de miséricorde !... Tu as comblé cette créature de tous les dons les plus précieux ; tu lui as donné la grâce, le charme, le talent, le génie ; tu l'as faite pour aimer et être aimée, et tu ne lui as pas donné la foi !... Dieu charitable ! fais qu'elle puisse te comprendre ! Pardonne-lui !... Inspire-la !... »
Il continua sur ce ton pendant près d'un quart d'heure, tandis que Sarah, péniblement affectée de cette scène, croyait que le musicien était devenu fou, et cherchait un moyen de s'en débarrasser.
Enfin Gounod se releva, prit son chapeau, jeta un dernier regard mouillé de larmes à Sarah Bernhardt et partit.
Depuis lors, la tragédienne et le compositeur ne se sont jamais revus.
***
Gounod, renonçant à l'espoir de rentrer en possession de ses manuscrits, entreprit de récrire de mémoire, comme nous l'avons dit, la partition tout entière des cinq actes de Polyeucte, chant, chœurs et orchestre, prodige inouï ! On se rend compte de l'énormité de la tâche quand on songe qu'il a dû transcrire plus de deux mille pages de musique et quinze cent mille notes !
Lorsque Mme Weldon se décida enfin à rendre le manuscrit original par l'intermédiaire de M. Oscar Comettant, l'œuvre était terminée et cette restitution dont on se vantait comme d'un trait de générosité, fut faite trop tard !
Mais on ne surmène pas impunément le cerveau humain et, lorsque le maître eut accompli cet acte d'héroïque volonté, il eut besoin de prendre quelques mois de repos absolu avant de continuer ses occupations habituelles.
Cinq-Mars, drame lyrique en cinq actes et huit tableaux, joué à l'Opéra-Comique le 5 avril 1877, est une véritable improvisation.
Le 1er décembre 1876, Gounod, sur les instances de M. Carvalho, consentit à écrire un drame lyrique. Il fallait un livret.
Depuis quelque temps un ami intime du compositeur, M. Poirson, le gendre du marquis d'Herford, avait l'intention de faire une pièce avec le Cinq-Mars d'Alfred de Vigny.
L'idée plut à l'auteur de Faust, qui conseilla à son ami de prendre pour collaborateur M. Gallet.
En un mois, le poème fut écrit et remis au maître. Pressé par le directeur de l'Opéra-Comique, Gounod disparut subitement. Quelques journaux annoncèrent qu'il était retourné à Londres, d'autres, qu'il s'était retiré à Cannes. Gounod ne souffla mot, il s'était installé à Bagatelle, chez Richard Wallace. C'est là qu'il composa ou, pour mieux dire, qu'il improvisa la partition de Cinq-Mars, puisque, au bout de quarante-deux jours, l'œuvre était assez avancée pour être mise en répétition.
Enfin, après dix années d'attente, la première représentation de Polyeucte fut donnée à l'Opéra en mars 1879.
Est-ce un chef-d'œuvre ?
C'est évidemment une œuvre fort remarquable, dans laquelle Gounod a voulu traduire ses aspirations et revêtir d'une forme brillante son idéal, tel qu'il l'a défini dans un autographe écrit sur un album :
« Il y a trois grands sacerdoces, celui du Bien, celui du Vrai, et celui du Beau ; les saints, les savants, les artistes ; sont comme les trois formes distinctif (sic) de cette Unité substantielle qui est l'Idéal. »
Le maître a voulu implanter le « drame sacré » sur notre première scène lyrique, mais le public, tout en admirant les beautés de premier ordre de certains passages de Polyeucte, ne l'a pas suivi dans cette voie. Après un certain nombre de représentations, l'œuvre maîtresse de Gounod, celle qui lui a coûté certainement le plus de peine et de travail, est rentrée dans les cartons de l'Opéra d'où elle ne sortira plus de longtemps.
Gounod a écrit la musique de George Dandin, sur les paroles mêmes de Molière, et il a publié à ce propos, dans la Revue et Gazette musicale, une curieuse étude sur l'emploi de la prose en musique.
Citons encore : les Deux Reines, drame de M. Legouvé, joué à la salle Ventadour en 1872, pour lequel Gounod consentit à composer quelques morceaux, et Jeanne Darc représentée à la Gaité, en 1873.
Après de longs pourparlers et de nombreuses vicissitudes le Tribut de Zamora a fait son apparition, au commencement de 1881, à l'Académie nationale de musique. Gounod conduisait lui-même l'orchestre à la première représentation, et cette soirée a été pour lui aussi glorieuse qu'il pouvait le souhaiter. Il pouvait d'autant plus être fier de son œuvre que cette fois tout le succès revient bien au compositeur seul, car on trouverait difficilement un livret plus vide et des vers plus plats que ceux de MM. Dennery et Brésil.
En 1882, au grand festival triennal de Birmingham, le plus important de l'Angleterre et peut-être du monde entier fut exécutée pour la première fois Rédemption, oratorio en quatre parties dont un prologue.
On ne se fait guère une idée en France de ce que peuvent être ces fêtes musicales dont les recettes s'élèvent à plus d'un million.
Là encore, le malheureux musicien se trouva en butte à de nouvelles persécutions de la féroce Georgina Weldon et dut implorer le secours de la police anglaise pour éviter un épouvantable scandale.
La Rédemption a été présentée pour la première fois au public français dans la magnifique salle du Trocadéro par l'association des artistes-musiciens. L'interprétation fut magistrale, et, naturellement, l'immense salle était pleine, car la curiosité avait été fortement excitée par les réclames des journaux ; une œuvre nouvelle de Gounod, surtout une œuvre de cette importance, vaut bien la peine qu'on se dérange. Les auditeurs n'ont point ménagé au maître les applaudissements ; mais on sentait cependant que l'enthousiasme faisait défaut.
Gounod a écrit lui-même le poème de son oratorio dont l'idée première lui vint pendant un séjour qu'il fit à Rome en 1867 ; c'est là qu'il composa une partie de son œuvre, terminée seulement douze ans après pour le festival de Birmingham.
Le chaos, la création, la naissance de l'homme, sa faute (?) et la promesse d'un rédempteur composent le prologue. La première partie comprend la passion et la mort du Christ ; la seconde, sa résurrection et son ascension, et enfin la troisième, la mission des apôtres essayant de propager le christianisme à travers le monde.
On ne saurait être plus biblique !
Gounod offrit dans la même salle du Trocadéro une seconde audition de Rédemption au profit des jeunes aveugles, et, voulant conduire lui-même l'orchestre, il retarda de plusieurs semaines son départ pour la campagne qu'il adore.
C'est à cette occasion qu'il écrivit cet intéressant article :
Sourd ou Aveugle.
« Si j'étais réduit à choisir, ou de l'une ou de l'autre de ces deux terribles épreuves, je crois que je n'hésiterais pas un instant, bien que le sourd passe, généralement, pour être plus triste que l'aveugle.
Et pourtant, la surdité m'atteindrait dans ce qui a été pour moi la source des émotions les plus vives et les plus profondes, la musique. Mais de là à ne plus voir ceux qu'on aime, il y a, selon moi, un abîme incommensurable, et cette privation seule me semble suffisante pour trancher la question entre les deux infirmités.
Joignez à cela que le musicien peut, à un certain degré, jouir de la musique en la lisant, et que cette lecture à laquelle il ne manque que la sensation du son pour procurer une impression musicale complète, constitue néanmoins une information tellement nette qu'elle devient une véritable audition mentale du chant, de l'harmonie, du rythme, du timbre ; en un mot de tous les éléments de la musique, dont la transmission à l'esprit s'accomplit sans la coopération extérieure de l'oreille. Beethoven, sourd, a écrit des chefs-d'œuvre ; or, pour les écrire, il a bien fallu qu'il les entendît en dedans de soi-même ; il va de soi qu'on peut entendre la musique en la lisant. La surdité ne supprime donc pas entièrement la jouissance musicale.
D'ailleurs, au point de vue de la sensation, tout musicien, au moment où il écrit sa pensée, est exactement dans le même état qu'un sourd ; son intelligence seule perçoit ce qu'il écrit.
Mais la cécité ! Que de privations elle implique ! Que de sacrifices elle impose ! Ne plus pouvoir se conduire ! Quelle captivité ! Ne plus voir la nature ! Quelles ténèbres ! Être incapable de lire et d'écrire ! Quel silence et quel cachot !
Par la lecture, le sourd peut vivre en communication constante avec la pensée humaine tout entière, historiens, poètes, philosophes, artistes, etc... L'aveugle dépend de tout et de tous : c'est le mendiant par excellence ; c'est le prisonnier suprême !
Ah ! certes, plutôt mille fois être sourd qu'aveugle. »
***
Le 2 avril l'Académie nationale de musique reprenait, avec l'apparat qu'elle réserve d'habitude aux premières représentations, Sapho, l'opéra d'Émile Augier et de Gounod. C'est que l'œuvre a été complètement remaniée par les auteurs, augmentée d'un acte, et est devenue un opéra en quatre actes et cinq tableaux.
Le premier et le quatrième acte auxquels on n'a apporté aucun changement, sont incontestablement les meilleurs ; et les vieux habitués de l'Opéra ont entendu avec grande joie ces anciens morceaux qu'ils avaient applaudis en 1851. Le second acte renferme aussi quelques fragments de la première partition, entre autres le ravissant duo de Glycère et de Pythéas :
Va m'attendre, mon maître,
Va clore ta fenêtre,
Allume ton trépied.
J'irai, vêtue en rose,
Te voir à la nuit close,
Sur la pointe du pied.
Les morceaux nouveaux ont été jugés un peu inférieurs aux anciens.
Somptueusement montée et ramenée aux proportions de l'immense cadre où elle est représentée, Sapho restera certainement au répertoire de notre première scène lyrique.
***
Parmi les nombreux morceaux détachés que le maître sème avec une fécondité réellement extraordinaire, il faut citer les Dernières volontés de Louis Veuillot. Gounod ne pouvait laisser passer une si belle occasion de manifester une fois de plus son goût pour la poésie mystique.
L'auteur de Polyeucte ne se contente pas de gaspiller ainsi son grand talent, il est atteint de la rage du prosélytisme, il est devenu « grand convertisseur ».
Après avoir échoué auprès de Sarah Bernhardt, qui est restée sceptique en religion comme en tout autre chose, il s'est rejeté sur Mlle Nevada, charmante cantatrice américaine que ses parents avaient eu le bon esprit d'élever dans l'ignorance absolue de toute secte religieuse. L'auteur de Faust, entre la répétition de Sapho à l'Opéra et celle de la reprise de Mireille à l'Opéra-Comique, se mit en tête de convertir au catholicisme Mlle Nevada, et il y réussit si bien et si promptement, que la jeune artiste fut baptisée et fit sa première communion en grande pompe. L'archevêque de Paris, qui ne donne que dans les grandes circonstances, se chargea d'administrer lui-même la confirmation à la jeune néophyte.
Cette conversion fit grand tapage, ce dont le convertisseur se montra très fier ; il n'y a, en vérité, pas de quoi.
***
Gounod n'est pas seulement un compositeur de premier ordre, c'est aussi un lettré fort estimable ainsi qu'on a pu en juger par les quelques extraits insérés dans cette étude. Lorsqu'il écrit sur la musique il atteint presque la perfection. Il sait donner à ses écrits une forme admirable, par exemple, sa notice sur Mozart et sur son Don Juan. Et quel lecteur ! Il faut lui entendre lire ses discours avec cette chaleur communicative qui en font un véritable charmeur.
Mais quand il veut se mêler de philosophie tout change. En octobre 1883, lors de la distribution des prix du grand concours à l'Académie des Beaux-Arts, Gounod présidait la séance. Il prononça à cette occasion un discours tellement amphigourique que tous les auditeurs se regardaient ayant l'air de se demander où le maître voulait en venir. Ce n'est qu'à la fin de son discours que Gounod se décida à expliquer d'une façon plus ou moins claire sa pensée.
S'adressant aux jeunes lauréats des différents concours artistiques, de l'année, il les a engagés à ne pas tomber dans cette étrange et funeste méprise de confondre l'Existence avec la Vie (?).
« C'est pourquoi, a-t-il dit, tenez-vous en garde contre ce mouvement fiévreux, inquiet, desséchant, qui tend à substituer l'empire malsain de la « sensation » à l'empire salutaire du « sentiment ». C'est le règne de la sensation qui fait les hommes blasés, et qui mène, par la décrépitude des individus, à la décadence des peuples.
On ne meurt que d'avoir préféré l'existence à la vie.
Et puis, ne courez pas après la gloire ; c'est une vieille coquette ; elle n'a pas d'amour, elle n'a que de l'amour-propre et ne fait que des rivaux qui se jalousent, au lieu de faire, comme la vérité, des émules qui s'aiment... »
Quelques amis intimes, mais trop zélés, tels que Jules Simon et Ernest Legouvé proposèrent un jour à leurs collègues de l'Académie française la candidature de Gounod. Cette proposition fut accueilli par un silence tellement significatif que personne n'osa la renouveler.
Et de fait, qu'est-ce que l'auteur de Faust irait faire à l'Académie française ? N'occupe-t-il pas déjà une des premières places à l'Institut comme membre de l'Académie des Beaux-Arts. Cela doit lui suffire.
***
Gounod habite, en famille, avec Mme Zimmermann et ses filles, ce magnifique hôtel du boulevard Malesherbes, construit par son beau-frère, le fameux architecte Pigny, à qui l'on doit la plupart des splendides constructions du nouveau quartier Monceau.
Dès les premiers jours de l'été, tout le monde s'en va à Montretout dans la belle propriété de Mme Zimmermann.
Là, tout au fond d'un parc superbe, dans un chalet entouré de grands arbres et de fleurs, vit notre grand musicien entre sa femme et sa fille. Il fait chaque jour sa partie de dominos avec Mme Gounod, mais, instinctivement lorsqu'il entend marcher dans le parc, l'artiste jette de côté et d'autres des regards inquiets. comme s'il redoutait à chaque instant une nouvelle frasque de sa terrible ennemie d'outre-Manche !
Lors de l'invasion prussienne Gounod, voulant sauver du désastre cette propriété de Montretout qu'il aime tant, eut une inspiration qui prouve bien la naïveté du grand artiste et les illusions qu'il se faisait sur nos sauvages envahisseurs.
Après avoir fait évacuer la maison, il avait fait clouer sur la façade une gigantesque bande de toile, semblable à celles des magasins de nouveautés en liquidation, avec ces mots :
ICI EST LA DEMEURE DE CHARLES GOUNOD
L'AUTEUR DE FAUST
Les compatriotes de Goethe, ces grossiers Allemands qui se prétendent lettrés, s'empressèrent de brûler le château.
L'auteur de Faust a dû être cruellement désillusionné !
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Gounod paraît beaucoup plus jeune qu'il n'est en réalité, surtout quand sa tête est couverte — et elle l'est presque toujours — l’œil est vif, la parole vibrante et l'expression de la figure très animée. Mais quand, dans le feu de la conversation, il enlève sa calotte ou son chapeau, sa calvitie très prononcée le fait paraître immédiatement plus vieux de vingt ans ; cela ressemble à une des transformations du docteur Faust.
Quand on a entendu chanter Gounod on se souvient toujours de l'émotion qu'on a ressentie ; le compositeur a une voix admirable et chante avec un art inimitable sa musique, et parfois, celle des autres.
(Alfred Carel, Histoire anecdotique des Contemporains, 1885)