Henri Gaubert
AVENTURES ET MESAVENTURES DE "LA DANSE" DE CARPEAUX
Lorsque, en 1861, le ministre d'Etat Walewski ouvrit un concours pour la construction du nouvel Opéra de Paris, on eut à enregistrer les candidatures de cent soixante et onze architectes, désireux de participer à ce marathon artistique. Le lauréat des épreuves fut, comme on sait, Charles Garnier : c'était alors un homme de 35 ans à peine, qui avait obtenu son Grand Prix de Rome à 23 ans. Il faut croire que son talent s'imposait, puisque, pour l'édification de l'Opéra, il fut choisi — détail piquant — à l'unanimité du jury.
Nous n'avons pas ici à le suivre dans la mise au point de ses projets, dans l'exécution de ses plans, dans ses luttes épiques contre les envieux, dans les batailles contre le ministère des Finances. Retenons simplement que, au moment où il aborda la question décorative, il décida de placer, sur la façade, quatre grands groupes sculpturaux, représentant l'Harmonie, la Musique, le Drame lyrique, la Danse.
Nobles et classiques allégories qui, même à cette époque, n'avaient rien de subversif. Tout cela était bien sage, en vérité. Et rien ne pouvait, jusqu'ici, faire prévoir le tonnerre et la tempête qui allaient bientôt se déchaîner sur cette façade.
Du vestibule à la façade.
Les quatre groupes, bien en vue, ne pouvaient évidemment être attribués qu'à des sculpteurs assagis, hommes d'âge, et très décorés. C'est ainsi que les figures du quadrille sculptural furent respectivement confiées à Jouffroy, Guillaume, Perraut, et Cavelier : artistes célèbres, paraît-il ; et fort appréciés, nous assure-t-on. Il faut bien convenir que la postérité a laissé sombrer leurs noms dans le plus complet des oublis. Paix à leurs cendres.
Et pourtant, Garnier avait sous la main un jeune sculpteur de talent — son ami intime, au surplus : Jean-Baptiste Carpeaux. L'architecte appréciait à très haute valeur le ciseau nerveux, l'imagination ardente, et même la facture parfois assez turbulente de son camarade. Malheureusement, Carpeaux se trouvait singulièrement handicapé par son état civil : il n'avait, à cette époque, que 35 ans (l'âge de Garnier). Or, pour la décoration des monuments publics, ce qui joue ordinairement — nul ne l'ignore — ce n'est point le talent, mais plutôt l'extrait de naissance... Trop jeune pour la façade ! Garnier ne pouvait, décemment, lui commander qu'une statue assise, destinée à trôner dans le vestibule de l'Opéra. C'était déjà un beau résultat. On ne pouvait espérer mieux.
Mais voici que se produit un coup... de théâtre — au double sens du mot. En 1863, Cavelier, trop absorbé par ses travaux de décoration entrepris au Palais de Longchamp, à Marseille, se récuse, et décline la commande précédemment acceptée par lui.
Aussitôt, Garnier forme le projet de mettre Carpeaux à l'honneur — bien qu'il n'ignore point combien le jeune sculpteur se montre insupportable à l'égard des architectes, dont il est la terreur. Qu'importe ! Il a confiance en son « génie » (Garnier dixit). Il propose donc l'exécution du groupe par Carpeaux. Le 17 août 1865, le ministre ratifie. Le 20 mars 1866, Carpeaux accepte.
Tout est pour le mieux — semble-t-il...
Le portrait du... portraitiste.
Les Goncourt nous ont campé le portrait — littéraire, bien entendu — de Jean-Baptiste Carpeaux : ils nous le présentent avec sa face maigre, ses traits fort mobiles. Un caractère peu commode, au demeurant. Et lorsque notre sculpteur se met en colère (cela lui arrive assez souvent), les grosses moustaches qui barrent sa figure s'agitent en bonds désordonnés, du plus curieux effet, assure-t-on. Avec cela, un cœur d'or, une âme d'enfant, des sentiments très nobles. Il ne vit que pour son art.
A l'époque où Garnier l'a fait passer du vestibule de l'Opéra à la façade du monument, Carpeaux commence à être assez connu, et apprécié. Il faut bien reconnaître que, précédemment, son « Ugolin » a causé quelque scandale dans les rangs de la bonne bourgeoisie du Second Empire.
Certes, par la suite, il s'est fait pardonner en décorant, avec un goût très sûr, le Pavillon de Flore. Et puis, il est devenu un portraitiste apprécié, recherché de la meilleure société ; ses bustes, qui respirent la vie, sont remarqués à chaque Salon.
En somme, le groupe de la façade de l'Opéra, commandé par Garnier, semble devoir assurer la consécration officielle du talent de Jean-Baptiste Carpeaux.
Les quatre maquettes de Carpeaux (*).
Premier dessin. Carpeaux présente à Garnier une esquisse du « Drame lyrique ».
(*) Historique assez difficile à rétablir. Les divers auteurs qui ont étudié de près l'œuvre de Carpeaux n'arrivent pas toujours à s'entendre, sur certains détails de ce chapitre, presque impossible à reconstituer minutieusement, faute de documents sûrs.
Pourquoi pas « La Danse » ? Histoire embrouillée, et difficile à élucider. Quoi qu'il en soit, le sculpteur place, sous les yeux de son architecte, la composition suivante : un homme, qui s'appuie sur une lyre ; à ses côtés, une femme ; au-dessus, un génie ailé (*). Garnier s'esclaffe : « Adam et Eve tentés par le Diable ! » Il faut recommencer...
(*) Le dessin de cette première maquette se trouve au Musée de Valenciennes, ville natale de Carpeaux. Le plâtre d'une ébauche largement modelée est au Louvre (fig. 1 et 2).
Fig. 1. - A la première demande de Charles Garnier, architecte en chef de l'Opéra, Jean-Baptiste Carpeaux exécute à la plume, d'un trait vigoureusement enlevé, cette esquisse intitulée : « Le Drame lyrique ». (Collection Musée de Valenciennes.)
Fig. 2. - Une maquette en plâtre, toujours dénommée « Le Drame lyrique » : transposition du dessin n° 1. On remarquera la nervosité du modèle, où se donne libre cours la fougue créatrice de Carpeaux. (Maquette conservée au Musée du Louvre.)
Deuxième maquette. Encore « Le Drame lyrique ». Deux personnages appuyés l'un contre l'autre. L'homme est nu ; son visage reflète la tristesse ; dans sa main, une torche renversée. Derrière l'homme, une femme, nue elle aussi ; un sourire fleurit sur ses lèvres ; elle brandit un tambour de basque. (Est-ce la Comédie légère ? La Danse ?) (*). Garnier ne s'avoue pas satisfait ; il refuse.
(*) Cette maquette, longtemps conservée dans le bureau de Charles Garnier, à l'Opéra, a été dirigée, en 1925, sur le Musée du Louvre (fig. 3).
Fig. 3. - Encore le « Drame lyrique » (en attendant d'en arriver au sujet définitif de « La Danse »). On notera quelques changements de détail : le tambourin de la femme, par exemple, qui ne se trouve plus au centre de la composition, mais sur la droite. (Maquette conservée au Musée du Louvre.)
Troisième maquette. Sur l'ordre formel — et amical — de Garnier, Carpeaux s'attaque maintenant au thème de « La Danse », que l'architecte veut absolument placer sur la façade du monument. Mais le sculpteur ne « sent » pas encore son sujet. Et il présente un projet grave, chaste, et qui tenait le milieu entre la chorégraphie de la Grèce antique et les grâces du XVIIIe siècle français. Le « maître d'œuvre » s'emporte : il connaît le tempérament fougueux de son ami ; en conséquence, il exige une danse « amoureuse », voire « bachique », quelque chose qui tourne, bouge, virevolte. Il veut de la vie. Il demande du mouvement...
Du mouvement ? Il va être bien servi.
Quatrième maquette. Garnier s'applique à inspirer son décorateur ; il lui suggère « une danse légère, autour d'un génie inspirateur ». C'est vite dit. Plus difficile à exécuter. Carpeaux ne vibre toujours pas... Sur ces entrefaites, l'architecte montre, un jour, à son sculpteur, un croquis établi par le peintre Boulenger. C'est l'étincelle mise aux poudres. — « Carpeaux, nous rapporte Garnier, prit une plume, un bout de papier, et, en un instant, traça quelques lignes se coupant à merveille, quelques mouvements se composant le mieux du monde ; bref, cinq minutes après, son groupe était trouvé ! » (fig. 4).
Fig. 4. - Enfin, voici l'apparition aérienne de « La Danse » ! Garnier a insisté auprès de son ami pour obtenir une composition à la gloire de la chorégraphie... Sous les yeux mêmes de son architecte, Carpeaux trace quelques lignes s'entrecroisant à merveille : c'est le point de départ d'une série d'essais qui aboutiront bientôt à cette esquisse, acceptée d'enthousiasme par Charles Garnier.
Sans plus tarder, Carpeaux passe à l'exécution de l'esquisse modelée, en plâtre (*). Au centre, un génie (figure féminine) agitant un tambourin ; autour de cette figure, s'agite une ronde folle (fig. 5).
Dès cet instant, les grandes lignes directrices du groupe de « La Danse » se trouvent arrêtées. Architecte et sculpteur peuvent être satisfaits — et fiers — l'un de l'autre.
(*) Au Musée du Louvre. A noter que Carpeaux a exécuté diverses variantes, plus ou plus poussées, de cette même maquette. Le Musée de Valenciennes possède un de ces essais.
Fig. 5. - Aussitôt, Garnier passe à l'exécution de la maquette en plâtre. Il en existe plusieurs variantes. Celle que nous présentons ici est d'un très grand intérêt, du fait qu'elle s'approche de très près de l'exécution définitive du groupe. (Maquette conservée au Musée du Louvre.)
Batailles, discussions, chamailleries.
Carpeaux a montré quelque lenteur à prendre le départ. Maintenant, il va se rattraper. Il s'enflamme pour son œuvre, il s'emballe. Et Garnier aura bien de la peine à le retenir, à le contenir.
Chaque jour, en effet, Carpeaux introduit de nouveaux personnages dans son œuvre — mettant, de ce fait, en péril, l'harmonie de la façade entière. Pour « défendre » son monument, voilà Garnier obligé de se livrer, presque chaque jour, à un véritable jeu de massacre. L'architecte prétend qu'en certaine occasion, Carpeaux lui présenta un groupe de... dix-sept figures (*) ! C'est une bataille incessante, une succession de scènes orageuses. Un matin, Garnier a pu gagner un mètre de largeur sur l'adversaire. Le même soir, Carpeaux, de haute lutte, a reconquis cinquante centimètres. Atmosphère de combat (fig. 6).
(*) Le groupe actuel ne compte que neuf personnages.
Fig. 6. - Emporté par sa force créatrice, Carpeaux ajoute des personnages, surcharge sa composition, alourdit malencontreusement le sujet... Mais Garnier veille, et, après des batailles homériques, le sculpteur sera obligé de revenir à la simplicité de la première esquisse. (Musée de Valenciennes.)
Au fond, Garnier est ravi de voir ainsi éclore, sur la façade de son Opéra, une œuvre qu'il sait immortelle. Cela le console un peu des mornes navets qui commencent à pousser dans les trois plates-bandes voisines. Naturellement, il se garde bien d'avouer à Carpeaux sa satisfaction intime. Mais, dans ses cahiers, il note : « Je trouvais le modèle superbe, j'étais émerveillé de sa composition si vivante. Je me disais : Eh bien ! Si le monument pâtit un peu de l'exubérance de mon sculpteur, ce ne sera qu'un petit malheur ; tandis que ça en serait un grand si, m'entêtant dans mes idées, je privais la France d'un morceau qui sera, certes, un chef-d'œuvre... »
Carpeaux en marche vers la gloire.
Sous de grandes bâches installées place de l'Opéra, Carpeaux va travailler — au cours des deux années 1868-1869, et presque sans répit — à l'exécution de son groupe. Il vient de se marier avec la délicieuse Mlle de Montfort ; et, comme notre artiste est fort jaloux, il a fait installer, près de son atelier sous toiles, une petite baraque, meublée de fauteuils d'osier, égayée de tentures persanes, de plantes vertes, de fleurs toujours renouvelées : c'est le salon de Mme Carpeaux. Ainsi, la jeune femme peut suivre les travaux de son mari. Ainsi, le mari a toujours son épouse sous les yeux. C'est charmant.
Peu à peu, le groupe sort de sa gangue. Au centre, l'on voit surgir un génie, chargé, par sa ligne verticale, d'assurer l'unité de la composition. Le premier modèle de cet être androgyne fut d'abord le menuisier Sébastien Visat, qui appartenait à un atelier voisin. Mais la tête du génie de la Danse reproduit les traits d'une femme d'une étourdissante beauté : Hélène Racowitza, jeune Allemande, veuve d'un prince roumain, et personne à l'existence plutôt aventureuse. Puisque nous en sommes à étiqueter les personnages, signalons que la danseuse couronnée de roses est « la petite Miette, du Palais-Royal ».
Toujours aux côtés de ses praticiens, Carpeaux se dépense sans compter. « Il travaillait — nous précise Garnier — du compas et du ciseau. » Dans ces conditions, ne nous étonnons pas si le groupe de la Danse doit être considéré comme un original au premier chef.
Voici que le groupe a pris sa forme définitive. Autour d'Apollon, figure centrale, se déroule une ronde folle, une sorte de tarentelle vertigineuse, tournant de gauche à droite. De son tambourin, le dieu excite les danseuses. Celles-ci sont haletantes ; leur chevelure s'est dénouée ; leurs pieds semblent pris de frénésie. Derrière chaque danseuse, apparaît, au premier plan, une figure accessoire presque complète. Des draperies et des fleurs surgit un buste, en haut-relief. A droite, grimace une tête de faune. A terre, un enfant agite une marotte (le sujet a été placé là pour boucher un « trou » de la composition).
Foule animée, joyeuse, turbulente, agitée d'un mouvement intense. C'est vraiment de « la danse ». C'est vraiment « La Danse ».
Nul n'en doute plus, maintenant, Carpeaux marche vers la gloire...
Oui, certes, Mais aussi vers la ruine, vers le malheur. Son talent et son travail lui préparent des lendemains éminemment dramatiques, et des épreuves aussi ridicules qu'inattendues — comme nous le verrons dans notre prochain numéro.
Carpeaux marche à la ruine.
Dans notre dernier numéro, nous avons exposé comment et pourquoi, avec le groupe de « La Danse », commandé pour la façade de l'Opéra, le sculpteur Jean-Baptiste Carpeaux semblait appelé à marcher à la gloire.
Nous avons aussitôt ajouté qu'il marchait, également, à la ruine. Expliquons-nous.
Chacun des quatre sculpteurs de la façade s'était engagé à exécuter son groupe pour la somme globale de 30 000 francs. Mais, pour Carpeaux, le problème se présente de manière différente : avec ses neuf figures (un génie, cinq bacchantes, deux masques, un enfant) — agréées par Garnier, architecte en chef du nouvel Opéra — il faut, dès le départ, considérer le crédit comme insuffisant. « Nous supporterons le surplus des dépenses à frais communs », lui écrit (*) Garnier, toujours emballé par le sujet...
(*) Lettre non datée.
Le travail est à peine arrivé au milieu de l'exécution, et les 30 000 francs ont déjà disparu. En deux fois, Garnier a avancé, péniblement, 8 000 francs. A la fin janvier 1869, il arrête net ce courant de générosité : « Je crois avoir donné ma part... Je ne puis aller plus loin... »
Et pourtant, Garnier n'ignore point les difficultés techniques et pécuniaires de Carpeaux — qu'il sait, par ailleurs, sans fortune personnelle. « Là où ses voisins avaient payé douze ou quinze mille francs de pratique, il payait, au moins le double... Aucun praticien n'ayant voulu consentir à s'engager pour la reproduction d'un groupe si mouvementé, si plein de trous, offrant tant de difficultés pour la mise au point... » A chaque fin de semaine, il s'agit de régler les ouvriers : c'est un problème angoissant qui se pose alors à Carpeaux. Par bonheur, Mme Carpeaux, ex Mlle Amélie de Montfort, est là. Elle fait confiance au génie de son mari ; et ses parents, qui partagent ses sentiments admiratifs à l'égard du grand artiste, ne s'opposent pas, bien au contraire, aux gestes de générosité de leur fille. « Chaque fois que mon mari avait besoin d'argent, raconte Mme Carpeaux, nous allions tous les deux chez le notaire ; tant et si bien que, le groupe achevé, nous n'avions plus rien en caisse ; mais je ne le regrettais pas. Cette œuvre fut une des plus grandes joies de Carpeaux, et c'est mon orgueil d'y avoir collaboré d'une façon indirecte (*). »
(*) « Echo de Paris », juin 1901. Interview de Mme Jean-Baptiste Carpeaux.
Carpeaux a touché 38 000 francs, environ, pour son travail. Il en a dépensé 90 000. La différence fut réglée par la dot de Mme Carpeaux. Plus un sou en réserve. Et le groupe n'est pas encore terminé !
Mais Carpeaux a la foi. Il compte bien qu'il obtiendra le fameux « Prix de l'Empereur » : 100 000 francs. Hélas ! Le jury se montrera d'un avis différent, et fixera son choix sur l'architecte Duc, auteur de Sainte‑Clotilde et de la partie neuve du Palais de Justice.
Carpeaux est ruiné — totalement.
Un grand espoir subsiste, néanmoins : le succès que lui vaudra son groupe, lorsqu'on le dévoilera, sur la façade de l'Opéra.
Le scandale.
Aux lieu et place du succès, ce fut le scandale qui arriva.
Le 27 juillet 1869, on enleva les échafaudages
qui masquaient la façade du bâtiment.
Dédaignant les autres groupes, la foule se porta dans la direction de « La
Danse ». Et l'on eut aussitôt à enregistrer un débordement d'injures et de
sarcasmes.
Dans les journaux du temps, ce fut alors un beau tapage. Les uns attaquent le régime, dénoncent l'effondrement de la moralité, stigmatisent la décadence des mœurs. D'autres considèrent cette œuvre comme une insulte décochée aux passantes, et à la vertu des demoiselles du corps de ballet.
Dans la « Gazette des Beaux-Arts », le critique Paul Mantz analyse la beauté du groupe sculptural avec goût et discernement : « Le bruit de la musique, la fièvre du plaisir, le tournoiement de la ronde a (sic) pu leur monter à la tête et les jeter dans un délire orgiaque ; mais un peu de l'autre ivresse, celle que la loi considère comme incorrecte, alourdit leurs pas et fait fléchir leurs jarrets... L'une des danseuses va tomber, inerte, près de la borne voisine... La danseuse du côté droit a trop soupé, elle chancelle ; et quand on l'aura conduite au poste, ce qui ne saurait tarder, le groupe déséquilibré s'écroulera... » Un peu plus loin, dans la même revue, nous relevons ces réflexions pertinentes : « Ces bacchantes... sont des natures vulgaires, qui sentent la sueur. Louis XIV se boucherait le nez devant ce groupe. »
Charles Blanc, dans « Le Temps », se montre, lui aussi, très averti des choses de l'art : « Les danseuses, absolument nues, livrent à la lumière ces carnations que l'on appelle morbides parce qu'elles n'ont plus la fraîcheur de la jeunesse, et parce qu'en les touchant du doigt, on y laisse son empreinte... Des femmes déshabillées, plutôt que des femmes nues... L'Opéra n'est pas une closerie ! »
Le critique Sallèles annonce qu'il se place à un point de vue purement moral ; et ceci nous vaut ces précieuses considérations : « Ce n'est pas pour l'Art que je critique. C'est pour les poses sensuelles et vraiment impudiques de ces bacchantes... Ces ménades aux chairs flasques. aux seins tombants, au ventre plissé, dont les bras et les mains peuvent à peine s'enlacer, dont les jambes qui fléchissent semblent s'avachir sous leurs corps fatigués, ne sont-elles pas ivres ? N'ont-elles pas abusé de tout ? Elles sentent le vice, et puent le vin. » — Voilà qui est dit.
Les juges bienveillants se bornent à remarquer que l'Opéra ne devrait pas faire de publicité pour le quadrille d' « Orphée aux enfers ». On s'accorde à le constater, « La Danse » de Carpeaux évoque assez bien une « descente de la Courtille ». Enseigne convenable, tout au plus, pour le Bal Mabille, ou le Bal Bullier.
En compensation, il est vrai, le malheureux Carpeaux reçut cent cinquante lettres de condoléances — et une lettre suivie de cinq cents signatures — où des admirateurs lui disent leur foi en son génie. Alexandre Dumas fils adresse un mot courageux au sculpteur, et il désigne son œuvre par cette belle périphrase : « La Marseillaise de la Danse ». Mais ces marques de sympathie disparaissent sous la marée montante de la calomnie, de la bêtise, de l'incompréhension !
Chaque jour, Garnier est assailli de lettres le mettant en demeure — toujours au nom de la morale — d'enlever « cette ordure », « ce chancre rongeur sur la figure d'une belle femme » ; et cela, sous peine d'être catalogué, par l'opinion publique, comme le complice du « Sieur Carpeaux ». Le vicomte A. R. de C..., possesseur d'une plume véhémente, tient, lui aussi, à mettre les choses au point : « J'ai une femme, monsieur (— écrit-il à Garnier, qui, après tout, n'en peut mais, si ce vicomte est marié), j'ai des filles passionnées pour la musique, et qui vont souvent à l'Opéra. Cela leur est impossible, maintenant, car jamais je ne consentirai à les mener dans un monument dont l'enseigne est celle d'un mauvais lieu... Je vous engage donc, au nom du respect que vous devez à vous-même, au nom de la morale outragée, au nom des principes de famille, à faire enlever immédiatement cette œuvre obscène. Sinon, complice d'une infamie, vous verriez un jour le remords vous surprendre, et votre nom prendre place parmi la tourbe impudique des contempteurs de la vertu et de la moralité. »
Par ailleurs, Garnier nous conte que, en passant devant la façade, les tartufes baissaient les yeux. Et les mères de famille avaient soin de faire un détour pour éviter de passer, avec leurs fils, devant l'Opéra.
Tout ceci était encore bien peu de chose. Bientôt, on allait voir mieux.
La tache d'encre.
Dans la nuit du 26 au 27 août 1869, en signe de protestation et de malédiction, une main, pudique autant que courageuse (!), jeta une bouteille d'encre sur le groupe de Carpeaux.
Cela allait faire couler beaucoup plus d'encre, encore ! En toute loyauté, il faut bien reconnaître que, dans sa presque totalité, la presse parisienne protesta avec véhémence contre cette façon de donner son avis sur une œuvre d'art. Des esprits assez duplices essayèrent d'insinuer que ce nouveau scandale était — peut-être — dû à une adroite machination de Carpeaux lui-même, en vue d'attirer l'attention, davantage encore, sur son œuvre. La perfide allusion n'eut aucun succès.
Alerté, Garnier rallie en toute hâte la capitale. Il se dispose à faire recouvrir d'une bâche le groupe maculé, Carpeaux s'y oppose : bien mieux, il souhaite que la tache reste, bien en vue, sur son œuvre. Tel n'est pas l'avis de Garnier. Après plusieurs expériences effectuées sur des échantillons de cette même pierre, on arrive à effacer la trace de l'attentat.
Pour protester contre l'acte odieux, des admirateurs de Carpeaux décidèrent de déposer, au pied de « La Danse », une couronne, en hommage au talent du sculpteur. Peine perdue. Un beau jour — ou une belle nuit — la couronne fut sournoisement subtilisée. A sa place, on déposa une pancarte portant cette inscription : « Ce n'est pas la tache qu'il fallait enlever, mais bien ce groupe d'une indécence révoltante. Il faut donc qu'il disparaisse. Sinon, il sera brisé ! »
Garnier avait ordonné d'effacer la tache. Mais il ne pouvait supprimer, de même manière, les soucis, les chagrins, les épreuves morales et pécuniaires de Jean-Baptiste Carpeaux. Ce dernier pouvait penser que la coupe était pleine. Et pourtant, son calvaire n'était pas encore terminé.
L'enlèvement du groupe de « La Danse ».
La cabale ne désarmait pas. Le corps de ballet exprimait, lui aussi, et hautement, ses sentiments hostiles. L'empereur Napoléon III crut devoir mettre fin à cette agitation ; à la demande du souverain, le maréchal Vaillant proposa à Carpeaux de lui passer exécution d'un autre groupe, sur le même thème, mais, cette fois, traité « avec décence ». Refus hautain de Carpeaux. Fort bien. Le ministère prit alors la décision de commander le groupe de « La Danse » à un autre sculpteur, Gumery, qui se mit aussitôt à l'œuvre.
Or, Garnier était bien décidé à laisser en place « La Danse » de Carpeaux. Il connaissait « les bureaux ». Dès lors, il s'appliquera à différer, à retarder ; il multiplie les paperasses, il suscite d'interminables échanges de notes. Bref, il gagne du temps.
Sur ces entrefaites, éclate un autre drame national, celui-là : la guerre de 1870. Les revers militaires, le siège de Paris, la Commune. La France doit s'occuper de questions plus urgentes.
En novembre 1872, la Chambre semble vouloir reprendre la question. Par la suite, de temps à autre, quelques journaux en mal de copie se plaisent à annoncer que le groupe va être enlevé, remplacé... Puis, peu à peu, l'oubli se fait. « La Danse » est sauvée.
C'est ainsi que, aujourd'hui, il nous est donné de pouvoir admirer encore cette œuvre magistrale, ce pur joyau enchâssé à la place d'honneur, sur la façade de notre Opéra.
(Henri Gaubert, Musica, févier et mars 1955)
J.-B. CARPEAUX : Correspondance échangée entre J.-B. Carpeaux et Charles Garnier, de 1865 à 1870, à propos du groupe de la Danse de l'Opéra. (Bibliothèque de l'Opéra). — Louise CLEMENT-CARPEAUX : La vérité sur l'œuvre et la vie de J.-B. Carpeaux (1827-1875). Le meilleur ouvrage à consulter. Très complet, et bien documenté. — Louise CLEMENT-CARPEAUX : Revue de l'Art ancien et moderne, mai 1927 : La genèse du groupe de la Danse. — J. CLARETIE : J.-B. Carpeaux. — FAUCHIER-DELAVIGNE : Le Sourire de la Danse (vie de la princesse Hélène de Racowitza). — Ch. GARNIER : Le nouvel Opéra de Paris. — Jean LARAN et Georges LE BAS : Carpeaux. — Georges LECOMTE : La vie héroïque et glorieuse de Carpeaux. — A. M. de PONCHEVILLE : Carpeaux. — C. A. de SALELLES : Le groupe de la Danse de M. Carpeaux, jugé au point de vue de la morale. — Paul VITRY : La Danse de Carpeaux (Documents d'art Alpina).