un petit rat... de l'Opéra...
un "petit rat" de l'Opéra
Etre petit rat de l'Opéra de Paris n'est pas chose aisée, car, pour pénétrer, un jour, dans les coulisses du grand édifice, il faut avoir été distingué parmi beaucoup d'autres. Le stage sera la première étape d'une longue carrière aux mille difficultés, qui se mettront en travers de la route de ces petites, âgées d'environ sept ans, destinées, pour la plupart, à danser devant un public de choix. Il ne suffira pas d'avoir un joli minois, une ligne souple, et, même, un bon coup de pied pour réussir, car le petit rat devra faire ses preuves, au cours du stage, en matière artistique autant que gymnastique. L'ambition s'en mêlera probablement peu à peu !
Le stage de trois mois terminé, commence une profession lente comme la montée d'un interminable escalier : petites divisions, deuxième quadrille, premier quadrille, coryphées, petit sujet, grand sujet, première danseuse et étoile !
Derrière une scène grandiose, et au pied de magnifiques dorures, travaillent, avec acharnement, une centaine de petits rats, qui connaissent, tour à tour, les chagrins et les joies du métier en s'entraînant quotidiennement au foyer ou à la Rotonde. Puis, viendront les répétitions d'œuvres nouvelles, la nervosité des grandes premières et l'angoisse, toujours présente, d'être inférieure à une camarade... à une rivale ! L'ambition opposera, quelquefois, ces enfants destinées à former un groupe homogène par sa grâce et sa beauté.
Mais que d'échelons à gravir avant d'atteindre une maturité artistique sans défaut. La scène de l'Opéra est immense, ses escaliers sont hauts et la montée sera difficile. Qu'importe ! Chaque petit rat, au nom anonyme, veut contribuer, chaque jour, au renom international du grand Opéra de Paris.
La barre est la fidèle compagne du petit rat et de l'étoile, car elle sera le bras secourable sur lequel le corps pourra s'appuyer, se reposer et permettre aux muscles de se « chauffer ». Aucun jour ne passera, aucune répétition ne s'effectuera sans l'aide de la barre. Elle est, pour la danseuse, quel que soit son âge, un moyen d'assurer la discipline et la souplesse des mouvements. Le cou, les bras, les jambes et les pieds s'entraînent, journellement, avec une main fixée à cette bienheureuse barre vernie, qui permettra un équilibre plus stable. Les plus célèbres danseuses s'entraînent à la barre avant les grandes premières, afin d'apparaître, devant le public, en possession de leur talent.
La danse n'est pas seulement un art de plastique pure, mais aussi de gymnastique pure ! La gymnastique et l'écartèlement sont nécessaires à la formation de la future étoile, exactement comme les vocalises pour un colorature. La danseuse sera à même de donner le maximum d'expression et de grâce à ses mouvements, si elle n'est pas gênée par des muscles raides et des genoux qui ploient en cinquième position. Seule, la pratique journalière d'une gymnastique rationnelle portera fruit au bout de quelques années. Les tortures physiques s'ajoutent, donc, aux tortures morales (ou « trac »), mais, seul, un petit rat semble pouvoir affronter tous ces problèmes qui ne touchent guère les autres filles.
« Dégagé à la seconde » est le terme consacré de cette position à la barre. La bonne cambrure du pied est la qualité essentielle pour faire de jolies pointes, mais l'entraînement se fait, le plus souvent, en demi-pointe, surtout au début de la leçon, avant que les muscles ne soient bien entraînés. Le terme de « position » est à la base même des mouvements de la danse ; elles sont au nombre de cinq, et le petit rat ne pourra les exécuter parfaitement qu'au bout de plusieurs mois. Le développement de chaque position est soigneusement étudié, mais jamais forcé, car le temps et l'exercice font leur œuvre automatiquement sur des muscles vierges. Les exercices à la barre et les positions seront les mêmes pour les danseuses de tous les âges, avec cette différence que les plus petites seront plus maladroites !
« Échappé sur la pointe en quatrième position ». Il faut que la tête soit levée avec grâce, que les épaules soient baissées, le ventre rentré, et le coup de pied cambré. Pauvres doigts de pied qui supportent un tel effort ! Seuls, des petits rats de quatorze ans sont à même d'exécuter cette position avec leur jeune virtuosité.
Et nous voici au sourire ! C'est difficile, car la position est là, qui ne facilite pas les choses. Le public veut, avant tout, être charmé. Il attend de jolis gestes, des attitudes souriantes, attitudes qui, sans doute, pourront avoir plus de gravité et de profondeur si le sujet et les épisodes s'y prêtent et l'exigent. Contenter le public est un art, et que ne ferait-on pour complaire à ceux qui, en définitive, décident que leur plaisir n'a pas été frustré ?
L'entraînement se fait l'après-midi, sous les toits de l'Opéra, et toutes les salles de danse sont alors occupées. Chaque groupe a son professeur, sa pianiste et son plancher en pente, comme sur la scène de l'Opéra, afin que les petites ne soient pas dépaysées les soirs de spectacle. Après les exercices à la barre, le petit rat apprécie sa liberté, au milieu de la salle de travail. Ses muscles sont « chauffés », son corps est en pleine forme, et sa joie est grande de bondir, tourner et faire des pointes. Son cœur bat précipitamment, mais il est solide ! Heureusement, car c'est la condition essentielle pour entrer à l'Opéra. Le petit rat termine toujours son cours par la révérence, contente que la journée soit terminée pour rentrer à la maison après des études épuisantes.
Les grandes auront des mouvements d'ensemble et d'expression. Leurs muscles étant disciplinés, l' « âme » ne saurait être absente, car le mouvement est une chose, et le sentiment intérieur doit pouvoir se manifester, afin que la danse soit, vraiment, comme un écho matériel de ce qui vibre en nous. Les positions, tout en gardant leur perfection technique, seront moins automatiques, et la danse deviendra un mode d'expression, un langage.
N'oublions pas que toutes ces charmantes petites filles passent leur journée à l'Opéra. Le matin, elles sont à l'école où elles suivent des cours dont les programmes ont été spécialement conçus pour leur assurer une instruction décente. Ces fillettes ne disposent pas, en raison de leurs cours de danse même, du temps dont bénéficient celles qui travaillent à l'école communale. L'indispensable est donc à la base de cet enseignement, et ces enfants doivent sortir, à la fin de leurs travaux scolaires, nanties du certificat d'études primaires. Comme elles sont, toute la journée, les hôtes du théâtre, elles doivent déjeuner sur place, et une cantine leur est réservée. Pour une somme modique, elles peuvent prendre leurs repas d'une manière décente et confortable. L'Opéra est, en somme, une seconde maison familiale. Le sort a flatté ces enfants en leur permettant de poursuivre, sans bourse délier, des études longues, difficiles, exigeant une application de tous les instants.
(Jeanne Green, Musica disques, mars 1958 ; Reportage photographique : Lennart Green.)