Cinquante ans de musique française (1874 - 1925)
Pierre Girieud : la Musique
LA SYMPHONIE
par Emile VUILLERMOZ
Dans son étude des « Grandes formes de la musique », Emile Baumann, que son exaltation lyrique ne prive pas d'un sens critique fort éveillé, a analysé avec une pénétration extraordinaire l'essence profonde de la symphonie.
Il a noté avec beaucoup de clairvoyance l'irrésistible évolution du genre vers la richesse et la complexité. Puis il nous a rappelé cet axiome emprunté à la biologie : « Plus une espèce est compliquée comme organisation, moins elle est féconde. »
Il n'y a, en effet, qu'à jeter un coup d'œil sur l'histoire de la symphonie pour constater l'exactitude de cette loi. Haydn écrivit plus de cent symphonies. Mozart en composa quarante-neuf, Beethoven ne put achever la dixième. Schubert n'en put signer que huit, Mendelssohn, Schumann, Brahms s'arrêtèrent à quatre, Saint-Saëns à trois, alors que César Franck et Paul Dukas s'en tinrent à un exemplaire unique.
C'est que, nous fait observer Emile Baumann, « cette forme s'est revêtue avec le temps d'une dignité croissante, précisément en raison de son ampleur et de ses difficultés. »
Le compositeur de symphonies doit avoir les mêmes dons que le compositeur de musique de chambre. Au point de vue purement architectural, la sonate et la symphonie sont sœurs. L'une et l'autre exigent de leurs auteurs la puissance mystérieuse d'enfanter des thèmes doués d'une vie propre, d'une indépendance organique absolue et d'une force d'expansion illimitée.
Un thème de sonate ou de symphonie doit avoir des propriétés « histologiques » très spéciales. Il doit former un petit organisme équilibré et complet, riche en cellules, pouvant se développer par fécondation et se multiplier par dichotomie ou scissiparité. Il est impossible de le confondre avec une mélodie dramatique ou une effusion lyrique. Celles-ci sont des fleurs épanouies : lui n'est qu'une graine gonflée de sève à la veille de la germination.
Dans la composition d'une symphonie d'école, le génie d'un créateur se trouve sévèrement tenu en lisière. Comme dans les poèmes à forme fixe, où il faut respecter scrupuleusement un certain nombre de règles prosodiques étroites, la symphonie impose au musicien la discipline de la difficulté matérielle à vaincre. Elle a ses coupes stéréotypées, ses grandes divisions traditionnelles et ses postulats architecturaux reposant sur un plan tonal établi une fois pour toutes.
Dès le début, la pensée est prisonnière du calcul. Gouverner une symphonie c'est prévoir. Le premier thème est déjà rempli de sous-entendus. Son auteur l'a malaxé, pétri et assoupli pour le rendre ductile et lui permettre de se prêter, un peu plus tard, aux transformations nécessaires. En l'exposant, il a fallu songer à sa réexposition. En le fabriquant, il a été indispensable de prévoir les rapports futurs d'antagonisme ou de sympathie qu'il aura à entretenir avec un second thème pour obéir aux lois d'un protocole inflexible.
Tout cela lui donne souvent une allure un peu gauche et compassée qui le fait reconnaître immédiatement par les initiés. On sent qu'il est rempli de possibilités mystérieuses. Il présente des coudes et des nodosités qui sont les points d'insertion ménagés d'avance pour la greffe de nouveaux rameaux. Chaque intervalle mélodique a été l'objet d'une mensuration attentive afin d'obtenir éventuellement tel ou tel renversement opportun. Il a fallu régler avec un soin infini les moindres détails rythmiques de la phrase initiale. Tout ici est concentré, dépouillé et essentiel. La naissance de cette double croche ou de ce demi-soupir n'est pas due au hasard. Ces vibrions ensemenceront l'organisme symphonique et y provoqueront des réactions inéluctables.
Le thème de symphonie est un protoplasme d'où le créateur doit « tirer » tout un monde organisé. Il livre rarement son secret au premier contact.
Le plaisir que recherche l'amateur de symphonies est donc d'une essence très particulière. C'est évidemment un plaisir musical, mais ce n'est pas un plaisir exclusivement musical. L'auditeur y éprouve, consciemment ou non, une volupté nettement cérébrale C'est bien à tort, à mon sens, qu'on a donné à la sonate, au quatuor ou à la symphonie la désignation de « musique pure ». Le mépris avec lequel certains spécialistes de cette prétendue musique pure vous parlent d'un Prélude de Chopin ou de Debussy atteste le malentendu. Ce qui ravit la grande majorité des auditeurs des symphonies de Beethoven par exemple, c'est beaucoup moins la volupté musicale proprement dite — qui n'est pas en soi d'une qualité particulièrement grisante — que la satisfaction intellectuelle d'évoluer dans une construction majestueuse, solidement charpentée, bien aérée, où tout rend hommage aux lois les plus robustes de la logique, de l'équilibre et de la raison et où l'atmosphère « morale » et philosophique est saine et rassurante.
L'amateur de symphonies aime avant tout l'ordre et la discipline. Il lui plaît qu'Apollon se montre respectueux des bons usages. Il lui est agréable de voir l'art renoncer à son attitude d'éternel révolté. La formule symphonique est un acquiescement à l'ordre social. Les partisans de l'autorité ont toujours été instinctivement reconnaissants aux artistes qui ont consenti à cette profession de foi et hostiles à ceux qui ont refusé d'accomplir ce rite. La joie « musicale » que donne une symphonie est, théoriquement, moins pure que celle que peut nous faire éprouver la plus libre des improvisations. C'est une volupté très fortement intellectualisée et dans laquelle les satisfactions de l'esprit tiennent au moins autant de place que celles de l'oreille.
Bien entendu, un musicien de génie trouvera toujours le moyen de nous faire oublier la rigidité des règles du jeu pour nous éblouir et nous charmer, grâce à la richesse de son invention. Mais hélas ! la noblesse du genre a séduit bien des médiocres. Et notre histoire musicale est jalonnée de monuments regrettables exécutés par de consciencieux constructeurs tirant une fierté excessive d'avoir respecté scrupuleusement tous les principes de leur école d'architecture.
Baumann a précisé l'idéal du symphoniste en montrant que sa qualité dominante doit être « la faculté abstraite de faire vivre, par des combinaisons multiples, deux ou trois thèmes souvent rudimentaires. » Il est impossible d'exprimer en moins de mots la grandeur et la servitude du genre. Et certes ce n'est pas là la définition d'une forme de musique pure !
D'ailleurs, les plus fervents admirateurs de la symphonie — ceux-là mêmes qui croient devoir traiter dédaigneusement la formule du poème, de l'esquisse ou du tableau symphonique — résistent mal à la tentation d'altérer la pureté de sa conception. Ils éprouvent le besoin d'y faire entrer des préoccupations dramatiques ou descriptives.
Voici la plus admissible : « La symphonie reproduit idéalement non les seules lois de la matière, mais l'ordre métaphysique de la création. Dans les passages tumultueux, un principe de sympathie transforme l'antagonisme des voix en harmonieux enlacements. Si certains thèmes s'évertuent à rompre la progression des autres, à les étouffer sous eux, le mieux constitué prévaut, s'assimile une part de leurs éléments, et la symphonie entière marche vers plus de largeur et de magnificence, jusqu'à ce que le final en comble la plénitude. Aussi, au contact d'une grande œuvre symphonique, l'âme s'élargit à la mesure de cette immense éclosion de vie pour s'imbiber de toutes ces sèves et recevoir d'une seule masse d'ondes vibrantes la compréhension totale du monde qu'elle peut réfléchir. »
Mais, à côté de cette interprétation morphologique élevée et d'une indiscutable noblesse, on a prêt trop souvent aux conflits des thèmes d'une symphonie des intentions théâtrales ou anthropocentriques dont il est inutile de souligner l'illogisme et la maladresse.
Une symphonie doit être impersonnelle. En présence d'un ouvrage de ce genre, « on songe moins à celui qui l'a fait et à la présence directe de son souffle créateur qu'à l'activité immédiate des formes elles-mêmes se groupant, se disjoignant, se recomposant. Les formes ont absorbé toute la ferveur lucide de l'artiste, au point que sa personne lyrique s'efface dans le frémissement de son œuvre. »
C'est dans ce sens qu'on a pu dire que la symphonie, « figuration de la vie à la fois réduite, abstraite et surexaltée », constitue un système d'activités vivantes qui en font « une épopée symbolique du monde et des forces. »
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Camille Corot : la Mandoliniste italienne (1874)
Etudier le développement de la symphonie française pendant ces cinquante dernières années, c'est en réalité étudier tout le mouvement symphonique français. Avant 1870, le théâtre avait absorbé presque entièrement toute l'activité de nos compositeurs.
M. Georges Servières, dans son excellente étude sur la symphonie en France avant 1870, a montré avec quelle lenteur le genre s'était développé chez nous et à quelles difficultés matérielles et morales s'étaient heurtés les quelques musiciens assez désintéressés pour se vouer à une entreprise artistique aussi hasardeuse. Songez que pendant quarante ans, la Société des Concerts, « musée du Louvre de la musique », comme l'affirmait à l'impératrice Eugénie le chef d'orchestre Girard, n'a pu jouer que six auteurs de symphonies, qui s'appelaient Georges Onslow, Scipion Rousselot, Schneitzhœffer, Félicien David, Henri Reber et Louise Farrenc.
On ne peut décrire le mouvement symphonique de ce demi-siècle sans rendre tout d'abord hommage aux artisans qui se sont mis au service des compositeurs pour permettre à leurs manuscrits de prendre vie en présence du public. Ici, ce n'est pas la fonction qui a créé l'organe, mais c'est évidemment le développement méthodique de l'organe qui a permis à une fonction insoupçonnée de se créer dans la musique moderne française. C'est parce que les Pasdeloup, les Lamoureux, les Colonne, les Taffanel, les Marty, les Messager, les Chevillard, les Pierné, les Monteux, les Gaubert, les Rhené-Baton se sont consacrés à la carrière de chefs d'orchestre de concerts, c'est parce que des exécutants doués de prosélytisme ont accepté de se réunir en associations pour courir ensemble les risques d'une exploitation toujours incertaine et mettre en commun les gains et les pertes de leurs rudes saisons de travail, que tant de compositeurs modernes ont pu aborder une formule d'art qui décourageait naguère l'honnête et pratique Ernest Reyer.
Aujourd'hui, grâce à tant de dévouements réunis — car le désintéressement paradoxal d'un instrumentiste de société symphonique n'est un secret pour personne — il s'est constitué en France un public sérieusement attaché à la musique d'orchestre. Ce public n'est pas illimité, et l'expérience a montré que l'on aurait tort de multiplier à l'infini les entreprises de concerts. Ce public est également, dans son ensemble, beaucoup moins cultivé que celui qui s'intéresse aux séances de musique de chambre. Ses goûts sont timides. Il redoute la nouveauté, et l'abus des symphonies de Beethoven a créé en lui un nombre considérable de préjugés et de conceptions arbitraires.
Mais les musiciens ont le droit de se féliciter de la constitution de ce noyau d'amateurs, dont nos chefs d'orchestre pourraient rapidement parfaire l'éducation artistique s'ils voulaient bien apporter dans l'élaboration de leurs programmes un peu plus de méthode et un peu plus de clairvoyance.
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La présente étude trahirait la cause de la musique si elle se limitait à la seule énumération des symphonies proprement dites écrites en France depuis un demi-siècle. Nous voulons donner un tableau général de toute la musique symphonique française depuis cinquante ans. Nous n'avons pas besoin de plaider la légitimité de ce point de vue : depuis les géniales créations d'un Liszt — précurseur et bienfaiteur de toute la musique française moderne — la noblesse du poème symphonique, qu'il s'agisse d'une œuvre descriptive, d'une étude, d'une vision flottante, d'une rêverie, d'une méditation ou d'un caprice féerique, n'est plus à démontrer.
C'est d'ailleurs dans la musique symphonique libre beaucoup plus que dans la symphonie d'école que le développement du génie français s'est victorieusement affirmé. Dans l'histoire de l'art orchestral de ce temps, le Prélude à l'après-midi d'un faune, les Nocturnes, l'Apprenti sorcier, la Péri, la Tragédie de Salomé, Daphnis et Chloé ou la Valse marquent des étapes plus caractéristiques et plus décisives que les symphonies de Théodore Dubois, de Vincent d'Indy ou de Magnard.
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Au point de vue de la création des formes, l'évolution symphonique actuelle n'a pas apporté d'innovations décisives. Toutes les conquêtes et toutes les annexions se sont produites dans le domaine de l'écriture harmonique et de la couleur orchestrale.
Deux grands courants étrangers ont profondément influencé l'imagination créatrice de nos compatriotes. Liszt et Wagner ont donné à nos musiciens le goût de la pâte orchestrale somptueuse, brillante, riche, solide et d'une forte densité. La beauté un peu lourde de cette matière a longtemps imposé un style à notre pensée. De telles sonorités ne pouvaient traduire que des idées vastes, hautaines, tout imprégnées d'orgueil romantique.
La seconde influence fut celle des musiciens russes, qui nous révélèrent la joie d'une instrumentation plus aérée, de timbres plus miroitants, de couleurs plus vives, et qui acclimatèrent dans nos imaginations occidentales tous les mirages et toutes les féeries du sauvage et subtil Orient.
Il est bien peu de nos compositeurs de ces dernières années qui puissent se flatter d'avoir échappé à l'une ou à l'autre de ces deux emprises. Il serait vain d'ailleurs de le déplorer, nos créateurs s'étant assimilé progressivement ces procédés sans rien perdre de leurs qualités ethniques et de leur idéal national.
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Edouard Manet : le Guitarrero (1860)
On fait généralement remonter le mouvement de renaissance de la musique symphonique en France à la fondation de la Société Nationale par Romain Bussine en 1871. C'est d'une épuration de notre musique de chambre que serait sorti notre renouveau orchestral. Il est exact en effet qu'au lendemain de la guerre, l'ars gallica trouva dans ce groupe admirable de jeunes talents tous les éléments d'une défense vraiment nationale. Pendant près de quarante ans ce foyer d'art a brillé d'un éclat incomparable. Tous les musiciens qui ont joué un rôle actif dans l'histoire de notre temps ont été ses obligés. Si, depuis quelques années, une spécialisation un peu excessive et une politique trop étroite ont déterminé dans son sein des schismes qui ont affaibli sa vitalité, il ne faudra jamais commettre l'ingratitude de méconnaître les services précieux qu'elle a rendus à la musique d'aujourd'hui.
Mais il serait injuste de ne pas signaler tout ce que notre art symphonique doit à deux artistes indépendants qui n'avaient pas attendu une action collective pour engager la bataille. Il faut proclamer ici les mérites de précurseurs d'Edouard Lalo et Camille Saint-Saëns.
Sans vouloir sortir des limites fixées par le titre de cette étude, qu'il nous soit permis de rechercher ailleurs que dans les concerts d'orchestre les racines de l'arbre symphonique français. Je n'hésite pas, pour ma part, à affirmer que certaines pages de théâtre d'un Gounod ou d'un Lalo ont fait plus, pour développer dans notre public le goût du style symphonique, que telles pièces d'orchestre en forme de sonate respectant scrupuleusement les règles du genre. C'est dans ce sens que la chatoyante Namouna de Lalo représente pour un historien une véritable prophétie et a certainement contribué à acclimater dans notre foule le goût d'une polyphonie riche et nuancée, d'une instrumentation fouillée, d'une recherche subtile d'harmonies et de timbres, préparant ainsi la voie aux grands écrivains d'orchestre qui devaient, sans le secours de la scène, créer bientôt le magnifique théâtre imaginatif, la féerie pour aveugles qu'est la construction symphonique.
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ÉDOUARD LALO, qui consacra toute sa jeunesse à l'étude et à l'exécution de la musique de chambre et qui fit partie, en qualité d'alto, du Quatuor Armingaud, eut vraiment la formation rêvée de l'écrivain de musique pure. Toute son œuvre est imprégnée de cet esprit et son écriture garde ce grain si spécial, serré et moelleux à la fois, que donne l'habitude de penser polyphoniquement. Partout se retrouve la souplesse d'élocution du technicien rompu au maniement des parties concertantes.
Les difficultés que rencontra auprès des directeurs de théâtre de son temps le génial auteur du Roi d'Ys prouvent suffisamment d'ailleurs que ceux-ci avaient flairé en lui un réformateur, donc un ennemi. Et il est bien certain que pour le commerce théâtral de l'époque, des partitions aussi magnifiquement chargées de musique constituaient un péril indiscutable pour une industrie reposant sur l'exploitation du mauvais goût.
Lalo a écrit d'ailleurs une symphonie admirable qui fait partie du répertoire classique de tous nos orchestres. Ses trois concertos pour violon ne sont pas des pages moins caractéristiques. Mais c'est, en réalité, dans son œuvre entière qu'il faut chercher les éléments de son prosélytisme. On ne dira jamais assez tout ce que la musique moderne française doit à ce précurseur sans morgue et à ce guide sans arrogance. A l'écart du wagnérisme et bien avant la révélation russe, Lalo nous a initiés aux joies de la couleur orchestrale et harmonique. Ses altérations et ses enchaînements d'accords sont des jeux de lumière, comme ses combinaisons de timbres : jeux de lumière discrets et fins comme ceux de nos ciels d'Île-de-France, féerie intime d'une inoubliable puissance d'évocation. Aucun autre musicien n'a eu à ce degré le don de la trouvaille sonore qui, par une nouveauté imperceptible ne dévoilant pas son secret à l'analyse, émeut, trouble et éveille dans notre subconscient on ne sait quelle nostalgie douloureuse, qui s'évapore lentement comme un parfum de choix.
Un des présents les plus précieux que ce compositeur exquis ait faits à la symphonie française est une initiation subtile à l'ivresse du rythme. Il apprit à nos musiciens l'art de construire une ingénieuse figure rythmique, de la répéter avec une méthodique obstination, à la façon d'un artiste décorateur utilisant un « motif », et d'en tirer le maximum de griserie physique et intellectuelle. Dans son œuvre de charme, il y a là un élément de force d'une puissance paradoxale. La Muse du scherzo n'oubliera jamais tout ce qu'elle doit à un aussi fervent adorateur, qui servit pourtant avec tant de zèle passionné la Muse de l'andante.
Edouard Lalo a donné à la musique de notre temps des leçons de tact, de goût, de tendresse délicate et a développé chez ses auditeurs l'appétit de l'élégance, du charme, de la poésie et de la distinction. Il n'a fondé aucune école, mais toutes les écoles fondées par ses successeurs doivent quelque chose à cet indépendant.
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Camille Saint-Saëns
Le second compositeur qui, sans préoccupation pédagogique et sans arrière-pensée de stratégie musicale, exerça sur l'art de son temps une influence très active fut CAMILLE SAINT-SAËNS. Aucun musicien ne contribua plus efficacement que lui à recruter à la religion symphonique des prêtres et des fidèles. Ce ne fut pas non plus un chef d'école, mais ce fut un incomparable animateur.
Si le mot n'avait pas quelque chose de déplaisant et d'humiliant pour un artiste, nous dirions volontiers que Saint-Saëns a accompli en France une œuvre admirable de vulgarisation. Son mérite en effet le plus certain est d'avoir donné aux compositeurs et aux auditeurs de son temps le goût du plaisir intellectuel dans l'art et de leur avoir révélé la satisfaction de rechercher dans une page de musique la logique, l'équilibre et la justesse des proportions.
Au rebours des techniciens qui parlent sans cesse du métier architectural et qui sont de déplorables architectes, Saint-Saëns ne fit jamais de cours d'architecture, mais s'affirma comme un maître de la construction. Il règne dans tous ses monuments une clarté et une netteté de lignes inimitables. Les plans tonaux sont simples et s'embrassent d'un coup d'œil. Les surfaces planes sont bien distribuées. Tout est prévu avec une lucidité exemplaire, et rien n'est laissé au hasard. Cette architecture ignore la coquetterie des sous-entendus et des équivoques : elle est à nervures apparentes.
On n'imagine pas l'utilité pratique d'une initiation de ce genre pour la foule de nos concerts. Usant de thèmes simples, presque lapidaires, bien coupés, offrant tous les angles prévus par la tradition classique, Saint-Saëns présente à l'auditeur, trop souvent intimidé par la complexité du phénomène sonore, une matière agréable à manier des formes et des volumes dont l'œil et l'oreille peuvent aisément se rendre maîtres et dont l'observateur fait aisément le tour. La pensée n'est pas toujours très élevée. Le thème a rarement une originalité de pensée bien hautaine. Mais, avec ces matériaux solides et sans prétention, on construit des bâtisses d'une légèreté et d'une élégance inattendues.
Aimé et encouragé par Liszt, Camille Saint-Saëns ne pouvait négliger la forme du poème symphonique. Le Rouet d'Omphale (1871), Phaéton (1873), la Danse macabre (1874), et la Jeunesse d'Hercule (1877) représentent, dans l'histoire de la musique symphonique française et dans celle de l'éducation de notre public, des dates d'une importance capitale. Dans ces œuvres, où l'élément rythmique est bien dégagé, où pas une harmonie n'est obscure, où les parties concertantes s'enlacent et se séparent avec une lumineuse précision, et dont l'orchestration, à la fois sèche et brillante, donne une impression de richesse tout en gardant une discrétion toute classique, l'auditeur le plus ignorant s'initie sans effort au plaisir de la polyphonie. Il aperçoit en pleine lumière les volutes des contrepoints. Il prévoit les cadences et les accents. Il admire les touches de couleur savamment distribuées et adroitement mises en valeur sur un fond neutre. Il se décerne à lui-même un brevet de musicalité qui l'encourage, l'entraîne et le récompense. Saint-Saëns a été pour la foule un admirable bienfaiteur.
Ce génie classique et raisonneur devait évidemment aborder avec succès le genre de la symphonie pure. En 1853 il écrivit, à 18 ans, sa première Symphonie en mi bémol (op. 2). En 1856, il composa une Symphonie en fa majeur, qui n'a pas été publiée. Trois ans plus tard, il donnait une nouvelle Symphonie en ré majeur, qui demeura également inédite. Ces deux dernières n'ont pas été comprises dans le classement officiel des symphonies de Saint-Saëns. Celui de ses ouvrages qui porte le nom de Seconde symphonie en la mineur date de 1859 (op. 55). Sa Troisième symphonie (op. 78) est celle en Ut mineur avec orgue, la plus célèbre de toutes, qui a établi son renom dans tout l'univers et que les orchestres du monde entier jouent avec un succès mathématique.
Saint-Saëns. Deuxième symphonie. Fac-similé d'un autographe de Saint-Saëns (Bibliothèque du Conservatoire)
Le prosélytisme symphonique de Saint-Saëns s'est manifesté d'ailleurs dans son œuvre entière. Son théâtre même lui servit à défendre sa formule préférée. Comme l'a dit Debussy, « il écrivit ses opéras avec l'âme d'un symphoniste impénitent. »
Les deux « dominantes » du génie de Saint-Saëns peuvent être trouvées dans sa passion pour Mozart et dans son éducation d'organiste.
Doué d'un mécanisme pianistique exceptionnellement délié, Saint-Saëns se grisait de la volubilité légère du maître de Salzbourg. Il y prit assurément l'amour de la légèreté, de la vivacité, de la prestesse et de ce pointillisme délicat qui fait le charme de la Flûte enchantée. Le côté « perlé » de l'écriture de Saint-Saëns vient certainement de ses doigts agiles qui ont manié si souvent les petites gammes cristallines et fait miroiter les cascades de pierreries du divin Wolfgang.
D'autre part, Saint-Saëns, dont la première œuvre fut écrite pour harmonium (trois morceaux pour harmonium, op. 1, 1852), avait obtenu à 16 ans, au Conservatoire, le premier prix d'orgue dans la classe de Benoit. A 18 ans, il était organiste de l'église Saint-Merry et devint bientôt titulaire du grand orgue de la Madeleine, Il conserva ces fonctions pendant vingt ans De plus, il était entré comme professeur dans cette école Niedermeyer, où la musique religieuse tenait dans l'enseignement une place si considérable. Et, jusqu'à la fin de sa vie, il fréquenta avec plaisir la tribune de l'église Saint-Séverin, où son ami Périlhou l'invitait souvent à prendre place aux claviers pendant les offices.
Or, le métier d'organiste prédispose impérieusement à la vocation symphonique. L'organiste se trouve chef d'un vaste orchestre souple et obéissant. Il commande à une armée innombrable de petits génies invisibles, prêts à répondre au premier signal d'un bouton mystérieux et à remplir de souffles harmonieux une forêt sonore peuplée d'arbres géants et de minuscules roseaux. Il y a là des taillis serrés de flûtes d'argent, qui chantent avec force ou avec douceur. Il y a là des voix agrestes, des accents bucoliques ou guerriers, des hautbois et des clairons, des cors anglais et des voix célestes. Et, lorsqu'on met le pied sur les petits madriers d'une passerelle à claire-voie qui traverse cette contrée enchantée, on fait sortir des entrailles du sol des notes puissantes et souterraines qui semblent jaillir de la bouche d'ombre des abîmes.
Maître souverain de toutes ces richesses, l'organiste résiste malaisément à la tentation de se griser de sa force. Il éprouve une ivresse physique indiscutable à créer un paysage musical où ses doigts font couler des ruisseaux d'argent et où ses talons déchaînent le tonnerre. L'orgue est un grand professeur de polyphonie, et ses fervents conservent toujours la hantise de sa tumultueuse opulence.
Saint-Saëns doit assurément à sa formation d'organiste cette faculté de penser d'une façon poly-linéaire qui se manifeste dans tous ses ouvrages. Et l'on ne rendrait pas un hommage complet à sa mémoire si l'on ne faisait pas entrer dans le domaine de la musique symphonique des œuvres comme le Déluge, la Lyre et la Harpe, la Nuit persane, la Rapsodie bretonne, les Concertos pour violon et orchestre, les Concertos pour piano et orchestre, les Concertos pour violoncelle et orchestre, l'Introduction et Rondo Capriccioso, la Marche héroïque, la Suite algérienne, la Nuit à Lisbonne, la Jota Aragonese, la Rapsodie d'Auvergne, l'Allegro appassionato pour piano et orchestre, le Carnaval des animaux, la Havanaise, Africa, le Caprice andalou, la Muse et le Poète et l'Ouverture de fête.
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L'auteur de Namouna et celui de la Danse macabre avaient été des initiateurs sans être des chefs d'école. Il n'y a pas, à proprement parler, d'élèves de Lalo et d'élèves de Saint-Saëns. L'enseignement que prodiguaient ces deux maîtres n'avait rien d'impératif, et leur esthétique n'était pas codifiée. Leur influence n'en fut pas moins féconde et profonde. Mais l'école française allait désormais renoncer à l'indépendance d'un tel enseignement et former des groupes, des bataillons disciplinés, brandissant des étendards et confessant leur foi dans des évangiles.
La greffe wagnérienne allait faire pousser sur l'arbre musical français le rameau du franckisme, tandis que le pollen russe allait obtenir par hybridation lointaine la plus inattendue des floraisons : celle de l'esthétique debussyste. Qu'on le veuille ou non, ces deux grands courants de sève ont canalisé toutes les forces artistiques françaises pendant ce dernier demi-siècle. Et les réactions plus ou moins systématiques observées chez les plus jeunes musiciens d'aujourd'hui ne sont qu'un hommage indirect rendu à l'irrésistible puissance de cette double fécondation.
Il est bien délicat de mêler des questions de susceptibilités nationales à des problèmes d'esthétique, et nous ne voudrions certes pas introduire cet élément d'irritation dans une étude purement historique : mais il est impossible de ne pas observer que la riche et noble doctrine franckiste, telle qu'elle a été formulée et appliquée par ses disciples, s'écarta beaucoup plus de l'esprit traditionnel de notre art que l'étrange et séduisante religion debussyste, qui se rattache très étroitement aux dogmes les plus solides de notre passé.
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César Franck
CÉSAR FRANCK n'était pas encore naturalisé Français lorsqu'il fonda la Société Nationale. Mais déjà ce Wallon était depuis longtemps le plus admirable de nos organistes parisiens et avait déjà conçu chez nous ses œuvres les plus importantes et les plus significatives. L'orgue, nous l'avons dit, conduit ses virtuoses à une conception symphonique de la musique. César Franck, plus encore que Saint-Saëns, devait nous en donner la preuve. L'esthétique de l'orgue domine toute la carrière de l'auteur des Béatitudes. Son orchestration, ses harmonies, son style ample et soutenu trahissent la hantise secrète des tribunes d'église où le Pater Seraphicus forma sa conscience artistique et son goût.
L'orgue donne à ses exécutants l'habitude des phrases longues et des sonorités rondes et moelleuses. Le compositeur qui écrit pour un flûtiste, un hautboïste ou un virtuose de la trompette est obligé de tenir compte de ses capacités pulmonaires et de ménager dans son texte des respirations opportunes. Les forces physiques d'un groupe d'instrumentistes ne sont pas illimitées. Instinctivement, l'écrivain d'une page instrumentale en tient compte. Il est contraint de doser ses élans et de mesurer assez attentivement l'effort musculaire qu'il exige de ses interprètes. L'organiste, qui dispose d'une mécanique douée d'un coffre pulmonaire géant et théoriquement inépuisable, perd l’habitude de ce contrôle. Rien ne l'arrête sur les chemins du rêve et de la méditation.
César Franck devait, plus qu'aucun autre, subir cette sorte de déformation professionnelle. Baumann nous le montre attaché « à la délivrance de l'Inconscient ». Tout son art s'efforça de « dilater vers l'indéfini l'expression musicale ». Etat d'âme idéaliste qui devait briser les moules étroits et géométriques qu'imposaient à l'inspiration de nos artistes des scrupules de forme réellement trop puérils et trop superficiels.
Le fervent organiste de Sainte-Clotilde usa toujours de ces « confidences indistinctes stupéfiant la pensée sous des ondes multiples enflées en un seul murmure. » Il resta toujours fidèle à la technique de « ces accords non résolus inscrivant les frissons du sentiment le plus indéterminé... L'idée se détache ainsi de limbes animés pour expirer voluptueusement dans l'ineffable. »
Fac-similé d'un autographe de César Franck (Bibliothèque du Conservatoire)
La véritable influence de César Franck réside dans cet esprit de chromatisme sans fin réagissant contre la symétrie extérieure et la géométrie appuyée de la mélodie classique. Saint-Saëns n'avait pas échappé entièrement à l'emprise de Wagner, mais il avait gardé un métier extrêmement personnel. César Franck, au contraire, acclimata méthodiquement le vocabulaire et l'esprit wagnérien dans notre musique. La seule note originale qu'il apporta dans ses discours fut cet inimitable accent de mysticisme et cette angélique pureté dont il ne devait pas, hélas ! livrer le secret à ses élèves. Dès que se tarit en lui cette source merveilleuse de religieuse féerie, sa pensée n'échappe pas toujours à une certaine banalité. Ses développements manquent d'ingéniosité et son orchestration est trop souvent lourde et massive. L'allégresse, même religieuse, lui réussit mal. Ce contemplatif n'a pas le droit de s'évader du domaine extatique. Dès qu'il replie ses ailes, ce musicien ressemble à l'Ange de la Merveilleuse Visite de Wells. Ses œuvres les plus caractéristiques et celles qui ont peut-être exercé le plus d'influence sur le mouvement symphonique de son temps sont assurément ses œuvres d'orgue. Ici l'esprit symphonique est complet et parfait et l'on sent fort bien que l'orchestration n'y ajouterait rien.
Mais, en dehors de cet enseignement intime, la doctrine franckiste s'est répandue dans l'univers grâce à la Symphonie en ré mineur, où se retrouve l'essentiel de son génie. Cette œuvre magistrale est maintenant populaire, et il faut se féliciter de voir la foule s'intéresser aussi sincèrement à un style d'un spiritualisme si élevé. Dans cette symphonie, en effet, César Franck ne garde pas l'impassibilité d'un compositeur de musique pure. Chez lui, comme chez la plupart des artistes flamands ou germaniques, montent sans cesse ces grands élans vers l'au‑delà, ces émouvants appels à une puissance inconnue qui donnent à leurs œuvres une si noble nostalgie. Toute l'œuvre de César Franck est une grande leçon de spiritualisme. Et c'est ce spiritualisme qui a groupé derrière ce compositeur qui n'était pas un pédagogue toute une lignée de musiciens qu'une foi et un idéal communs rapprochèrent de sa pensée et de son style.
Sans apporter, au point de vue orchestral, des éléments techniques nouveaux, un certain nombre d'ouvrages de César Franck ont exercé indirectement une action efficace sur le développement de l'art symphonique de son époque. Rédemption (1872), les Eolides (1876), les Béatitudes (1879), Rébecca (1881), le Chasseur maudit (1882), les Djinns (1884), les Variations symphoniques (1885), et Psyché (1888) ont complété fort heureusement une œuvre d'éducation d'oreille et d'esprit sur le public de nos grands concerts.
Mais l'enseignement franckiste s'exerça moins dans la foule que dans les milieux professionnels. A la Société Nationale, son influence fit naître une véritable école de jeunes musiciens heureux de trouver dans cet artiste désintéressé et indépendant un chef représentatif, qu'ils opposèrent avec satisfaction aux fonctionnaires de l'enseignement officiel du Conservatoire.
On a beaucoup discuté sur la légitimité de la filiation franckiste invoquée de nos jours par les élèves de la Schola Cantorum. Il est bien certain que les mœurs et l'esprit de César Franck furent très différents de ceux des fondateurs de cet établissement d'enseignement. L'auteur des Béatitudes était le moins dogmatique et le moins intolérant des hommes. On s'est trop souvent servi de son nom pour introduire dans le mouvement musical contemporain des préoccupations de stratégie politique qu'il eût assurément désavouées. Il fut, certes, imprudent de systématiser son idéal musical et intellectuel, mais aucun musicien ne marchandera à ce pur artiste sa reconnaissance pour les services qu'il aura rendus en habituant les compositeurs français à réagir contre les frivolités de la mode, contre les succès faciles du théâtre et en les initiant aux délices de ce qu'Anatole France, qui lui ressemble pourtant bien peu, appelle avec une sorte de sensualité gourmande « les orgies de la méditation ».
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Alexis de Castillon. Danses pour orchestre réduites à quatre mains par Charles Bordes (Bibliothèque du Conservatoire)
Groupons autour de César Franck quelques musiciens ayant reçu directement son enseignement ou ses conseils. Parmi eux nous rencontrons tout d'abord un compositeur qui ne fit dans notre art qu'une apparition fugitive : ALEXIS DE CASTILLON (1838-1873).
Ce n'est pas par l'importance de son bagage symphonique, mais par l'esprit qu'il a apporté dans la composition, qu'Alexis de Castillon tiendra une place dans l'histoire. Il fut vraiment le prototype d'une catégorie assez spéciale de musiciens révélés à eux-mêmes par le spiritualisme franckiste. Il représente l'amateur éclairé, appartenant généralement à un milieu aristocratique et faisant partie de familles peu disposées à envoyer leurs enfants au Conservatoire dès leur jeune âge. La musique n'est longtemps pour ces jeunes gens qu'une distraction délicate, qu'ils ne comptent assurément pas transformer en métier.
Des traditions familiales aussi bien que leur idéalisme même les conduisent souvent aux carrières militaires. Sortis des grandes écoles et devenus officiers, ils sentent grandir en eux l'envoûtement musical. Ils reconnaissent alors la nécessité de compléter leur éducation technique et viennent tardivement s'enrôler parmi les professionnels après avoir suivi les leçons de quelque maître ennemi des méthodes conservatoriales. Est-il besoin de rappeler que l'exemple de Castillon, ancien officier de cuirassiers et de lanciers, fut suivi, depuis, par les Albert Roussel, les Witkowski, les Mariotte et les Jean Cras ? Ces conversions tardives, incompatibles avec notre enseignement officiel, qui exige une longue assiduité scolaire et impose à ses étudiants de sévères limites d'âge, n'ont été possibles que grâce à l'enseignement libre d'un César Franck ou d'un Vincent d'Indy, qui se voua à l'application systématisée des doctrines de son maître.
Chez tous ces « tard venus » à la musique, on trouve des caractéristiques communes : un grand respect de leur art, des tendances intellectuelles élevées et une sorte de gaucherie technique assez singulière que les initiés découvrent du premier coup. Alexis de Castillon, qui ne put hélas donner que des promesses puisque la mort le surprit en pleine production à l'âge de trente-cinq ans, résume déjà en lui toutes ces observations. Il s'efforce de faire entrer dans la musique des concepts philosophiques. Il se lance dans des développements touffus, qu'il ne conduit pas toujours avec une maîtrise suffisante. Mais tout ce qu'il a écrit témoigne d'un don musical réel et d'un sentiment artistique très pur. Totalement incompris par les auditeurs de son temps, il mourut sans avoir pu deviner que le public s'habituerait bientôt au style méditatif des organistes symphonistes qui allaient exercer sur leurs contemporains une influence aussi décisive.
Ce jeune homme, qui avait été amené au Temple des Muses à la suite de longues rêveries à la tribune de la cathédrale de Chartres, a laissé une symphonie non publiée, dédiée à Victor Massé qui fut quelque temps son maître, mais dont il se sépara vite. Une Seconde Symphonie et une Messe inachevée devaient exprimer plus complètement son idéal musical. Il nous reste encore de lui un Concerto pour piano et orchestre, Cinq airs de danse pour orchestre, une symphonie-ouverture intitulée Torquato Tasso (1871), une Marche scandinave (1872), Quatre esquisses symphoniques (1872) et une Paraphrase du Psaume 84 pour soli, chœurs et orchestre.
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Henri Duparc
HENRI DUPARC est également un amateur repenti. II avait reçu au collège des leçons de piano de César Franck. Mais ce ne fut qu'après son passage à la Faculté de Droit qu'il prit conscience de sa vocation artistique. Il se lança alors dans le mouvement musical avec une ardeur pleine de promesses. Il fut un des fondateurs de la Société Nationale et mena le bon combat aux côtés de Saint-Saëns, de Vincent d'Indy, de Castillon et de Chabrier. En 1873 il aborda fort intelligemment la musique d'orchestre avec son Poème Nocturne et ses lieder, qui étaient, dans sa pensée, des recherches d'effets de timbres destinés à enrichir sa technique et qu'il intitula Etudes d'Orchestration. Ces deux ouvrages, d'ailleurs, ont été détruits et il ne reste plus à nos chefs d'orchestre, pour rendre hommage au talent orchestral de Duparc, que son poème symphonique de Lénore (1875) d'après la ballade de Bürger et ses mélodies instrumentées.
Henri Duparc a abandonné prématurément, pour raisons de santé, la carrière artistique. Bien qu'il ait surtout sa place marquée parmi les artistes ayant joué un rôle important dans la musique de chambre, il est impossible d'omettre dans un tableau des symphonistes de ce temps le nom d'un des mieux organisés, des plus originaux et des plus profondément musiciens des élèves de Franck.
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Vincent d'Indy au piano
Grand ami de Duparc, qui fut son initiateur au wagnérisme, VINCENT D'INDY alla demander des conseils artistiques à César Franck au lendemain de la guerre de 1870. A vingt et un ans, ce fils de noble famille n'avait pas encore fait d'études musicales très sérieuses. Il entra dans la classe d'orgue du Conservatoire, devint lui-même organiste de l'église Saint-Leu, puis voyagea en Allemagne, où il connut Liszt, Brahms et Wagner. Ardent défenseur de l'idéal wagnérien, il se met sous les ordres de Charles Lamoureux lors de la création de Lohengrin à Paris. Nous le trouvons parmi les fondateurs de la Société Nationale en qualité de secrétaire. A la mort de César Franck en 1890, il en devint le président. Il fonda en 1894, avec Charles Bordes et Alexandre Guilmant, la Schola Cantorum, dont il assume seul aujourd'hui la direction et où il assure personnellement l'enseignement de la composition.
Vincent d'Indy est généralement considéré comme le défenseur le plus qualifié et le plus représentatif de l'esthétique de César Franck. Cette opinion nous semble assez discutable. Vincent d'Indy fut l'ami fervent de l'organiste de Sainte-Clotilde. Il fut aussi son disciple dévoué. Un idéal semblable et une foi religieuse commune les rapprochent étroitement. Tous deux se font de la musique une conception intellectuelle, morale et spirituelle à peu près identique. Mais là s'arrête, à notre sens, la parenté de ces deux musiciens. Tous deux ont été profondément influencés par Wagner. Mais la technique de Vincent d'Indy ne ressemble pas à celle de l'auteur des Béatitudes. De plus, l'esprit dans lequel il a organisé son enseignement musical et groupé autour de lui une prétendue lignée franckiste étonnerait beaucoup son angélique maître s'il pouvait assister aux cours de la Schola.
On ne peut équitablement faire porter à César Franck la responsabilité de l'esthétique et des œuvres sorties de l'établissement de la rue Saint-Jacques. Le maître séraphique n'a donné à la Schola que l'exemple de son désintéressement, de son idéalisme et de sa vertu. Mais, s'il y avait fait des cours de composition, de piano ou d'orgue, il est probable qu'il les aurait conçus d'une manière toute différente. Vincent d'Indy n'est un élève de Franck qu'au point de vue moral. Il a pris en lui non pas un professeur de musique, mais un directeur de conscience. Mais, même dans ce domaine, il n'a pas suivi son exemple et n'a pas imité sa douce philosophie, son humilité, sa résignation et sa mansuétude chrétiennes.
Vincent d'Indy est un combattif et un théoricien volontiers intolérant. Il va jusqu'au bout de ses idées avec une héroïque obstination. Ce croyant sincère veut asservir toutes les manifestations de sa pensée à sa foi religieuse et à ses conceptions philosophiques et morales. Son traité de composition lui-même n'est qu'une annexe et une application pratique de son éthique personnelle. Ses théories, dont le point de départ est toujours d'un idéalisme élevé, aboutissent à des conclusions positives d'une intransigeance et d'une étroitesse de vues qui ont été souvent dénoncées par les musiciens indépendants. C'est un esprit gothique égaré dans une civilisation qui le scandalise et le déconcerte.
Fac-similé d'un autographe de Vincent d'Indy
Ce musicien pourtant s'est flatté tout d'abord de parler au nom de l'indépendance. César Franck groupa autour de lui les amateurs instruits que rebutait l'étroitesse de l'enseignement du Conservatoire. Il s'était séparé nettement des officiels, mais il l'avait fait sans fracas, avec une souriante indulgence. Vincent d'Indy voulut, lui aussi, opposer à notre enseignement d'Etat des méthodes d'une intellectualité plus haute, mais il mit dans ce schisme toute sa passion agressive de missionnaire. Il ne fut d'ailleurs pas secondé par la jeune génération à laquelle il s'adressait. La famille spirituelle de d'Indy fut loin de valoir celle de César Franck. La Schola ne fit pas surgir du sol toute une jeunesse idéaliste, avide de régénérer la technique surannée de la musique française. La Schola ne fut le plus souvent qu'un refuge commode pour des jeunes gens à qui leurs occupations antérieures ou leur insuffisance technique avaient interdit l'accès de notre Conservatoire. Autour de ce frère prêcheur d'une noble croisade, on vit se grouper bien peu de disciples dignes de lui. Cet apôtre connut trop souvent l'amertume d'enseigner de hautaines doctrines à des fruits secs.
Et pendant que ce maître, incontestablement doué d'un prosélytisme entraînant et d'une vocation pédagogique exceptionnelle, n'arrivait pas à rallier autour de lui des musiciens capables de comprendre la noblesse de ses tendances et l'élévation de son esthétique, toutes les forces vives de la jeune musique de son temps fleurissaient spontanément, dans une liberté et une richesse extraordinaires, autour d'un professeur de composition du Conservatoire aussi peu dogmatique que possible : le délicieux, discret, souriant et génial Gabriel Fauré. Il y a là un paradoxe dont les historiens ne manqueront pas d'apprécier la saveur.
Mais Vincent d'Indy, théoricien et pédagogue austère, a eu le bon esprit de ne pas soumettre ses compositions à la stricte discipline de son enseignement. Il y a dans son œuvre beaucoup plus de souplesse, de liberté et de générosité que dans ses postulats intellectuels. Très profondément imprégné de wagnérisme, ce compositeur ne s'est jamais affranchi complètement de certains procédés de l'écriture bayreuthienne. Ses premiers ouvrages ont poussé le respect de la Tétralogie jusqu'à l'indiscrétion. Mais, par la suite, sa technique s'est assouplie et clarifiée, sans perdre toutefois ce goût du style soutenu et de la richesse polyphonique constante qui caractérise ce qu'on pourrait appeler l'école méditative moderne, celle qui groupe les artistes pour qui la musique est une perpétuelle élévation de l'âme et une éternelle oraison.
Vincent d'Indy n'a pas exercé sur ses élèves une influence d'ordre technique. Les Albert Roussel, les Déodat de Séverac, les Marcel Labey et les Samazeuilh, qui sont ses disciples les plus connus, écrivent une musique fort différente de la sienne. Son action sur ses élèves, qui lui gardent la plus profonde tendresse, fut surtout d'ordre philosophique et moral.
La contribution personnelle de Vincent d'Indy à la musique symphonique est assez considérable. Elle se compose principalement de la Forêt enchantée (1878), de la Trilogie de Wallenstein (1881), de Sauge fleurie (1884), du Chant de la Cloche (1885), de la Symphonie cévenole (1886), plus connue sous le nom de « Symphonie sur un chant montagnard français », ouvrage pour piano et orchestre, où s'affirment avec le plus de netteté les dons poétiques d'un musicien profondément sensible aux émotions d'un paysage ; d'une Fantaisie pour orchestre et hautbois (1888), de Tableaux de voyage (1891), des somptueuses variations symphoniques Istar (1896), d'un Choral varié pour saxophone et orchestre (1903), d'une Deuxième symphonie en si bémol (1903), de Jour d'été à la montagne (1905), de Souvenirs (1906), page d'une émotion pénétrante, qui est peut-être la confidence la plus significative que nous ait jamais faite l'auteur. Vincent d'Indy ne nous a donné depuis qu'une troisième symphonie (1918) intitulée De Bello Gallico et un Poème des rivages (1921) dont le style est assez différent de sa manière habituelle.
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Ernest Chausson
ERNEST CHAUSSON (1855-1899), comme la plupart des élèves de Franck, aborda tardivement l'étude de la musique. Une fois de plus, l'organiste de Sainte-Clotilde voyait venir à lui un jeune intellectuel, frais émoulu de la Faculté de Droit et déçu par un rapide passage dans la classe de Massenet au Conservatoire. Ce nouveau disciple était, comme l'a noté Camille Mauclair, « un chrétien, un mystique comprenant hautement la vie et songeant constamment aux devoirs que lui imposait son bonheur. Le souci de la beauté intérieure primait pour lui tous les autres. »
Chausson était avant tout un tempérament émotif. Sa sensibilité était profonde et pathétique. Discret, timide, embarrassé de sa situation de riche amateur pour se mêler aux luttes professionnelles, il donna, dans sa musique comme dans sa vie, l'exemple du tact, de la délicatesse et d'une haute pudeur morale. Son inspiration est grave et sereine. Elle abonde, comme celle de César Franck, en grands élans vers l'au-delà. La hantise de l'écriture wagnérienne y est sensible, mais ses derniers ouvrages semblaient annoncer une évolution plus personnelle. Franck n'aura pas eu de disciple plus respectueux que ce noble artiste qui a enrichi notre répertoire symphonique du poème de Viviane (1882), de la Symphonie en si bémol (1890) inscrite au répertoire de tous nos concerts, du Poème pour violon et orchestre (1896) qu'exécutent tous nos virtuoses, et de Soir de fête (1898).
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GUILLAUME LEKEU (1870-1894), en sa qualité de Belge transplanté à Paris, devait être tout particulièrement attiré par l'enseignement de son compatriote, César Franck. Lui aussi ne voulut se consacrer à l'étude de la musique qu'après avoir terminé ses études littéraires et scientifiques. Franck commença son éducation technique, mais ce fut Vincent d'Indy qui l'acheva.
Guillaume Lekeu ne put donner la mesure de son talent. La mort vint, en effet, le surprendre à vingt-quatre ans, alors qu'il n'avait pu écrire que deux Etudes Symphoniques (1889-1890), un Adagio pour quatuor d'orchestre (1891), un Poème pour violon et orchestre, un Epithalame (1891) et sa célèbre Fantaisie symphonique sur deux airs populaires angevins (1892), qui nous font regretter amèrement la disparition d'un artiste à la fois délicat et passionné qui semblait devoir apporter dans son art une tendresse particulièrement fougueuse et une grande générosité d'inspiration.
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Charles Bordes
Bien qu'il n'ait pas pris une part active au mouvement purement symphonique de son époque, on ne saurait sans ingratitude isoler CHARLES BORDES (1863-1909) du groupe des amis et des disciples de César Franck. Il fut son élève de composition et devait plus tard devenir, avec Vincent d'Indy et Guilmant l'un des fondateurs de la Schola Cantorum. Directeur de la célèbre phalange des Chanteurs de Saint-Gervais, Bordes se spécialisa bientôt dans la prospection des richesses de la musique ancienne. Il fut également très violemment attiré par le folklore. Mais on peut noter dans le catalogue de ses œuvres orchestrales, généralement alertes, vivantes et très fortement teintées de couleur locale et d'esprit populaire, une Suite basque (1887), une Ouverture pour un drame basque (1888), une Pastorale (1888), des Danses béarnaises (1888), une Rapsodie basque (1889), Eskual Herria (1891) et un Divertissement pour trompette et orchestre (1902).
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Gabriel Pierné
GABRIEL PIERNÉ fait officiellement partie, lui aussi, de l'état-major des élèves de Franck. En réalité, notre Conservatoire a les meilleures raisons du monde de revendiquer l'honneur d'avoir formé cet élégant musicien, qui obtint dans notre Ecole de Musique sa première médaille de solfège et ses prix de piano, d'harmonie, d'orgue, de contrepoint et de fugue. Il fut élève de composition de Massenet, et César Franck ne fut officiellement que son professeur d'orgue. Mais il est indéniable que ce Prix de Rome, dont la formation technique était si différente de celle du petit bataillon franckiste, fut assez profondément influencé par la sympathie respectueuse que lui inspira toujours l'auteur de Rédemption.
Bien que son style soit plus souple, plus léger, plus brillant et plus aéré que celui des musiciens de cette lignée, on retrouve confusément dans certaines inflexions de sa mélodie et dans certaines couleurs de son orchestre un reflet de l'enseignement du grand mystique. Gabriel Pierné, qui fut, à l'orgue de Sainte-Clotilde, le successeur de son maître et qui a étudié, la baguette en main, tous les mystères de l'orchestration moderne avec une remarquable pénétration, a écrit une Suite de concert (1883), une Première suite d'orchestre (1883), une Fantaisie-ballet pour piano et orchestre (1885), une Ouverture symphonique (1885), un Concerto en ut mineur pour piano et orchestre (1887), une Marche solennelle (1889), une Pantomime (1889), un Scherzo Caprice pour piano et orchestre (1890), un poème symphonique avec chœurs : l'An mil (1897), un Poème symphonique pour piano et orchestre (1901), un Concertstück pour harpe et orchestre (1901), un Ballet de cour (1901), de nombreuses musiques de scène pour Izeyl d'Armand Sylvestre, Yanthis de Jean Lorrain, la Princesse lointaine et la Samaritaine de Rostand, Francesca da Rimini de Crawford, Ramuntcho de Loti et l'Hamlet de Morand et Schwab.
fac-similé d'un autographe de Gabriel Pierné
Cet artiste, que son tempérament semblait vouer exclusivement aux recherches d'élégance et de grâce, et qui aurait pu obtenir les succès les plus faciles et les plus brillants dans la musique de demi-caractère, n'a pas hésité à traiter les sujets les plus grandioses et a montré une tendresse particulière pour le genre de l'oratorio ou de la scène lyrique avec chœurs. Sa Nuit de Noël de 1870 (1896), sa Croisade des enfants (1902) et ses Enfants à Bethléem (1907), qui ont établi sa réputation dans l'univers entier, appartiennent à ce genre spécial qu'entourent tant de difficultés matérielles et artistiques. Ses œuvres attestent les plus solides qualités musicales, une belle tenue de pensée. un goût très fin et un métier d'écriture et d'orchestration d'une exceptionnelle aisance.
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Albéric Magnard
Parmi les musiciens n'ayant pas reçu directement l'enseignement de César Franck, mais se rattachant étroitement à l'esprit de ses disciples par ses tendances personnelles, il faut citer un élève de Vincent d'Indy et un professeur de la Schola : ALBÉRIC MAGNARD (1865‑1914). Riche et indépendant, Magnard fut, comme Chausson, un amateur n'osant se mêler avec toute son énergie à la vie musicale des professionnels. Il prit l'habitude d'un isolement hautain et d'une intransigeance esthétique dont on ne saurait nier la courageuse maladresse. A l'écart des artistes de son temps, fidèle à la religion wagnérienne et insensible à toutes les révélations qui se produisaient autour de lui, Magnard échafauda, dans une solitude pleine de dignité, des partitions revêches et généreuses. Son œuvre atteste un idéalisme fervent et une philosophie élevée. Il ne chante que de grandes choses : la Beauté, le Devoir ou la Justice. Il le fait avec une âpreté et une rudesse très caractéristiques. Il ignore les coquetteries de langage et les élégances d'écriture. Il y a en lui quelque chose de l'inquiétude douloureuse et des tortures morales de Beethoven. Il méprise le charme et ne se trouve à l'aise que dans les hautes sphères d'inspiration. Cette musique un peu lourde, gauche et dont le métier est souvent agressif, est d'un penseur plutôt que d'un artiste. Elle n'en est pas moins très émouvante et très attachante lorsqu'on apporte à son audition plus de bonne volonté et de cœur que de curiosité d'oreille.
fac-similé d'un autographe d'Albéric Magnard (Bibliothèque du Conservatoire)
Albéric Magnard a laissé quatre Symphonies, un Hymne à Vénus et deux pièces d'orchestre célèbres : l'Hymne à la Justice et le Chant funèbre.
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Guy Ropartz
GUY ROPARTZ qui fut élève de Massenet, de Théodore Dubois et de César Franck, n'a été pratiquement influencé que par l'enseignement de ce dernier. Il devait d'ailleurs en tirer à peu près les mêmes bénéfices intellectuels et moraux que le directeur de la Schola. Guy Ropartz est en effet, si l'on peut dire, le d'Indy de la décentralisation.
Il a tenté d'acclimater dans les divers Conservatoires que lui a confiés l'Etat les méthodes et les mœurs de l'école de la rue Saint-Jacques. Son œuvre, surtout dans la musique de chambre, porte également l'empreinte de la maison. Mais, dès qu'il aborde le domaine orchestral, Ropartz est entraîné hors de ses théories par la double force de sa vocation de paysagiste et de son tempérament breton. Guy Ropartz est le poète des landes, le peintre rêveur de la nostalgie bretonne et de ses mélancoliques horizons. C'est un méditatif dont le spectacle de la création élève l'âme vers le Créateur. Sa foi religieuse n'est pas moins bretonne que sa peinture. Elle est grave et résignée et ignore aussi bien les grands élans passionnés des mystiques que l'allégresse souriante des disciples de François d'Assise. Tout est sombre et sérieux dans l'univers qu'habite cet artiste. Et ses œuvres, peu nuancées et peu variées, mais profondément sincères et émouvantes par la puissance de vie intérieure qu'elles dénotent, attestent la solidité et la fermeté inébranlable d'un idéal précis méthodiquement réalisé.
Guy Ropartz a écrit pour l'orchestre : les Landes, paysage breton (1894), une Sérénade pour instruments à archet (1894), la Cloche des morts, paysage breton, Dimanche breton, suite en quatre parties (1895), une Première symphonie en la mineur sur un choral breton (1895), le Psaume 136 avec chœurs (1897), une Deuxième symphonie en fa mineur (1900), une Troisième symphonie en mi mineur (1906), une Quatrième symphonie en ut majeur, deux Suites de concert sur Pêcheur d'Islande, cinq Pièces brèves pour petit orchestre, une esquisse symphonique : A Marie endormie (1912), la Chasse du Prince Arthur, étude symphonique (1913), Soir sur les chaumes, étude symphonique, Divertissement, et Dans l'ombre de la montagne.
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Charles Tournemire
CHARLES TOURNEMIRE, successeur actuel de César Franck à la tribune de l'orgue de Sainte-Clotilde, est certainement, de tous les disciples du maître, celui qui a le mieux compris son enseignement. Cet élève pénétra profondément le caractère esthétique et moral de sa doctrine. Il n'en retint que les hautes révélations dans l'ordre de la sérénité, de la générosité et de la beauté. Il n'en déduisit ni formules techniques étroites, ni dogmes étriqués, ni pédagogie intolérante. Profondément attaché à la mémoire de son maître par la plus reconnaissante et la plus fidèle admiration, Charles Tournemire ne fut élève de César Franck que par le cœur. Et c'était assurément la meilleure manière de l'être, la seule, certainement, qu'eût approuvée ce noble caractère.
Tout en étant peut-être le meilleur et le plus compréhensif des fils spirituels du grand organiste, Charles Tournemire demeura toujours résolument indépendant. Il a su éviter avec beaucoup de finesse et d'énergie l'incorporation forcée dans les groupes et les chapelles, où il aurait pu occuper une place d'honneur. A l'exemple de son maître et avec le même désintéressement souriant, il voulut faire de la musique, et non de la politique musicale.
Tournemire a pris non pas dans les théories — César Franck, d'ailleurs, avait-il des théories ? — mais dans les suggestions franckistes l'essentiel et le meilleur : un sentiment profond de la dignité de l'art, une inspiration noble et haute, un grand souci de la forme et de l'expression, et cette sorte de ferveur secrète et d'exaltation lyrique contenue, toujours prête aux grands élans qui caractérisent les œuvres de l'auteur des Béatitudes.
L'œuvre de Tournemire est considérable. Son auteur, qui est le moins intrigant des professionnels, n'accable pas les chefs d'orchestre de ses sollicitations, ce qui a permis à de jeunes musiciens plus audacieux de l'évincer de tous les concerts. C'est ainsi que le public ignore que Tournemire a écrit huit symphonies, composées respectivement en 1901, 1908, 1910, 1912, 1914, 1915, 1918 et 1924. Il a composé également un Poème pour orgue et orchestre, une importante trilogie : Faust, Don Quichotte, Saint-François d'Assise, et un grand poème lyrique : le Sang de la Sirène.
La technique de Charles Tournemire est d'une complexité, d'une richesse et d'une souplesse extrêmes. Il possède un style à la fois chaleureux et sérieux. Infiniment sensible à toutes les voluptés du son, il est partagé entre la dignité un peu austère de sa pensée et la sensualité de son oreille. Il est de ces musiciens qui manient amoureusement les harmonies et les timbres et qui ont ce petit frémissement caractéristique des doigts en caressant une jolie trouvaille d'écriture. Mais sa conception esthétique résolument idéaliste lui interdit de s'arrêter trop longuement à de tels détails et de prendre pour une fin ce qui ne doit être qu'un moyen. Il fait donc toujours triompher dans ses œuvres la conception de l'ensemble.
Son orchestre, qui fut longtemps influencé par les couleurs, les densités et les volumes wagnériens, s'est progressivement libéré de cette hérédité. Il abonde en ingénieuses découvertes et en fines sonorités. La force du lyrisme interne et le caractère un peu tendu des vastes compositions de Tournemire ne destinent évidemment pas ce compositeur aux grands succès de foules. Néanmoins, les historiens de l'avenir s'étonneront de l'ingratitude des chefs d'orchestre de son temps qui ont imposé à leur public des œuvres beaucoup plus rébarbatives et infiniment moins intéressantes que les siennes. Et ils s'empresseront de lui accorder dans l'histoire du mouvement symphonique d'aujourd’hui le rang élevé qui lui est dû.
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Déodat de Séverac
Elève de contrepoint d'Albéric Magnard et élève de composition de Vincent d'Indy, DÉODAT DE SÉVERAC fut un des premiers musiciens formés par la Schola Cantorum, qui se proposait officiellement de perpétuer la tradition franckiste. En réalité, Déodat de Séverac ne fut ni le continuateur de César Franck, ni celui de Vincent d'Indy. Son tempérament personnel était trop nettement marqué pour subir une discipline aussi impérieuse C'était, dans toute la force et la beauté du terme, un rustique uniquement sensible aux harmonies de la terre. Il fut avant tout le musicien du terroir languedocien.
Un tel état d'esprit et de sensibilité devait forcément le rapprocher de l'école impressionniste plutôt que des cénacles où les compositeurs se consacraient à la philosophie, à la morale ou au mysticisme religieux. Il ne faut donc pas s'étonner de voir cet élève de la Schola subir avec une voluptueuse docilité, dans le Cœur du Moulin par exemple, l'influence tyrannique d'un Debussy. Ce n'est donc pas dans ce chapitre que devrait logiquement prendre place un tel artiste, si l'on ne le jugeait que par son œuvre. Mais la fidélité reconnaissante qu'il voua toujours à son maître Vincent d'Indy, la tendresse qu'il garda à la Schola, le rôle joué par lui dans la politique musicale de son temps nous font un devoir de ne pas séparer du groupe post‑franckiste cet élève de d'Indy que la Schola réclame jalousement comme l'un des siens.
Déodat de Séverac a peu écrit pour les grands concerts. On ne peut citer que pour mémoire des œuvres non publiées comme son poème symphonique : Nymphes au crépuscule (1901), Didon et Enée (1903), manuscrit perdu, un Triptyque (1909) et un poème symphonique intitulé : les Grenouilles demandent un roi (1910).
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Albert Roussel
Comme Déodat de Séverac, ALBERT ROUSSEL fut un des premiers élèves de la Schola et du cours de composition de Vincent d'Indy. Et comme lui, bien qu'il ne porte pas l'empreinte définitive de l'enseignement de son maître, il est demeuré l'un des disciples les plus fidèles et les plus respectés de la maison. Albert Roussel ne vint à la musique qu'après avoir passé par l'École Navale et avoir abordé la carrière de marin en qualité d'enseigne de vaisseau. Il démissionna en 1894 et travailla sérieusement à acquérir la technique musicale qui lui manquait. Jusque dans ses plus récentes œuvres, le caractère un peu tardif de cette formation se dénonce par mille détails d'écriture On sent que le métier de ce très noble musicien ne répond pas à tous les besoins de sa pensée. Une certaine gaucherie d'écriture, et en particulier une sorte de strabisme harmonique très curieux entravent souvent les élans d'une inspiration que l'on devine de haute qualité. Roussel lutte visiblement contre les difficultés d'une forme et d'un style qu'il n'a pas encore trouvés. Combat émouvant et poignant que celui d'un musicien à demi bâillonné qui ne peut faire entendre d'une façon assez persuasive toutes les belles pensées qui hantent son cerveau !
fac-similé d'un autographe d'Albert Roussel
Par son écriture fondée sur le mécanisme contrapunctique Albert Roussel appartient nettement à la tradition scholiste. Mais, par son tempérament personnel. il aurait une tendance naturelle à s'en écarter. Cependant, en lui la raison est la plus forte et malgré les aveux fugitifs que contiennent certaines de ses œuvres, il est demeuré résolument fidèle à un idéal de composition philosophique et constructif. Il est impossible de prévoir l'aboutissement définitif d'un tel art qui n'est qu'une évolution perpétuelle vers l'inconnu et la confession d'une inquiétude constante. Il y a, en effet, une distance considérable entre sa première symphonie, intitulée : le Poème de la Forêt (1906) et la seconde (1921). Et rien dans son prélude symphonique Résurrection (1903), ses Vendanges (1905) et ses trois esquisses symphoniques Evocations (1911) ne permet de comprendre la logique secrète d'une telle transformation.
Le seul trait commun qui réunit toutes ces œuvres est la révolte instinctive du tempérament poétique secret du compositeur contre la rigidité du langage qu'il s'est imposé. Il y a là un conflit continuel assez douloureux. Roussel avait la vocation d'un descriptif et il a embrassé volontairement la carrière des raisonneurs. Sa dernière symphonie, œuvre vivement discutée, qui s'efforce de faire triompher les droits d'une musique pure systématiquement dépouillée de toute séduction extérieure, de toute sensualité et de toute langueur expressive, ne prend véritablement tout son sens que si l'on connaît l'argument humain et passionné qui l'a fait naître et la vivifie. Albert Roussel, à notre avis, n'a pas encore trouvé techniquement sa voie définitive. Mais l'ardeur et la loyauté avec lesquelles il la cherche lui ont valu l'admiration et l'estime de tous les musiciens de son temps.
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Marcel Labey
Malgré la rigueur de sa discipline artistique et morale et malgré la fermeté de ses méthodes pédagogiques, la Schola, nous l'avons dit, n'a pas créé réellement une école de compositeurs. Ce n'est donc pas au point de vue technique, mais au point de vue moral et intellectuel, que l'on peut grouper autour de Vincent d'Indy des musiciens tels que LOUIS DE SERRES, PIERRE DE BRÉVILLE, MARCEL LABEY, DE CASTÉRA, JEAN POUEIGH (les Lointains, Pointes Sèches, deux Nocturnes, la Ronde du Blé d'Amour), JEAN CRAS, PAUL LE FLEM, MARCEL ORBAN, CANTELOUBE DE MALARET, DECRÈVECŒUR, etc. En effet, si certains d'entre eux, dénués de toute personnalité, sont demeurés servilement attachés à des formules d'école leur permettant de masquer la pauvreté de leur génie créateur, ceux qui avaient une parcelle d'originalité n'ont pas tardé à la développer librement. Vincent d'Indy a même formé des disciples, comme GUSTAVE SAMAZEUILH par exemple, l'auteur de la Nef et de Nuit, qui malgré tout leur attachement pour leur maître, l'ardeur qu'ils apportent à défendre ses théories et sa politique, semblent n'avoir jamais eu d'autre professeur que Debussy.
WITKOWSKI, comme Guy Ropartz, fut l'apôtre provincial du messie parisien Vincent d'Indy. Il fonda à Lyon une succursale de la Schola Cantorum et y développa l'esthétique dogmatique chère aux théoriciens de la rue Saint-Jacques. Ancien officier de cavalerie venu tardivement à la musique, Witkowski a composé des œuvres très fortement marquées de l'empreinte wagnérienne et franckiste, écrites généralement avec une certaine gaucherie, mais affirmant une grande sincérité de sentiment.
Georges-Martin Witkowski
En résumé, la crise de dogmatisme que semblait devoir traverser notre musique au moment de la naissance de la Schola ne s'est pas produite. Pratiquement, l'enseignement post-franckiste, qui s'est d'ailleurs beaucoup écarté, répétons-le, de l'idéal de César Franck, n'aura laissé aucune trace profonde parmi les musiciens d'aujourd'hui. Il aura simplement rappelé aux jeunes artistes qui l'ont suivi le respect qu'un compositeur doit avoir de sa mission et la noblesse de la vocation musicale. Il aura exalté dans l'art les droits de la philosophie et de la morale et inspiré le mépris de l'opinion des foules et le dédain des succès faciles. Enfin, il aura défendu avec un exclusivisme un peu excessif les droits de la Forme dans la composition. Réagissant logiquement, étant données ses tendances spiritualistes, contre les délices coupables de la sensualité harmonique, cette école s'est efforcée d'intellectualiser la musique en plaçant au premier rang des préoccupations d'un auteur le souci du problème architectural. Pour mieux détourner les créateurs des langueurs et des voluptés païennes de l'accord savoureux et de la jolie sonorité, la Schola usa systématiquement de la technique du contrepoint, qui est, elle aussi, une architecture en mouvement exigeant un contrôle intellectuel constant et une surveillance attentive des règles d'une mathématique supérieure.
Toute ces directives ne peuvent qu'inspirer le respect. Elles ne sauraient en aucun cas empêcher l'épanouissement d'un génie original, mais l'expérience a démontré qu'elles constituaient pour des médiocres une discipline trop impérieuse qui pouvait les condamner à la plus morne impuissance. La rhétorique scholastique, qui a fasciné beaucoup d'amateurs et qui les a conduits à d'amères déceptions, ne pouvait exercer aucune action efficace sur le développement technique de la symphonie moderne. La prétendue réforme esthétique de Vincent d'Indy fut, en réalité, une curieuse et anachronique expérience tentée par un esprit qui se glorifie volontiers de ses tendances médiévales et de son horreur de la Renaissance. Et dans un siècle ou deux les historiens de la musique seront peut-être amenés à s'en dessaisir au profit des professeurs d'histoire des religions.
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Un besoin de clarté et de logique a entraîné trop souvent les commentateurs musicaux à établir dans notre art des classifications arbitraires. Il est évidemment commode de pouvoir répartir avec une heureuse symétrie, dans des casiers soigneusement étiquetés, les innombrables partitions de l'école moderne. Comment résister à la tentation de faire entrer de force dans des catégories nettement délimitées les créations multiformes et multicolores de nos contemporains ?
Là encore on a abusé de la technique architecturale. On a tracé dans notre esthétique de larges avenues, auxquelles aboutissent des rues et des ruelles formant un heureux dessin. « L'urbanisme » historique est très à la mode. Avec un peu de patience on arrive à donner à la musique moderne, si touffue et si libre, l'aspect géométrique d'une cité-jardin dont on embrasse le plan d'un coup d'œil.
Gardons-nous de vouloir à tout prix faire entrer dans des classifications expéditives tous les musiciens d'aujourd’hui. Les influences qu'ils ont subies ont été souvent aussi mystérieuses que les fécondations de fleurs. Et il serait dangereux et décevant de vouloir tout expliquer par un déterminisme trop inflexible.
Nous ne dresserons donc pas, comme on a coutume de le faire, l'école debussyste contre l'école d'indyste, ou la famille des Prix de Rome contre la famille des élèves de Franck. De telles divisions n'ont qu'un intérêt théorique et cadrent trop souvent assez mal avec la réalité. On peut toutefois, sans exagérer l'importance de ce point de vue et sans en tirer des conclusions irrévocables, grouper en face des artistes que nous venons d'énumérer, et que réunissait incontestablement une réelle affinité de goûts et de tendances, un certain nombre de créateurs ne se rattachant pas à une école unique, mais obéissant secrètement aux mêmes sollicitations du génie de l'espèce et poursuivant sans s'être concertés un idéal à peu près semblable.
Le respect de la forme, l'amour du contrepoint classique, l'esprit constructif, le spiritualisme et le traditionalisme nous avaient donné un évangile : la soif de la nouveauté, la curiosité de l'inentendu, le goût des innovations harmoniques, le sensualisme et l'instinct progressiste en ont créé un autre. Ce dernier n'est ni dogmatique, ni impératif. Il est accepté par des fidèles ayant peu de croyances communes et pratiquant des religions fort diverses et souvent contradictoires. Mais on reconnaît pourtant au premier coup d'œil les compositeurs qui se rattachent à cette conception de leur art.
C'est dans ce sens que nous nous croyons autorisés à réunir, sans aucun souci de filiation étroite, des musiciens qui ont abordé le problème symphonique dans un esprit très différent de celui que nous avons décrit jusqu'ici. Les amateurs de musique savent d'ailleurs que, dans les combats de l'esthétique, les francs-tireurs ont eu souvent une influence plus décisive que les armées rangées en bataille.
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Emmanuel Chabrier
Un exemple caractéristique nous en est fourni par EMMANUEL CHABRIER (1832-1894). Cet amateur, qui n'aborda officiellement la carrière musicale qu'aux approches de la quarantaine, fréquenta assidûment les milieux franckistes sans vouloir se plier aux disciplines du groupe. La seule influence musicale profonde que subit cet indépendant fut celle de Wagner. Mais le wagnérisme de Chabrier éclata surtout dans ses œuvres théâtrales. Ce génie primesautier, pour qui les questions de forme n'avaient qu'une importance secondaire, trouva le moyen, dans des ouvrages construits avec une certaine négligence, d'accumuler les trouvailles les plus brillantes et les innovations les plus fécondes. Une fois de plus, un artiste fantaisiste et frondeur donnait à toute son époque des leçons qui humiliaient la science des plus solides pédagogues. Bien qu'il ne nous ait pas laissé une seule œuvre symphonique conçue dans la forme traditionnelle et que son bagage dans ce domaine se réduise à España (1883), à la Suite pastorale, à la Sulamite (1884), à la Joyeuse Marche (1888) et à l'Ode à la Musique (1890), il est impossible de ne pas considérer Chabrier comme un des maîtres de la jeune école musicale française.
fac-similé d'un autographe d'Emmanuel Chabrier (Bibliothèque du Conservatoire)
Il lui a révélé tout le prix de l'originalité, de la désinvolture et de la liberté d'allure. Dans une période où le romantisme introduisait dans l'art une solennité et une grandiloquence dangereuses et où la hautaine révélation wagnérienne acclimatait chez nous le goût de l'emphase, Chabrier réhabilita courageusement la verve, la fantaisie, l'ironie et la bonne humeur. Ce wagnérien convaincu apportait sans le savoir à sa génération l'antidote du wagnérisme. C'est lui qui, sans arrogance et sans grands gestes, a secoué le joug d'une multitude de petites conventions d'écriture et a démontré la vanité de certains préjugés techniques traditionnels. Il a encouragé par son exemple nos jeunes chercheurs à agrandir le domaine de l'harmonie et celui de la sonorité. Il a donné à ses auditeurs et à ses admirateurs le goût de la trouvaille amusante, de la petite surprise savoureuse, et surtout l'amour de la vie et de l'allégresse. Son orchestre étincelle de cocasseries joviales et d'ingénieuses innovations. Tous les musiciens qui ont cherché à affiner notre sensibilité rythmique, harmonique et orchestrale doivent quelque chose à ce joyeux précurseur.
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Massenet au piano par Cappiello
Un autre maître de l'école orchestrale française moderne fut MASSENET (1842-1912). La gloire théâtrale de l'auteur de Werther ne doit pas nous faire oublier, en effet, l'influence profonde qu'il exerça sur les symphonistes de ce temps. Non seulement il fut le professeur très écouté de la plupart d'entre eux, non seulement sa classe de composition fut la pépinière d'un très grand nombre de nos maîtres de l'orchestre, mais il contribua personnellement à révéler aux techniciens une écriture symphonique souple et élégante, d'une clarté merveilleuse et d'une habileté remarquable. Le charme et la séduction de ses sonorités ont réellement formé un style français, dont beaucoup de nos contemporains ont éprouvé une peine inouïe à s'affranchir. En tout cas, à l'exemple de Gounod, Massenet, trop communément classé parmi les mélodistes faciles, capables de flatter dangereusement le mauvais goût public pour obtenir mathématiquement le succès, a exercé en réalité sur l'esthétique de son époque une action extrêmement énergique. Et, de même qu'un Gabriel Fauré, qui a poussé si loin la divination de l'avenir, ne rougissait pas d'avoir été à ses débuts un fils spirituel de Gounod, de même, sans Massenet, un Claude Debussy n'aurait pas pu construire son édifice de chefs-d’œuvre sur ces fondations qui s'appellent la Damoiselle élue et le Prélude à l'après-midi d'un faune.
Première suite d'orchestre. Fac-similé d'un autographe de Massenet (Bibliothèque du Conservatoire)
Le catalogue symphonique de Massenet comprend : une Ouverture de concert, op. 1 (1863), une Première suite d'orchestre (1865), les Scènes hongroises (1871), les Scènes dramatiques (1873), l'Ouverture de Phèdre (1873), les Scènes pittoresques (1874), la Sarabande espagnole (1875), les Scènes napolitaines, les Scènes de féerie (1879), les Scènes alsaciennes (1881), la Parade militaire (1887), le poème symphonique Vision (1890), la Fantaisie pour violoncelle et orchestre (1899), la Marche solennelle (1897), Brumaire (1899), les Grands Violons du Roy (1900), les Rosati (1902) et le Concerto pour piano et orchestre (1903).
Il convient d'ajouter à cette énumération la musique de scène des Érinnyes qui est souvent exécutée aux concerts, ainsi que des fragments de ses oratorios Ève ou Marie-Madeleine.
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N'oublions pas également de citer ici le nom d'ERNEST GUIRAUD (1837‑1892), non pas uniquement pour rappeler sa Suite d'orchestre, qui obtint en 1872 un succès si éclatant aux concerts Pasdeloup, ni l'Ouverture qu'il écrivit en concurrence avec Massenet et Bizet mais pour rendre hommage à son influence éducatrice sur les élèves de sa classe de composition au Conservatoire.
La classe de Guiraud, comme celle de Massenet, a formé les plus glorieux représentants de notre école moderne, à commencer par Claude Debussy. Tous ceux qui ont reçu ses leçons ont proclamé son admirable pénétration, sa clairvoyance, la finesse de son jugement et le soin avec lequel il s'attachait à respecter la personnalité de ses élèves.
Il faut rapprocher de son nom celui de LÉO DELIBES (1836-1891), qui fut également un éducateur et un guide excellent pour la génération d'élèves qui lui fut confiée. Il est impossible, d'ailleurs, de ne pas rendre hommage, en passant, à ce musicien délicieux qui, en dehors de sa carrière théâtrale, a poursuivi jusque dans les concerts, par les exécutions des fragments de Sylvia ou de Coppélia ou de sa partition de scène du Roi s'amuse, sa tâche de professeur d'élégance, d'harmoniste exquis et d'orchestrateur savoureux. Plus d'un symphoniste d'aujourd’hui lui doit assurément la révélation d'un vocabulaire délicat et choisi et a appris en l'écoutant la joie de s'exprimer avec une spirituelle finesse et d'user de néologismes piquants pour éclairer un discours orchestral.
Accordons ici, également, la place qu'il mérite à ÉMILE PESSARD qui, dans sa classe d'harmonie, d'où sont sortis des musiciens comme Maurice Ravel, accomplit dans le même esprit que Guiraud une tâche extrêmement féconde. Des éducateurs comme Massenet, Delibes, Guiraud, Gabriel Fauré et Pessard ont honoré profondément l'enseignement du Conservatoire par l'intelligence, la tolérance et la souplesse qu'ils apportèrent dans leur délicate mission. L'histoire a prouvé que ces méthodes étaient plus efficaces que la manière forte. La longue liste des maîtres sortis de ces diverses classes atteste, en tout cas, l'heureuse fécondité d'une pédagogie aussi peu dogmatique et la merveilleuse diversité de fruits que donne une telle culture.
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fac-similé d'un autographe de Georges Bizet. Cantate à trois voix. Concours de composition musicale 1847 (Bibliothèque du Conservatoire)
GEORGES BIZET (1838-1875) fut également parmi les précurseurs du grand mouvement orchestral moderne. Il fut un des musiciens choisis par Pasdeloup pour livrer au public quelques assauts significatifs. Il était à cette époque-là l'espoir de la jeune école. Comme il le disait lui-même en parlant de cette phalange de novateurs : « Nous ne sommes que quatre ou cinq, pas plus : Saint-Saëns, Guiraud, Massenet, moi et quelques autres. »
Ce n'est pas dans le domaine symphonique pur qu'il devait se spécialiser. Le théâtre lui parut un meilleur terrain de combat. Mais tous les élèves symphonistes d'alors étudièrent passionnément son orchestre et retinrent les leçons qu'il leur donnait. Il est bien certain qu'une œuvre comme l'Arlésienne a orienté plus fortement bien des imaginations que des ouvrages d'école d'une forme plus traditionnelle. Rappelons d'ailleurs que Bizet avait écrit une ode symphonique avec chœurs : Vasco de Gama, une Suite concert, Roma, une petite Suite d'orchestre tirée de ses Jeux d'enfants et l'ouverture dramatique de Patrie (1873), qui est demeurée au répertoire de toutes nos sociétés de concerts.
On accusait, avec une violence qui nous étonne aujourd'hui, l'auteur de Carmen d'avoir été un servile imitateur de Wagner. Personne n'oserait plus, de nos jours, soutenir une pareille thèse. Le prétendu wagnérisme de Bizet fut simplement sa curiosité harmonique et orchestrale, qui scandalisait alors les mélomanes à l'oreille paresseuse. Bizet, tout au contraire, défendit comme Gounod, Massenet, Saint-Saëns, Chabrier et Lalo, les droits de la sensibilité et de l'esprit français dans ce qu'ils ont de plus pur et de plus traditionnel. Et, au milieu des influences étrangères diverses qui devaient troubler momentanément la conscience de nos jeunes musiciens, les leçons de ces artistes, dont le caractère ethnique est si fortement accusé, n'ont jamais été perdues. On s'en aperçoit aujourd'hui plus clairement que jamais.
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Alfred Bruneau
C'est encore parmi les musiciens de théâtre que nous devons chercher un autre guide de la génération des symphonistes. Il est impossible de ne pas reconnaître l'action qu'exerça sur le style de notre temps un ALFRED BRUNEAU. Il n'a donné officiellement au genre symphonique qu'une Romance pour orchestre et chœurs (1882), le poème antique de Léda (1882), une Ouverture héroïque (1883), un poème symphonique : la Belle au Bois dormant (1884) et sa fameuse Penthésilée (1888), d'une inspiration si noble et si fougueuse et d'un romantisme chevaleresque dont la couleur est un peu exceptionnelle dans son œuvre. Mais les exécutions fréquentes dans nos concerts symphoniques de ses ouvertures et de ses préludes, ou de la musique de scène de la Faute de l'abbé Mouret (1907), le classent parmi les maîtres qui ont formé le goût du public de nos concerts et qui, en dehors de la scène, ont servi fort utilement la cause de l'art symphonique.
fac-similé d'un autographe d'Alfred Bruneau
On sait que le génie d'Alfred Bruneau est fait de sincérité, de rudesse, d'âpreté et de force. Un lyrisme puissant donne à toutes ses œuvres une vie intérieure et un pathétique assez éloignés des postulats de la musique pure, mais qui confèrent à tous ses ouvrages une santé et une vigueur caractéristiques. Le sentiment profond de la nature et des larges horizons, qui est aussi un des éléments les plus significatifs de son talent, achève de donner aux créations de cet artiste un caractère national auquel les musiciens de toutes tendances n'ont jamais hésité à rendre hommage.
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fac-similé d'un autographe de Paul Dukas
On a souvent classé PAUL DUKAS parmi les disciples officiels de César Franck. Il est pourtant bien difficile d'étiqueter aussi impérieusement un musicien essentiellement indépendant, qui d'ailleurs étudia le piano au Conservatoire avec Mathias, l'harmonie avec Théodore Dubois, la composition avec Ernest Guiraud, obtint dans notre école nationale le premier prix de contrepoint et de fugue et le premier second Grand-Prix de Rome. Paul Dukas ne peut se rattacher théoriquement à l'école franckiste que par son goût très vif pour les beaux travaux d'architecture musicale. Mais dans ce domaine il déploie une force, une liberté et une ingéniosité auxquelles n'atteignirent jamais ses prétendus compagnons de lutte. La sûreté de main de cet artiste est prodigieuse. Son écriture orchestrale, à la fois précise et éblouissante, demeurera un modèle de solide virtuosité.
Ce compositeur a écrit un petit nombre d'œuvres, mais toutes les pages qu'il nous a données sont décisives. On n'a pas publié son Ouverture du Roi Lear (1883), ni celle de Goetz von Berlichingen (1884), mais son Ouverture de Polyeucte (1891), sa Symphonie en ut majeur, l'Apprenti Sorcier et la Péri sont célèbres dans tout l'univers et forment la base de tout répertoire symphonique sérieux.
Vivant dans une hautaine réserve, à l'écart des luttes musicales de son temps, Paul Dukas ne se présente pas au public entouré d'une escorte d'idées générales, comme l'ont fait très adroitement certains de ses contemporains. Aussi la foule, plus sensible qu'on ne le croit aux ingénieuses théories et aux explications spécieuses, ne se rend pas compte que, dans l'intellectualisation de la musique, l'auteur de la Péri a joué un rôle beaucoup plus important qu'on ne le suppose. Il est arrivé, à force de talent, à révéler à la foule ce qu'il peut y avoir de lyrique dans le génie constructif. Des chefs-d’œuvre comme l'Apprenti Sorcier et la Péri sont des cours de composition dont la puissance vulgarisatrice est illimitée. Paul Dukas demeurera l'un des piliers les plus robustes de la moderne cathédrale de l'art symphonique français.
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Gustave Charpentier
Parmi les élèves les plus dociles de Massenet, il faut évidemment citer GUSTAVE CHARPENTIER. L'élève présente des caractéristiques analogues à celles de son maître. Comme lui, il aurait pu tenir une place importante dans le mouvement symphonique de son temps. Il a une écriture d'orchestre facile, claire, brillante et portant sur la foule. Son style rachète son manque de distinction par une sorte de sentimentalisme chaleureux auquel nul public n'est insensible. Gustave Charpentier aurait pu nous donner des poèmes symphoniques populaires assurés d'un grand succès. Il aurait vulgarisé ainsi un certain nombre de formules orchestrales modernes qu'il a fallu chercher au théâtre. Et il aurait contribué très efficacement à l'éducation d'oreille de nos amateurs de concerts.
Mais la scène attira l'élève aussi violemment que le maître. Sa symphonie-drame, la Vie du Poète (1891) nous est un témoignage de cette double vocation, et jusque dans Louise, l'épisode du couronnement de la Muse, destiné à des exécutions de plein air, nous prouve que ce compositeur lyrique aurait pu développer très heureusement son talent dans un esprit purement symphonique. On peut même estimer que ce musicien aurait eu tout avantage à travailler dans ce sens. Car les défauts les plus certains de son esthétique viennent assurément de la médiocrité littéraire des livrets qu'il fut amené à composer pour réaliser son idéal dramatique. La seule partition qu'il ait écrite spécialement en vue des concerts, ses Impressions d'Italie (1892), ne peut que corroborer cette opinion. Et la foule, qui fait fête à ce Berlioz populaire, nous prouve que les qualités de vie ardente et de sincérité qu'il met au service d'un idéal où le réalisme et le romantisme forment un si curieux mélange auraient été goûtées à leur juste valeur.
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Parmi les défenseurs de la fine écriture orchestrale et les initiateurs du public aux joies de la jolie sonorité et du style distingué, ANDRÉ MESSAGER a droit à une place des plus honorables. Bien qu'il n'ait pris part officiellement à la lutte qu'en nous donnant une Symphonie en quatre parties (1875), couronnée par la Société des Compositeurs, exécutée aux concerts du Châtelet en 1878 et demeurée inédite, les sélections de ses opéras-comiques et de ses ballets lui ont permis, comme à Léo Delibes, d'être pour le public des concerts un excellent professeur de goût. Gabriel Fauré, observant que la plume d'André Messager n'a pas moins de distinction dans sa musique légère que dans ses œuvres d'un style plus soutenu, a caractérisé son talent délicat de la façon suivante : « La veine mélodique de Messager est également généreuse dans ses diverses productions : elle va d'un rythme alerte, aisé, renouvelé de forme, de lignes très pures et toujours distinguée, sans ambigüité, comme sans banalité, et sans cesse une écriture fine, serrée, mais simple, la rehausse de ses plus délicats ornements. Son orchestre est clair, sonore, riche d'inventions heureuses, abondant en sonorités piquantes. Vous n'y trouverez jamais ce laisser aller, ces négligences qui ont si souvent compromis la dignité des œuvres de poésie légère. Il n'y a pas beaucoup d'exemples, dans l'histoire de la musique, d'un artiste d'une culture aussi complète, d'une science aussi approfondie, qui consente à appliquer ses qualités à des formes réputées, on ne sait pourquoi, secondaires. »
Elève de l'école Niedermeyer, ancien organiste, André Messager a su parer de grâce aimable la plus solide et la plus sérieuse des techniques. Aussi, les leçons et les exemples qu'il a pu donner aux musiciens de son temps ont-ils été beaucoup plus précieux et plus efficaces que les coups de férule des plus rébarbatifs de nos pédagogues. D'ailleurs, le rôle de premier plan qu'il a joué dans l'histoire symphonique de ce temps en qualité de chef d'orchestre, la merveilleuse intelligence qu'il déploya dans ses exécutions d'œuvres modernes, l'action décisive qu'il exerça dans la révélation debussyste ne permettront jamais d'omettre son nom dans une histoire du mouvement symphonique français.
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Sylvio Lazzari
SYLVIO LAZZARI a fait de la France sa véritable patrie artistique. C'est chez nous qu'il a écrit toutes ses œuvres et c'est notre art qu'il a honoré par son talent si noble et si sincère.
Sylvio Lazzari a été très fortement influencé par la technique et le vocabulaire wagnériens. Il a besoin pour s'exprimer de cette éloquence large et véhémente, de ces amples sonorités, de ces belles harmonies riches et de ces accents chaleureux que nous a révélés le magicien de Bayreuth.
Mais ce compositeur demeure extrêmement personnel par la force de sa pensée et la couleur très particulière de sa sensibilité passionnée. Son écriture est claire et robuste, et son orchestre très soigné découvre des effets pathétiques extraordinairement persuasifs. Bien que son tempérament dramatique l'ait tout naturellement porté vers l'expression théâtrale, Sylvio Lazzari a écrit pour le concert les œuvres remarquables que sont la Suite en fa, le Concertstück pour piano et orchestre, cette « marine » qu'est le Prélude d'Armor, un tableau symphonique : Effets de nuit, une Symphonie en mi bémol que nos orchestres ont l'ingratitude d'oublier, deux suites d'orchestre extraites de la musique de scène d'un Faust qui ne fut jamais exécuté, quatre tableaux maritimes : Soleil couchant sur la mer, Vagues, Bergers sur la lande, Navire fuyant la tempête, le Nouveau Christ pour baryton et orchestre, une Rapsodie pour violon et orchestre et des mélodies telles que : Des choses, des choses..., Nevermore, Apparition, le Cavalier, Malentendu et la Fontaine de pitié.
fac-similé d'un autographe de Sylvio Lazzari
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S'il n'avait voué toute son activité à la direction des orchestres, CAMILLE CHEVILLARD aurait certainement conquis une place enviable parmi les symphonistes d'aujourd'hui. Résolument indépendant et très épris de musique pure, conservant en art l'idéal de Schumann, de Liszt et de Brahms, nettement hostile à la complexité croissante du style moderne et aux recherches audacieuses de la jeune école française, ce compositeur robuste a laissé quelques ouvrages solidement écrits, une Ballade symphonique (1889), un poème symphonique : le Chêne et le roseau (1890) et une Fantaisie symphonique (1893), ainsi que des orchestrations de Schubert et de Schumann. Dans toutes ces partitions s'affirment une clarté, une logique, un sens de l'équilibre unis à une fougue romantique très énergiquement disciplinée.
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Théodore Dubois
THÉODORE DUBOIS a écrit au début de sa carrière des pièces d'orgue d'un style agréable et d'un tour ingénieux. Mais ce compositeur, qui devait se vouer aux carrières officielles, a versé assez vite dans un académisme d'une exceptionnelle timidité. Ses œuvres d'orchestre ne sont guère que des assemblages d'expressions stéréotypées et des locutions proverbiales. Son bagage est abondant, depuis son poème symphonique d'Adonis, sa Suite pour instruments à vent intitulée Au jardin, ses Concertos pour violon et orchestre, pour piano et orchestre, ses Pièces pour orchestre à cordes, son Dixtuor, ses Esquisses orchestrales, son Evocation, sa Fantaisie pour harpe et orchestre, sa Fantaisie triomphale pour grand orgue et orchestre, les deux Suites extraites de la Farandole, la danse des Nymphes d'Hylas, l'Hymne nuptial, la Légende élégiaque, In memoriam mortuorum, la Marche héroïque de Jeanne d'Arc, une Mélodie religieuse, un Nocturne pour violoncelle et orchestre, le morceau symphonique de Notre-Dame de la Mer, l'Ouverture de Frithiof, une Ouverture symphonique, une Suite pour instruments à vent, une Suite miniature, une Suite villageoise, une Suite d'orchestre tirée de Xavière, trois airs de ballet et trois symphonies.
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GEORGES HÜE possède un goût très sûr qui lui a fait choisir, dans les différentes formules contradictoires qui ont troublé les musiciens de sa génération, les éléments d'un style très adroitement équilibré. Son écriture est ingénieuse, souple et facile, avec des recherches harmoniques d'une remarquable saveur. Il possède un sens de la couleur extrêmement heureux. Son orchestre est brillant et rempli de précieuses trouvailles de détails. Son goût du théâtre l'a souvent poussé au lyrisme abondant et vigoureux. Mais il aurait pu très facilement exceller dans la délicatesse et le raffinement. Son influence s'est exercée par la vulgarisation de certaines pages de son œuvre lyrique. Il n'a pas écrit de symphonie mais qui pourrait nier l'importance d'un apport orchestral qui comprend la Suite symphonique de Titania, le poème symphonique si profond et si riche intitulé Emotions (1918), le ballet du Miracle, le ballet du Roi de Paris, la partition de Siang-Sin, une Ouverture dramatique, l'ouverture des Pantins, trois pièces pour petit orchestre : Rêverie ; Causerie ; Sérénade ; une Fantaisie pour violon et orchestre, une Romance pour violon et orchestre, un Andante et Scherzo pour violoncelle et orchestre, un Thème varié pour alto et orchestre, un Nocturne et Gigue pour flûte et orchestre, Fantaisie pour flûte et orchestre, Rübezahl, légende symphonique pour soli, chœurs et orchestre, Résurrection, épisode sacré, pour soprano, chœurs et orchestre, Jeunesse, poème lyrique pour soli, chœur et orchestre et des mélodies orchestrées (Croquis d'Orient, Trois poèmes maritimes, Edith au col de cygne, Versailles, Esquisses marocaines, Triptyque, Deux poèmes japonais, Sonnez les matines, les Lys, les Hiaris, le Bateau rose) et des Scènes de ballet.
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Louis Bourgault-Ducoudray
Il convient de faire une place à part à deux techniciens de haut mérite qui sont venus à la composition par la voie détournée de l'érudition : BOURGAULT-DUCOUDRAY et MAURICE EMMANUEL. Tous deux ont été appelés à enseigner l'histoire de la musique au Conservatoire et tous deux ont montré une curiosité intelligente pour les modes exotiques, d'une richesse insoupçonnée, qui pourraient apporter à notre vieille musique occidentale des éléments de rajeunissement tout à fait précieux. Ils ont d'ailleurs donné dans leurs œuvres des applications extrêmement frappantes de ce vocabulaire savoureux, que beaucoup de nos compositeurs auraient intérêt à s'assimiler pour renouveler leur style.
De Bourgault-Ducoudray, on n'oubliera pas la Fantaisie en ut mineur pour orchestre, ses pièces d'orchestre : le Carnaval d'Athènes, la Rapsodie Cambodgienne, écrites avec un sens de la couleur si curieux et si pittoresque, l'Enterrement d'Ophélie et des œuvres chorales avec soli et orchestre, telles que l'Hymne à la Joie, Prométhée et la Conjuration des Fleurs. Et de Maurice Emmanuel, nos chefs d'orchestre devraient mieux connaître le rare mérite et la curieuse formation. Maurice Emmanuel fut l'élève de Léo Delibes, pour lequel il professait une admiration et une déférence toutes particulières. Or, un malentendu douloureux ne cessa de régner entre un maître et un élève pourtant si bien faits pour se comprendre. Delibes, malgré la pénétration de son sens harmonique n'arrivait pas à comprendre les audacieuses curiosités de son disciple Il était scandalisé en particulier par la prédilection qu'il montrait pour l'enrichissement méthodique de notre système tonal réalisé grâce aux « échelles » de nos vieilles chansons populaires.
Maurice Emmanuel
Dès cette époque, Maurice Emmanuel rêvait de réhabiliter certaines traditions modales du folklore, pour permettre au langage musical de s'affranchir de l'étroite servitude du majeur et du mineur. Les emprunts qu'il faisait aux gammes populaires si variées et si colorées avaient le don d'irriter le classicisme élégant et précis de l'auteur de Lakmé dont l'esthétique était gracieuse et fine mais nettement spécialisée.
Delibes manifesta donc une hostilité réelle au jeune musicien qui avait pour lui la plus respectueuse affection et le fit exclure du concours de Rome. Maurice Emmanuel souffrit profondément de cette incompréhension venant d'un artiste qu'il admirait et ce ne fut qu'auprès de l'excellent Guiraud qu'il rencontra un sympathique appui. Mais sa carrière fut longtemps entravée et troublée par les anathèmes de son initiateur.
Maurice Emmanuel a écrit un poème symphonique intitulé Bretagne (1890). Cette œuvre est en huit parties : quatre pour voix, soli, chœurs et orchestre et quatre purement symphoniques : Moulins, Paysages, Fête et Enterrement. Il a composé également une Ouverture pour un Conte Gai, une pantomime : Pierrot Peintre (1887), dont on a extrait pour le Concert une Ouverture et une Suite. Après avoir anéanti sa première Symphonie, il en écrivit une seconde en 1918, consacrée à la mémoire d'un jeune aviateur de ses amis foudroyé en plein ciel sur son appareil. Notons encore son Prométhée Enchaîné qui fut donné au concert, en 1919, et l'ouverture de Salamine qui formera également une page symphonique indépendante.
Dans toutes ces partitions s'affirment une hauteur de pensée et une sincérité d'émotion tout à fait remarquables. Ce compositeur qui n'occupe pas dans l'histoire de la musique contemporaine la place qui lui est due connaîtra un jour de glorieuses revanches, lorsqu’on se sera penché plus attentivement sur son œuvre si fortement et si intelligemment conçue et réalisée.
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Charles-Marie Widor
Organiste incomparable, CHARLES-MARIE WIDOR n'a pas montré dans ses compositions symphoniques la même ingéniosité et la même originalité que dans ses « registrations ». Il n'a pas donné à l'orchestre une note personnelle, malgré la science technique dont témoignent ses travaux sur l'instrumentation. Ses œuvres de concert sont un Choral et variations pour harpe et orchestre, les deux Suites d'orchestre de Conte d'Avril, deux Concertos pour piano et orchestre, une suite de la Korrigane, une suite de Maître Ambros, une Ouverture espagnole, la Nuit de Walpurgis, une Suite en mi mineur pour violoncelle et orchestre.
De PAUL VIDAL, technicien consommé, qui tourna surtout son activité vers le théâtre et vers la direction des orchestres, on ne peut enregistrer comme contribution à l'art symphonique de son temps qu'un Divertissement flamand pour petit orchestre, une Ouverture de Pourceaugnac sur des thèmes de Lully, une Suite espagnole, des Variations japonaises et des Suites extraites de ces ballets.
Albert Périlhou
De l'organiste PÉRILHOU, écrivain musical plein de délicatesse et d'habileté, on doit retenir toute une série de pièces d'orchestre inspirées par un sentiment assez aigu du pittoresque : un Prélude pour flûte et orchestre, deux Carillons flamands, deux Fantaisies pour piano et orchestre, un Divertissement pour instrument à vent, un Intermezzo, une Suite : En Champagne, quatre Scènes gothiques, une Suite française, une Sérénade, Veillée en Bresse et Fête patronale en Velay.
Henri Rabaud
HENRI RABAUD incarne une forme exceptionnellement élégante de l'académisme. Jamais on n'allia autant de souplesse, de finesse et d'intelligence à une volonté aussi affirmée d'observer scrupuleusement toutes les disciplines de l'école. Le cas d'Henri Rabaud est unique dans l'histoire de notre musique, et probablement dans celle de la musique de tous les temps. Chez cet artiste si adroit, si maître de son métier, si richement doué au point de vue de la sensibilité et de l'élocution musicale, le respect des réglementations esthétiques les plus minutieuses pourrait passer pour une sorte de gageure.
Ce musicien semble avoir voulu prouver qu'on peut tout dire et tout exprimer en se servant du langage le plus châtié et de la syntaxe la plus scrupuleuse. Il n'a pourtant pas ce qu'on pourrait appeler un tempérament réactionnaire. Sa musique, qui s'inspire d'un wagnérisme évolué et très nettement francisé, n'est pas celle d'un timide. Elle est généreuse, franche, délicate et passionnée. Elle ne présente aucune des platitudes du style dit officiel. Elle est riche en couleur et d'une écriture habile et nuancée. On ne s'explique pas comment peuvent s'allier chez un créateur tant de qualités contradictoires, par quel miracle ce musicien a pu imposer à son talent des limites si strictes et si subtiles et pourquoi il a voulu soumettre sa sensibilité à sa volonté avec une aussi inflexible méthode.
Sa Procession nocturne écrite à vingt-six ans fut une révélation pour les musiciens de son époque. Il a écrit également une symphonie en mi mineur, l'oratorio Job, le Psaume IV pour soli, chœurs et orchestre, une pièce symphonique intitulée Eglogue, un Divertissement sur des airs russes, et une importante partition cinématographique pour accompagner le film : le Miracle des Loups.
fac-similé d'un autographe d'Henri Rabaud
Bien que son activité ait été plus spécialement orientée vers le théâtre, il faut rappeler aux amateurs de musique symphonique le nom de CAMILLE ERLANGER, dont nos orchestres jouent quelquefois la belle et pittoresque Légende de Saint-Julien l'Hospitalier.
Comme dans ses œuvres lyriques, on trouve dans cet ouvrage de la générosité, de la puissance, une belle plénitude d'écriture et de sonorités et une sorte de chaleur intérieure très spéciale qui vivifie une certaine lourdeur d'expression et atténue l'âpreté que l'on remarque souvent dans son vocabulaire.
REYNALDO HAHN, qui a perpétué pour certains, dans la musique de chambre et au théâtre, l'aimable tradition massenétique, a peu écrit pour le concert symphonique. On peut le regretter, car ce musicien remarquablement organisé, et qui possède un sens critique si fin et si sûr, manie l'orchestre avec une grande dextérité. Nos associations orchestrales jouent pourtant de lui quelquefois une Suite d'une couleur délicate et charmante, où les instruments à vent sont employés avec une virtuosité toute particulière, qui est intitulée : le Bal de Béatrice d'Este.
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Gabriel Fauré
Sans avoir cultivé avec méthode le style symphonique proprement dit, GABRIEL FAURÉ (1845-1924) a été l'un des maîtres qui ont joué dans la formation de ce style le rôle le plus important et le plus fécond. Toute son œuvre, si fine et si forte, si traditionnelle de forme et si audacieuse de pensée et d'écriture, a contribué à élargir l'horizon musical des artistes d'aujourd'hui. Il a habitué les mélomanes, même dans sa musique de piano ou dans l'accompagnement de ses mélodies, à goûter la quintessence du plaisir élevé qu'ils vont chercher au concert. La souplesse et la fluidité de son écriture si pleine, où le jeu des parties offre un intérêt constant et s'observe avec une volupté si aiguë, ont affiné l'oreille des plus subtils de ses contemporains.
Gabriel Fauré, qui se rattache à Saint-Saëns par sa formation technique, et à Gounod par son tempérament de mélodiste français, offre en réalité une originalité puissante et ne doit à aucun enseignement et à aucune influence le charme irrésistible de son génie. Ce fut le plus discret, mais le plus audacieux des précurseurs. Il fut toujours en avance d'une vingtaine d'années, au point de vue des trouvailles de vocabulaire, de la sensibilité harmonique et de la subtilité d'oreille, sur les révolutionnaires les plus arrogants.
Rompu, comme organiste, au maniement du contrepoint, Gabriel Fauré ne fut jamais esclave de l'élément mécanique de cette écriture. Ses dons prodigieux d'harmoniste devaient d'ailleurs lui permettre d'apporter dans son style un éclat, une couleur et un parfum inimitables. Il nous a appris à chercher dans la musique des voluptés jusqu'ici inconnues et à exiger d'elle des nuances, des chatoiements, des reflets, des caresses et des frissons insoupçonnés. Debussy aurait prêché dans le désert et n'aurait pu se réaliser tout entier s'il n'avait trouvé le terrain préparé par la propagande fauréenne. Ce Messie avait eu son Prophète.
Gabriel Fauré fut un incomparable professeur de style, mais il le fut sans morgue et sans parti pris dogmatique. Son enseignement fut le plus tolérant de tous, et nous avons vu pourtant qu'il fut de tous le plus riche et le plus utile. De la classe de Fauré sont sortis les plus grands musiciens de la génération présente. Il a formé, en prenant bien garde de ne pas altérer leur personnalité, les Maurice Ravel, les Florent Schmitt, les Kœchlin, les Enesco, les Louis Aubert, les Nadia Boulanger, les Paul Ladmirault, les Roger Ducasse. Par eux, sa pensée et son goût se sont répandus dans le monde. Par eux, l'enseignement secret que contiennent les chefs-d’œuvre qu'il a signés a dépassé les murs de l'école. Il a été un des moments caractéristiques de la sensibilité française, et les retentissements lointains de ses révélations techniques sont incalculables. Gabriel Fauré pourrait être considéré comme le symphoniste-type à cause de la virtuosité qu'il a déployée dans la création d'une écriture « intelligente ». Sans abandonner le domaine de l'émotion, de la séduction ou de l'évocation, l'écriture fauréenne se livre à des jeux de musique pure d'une élégance et d'une ingéniosité merveilleuses. La naissance ou l'évanouissement d'une altération, l'imprévu d'une modulation, d'un emprunt tonal éloigné ou d'un retour au ton initial, les perspectives harmoniques infinies qu'il excelle à ouvrir à chaque carrefour de ses phrases ont entraîné ses lecteurs à lire, si l'on peut dire, entre les lignes mélodiques ses délicieux discours. Lorsque Debussy entra en scène, il se trouvait déjà, grâce à Gabriel Fauré, tout un public sachant écouter une musique flexible et multiforme, toute miroitante et moirée de lueurs fugitives. L'impressionnisme harmonique doit tout à Gabriel Fauré.
Sa contribution au répertoire symphonique de ce temps se compose d'un Concerto pour violon et orchestre (1878), non publié, de sa célèbre Ballade pour piano et orchestre (1881), d'un Allegro symphonique tiré d'une Suite d'orchestre inédite, d'une Romance pour violon et orchestre (1882), d'une Symphonie en ré mineur (1884) demeurée inédite, d'une Pavane pour orchestre avec chœurs (1887), de la Suite d'orchestre de Pelléas et Mélisande tirée de sa musique de scène pour le drame de Maeterlinck, et des fragments des partitions de scène de Caligula et de Shylock. Le prélude de Pénélope, d'une si noble ordonnance et d'une si claire architecture, a pris place également dans le répertoire de nos grands concerts.
Ce n'est pas dans le domaine de l'orchestration que Gabriel Fauré a cherché à faire œuvre de novateur. S'il a donné aux impressionnistes tous les éléments essentiels de leur réforme, il leur a laissé le soin d'en faire l'application dans le domaine orchestral. Mais des partitions comme la Ballade pour piano et orchestre, écrite il y a près d'un demi siècle, attestent malgré tout, dans cet ordre d'idées, une prescience et une divination réellement prodigieuses. Gabriel Fauré, mentor souriant et génial de toute une jeunesse hardie et frémissante, aura tout senti, tout ressenti et tout pressenti dans l'évolution esthétique dont il ne se contenta pas d'être le témoin. Groupés autour de lui, ses élèves ont voulu affirmer la fidélité qu'ils conservaient à son esthétique en se séparant officiellement de la Société Nationale et en fondant, sous sa présidence, la Société Musicale Indépendante, vouée à la défense d'un idéal moins spécialisé et moins étroit que celui de la famille spirituelle de Vincent d'Indy, qui avait pris peu à peu la direction morale et musicale de la vieille maison de l’ars gallica. Ce geste a permis ainsi au plus généreux et au plus jeune des éducateurs de notre génération de prêter l'appui de son nom glorieux aux tentatives les plus audacieuses de toute la jeune musique d'aujourd’hui.
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Claude Debussy
L'intervention de CLAUDE DEBUSSY (1862-1918) dans le mouvement symphonique moderne est assurément l'événement le plus considérable de l'histoire musicale de ces cinquante dernières années. Une fois de plus, un indépendant venait bouleverser par son seul exemple un art que les professionnels de l'enseignement n'avaient pu orienter à leur gré.
Debussy fut essentiellement un libérateur et, comme tel, passa naturellement, dès le début, pour un dangereux anarchiste. Il ne fallut pas beaucoup d'années de recul pour se rendre compte de la sottise d'une telle accusation et constater que ce prétendu révolutionnaire continuait glorieusement les traditions les plus nobles et les plus délicates de l'esthétique française des siècles passés.
Debussy réforma non seulement le vocabulaire des musiciens de sa génération, mais leur sensibilité et leur goût. Sa tâche était rude. Il ne l'accomplit point sans rencontrer de vives résistances et sans soulever de véhémentes protestations. Il avait à ramener dans la conscience artistique française, submergée par la vague gigantesque du wagnérisme et troublée par l'exaltation mystique du franckisme, le solide bon sens, l'équilibre, la raison, l'ironie attendrie et le sentiment des fines nuances, qui furent toujours l'orgueil national des petits-fils de Montaigne et de Voltaire. Les musiciens d'alors, envoûtés par le Klingsor bayreuthien, se grisaient de sublime et versaient facilement dans la grandiloquence. Ils voyaient grand. Ils voyaient gros. Ils forçaient leur talent sans s'apercevoir qu'ils ne faisaient rien avec grâce.
Or, la grâce, la grâce sanctifiante, fut l'essence même de la religion debussyste. Renonçant à faire parler les dieux tonitruants du Walhall, ou à entrer en conversation avec leurs successeurs, ce poète, abandonnant l'attitude romantique des yeux perpétuellement levés au ciel, s'attacha à découvrir, pour son plaisir et pour le nôtre, la divine poésie de la terre.
Ce qui rend capitale, en effet, l'importance de ce qu'on a appelé la révolution debussyste, c'est qu'elle touche à toutes les catégories de la pensée. Elle représentait pour les jeunes artistes qui en furent les témoins et les adeptes une position nettement prise, non seulement dans le domaine de l'esthétique, mais également dans celui de la philosophie, de la religion et de la morale. Elle constituait une réaction contre le spiritualisme tel que le concevaient les élèves de César Franck. Elle orientait la religiosité latente des artistes non pas vers un idéal confessionnel, mais vers une sorte de panthéisme diffus exaltant et divinisant toutes les forces de la nature. Loin de sacrifier à un athéisme desséchant, Debussy peupla notre univers d'une infinité d'apparitions divines : il honora magnifiquement les innombrables petits génies des airs et des eaux, du vent qui passe et de la forêt qui chante, et fit renaître à l'appel du Faune tout le peuple charmant des dryades, des naïades, des oréades et des sirènes, que croyaient avoir tué les apôtres d'une religion de sacrifice et de renoncement.
Un Vincent d'Indy avait raison de s'alarmer d'une telle révélation. Cet ennemi juré de la Renaissance assistait en effet à une résurrection du paganisme. Debussy réhabilitait la noblesse de la sensation. Il divinisait nos nerfs et nos sens et abandonnait dans le domaine de l'émotion les terrains réputés solides pour s'attacher à la fantasmagorie des reflets, des fluidités, des miroitements, des irisations, des phosphorescences, des effleurements et des frissons. C'est par attouchements légers et par fugitives caresses que sa musique éveille en nous les plus miraculeuses féeries de notre subconscient. On dirait qu'un don mystérieux lui permet d'atteindre en nous certains centres nerveux secrets qui déterminent dans notre imagination et notre sensibilité, des griseries et des attendrissements insoupçonnés. Il semble posséder la clé des synesthésies les plus rares. Il excelle à faire se lever en nous des formes, des couleurs, des impressions tactiles, des saveurs et des parfums. Il a renversé ainsi l'échelle des valeurs, nous apprenant qu'il y a souvent plus de beauté et d'émotion à recueillir en observant l'enveloppe changeante des choses qu'en se flattant de leur imposer la tyrannie des disciplines finalistes.
Qu'on me permette de rappeler un petit souvenir personnel, en apparence insignifiant, mais qui éclaire l'esthétique debussyste avec une singulière netteté. Par suite de circonstances exceptionnelles qu'il serait sans intérêt de rappeler ici, j'avais été amené à rédiger, sous la direction du génial auteur de Pelléas, une sorte de manifeste résumant un certain nombre de ses idées. Je m'étais appliqué, avec tout le zèle que pouvait m'inspirer la plus affectueuse et la plus respectueuse admiration, à donner à cet exposé toute la clarté, l'équilibre et la logique irréfutables que me semblait comporter un aussi beau sujet. Et j'avais apporté un soin tout particulier à souder solidement les arguments les uns aux autres et à enchaîner mes phrases avec force pour que l'arme d'un adversaire ne puisse trouver un défaut dans cette cuirasse. Je présentais donc au maître un mécanisme bien forgé et dont tous les écrous avaient été serrés à bloc.
fac-similé d'un autographe de Claude Debussy
A ma grande confusion, Debussy ne sembla pas apprécier ce scrupule professionnel d'ajusteur. Après avoir approuvé les idées qui formaient l'essentiel de ce petit travail et avoir goûté la logique de leur enchaînement, il me supplia, avec son ironique douceur, de faire disparaître tous les artifices de style qui assuraient la solidité de cet enchaînement. Il me demanda de desserrer les écrous impitoyables de toutes les locutions conjonctives. Il me pria de renoncer aux rivets et aux assemblages à tenon et à mortaise que créent les mais, les car, les pourtant et les en effet. Il coupa soigneusement ce que les électriciens appellent des connexions. Partout où je m'étais efforcé de nouer deux propositions, il donnait un léger coup de ciseaux pour rendre les deux phrases flottantes. Il aérait, il isolait, il libérait les arguments en architecte virtuose qui choisit et ordonne si bien ses matériaux qu'il peut construire une voûte sans ciment. Et je pus constater à la fin de ce travail que toutes ces petites phrases « dételées » couraient plus vite au but et l'atteignaient plus sûrement que le train verbal dont j'avais si consciencieusement accroché tous les wagons.
Dans cette simple anecdote, les admirateurs de Debussy reconnaîtront l'essence même de son génie, son pointillisme délicat, son culte de la sensation fragmentée et de la facette, sa théorie harmonique instaurant le triomphe de la résonance indépendante, sa technique orchestrale faite de touches légères et discursives et son aristocratique mépris de tous les signes extérieurs cachant le respect des grands équilibres secrets qui ne doivent rien à la convention et que réalise seule la véritable inspiration créatrice.
Un de nos pédagogues musicaux les plus austères déclarait, le soir de la répétition générale de Pelléas, que cette musique était assurément intéressante, mais qu'elle ne vivrait pas, parce qu'elle méprisait la « forme ». Ce jugement résume fort bien le malentendu qui a divisé le public de nos théâtres lyriques et de nos concerts pendant les premières années de la révélation debussyste. Les auditeurs peu clairvoyants voulurent considérer l'auteur du Prélude à l'après-midi d'un faune comme une sorte d'improvisateur de génie, sacrifiant tout à sa fantaisie et renonçant aux lois traditionnelles de la composition pour chercher des effets inédits dans une délicieuse incohérence et un charmant désordre. Il fut entendu que cet anarchiste répudiait toute la science de ses prédécesseurs et qu'il s'était fabriqué pour son usage personnel un système harmonique et orchestral fort savoureux, mais absolument arbitraire.
Nul n'oserait plus soutenir sérieusement aujourd'hui une opinion aussi puérile. Debussy nous a donné, au contraire, le sentiment de ce qu'était le véritable respect de la forme. Il nous a appris à ne pas confondre la recherche de la forme musicale avec celle de la formule. Pour beaucoup de professeurs de composition, il n'existe pas d'architecture symphonique valable en dehors des principes directeurs et des modèles officiels de l'école classique. Respecter la forme, pour ces constructeurs timides, c'est recopier éternellement la substructure des ouvrages beethoveniens. Debussy, qui avait fait de très sérieuses études musicales au Conservatoire et qui était un prestigieux pianiste, maniait facilement toutes les ficelles du plus solide métier. Mais il avait de la composition une conception plus haute. Il estimait que l'idéal d'un créateur ne doit pas être de reproduire éternellement les mêmes assemblages, les mêmes profils et les mêmes proportions dans ses plans architecturaux. Le souci de la forme doit consister à inventer pour chaque œuvre des proportions, des profils et des assemblages convenant rigoureusement à son caractère. Il faut, pour ainsi dire, créer un plan nouveau pour chaque construction nouvelle : Respecter la forme, dans ces conditions, c'est s'attacher à découvrir l'équilibre secret et parfait qui convient à une composition.
Dans ce cens, nul génie ne fut plus attentivement constructif que celui de Debussy. Ses familiers connaissent les extraordinaires scrupules que lui inspirait la recherche de ce mystérieux point de perfection que doit atteindre une œuvre musicale pour se déployer avec aisance dans le temps et dans l'espace. Et nous savons qu'une simple mélodie de trois pages, impatiemment réclamée par son éditeur, demeura trois ans dans ses cartons parce que la courbe des deux mesures de conclusion ne lui donnait pas satisfaction et qu'il ne parvenait pas à trouver les lignes mystérieuses qui parachèveraient la bonne assise de son édifice. Il y a dans cette recherche un souci de morphologie infiniment plus noble et plus respectable que dans le décalque mécanique des plans classiques dont se contentent nos architectes les plus formalistes.
Les apports de Debussy dans la musique symphonique sont innombrables. Ils ne consistent pas seulement dans un enrichissement de vocabulaire, comme on a affecté trop longtemps de le croire. Debussy nous a assurément révélé quelques locutions rares et choisies, qu'on lui a empruntées avec un empressement bien compréhensible et qui ont vite créé un poncif. Cet inventeur d'harmonies et de sonorités savoureuses devait forcément enchanter les jeunes musiciens de son temps par l'abondance et la qualité des néologismes qu'il mettait à leur disposition. Et l'on a appelé immédiatement debussystes tous les compositeurs qui après lui usaient systématiquement du quatuor divisé avec sourdine, de la trompette bouchée, de la gamme par tons, des fausses relations et des enchaînements de neuvièmes par degrés conjoints.
C'était bien mal comprendre les leçons de l'auteur des Nocturnes. L'enseignement de Debussy n'était, à proprement parler, ni syntaxique, ni grammatical. Les tournures de langage qu'il a créées ne sauraient garder éternellement leur saveur piquante et leur fraîcheur. Elles ne sauraient être imprévues et saisissantes jusqu’à la fin des temps. Ces innovations sont donc les éléments les moins essentiels de la réforme debussyste. Debussy avait été logiquement amené à briser et à assouplir ainsi son écriture parce qu'une technique pointilliste lui était nécessaire pour traduire le nouvel état d'âme qu'il apportait dans la symphonie. Il n'a donc jamais pris le moyen pour la fin, comme on le lui a perfidement reproché, et n'a jamais perdu de vue le but esthétique élevé qu'il se proposait d'atteindre.
Ce familier de Mallarmé et de sa chapelle littéraire avait eu, tout naturellement, l'ambition d'entrer plus intimement en contact avec la magie de l'univers et la fantasmagorie troublante des cavernes et des souterrains du subconscient. Comme les poètes de son époque, il rêvait de capter les reflets, les irisations et les phosphorescences. Il voulait dissocier le bloc compact et symétrique formé par la sensibilité musicale des compositeurs classiques et romantiques, dont la passion, l'enthousiasme, la ferveur ou la souffrance s'épanchent tumultueusement dans une direction unique, avec une régularité et une continuité de débit qui font songer aux canalisations d'eau de nos villes. Debussy voulut donner à sa sensibilité un simultanéisme plus actif. Il chercha à développer en lui des sens secrets, des antennes mystérieuses et une vision paroptique des choses.
Le tempérament musical chez la plupart de ses prédécesseurs était, si l'on peut dire, à prédominance sanguine. Le système circulatoire y imposait sa régularité, son inépuisable torrent et les fortes pulsations régulière du cœur. Debussy, représentant d'une génération douée d'une santé moins forte, fit intervenir dans l'art toutes les réactions du système nerveux, avec ses tressaillements, ses inquiétudes, sa mobilité, sa finesse et sa vivacité de perception.
Littérairement, cet état d'esprit reçut le nom d'impressionnisme, et c'est sous cette étiquette qu'on essaie de discréditer et de démoder aujourd'hui l'esthétique debussyste. Il y a là une manœuvre tendancieuse qui ne saurait faire illusion. Debussy a créé des formules, qui vieilliront comme toutes les formules, mais il nous a révélé une façon de sentir et de comprendre qui ne saurait être oubliée. Comme on l'a dit avec justesse, après son passage dans l'histoire de l'art, il ne sera plus jamais possible à ses successeurs d'être ce qu'ils auraient été avant de le connaître.
fragment du monument à Claude Debussy. Bas-relief. Prélude à l'après-midi d'un faune (J. Martel)
Quelles que soient les modes et les formes adoptées par les musiciens de demain, ils ne pourront se soustraire à l'influence féconde de l'artiste qui s'est attaché à détruire dans notre technique et dans notre esthétique la symétrie au profit de l'équilibre, à remplacer le calcul géométrique par le sentiment de l'eurythmie naturelle. Ce postulat n'est pas arbitraire. C'est la leçon même que nous donne le spectacle de l'univers, dont la construction est si souple, si libre, si nuancée, et pourtant si harmonieuse.
La nature ne fut-elle pas d'ailleurs la grande éducatrice de Debussy ? C'est en l'étudiant et en l'aimant profondément qu'il a été conduit à se créer un style s'inspirant de la souplesse linéaire, du foisonnement et du frémissement des feuillages et des eaux. Son système harmonique, basé sur l'indépendance des accords considérés comme des cellules autonomes portant en elles toute la fécondité et la logique des résonances naturelles, est conforme aux vœux de la science biologique la plus inattaquable.
Et son orchestration, pleine de miroitements et de lueurs fugaces, de touches légères ou profondes, obéit spontanément aux mêmes lois. Il n'y a donc rien de systématique et de paradoxal dans la technique debussyste. Elle est gouvernée par la plus impitoyable logique.
Il n'est pas besoin de souligner par l'énoncé du titre de ses ouvrages l'attrait qu'exercèrent sur Debussy les lacs, l'ombre des arbre dans les rivières, les océans, les vents, les nuages, les fruits, les fleurs, les feuilles et les branches. Docile à l'exemple verlainien, il ne nous offrait son cœur qu'après nous avoir ébloui par le don de ces magnifiques présents.
Non content d'affiner ainsi nos sens et de nous en révéler la noblesse trop longtemps méprisée par les moralistes, il nous apprit à nous défier de la grandiloquence, et même de l'éloquence tout court, dont l'instant était venu de « tordre le cou ». Au lendemain du triomphe de la rhétorique wagnérienne et au plus fort de l'épidémie de verbosité harmonique et orchestrale qui sévissait chez tous les musiciens d'alors, l'action de Debussy fut, répétons-le, celle d'un libérateur. Le courant franckiste, en dépit de toute son élévation et de sa noblesse, ne pouvait se flatter d'être profondément national. Le romantisme germanique et le mysticisme flamand en étaient les éléments essentiels. En face du saint homme Franck, qui ne comprit jamais le Miracle des Roses, Debussy défendit les droits des paysages d'Île-de-France.
Soucieux d'exprimer la pénétrante séduction de nos horizons et de nos états d'âme, il renonça à faire entrer dans un décor les rocs monstrueux ceinturés de flammes qui sont les lits de repos des vierges scandinaves, le gigantesque palais du Walhall où l'on accède en franchissant des abîmes sur le pont suspendu d'un arc-en-ciel, et il tenta de nous guérir des exaltations fiévreuses et des ambitieuses recherches qui nous font marcher les yeux au ciel et nous empêchent d'apercevoir et de cueillir la beauté éparse au ras du sol.
Philosophiquement, le franckisme et le debussysme sont deux étapes de notre spiritualité. L'organiste de Sainte-Clotilde fit entrer dans notre art le style architectural de nos bâtisseurs de basiliques et voulut bercer notre appétit d'infini par l'envoûtement d'une puissante et lente cantilène d'orgue. Debussy a déserté ces sanctuaires et n'a plus voulu entendre les chants mystiques et les cloches qu'à travers l'abat-son des feuilles, ou l'écran mystérieux des flots qui recouvrent les cathédrales englouties.
Avec les trouvailles verbales de ce virtuose de l'écriture, on a créé un poncif qui a rendu de grands services à certains musiciens d'aujourd'hui et qui a le don d'exaspérer certains auditeurs bien décidés à ne prendre du plaisir aux balancements de tierces majeures, aux engrenages de quartes et de quintes, aux miroitements de neuvièmes, au quatuor et aux cuivres en sourdine et aux glissandos des harpes, que si un certificat d'origine les accompagne.
Evidemment, Debussy, comme tous les grands rénovateurs du langage musical, a laissé aux compositeurs sans originalité des ressources précieuses pour se fabriquer un style artificiel masquant la pauvreté de leur vocabulaire personnel. Mais le trésor qu'il a légué à ses héritiers spirituels ne consiste pas dans quelques locutions élégantes ou commodes : il a assoupli et affiné jusqu'à ses extrêmes limites la technique harmonique et instrumentale. Il a découvert dans le domaine de la sonorité des équilibres nouveaux tout à fait imprévus. Son orchestre ne foule plus le sol en s'appuyant sur les lourdes notes des contrebasses. Immatériel et aérien, il flotte, il plane, il se volatilise et se vaporise à son gré. Toutes les nuances du prisme s'y réfractent. A chaque instrument il a su arracher ses effets les plus poignants ou les plus suaves. Le visage d'un orchestre apparaît aujourd'hui différent à tous ceux qui l'abordent. Et toute la génération d'artistes qui a suivi ce créateur a subi plus ou moins profondément sa pénétrante influence.
Les œuvres symphoniques de Debussy sont une Fantaisie pour piano et orchestre, en deux parties, œuvre de jeunesse qui ne fut pas publiée de son vivant, le Prélude à l'après-midi d'un Faune (1892), les trois Nocturnes : Nuages, Fêtes et Sirènes (1899), Danse profane et danse sacrée pour harpe et orchestre (1904), la Mer (De l'aube à midi sur la mer, Jeux de vagues, Dialogue du vent et de la mer) (1905), la troisième série d'images : Gigue, Ibéria et Rondes de printemps (1909), Jeux et Khamma.
Il convient d'ajouter à cette énumération une Suite symphonique pour orchestre et chœurs datant de son séjour à la Villa Médicis : Printemps (1886), la Damoiselle élue (1887) et surtout le Martyre de Saint-Sébastien (1911), œuvre capitale révélant chez son auteur une orientation nouvelle et qui nous fait regretter amèrement la disparition prématurée d'un artiste qui visiblement « avait encore tant de choses à nous dire ! »
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Maurice Ravel
Pour beaucoup d'observateurs superficiels, le meilleur élève de Debussy est MAURICE RAVEL. Certes, sans la révolution debussyste, Ravel n'aurait sans doute jamais été ce qu'il est. Et son style et sa syntaxe se rapprochent évidemment beaucoup plus de la technique de Pelléas que de celle de Rédemption. Mais l'originalité et la personnalité de Ravel sont trop affirmées pour qu'on puisse le ranger sans discussion dans la catégorie des disciples obéissants. En réalité, comme Debussy lui-même, Ravel est un technicien classique solide, qui se libéra de la rhétorique de l'école par la fréquentation assidue de Chopin — dont ces deux excellents pianistes ont merveilleusement compris l'enseignement, — de Gabriel Fauré, de Chabrier et des musiciens russes. Mais lui aussi possédait un génie créateur souple et puissant, et il ne tarda pas à se créer un style.
On sait que Ravel, dès le début de sa carrière, effraya par son originalité les membres de l'Institut, qui l'écartèrent systématiquement du prix de Rome avec une insistance assez maladroite pour provoquer un scandale. Le jeune compositeur vit donc officiellement consacrer sa mission de révolutionnaire. A vrai dire, nul réformateur ne fut plus discret et moins démonstratif. Comme Debussy, Ravel a l'horreur de l'emphase et de l'exaltation romantique. Plus que lui encore, il a la pudeur de son émotion et affecte souvent dans ses discours musicaux une impassibilité qui cache mal un frisson secret.
Ravel ne montre pas volontiers sa sensibilité. Il cherche d'ailleurs à dépouiller ses notations de l'élément émotif qui pourrait les alourdir Il ne prend pas indiscrètement l'auditeur pour confident. Il ne croit pas devoir mobiliser cent instrumentistes pour clamer à tout l'univers : « Voyez ce que j'éprouve en présence de tel spectacle... Observez ce qui se passe au fond de mon cœur... Remarquez la façon touchante dont je pleure... Ne trouvez-vous pas que ce sanglot est poignant, et que dites-vous de ce fin sourire ?... »
Ce compositeur n'aime pas se mettre en scène dans ses œuvres. Il se contente de construire avec les éléments musicaux dont il dispose un univers enchanté et nous invite à le parcourir en nous laissant la liberté absolue de nos réactions personnelles. Après avoir minutieusement agencé ses décors sonores, il refuse d'y figurer comme acteur et s'éloigne du théâtre, confiant à notre imagination le soin de « distribuer » la pièce à notre gré.
Ravel, ce prétendu mauvais élève anarchiste, est peut-être plus respectueux que Debussy de certaines traditions d'école. Le souci de la forme l'obsède et il pousse souvent dans ce domaine la coquetterie assez loin. Bien entendu, il ne s'agit pas d'une morphologie tout extérieure. Lui aussi s'attache à substituer au développement des formes le développement d'idées et à la symétrie géométrique, le subtil équilibre des courbes et des volumes.
Debussy n'était pas un romantique, mais il demeurait un lyrique. Ravel trouve cet anthropocentrisme encore trop indiscret. Il répudie toutes les formes extérieures du lyrisme. Il est plus préoccupé de créer que d'interpréter. Et il abandonne le lyrisme à ceux de ses auditeurs qui l'ont compris. C'est dans ce sens que son art apparut souvent comme le triomphe de la froide ingéniosité et le chef-d’œuvre de la mécanique de précision. On l'a trop facilement raillé de ses scrupules d'horloger ou d'orfèvre, cherchant, avec une minutieuse application, la place exacte d'un ressort, d'une roue dentée ou d'une pierre précieuse. Sa technique est en effet plus serrée, plus nerveuse, plus concentrée et plus volontaire que celle des musiciens qui l'ont précédé. Mais toute cette discipline impitoyable aboutit à l'épanouissement de la plus délicieuse liberté d'impressions et à la plus riche efflorescence de sensations. Ravel, entre tant de dons exceptionnellement savoureux, a celui de la féerie. Son orchestre et son écriture sont féeriques. Il excelle à transposer dans un plan fantasmagorique, avec une troublante séduction, les images habituelles qu'évoquent en nous les descriptions musicales. Le choix des sujets qu'il traita atteste d'ailleurs son extraordinaire prédisposition à se mouvoir dans le domaine du prodige et du miracle. Il est l'homme des talismans et des formules magiques.
Doué d'une habileté professionnelle remarquable, Ravel, qui est en même temps un chercheur patient, a enrichi l'histoire symphonique de notre époque des chefs-d’œuvre les plus rares et les plus précieux. Citons parmi ses partitions d'orchestre son Ouverture de Shéhérazade (1898), demeurée inédite, sa Rapsodie espagnole : le Prélude à la Nuit, Malagueña, Habanera, Feria (1907), la symphonie chorégraphique Daphnis et Chloé (1911), Ma Mère l'Oye (1912), Adélaïde ou le Langage des Fleurs, d'après les Valses nobles et sentimentales (1912), la Valse, poème chorégraphique, la prodigieuse orchestration des Tableaux d'une exposition de Moussorgski et la Suite d'orchestre tirée du Tombeau de Couperin.
fac-similé d'un autographe de Maurice Ravel (publié avec l'autorisation de la maison A. Durand et fils)
Maurice Ravel, écrivain d'orchestre, s'est trouvé placé par le destin dans des conditions singulièrement embarrassantes et difficiles pour courir sa chance. Nul moment ne semblait plus mal choisi pour créer un style. Lorsque l'auteur de Daphnis composa ses œuvres essentielles, Debussy avait déjà réalisé un modèle parfait de l'écriture impressionniste, et Stravinsky avait, lui aussi, proposé sa solution explosive au problème du rajeunissement des sonorités instrumentales. Jamais créateur ne fut immobilisé dans un aussi troublant carrefour.
Il se trouvait en présence d'un certain nombre de formules déjà voisines du poncif. Réagissant contre la densité de l'instrumentation wagnérienne, dans laquelle Monsieur Croche affirmait ne voir qu' « une espèce de mastic multicolore, étendu presque uniformément et dans lequel il ne pouvait plus distinguer le son d'un violon de celui d'un trombone », Debussy avait commencé le travail d'isolement des timbres. Il avait libéré une à une les voix émouvantes des bois et des cuivres, recherché les petites taches de couleur, les luisants, les glacés, les brèves juxtapositions qui font vibrer deux lumières et l'enveloppé léger et scintillant qui donne le voile de la sourdine. Renonçant au trait appuyé de ses premiers violons à l'unisson, le quatuor divisé imposait son riche équilibre élastique. La trompette, discrètement bâillonnée, s'essayait à de fugitives agilités. Partout brillaient des reflets rapides de nacre ou d'argent. L'orchestre tendait de plus en plus à évoquer sans cesse la griserie prenante des sous-bois frémissants, des nuages en marche et des eaux miroitantes. C'est dans l'asymétrie savante et subtile de la nature que cette architecture délicate découvrait ses lois.
L'importation des recherches les plus savoureuses de Moussorgski, de Borodine et de Rimski enrichissait encore ce vocabulaire si souple d'un slavisme et d'un orientalisme extrêmement séduisants. Lorsque Ravel entra en scène, tout semblait donc avoir été dit dans le domaine des confidences orchestrales les plus ingénieuses et les plus nuancées. D'autre part, Stravinsky, réagissant à son tour contre l'esthétique impressionniste, orientait les curiosités de la jeune école vers un point de l'horizon tout différent. Ayant déclaré la guerre au charme et aux « suavités » des Nocturnes, Igor le Terrible bouleversa les lois traditionnelles de l'orchestre. Etouffant les derniers frissons que l'on pouvait arracher aux instruments, il ne leur demanda plus que du dynamisme et de la puissance rythmique, créant ainsi une nouvelle forme de pathétique obtenue par le mépris du pathétisme.
Comment, dans ces conditions, Ravel pouvait-il inventer un style orchestral personnel ? Y être parvenu constituera l'un de ses titres de gloire les plus surprenants pour les observateurs attentifs de cette étonnante période de notre histoire musicale. Car l'orchestre de Ravel ne ressemble vraiment à aucun autre.
Le ravélisme orchestral affirme son existence, en dehors de toute critique subjective, par le phénomène suivant : les chefs d'orchestre qui conduisent très bien la musique de Debussy échouent souvent dans celle de Ravel. De plus — contre-épreuve significative — certains porte-baguettes qui échouèrent dans la direction de la Mer ou de Pelléas nous ont donné des traductions très satisfaisantes de Daphnis et Chloé et du Tombeau de Couperin.
L'écriture debussyste appelle en effet la collaboration intime d'une sensibilité agissante : celle de Ravel n'exige qu'un respect attentif. Ravel ne laisse rien au hasard. Cet « horloger suisse » compose une partition avec la même minutie qu'une montre. Il n'y place un pivot, un ressort ou une roue dentée qu'après avoir longuement étudié leur maximum de rendement. Tout est calculé avec une sagacité miraculeuse et, lorsque l'ajustage est terminé, la partition développe sa magie avec une sûreté et une précision de mouvement d'horlogerie.
Il ne faut rien ajouter à la musique de Ravel. Sa mise au point instrumentale est si parfaite qu'on la trahit lorsqu'on veut l'embellir. Il y a plusieurs façons d'exécuter du Debussy : il n'y en a qu'une de jouer du Ravel.
Son orchestre a une qualité de son exceptionnelle. Sans renoncer à la soyeuse douceur du velours debussyste, l'étoffe que tissent ses archets est plus lumineuse et plus crissante. Elle est à chaque instant « lamée » de broderies métalliques d'un style imprévu et charmant.
Ravel, comme tous les musiciens de son temps, a la curiosité des sonorités exceptionnelles. Les instrumentistes d'aujourd'hui connaissent bien cette sorte d'avidité angoissée des compositeurs qui viennent leur demander en grand secret des recettes inédites pour tirer de la corde, du métal ou du bois, des accents insoupçonnés. Les honnêtes artisans de la clarinette, du basson ou du cor sont scandalisés du sadisme avec lequel nos jeunes musiciens s'efforcent d'arracher à leurs instruments des cris de souffrance n'ayant jamais frappé jusqu'ici une oreille humaine. En présence d'un hautbois ou d'un violon ces chercheurs ont des âmes de tortionnaires: ils le tournent, le retournent pour découvrir le point sensible, le point douloureux où l'on pourra enfoncer le stylet d'une croche pour altérer sa voix d'une façon poignante.
Les traités d'orchestration nous signalaient jusqu'ici, avec une naïveté touchante, les « mauvaises notes » de chaque instrument et leurs registres défavorables. Leurs auteurs espéraient ainsi épargner aux novices de fausses manœuvres et de fâcheuses déceptions. C'était bien mal connaître les aspirations des générations présentes. Saturés d'effets connus et catalogués, les musiciens d'aujourd'hui, soucieux de découvrir du nouveau à tout prix, explorent passionnément ces domaines interdits. Ils cherchent à tirer parti des zones jadis stériles où le cor s'étrangle, où la clarinette parle du nez, où le basson s'enrhume du cerveau, où les cordes sifflent et où le trombone se fêle. C'est ce qu'on appelle en terme de métier un effet « amusant ».
On sait à quel point cet amusement est limité, et combien il est peu récréatif. Sans vouloir accorder aux doléances des instrumentistes une importance esthétique exagérée, il faut bien reconnaître que ces bons ouvriers n'ont pas toujours tort lorsqu'ils se plaignent de voir saboter méthodiquement leurs outils par de jeunes compositeurs en quête de « truquages » et de « déformations » pouvant leur assurer à bon compte un brevet d'originalité.
Ravel n'a pas échappé à cette hantise. Il est de ceux qui interrogent curieusement les virtuoses pour surprendre leurs petits secrets de fabrication. L'écriture systématique et acrobatique de Tzigane et de la Sonate pour violon et violoncelle nous en fournit la preuve éclatante. Mais le goût de Ravel est si délié et si subtil qu'il triomphe toujours de tous les paradoxes et de toutes les gageures.
On ne peut s'empêcher pourtant de souhaiter la fin de cette mode des sons exceptionnels. Elle entraîne en effet d'inquiétantes surenchères, dont le résultat artistique ne peut être que décevant. Quel que soit le désir de nos compositeurs de renouveler le matériel sonore et de rajeunir nos sensations auditives, il arrive un moment où le sentiment du perpétuel tour de force et surtout celui de l'effort constant créent une obscure souffrance. Il y a quelque chose de douloureux dans l'enfantement déchirant de certains sons, et la répétition inconsidérée de pareils effets développe chez l'auditeur un état d'angoisse et de gêne dont une œuvre d'art ne saurait tirer aucun bénéfice. Il va falloir d'ici quelque temps « découvrir » de nouveau l'agrément sain des registres instrumentaux aisés et faciles et chercher l'originalité dans leur utilisation attentive.
L'écriture de Ravel marque dans ce sens le point-limite des curiosités coupables. Au-delà de ce domaine, l'orchestre grince et grimace. D'ailleurs, les prouesses les plus merveilleuses de l'écriture instrumentale de Ravel ne résident pas, à mon sens, dans cette recherche de l'anomalie sonore. Son mérite s'affirme dans des conditions infiniment plus glorieuses lorsqu'il s'agit d'irradier dans l'orchestre, sans les altérer ni les trahir, mais en les « survoltant » miraculeusement, les frissons les plus rares d'une page de piano.
L'orchestration du Prélude du Tombeau de Couperin, dont le mécanisme si bien huilé tourne avec la grâce équilibrée d'une machine de précision, peut être citée comme un modèle du genre. On peut en dire autant de l'extraordinaire traduction orchestrale des Tableaux d'une Exposition de Moussorgski. Voilà de la virtuosité orchestrale à l'état pur. Voilà de la maîtrise absolue qui ne doit rien à l'effet facile de surprise et à l'équivoque de l'étrangeté. L'orchestre est en effet pour Ravel une forêt de Brocéliande dont chaque arbre emprisonne une fée. Le pouvoir talismanique de Ravel s'affirme dans toutes ses œuvres, qu'il s'agisse de la fantasmagorie en miniature de Ma mère l'Oye, du paradis artificiel et mécanique des pendules de l'Heure espagnole, des frémissements de l'aube, des feuillages et des eaux de Daphnis ou de l'évocation hallucinante du fantôme tourbillonnant de la Valse viennoise. Tout l'idéal musical de ce magicien est contenu, résumé et stylisé dans son Asie. Ravel est le passager éternel de la goélette qui fait escale dans les pays les plus divers et lui permet de capter au vol et d'enfermer en dix mesures tous les trésors de l'Inde, de la Perse ou de la Chine. Comme le voyageur de Klingsor, qui élève de temps en temps jusqu'à ses lèvres sa vieille pipe arabe, l'orchestre de Ravel excelle « à interrompre le conte avec art ». Les récits qu'il nous fait de ses croisières au pays du rêve sont étincelantes de couleur, mais savent toujours s'arrêter à temps.
L'art orchestral de Ravel est un miracle de précision et de netteté. Il n'attend rien du hasard bienveillant, d'une réaction hypothétique de deux timbres placés en contact. Le vertige instrumental entraîna parfois plus d'un impressionniste : ce qui distingue Ravel de ces enivrés, c'est qu'il demeure toujours le maître absolu de sa pyrotechnie. Tout dans son écriture est conscient, organisé et intelligent. Cela n'en diminue en rien la souplesse et la spontanéité, mais on s'émerveille de voir les effets les plus rares dosés et calibrés avec une science aussi infaillible. Par un prodige que je ne me charge pas d'expliquer, certaines formules déjà consacrées revêtent, lorsqu’il les emploie, un éclat tout à fait personnel. Tout le monde utilise avec une adresse suffisante le quatuor divisé avec sourdine. Or, la sonorité de ce mélange classique n'est pas la même chez Ravel que chez Debussy. On sent que Ravel a une tendance instinctive à serrer de plus près le phénomène sonore, à creuser plus profondément le mystère des timbres, à tirer de la matière, par un choc plus nerveux, une étincelle plus vive.
Cette orchestration peut être considérée comme le terme des recherches musicales dans le domaine de la division atomique. Debussy semblait avoir donné la formule définitive de cette technique, mais Ravel a poussé plus loin encore la virtuosité de ces expériences de physique et de chimie orchestrales. Aussi, après lui, les musiciens se sont-ils découragés. On ne semble pas devoir aller plus loin dans cette voie. Sous l'influence de Stravinsky, les jeunes musiciens renoncent à l'étude trop difficile des irisations et des phosphorescences. Ils sont en train de forger un outil solide et robuste, mais d'une simplicité assez rustique. Ils abandonnent les délicates merveilles de cet outillage de précision que leur avaient légué leurs aînés. Ravel aura eu la gloire d'être le dernier représentant de cette technique raffinée qui, sans mièvrerie et sans concessions, a créé un style français d'une éblouissante magnificence, assez souple pour triompher dans la richesse des plus grandioses évocations aussi bien que dans les mystères de l'infiniment-petit. L'orfèvre Ravel aura ciselé dans le métal fin et brillant de la musique de France les arabesques les plus souples et les plus incisives qui aient jamais orné les flancs d'un brûle-parfums harmonique. Et il semble devoir emporter son secret avec lui.
Ravel, comme Debussy, aura eu l'honneur d'être violemment attaqué par tous ceux qui faussent la tradition française en se flattant de la défendre. Or, il est impossible de trouver un génie plus ethniquement français que celui de ces deux créateurs. Lorsque les historiens de notre musique bénéficieront d'un recul suffisant, ils s'apercevront que ce n'est pas par fantaisie littéraire, mais par l'affinité secrète la plus profonde et la plus émouvante, que Debussy peut jouer les neveux de Rameau et Ravel les petits-fils de Couperin.
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Florent Schmitt pendant la guerre
L'Institut, qui avait refusé à Maurice Ravel la consécration officielle du prix de Rome, l'accorda à son camarade FLORENT SCHMITT. Cet élève de Massenet et de Fauré ne donnait pourtant pas des gages de docilité esthétique bien rassurants. On sentait déjà en lui un bouillonnement de sève musicale et un besoin d'indépendance qui n'appelaient pas impérieusement le prix d'excellence, réservé d'ordinaire aux bons élèves de notre Conservatoire national.
A vrai dire, l'institut n'avait pas tort d'établir ainsi une différence de traitement entre l'auteur de Daphnis et Chloé et celui de la Tragédie de Salomé. Le premier devait être en révolte ouverte contre certaines disciplines extérieures de l'enseignement traditionnel ; le second, au contraire, malgré toute la puissance de sa pensée, devait respecter beaucoup plus fidèlement les antiques règles du jeu. Et pourtant, que de choses déjà dans ses envois de Rome qui furent le premier mouvement de son Quintette, des mélodies comme Musique sur l'eau, des études symphoniques comme le Palais hanté ou le Psaume XLVII.
La nature musicale de Schmitt est complexe. Son passage dans la classe de Gabriel Fauré lui a donné une délicatesse de sensibilité harmonique très particulière. Cependant une hérédité, non pas précisément wagnérienne, comme l'ont prétendu des critiques superficiels, mais germanique, l'attire vers les grands discours et les vastes pensées. Ce Lorrain a le goût des grands ensembles, de la riche polyphonie, de l'écriture touffue et des amples développements. Très différent en cela des musiciens de sa génération, il s'attaque aux architectures grandioses et ne redoute pas de manier des lignes et des volumes intimidants pour tout autre que lui. Il goûte avec une volupté singulière les belles apothéoses sonores. Il est avant tout un créateur robuste épris de force et de puissance. Il est l'athlète complet de notre génération de délicats et de névrosés.
La technique de Florent Schmitt a évolué d'une façon assez sensible, en passant d'une certaine recherche d'élégance affectée à un romantisme passionné et bientôt à une sorte d'âpreté vigoureuse très caractéristique. Malgré son impassibilité apparente, ce lutteur musical aux muscles formidables est très attentif aux courants esthétiques de son temps. Tout en obéissant à la force impérieuse qui le pousse à se réaliser dans une direction précise, il s'efforce toujours de « rendre hommage à la beauté inconnue ». La révélation stravinskyste fut pour lui un éblouissement. Il lui fallut toute sa solidité et toute sa résistance nerveuse pour ne pas être emporté dans ce tourbillon. Il en a gardé une hantise secrète et l'on sent qu'il cherche chaque jour à rajeunir son style en tenant compte instinctivement de toutes les suggestions éparses que peuvent contenir les essais de nos plus jeunes chercheurs.
Mais la forte personnalité d'un tel auteur ne sera jamais entamée par des influences extérieures. Il aura pu emprunter à Massenet, à Fauré, à Debussy, aux Russes ou à Richard Strauss quelques locutions heureuses ou commodes, mais il conservera toujours cette sorte de sauvagerie magnifique et de barbarie somptueuse qui s'allient si curieusement chez lui à une inspiration foncièrement classique et à une conception de la musique qui le rattache étroitement aux plus grands maîtres du passé.
fac-similé d'un autographe de Florent Schmitt
L'orchestre de Florent Schmitt brille de couleurs violentes. Il est généralement très chargé et utilise toutes les ressources instrumentales que l'auteur a pu se procurer. Ce musicien fut un des premiers à étudier les mystères dédaignés de l'instrumentation des « vents ». Sans vouer le quatuor à cordes à l'exécration dans laquelle le tiennent nos plus récents inventeurs de sonorités, il sut obtenir d'un basson, d'une trompette ou d'une clarinette-basse des accents poignants et émouvants d'une forte originalité. Certains effets sonores de la Tragédie de Salomé tracent dans nos mémoires des sillons qui ne peuvent plus s'effacer. Il manie les tons sombres avec une habileté incomparable. Il fut, à peu près seul parmi tous les peintres instrumentaux, un virtuose du noir, du violet et de l'or. Très curieux des effets obtenus par des ensembles vocaux, il a cherché et trouvé dans l'écriture chorale un mode d'expression à la mesure de sa pensée. Le Psaume XLVII demeurera à cet égard un monument d'une majesté inoubliable. Architecture titanique où s'exprime admirablement sa véritable nature.
Le répertoire des œuvres d'orchestre de Schmitt comprend une pièce intitulée En été (1893), un Hymne funèbre pour chœurs et musique militaire (1899), trois musiques de plein air : Danse, Procession, Accalmie (1900), le Psaume XLVII pour soli, chœurs, orgue et orchestre (1904), une Etude symphonique d'après le Palais hanté d'Edgar Poe (1904), un poème symphonique Selamlik (1904) écrit également pour harmonie, les Reflets d'Allemagne (1905), suite de valses, la Tragédie de Salomé (1907), une Semaine du petit Elfe Ferme-l'Œil, une petite Suite tirée des Pupazzi : Somnolence, Scintillement, Fête septentrionale et Traversée heureuse, pièces de piano datant de 1899 et orchestrées depuis, ainsi que certains Feuillets de voyage (1903) tels que la Sérénade, la Danse britannique, la Berceuse, la Marche burlesque et le Retour à l'endroit familier.
Notons encore la Rapsodie polonaise (1904), les Chansons à quatre voix pour quatuor vocal avec accompagnement d'orchestre : Véhémente, Nostalgique, Naïve, Boréale, Tendre et Martiale (1903), un chœur mixte avec accompagnement d'orchestre : Pendant la tempête, d'après Théophile Gautier (1896), la Danse des Devadasis pour chœurs et orchestre d'après Jean Lahor (1900), le poème symphonique Rêves, qui lui fut inspiré par l'armistice et l'importante partition de scène d'Antoine et Cléopâtre. Il entreprend actuellement un vaste commentaire symphonique pour le film de Salammbô.
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Charles Kœchlin
CHARLES KŒCHLIN est un polytechnicien poète. Il a longuement médité tous les problèmes de la forme, et la profondeur et l'étendue de sa culture classique sont incomparables. Il triomphe de toutes les difficultés du contrepoint infinitésimal et aucun tour de force d'écriture n'intimide sa plume Mais c'est en même temps un visionnaire, un peintre, un amant de la nature et un philosophe bienveillant. Cet ensemble de qualités lui a permis de poursuivre à l'écart de ses contemporains la carrière musicale la plus féconde et la plus digne. Charles Kœchlin, artiste méditatif et inspiré, a dans sa retraite paisible deviné beaucoup de choses. Un travail chronologique attentif réserverait à celui qui étudierait minutieusement ses nombreuses compositions de bien curieuses surprises.
Kœchlin a pressenti depuis longtemps les procédés techniques les plus audacieux des représentants de toutes les écoles d'avant-garde. Et il en a donné dans ses œuvres de discrets, mais significatifs exemples. La variété de son style est prodigieuse. Il y a en lui cent musiciens différents appartenant à toutes les époques. Rien de ce qui est musical ne lui est étranger. Ce scolastique n'a ni parti pris, ni préjugés d'école.
Sa production, extrêmement abondante, sort peu de sa bibliothèque. Les éditeurs commencent à peine à en explorer les richesses. Faut-il citer dans ses œuvres d'orchestre ses grands poèmes symphoniques : En mer, la nuit, d'après Henri Heine, la Nuit de Walpurgis classique, d'après Verlaine, Vers la plage lointaine, Soleil et Danses dans la Forêt, ses suites symphoniques : la Forêt, le jour, le soir, la nuit, ses Etudes antiques, ses Saisons : l'Automne (qui comprend les Vendanges, Octobre et Fin d'Automne), l'Hiver, le Printemps, l'Été, etc... Notons également sa Ballade pour piano et orchestre, Trois Chorals pour orgue et orchestre, et des poèmes chorégraphiques comme les Danses antiques, la Suite légendaire, la Divine Vesprée et une pastorale biblique en un acte : Jacob chez Laban.
Ajoutons à la liste de ces œuvres deux indications qui ne manqueront pas d'intéresser les musiciens. Avec une discrétion qui prouve sa délicatesse, mais contre laquelle ses amis ont le devoir de protester, Charles Kœchlin a collaboré à deux ouvrages importants de notre histoire symphonique moderne. C'est lui qui a orchestré la délicieuse suite de Pelléas et Mélisande, de Gabriel Fauré, et Khamma, le ballet de Debussy.
Les lettrés de la musique s'émerveilleront de ce double tour de force, car ces deux orchestrations révèlent une compréhension extrêmement profonde de la technique la plus raffinée de ces deux maîtres. Dans Khamma en particulier, où l'orchestration joue un rôle de premier plan, Charles Kœchlin a donné toute la mesure de son intelligente virtuosité. Ni Fauré, ni Debussy ne seront diminués par cette petite révélation : mais il est juste que Charles Kœchlin en sorte grandi.
Toute l'esthétique de Kœchlin réalise un curieux équilibre de liberté et de discipline, de sensibilité et de raison. Il y a chez cet artiste une jeunesse de cœur, une sorte de candeur enfantine que l'on ne peut observer chez aucun musicien de sa génération et qui lui a permis d'aborder le miracle musical avec un cœur pur. Ce n'est pas un mystique comme Franck, c'est un sage hindou, ami des arbres, des fleurs et des enfants, qui s'est voué à la plus sereine et à la plus tendre des religions.
Charles Kœchlin a utilisé avec beaucoup de goût et d'adresse l'écriture rationnelle dont les traditions vont de Bach à Gabriel Fauré. Il a usé également des néologismes harmoniques les plus heureux. A la formation des accords par tierces il ajoute volontiers le système harmonique des superpositions de quartes et de quintes, qui donnent des effets si nouveaux et si troublants. Et la fameuse « polytonalité » dont on a parlé beaucoup depuis quelques années n'a pas de secrets pour lui. Il est véritablement surprenant de rencontrer chez un créateur une générosité d'inspiration et une richesse de moyens aussi paradoxales.
De tout cela, Charles Kœchlin aurait pu faire du succès et de la gloire. Il a préféré vivre dans une hautaine réserve et chercher à se réaliser de plus en plus complètement, sans se préoccuper des contingences de la vie musicale de son temps. Lorsqu'il écrit, il ne songe pas aux exécutions possibles de son œuvre. Aucun souci d'opportunisme, ni même d'opportunité, ne le décidera jamais à raccourcir un développement dont l'ampleur lui paraît nécessaire et à modifier des proportions qui ne permettent pas à un chef d'orchestre d'inscrire une de ses œuvres à ses programmes. De telles considérations lui paraîtraient indignes de lui, et il a accepté depuis longtemps toutes les conséquences pratiques désastreuses de ses scrupules et de son désintéressement de moraliste qui ne transige pas avec ses principes. Cette noble attitude ne pouvait évidemment lui assurer l'adulation des foules : elle lui a valu la respectueuse estime des élites.
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Paul Ladmirault
PAUL LADMIRAULT fut également un des disciples les plus fervents de Gabriel Fauré. Toute la première partie de sa production atteste l'influence profonde du maître sur l'élève. Paul Ladmirault, Breton rêveur et volontiers mystique, affirma dès le début de sa carrière des dons d'harmoniste absolument exceptionnels. Comme Gabriel Fauré, il avait le privilège de découvrir des accords exquis, d'une saveur et d'une couleur délicates, éclairant et parfumant une phrase musicale avec une incomparable élégance. D'adroites équivoques tonales, des emprunts fugitifs à des tons éloignés, des altérations fuyantes et des résolutions ingénieusement contrariées donnaient à ses discours musicaux une inimitable séduction et une originalité singulièrement précieuse.
Mais Paul Ladmirault n'est pas demeuré fidèle à cet idéal esthétique. Comme tous les musiciens de sa race, qui ont emprunté sans doute au rythme de la mer le goût des phrases continues, sans points ni virgules, et des mélodies ondulant à perte de vue sur un clapotis de triolets, moutonnant à l'infini comme des vagues, Paul Ladmirault devait naturellement être attiré vers le contrepoint, qui noue et dénoue inlassablement des lignes mélodiques jusqu'aux extrémités de l'horizon. A l'écriture verticale ce Breton méditatif devait inévitablement substituer la polyphonie horizontale. L'influence de la Schola Cantorum et de l'enseignement de Vincent d'Indy vint favoriser chez lui ces tendances secrètes. Les dernières œuvres de Paul Ladmirault sont tissées en contrepoint serré, dans l'esprit de l'école de la rue Saint-Jacques.
Il en est résulté une trame musicale extrêmement solide, mais manquant un peu de souplesse et de légèreté. Tant de couleurs accumulées dans un trop petit espace finissent par se neutraliser, et on a reproché parfois à cet orchestre trop bien rempli une certaine grisaille et une sorte de monotonie dans la densité. Car Paul Ladmirault possède une imagination créatrice d'une richesse étonnante et un sentiment poétique extrêmement profond. Parmi tant de musiciens qui masquent sous la complexité de leur écriture leur impuissance à découvrir des idées musicales originales, Ladmirault étonne par la force et l'abondance de son invention.
Mais il ne semble pas avoir découvert encore le véritable mode d'expression qui convient à sa splendide imagination de visionnaire. On le sent à l'étroit dans ses formules actuelles d'écriture. Lorsqu'il se sera dégagé de certains préjugés techniques qui le paralysent encore, Paul Ladmirault doit nous donner des chefs-d’œuvre d'impressionnisme, où son âme de paysagiste et de poète nous révèlera d'inestimables secrets.
Paul Ladmirault a enrichi le domaine symphonique d'une Rhapsodie gaëlique, de Variations sur des airs de biniou trégorrois, de fragments symphoniques extraits de la Prêtresse de Koridwen, de la musique de scène du Tristan de Joseph Bédier (Prélude, Chanson de Prinis, Cortège royal, Interlude, Scène de la chapelle, Iseut et Brangien, Prélude du dernier acte [réorchestré en 1924]), des fragments de Merlin (ballet, deuxième prélude, scène V du troisième acte), d'un poème symphonique : Tristan au Morois et d'une partition cinématographique : la Brière.
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Louis Aubert
LOUIS AUBERT, musicien-né, dont Steiger découvrit dès l'enfance les étonnantes dispositions, suivit l'enseignement de Lavignac, de Diémer, de Paul Vidal et de Gabriel Fauré. Pianiste très remarquable, Louis Aubert, dont les doigts caressèrent tant de musiques diverses, possède une écriture d'une rare souplesse. Naturellement doué pour la grâce, la légèreté et l'élégance, il donna d'abord des œuvres d'un joli sentiment décoratif, d'une grande finesse de dessin et tout imprégnées de tendresse légère. Puis, peu à peu, sa pensée s'affermit et sa sensibilité poétique se nuança d'une sensualité plus ardente. Il commença à rechercher des effets de couleur et d'atmosphère d'une intensité inattendue. Le choix de ses sujets ou celui de ses poèmes atteste dans ce sens une évolution symptomatique. Cet artiste, qui est actuellement en pleine possession de ses moyens, n'est certes pas arrivé au terme de son évolution. La distance qu'il a parcourue en quelques années dans le domaine de l'esthétique ne nous permet pas de deviner l'orientation future de sa carrière. Une œuvre comme la Habanera implique un renouvellement si total du tempérament de ce compositeur qu'il est impossible d'assigner des directives ou des limites à une transformation aussi féconde.
fac-similé d'un autographe de Louis Aubert
Louis Aubert a écrit pour orchestre une Fantaisie pour piano et orchestre très caractéristique de sa première manière, des Tableaux antiques, Six poèmes arabes pour chant et orchestre, une Suite brève : Menuet, Berceuse, Air de ballet, un tableau symphonique : Dryade, et des mélodies orchestrées comme la Lettre, l'Âme errante, la Nuit mauresque, Roses du soir, Silence et Sérénade. La virtuosité d'orchestrateur de Louis Aubert est légendaire. Il excelle à traduire dans le domaine de l'instrumentation les moindres nuances de l'écriture pianistique. Il a eu plusieurs fois l'occasion de collaborer ainsi à des ouvrages conçus primitivement sous une autre forme. Cette intervention si souvent dangereuse a été conduite par lui avec un goût et un tact tout à fait exceptionnels. C'est ainsi qu'il a montré une habileté extrême dans le « tirage en couleur » du Balcon de Debussy, du Soir de Fauré, de mélodies de Moussorgski et de Rachmaninov, de certaines chansons populaires et surtout d'une suite de pages caractéristiques de Chopin interprétées chorégraphiquement dans la Nuit ensorcelée de Léon Bakst.
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Jean Roger-Ducasse
ROGER-DUCASSE, élève de Gabriel Fauré et d'André Gedalge, est communément rangé parmi les représentants les plus caractéristiques de l'esprit fauréen. Et pourtant il est bien difficile, si l'on en excepte la première période de sa production, de retrouver dans son œuvre le charme, la séduction et la souplesse du magicien de la Bonne chanson. L'imagination de Roger-Ducasse n'a pas été nourrie dans l'ambiance féerique d'un Verlaine. Il a moins de fantaisie que de raison.
Ses compositions sont énergiques et volontaires, gouvernées par un ferme dessein et soumises à une discipline architecturale exacte. Il y a en lui un appétit de force très particulier. Cet élan vers le dynamisme le conduit parfois à certaines duretés d'expression ou d'orchestration. Incapable de faire au public la moindre concession pour obtenir ses suffrages, Roger-Ducasse donne l'exemple d'une très belle conscience artistique mise au service d'une technique robuste un peu tendue et crispée et d'une écriture impeccable.
Il a composé pour l'orchestre une petite Suite : Souvenance, Berceuse, Claironnerie, instrumentation d'une pièce de piano datant de 1897, un poème symphonique avec voix intitulé Sarabande (1910), le Prélude d'un ballet (1910), une Suite française (1911), souvent jouée dans nos concerts, une Suite (1917), orchestration de certaines de ses études à quatre mains, un Nocturne de printemps (1918) et deux grands ouvrages avec chœurs : Au jardin de Marguerite et Orphée, dont le compositeur écrivit lui-même le texte littéraire Il a donné également une Marche française (1919) et travaille en ce moment à une Symphonie de Pâques et à un Nocturne d'hiver.
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Mlle Nadia Boulanger
De la classe de Gabriel Fauré est sortie également Mlle NADIA BOULANGER. Cette parfaite musicienne, dont la valeur technique et pédagogique fait l'admiration de ses pairs, sacrifie actuellement sa carrière personnelle à son esprit de prosélytisme et à la touchante piété qu'elle a vouée à la mémoire de sa jeune sœur, Lili Boulanger, enlevée trop tôt à l'admiration des musiciens. Nadia Boulanger se consacre entièrement à la défense de cette jeune gloire, et l'on oublie fâcheusement qu'elle a écrit des Poèmes pour chant et orchestre, une Rapsodie pour piano et orchestre, un Allegro de symphonie, une Pièce pour orgue et orchestre, sans compter une Suite et un Poème qui n'ont jamais été livrés au public.
Mais Nadia Boulanger, insoucieuse de tout succès personnel, a mis tout son talent et tout son cœur au service des œuvres que nous a léguées sa jeune sœur, qui était d'ailleurs une musicienne extrêmement bien douée et qui nous a laissé plus que des promesses.
Mlle Lili Boulanger
Après son prix de Rome, LILI BOULANGER n'a pas cessé, en effet, d'évoluer vers un idéal musical de plus en plus sensible et de plus en plus parfait. On était en droit d'attendre beaucoup d'une enfant de vingt ans qui possédait déjà une telle maîtrise.
Sa sœur Nadia travaille actuellement à terminer la composition et l'orchestration des esquisses inachevées demeurées dans ses cartons, en particulier un Poème, une Suite et plusieurs Pièces d'orchestre. Ses œuvres terminées consistent en plusieurs chœurs avec accompagnement d'orchestre : Pour les funérailles d'un soldat, Hymne au soleil, Soir sur la plaine, Vieille prière bouddhique, Psaume CXXIX, Psaume XXIV, Psaume du fond de l'abîme, des poèmes pour chant et orchestre : Clairières dans le ciel et Reflets, et deux pièces d'orchestre : D'un soir triste et D'un matin de printemps.
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GABRIEL DUPONT possédait un tempérament dramatique trop affirmé pour n'être pas tenté par l'expression lyrique. Mais son talent chaleureux et expressif s'est manifesté avec bonheur dans certaines pages d'orchestre écrites pour le concert. Ses Heures dolentes en particulier et son Chant de la Destinée nous apportent des confidences très émouvantes dans une forme particulièrement persuasive. Ce musicien, dont l'éloquence est directe et qui ne redoute pas le côté un peu facile, mais souple et prenant, de la technique de Massenet, apporte dans tous ses discours une sorte d'émotion communicative à laquelle il est difficile de demeurer insensible. Son métier, s'il est dépourvu d'audace, ne manque ni de solidité, ni de fond, ni de force. Certaines couleurs lui sont tout à fait personnelles. Il est regrettable qu'il n'ait pas écrit de partitions symphoniques plus développées, car il aurait pu exercer comme son maître et comme Gustave Charpentier, une influence très active et très heureuse sur le grand public de son temps.
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EUGÈNE COOLS, technicien sérieux et précis, qui se voua de bonne heure à l'enseignement, a enrichi le répertoire de nos orchestres d'un nombre assez considérable d'ouvrages écrits selon les meilleures traditions académiques. Citons la Pavane de Lydia, une Ouverture symphonique, une Symphonie en ut mineur qui obtint le prix Crescent en 1906, deux poèmes symphoniques : la Mort de Chénier et Hop-Frog, une musique de scène pour Hamlet, une suite d'orchestre intitulée Paysages, un prélude pour la Mort de Tintagiles, une suite d'orchestre : Nos Filles reçoivent, l'ouverture du Jugement de Midas, un prélude du Souper de Noël, un Poème, pour piano et orchestre, deux Pièces russes, pour violon et orchestre, un Nocturne, pour violoncelle et orchestre, un Poème pour alto et orchestre et trois pièces pour violoncelle et orchestre.
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MARCEL SAMUEL-ROUSSEAU, fils de l'auteur de Mérowig a consacré plus spécialement à l'art lyrique et à l'enseignement son talent aisé et distingué et son goût nuancé d'humaniste de l'harmonie. Mais il a écrit pour l'orchestre symphonique, outre une Messe de Requiem pour soli, chœur et orchestre, une Nuit de Noël, des Rythmes et danses sur le même thème, pour piano et orchestre, et Quatre préludes pour la Bérénice de Racine.
André Caplet
Parmi les familiers et les admirateurs de Debussy figurait ANDRÉ CAPLET, chef d'orchestre remarquable et compositeur d'une sensibilité inquiète et frémissante. Technicien consommé, ce lauréat du prix de Rome (1901) n'avait gardé de son séjour au Conservatoire aucune tendance à l'académisme. Son esprit souple et subtil avait trouvé dans un impressionnisme savoureux et nuancé un mode d'expression propre à le satisfaire. Son système harmonique et son orchestration extrêmement fouillée intimident et déroutent parfois ses auditeurs. Mais il lui arrive souvent de laisser parler son cœur avec une éloquence si persuasive que l'auditeur le plus rebelle au style moderne ne peut résister à ce pathétique secret.
fac-similé d'un autographe d'André Caplet (publié avec l'autorisation de la maison A. Durand et fils)
André Caplet a écrit pour l'orchestre Pâques citadines, une Suite d'orchestre sur des mélodies populaires persanes (1900) : Sharki, Nihavend, Iskia-Samaïzi, un poème symphonique : Salammbô (1902), trois poèmes pour orchestre et voix (1904): Préludes, Ce sable fin et fuyant, Angoisses, une Légende (1907), un conte fantastique : le Masque de la Mort Rouge d'après Edgar Poe (1909), Songe ; In una selva oscura, Forêt, Hymne à la naissance du matin (1909), Épiphanie, fresque pour violoncelle et orchestre (1922) et cet extraordinaire Miroir de Jésus (1923), mystère où la candeur des primitifs s'allie au modernisme le plus aigu. Au moment où la mort est venue le surprendre André Caplet en plein épanouissement de son talent, préparait un Hommage à Sainte-Catherine de Sienne pour double orchestre et orgue. On lui doit également, outre la réduction pour piano de trois partitions importantes de Debussy, Images, la Mer, et le Martyre de Saint-Sébastien, l'orchestration de Pagodes et du recueil Children's Corner. C'était un chef d'orchestre très remarquable dont les exécutions pathétiques et passionnées étaient particulièrement persuasives.
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Désiré-Emile Inghelbrecht
D.-E. INGHELBRECHT est un amoureux de l'orchestre. Il lui a consacré sa vie. Dès sa jeunesse il fut toujours prêt à payer de sa personne lorsqu'une bataille symphonique allait se livrer. On ne compte plus les étonnantes prouesses qu'il a accomplies dans les circonstances les plus difficiles et les situations désespérées qu'il a rétablies d'un coup de baguette. Rompu professionnellement à toutes les subtilités du matériel sonore, ce musicien devait forcément apporter dans son œuvre une habileté d'écriture instrumentale et un raffinement exceptionnels. Ce sont là, en effet, les caractéristiques de son talent de symphoniste et de son métier extrêmement fouillé et minutieux.
Possédant par affection personnelle et par instinct des affinités profondes avec la technique debussyste, D.-E. Inghelbrecht doit assurément beaucoup à la réforme impressionniste. Mais il a su découvrir dans le domaine orchestral pur une quantité d'effets absolument personnels. Harmoniste délicat, ayant pris dans la classe si intéressante de Taudou le goût de l'écriture soignée et logique, il excelle à commenter un texte avec une ingéniosité surprenante. Très épris de la beauté des spectacles de la nature, il a rendu avec bonheur les nuances les plus fines et les plus secrètes d'une atmosphère ou d'un paysage. Il a également une tendance très marquée à la notation sarcastique et à l'humour orchestral.
Ses œuvres sont : deux esquisses pour orchestre : Marine et la Serre aux nénuphars, un poème sylvestre : Automne, trois poèmes pour chant et orchestre : Nocturnes, un poème symphonique intitulé : Pour le jour de la première neige au vieux Japon, une Rapsodie de Printemps, l'orchestration des Dominos de Couperin, la Nursery pour petit orchestre, orchestration du premier cahier d'Iberia d'Albéniz, le ballet El Greco, le Cantique des Créatures, de Saint-François d'Assise et trois danses : Rêve, la Danse pour les oiseaux et Evocation.
fac-similé d'un autographe de Désiré-Emile Inghelbrecht
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RHENÉ-BATON est un de ces chefs d'orchestre qui ont sacrifié le plaisir de faire jouer leur musique à celui de défendre la musique des autres. La carrière de chef d'orchestre de Rhené-Baton est si active et si bien remplie qu'elle a forcément porté préjudice à son destin de compositeur. Il y a pourtant dans l'imagination de cet artiste une force et une âpreté très savoureuses, ainsi qu'une tendresse démonstrative pour les paysages bretons. Il possède également un goût très affirmé des figures rythmiques originales, dont il sait tirer les développements les plus intéressants. Si son prosélytisme personnel en faveur de la musique de ses camarades ne l'avait pas empêché d'exécuter ou de faire exécuter la sienne, on verrait figurer dans les programmes de nos concerts ses Variations pour piano et orchestre sur un thème en mode æolien, son Menuet pour Monsieur, frère du roi, élégant pastiche instrumental, ses mélodies : Dans un coin de violettes, son Poème élégiaque pour violoncelle et orchestre, sa Fantaisie orientale pour violon et orchestre et sa Pièce orchestrale pour les funérailles d'un marin breton.
Un classificateur attentif se trouve embarrassé pour faire entrer dans une catégorie nettement définie un artiste aussi discret et aussi consciencieux que PAUL LE FLEM. Ce musicien, en effet, appartient par sa formation didactique au groupe de la Schola Cantorum, où il fut l'un des meilleurs élèves de Vincent d'Indy. Pourtant, cette discipline impérieuse ne l'a pas spécialisé.
Si l'on ne s'en tenait qu'à l'examen de ses partitions, on serait immédiatement tenté de l'incorporer dans l'école debussyste. Son écriture, en effet, rend hommage aux plus délicates trouvailles impressionnistes, et son orchestre est profondément influencé par celui des Nocturnes ou de la Mer.
Mais, au fond, c'est dans un troisième groupe qu'il convient de placer Paul Le Flem pour bien comprendre la qualité de son inspiration : le groupe si caractéristique des musiciens bretons. Aucune province ne grave plus tyranniquement son empreinte sur un cerveau d'artiste. Un Guy Ropartz et un Ladmirault garderont toute leur vie et dans toutes leurs œuvres un accent de terroir qui ne trompe point. Cet accent chez Paul Le Flem n'est pas aussi extérieur, mais l'horizon natal a créé en lui une hantise qui l'incline aux poétiques rêveries et lui permet d'évoluer avec une sorte d'allégresse très spéciale dans l'atmosphère de la légende, du folklore et des thèmes populaires. Paul Le Flem est un des représentants les plus sympathiques d'un esprit régionaliste intelligent, sans parti pris ni étroitesse.
Ses œuvres symphoniques, trop rarement entendues, sont une Symphonie en quatre parties (1908), une Fantaisie pour piano et orchestre (1912), une esquisse symphonique : la Voix du large (1912), un triptyque symphonique : Pour les morts, Danses, Invocation, et un « chante-fable » en un prologue et trois parties pour orchestre et chœurs : Aucassin et Nicolette.
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ROLAND-MANUEL qui fut un élève de Ravel et qui, dès ses débuts, a été immédiatement mis en valeur, a donné ses œuvres principales au théâtre (opéra bouffe et ballet). Mais il a écrit également pour le concert, outre une orchestration de trois pièces de Scarlatti, un poème symphonique, le Harem du Vice-Roi (1917), trois Romances de Toulet pour chant et orchestre (1923) et un Tempo di Ballo pour orchestre (1924). Ces ouvrages témoignent d'une nature musicale fort distinguée et de la recherche d'un style aussi éloigné du poncif que de l'outrance calculée. Certains détails d'orchestration y brillent par leur ingéniosité et leur grâce. Ce compositeur, qui n'a pas encore, à mon sens, trouvé sa véritable voie, doit prendre une place intéressante dans la jeune école française d'aujourd'hui lorsqu'il aura dégagé des influences indiscrètes de ses amis, son tempérament personnel qui est visiblement celui d'un artiste de qualité.
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C'est également au groupe des compositeurs bretons qu'il convient de rattacher LOUIS VUILLEMIN. Son œuvre entière porte très nettement l'empreinte caractéristique de la terre d'Armor. Il a gardé de son origine ethnique et de ses nombreux séjours sur les côtes du Finistère, un goût du pittoresque local, de la tournure piquante du folklore et des recherches rythmiques d'une couleur populaire. Il possède en outre un lyrisme chaleureux assez prompt à s'extérioriser, ce qui semblerait devoir le spécialiser dans le théâtre.
Il a pourtant écrit des pages purement orchestrales qui décèlent un tempérament généreux et brillant. Ce sont : le Prélude du Double Voile, quatre danses pour orchestre : Bourrée, Gigue, Pavane, Passe-pied, des Danses extraites de la musique de scène du Sylla d'Alfred Mortier, un commentaire symphonique pour un film : Au pays des chrysanthèmes, le Cortège d'Athlètes écrit pour harmonie et transcrit depuis pour orchestre par l'auteur : cette œuvre, composée à l'occasion des Jeux Olympiques, comprend une Entrée solennelle, un Défilé, le Salut des athlètes, un Divertissement et un Finale héroïque.
Louis Vuillemin nous a donné récemment une œuvre pittoresque extrêmement réussie : une Suite intitulée En Kernéo et a terminé pour le concert le prélude symphonique assez développé d'un ballet écrit sur un scénario de Mme Catulle Mendès d'après une légende brésilienne : la Naissance de la Lune.
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Parmi les artistes qui, dans l'armée musicale actuelle, combattent en francs-tireurs avec une sincérité et un courage fort estimables, il faut citer GEORGES MIGOT. Ce musicien, qui est en même temps un peintre de valeur, s'efforce d'unir ingénieusement ses deux techniques familières.
Jusqu'ici, l'architecture musicale était habituée à n'utiliser que deux plans : le plan vertical de l'harmonie et le plan horizontal de la mélodie. Georges Migot a l'ambition d'habituer notre oreille à rechercher dans les constructions musicales une troisième dimension : la profondeur. Il établit dans son écriture des plans successifs et étudie comme dans un tableau des effets de perspective. Il ne se sert pas d'ailleurs de ces procédés, comme on l'a fait parfois avant lui, avec la seule préoccupation d'obtenir des effets d'un pittoresque facile. Il ne s'agit pas d'une transposition directe de nuances picturales ou d'un commode trompe-l’œil. Sa recherche de la troisième dimension est une innovation technique qui transforme assez sérieusement les lois mêmes de la composition, de l'orchestration et de l'harmonie.
N'appartenant à aucune autre école, Georges Migot écrit une langue très personnelle, un peu déroutante pour les non initiés, pleine de touches vives et rapides qui illuminent son discours, et qui atteint parfois à une puissance d'évocation et à une force persuasive dont il est impossible d'analyser les causes.
Migot a écrit pour l'orchestre le Paravent de laque aux cinq images, les Agrestides, trois Fresques symphoniques, trois Épigrammes, sept Petites images du Japon pour chant et orchestre, Hagoromo, symphonie chorégraphique, trois Chants sur trois poèmes de Tristan Derème et une Suite en cinq parties pour violon solo et orchestre.
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Maurice Delage
MAURICE DELAGE, ami et élève de Maurice Ravel, est un musicien de goût raffiné qui écrit peu et ne se jette pas volontiers dans la furieuse mêlée artistique d'aujourd'hui. Il y apporterait pourtant une note très personnelle de couleur orchestrale et harmonique. Sa musicalité en effet a été développée, libérée et si l'on peut dire « délatinisée » par un voyage en Extrême-Orient. Cet artiste curieux de sonorités savoureuses nous a prouvé que la technique impressionniste pouvait convenir aux recherches du modernisme le plus aigu. Il « féérise » avec bonheur les sujets les plus divers.
Il a écrit pour l'orchestre, en 1909, un poème symphonique intitulé « Conté par la Mer », Quatre poèmes Hindous pour chant et petit orchestre (1914), Ragamalika (1920), trois mélodies avec orchestre : Roses d'Octobre, l'Alouette, Ballade de Villon à Saint-Amye, et l'on a exécuté au concert le premier des trois tableaux d'un Ballet de l'Avenir qui est la réalisation la plus complète et la plus caractéristique de ce musicien de qualité.
Henri Büsser
HENRI BÜSSER, dont la technique est souple et variée, a toujours traité avec beaucoup de goût et d'adresse les genres et les sujets divers qu'il a abordés. Ayant gardé de son métier de chef d'orchestre un tour de main particulièrement précieux dans l'utilisation des timbres, il a instrumenté avec beaucoup d'habileté et de finesse des œuvres telles que la Petite Suite de Debussy, des Chansons écossaises de Paladilhe et Après un rêve de Gabriel Fauré.
Mais il a écrit personnellement des pages pleines d'élégance et de mesure, telles que sa suite d'orchestre en trois parties intitulée A la Villa Médicis, un envoi de Rome : l'Ouverture de Minerve, sa Petite Suite pour orchestre, un poème symphonique : Hercule au jardin des Hespérides, un poème lyrique sur un texte d'Anatole France : la Lumière, trois poèmes : l'Archet, Rosées et Retour de vêpres, deux chœurs avec accompagnement d'orchestre : A la rivière et le Jour et l'Ombre, cinq poèmes d'Henri de Régnier : la Colombe, les Nymphes de la Source, les Mains divines, le Message et Pour que la Nuit soit douce, trois Quatuors pour voix de femmes avec accompagnement d'orchestre, un Hymne à la France pour chant et orchestre et le Prélude symphonique des Noces Corinthiennes.
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ALFRED BACHELET appartient à cette génération de musiciens qui ont puisé dans l'ambiance, plutôt que dans la technique wagnérienne, le goût de l'éloquence passionnée et chaleureuse, de la grandeur et de la force. L'auteur de Scemo et de Quand la cloche sonnera possède un tempérament dramatique très affirmé. Son style souvent inquiet et tourmenté et ne reculant pas devant certaines âpretés de vocabulaire, demeure toujours persuasif par la justesse de son accent. On retrouve les mêmes qualités d'intensité et de générosité de pensée dans les œuvres que ce musicien puissant a écrites pour le concert.
Charles Lamoureux révéla au public en 1896 une partie de sa légende irlandaise : Fiona, pour soli, chœurs et orchestre. Alfred Bachelet écrivit ensuite un poème symphonique sur une poésie de Rameau : l'Amour des ondines avec soli et chœurs de voix de femmes, Joie, poème symphonique, Pâle étoile du soir pour mezzo et orchestre, le Dormeur du val, un Noël de Maurice Bouchor pour deux voix et orchestre, une Ballade, poème symphonique pour violon et orchestre compose de deux tableaux : Nocturne et Danse.
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Très indépendant par sa formation musicale, poursuivie en dehors de toute école officielle, et par son tempérament personnel, JEAN HURÉ s'est formé dans la méditation des chefs-d’œuvre de la musique de tous les temps. Doué d'une érudition profonde et étendue, ce compositeur s'est voué tout particulièrement à l'étude du chant grégorien et des polyphonistes de la Renaissance. Il a traduit de nombreux ouvrages des théoriciens musicaux du Moyen Age et a cherché à rendre moins empiriques et moins arbitraires les diverses branches de notre enseignement technique.
Organiste de haute valeur, Jean Huré a conservé dans son écriture d'orchestre ce goût de la plénitude étoffée et de la force soutenue que donne la pratique de l'instrument aux poumons infatigables. Mais la subtilité de son oreille lui a permis non seulement de s'assimiler sans effort, mais de deviner la plupart des trouvailles d'écriture et de vocabulaire de nos contemporains les plus raffinés. Ses œuvres, extrêmement riches et nuancées, devraient tenir plus de place dans le répertoire de nos concerts symphoniques.
Il a écrit : une Symphonie avec chœurs et orgue (1896), une Symphonie en une seule partie (1897), une Symphonie avec chœurs (1903), des Nocturnes pour piano et orchestre, pour cor et orchestre, pour basson et orchestre et pour alto et orchestre (1900 à 1905), un Concerto pour violon et orchestre (1899), et un Concertstück pour saxophone et orchestre (1906). Il travaille en ce moment à une symphonie avec orgue.
Gabriel Grovlez
GABRIEL GROVLEZ est un des compositeurs dont la sensibilité et la culture littéraire devaient s'accommoder le mieux de la double technique debussyste et fauréenne. Il a su, en usant intelligemment de ce vocabulaire choisi, composer des œuvres délicates et nuancées d'une couleur séduisante et d'une écriture ingénieuse et distinguée. Son orchestration fort soignée atteste sa connaissance approfondie des ressources instrumentales que ses fonctions à l'Opéra lui ont donné l'occasion de mettre en œuvre. Les ouvrages qu'il a écrits spécialement pour le concert sont les poèmes symphoniques : Dans le jardin, pour orchestre, soprano solo et chœur de femmes, la Vengeance des Fleurs, madrigal lyrique pour chant et orchestre, et le Reposoir des amants.
PHILIPPE GAUBERT, flûtiste incomparable et excellent chef d'orchestre nous a donné des ouvrages pondérés et solides attestant un métier très sérieux. Son inspiration est claire et son écriture ne sacrifie jamais au snobisme et aux recherches artificielles.
Son catalogue symphonique comprend : une Rapsodie sur des thèmes populaires, un Poème pastoral, le Cortège d'Amphitrite, tableau musical d'après un poème d'Albert Samain, Josiane, légende pour soli, chœur de femmes et orchestre, un Lamento, pour violoncelle et orchestre, une Fantaisie, pour violon et orchestre, des impressions de guerre : Jours tragiques, Jours glorieux, des Poèmes, pour chant et orchestre et cinq Ballades de Paul Fort.
Jacques Ibert
JACQUES IBERT s'est signalé immédiatement à l'attention des connaisseurs par un talent souple et fin, une écriture chatoyante, et un orchestre qui rappelle par sa subtilité et son ingéniosité celui de Ravel. On peut attendre beaucoup d'un artiste qui, dès ses débuts, montre une telle sûreté de main et un goût si délié.
Il a écrit : Noël en Picardie (1915), la Ballade de la geôle de Reading (1920), Trois Chansons (1920), Escales (1922), Trois pièces de ballet (1923), Féerique (1924), Chant de folie (1924) et une Suite pour violoncelle et orchestre (1925).
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FERNAND LE BORNE que son tempérament robuste entraîne tout naturellement vers le théâtre, a écrit cependant pour le concert quelques ouvrages de forte carrure où s'affirment, malgré tout, ses préférences pour l'expression lyrique. Ces ouvrages sont développés copieusement et orchestrés d'une façon vigoureuse et brillante.
Citons sa Première symphonie dramatique, sa deuxième symphonie avec piano et violon, sa troisième symphonie, avec orgue, une ouverture symphonique : Guerre et Paix, une ouverture patriotique : Ars et Labor, une ouverture dramatique, cinq tableaux symphoniques, pour double chœur, orchestre et orgue : Temps de guerre ; une suite pour petit orchestre intitulée Aquarelles, des Scènes de Ballet, un Poème Légendaire pour violon et orchestre ; Judith, poème biblique pour orchestre, une Rêverie pour violon et orchestre et deux suites d'orchestre tirées de ses partitions de l'Absent et de la Catalane. Il a écrit également pour chant et orchestre une Messe Solennelle, en la, une Messe de la Victoire, en fa, l'Amour de Myrtho, l'Amour trahi, l'Amour d'une Parisienne, une cantate intitulée Patria, des motets et des mélodies.
Est-il besoin de rappeler les noms de quelques compositeurs ayant fait des incursions plus ou moins rapides dans le domaine du concert symphonique : CHARLES SILVER, ERNEST BLOCH, GASTON CARRAUD, le critique consciencieux dont on ne joua jamais que la Chevauchée de la Chimère, AUGUSTIN SAVARD, ANDRÉ GÉDALGE, éducateur de toute une génération de musiciens, auteur d'une Symphonie d'un classicisme méthodique, LOUIS THIRION, qui écrivit une très belle Symphonie en mi bémol, ARMAND MARSICK, orchestrateur remarquable, ALEXANDRE GEORGES, BOËLLMANN, HENRI LUTZ, GUSTAVE DORET, JULIEN TIERSOT, JAQUES-DALCROZE, ALBERT DOYEN, LÉO SACHES, FANELLI l'incompris, DUPIN... etc., qui, à des titres divers, méritaient tous une étude détaillée.
Nous ne pouvons également citer tous les jeunes compositeurs récemment sortis de l'école qui autorisent les plus grands espoirs et qui ont déjà pris part plus ou moins discrètement à la mêlée symphonique d'aujourd'hui. La technique publicitaire fracassante de certains musiciens de leur génération leur a fait un tort considérable. La critique musicale, qui a consacré de longs commentaires au bagage artistique si léger des Poulenc et des Auric, ignore l'effort et la production déjà respectables d'un DANIEL LAZARUS, tempérament volontaire qui réalise avec une inflexible méthode une esthétique d'une maturité singulière ; d'un CLAUDE DELVINCOURT, artiste souple qui s'est débarrassé très vite de l'académisme scolaire et qui évolue avec une rapidité surprenante ; d'un SAUGUET, d'un CLIQUET-PLEYEL, d'un DÉSORMIÈRE... etc. Mais ces victimes d'une erreur judiciaire de la gloire ont heureusement toute la vie pour aller en appel.
Comme le romantisme et le réalisme, l'impressionnisme ne pouvait être qu'une expression passagère de notre sensibilité artistique. Les jeunes générations d'aujourd'hui sentent obscurément le besoin de découvrir une formule nouvelle les affranchissant des servitudes d'écriture de leurs aînés et leur permettant de traduire avec plus d'intensité leurs réactions actuelles en présence de la nature et de la vie. Cet état d'esprit fort légitime nous a valu d'assez amusants malentendus.
Trop attentifs au parallélisme qui a toujours régné entre l'évolution de la littérature, celle de la peinture et celle de la musique, des critiques et des compositeurs, abusant du dédoublement psychologique, ont voulu, les uns décrire et les autres réaliser par anticipation, l'art qui succéderait à celui des Debussy et des Ravel. L'analyse précédait ici fâcheusement la synthèse. Et c'est ce oui nous valut l'étrange aventure des « Six ».
On hésite à aggraver ce malentendu en accueillant ici cette désignation et en ayant l'air de prendre ainsi au sérieux la plus trompeuse des étiquettes. A force de discuter le cas de la demi-douzaine de jeunes gens fort avisés qui ont tiré un bénéfice publicitaire inimaginable du rapprochement qu'ils parvinrent à imposer entre leur groupe amical et l'illustre école russe des « Cinq », on a fini par donner une existence réelle et un caractère sérieux à une sorte de mystification.
Les six musiciens dont il s'agit n'ont jamais constitué une école et n'ont entre eux aucun dogme esthétique commun. Des exégètes de bonne volonté ont remué à leur propos une quantité d'idées générales : il suffit de lire leurs œuvres pour voir que ces jeunes musiciens ne répondent en rien à leurs portraits idéologiques et ne connaissent pas le premier mot du catéchisme révolutionnaire qu'on a rédigé à leur intention. Mais, comprenant immédiatement tous les avantages pratiques d'un tel lancement, ils se sont bien gardés de dénoncer une erreur aussi profitable à leur carrière. Aujourd'hui, beaucoup de mélomanes de bonne volonté s'imaginent que Darius Milhaud, Arthur Honegger, Francis Poulenc, Louis Durey, Germaine Tailleferre et Georges Auric, fils spirituels de l'antéchrist Erik Satie, ont été envoyés sur la terre pour nous guérir du debussysme et du ravélisme, en apôtres disciplinés d'une religion nouvelle, plus mâle, plus forte et plus vigoureuse, faisant entrer dans nos mœurs une sorte d'allégresse et de brutalité sportives en harmonie avec les aspirations de la jeunesse de l'après-guerre.
Telle fut en effet leur ambition créée et alimentée par une conception toute littéraire de l'évolution des styles. Se fiant à l'exemple des peintres et des écrivains et sachant par expérience que la technique musicale reproduit avec fidélité, à quelques années de distance, la courbe transformiste de l'idéal esthétique de la plume ou du pinceau, ces jeunes gens trop bien renseignés eurent l'imprudence de prendre leurs désirs pour des réalités.
Le programme artistique développé par les porte-parole des « Six » est extrêmement raisonnable et logique. On pourrait même le qualifier d'opportun. Mais aucun des jeunes musiciens qui ont prétendu le défendre ne semble l'avoir compris. En tout cas, nous attendons encore les œuvres où ces théoriciens se décideront à entrer dans la voie de la propagande par le fait.
Dans ce groupe hétéroclite, qui comprend des artistes de tempérament absolument opposé, un Durey et un Poulenc n'ont pas encore osé s'attaquer au redoutable instrument qu'est l'orchestre. Georges Auric n'a donné jusqu'ici, en dehors de quelques pochades sans importance, qu'une partition alerte et vivante : le ballet des Fâcheux, qui contient d'intéressantes promesses, mais qui, au point de vue orchestral, ne nous apporte aucune révélation. Tel est le cas également de Mlle Germaine Tailleferre avec son divertissement : Marchand d'oiseaux.
Erik Satie par Alfred Frueh
On ne saurait davantage reconnaître une influence symphonique appréciable au guide et au conseiller de ces jeunes gens, l'humoriste ERIK SATIE, qui fut au début de sa carrière un étonnant prospecteur dans le domaine des recherches harmoniques, mais que sa vocation tardive de chef d'école a conduit depuis à des réactions aussi décevantes que le ballet de Parade ou la morne gageure de Socrate.
Comme ses jeunes compagnons de lutte, Erik Satie se proposa de secouer le joug du romantisme et de l'impressionnisme en dégonflant la grandiloquence, le sentimentalisme ou l'émotivité trop vibrante, à l'aide de la pointe acérée de l'humour. Et certes la vie entière de l'auteur des Préludes flasques pour un chien et des Pièces froides en forme de poire atteste que ce fantaisiste possède des dons indiscutables d'amuseur. Mais, avec la meilleure volonté du monde, il est bien difficile de retrouver dans sa musique l'équivalent des trouvailles divertissantes qu'il prodigue dans le choix littéraire de ses sujets, des titres de ses morceaux et dans l'indication de leurs nuances. Cet esprit pince-sans-rire ne dépasse pas la portée.
Ce fut la grande erreur des mélomanes qui mirent leur confiance dans la prétendue réforme des « Six » que de les croire capables d'appliquer le traitement du rire et de la jeune allégresse à notre musique menacée de neurasthénie. Une cure de bonne humeur serait peut-être en effet assez profitable aux artistes d'aujourd'hui. Mais les médecins improvisés qui voulurent fonder ce joyeux sanatorium avaient trop présumé de leurs forces et de leur talent. De tous, Erik Satie est le seul qui possède une vis comica appréciable et une malice aiguisée. Malheureusement, ces dons demeurent extra-musicaux. Quant à ses jeunes compagnons, ils n'ont jamais dépassé, dans cet ordre d'idées, la limite des pochades et des farces d'atelier qui furent de tradition dans toutes les générations de musiciens.
Il est nécessaire d'insister sur ce curieux incident de notre histoire musicale, parce que la propagande énergique, à la fois amusante et amusée, à laquelle se livrèrent les familiers de ce petit cénacle, a obtenu non pas en France, mais à l'étranger, des résultats déconcertants. Avec un empressement dont la francophilie peut être mise en doute, beaucoup de cercles musicaux étrangers affectent de déclarer que le debussysme et le ravélisme furent deux erreurs sans lendemain dans notre art national et que tout le génie musical de la France contemporaine se résume aujourd'hui dans les recherches du groupe des élèves de Satie.
Quelques manifestations dites d'avant-garde, appuyées par des littérateurs et des peintres cubistes, ont achevé d'accréditer le malentendu. Il faudra un certain temps à nos amis lointains pour comprendre le mécanisme de l'espèce de mystification involontaire dont ils ont été victimes. Mais on commence dès maintenant en France à liquider les comptes de cette association, qui a été obligée de se dissoudre.
Il reste acquis pour l'observateur impartial qu'autour d'un musicien doué d'un humour anglo-montmartrois, collectionneur d'harmonies rares et de cocasseries orchestrales, génie bizarre et précurseur à éclipses, se sont groupés six jeunes étudiants en musique qui ont été beaucoup moins influencés par la préciosité pincée de cet art au compte-gouttes que par la brutalité splendide et le nihilisme raisonné d'Igor Stravinsky, leur véritable maître.
Les jeunes gens, que l'amitié seule avait groupés en escouade, sont déjà irrémédiablement désunis dans le domaine de l'esthétique. Durey, Poulenc et Germaine Tailleferre qui avaient trop présumé de leurs forces en essayant de jouer les révoltés, vont poursuivre la plus rassurante des carrières d'honnêtes musiciens, agréablement doués, nullement affranchis du vocabulaire et de la syntaxe debussystes. Georges Auric, dont l'inspiration semble plus incisive et plus allègre, a encore trop peu composé pour pouvoir prendre rang parmi les combattants officiels. Et voici démobilisés et rendus à leur indépendance deux musiciens tout court : Arthur Honegger et Darius Milhaud.
Arthur Honegger
ARTHUR HONEGGER ne doit certes rien à « l'Eriksatisme ». Cet incident de sa carrière n'a servi qu'à le mettre en vedette beaucoup plus tôt que n'aurait pu le faire son seul talent. Mais il ne s'agissait que d'une anticipation de quelques années sur un succès certain et bien mérité, Arthur Honegger est un musicien né, solidement organisé pour sentir, penser et s'exprimer orchestralement. D'hérédité suisse, ce compositeur, qui par certains côtés a subi une germanisation lointaine, semblable à celle d'un Florent Schmitt et très différente d'ailleurs du wagnérisme commun, garde dans son style la hantise de la grandeur et de la puissance.
Dans ses premières œuvres on a pu retrouver des préoccupations dynamiques dignes de Richard Strauss. Embrigadé amicalement dans son groupe de pseudo-révolutionnaires, Arthur Honegger n'a jamais songé à tenir compte un seul instant des formules impératives contenues dans les manifestes fantaisistes du parti. Avec une bonne grâce souriante et une jovialité d'étudiant toujours prêt à prendre part à un monôme ou à un chahut, il a figuré souvent dans les parades foraines organisées par ses compagnons. Il a tenu sa partie dans les Mariés de la Tour Eiffel et, dans la foire sur la place, a fait plusieurs fois l'exercice sous le commandement du caporal Satie et du sergent Cocteau.
Mais, rentré chez lui, il oubliait la règle du jeu, la théorie et les consignes et se mettait à composer sincèrement et librement des œuvres fortes et sensibles, qui ne tardèrent pas à le faire mettre à l'index par ses chefs et ses compagnons. Aujourd'hui Honegger, dont nul ne discute plus le talent sérieux et robuste, est en marche vers un idéal élevé dont il se rapproche avec une régularité rassurante qu'affirme chacune de ses nouvelles compositions.
Sans avoir rompu entièrement avec le romantisme et l'impressionnisme, il commence à rendre sensible et acceptable l'idéal nouveau qui tourmente nos jeunes chercheurs. Les adolescents d'aujourd'hui redoutent par-dessus tout la fadeur de la sentimentalité. Ils répudient ce qu'ils appellent avec dédain la « suavité ». Ils recherchent l'expression nette et brutale et s'interdisent méthodiquement un anthropocentrisme indiscret. Ils rêvent d'une musique portant en soi son pathétique et ne devant rien à des associations d'idées littéraires ou à des associations d'images picturales. Sans violence inutile et sans parti pris de déformation systématique, Honegger est parvenu plus d'une fois à nous faire entrevoir ce que peut donner cette conception nouvelle de la musique. Son poème symphonique Pacific 231 est peut-être à cet égard sa composition la plus caractéristique. Prenant pour thème la magnifique beauté moderne de ce mécanisme vivant qu'est une locomotive à grande puissance, il a su, par des moyens purement musicaux et sans aucune concession facile à l'harmonie imitative, traduire le lyrisme de la vitesse, émotion essentiellement « actuelle » et qui devait susciter ses poètes. Cet exemple est peut-être le plus éloquent de ceux que nous ont offerts les musiciens d'avant-garde pour essayer de rajeunir et de renouveler notre technique et notre réceptivité.
Mais aucun des autres ouvrages d'Honegger n'est indigne de celui-ci. Depuis le Dit des jeux du monde (1918) et la Mort de Sainte Alméenne, il n'a cessé de nous donner des partitions de plus en plus intéressantes et originales dans les genres les plus variés, qu'il s'agisse de Skating-Rinck, ballet de Canudo, de Vérité, Mensonge, ballet d'André Hellé, de Fantasio de Georges Wague, de la musique de scène pour la Danse macabre de Carlos Larronde, de celle du Saül d'André Gide, de l'Antigone de Cocteau, de la Tempête de Shakespeare ou de ce magnifique et éclatant Roi David qui a consacré dans le grand public la gloire naissante du jeune artiste. Et il faut admirer la lente et sûre progression des splendides œuvres de concert que sont le Chant de Nigamon, la Pastorale d'été, Horace victorieux, le Cantique de Pâques pour voix de femmes et orchestre, la Chanson de joie, les « Préludes et Suite symphonique » pour la Tempête et l'extraordinaire Pacific 231 dont nous venons de parler.
fac-similé d'un autographe d'Arthur Honegger
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DARIUS MILHAUD a montré dans l'aventure des « Six » un peu moins d'indépendance. Il a voulu tenir plus longtemps que son camarade la gageure de l'Eriksatisme. Et il s'est attardé fâcheusement, dans certaines de ses œuvres, au jeu puéril et démodé qui consiste à « scandaliser le bourgeois ». Mais, si l'on peut regretter de voir des apprentis-précurseurs s'appliquer à renouveler les plaisanteries faciles et désuètes de l'antique Schaunard, il ne faut pas méconnaître les dons réels d'un musicien tel que celui-ci.
Darius Milhaud possède une habileté technique remarquable. Il a montré jusqu'ici plus d'originalité dans la forme que dans la pensée, mais il est impossible qu'avec sa souplesse, son adresse et sa facilité, il ne nous donne pas des œuvres de valeur. S'assimilant tous les styles avec une aisance dangereuse, il fut, dans la première partie de sa carrière, un debussyste des plus distingués. Mais, très cérébral et très méthodique, il modifia sa technique avec un parti pris attentif.
Dans plusieurs de ses compositions, ce parti-pris apparaît même un peu trop indiscrètement. Il y a là un effort de la volonté et un calcul constant beaucoup plus qu'un besoin spontané et un instinct impérieux de créateur. On aperçoit dans le tempérament de Darius Milhaud un fond de sagesse scolaire et de métier traditionnel qu'il s'efforce désespérément de masquer aux yeux de l'observateur. Son « mélisme » et ses développements sont naturellement scolastiques. Mais ce jeune artiste, qui connaît son temps et qui sait ce qu'il veut, a pris des dispositions énergiques pour étouffer en lui le Mendelssohn qui sommeille. Il n'y parvient souvent qu'en recourant à une déformation systématique d'écriture qui ne trompe pas tout le monde. Il y a ainsi dans son œuvre un certain nombre de pages qui sont le résultat d'un jeu coupable.
Mais il faut reconnaître chez Darius Milhaud des dons très particuliers de verve brutale, de gaîté un peu lourde et un appétit de violence qui le conduit parfois à d'heureuses trouvailles. Il s'est livré orchestralement à des recherches intéressantes. Obéissant tout naturellement aux tendances de sa génération, il a essayé après Stravinsky de détrôner le quintette à cordes au profit « des bois », puis d'humilier ceux-ci sous la dictature « des cuivres », et enfin de déposséder ces derniers de leur pouvoir en créant le soviétisme de la percussion. Empressons-nous d'ajouter que des recherches de mélanges de timbres mats, sourds, éclatants, coupants ou cinglants, tels qu'on en observe dans l'Homme et son désir, n'ont rien de commun avec le fracas brutal organisé mécaniquement par les bruiteurs italiens et présentent un intérêt technique évident. On a tort d'en repousser le principe. La logique même de l'évolution d'oreille que nous observons chez nos jeunes contemporains devait conduire à ces recherches de superpositions rythmiques réalisées à l'état pur, à cette apothéose du rythme si l'on peut dire désincarné. A force de dédaigner dans la musique les charmes du fugitif, de l'éphémère et du périssable, notre farouche jeunesse devait finir par se désintéresser des troublantes délices de la chair pour retrouver le pathétique secret et essentiel contenu dans l'architecture du squelette.
D'autre part, la révélation de la technique si curieuse et si intéressante du jazz-band a exercé sur les compositeurs les plus sérieux de cette génération une action secrète, mais puissante. La fièvre de la danse qui s'est emparée de l'humanité après le grand cataclysme mondial, cette réaction instinctive de l'humanité trop longtemps écrasée par le destin, cet appétit musculaire, cet élan vers la joie de vivre et ce besoin d'oublier les lourdes préoccupations quotidiennes en les noyant dans le rythme obstiné et l'envoûtement berceur des danses américaines devaient forcément marquer leur trace dans la composition moderne. L'importance donnée à la percussion par Stravinsky et développée par ses jeunes imitateurs est un hommage rendu à ce dynamisme irrésistible, à cet automatisme, à cette puissance mécanique dont le machinisme moderne a révélé la noblesse à l'imagination créatrice de nos poètes et de nos musiciens.
Intelligemment disciplinées, la robustesse et l'ingéniosité de l'inspiration de Darius Milhaud nous donneront sans doute des réalisations fort intéressantes. On peut dès maintenant inscrire à son actif la partition très significative des Choéphores, celle de Protée, le ballet de l'Homme et son désir, le Bœuf sur le toit, la Cantate de l'enfant prodigue, une Symphonie pour grand orchestre, Cinq symphonies pour petit orchestre, une Ballade, des Etudes pour piano et orchestre, une Sérénade, le ballet du Train Bleu, celui de la Création du Monde et l'orchestration de ses Saudades do Brazil, pages d'une couleur charmante et d'une souplesse délicieuse qui nous font regretter le temps fâcheusement perdu jusqu'ici par un créateur trop soucieux d'opportunisme.
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Telles sont, rapidement passées en revue, les forces vives de notre musique symphonique française actuelle. Dans les bataillons que nous venons de recenser, il y a des chefs brillants et d'humbles soldats, mais chaque combattant apporte dans cette lutte désintéressée que représente la carrière de symphoniste la même ferveur et la même foi.
Dans l'état présent de notre civilisation musicale, l'écrivain d'orchestre ne peut être qu'une sorte de mystique. Le théâtre lyrique est une carrière parfois fructueuse ; la musique de chambre offre des avantages matériels et moraux assez faciles à réaliser. Mais la composition symphonique pure est actuellement à base d'abnégation totale. Elle ne conduit pas plus à la gloire qu'à la fortune. On voit que cette considération n'a pas empêché, depuis cinquante ans, toute une phalange d'artistes de céder à cette vocation généreuse mais ingrate. Il faut s'en féliciter pour l'avenir de l'art musical français.
Ce demi-siècle a respecté à ses débuts une certaine discipline esthétique. Les créateurs obéissaient à des directives assez précises et se groupaient tout naturellement en écoles. Depuis quelques années, la logique semble régner moins tyranniquement dans les recherches et les aspirations de nos jeunes chercheurs. Mais ce n'est qu'une apparence. Dans cinquante ans, les observateurs de cette période découvriront et baptiseront avec certitude le courant mystérieux auquel obéissaient inconsciemment nos prétendus révolutionnaires d'aujourd'hui. Le seul tort de la critique actuelle est d'avoir voulu anticiper sur les événements et caractériser trop tôt, d'une façon dogmatique, des tendances encore mal définies et insuffisamment équilibrées. Il est puéril de vouloir nous désigner dès maintenant le point de l'horizon sur lequel se lèvera le soleil de demain.
Que sera la musique symphonique française de l'avenir ? Nous l'ignorons et nous pensons que toutes les prophéties dont on nous comble sont arbitraires et sans autorité. Les littérateurs nous affirment qu'après tous les raffinements et toutes les subtilités de l'impressionnisme, la sensibilité moderne a besoin de se régénérer par la violence et la brutalité sans nuances.
On a fait un sort à la formule : « Et maintenant, il nous faut des barbares ». Les musiciens semblent vouloir adopter cette devise avec un empressement un peu inquiétant et une singulière imprudence. N'est pas barbare qui veut. Nous en avons vu surgir un puissant et magnifique en la personne d'Igor Stravinsky. Et il est exact que sa sauvagerie splendide et sa force irrésistible ont donné à notre jeunesse française, un peu trop contemplative et trop préoccupée de subtilités psychologiques, les plus fécondes leçons d'énergie.
Mais cette barbarie-là est celle d'un Beethoven ou d'un Wagner et elle n'est pas à la portée du premier venu. Aujourd'hui, le métier de « fauve » est à la mode. Hélas, nous n'avons pas retrouvé, depuis le Sacre, les forces printanières dont Stravinsky célébrait la germination. Nous avons assisté à de curieux assauts pour secouer le joug de la sentimentalité et des synesthésies trop quintessenciées. Certains de nos musiciens ont fait timidement appel à l'arme de l'humour. Mais nous n'avons pas vu surgir encore en France 1'Attila farouche qui purifiera notre art par le fer et par le feu. Les Montmartrois déguisés en Huns, qui ont eu la prétention de jouer ce rôle, ont cru qu'il suffisait, pour obtenir un brevet de sauvage, de savoir exécuter la danse du scalp. Ils s'aperçoivent aujourd'hui de leur erreur.
Cependant nul ne pourrait affirmer l'inutilité absolue de toutes les expériences désordonnées dont notre public a été témoin depuis quelque temps. Dans ce chaos tourbillonnent des germes et des semences dont nous ignorons encore la fécondité. Les agitateurs peuvent ouvrir aux créateurs des voies insoupçonnées.
L'art symphonique français se trouve actuellement arrivé à un carrefour esthétique où l'ont conduit de larges avenues. Des guides nombreux s'offrent à lui indiquer maintenant une nouvelle route. Ne décourageons personne, car nous ne connaissons pas le raccourci mystérieux — « que ce soit, dit la Bonne Chanson, par un sentier de mousse, ou que rocs et cailloux encombrent le chemin... » — qui nous conduira le plus rapidement à la Beauté.
Emile VUILLERMOZ.
Paul Gauguin : le Violoncelliste (1894)