Cinquante ans de musique française (1874 - 1925)
SOUVENIRS DE MUSICIENS
QUELQUES SOUVENIRS (Louis AUBERT)
Bien que la musique ait été — et soit encore — toute ma vie, je crains que ce chapitre autobiographique n'offre pas un relief très accentué. Mes études au Conservatoire terminées, je suis resté, pour mille raisons, assez longtemps éloigné, non certes du mouvement musical contemporain, mais des salons et des coulisses où il se manifeste avec plus de piquant que sur l'estrade des concerts. Ce qui s'y passe, ce qu'on y voit ou entend depuis que, les circonstances aidant, j'ai fait une rentrée tardive dans le « monde de la musique », d'autres le diront ici mieux que moi. On m'excusera donc de me réfugier dans des souvenirs d'extrême jeunesse.
Le premier événement musical qui ait compté dans mon existence, après les premières leçons de mon père. fut la rencontre de Charles Steiger. Devant cet homme charmant et bon, auteur apprécié de quantités d'œuvres à l'usage de la jeunesse, j'exécutai tout mon répertoire de pianiste, en l'espèce une Petite valse allemande de Carl Faust ! Cette courte audition, suivie d'un essai de dictée musicale, décida de ma carrière. Le sort en était jeté, je fus déclaré « enfant précoce ». J'éprouve d'autant moins de scrupules à exhumer ce titre, vieux de quarante ans, que je sais le genre de déductions — plutôt négatives — auxquelles il expose ses bénéficiaires.
L'important est que le jugement de Steiger eut pour résultat immédiat de me faire présenter à Albert Lavignac. Je ne dirai jamais assez la reconnaissance que je garde à cet excellent maître. Ses travaux suffiraient à témoigner de sa haute culture : ouvrages de théorie musicale, d'histoire, de pédagogie, et ce remarquable Dictionnaire encyclopédique du Conservatoire, dont il dressa le plan. Avec cela féru d'astronomie, comme Saint-Saëns, et curieux de toutes les sciences et de tous les arts. Musicalement, cette intelligence si vive avait cependant des limites nettement tracées. Il adorait Mendelssohn et Schumann, mais il manifestait à l'égard de Liszt une défiance assez surprenante : « Ecole de la dissonance » disait-il, sans que je sois en état de décider s'il l'entendait comme le petit dictionnaire Larousse, qui traduit dissonance : accords défectueux !
Peut-être, après tout, cette phobie de Liszt, si difficilement compatible à première vue avec un wagnérisme fervent, dont il a donné maintes preuves, servait-elle tout simplement à masquer assez ingénument dans son esprit l'influence considérable du beau-père sur le gendre, et les emprunts artistiques faits par l'un, consentis par l'autre avec un libéralisme tout familial.
Lavignac était, en tous cas, un professeur de premier ordre, aussi foncièrement bon que strict dans l'observance de ses dogmes artistiques. L'intérêt qu'il m'avait manifesté se traduisit par l'obligation poux moi de travailler beaucoup. Obligation nullement pénible, car il me promenait dans des domaines nouveaux et variés. Vers ma onzième année, j'avais poussé assez loin, grâce à lui, mes études de solfège et d'harmonie élémentaire, et j'abordais la réduction au piano de la partition d'orchestre. Par la suite je n'ai jamais cessé de rendre visite à mon premier maître, aussi souvent que je le pouvais. Mais j'avais de plus en plus l'impression que l'évolution de ses anciens élèves, aussi bien celle de Debussy que celle de Florent Schmitt, le déconcertait un peu : nos esthétiques ne concordaient plus. Mais je vois dans l'extraordinaire variété des tendances de ceux qui ont reçu son enseignement, une preuve de plus de sa valeur pédagogique. Cette sévérité dogmatique n'a, somme toute, contrarié ni bridé personne ; elle offre probablement plus de possibilités de développement que tels enseignements plus fantaisistes, mais qui commencent par la fin.
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Entre temps j'étais entré comme auditeur dans la classe de piano de Marmontel, le père. On ne parle plus guère aujourd'hui du maître qui eut la gloire de former, entre autres disciples, Ritter, Diémer et Planté. C'était un admirable professeur. Pianiste au demeurant assez médiocre, mais qui poussait la conscience jusqu'à se lever à cinq heures du matin pour travailler les morceaux qu'il devait faire exécuter à ses élèves Ce qui ne l'empêchait pas de manquer la plupart du temps ses exemples ! Il avait alors une façon bien caractéristique de se morigéner lui-même : « Mauvais ! » déclarait-il, et il reprenait le trait litigieux, puis se remettait, à lisser de sa main sa longue barbe à la chinoise.
Je ne goûtais pas beaucoup l'activité matinale de mon maître, à laquelle je devais d'être souvent convoqué pour une leçon dès sept heures du matin. Parfois j'étais autorisé à prolonger ma visite pour assister à d'autres leçons, ce qui me faisait remarquer la tolérance dont bénéficiaient, de la part de Marmontel, ses élèves amateurs. Autant il se montrait, au Conservatoire, exigeant jusqu'à la minutie, autant il passait à ses disciples mondains des fausses notes et des nuances fantaisistes, ce qui n'était pas sans révolter mon sentiment égalitaire et jeune ! La vérité est que ces « Bien, mon enfant ! » dont il gratifiait la fin de leur leçon exprimait seulement sa gratitude pour le moment de somnolente détente qu'il leur devait.
Plus tard je travaillai avec Diémer, aussi pianiste — j'entends virtuose — que Marmontel l'était peu. Sa sûreté de mécanisme était infaillible. Jamais un trait manqué, une faiblesse, une bavure. Avec cela un enseignement d'une probité extrême ; des bases techniques solides, complètes, sans aucun truquage en vue de l'effet.
La remarque que je formulais tout à l'heure à propos de Lavignac vaut également pour Diémer : son exigence, sa méticulosité professorales n'ont pas empêché l'épanouissement de talents aussi foncièrement dissemblables que ceux de Risler, Cortot, Lazare Lévy, Ferté, de Lausnay, Casella, pour ne citer que quelques noms. Ce prestigieux pédagogue était en même temps, on le sait, le plus demandé et le plus absorbé des concertistes. Presque chaque soir il se faisait entendre, pour la plus grande joie des auditeurs, qui l'acclamaient, mais aussi parce que lui-même adorait jouer en public. On cite plusieurs virtuoses que la maladie du trac éloigna de l'estrade. Renversant la proposition, Diémer tomba positivement malade, au début de sa carrière, pour avoir tenté, un beau jour, de l'abandonner.
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Vers cette même époque — entre ma douzième et ma quatorzième année — se situe ma « carrière » de chanteur ! J'avais une voix de soprano assez étendue, qui me valut de chanter en soliste dans diverses églises, en particulier à la Madeleine et à la Trinité.
C'est à la Madeleine que j'ai vu pour la première fois le maître admirable qui devait orienter définitivement ma carrière : Gabriel Fauré. La maîtrise de la Madeleine l'avait pour chef à cette époque, et j'eus la joie d'être un des premiers interprètes du merveilleux Requiem, alors inédit. En ce temps-là les échotiers mondains l'annonçaient sans vergogne : « Sous la direction de l'auteur, M. Fauré le célèbre chanteur ! » La première Sonate pour piano et violon, les deux Quatuors avec piano étaient seulement connus alors d'une élite, peu nombreuse hélas !
Dans ces mêmes fonctions d'enfant de chœur, j'ai entr'aperçu Gounod, qui venait assister aux répétitions de ses Sept Paroles. Je le vois encore triturant des deux mains son petit chapeau mou, et mimant aux choristes les affres du Christ en croix. Avec Renaud et le fort ténor Gibert je chantai à Saint-Eustache les soli d'une Messe de Sainte-Cécile. de René de Boideffre. Un autre fort ténor : Sellier, le célèbre créateur de Sigurd m'émerveilla un jour, moins par l'ampleur de sa voix que par l'ingéniosité avec laquelle, durant les entractes d'un concert, il éteignait les papillons de gaz, en laissant brusquement sortir d'une bouteille l'air qu'il y avait comprimé, d'un souffle puissant. Il est vrai que Sellier avait débuté dans la vie comme garçon marchand de vin !
Je garde encore le souvenir rutilant de l'enterrement à la Madeleine de Don Pedro, ex-empereur du Brésil ; d'une Messe de Weber dirigée à Saint-Eustache par Edouard Colonne. A l'issue de la cérémonie, Colonne, à ce moment chef d'orchestre de l'Opéra, demanda à mes parents de me laisser chanter le solo d'enfant de chœur du Prophète, depuis longtemps supprimé. Leur refus le scandalisa, et me fut une déconvenue.
J'ai approché aussi, à cette époque, Charles Bordes, tout absorbé par la prochaine création de la Schola ; Chausson, qui me fit venir dans son bel hôtel du boulevard de Courcelles pour travailler avec lui son Ave Verum. Ma timidité me rendit ce jour-là particulièrement stupide. L'auteur de la Chanson perpétuelle m'avait reçu avec beaucoup de bienveillance et de rondeur.
Si bien que lorsqu'au moment de partir il m'arrêta en me disant : « Attendez un instant, vous avez bien mérité un morceau ». Je répondis ingénument : « Merci, Monsieur, je n'ai pas faim ! » — Je collaborai encore, comme soprano, aux Concerts Bleus, séances enfantines qui révélèrent de jeunes talents, à présent consacrés : Jules Boucherit, Lucie Léon (à présent Mme Georges de Lausnay) et Alfred Cortot.
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Ma brève carrière de jeune chanteur ne m'empêchait pas de poursuivre en même temps mes études au Conservatoire. Bientôt je fus admis dans la classe d'ensemble de Benjamin Godard. Un excellent homme, excellent fils, excellent frère. II vivait avec sa mère et sa sœur, auxquelles il consacrait le peu de temps que lui laissait la musique. On l'a beaucoup raillé. Il faut bien convenir que par plus d'un point il était vulnérable. Qui eût pu réfréner un sourire en apercevant, sitôt entré chez lui, son buste agrémenté de cette inscription : « L'enfant disparaît, l'artiste se révèle ! ». D'ailleurs très bon professeur, et musicien meilleur qu'il n'est de mode de le déclarer. Il y a plus d'un élan heureux dans sa Symphonie Légendaire. Mais il était poussé par les nécessités de la vie, harcelé, obligé d'écrire sans relâche. Un trait reflète sa gène — et sa candeur. L'habitude était d'offrir, à l'occasion du premier janvier, un cadeau à chacun de nos professeurs. Celui de la classe d'ensemble — de beaucoup la plus nombreuse — était particulièrement favorisé. Cette année-là donc, Godard nous voyant réunis dans son salon du boulevard de Clichy, prononça le petit discours suivant : « Mes chers enfants, vos aimables vœux me vont au cœur, et je vous remercie d'avoir si gentiment pensé à m'offrir un souvenir, un objet d'art sans doute. Les objets d'art... j'en possède pas mal ; aussi ai-je demandé à celui de vos camarades chargé de la collecte de me remettre l'argent. Je l'emploierai judicieusement et me procurerai quelque chose d'utile, quelque chose qui serve (sic) ; vous pourrez en juger par vous-mêmes, d'ailleurs ». On imagine nos suppositions saugrenues, et les mille inventions de gamins facétieux. Nous dûmes constater qu'aucun de nous n'était tombé juste, quand Benjamin Godard nous montra son acquisition : une pile de linge dans une armoire !
A Benjamin Godard succéda Charles Lefèbvre, compositeur charmant et modeste. Puis je suivis la classe de Paul Vidal, de qui l'on connaît la longue et heureuse carrière. Il me fit approfondir l'étude amorcée avec Lavignac du chant donné, de la basse chiffrée, de la lecture à première vue de la partition d'orchestre, bref ce que l'on appelle assez improprement au Conservatoire, l'accompagnement du piano.
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J'ai tenté de définir ailleurs l'admirable enseignement de Gabriel Fauré, à la classe de composition, où j'eus enfin l'heureuse fortune d'être admis. Enseignement en apparence nonchalant, aussi peu dogmatique que possible, mais qui agissait surtout par le charme et par l'exemple. Fauré ne faisait pas de cours, au sens strict du mot : Assis au piano, il feuilletait nos premiers essais, et c'était là matière à de merveilleux entretiens, d'où se dégageait une esthétique souple et affinée. Notre maître nous apprit à aimer la musique, à la servir, non à s'en servir. N'est-ce pas là que réside le secret du génie fauréen ?
En dehors de la classe et de nos travaux, peu d'événements saillants. Quelque émotion pourtant, le jour où l'on nous expulsa manu militari, plusieurs camarades et moi, de la loge que l'Opéra octroyait tous les quinze jours aux élèves de composition du Conservatoire. Nous assistions un soir, de notre quatrième étage, à la représentation de Samson et Dalila. L'artiste chargée de personnifier la courtisane biblique nous semblait insuffisante, multipliant les points d'orgue, brûlant les Andante qu'elle transformait en Allegro, avec l'indulgente complicité de Mangin, le plus expéditif des chefs d'orchestre. Si bien que l'un de nous, exaspéré, s'avance tout d'un coup au bord de la loge, met ses mains en porte-voix, et hurle : « Pas si vite ! » Scandale... Pedro Gailhard s'agite dans son avant-scène directoriale, les gardes municipaux escaladent les escaliers, foncent vers notre loge et nous en extraient sans douceur. Le lendemain, enquête, comparution devant le secrétaire général Bourgeat. Dialogue assez savoureux entre lui et notre doyen Léon Moreau. Menaces de sanctions. Finalement le coupable se dénonce loyalement, et se vit priver d'Opéra pendant un mois. Punition que l'excellent Bourgeat tempéra en laissant entendre à l'imprudent censeur qu'on tâcherait de lui procurer une entrée, s'il avait le désir d'assister à une représentation, durant sa pénitence.
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J'étais encore au Conservatoire quand je fis la connaissance de mes éditeurs et amis, Auguste Durand et son fils Jacques, tous deux musiciens de valeur ; le second, condisciple de Debussy et de Paul Dukas à la classe Guiraud. Ce n'est pas ici le lieu de définir leur rôle dans le mouvement musical actuel. Mais je ne puis pas ne pas noter ce « courage d'éditeur » dont j'ai bénéficié avec d'autres, qui leur a fait accepter le risque de publier tant d'œuvres de débutants obscurs. Leur sens critique fut assez sûr pour que, des auteurs choisis, le plus grand nombre ait largement mérité la confiance en eux placée.
Je dois à Jacques Durand la rencontre de Debussy en 1916, quelques jours avant la grave opération qui ne parvint pas à le sauver. J'avais depuis toujours le grand désir de connaître l'auteur de Pelléas. Un peu isolé du monde musical, comme je l'ai déclaré au début de ces lignes, je n'en avais jamais eu l'occasion. D'où ma joie de l'approcher enfin et de jouer avec lui, à deux pianos, son œuvre nouvelle : En blanc et Noir. Je l'ai vu bien peu de temps avant sa mort, se raidissant contre la douleur. Il la subissait vaillamment, mais avec la révolte de l'homme de génie qui se sent en pleine puissance de travail cérébral. « Je souffre, et je ne veux pas souffrir ! » me disait-il, avec un accent tragique en sa simplicité.
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J'ai connu d'autres musiciens, et la tentation serait grande de me laisser aller ici à la douceur du souvenir, d'évoquer l'effort persévérant et hardi de Ricardo Viñes, de Mme Jane Bathori, d'Emile Engel, tous trois explorateurs des plus neuves musiques. J'aimerais aussi parler de mes camarades, dont plusieurs ont connu et connaissent des succès considérables et mérités. Mais tout cela n'est-il pas de notoriété publique ? Puis (faut-il m'en excuser encore !) j'ai vécu de trop longues années assez éloigné d'eux, corporellement s'entend, car j'avais la magnifique consolation de leurs œuvres qui me les ont en tous temps dépeints et rendus proches. Là est la divine puissance de notre art ! Le souvenir de Debussy à son piano m'est très cher, ou celui de Fauré dirigeant à la Madeleine, devant les yeux de l'enfant émerveillé que j'étais. J'ai mieux encore, pour supporter leur dure absence : la partition que je touche du doigt, que je vais rouvrir tout à l'heure, du Requiem ou de Pelléas.
Louis AUBERT.
SOUVENIRS DE M. VINCENT D'INDY (1)
(1) M. Vincent d'Indy, n'ayant eu le temps de rédiger lui-même ses souvenirs, nous a accordé quelques instants d'entretien dont nous nous sommes efforcé ici de reproduire le cours exact. Nous avons, d'autre part, largement emprunté à un article de M. Vincent d'Indy, paru en nov. 1911 dans S. I. M. et intitulé : Franz Liszt en 1873. (Note de M. André Schaeffner).
Ayant perdu très tôt ma mère, je fus élevé en partie par ma grand'mère maternelle, Mme Théodore d'Indy. C'était une excellente musicienne, qui avait travaillé le piano avec Ignaz Moschelès (2) et avec Pierre Zimmermann (3). J'étudiai donc cet instrument sous sa direction ; mais jamais je ne jouai durant plus d'une heure, et encore de cette heure il faut défalquer environ un quart d'heure réservé au déchiffrage dont j'avais contracté un goût très vif. Ainsi pus-je connaître, dès l'âge de douze ans (1863), les dernières sonates de Beethoven. C'est d'ailleurs vers cette époque que j'entendis Delaborde (4) jouer à l'un de ses concerts les sonates op. 101, 106 et 111 qui firent très grande impression sur moi. Entre 1867 et 1868 j'entrepris l'étude de l'harmonie avec Lavignac.
(2) Célèbre pianiste et compositeur, né à Prague (1794), mort à Leipzig (1870), Moschelès connut Salieri et Beethoven et fut au conservatoire de Leipzig le collaborateur de Mendelssohn.
(3) Fameux professeur de piano à Paris (1785-1853), Zimmermann fut l'élève notamment de Cherubini et de Boieldieu et le professeur d'Alkan, de Marmontel, de Ravina, d'Ambroise Thomas, etc.
(4) Professeur de Conservatoire de Paris, Delaborde fut l'élève de Moschelès et d'Alkan.
Vers 1869 ou 1870 je fis la connaissance d'Henri Duparc, fait qui devait avoir une grosse importance dans ma vie. Nous lisions ensemble un grand nombre de partitions. Elève de César Franck, il me mena un jour chez son maître : ce fut vers 1871-72, au moment même où s'organisait la Société Nationale de musique, — heureuse époque où une union véritable existait entre les divers compositeurs français. Avec Franck, j'étudiai le contrepoint, la fugue et la composition : officiellement je suivais la classe d'orgue de Franck au Conservatoire, mais c'est surtout par ses conseils dans le domaine de la composition que ce maître devait puissamment agir sur moi. Autour de Franck nous formions donc, Duparc, Fauré, Lalo, Chabrier et moi, ainsi que de plus jeunes comme Chausson et de Bréville, un cercle de disciples attentifs.
Nous allions aussi tous les lundis soirs chez Camille Saint-Saëns (qui demeurait alors faubourg Saint-Honoré). Mais nous aimions tellement Franck que nous étions persuadés que tout le monde l'aimait avec nous. Ce n'est que plus tard que nous nous aperçûmes de tout ce qui séparait par exemple un Saint-Saëns de notre maître révéré (5).
(5) La Société Nationale de Musique fut fondée en 1871 par Bussine et par Saint-Saëns. C'est à la suite d'une proposition de M. Vincent d'Indy tendant à admettre au programme des concerts quelques œuvres étrangères anciennes ou nouvelles que Bussine et Saint-Saëns démissionnèrent en 1886. La présidence de la Société Nationale échut alors à César Franck.
C'est ici que se place une période de voyages à travers l'Allemagne et la Suisse. J'avais été chargé par Saint-Saëns et par Franck d'aller voir Liszt, Wagner et Brahms et de remettre à ceux-ci la partition de Rédemption de Franck et la Sonate en ut pour violoncelle de Saint-Saëns.
Wagner habitait alors à Bayreuth une maison sur la promenade dite : Damallée (Wahnfried n'était pas encore construit à cette époque). Il travaillait avec passion à la dernière scène du Crépuscule des Dieux et il ne me fut permis de l'apercevoir que... de dos.
Brahms, que j'avais été chercher — troubler peut-être — dans sa résidence estivale de Tützing, au bord du lac Starnberg, me reçut fort impatiemment — en France, nous dirions : « impoliment » — jetant de côté avec une dédaigneuse brusquerie, les lettres et la musique que lui présentait, intimidé, un jeune élève du Conservatoire de Paris.
Des trois musiciens que j'allais trouver en Allemagne, seul, Liszt m'accueillit avec une bonté et avec une bienveillance dont je lui restai toujours reconnaissant. J'ai eu l'occasion d'être présenté à nombre d'artistes renommés, mais aucun — Franck excepté — ne m'accueillit avec autant de simplicité et de cordiale bonhomie.
Parcourant des yeux la Sonate de violoncelle de Saint-Saëns et lisant seul, au piano, la réduction à quatre mains du Prélude de Rédemption, il s'étendit en éloges sur les deux compositeurs français qui lui faisaient hommage de leurs œuvres ; puis, me questionnant sur ma vocation et apprenant que je travaillais à un Wallenstein, il se mit à me dépeindre le caractère musical de l'œuvre de Schiller, en quelques mots d'une logique et d'une lucidité merveilleuses. (J'eus l'occasion de lui montrer la partition de cette œuvre, ou plus exactement de la deuxième partie, Max et Thecla, écrite en premier. Il parut l'aimer et il me donna en matière d'orchestration un certain nombre de conseils que je suivis).
A l'issue de cette première entrevue, il me convia, d'une façon qui n'admettait point de réplique, à venir chaque jour partager son repas matinal et à rester auprès de lui pendant une heure. C'est ainsi que l'escale de quelques jours que j'avais projetée de faire à Weimar se changea en un long séjour de près de six mois dont j'ai gardé un ineffaçable souvenir. Dans ses causeries quotidiennes, Liszt traitait toutes les questions avec une égale abondance, et plus volontiers les sujets philosophiques et ceux d'un intérêt esthétique général que les questions purement musicales. Pourtant il ne négligeait rien qui pût être utile à mon éducation de musicien. Il me conviait lorsqu'ayant fait venir des œuvres nouvelles il les déchiffrait avec l'orchestre réduit du grand-duc : ainsi pus-je entendre la seconde version du Sadko de Rimski-Korsakov. Ces œuvres nouvelles, Liszt les dirigeait d'une façon fort originale : il ne se servait de la baguette que pour indiquer le rythme de certaines mesures ; le reste du temps, il la laissait sur son pupitre et écoutait, les bras croisés. De même pus-je entendre son oratorio Christus qu'il venait de terminer et dont nous corrigeâmes les épreuves avec quelques-uns de ses élèves.
C'est à Liszt que je dois d'avoir adopté à la Schola un enseignement de forme historique. Il se chargeait de l'éducation de douze élèves, six hommes et six femmes qu'on appelait les douze Apôtres et dont à Weimar on ambitionnait les places. Liszt leur faisait interpréter chronologiquement toute la littérature de piano. Ainsi pendant un ou deux ans leur avait-il fait étudier les maîtres du clavecin, puis Philippe-Emmanuel Bach, Haydn, etc. Or en 1873, il en était arrivé à l'œuvre de Schumann ; il m'en fit ainsi travailler quelques pièces.
Je connus de cette manière parmi les élèves de Liszt : Berthold Kellermann qui devint directeur du Conservatoire de Munich ; Anton Urspruch, qui, seul, peut-être parmi les musiciens allemands, sut discerner la beauté et la pureté esthétique du chant grégorien (un jour Liszt devait me faire une sorte de conférence sur le rôle que les mélodies liturgiques lui semblaient appelées à jouer dans la musique des temps futurs) ; le Russe Richard Metzdorf ; des Américains, des Américaines, comme miss Amy Fay. Parfois Liszt nous emmenait en excursion, à Eisenach, à Iéna ou en d'autres villes voisines ; libéralement il payait le voyage et le déjeuner.
Au cours de mes divers voyages en Allemagne, je fus également très bien reçu à Munich. J'y connus Franz Wüllner (alors directeur du Conservatoire), Hermann Lévy (directeur de l'orchestre de la Cour), divers artistes de l'orchestre. A Dresde je me liai avec un chef d'orchestre qui avait fréquenté Mendelssohn : à une répétition d'Oberon, je le vis bondir de son pupitre, sauter sur la scène et appliquer deux soufflets à une jeune fille qui ne jouait pas comme il l'aurait voulu ; or cette petite n'était autre que Marianne Brandt, celle qui allait devenir la troisième Kundry aux représentations de Parsifal de 1882.
Tous les deux ans j'allais tantôt à Bayreuth, tantôt à Munich. En 1876 j'entendis pour la première fois la Tétralogie, en compagnie de Camille Benoît. (Dans l'orchestre de Bayreuth, il y avait alors un violoncelliste français, un certain Laurent, marchand de vins à Montbéliard). A Munich je rencontrais parfois Liszt : il buvait beaucoup ; lorsqu'il était complètement ivre, il déblatérait contre Wagner.
Parmi les Français que je retrouvais soit à Bayreuth, soit aux représentations wagnériennes de Munich, je citerai, — outre Bréville, Chabrier ou Chausson — un avocat, Paul Poujaud, homme de goût qui exerça une excellent influence sur des musiciens comme Fauré, Chausson, Chabrier ou moi-même : il prodiguait de bons conseils, émettait des objections fort justes, et personne n’a jamais eu le regret d'avoir fait quelque retouche grâce à lui.
A Paris, nous nous réunissions tous les mardis chez Duparc. Nous y lisions beaucoup de musique, notamment des œuvres de Bach. Nous y exécutions également de la musique grotesque : Duparc jouait du hautbois, Saint-Saëns tenait l'harmonium, Fauré le piano, moi le cornet à piston, d'autres encore jouaient de la cloche à fromage et des pincettes. Parmi les familiers de Duparc se trouvait Serge Taneïev, élève de Tchaïkovski ; il jouait remarquablement du piano, trop remarquablement même, puisque chaque fois l'on avait à déplorer le bris de cinq ou six marteaux ; Taneïev, lui s'en tirait avec les mains en sang ; aussi faisait-il un grand usage de taffetas anglais. Taneïev avait composé pour notre petit orchestre très spécial un fort joli morceau d'après des thèmes russes.
C'est en 1874 que je débutai aux concerts Pasdeloup par la deuxième partie de Wallenstein. Ce fragment fut regravé depuis avec le reste de l'œuvre. Le Camp de Wallenstein ne fut composé qu'en 1879. De cette époque date un poème symphonique intitulé Jean Hunyade ; la partition, envoyée en 1912 à Budapest, y a été retrouvée récemment et exécutée en 1924. Ce n'est que vers 1877-78 que je commençais vraiment à écrire.
SOUVENIRS DE CHARLES KŒCKLIN
« N'avez-vous pas des souvenirs à nous raconter ? » Demande flatteuse. Mais elle nous vieillit ; ou, si vous aimez mieux, elle marque notre âge, et sans pitié l'âge où les figures du passé remontent à la surface.
Il ne s'agit pas d'autobiographie ; je n'ai donc point à décrire mes premières impressions musicales. Je veux seulement me rappeler que les morceaux pour enfants « m'ennuyaient beaucoup » (notamment une Sonatine à quatre mains, de Beethoven), que je ne comprenais guère le juvénile Mozart, mais qu'en revanche je m'enthousiasmais à l'air de la Cantate de la Pentecôte, de J.-S. Bach, et que j'aimais d'une égale tendresse le duo de Faust, de Gounod, les Nocturnes de Chopin, et certaines harmonies de la Nuit d'Espagne de Massenet, qui m'évoquaient de mystérieuses profondeurs. — J'écrivis, tant bien que mal, une Suite sur la Petite Sirène, d'Andersen.
Aujourd'hui je rêve encore aux fonds glauques, aux phosphorescences du palais sous-marin, à l'héroïque amour de la pauvre muette, au dénouement merveilleux qui la ressuscite en Fille de l'air. Mais je crains fort de ne jamais réaliser ce rêve : la réalisation lui serait trop inférieure.
Ainsi, l'on croit qu'il faut aux enfants des rondes, des jeux, des chansons simples, faciles à comprendre. et des choses juvéniles. Mais beaucoup d'enfants sont déjà des grandes personnes en ce qui touche au sentiment et à la poésie. D'ailleurs je n'avais rien d'un petit prodige, encore moins de la maturité précoce d'un Rimbaud. Si, devant un piano, je ne pouvais me tenir d'improviser, cela devait être fort médiocre. Mais je me sentais irrésistiblement poussé vers la musique, en sorte qu'après avoir terminé mes deux ans d'Ecole polytechnique j'abordai le Conservatoire.
Des personnes bien intentionnées dirent alors : « Quel dommage qu'après de si bonnes études il devienne un musicien ! » Cette opposition ne manque pas de saveur ; j'entendis mieux. Non pas seulement la phrase-cliché : « Alors, vous faites beaucoup de musique ?... Oui... c'est un charmant passe-temps ! » Mais une dame du monde (je ne sais plus qui) à laquelle j'avouais avoir dédaigné l'Ecole de Fontainebleau pour celle du Faubourg Poissonnière, me dit sentencieusement : « Pourtant, les officiers font de beaux mariages ! »
J'avais vingt-deux ans ; Théodore Dubois (1) me trouvant trop âgé, cela me valut d'avoir pour maître d'harmonie le regretté Taudou, excellent homme et non moins excellent professeur, à qui je garde un souvenir de vive gratitude. Puis, je fus présenté à Massenet. Il voulut bien m'admettre comme auditeur non sans m'avoir averti, avec quelque tristesse : « Vous ne me renierez point n'est-ce pas ? Il y a des élèves que j'ai formés ; par la suite, ayant eu d'autres maîtres, ils ont oublié que j'avais été le leur ». Le pauvre Massenet prenait très à cœur ces sortes d'abandon. Aussi dirai-je tout ce que je lui dois. C'était un éducateur de premier ordre, et l'opinion lui fut si injuste ! On prétendit qu'il enseignait des trucs à ses disciples, leur imposant sa propre musique. Rien de plus inexact, au temps que je fus à sa classe. Nullement étroit, ni réactionnaire, jamais académique, il savait comprendre des natures très différentes de la sienne. Il disait : « Ce qui nous vieillit, ce sont les mauvaises imitations de nos œuvres ». D'ailleurs, chez Guiraud (2), chez Delibes, on écrivait du Massenet autant que chez Massenet lui-même. Cette musique était dans l'air, son charme séduisait les uns et les autres.
(1) Alors professeur d'harmonie au Conservatoire.
(2) Voyez la cantate de Claude Debussy, l'Enfant prodigue.
Massenet professeur, c'était un autre homme : ses disciples seuls l'ont connu. Dans le monde il faisait de l'esprit, voire des calembours, ou demeurait agréablement superficiel ; en ses opéras il cédait irrésistiblement à la sensibilité de son public. Mais au Conservatoire il ne donnait que les conseils et l'enseignement d'un artiste vraiment élevé. « Trouver, ce n'est rien : choisir est tout ». — « Ne vous pressez jamais d'être édités, méfiez-vous des succès faciles et dangereux de vos premiers essais. Soyez votre propre critique » — « Acquérez votre métier après vous être assimilé celui des maîtres ».
On lui reprocha de ne guider ses élèves que vers le théâtre. Cela encore, c'est contestable. Il portait autant d'intérêt aux Symphonies d'Enesco ou d'Henri Rabaud, à mes chœurs, à mes mélodies, à celles de Florent Schmitt, à tel poème en prose (3) d'Ernest Le Grand, qu'aux cantates de prix de Rome, celles-ci plus fréquentes, il est vrai ; mais c'était l'usage ; et d'ailleurs, on ne s'y voyait nullement contraint. Au demeurant, Massenet mettait à leur correction une vie, je dirai même une passion si puissante, qu'en général cela devenait une classe de « composition lyrique » d'un niveau bien supérieur à celui de la musique sagement fabriquée pour plaire à l'Institut (4).
(3) Les Bienfaits de la Lune, dans le Spleen de Paris, de Baudelaire. Qu'est devenue cette belle œuvre ? On ne sait. Le Grand pour des raisons mystérieuses et restées inconnues, cessa de composer. Quel dommage, et quel musicien c'était !
(4) Ajoutons ceci : il était d'un jugement beaucoup plus large que la majorité de ses collègues en habit vert. Lors de l'examen des « Envois de Rome » de Florent Schmitt, il prit, contre Saint-Saëns, le parti du Psaume aujourd'hui célèbre. En ces temps là, cela dénotait de sa part une grande largeur d'esprit, un goût très sûr et très libre. Car à son audition première, ce Psaume fut incompris : des critiques le jugèrent debussyste !!
Quant à sa technique, elle dénotait une prodigieuse aisance, (relisez seulement sa fugue de premier prix, datant de 1863). Encore aujourd'hui, lorsqu'il me faut remettre d'aplomb, séance tenante, un boiteux « mélange à quatre parties » ou tel « divertissement » faible, il m'arrive parfois d'hésiter devant l'élève, — et je songe avec envie à la souplesse, d'ailleurs tout à fait rigoureuse, des rapides corrections de Massenet. Vraiment, à cette époque, ce furent des privilégiés, les jeunes musiciens qui voulaient apprendre. Car, outre Massenet, André Gedalge (son répétiteur) nous initiait au vrai style de la fugue. Certes, ce ne peut être sans une extrême gratitude que la plupart de mes camarades — ses disciples — se souviennent de ce petit homme au nez tombant, à l'œil vif et volontiers narquois sous les paupières un peu lourdes, — avec sa toque en fourrure et sa pipe... Rien de plus libre, rien de moins snob que Gedalge. Rien de si peu arriviste. Il y aurait beaucoup à révéler, si l'on avait le temps, sur l'esthétique, — je dirai plutôt sur les goûts de ce maître (car « esthétique » sent la philosophie et Gedalge déteste les systèmes). — Son besoin de netteté, de rythme, de joie, son bon sens qui ne s'en fait point accroire, se méfie du snobisme raté mais ne craint pas un art bon enfant, j'en subissais tout naturellement l'influence. Cela ne m'écartait pas de César Franck, mais de certaine noire grandiloquence de quelques franckistes. Il nous entretenait dans le culte de J.-S. Bach et nous convertissait à celui du divin Mozart (les jeunes gens ne le comprennent pas toujours : j'avais été de ceux-là). Qui, plus tard, écrira l'histoire de ce temps, sera très injuste s'il ne fait à Gedalge — indépendamment de son rôle de composition, point négligeable — sa part d'influence dans la formation de la jeunesse musicale, de Charles Kœchlin à Darius Milhaud.
Songez-y bien : aux jours que les Six se présentaient en un groupement de personnalités diverses mais unies par certaines directives communes, on leur attribuait (à tort ou à raison) un désir d'accents nets, de clarté, de rythmes vifs, d'art familier, — et la crainte du flou la méfiance (peut-être excessive) du sublime. — Or, tout cela, que vous trouvez déjà chez Emmanuel Chabrier (cf. Bourrée fantasque), si vous accordez qu'il y en ait aussi quelque chose dans mes Rondels de Th. de Banville ou dans les Vendanges, vous ne serez que justes en vérifiant que ces buts étaient une partie de ceux que proposait Gedalge à ses élèves.
Et je dis bien : une partie. Car Gedalge n'est pas exclusif. Si l'art de Claude Debussy diffère du sien, et profondément, il n'en reconnaît pas moins de la ligne dans Pelléas et Mélisande ; Ravel, qui fut son disciple, vint à sa classe lui faire entendre son Trio, non sans approbation. Et je suis sûr qu'il tient Fauré pour un véritable classique.
Gabriel Fauré... Encore mal connu, vers 1890. Mais, avant que le maître ne devînt professeur au Conservatoire, j'avais eu l'heureuse chance d'ouïr quelques-unes de ses œuvres. Révélation subite d'un charme nouveau, profond et pur. Shylock, à l'Odéon : une délicieuse musique, si parfaitement vénitienne, accompagnait l'adaptation d'Haraucourt. Le Madrigal, le Nocturne, la Sérénade, inoubliables souvenirs, dans l'ambiance shakespearienne et l'harmonieux décor de palais, de canaux et de gondoles. A la même époque, aux séances de mon ami très regretté Jules Griset, je m'assimilais avec bonheur les « résolutions exceptionnelles » du Ruisseau, du Madrigal à quatre voix, des chœurs de Caligula. Ces accords déjà singulièrement fauréens, beaucoup parmi les choristes se bornaient à les trouver « jolis » ; en moi-même je m'indignais de cette erreur judiciaire — et qui fut si tenace.
Mais Fauré, le plus modeste des hommes et le plus simple, semblait s'excuser, presque, de n'avoir pas mieux fait ; et comme il ne prenait pas de ces attitudes avantageuses, conquérantes, dont le vulgaire a besoin pour être impressionné par les œuvres, on ne lui concédait que le talent « distingué » d'un « compositeur de charmantes mélodies ». — Par bonheur, il eut des amis, intelligents et sensibles, j'ai nommé Jules Griset ; puis-je citer aussi les noms de quelques cantatrices mondaines : Mme Escalier (aujourd'hui Mme Alexandre Dumas), Mme de Saint-Marceaux, Mme Dethelbach, Mme Chamerot, Mme Sigismond Bardac (devenue Mme Claude Debussy). Et j'évoquerai le souvenir, encore d'autres interprètes de grand talent, amateurs comme Maurice Bagès, ou professionnels ; Emile Engel, Jane Bathori, Thérèse Roger, Jeanne Remacle. Sans ces appuis, s'il n'avait rencontré que l'aide des éditeurs, c'eût été peu de chose, — si peu que rien.
Hamelle seul (5) consentait à publier ses œuvres. On a blagué le « père Hamelle », impitoyablement, dans le monde des musiciens. Peut-être n'était-il pas très connaisseur (je veux dire pas plus que la moyenne de ses confrères). En outre, aux anciens prix de la gravure et de l'impression, achetant les mélodies de Fauré pour des sommes fort modiques, il ne risquait pas grand’ chose. Mais enfin, ce peu, il le risquait, — tel un collectionneur avisé garnissant sa galerie de quelques Renoir ou Monet, payés deux cents francs pièce. Tandis que les autres faisaient la sourde oreille, ou ne publiaient — comme par hasard — que les moins caractéristiques des mélodies fauréennes (ainsi, chez Durand : le Poème d'un jour, et En prière) (6).
(5) Ajoutons-y, pour la première sonate de violon, Breitkopf et Haertel.
(6) Je sais bien que la Chanson d'Ève fut éditée chez Heugel, le Jardin clos et les recueils ultérieurs, chez Durand. Mais alors Fauré était définitivement consacré : professeur de composition, membre de l'Institut, directeur du Conservatoire.
Pourtant, telle est la force de la vraie musique que, petit à petit, celle de Fauré élargissait ses ondes séductrices à toute l'élite musicale. S'il est une justice (quoique souvent d'une désespérante lenteur), elle voulut qu'un beau jour, des mélodies écrites de 1865 à 1880, fussent aimées, comprises, quelque vingt ou trente ans plus tard. Il advint que ce musicien si peu arriviste et si personnel gagnât les cœurs en nombre suffisant pour que, vers 1897, sa renommée grandissante lui ouvrît les portes du Conservatoire.
Ambroise Thomas venait de mourir. Pour le poste directorial on choisit Théodore Dubois ; Massenet donna sa démission. Il semblait irremplaçable. A la tête de sa classe de composition, sauf Saint-Saëns (dont l'humeur voyageuse n'était point à cela), qui nommer ? Un ministre fut intelligent, ou bien conseillé (après tout, cela revient au même) : de Gabriel Fauré il fit le successeur de Massenet.
A ce moment, j'avais à peu près toute la technique que je pouvais souhaiter d'acquérir à l'Ecole. Il me restait énormément à savoir apprendre ; Massenet ne nous le cachait point (« votre métier, après celui des maîtres »). Avec joie, je me mis sous l'égide de Fauré. C'en fut une autre de voir qu'il me donnait sa confiance en me chargeant de le suppléer pour la fugue et le contrepoint, lorsqu'il ne pouvait faire sa classe (c'est-à-dire pendant ses tournées d'inspection aux Conservatoires de province). — La plupart étaient restés, des auditeurs et des élèves de Massenet, notamment Enesco, H. Février, Florent Schmitt, Ed. Malherbe. D'autres se joignirent à notre groupe d'admirateurs : des jeunes qui s'appelaient Roger Ducasse, Maurice Ravel, Paul Ladmirault. Une atmosphère nouvelle se créa, de quelque timidité recueillie, à l'égard du maître qu'on aimait infiniment mais qu'on sentait si fort au-dessus de soi. Atmosphère de confiance pourtant, et salutaire, par l'impression qu'on ne pourrait apporter à la classe que des choses sérieusement pensées, œuvres déjà existantes plutôt qu'exercices scolaires. — Ce n'était pas que Massenet ne sût apprécier ce genre de sérieux et ne se montrât excédé. parfois, à l'audition de certaines phrases trop faciles, trop vides. Mais Fauré ! il fallait une singulière inconscience pour lui présenter des « cantates » ou des mélodies dénuées de musique. Lorsque d'aventure et par exception cela se produisait, Fauré ne soufflait mot. Vers la fin du morceau, il se faisait distrait, lointain. Et, se détournant vers les autres élèves, demandait négligemment : « Il n'y a rien d'autre ? ». Massenet, lui, s'en tirait à sa manière et non sans habileté (art difficile que de rester courtois devant une nullité, en présence des camarades peu indulgents !). Il prononçait, très vite et comme pour s'en libérer : « Oui, c'est bon, il faudra en faire d'autres ». Un jour, il ne sut dire que ceci : « Prélude symphonique ? oui, c'est un prélude symphonique ». Plus tard, un très estimable organiste lui ayant apporté certaine pièce que Massenet n'avait aimée qu'à demi, le maître demanda (car il fallait bien ne pas rester coi) : « Vous êtes de Nevers, n'est-ce pas ? » Mais le disciple, sans se démonter, répondit avec une douce ironie : « Est-ce que cela se voit dans ma musique ? »
En revanche, sous la tutelle de Fauré, nous eûmes la primeur de la Habanera de Ravel, de sa Sonatine, et de deux mélodies déjà caractéristiques de sa nature : « d'Anne qui jouait de l'espinette », « d'Anne qui me jecta de la neige ». Elles nous surprenaient, ces harmonies d'apparence si nouvelle, si audacieuse. Mais Ravel d'expliquer : « C'est tout simplement un accord de neuvième sans pédale » (ou je ne sais quoi d'analogue) ; et, démontant le mécanisme de ses rouages parfaitement exacts, il en prouvait la réelle et profonde simplicité.
Les débuts de Ravel, s'ils étaient sympathiquement accueillis par son maître et ses camarades, furent plus scabreux devant le public, — devant les critiques, surtout — (7). A la Société Nationale, Salle Pleyel, l'on entendit un soir les Sites auriculaires. Ravel montra toujours certaine recherche dans ses titres ; celui-là. certes, était moins réussi que les suivants : Pavane pour une infante défunte, Jeux d'eau, Miroir, etc. Mais la musique, vous m'en croirez, demeure fort musicale. Un critique influent, gros personnage, m'aborde à la sortie et me dit avec une ironie cinglante : « Il a bien du talent, ce Monsieur Ravel ? » — A quoi je réponds : « Mais oui, je vous l'assure ; — croyez-le bien ! » Et lui, non convaincu, craignant un piège : « Vraiment ? » Peu après d'ailleurs, et pas encore averti, il traita l'Ouverture de Shéhérazade de mauvais démarquage de l'École Russe.
(7) Voyez à ce sujet le numéro de la Revue Musicale consacré à Maurice Ravel. Il s'y trouve des citations bien savoureuses.
C'est l'histoire courante. Et comme il m'est arrivé, et comme il m'arrive encore de ne pas comprendre à première audition, je dois l'indulgence aux critiques non pénétrants. Mais parfois, ils vont un peu fort; et la sûreté que donne l'ignorance ne devrait jamais dépasser les bornes de la courtoisie, voire de la bienveillance à l'égard d'un débutant.
Aujourd'hui Ravel est consacré, célèbre. L'on a peine à croire qu'en un temps pas très lointain, il ait suscité d'âpres objections. Mais plusieurs années après l'Ouverture de Shéhérazade, les Histoires naturelles ne passèrent point sans résistances. Les rires ironiques (pour ne pas dire grossiers) d'une bonne partie de l'auditoire à cette phrase du Martin-pêcheur : « Ça n'a pas mordu ce soir », je m'en souviens, n'est-ce pas, Jane Bathori ? — comme si c'était d'hier. On l'accusait d'écrire des riens ; on prétendait que ce n'était pas de la musique ; on tirait à nouveau tous les vieux clichés : « aucune forme, aucun développement, nulle mélodie ; ce n'est pas le rôle de notre art que de s'appliquer à de telles proses », etc. Enfin, au concert de la S. M. T. où les noms des auteurs restèrent secrets (jusqu'au lendemain de l'audition), les Valses nobles et sentimentales provoquèrent l'hilarité de tous les assistants. Quel était cet amateur, maladroit copiste de Chopin ? (on ne disait pas : de Schubert, car naturellement on ignorait ses valses). Curieuse expérience, que les critiques traitèrent de « mystification » ; or, à qui la faute ?
Dans sa classe, le bon Fauré avait des musiciens ; c'était tout ce qu'il lui fallait. Mais pas un très grand nombre de lauréats (longtemps, on a traité Ravel de « fruit sec du Conservatoire »). Florent Schmitt se décida à concourir pour le prix de Rome. Sa première cantate est un coup de maître. Puissante et charmante, cette Mélusine dont on regrette bien qu'elle ne soit pas éditée. Mais à l'Institut elle fit scandale. Pourquoi, je me le demande... Henri Rabaud (qu'il m'excuse cette indiscrétion, je n'ai pas cessé d'être un « enfant terrible »), Henri Rabaud me disait un jour : « Les peintres. les sculpteurs, les graveurs, les architectes ? Seules les notes hautes des interprètes sont de nature à les indigner. On peut risquer toutes les dissonances, ils ne broncheront pas si c'est joué piano et si la voix reste dans le médium. Mais gare aux si bémols et aux si naturels ! »
Or, dans Mélusine, Florent Schmitt avait eu besoin de quelques si naturels ; et c'est compréhensible si l'on connaît son âme impétueuse. Mais les peintres, les sculpteurs, les graveurs et les architectes, et peut-être bien, hélas, quelques musiciens, jugèrent comme la chatte de Théophile Gautier qui, tout en ne détestant point la musique, avait une délicatesse d'oreille qui ne pouvait tolérer les tessitures aiguës. Lorsqu'une cantatrice atteignait au la, immanquablement elle se dressait et posait sa patte sur la bouche de la coupable (8). — Si non e vero, e ben trovato...
(8) cf. Th. Gauthier, Ménagerie intime.
Pour Florent Schmitt, comme Pâris, il eut le prix tout de même. Mais quelques années plus tard. L'Institut, peut-être, s'habitua. Ou bien, peut-être aussi sa dernière cantate fut-elle moins personnelle. Mystère... Quant à Ravel, qui n'avait remporté, aux concours d'harmonie et de fugue, pas même un accessit, il n'alla point à Rome. En revanche, Mlle J. Boulay, organiste aveugle et de grand talent, obtint un très beau premier prix de fugue, ce qui montre que les jurys ne se trompent pas toujours.
En ces années de professorat, Fauré travaillait activement. Je lui dois deux voyages dont le souvenir est parmi les meilleurs de ma vie musicale. Le premier à Londres, qui m'enchanta. Pelléas et Mélisande fut donnée au charmant petit théâtre du Prince de Galles avec la musique de scène dont le maître a fait la suite symphonique aujourd'hui bien connue. Au tome premier de ce livre, Vuillermoz ayant dévoilé (l'indiscret !) que je suis l'auteur de l'orchestration, il m'est difficile d'en faire l'éloge ou même de la blâmer. Tout ce que j'en dirai, c'est que ce travail fut une vraie joie. Et parfaites, les représentations de Londres, dans une ambiance préraphaélite à la Burne-Jones. Puis, il y avait de si jolies journées de printemps, Saint-James Park était d'un vert si tendre, la Tamise si charming, vers Richmond, Oxford enfin nous apparaissait une si admirable ville avec ses collèges aux vieilles briques couvertes de lierre et ses grands cèdres au milieu de pelouses luxueuses que respecte le public ! Voyage très court d'ailleurs, — juste de quoi se laisser gagner par cette séduction spéciale à l'Angleterre sans avoir le temps d'être dépaysé dans une île, à certains égards si lointaine.
Mais Béziers, et Prométhée, et l'étincelant Dieu-Soleil, et la suprême beauté grecque que dégage l'œuvre fauréenne, lorsque j'y songe sous les brumes tristes de notre hiver parisien, quel radieux souvenir ! Fauré bien souvent dut l'évoquer à son tour, lui qui tant aimait le soleil et la lumière.
Peut-être faut-il avoir connu ce Prométhée splendide dans son cadre, aux arènes de Béziers, pour en saisir toute la signification, pour avoir la complète révélation de cet art de l'Hellade. Je sais pourtant des musiciens dont l'imagination reconstitue le décor, dont l'intelligence et la sensibilité comprirent cette musique à la seule lecture (9). Mais ils sont rares. Rares aussi, ceux qui s'en furent à Béziers ; Max d'Olione, Roger Ducasse, et naturellement Saint-Saëns, ami personnel du Mécène bitterois, M. Castelbon de Beauxhostes, l'organisateur de ces festivals. — En général, on respecte plus qu'on n'admire, on « consacre » plutôt qu'on n'aime réellement ce chef-d'œuvre de Gabriel Fauré. Cela n'est point pour le diminuer, au contraire : comme celle d'Eschyle, la beauté en plane au-dessus de la plupart de nos contemporains. Qu'ils fassent l'effort de s'y élever, — de parvenir, comme Renan sur l'Acropole, à la perception de son hellénique beauté ; par le chemin de Pénélope, du second quintette, de la seconde sonate de violon, ils y arriveront peut-être. Quand on pense à ce que fut l'intelligence des Athéniens (encore qu'ils aient méconnu parfois l'ironie d'Euripide), — public capable de suivre le Dialogue du Juste et de l'Injuste et de s'émouvoir au théâtre intérieur, tout de sentiment et de passé (celui de Prométhée ou des Euménides), on n'est pas très fier — bien qu'il y ait une élite compréhensive pour la Sainte-Jeanne de Bernard Shaw — de ce qui satisfait la majorité des citoyens de notre République, — ni de ce qu'ils appellent : le théâtre. Mais quoi ? Les puissants même donnent souvent l'exemple. Le respectable directeur d'un de nos théâtres subventionnés n'a-t-il pas dit l'autre jour à certain jeune qui lui présentait ses Euménides : « Je me demande ce qui a bien pu vous engager à traiter pareil sujet, ce n'est pas scénique ». « Pauvre Eschyle ! » Et le théâtre, serait-ce donc Thaïs, ou la Tosca ?
Mais j'aurais trop à dire sur ces questions d'esthétique de la scène. Et puis, je froisserais l'opinion publi‑
(9) Par exemple, son élève François Berthet.
que !... Revenons à Béziers, dont je décrivais l'atmosphère magique dans un article de la Revue Musicale (10) J'en extrais ces lignes :
« Le dîner s'achève... (11) Nous voici partant avec Fauré, pour entendre répéter les chœurs. — Une petite place, en pleine nuit. Arcturus et Véga scintillent comme de gros diamants. Vers le ciel d'un bleu sombre, des voix s'élèvent : « O Titan... » Comme c'est beau, noble, parfait, cette musique dans l'air pur et dans le silence de la nature amie !... Le lendemain répétition d'orchestre aux arènes. Soleil éclatant, intense gaîté de la lumière ! C'est la « joie éparse dans l'air »... On travaille sans fatigue. Décidément, cela marche, on sera prêt.
Et voici le grand jour.
Une foule bariolée, en gaies toilettes. Gabriel Fauré, dans son élément, dans son pays méridional, calme et précis, conduit sa grande œuvre. Il attaque le prélude. Aux premières mesures du thème de Prométhée, ces cuivres qui remplissent l'immense coupe des arènes : quelle révélation de la sonorité du plein air ! Pourrais-je dire la noble harmonie, la beauté morale, forte et saine, d'une musique ainsi entendue, participant de la joie éclatante, de la vie multiple des êtres, des mille vibrations de l'atmosphère ? ... Vraiment, à Paris, on ignore ce que fut le théâtre grec : là-bas, on le devinait, avec une émotion sans cesse grandissante.
...C'est ainsi qu'il fallut entendre cette musique pour en saisir la beauté tout entière ».
(10) Cf. Revue Musicale, octobre 1922.
(11) Chez M. Castelbon de Beauxhostes, qui tenait table ouverte pour tous les Parisiens venus à Béziers.
Cette lumière du Midi avait le salutaire et merveilleux pouvoir de nous inciter, hommes du Nord, au parfait optimisme. Je ne dis pas qu'il n'y eut parfois certaines discussions lors des études de Prométhée. Mais la confiance régnait, et somme toute la bonne humeur. Saint-Saëns, à qui l'on a fait une réputation de mauvais caractère (peut être simplement à cause de sa franchise), ce bourru ironique se montrait charmant — jusqu'à reconnaître « beaucoup de talent » à Claude Debussy (cela se passait en 1900). Comme d'ailleurs il parlait voyages au long cours, bien plus que musique moderne, il n'y avait point matière à disputer, et somme toute c'était plus intéressant que des théories sur l’ « expression, signe de décadence ». Mais un jour, apprenant que j'avais fait des études scientifiques et me conseillant d'étudier la Technie harmonique du comte Durutte d'Ypres, il ajouta : « Vous y trouverez peut-être la théorie mathématique de la musique ». Ce qui me rendit rêveur. Je cherchais le sens de cette phrase ; un moment je fus partagé entre mon respect pour l'autorité de Saint-Saëns et ce que me persuadait ma propre conception de l'art musical, — de tous les arts, d'ailleurs. A priori, il ne me semblait pas qu'une équation algébrique (ou même « transcendante ») pût indiquer l'à-propos d'un enchaînement d'accords (12). Aujourd'hui, je sais bien, certains veulent admettre la possibilité d'une musique purement plastique, libre de toute signification expressive. Et, traitant Debussy d'impressionniste, Fauré d'expressionniste, ils oublient la puissance de sensibilité du grand Bach. — Ici encore une discussion serait trop longue.
(12) Un examen approfondi du livre en question acheva de me convaincre que notre mathématique ne saurait décider si tel passage est beau, ou s'il ne l'est point.
J'en reste aux conceptions debussyste et fauréenne. Saint-Saëns, dans ses œuvres les moins vivantes, les plus scolastiquement intellectuelles (il prouve alors par l'absurde le défaut de sa théorie), s'il paraît s'adonner à la plastique pure, je m'explique alors les réserves de Claude Debussy à l'égard du musicien de la Danse macabre.
C'était plusieurs années avant la première de Pelléas. Je dînais ce soir-là chez mon ami Jean Bellon (13) en compagnie de Claude Debussy et de Florent Schmitt. Celui-ci racontait ses impressions de logiste au concours de Rome : « André Bloch nous rasait, à jouer perpétuellement Samson et Dalila ; je ripostais par du Chopin. Et Debussy de s'écrier : « A la bonne heure, c'est vous qui êtes dans le vrai ». — Pour qui sait le culte rendu par Claude-Achille au génial musicien de la Sonate en si bémol mineur, la phrase était normale, — et d'ailleurs, au fond, n'avait-il pas raison ? Mais alors, et bien qu'aimant Chopin « depuis toujours » avec une fidélité qui ne s'est pas démentie, j'étais grand admirateur de Samson et Dalila dont l'ordre, l'équilibre et la technique me subjuguaient ; je ne voulais point voir les défauts qui de nos jours cachent aux jeunes les qualités de Saint-Saëns. Debussy me parut excessif. (14) L'avouerai-je ? J'étais encore loin de comprendre ce qu'il apportait déjà, et surtout de prévoir ce qu'il allait apporter à la musique. J'en fais mon humble mea culpa : la Damoiselle élue, jouée par Debussy lui-même, ne me convertit pas entièrement au debussysme. Avec l'exclusif de la jeunesse et de l'inexpérience, je souhaitais plus de rythme à ce qui ne demandait, au contraire, rien d'autre que les trouvailles expressives devant lesquelles je m'incline aujourd'hui. En ces temps lointains, n'étais-je pas le précurseur des jeunes qui le jugent trop flou ? Mais à présent, mesurant le chemin parcouru vers la compréhension de l'œuvre debussyste (et particulièrement de Pelléas et Mélisande), il m'est évident que mes réserves, en 1895, ne provenaient que d'un regrettable défaut : manque de vues larges, façon mesquine, après tout, de repousser une beauté qui nous est offerte. On a tort, quand bien même cette beauté n'est pas exactement celle qu'on souhaite de réaliser.
(13) J. Bellon, non mobilisable en raison de son âge, s'engagea au mois d'août 1914. Il fut tué quelques semaines plus tard. C'était un fort intelligent dilettante, dont l'activité s'étendait à presque tous les domaines de l'art. Associé dans la maison Baudoux et Cie, éditeurs de musique, il avait connu, favorisé les débuts d'Erik Satie, les miens, ceux d'Ernest Le Grand et de Florent Schmitt.
(14) Il m'avait légèrement scandalisé, le même soir, en dénigrant le premier morceau de la Sonate de Franck : « d'une sentimentalité un peu facile », disait-il. Mais aujourd'hui, je crains, que la critique, par endroits, ne soit juste — malgré d'autres phrases fort belles.
Je ne regrette pas d'être autre chose qu'un « debussyste-né » : je n'aurais fait, peut-être, que du sous-Debussy. Mais je regretterais que les nouveaux venus ne voulussent point passer par la filière où peu à peu s'achemina, parvint et demeura fidèle, mon admiration de l'art debussyste.
En soi-même, on a des hérédités, — ses buts que l'on veut atteindre, — mais aussi les défauts de ses propres vertus. L'équilibre de nos éléments est parfois d'autant plus difficile qu'ils sont plus divers. Sans doute, cette diversité n'est pas à craindre, source de richesse d'idées et de sentiments. Mais, tout de même qu'à telle nature qui s'exalte aux excès du romantisme, l'influence d'un art classique devient nécessaire, — ceux d'aujourd'hui qui rêvent de musique collective, de sensibilité « populaire », de rythmes endiablés ou de vastes mouvements de foules, feront sagement de balancer un élan qui verserait au primaire, par l'appui de ces guides, classiques désormais, que doivent être pour eux Claude Debussy et Gabriel Fauré.
En ce qui me concerne, je perçois à présent que l'influence de ces deux maîtres m'enseigne des sortes de développements à la fois moins longs et plus denses que ceux de mes premiers essais d'orchestre. La joie de connaître, d'aimer leur musique. elle me fut la meilleure des disciplines puisqu'elle me fit entrevoir un idéal véritablement classique. Ainsi, dans l'ensemble, se présente le souvenir de ce que je dois à Fauré comme à Debussy. Peut-être ai-je digressé de façon trop abstraite ? Aurais-je dû, plutôt, vous raconter la « première » de Pelléas ? Mais tout le monde en sait l'histoire. On a dit les rires stupides du public de la répétition générale, et qu'aux représentations suivantes, peu à peu, l'enthousiasme des vrais musiciens triompha de la sottise. On a réfuté les objections : « Pas de théâtre, pas de développements, pas de mélodie ». Tous ces griefs, naturellement, je les entendis. Une cantatrice illustre (cependant, elle avait jadis chanté la cantate de Claude-Achille) me déclara ceci, textuellement : « Il n'y a rien dans cette œuvre. On n'a pas à la discuter. On ne discute pas le néant ». Un de mes amis comparait Tristan au Parthénon, Pelléas à un Tanagra ; et cela rend bien l'état d'esprit des wagnériens. Il venait de me demander : « Mais enfin, tu ne vas point accorder la même valeur à Pelléas et à Tristan ? » A quoi, j'avais répondu : « Je ne sais pas. Peut-être... ». En réalité, il ne s'agit pas de comparer, de peser ces deux chefs-d’œuvre. Chacun vaut par des qualités différentes. Et le Parthénon, ce n'est pas Tristan.
Une vie de travail — à Paris, mais retirée — fut la mienne depuis ma sortie du Conservatoire jusqu'en 1914. C'est dire que dès lors je manque de souvenirs « à sensation ». Raconter, d'autre part, des rendez-vous sans résultat avec des éditeurs, cela n'offre que peu d'intérêt. Pour mémoire, je cite seulement le mot d'un ami ; il montre à quel point les gens du monde ignorent nos difficultés : « Très bien, votre premier quatuor ; tout à fait bien. Dépêchez-vous donc de le faire éditer ». Que répondre, sinon ceci : « Mon cher, pour l'édition, il faut être deux ; il faut le consentement de l'autre. » — Dépêchez-vous de faire éditer votre quatuor ! Phrase admirable. Comme si c'était par incurie, paresse, ou crainte de livrer son œuvre à la connaissance des hommes, qu'on la garde en ses cartons ! Du vrai, j'avais mis tout mon zèle à obtenir qu'elle fût gravée. Plusieurs maisons la refusèrent, d'ailleurs sans accepter de l'entendre : « Désolé, cher monsieur ; mais nos engagements antérieurs ne nous permettent pas d'entreprendre de nouvelles publications ». Formule polie, toujours la même ; elle ne trompe personne (15).
(15) Depuis ce temps, mon premier quatuor fut exécuté à la S. M. I., puis édité par la maison Sénart, ainsi que plusieurs de mes sonates.
On ne voudrait pas ici se plaindre. Les jérémiades sont ennuyeuses et peut-être malsaines. D'ailleurs je ne regrette rien ; ma vie serait à refaire, je la referais pour la musique. Mais plus généralement, ne puis-je attirer l'attention sur ce qu'est l'existence d'un artiste — entendez celui qui invente — en lutte perpétuelle avec l'inertie de la routine et la résistance de l'éditeur dont l'esprit timoré a pour cause, moins un but de lucre que l'avarice du public et son indifférence aux choses de l'art ?
Si nos concitoyens, une bonne fois, voulaient admettre que l'artiste n'est point ce paresseux faussement imaginé par le « bourgeois », mais un éternel travailleur (dont le travail, trop souvent, ne suffit pas à le faire vivre), sans doute certains égoïstes satisfaits diraient avec dédain : « Votre artiste ? il n'a que ce qu'il mérite. C'est une poire, tant pis pour lui. » Mais d'autres, peut-être, plus intelligents et moins cruels, se prendraient à réfléchir. Un peu de scrupule leur viendrait de tant dépenser pour la vie matérielle, le luxe, ou la vanité ; un peu de honte des larmes de crocodile avec quoi ils déplorent que « la musique et les livres soient si chers. »
Je m'excuse de m'étendre sur tout cela : ces questions me tiennent à cœur. Et s'y rapportent, d'ailleurs, mes souvenirs les plus saillants des récentes années (16). D'abord, l'échec des Concerts Delgrange et celui des Concerts Modernes d'Albert Wolff. Pendant la guerre, Félix Delgrange, avec l'aveugle confiance d'un téméraire optimisme, risqua ses belles tentatives Pour la musique : séances intimes dans un atelier de la rue Huyghens (œuvres de Stravinsky, de Milhaud, de Satie, de Poulenc, d'Auric, etc.) ; concerts d'orchestre — avec des chœurs — à la Salle Gaveau, où l'on entendit les Choéphores, de Darius Milhaud, mon Chant funèbre à la mémoire des jeunes femmes défuntes, etc... Succès musical, désastre financier. On en dirait autant, si je ne me trompe, des matinées du théâtre Mogador où l'excellent Albert Wolff entreprit de former des programmes (d'ailleurs superbes) avec la seule musique moderne. Et cela me laisse inquiet. Sans la recette, en l'absence de Mécènes — si rares chez nous — des concerts symphoniques ne sont point viables ; or le public payant n'aime que Wagner, Beethoven et les virtuoses. Ajoutez, à l'occasion, certaines auditions que soutiennent les snobs ; non sans intérêt, elles sont loin pourtant de révéler tout ce qu'il faudrait entendre et réentendre. La foule ne protège que les œuvres consacrées, les snobs ne favorisent que celles où la mode du jour et leur sensibilité mondaine sont satisfaites. Aujourd'hui, à moins qu'il ne soit arrivé déjà, un musicien original, et surtout personnel, a grandes chances de rester sur le carreau s'il ne fait de regrettables concessions à l'ambiance : mais elles ne vaudront pas mieux, en définitive, que celles tant reprochées à Massenet et à Puccini.
(16) Celui de mon voyage en Amérique (d'octobre 1918 à janvier 1919), je m'excuse de n'en parler comme il conviendrait. Mais, en vérité, il me faudrait des pages et des pages ; et comment résumer ? c'est un sujet trop vaste, trop divers aussi, et mieux vaut n'en dire qu'un mot : rappeler l'unanime sympathie, l'affectueux, l'enthousiaste élan vers la France, qui valut à notre mission de conférenciers le chaleureux accueil que je n'oublierai point. Quant à décrire les buildings de New York, les chutes du Niagara, les rives du lac Michigan, les jardins embaumés de la Nouvelle-Orléans, les escarpements du Grand Canon, la houle majestueuse du Pacifique et le Théâtre grec de Berkeley, on ne saurait le faire en quelques lignes. Et moins encore, la Société, le caractère et l'Art américain.
Une époque, autrefois, fut particulièrement dure à notre art symphonique : de 1860 à 1890. Mais alors la Société Nationale (fondée en 1873) avait les moyens de payer des concerts d'orchestre où furent données les principales œuvres de Franck, de Lalo, de la jeunesse de Vincent d'Indy, etc. A présent, si l'on en croit certains optimistes, tout est facile, tout va pour le mieux ; aucun musicien qui ne soit joué, même débutant ? Il faut en rabattre. Un inconnu, ne faisant partie d'aucun groupe, qu'il écrive donc une symphonie originale, neuve, hardie, profonde, — et d'exécution difficile (comme c'est le cas pour tant d'œuvres modernes, de Berlioz à Stravinsky) ; — qu'il essaie alors de la faire entendre : un hasard seul pourra le mettre en lumière. Mais cette heureuse fortune, peut-être, ne lui arrivera jamais.
Je sais bien, les directeurs de concerts me répondront : « Une telle symphonie, nul ne m'en présente ». Soit ; mais, le cas échéant, ils ne pourraient, faute d'argent pour les répétitions, l'inscrire à des programmes où toute nouveauté (surtout d'un inconnu) diminue fatalement la location et la recette. Devant ces obstacles on hésite, on se restreint et parfois l'on se maquille. Qu'un Romain Rolland souhaite de grandes fresques d'art collectif, de vastes symphonies avec chœurs, il n'a point tort : mais qui donc aura le courage d'en écrire, avec la quasi certitude qu'il ne les entendra jamais ? (17).
(17) Il y a le Roi David dites vous. Mais la chance d'Arthur Honegger (aidée par son ardeur au travail, j'en conviens) fut exceptionnelle : bénéficiant du groupement des Six, de la commande qui lui fut faite pour le théâtre Suisse de plein air, et du caractère même de l'œuvre, violent et dominateur. Il est très difficile (j'en sais quelque chose) de faire jouer des œuvres pour chœurs et orchestre, — du moins à Paris.
Je déteste de céder au pessimisme ; je ne voudrais point croire à la disparition du grand art symphonique français — celui des Béatitudes, de Psyché, du Requiem de Fauré, de son Prométhée, du Psaume de Schmitt, du Saint-Sébastien d'Indy. Mais je ne puis m'empêcher de craindre que l’avenir de 1930 ne soit plus dur encore que le passé de 1880.
Un autre souvenir, pourtant, nous viendra consoler. Je veux parler de la belle carrière de Gabriel Fauré, de la justice qui lui fut rendue et de l'immense manifestation de sympathie, à l'amphithéâtre de la Sorbonne. L'histoire en est simple. Fauré, toute son existence, resta dans une condition des plus modestes. Non l'attrait des grandeurs, mais le besoin de gagner sa vie lui fit accepter le poste de directeur du Conservatoire (il y perdit beaucoup de temps, et que de chefs-d’œuvre il eût écrits, non absorbé par les examens et les concours !) Ayant prit sa retraite il ne lui resta qu'une pension fort insuffisante ; ainsi qu'autrefois, sa musique ne lui rapportait guère. Et comme François Ier n'était point là pour soutenir la vieillesse d'un grand artiste, des amis dévoués eurent l'honneur d'organiser un festival à son bénéfice. Après tout, cela fut plus beau ainsi. Une foule compacte, affectueuse, respectueuse, acclama le vieillard à son entrée dans la tribune officielle. M. Alexandre Millerand, Président de la République, accueilli par des applaudissements discrets, put voir à ses côtés le grand maître de la musique française que saluait une ovation grandiose. Et tous, ils étaient là, les amis survivants de sa jeunesse, et ses disciples, et maint confrère, et d'obscurs inconnus, que dès longtemps avait conquis à jamais la pure sérénité de la Chanson d'Ève, de Pénélope, du Jardin clos...
Je le revis une dernière fois, notre cher Gabriel Fauré, chez ses amis M. et Mme Maillot, dans cette paisible maison d'Annecy-le-Vieux où furent écrits le Second Quintette, les dernières Sonates, le Trio, et le Quatuor à Cordes. Du haut de la colline on avait une vue merveilleuse sur le lac aux eaux tranquilles et bleues, — dans un décor presque italien tant la pureté des lignes s'y faisait classique. Et cette pureté, cette sérénité, n'étaient-ce pas celles de l'art fauréen ? Harmonie parfaite de l'homme, de l'œuvre et du paysage ; une indicible émotion s'en dégageait.
Et nous songions que c'était peut-être la dernière année... Mais lui, avec une énergie intérieure, cachée, constante pourtant et presque surhumaine, le vieillard dont les forces physiques déclinaient chaque jour, restait le créateur actif, solide et jeune, du Second Quintette. Peut-être la mort l'allait-elle saisir, proche et subite. Qu'importe ! il voulait tout connaître de la vie présente : de la vie politique de la nation, de celle de l'art. Et pour la santé de ses amis, on eût dit qu'il s'en inquiétait plus que de la sienne (18).
(18) J'écris cela, non de chic, mais d'après ce que j'ai vu et entendu.
On m'assure qu'à soixante-dix ans, Vincent d'Indy vient d'apprendre à nager dans les eaux transparentes du golfe d'Agay. Cette volonté, je la trouve fort belle. Mais non moins celle de Gabriel Fauré qui voulut connaître le jeu difficile des échecs, et dont j'eus l'honneur d'être le partner chez nos hôtes d'Annecy-le-Vieux. A l'occasion, il était ravi de gagner ; mais s'il perdait, c'était avec une bonne grâce... que j'envie.
L'année suivante — 1924 — il fit son testament musical : le Quatuor à Cordes. Le soir qu'il l'eut achevé, il se sentit souffrant, et s'alita. Ramené à Paris peu après, sont état s'aggrava. Ce fut la fin. Vous vous souvenez des obsèques si émouvantes — avec son Requiem, à la Madeleine, — et dont le caractère grandiose marquait la revanche de l'art triomphant, malgré tout, sur l'incompréhension de la multitude. Dans la foule, avant de parvenir à l'église, j'entendis maugréer : « Gabriel Fauré... pour un type qui casse sa pipe, il faut interrompre toute la circulation » disait un de nos aimables frondeurs parisiens. — Oui ; mais cette cérémonie dont l'Etat faisait hommage au grand musicien, c'était, décidément, la musique victorieuse de la Béotie.
Allons ! peut-être bien qu'il faut croire à la justice immanente. Peut-être que la beauté, après tout, demeure la plus forte. Peut-être n'y a-t-il pas de chef-d’œuvre que ne comprenne, un jour, la postérité. N'est-ce donc pas, ô Wells (19), que l' « Utopie triomphera ? » Et je restai sur cette pensée consolante.
(19) cf. H.-G. Wells, Mr Barnstaple et les Hommes-Dieux.
Charles KŒCKLIN.
SOUVENIRS D'ANDRE MESSAGER (1)
(1) Ces souvenirs ont été rédigés par M. André Schaeffner qui en a recueilli la plupart de la bouche même de M. André Messager. Quelques détails ont été empruntés à un article de M. Messager paru dans Musica de septembre 1908.
On ne relèverait parmi mes ascendants aucun musicien. J'appris, très jeune, le piano. Mais, plus tard, mon désir de devenir compositeur se heurta à bien des oppositions de la part de mon père. Enfin, par suite d'un revers de fortune, je pus réaliser ce désir et j'entrai à l'école Niedermeyer, où je fis toutes mes études musicales. Eugène Gigout y fut mon professeur de piano et Clément Loret mon professeur d'orgue (2). Je quittai l'école en 1874 pour remplir successivement les fonctions d'organiste du chœur à Saint-Sulpice, puis celles d'organiste du grand orgue à Saint-Paul-Saint-Louis (1881), enfin celles de maître de chapelle à Sainte-Marie des Batignolles, jusqu'en 1884. A ma sortie de l'école Niedermeyer je perfectionnai mon instruction musicale en travaillant la fugue, la composition et l'orchestre avec Camille Saint-Saëns — qui, contrairement à ce qu'on a maintes fois prétendu — ne fit à cette école qu'une très courte apparition. C'est d'ailleurs par l'entremise généreuse de Saint-Saëns que j'eus en 1885, la commande pour l'Opéra d'un ballet, les Deux Pigeons.
(2) Clément Loret, organiste et compositeur, est le fils, neveu et petit-fils de facteurs d'orgues et d'organistes de Termonde (Belgique).
Mais déjà j'avais fait mes débuts comme compositeur, avec une Symphonie, très classique, en quatre parties, couronnée en 1876 par la Société des compositeurs et applaudie chez Colonne en 1878, la même année qu'un ballet aux Folies-Bergères, la Fleur d'Oranger, qui eut un très gros succès et qui fut suivi, sur la même scène, par deux autres ballets, les Vins de France et Mignons et Vilains (1879). Puis viennent différents opéras-comiques François les Bas-Bleus que Bernicat avait laissé inachevé (1883), la Fauvette du Temple et la Béarnaise (1885).
Outre Saint-Saëns, je connaissais à cette époque César Franck, tout le groupe de ses élèves et de mes confrères à la Société Nationale de musique, Chabrier (alors expéditionnaire au Ministère de l'Intérieur), Vincent d'Indy, Duparc, Camille Benoît, Gabriel Fauré (avec qui je vivais comme un véritable frère), etc.
Beaucoup plus tôt j'avais connu Charles Gounod, qui fut le camarade de collège de mon père. Il m'en imposait beaucoup. J'eus d'ailleurs l'occasion de diriger le Médecin malgré lui, qu'il avait écrit d'après l'arrangement assez lourd de la pièce de Molière par Barbier et Carré. Gounod était très cultivé, aussi bien musicalement que littérairement. Il ne faut pas oublier à cet égard qu'il avait commencé par entrer au séminaire. Alors que j'étais organiste à Saint-Sulpice, je me souviens parfaitement d'avoir entendu diverses œuvres religieuses (un O Salutaris, un Ave Maria, etc.) attribuées à un abbé Gounod, des Missions étrangères. Il avait du reste toujours conservé un certain fond de religiosité.
Quant à l'abbé Liszt, je n'eus l'occasion de le rencontrer qu'une seule fois, à Bruxelles, lors d'une grande réception en son honneur. Franz Servais (qui passait à juste titre pour son fils) venait d'organiser un festival Liszt à Anvers et une exécution de la Faust-Symphonie à Bruxelles. Au cours de cette réception Liszt joua avec Joseph Servais la Sonate pour violoncelle de Chopin, puis tint l'un des deux pianos dans une transcription de la Danse macabre de Saint-Saëns et finit par une improvisation fort longue et ennuyeuse. — Liszt mourut l'été suivant. C'est en arrivant à Bayreuth que j'appris sa mort survenue la vieille même.
Je connus beaucoup César Franck. Nous étions du même comité de la Société Nationale, et, à ce titre déjà, nous nous y rencontrions toutes les semaines. Sa musique était alors fort peu jouée ou très froidement accueillie. Mais il avait tellement pris l'habitude de se retirer en lui-même qu'il ne s'apercevait absolument de rien. Et pourtant ce fut une grosse blessure pour lui lorsque Lamoureux, aux concerts de la Porte-Saint-Martin (dont les programmes ne changeaient que tous les quinze jours) crut devoir ne pas afficher une seconde fois les Eolides.
Je rencontrais Chabrier presque tous les jours, vers cinq heures, chez Enoch (le père). Vincent d'Indy y venait aussi quelquefois. Chabrier était d'une drôlerie impayable. Ce qui ne l'empêcha pourtant pas de demander expressivement à Mendès le livret de Gwendoline ! Il avait le travail très long et fort difficile. Je pus m'en rendre compte en assistant à la composition du Roi malgré lui qui avait d'abord été écrit en opérette pour les Folies-Dramatiques, puis transformé en opéra-comique — mais d'ailleurs sans beaucoup de changement dans le livret (tiré d'une vieille pièce de M. et Mme Ancelot d'après les indications de Victorin Joncières). Au bout de la 3e représentation, cette œuvre faillit disparaître dans l'incendie du 25 mai 1887. — Le gros succès était pour Chabrier quelques années auparavant, avec España. Je ne sais quel fut le sort des autres thèmes espagnols recueillis par lui lors de son voyage de 1882 et qu'il n'avait pas utilisés dans España : tout cela a-t-il été détruit ?...
Comme élève de Saint-Saëns, et par suite de l'inimitié qui existait entre lui et Massenet, j'eus d'abord peu de contact avec ce dernier ; pourtant l'échec de son Bacchus nous rapprocha. Massenet était un professeur admirable : chacun l'a déjà dit. Très érudit, en même temps que fort éclectique, il se tenait au courant des moindres nouveautés musicales. Il pouvait agacer par une certaine amabilité de convention, par une certaine flagornerie même ; mais on s'apercevait assez vite que cela était tout de surface. Il avait tellement peur d'être oublié ! Comme Saint-Saëns d'ailleurs, qui souffrait exactement de la même maladie ! La colère de Saint-Saëns contre Massenet venait de ce qu'il retrouvait toujours ce « sacré bougre » dans ses jambes. Sur le tard, le caractère de Saint-Saëns était devenu des plus difficiles. Dans sa ridicule campagne contre Wagner l'artiste parlait contre sa conscience : ne m'avait-il pas fait lui-même initié à la musique de Wagner ?...
Je ne connus Claude Debussy que quelques années avant Pelléas. La première œuvre que j'entendis de lui fut la Demoiselle élue, alors que je n'avais pas encore eu l'occasion de le rencontrer. C'est grâce à l'éditeur Hartmann, l'un des librettistes de Madame Chrysanthème, que nous pûmes nous connaître. Hartmann avait ouvert en 1871 une boutique où se vendait du Paladilhe, du Massenet, etc. ; même lorsqu'il ferma sa boutique, il continua de s'intéresser à certains jeunes musiciens — dont Debussy, qu'il soutint généreusement.
Du reste il ne faudrait pas croire que Debussy dût languir longtemps après le succès. Lorsque j'eus l'occasion de participer aux concerts symphoniques organisés au théâtre du Vaudeville par un Allemand (peut-être naturalisé Français), mari d'Yvette Guilbert, je dirigeai le Prélude à l'après-midi d'un faune, et le succès y fut tel que je dus bisser l'œuvre.
Mais longtemps j'ignorai que Debussy fit la musique de Pelléas. A peine le sus-je que j'allai en entendre d'importants fragments chez lui, rue Gustave Doré. Lorsque l'époque des répétitions fut arrivée, Debussy donna chez lui une audition inoubliable de son œuvre. Il avait une voix de basse, un peu rocailleuse, et chantait presque tout à l'octave inférieure, mais avec une telle émotion et un tel feu que tous les interprètes, même s'ils n'y comprenaient pas grand' chose, furent profondément saisis. Les études d'orchestre furent les plus difficiles de toutes : il y eut vingt-deux répétitions — longues, laborieuses, d'autant plus que le matériel d'orchestre, copié par un camarade de Debussy (comme lui dans la misère), était bourré de fautes. Quoique divisé en deux camps (les debussystes et les anti-debussystes), l'orchestre fit toujours preuve d'excellente volonté. Jamais peut-être on n'a rejoué Pelléas depuis dans d'aussi bonnes conditions.
Quant à Ravel, la première œuvre que j'entendis de lui fut le premier mouvement de son Quatuor présenté comme exercice d'examen semestriel au Conservatoire
Après les Deux pigeons qui remportèrent un gros succès (1886) je donnai successivement le Bourgeois de Calais (1887), Isoline (1888), le Mari de la reine (1889) qui passa inaperçu aux Bouffes, puis quelques mois plus tard (1890), à l'Opéra-Comique, la Basoche. Puis suivirent un ballet-pantomime, Scaramouche, représenté pour l'inauguration du Nouveau-Théâtre (1891), Miss Dollar (1893) sur la même scène, Madame Chrysanthème (1893) à la Renaissance, la Fiancée en loterie aux Folies-Dramatiques (1896) et presque en même temps, le Chevalier d'Harmental qui tomba lamentablement à l'Opéra-Comique. Je fus tellement découragé par cet insuccès que je ne voulus plus écrire du tout et tentai de me retirer en Angleterre, où j'avais d'ailleurs fait représenter, en 1894, Mirette, opéra-comique écrit pour le Savoy-Théâtre de Londres, en collaboration avec ma femme, alors au sommet de sa réputation comme compositeur de lieder (sous le nom de Hope Temple). C'est là que je reçus, un beau jour, un rouleau flairant le manuscrit et que je mis de côté sans vouloir l'ouvrir tout d'abord. C'était le livret des P'tites Michu. La gaîté du sujet me séduisit et, renonçant à mes idées noires, je me mis à écrire avec un tel entrain qu'en trois mois l'ouvrage était terminé et joué la même année (1897) aux Bouffes avec un énorme succès. J'ai su depuis que ce livret avait été refusé par deux ou trois compositeurs ! Véronique lui succéda au même théâtre en 1898.
Je n'ai jamais songé à écrire ce qu'on entend de nos jours par opérette. Ce terme — qui contient trop souvent quelque chose de péjoratif — semble s'être répandu à partir de Lecocq. Beaucoup de mes œuvres — et encore tout dernièrement Monsieur Beaucaire — ne se sont intitulées opérettes que sur la demande des directeurs de théâtre qui y voyaient je ne sais quelle chance supplémentaire de succès. Je n'ai pas voulu non plus composer des opéras-bouffes dont le meilleur type est fourni par les œuvres d'Offenbach où l'élément parodique reste très prépondérant. Mon idée fut toujours de poursuivre la tradition de l'opéra-comique français (avec dialogues), telle qu'elle se continue à travers Dalayrac, Boieldieu, Auber. Malheureusement je connus des conditions beaucoup moins favorables que celles où se trouvèrent ces musiciens. Nous disposions de moins bons chanteurs, d'orchestres de qualité beaucoup moindre et de fort mauvais chœurs. Quand il s'agissait de demander à un alto d'aller au-dessus du ré, à un violoncelle de jouer en solo, il semblait qu'on exigeât des choses impossibles. Quant aux contrebassistes, c'étaient de purs ménétriers. Mais ce qui devait beaucoup nous servir par la suite, ce fut la propagation des sociétés de concerts symphoniques.
André MESSAGER
SOUVENIRS D'ALBERT ROUSSEL
Mes premiers essais de composition, si je néglige les exercices d'improvisation au piano avec lesquels je mettais à l'épreuve, dès ma plus tendre enfance, la patience de ma famille, datent de mon embarquement sur la Melpomène. Déjà, sur la Dévastation, pendant les séjours de l'escadre à Toulon, j'avais eu la velléité de m'initier aux mystères de l'harmonie et je m'étais procuré le traité d'Emile Durand. Mais j'avais succombé sans gloire sous le poids de ce volumineux ouvrage qui m'avait paru d'une complication excessive.
En avril 1892, j'embarquai à Brest sur la Melpomène qui allait appareiller pour sa campagne d'été dans l'Atlantique. Dernière frégate à voiles de la marine française, la Melpomène avait été construite pour remplacer la Résolue comme école des gabiers et des timoniers. C'était le suprême asile où l'on célébrât encore les rites de la vieille navigation à voiles, où l'on conservât les traditions des virements de bord savants, des mouillages impressionnants sous l'admiration tacite des bâtiments en rade La frégate était alors commandée par le capitaine de vaisseau D...., renommé pour la sûreté et l'élégance de ses manœuvres. De cette campagne, pendant laquelle nous visitâmes Madère, les Canaries, les Açores, j'ai conservé le plus agréable souvenir. Rien de plus charmant que le doux et lent bercement du navire légèrement incliné sous la brise. Rien de plus délicieux que d'aspirer la fraîcheur saline de l'Océan, étendu dans la grand-hune sous la magnificence d'un hunier bien gonflé. Les temps sont révolus où les marins pouvaient encore connaître ces joies dans la monotonie caressante des longues croisières. Inutile de dire qu'au poste des aspirants nous avions trouvé le moyen de caser un piano malgré l'étroitesse de nos logements. Deux de mes camarades jouaient du violon et, à défaut d'une virtuosité transcendante, faisaient preuve d'une bonne volonté et d'un zèle vraiment méritoires. Or la Melpomène, étant un navire-école, possédait un aumônier et la messe du dimanche, lorsque nous étions au mouillage, constituait une cérémonie à laquelle se rendaient volontiers les gens notables des pays où les distractions ne sont pas nombreuses. Le commandant D... s'avisa un beau jour, que nos talents et notre piano devaient servir à quelque chose et l'on organisa des messes en musique. Ce fut tout à fait édifiant. Les jeunes apprentis timoniers, presque des enfants, s'érigèrent en maîtrise sous la direction du maître timonier, un grand sec à favoris qui avait de vagues notions de solfège, on hissa le piano sur le pont où l'autel s'encadrait de pavillons multicolores et les chanteurs improvisés s'attaquèrent bravement à des cantiques dénichés je ne sais où et sous lesquels je plaquais de temps à autre des accords de tout repos. Mes deux violonistes doublaient avec prudence l'unisson vacillant des jeunes timoniers. Il y avait aussi des entrées et des sorties qui m'appartenaient en propre et où ma tâche devenait plus intéressante. Mais notre répertoire était des plus limités et j'hésitais à entreprendre la composition d'une marche de grand style. Nous avions fort heureusement à bord quelques partitions... je n'avouerai jamais à quel maître du genre le plus léger je m'adressai pour me tirer d'affaire. Que les Dieux de l'Olympe me pardonnent ces détournements sacrilèges ! La vérité est que tout le monde trouva cela très bien et l'aumônier, enchanté, fut le premier à me féliciter.
Là ne s'arrêtèrent pas nos exploits. Le carré des officiers, qui comptait quelques mélomanes, avait décidé de donner à Funchal une représentation de la Mascotte chez M. Van B..., riche propriétaire d'origine belge qui habitait Madère depuis de longues années. Les rôles furent vite distribués. Celui de Bettina échut à un enseigne imberbe qui manquait un peu de séduction mais qui avait la voix assez juste, notre jeune aide-major fut un très gentil Pippo et un lieutenant de vaisseau très au courant du répertoire campa un imposant Laurent XVII. Les aspirants se chargèrent des autres rôles ; je dirigeais les études au piano pendant toutes les heures de loisir que nous laissait le service du bord. L'aimable gouvernante des enfants de M. Van B... nous aida à confectionner costumes, perruques et accessoires et toute la société de Funchal fut conviée à cette solennité artistique qui se déroula dans les magnifiques jardins de la villa. Je dois dire que je n'ai pas gardé un souvenir très précis de ce qui se passa sur la scène ni de l'impression causée sur le public ; j'étais bien trop occupé à prévenir les catastrophes et à remettre les égarés dans le droit chemin ; les deux violons continuaient, comme à la messe, leur rôle de soutiens des voix. La pièce s'acheva naturellement dans des ovations prolongées... et l'on alla se rafraîchir. Car il faisait terriblement chaud et la photographie qui fut faite de la « troupe » après la représentation présente un groupement de visages ruisselants de sueur et congestionnés. Bettina y ressemble à une négresse et Fiametta, qui avait vu peu à peu, dans le feu de l'action, les appâts opulents dont on l'avait gratifiée descendre beaucoup plus bas que ne l'eussent autorisé les suppositions les moins charitables, rappelle assez bien une image en carte postale vendue en Orient sous le nom de « la nourrice de Ménélik ».
Au mois d'août suivant, la Melpomène, venant des Açores après une heureuse traversée, mouillait à Quiberon où elle devait rester quelque temps pour exercices. Ce fut là qu'un de nos camarades nous annonça un jour la visite d'un jeune pianiste, élève du Conservatoire, Gabriel Grovlez. Or, depuis la triomphale représentation de la Mascotte à Madère, je m'étais lancé dans la composition avec la témérité de l'ignorance : j'écrivais tout simplement un opéra. Un des aspirants sortis de Polytechnique et qui s'étaient embarqués avec nous pour s'initier le plus rapidement possible au métier de marin, Georges B..., avec qui je devais continuer à entretenir de très amicales relations, avait trouvé dans un livre sur l'Amérique du Nord une curieuse légende indienne. Il me proposa d'en faire le livret d'un opéra dont j'écrirais la musique. J'acceptai avec empressement et de notre active collaboration plusieurs scènes, paroles et musique, étaient déjà nées lorsque nous arrivâmes à Quiberon. La visite du jeune musicien me fournissait une occasion exceptionnelle d'avoir un avis autorisé sur la valeur de ce premier essai : je résolus de le lui soumettre.
Notre visiteur était un garçonnet d'une douzaine d'années, pantalon court, petit chapeau de paille tout rond, une badine à la main ; il avait l'air aimable et sérieux. Il visita la frégate du pont jusqu'au magasin général et nous le ramenâmes au poste des aspirants où il tapota avec bienveillance les touches de notre vieux piano. Je lui proposai alors de lui faire entendre quelques scènes de l'opéra auquel je travaillais. Grovlez fit contre mauvaise fortune bon cœur : résigné et souriant, il s'assit près du piano. Il écouta l'Ouverture avec déférence, eut un hochement de tête approbateur après la majestueuse Invocation du Grand-Prêtre, parut sensible aux plaintes du guerrier Moowis sur la tombe de Némissa. Quand ce fut fini, il m'adressa, selon l'usage, les compliments les plus chaleureux et nous nous séparâmes en nous promettant de nous revoir. J'étais loin de me douter que, vingt et un ans plus tard, Gabriel Grovlez, chef d'orchestre au théâtre des Arts, dirigerait mon premier ballet « le Festin de l'Araignée ».
— A Cherbourg — Cherbourg, qui fut mon port d'attache, n'est pas ce qu'on appelle une ville gaie. Il y a une trentaine d'années, du moins, les rues y étaient peu animées, les distractions nulles, les magasins et les cafés sans attrait ; en outre, il y pleuvait d'un bout de l'année à l'autre. Pourtant je ne m'y suis pas ennuyé quand le hasard des embarquements ou des séjours au port m'y a fait passer des semaines ou des mois. Le théâtre, certes, n'offrait pas grand intérêt, limité au répertoire ordinaire de province, opérettes consacrées et vaudevilles à la mode; mais, à défaut de musique dramatique, je pouvais assez facilement m'y offrir des séances de musique de chambre. Il y avait dans l'escadre du Nord, où j'embarquai en quittant la Melpomène, ou à terre, attendant leur tour d'embarquement, de jeunes officiers qui jouaient assez proprement du violon ou du violoncelle pour tenir leur partie dans un ensemble d'amateurs. Nous nous réunissions donc dans une chambre que j'avais louée rue François-la-Vieille et nous passions toutes nos soirées libres à travailler les sonates ou les trios classiques qui restaient dans la limite de nos moyens : Beethoven, Schumann, Mendelssohn et Grieg formaient le fond de notre répertoire.
C'est à Cherbourg que j'entendis ma première composition exécutée en public, un Andante pour violon, alto, violoncelle et orgue que j'écrivis en décembre 1892 et qui fut joué le jour de Noël, dans l'église de la Trinité. Un de mes camarades m'avait fait faire la connaissance d'un sien cousin, organiste de cette église. C'était un brave homme assez exalté, ne vivant que pour son orgue, et à qui l'opulence d'une barbe longue et épaisse épargnait pour le reste de ses jours les frais d'inutiles cravates. Il se prit d'amitié pour moi et me jura qu'il ferait exécuter ma musique à la messe de Noël. J'eus ainsi la satisfaction d'entendre mon œuvre qui me parut sonner à merveille sous les hautes voûtes de l'église. Il n'en pouvait d'ailleurs être autrement, l'excellent organiste ayant soigneusement veillé à ce que ma polyphonie fût expurgée de rencontres par trop fâcheuses.
Mis en goût par cette première épreuve, je m'attaquai à une « Marche nuptiale » qui fut rapidement terminée et qui plut beaucoup à un jeune enseigne nommé Calvet, frère de la célèbre cantatrice. Calvet arriva un jour rue François-la-Vieille — « Prête-moi ta marche Nuptiale, me dit-il, je vais à Paris, je la montrerai à Colonne que je connais beaucoup et je lui demanderai ce qu'il en pense ». — Il revint quelques jours après, me rapportant mon manuscrit — « Voilà, s'exclama-t-il, j'ai vu Colonne, il trouve que tu es très doué et que tu devrais lâcher la marine pour la musique. Et Joncières, qui était là, est du même avis ».
Je rappelais, il y a quelques années, ce souvenir à Calvet qui, après avoir donné sa démission, a publié de fort intéressants travaux sur les mathématiques, ce qui ne l'a pas empêché d'écrire, dans un style original et coloré, de curieuses impressions de Sénégal. Il eut un sourire malicieux — « Je puis bien t'avouer maintenant, fit-il, qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans tout ce que je t'ai raconté. Ta Marche Nuptiale n'est pas sortie de ma valise pendant tout mon voyage et l'entrevue avec Colonne est tout aussi imaginaire que les quantités dont je parle dans cette petite étude que tu me permettras bien de t'offrir. Mais, que veux-tu ? j'avais l'intime conviction que tu devais faire de la musique et je n'ai pas hésité à inventer de toutes pièces cette inoffensive histoire pour hâter le moment, qui devait fatalement arriver, où tu te donnerais tout entier à ton art ».
— Je quittai la marine au printemps de 1894 après un voyage en Cochinchine sur la canonnière cuirassée Styx. J'avais pris, à mon retour en France, un congé de trois mois que je passai à Roubaix et pendant lequel je me mis à l'étude de l'harmonie sous la direction de M. Julien Koszul, directeur du Conservatoire de musique de cette ville. Ancien élève de l'école Niedermeyer. organiste de grande valeur et excellent musicien, M. Koszul était à la tête de toutes les manifestations musicales importantes et s'efforçait d'organiser à Roubaix des concerts symphoniques avec une foi et un dévouement à l'art que ne décourageaient pas les difficultés de toutes sortes et l'indifférence auxquelles il se heurtait. Il s'intéressa aux premiers essais de composition que je lui montrai et m'engagea vivement à m'installer à Paris où je pourrais suivre les concerts et travailler plus efficacement qu'à Roubaix — ce que je fis en octobre 1894.
Je louai un appartement dans une maison de la rue Viète où habitaient déjà deux musiciens, MM. Alfred Bruneau et Henri Maréchal ; je ne suis pas sûr qu'ils se réjouirent beaucoup de mon arrivée. De fait, dans ces immeubles parisiens où un pianiste logé au 1er étage suffit à assurer les ébats chorégraphiques de toute la maison, la coexistence de plusieurs compositeurs ou virtuoses tourne à la catastrophe. J'eus, en effet, peu de temps après mon installation, la visite de l'auteur du Rêve qui travaillait alors à Messidor et qui trouvait superflue, cela se conçoit, l'inspiration qu'il recevait gratuitement du quatrième sous la forme des Préludes et Fugues du Clavecin bien tempéré. Nous nous entendîmes d'ailleurs très amicalement pour régler nos heures de travail de façon qu'elles ne coïncidassent point.
M. Koszul m'avait remis une lettre de recommandation pour son ancien camarade de l'école Nierdermeyer, Eugène Gigout. L'éminent organiste me reçut avec beaucoup de bienveillance dans le petit hôtel qu'il partageait avec son neveu Boëlmann, 63 bis, rue Jouffroy, et je commençai à travailler sous sa direction le piano, l'orgue, l'harmonie et le contrepoint. Je tiens à rendre hommage à la sûreté et à la solidité de son enseignement. D'une grande largeur d'idées, affranchi de tout préjugé scolastique, précis dans ses observations, élevant le point de vue purement musical au-dessus des règles des traités et l'esthétique au-dessus des querelles d'écoles, il m'apparaît dans mon souvenir comme un des maîtres les plus parfaits auprès duquel un jeune musicien ait pu s'instruire de son art. On sait quel admirable organiste, quel merveilleux improvisateur il fut. Et si l'on joint à la simplicité de l'artiste la bonté et le dévouement de l'homme, on n'aura pas de peine à reconnaître en lui une des plus nobles figures dont la musique puisse s'enorgueillir.
Ce ne fut que quelques années plus tard que, présenté à Vincent d'Indy par mon camarade Mariotte, qui venait de donner sa démission de la marine, j'entrai à la « Schola Cantorum » où l'auteur du Fervaal commençait alors son cours d'histoire de la musique.
Albert ROUSSEL.
AUTOUR DE ROME (Florent SCHMITT)
Les gens tristes prétendent que l'usage constant du tabac provoque l'amnésie. Tant mieux. Ce me sera une excellente occasion d'être bref. Aussi bien je n'aurais pas grand’ chose à vous conter. Sans être spécialement heureux, si j'ai eu des histoires, je n'ai pas d'histoire. Il ne m'est rien arrivé depuis ma naissance — que de vivre, en attendant peut-être qu'il m'arrive de mourir. Bien que je me sois trouvé seul, à toutes les heures du jour et de la nuit, dans tous les quartiers mal famés et délaissés par les flics, de Belleville où je fus militaire pendant un an, à Vaugirard où, chose plus affreuse, je fus organiste pendant trois mois — horresco referens, bien que, les nuits sans véhicules d'après-guerre, j'aie eu assez souvent l'occasion d'affronter le Bois de l'est à l'ouest et d'arpenter les routes obscures de banlieue, à proprement parler je n'ai jamais été assailli : quel serait d'ailleurs, entre une heure et cinq, parmi les bars éteints du lac Saint-Fargeau ou les brouillards glacés des Acacias, l'apache assez stoïque et assez optimiste pour escompter la fortune de l'affût au milliardaire problématique !
D'autre part je n'ai pas encore été chef de cosaques comme M. Raoul Gunsbourg. Je ne me suis même pas. comme tout le monde, battu en duel avec M. Marnold. Donc rien d'héroïque à mon actif. Et si je pris aux ébats intercontinentaux de 1914 une part assez platonique, surveillant, modeste territorial, des biefs sans canal et des poudrières sans poudre où, entre parenthèses, me livrant pour ne pas perdre absolument mon temps et ma raison, à toutes les occupations utiles et prohibées : lecture, cigarette, sommeil, je risquai deux cents fois le poteau d'infamie, les seuls coups de fusil que je m'offris étaient de pur dilettantisme, histoire, le matin venu, de raconter à mes compagnons émerveillés que j'avais mis un espion en fuite, ce qui me valait dans le poste une considération et un fiche-pacisme relatifs.
A part une demi-douzaine d'êtres humains : les sergents, devenus lieutenants dans la suite, Georges Galland et René Thirion, frère du musicien, avec lesquels je suis resté ami, le docte lieutenant Senn, le pacifique et rêveur capitaine Duvaux, le simple bibi Etienne et deux ou trois autres, la promiscuité dans ce nième territorial de disgrâce, était sinistre. J'en souffris plus encore que des carnes avariées, du riz au phénol et de vinasse mycodermisée de la cantine. Ce n'est que plus tard, chez le bon major Lambert, que je rencontrai la sympathique bande Gleize, Valmier, Boisson, Salzèdo. Dès lors la vie fut supportable. Je trouvais, parmi des âmes libres, un écho à mes révoltes, mes dégoûts et mes incrédulités.
Vers la fin de décembre, le major Lambert vint me trouver au camp additionné de Francheville, un maussade patelin de Woëvre où je dépérissais de neurasthénie : par ordre du gouverneur, quinze jours de répit m'étaient octroyés pour styliser la Marne. J'écrivis un Chant de guerre pour orchestre de guerre, solo de Dalmorès et chœur des peintres cubistes, archéologue périgourdin, publiciste mystico-érotique et harpiste new-yorkais précités, renforcés de Georges Galland, Coulomb et quelques comparses de l'active.
Il est entendu qu'il ne s'agit point ici de mémoires classés et ordonnés, mais bien de souvenirs épars surgis à la fortune du stylet. Remontons, si cela ne vous ennuie pas, aux lointaines années d'avant-guerre. quand la victoire, aussi glorieusement sabotée qu'acquise, le bloc et le cartel ne nous avaient pas désappris à vivre, temps heureux où la corporation mercantis et usuriers de la famine n'était pas encore érigée en institution gouvernementale, où l'on ignorait le fisc, les plafonds fiduciaires et les crevaisons de M. Herriot, où la politique n'était qu'art d'agrément à l'usage des cerveaux faibles de faubourg ou des fortes têtes de province, angle complémentaire de la manille, non l'odieux stupre de quelques lubriques chatouillés d'auri sacra fames et qui, d'un cœur léger, nous mènent lentement et sûrement au gouffre.
Entre mille infortunes, jadis, j'eus celle de concourir cinq fois au prix de Rome pour ne l'obtenir qu'une seule. Et si finalement je ne restai pas sur le carreau. ce fut bien grâce à Gabriel Fauré, mon très regretté maître qui, quoique non encore de l'Institut, sut me conquérir parmi les sculpteurs et les peintres suffisamment de voix pour contrebalancer l'animosité des musiciens. Car ceux-ci, sauf Massenet, Reyer et Saint-Saëns, m'avaient, comme on dit, dans le nez. Ce ne fut donc pas, en réalité, un prix de musique. Mais je n'en ressentis aucune honte: les autres musiciens étaient Paladilhe, Dubois et Lenepveu. L'important était les trente mille francs or, plus le voyage et le logement ophtalmiques à la cité de Mussolini, qui était encore à ce moment, pour peu de jours, celle de Umberto Ier
Mon architecte, Paul Bigot, quitta Paris à l'heure dite, vers le 1er décembre, avec Landowski, sculpteur, et Quidor, graveur en taille-douce. Retenu par l'exécution de Sémiramis au Châtelet — c'était encore Edouard Colonne — je ne partis que huit jours plus tard, en compagnie de Sabatté, le peintre. Tandis que les autres, s'acheminant à petits pas, s'étaient arrêtés à Vézelay, à Orange, à Arles, nous dûmes brûler les étapes dans l'espoir de les rattraper vers la frontière.
Jusqu'alors j'avais peu voyagé : Strasbourg, Lucerne, Clermont, Fontarabie, le Croisic dessinaient à peu près la courbe de mes déplacements à travers le vaste monde. Comme beaucoup de Français d'alors, je ne concevais guère la sécurité hors du royaume de la République. L'idée de pénétrer en territoire inconnu m'emplissait de vagues appréhensions. Je n'étais pas très loin de m'imaginer l'Italie comme un pays semé d'embûches, terrorisé par les brigands des Abruzzes et de Calabre, et sous la menace constante d'éruptions volcaniques.
Nous fûmes d'une traite à Marseille où nous arrivions de bon matin, naissant à la lumière méditerranéenne avec tout l'éblouissement de septentrionaux frais émoulus de leurs brumes. Nous y restâmes deux jours. Le troisième nous continuâmes vers Nice. Un accident survenu au pont d'Agay nécessita un transbordement. Assis sur le talus devant la mer, sous un soleil de fête, c'est sans impatience que nous attendions le départ. N'avions-nous pas devant nous tout le temps et toute la vie !
Une gentille miss aux bras écartelés de valises stimula notre activité. On l'aida jusqu'à son compartiment, sur l'autre versant du pont litigieux. En récompense elle nous apprit la prononciation à l'anglaise de quelques formules italiennes. Ainsi armé d'un embryon de vocabulaire, j'étais désormais moins anxieux. D'ailleurs, n'était-ce pas déjà, ce vieux marché de Nice, un peu de l'Italie.
A Monte-Carlo nous vîmes Léon Jehin. Il nous fit bon accueil, nous convia au concert de l'après-midi où je dus admonester un public qui admirait mollement l'Apprenti sorcier. Puis ce fut le baptême de la roulette. J'y perdis le louis que Sabatté gagna et tout le monde fut content.
Le lendemain nous passions la frontière à Vintimille. Le consul nous donna des nouvelles des fugitifs, qu'il avait vus trois jours plus tôt. Cette vieille petite ville, je parle du quartier haut, italienne comme pas une, me laissa une impression charmante, et sans mon compagnon, toujours pressé au nom du règlement, je crois que j'y serais encore.
Je pus cependant le décider à nous arrêter à San Remo pour déjeuner — et pour éprouver notre résistance linguistique. Mais à nos premiers mots d'italien la petite servante aux joues de pomme nous répondit qu'elle ne comprenait pas l'anglais. Nous dûmes aller à la cuisine et apporter nous-mêmes les objets de mangeaille, ce qui fut tout aussi bien. Ainsi, dans une langue étrangère — vivante tout au moins — on commence toujours par vous enseigner les substantifs inutiles, ceux qu'il n'est pas besoin d'énoncer : aucun traiteur, sans que vous ânonniez pain, vin, rosbif, ne pensera en vous voyant entrer que vous venez inaugurer un jeûne de vingt-huit jours, aucun hôtelier que vous avez l'intention de dormir sous les ponts; de même un juge d'instruction réalisera immédiatement que vous ne pouvez être que l'auteur du crime mystérieux qui passionne tous les salons, un pasteur que vous venez en recevoir l'absolution pour pouvoir récidiver et un pape, si vous sollicitez une audience au cours d'un voyage de noces, procédera sans phrases à l'annulation de votre mariage.
Le métropolitain de la Riviera, au sortir de ses vingt-deux tunnels, nous bloqua vers les sept heures dans une immense gare en cul-de-sac dont nous eûmes quelque peine à trouver l'issue. Je ne prétendrai pas vous apprendre Gênes. Vous en connaissez toutes les magnificences. Un proverbe du cru définit sans aménité la patrie de Paganini : mare senza pesci, monti senza legno, uomini senza fide, donne senza vergogna. Pour les trois premiers articles je n'en mettrais pas la main au feu. Pour le dernier nous n'avons guère le temps de contrôler : Sabatté, qui est pressé, ne s'arrête pas aux bagatelles. Il y a le campo santo, il est vrai, plein de veuves de pierre en mantilles dont vous pourrez dénombrer les jours et d'orphelins-réclame dont le melon accuse, très lisible, la marque du fabricant, bref à la statuaire ce que fut, si toutefois il est mort, Leoncavallo à la musique. Mais le port, qu'une barque nous fit parcourir à l'heure tendre du crépuscule, est parmi les choses du monde les plus émouvantes.
Au sommet de la tour penchée, idée de Sabatté, nous réglons nos comptes. Cette arithmétique accomplie en glorieuse altitude devant le témoignage irrécusable des Apennins, nous dispense de toute écriture : Pise sera le point de départ des dettes et créances nouvelles.
Le sacristain du baptistère, qui avait non seulement de la conversation mais de la musique, pointant le ventre, renversant la tête et le cœur sur la main, lança de sa claire et sixtine voix le traditionnel arpège en fa majeur. Comme une flèche les quatre notes s'envolèrent dans la voûte conique prolonger leur éolien placage qui dure encore. Quel écho magnifique ! à susciter chez le collectionneur de Marc-Twain toutes les convoitises et désespérer tous nos Trocadéros.
Lucques. Comme nous sortions de la cathédrale, brusquement apparurent, englués dans un gentil troupeau de séminaristes au biberon, nos camarades Bigot, Quidor et Landowski. Le monde est aussi petit en Italie qu'en France. Je fus heureux de les retrouver enfin. Mais Bigot, investi désormais du commandement unique, était encore plus pressé que Sabatté, bien qu'assez dédaigneux du règlement. Je vis tout de suite que nous ne moisirions pas en route.
Néanmoins nous restâmes huit jours à Florence, où d'ailleurs je devais revenir plusieurs fois dans la suite, huit jours de brouillards et de sévère froidure. Moi qui m'étais imaginé qu'il allait faire le temps printanier de Gênes dans toute l'Italie ! Puis Arezzo, Sienne, Pérouse, le lac Trasimène et son « voile de tristesse », assure Baedeker. D'Assise — jour de Noël — nous gravîmes le chemin désert qui aboutit au couvent de Subasio. Journée inoubliable à travers les collines violettes et les ineffables mélancolies de l'hiver, mais qui eut cependant, grâce à Quidor, sa note plaisante. Nous avions pris des ânes. Le graveur au cœur tendre, apitoyé sur les « pauvres petites bêtes », se refusa à tout jamais à monter le sien. Pendant des kilomètres ils cheminèrent côte à côte, la main dans la main, l'âne comblé de caresses, de petits noms d'oiseaux, des plus délicates prévenances. Le sentier croisait un torrent. Quidor offrit galamment le bras. « Au moins, crie Bigot un peu exaspéré, sois logique jusqu'au bout : installe le sur ton dos et traverse à quatre pattes ». Je ne jurerais pas que Quidor n'y eût pensé.
Cortona, Orvieto, dernières étapes, et le 30 décembre sous le coup de minuit nous sommes en règle avec Colbert, fondateur du prix de Rome et du règlement. La grande porte est close, murs, villa, tout dort. Nous sonnons, frappons, appelons. En vain : le jet d'eau au Pincio fait encore plus de bruit. Nous ne savons pas encore que la grille du jardin s'escalade aussi facilement que jadis à Saint-Cloud, au temps de l'active, la palissade du 101e. Finalement le concierge paraît, en l'espèce le père Fabre, un vieux grognard de Louis dix-sept, mal éveillé, méfiant, absurde. Ce fut ma première impression de la Ville éternelle.
Elle ne devait pas de sitôt s'améliorer. Les mois de janvier et février furent pénibles. J'avais froid dans mon campanile traversé par les vents. Je regrettais le froid moins artificiel de Paris et ses maisons chaudes. Je n'étais pas encore déraciné. Puis la vie manquait cruellement de musique. Les concerts céciliens étaient d'un intérêt assez misérable : on découvrait la Pastorale, pour quoi j'avais été heureux de fuir Paris, on en était encore à siffler la Rédemption, de Franck, qu'à la même heure le Châtelet sifflait peut-être en sens inverse, on aboyait au virtuose, quel qu'il fût. Il y a de cela plus de vingt ans. Les temps ont changé. Grâce à Malipiero, Tomasini et autres, et les programmes de l'Augusteo se sont humanisés.
Enfin j'étais morose, vivant pour ainsi dire d'une vie expectante, dans l'anxiété d'événements prodigieux et toniques. Sans courage pour entreprendre un travail quelconque, loin de me stimuler, le spectacle d'un Landowski commençant dès le lendemain à brasser furieusement sa glaise, d'un Edmond Malherbe édifiant à grandes enjambées son beau quatuor à cordes, ne faisait qu'entretenir mon inertie et mon dégoût de tout effort.
Les pensionnaires étaient sauf un ou deux. ou quatre, plutôt sympathiques. Même certains l'étaient beaucoup. En dehors de la population stable il y avait d'ailleurs, quand j'arrivai, divers éléments flottants : les « Athéniens » de passage, Grangé, Jardé (de Corbigny), Xoual et autres, les boursiers de voyage et nos voisins du Palais Farnèse, Pernot, Rambaud, Poupardin, Meynial, Daniel Serruys, etc., qui venaient fréquemment à la Villa et avec plusieurs desquels j'ai conservé d'amicales relations.
Avec Landowski nous entreprîmes la connaissance de Rome. Tout d'abord nous fûmes scrupuleux, obéissant comme de dociles Yankees aux injonctions de Baedeker. Mais ces extases de commande nous lassèrent vite. On tricha, sautant, contre toute bienséance touristique, du Janicule à la villa Borghèse, de la Sixtine au tombeau de Cecilia Metella, de Saint-Jean de Latran au Colisée, de l'Aventin au café Aragno, aboutissement suprême de nos enthousiasmes. Parfois le soir nous allions risquer quatre gros sous sur le billard du cardinal Mathieu, un brave homme.
En mars je partis avec Edmond Malherbe pour Naples et Pompéi. Les premiers soleils, les grands espaces, les horizons inédits : je respirais. Comme le fonctionnaire de Gignoux sur le coup de quatre heures, j'avais l'impression d'une levée d'écrou. L'ascension du Vésuve acheva de me réconcilier avec l'Italie et avec l'humanité. Tandis qu'à l'aide du guide et des chevaux, sous un ciel flamboyant, nous sifflions le lacryma-christi de mi-côte, je songeais sans amertume que par delà les fleuves et la mer, inclus dans ces monceaux de cailloux qui ne fortifient rien, pas même leurs convictions, des millions de gens étaient en train de patauger dans un hiver attardé et qu'en définitive, de leur sort et du mien, ce n'était peut-être pas celui que jusqu'alors j'avais pensé qui était le plus enviable. Emerson explique quelque part que le bonheur n'est qu'affaire de volonté : je n'eus même pas besoin de volonté, la beauté de l'heure s'en chargeait.
A cent mètres du cratère nous laissons les chevaux. Quatre hommes descendent à notre rencontre avec des cordes et des vésuvenstocks. De la main Malherbe fait dédaigneusement : « Va bene. » Moi, n'aimant pas contrarier les gens à idée fixe, je me laisse faire passivement. Ils me gratifient d'un bâton, me ceignent comme une tiare et tirent. Je glissais dans la cendre comme sur un sérac. Du reste Malherbe ne crâna pas longtemps. Sur dix pas bruts il en avait huit de déchet en moyenne. Toute la clarté restante n'y aurait pas suffi et à la nuit cela devenait sérieux. Maintenant c'est lui qui implore corde et bâton ferré. Avec mille efforts, haletants et ruisselants, couverts de cendres comme des pénitents, nous parvenons au sommet. Penchés sur l'abîme, nous restons figés d'épouvante. Des profondeurs souffle la rage de neuf enfers décerclés. Dante n'a rien imaginé de plus terrifiant. Une fumée qui monte tout d'un coup en bouffées indigestes nous chasse à l'extrémité du diamètre. C'est alors que le vent, sans sommation, s'amuse à poursuivre mon chapeau sur les parois de l'entonnoir. Un guide se précipite malgré mes hurlements. Acheté au bazar de Pompéi, ce chapeau de toile blanche à jamais ternie ne compensait pas la perte d'un être humain. Mais bientôt il remontait du gouffre, arborant la toile grise et triomphant comme s'il avait découvert en même temps la clef du mystère géogénique. Je paie dix fois mon chapeau. De connivence avec le vent, aucun doute qu'ils ne le soient, cet exercice sans péril mais non sans gloire devant constituer à la longue de petits bénéfices appréciables.
Nous redescendons vers Pompéi affamés, vermoulus, noirs comme au sortir de la mine. Les tubs de l'Hôtel suisse nous rendent notre couleur primitive, un déjeuner suivi de sieste nous remet en forme. Le lendemain nous louons une charrette et longeons le littoral vers Castellamare, Positano, petite ville sans mouches et d'une paradoxale propreté. En juste contraste, Amalfi est sale à souhait, toute grouillante de mendiants, de pittoresques stryges et d'une marmaille en guenilles, voire sans guenilles, qui s'ébat sur le rivage dans une promiscuité de jungle. Surgie de la mer pour s'escarper en amphithéâtre, ses rues sont autant d'escaliers prolongés à. chaque tournant. Nous y restons une journée, vite populaires à coup de gros sous qui, à ce moment, représentaient mieux que le trajet d'un quart de section.
Salerne. Malherbe, toujours mystérieux, bifurque vers une destination inconnue. Fataliste, je continue la ligne droite. Bien m'en prend : voici Paestum, la ville aux temples. La ville ? A part un hameau dont l'industrie consiste dans la plus impudente des mendicités, où de belles filles au lieu d'offrir leur corps ne tendent que la main — Mussolini a dû changer cela — ce n'est plus qu'un désert gibbeux et lépreux de banlieue. Aussi le temple de Neptune n'en apparaît-il que plus majestueux avec ses hautes colonnes doriques et ses montagnes de cubes qui rappellent les thermes de Caracalla. Moins imposant, le temple de Cérès a plus d'élégance et de sveltesse.
Je ne m'attarderai pas dans ces lieux mornes, dernier rendez-vous des salamandres d'Apulie. La soif me travaille et il n'y a à l'horizon que les eaux tyrrhéniennes. Un train musardeur qui remonte vers Naples abandonne la course à Nocera. Dix heures et je n'avais pas dîné. J'erre à la recherche de quelque pitance. Une maigre osteria encore ouverte, grâce au bal populaire qu'elle arrose, m'offre ce qu'elle a. Mis en bonne humeur par un coquin de petit vin blanc, je m'attarde dans la douceur de la nuit, réconfortant ma solitude de la joie ambiante.
D'un trait je revins à Rome. J'avais subitement envie de travailler. Je retrouvai la Villa métamorphosée, toute baignée de lumière et ravagée d'une flore luxuriante. Par exemple, dans ce campanile qui m'avait été dévolu, où je gelais quinze jours plus tôt, le soleil, chemin faisant, était devenu intolérable. Le déménagement du graveur Corabœuf laissait libre le pavillon de San Gaetano : trois pièces avec d'un côté le Pincio au premier plan, puis la ville et au loin une bordure de collines bleues, de l'autre une grande baie sur les jardins de la Villa. Un cadre de verdure, des vasques pour se baigner la nuit, c'était le rêve. Ce que furent mes premiers essais de travail, peu importe : quelques chansons à boire et à manger, des morceaux de piano, Valses-nocturnes, Lucioles qui eurent l'honneur, lorsqu'il les vit, de retenir un instant l'attention de Gabriel Fauré, une machine pour voix et orchestre. Du bruit, quoi. Le travail, loin d'être un moyen, ne porte-t-il pas en lui-même son but : vous absorber et forcer momentanément à croire à quelque chose. On aime son œuvre quand elle est en voie de réalisation, comme une mère son enfant. Une fois né, c'est une unité de plus à des milliards d'unités, chair à canon spirituelle, c'est-à-dire rien. Mon idéal si, riche, je pouvais esquiver tous profits et droits : écrire dix pages par an et les détruire. Pas de traces, pas d'encombrement, aucun ennui pour le prochain. Mais quand c'est un métier dont il faut vivre, sinistre métier, alors, qu'on ne devrait conseiller qu'aux tout petits enfants, qui auraient la vie entière pour en changer.
En attendant, les jours coulaient sereins et sans événements. Toute la matinée, travail et cigarettes. Au coup de canon du fort Saint-Ange je gommais une page et grattais une demi-heure sur le déjeuner. Les lettres ! Fureur de Tony Garnier, mon voisin de table, parce que je n'ouvrais les miennes qu'après le café et ma pipe allumée. Puis les boules sur la pelouse où mon camp était toujours battu et les livres sur le divan. L'après-midi filait vite, trop vite, occupée à la restitution de mes pages gommées le matin et à la préparation de nouvelles couches à gommer le lendemain. A chaque roulure de cigarette la diversion du Pincio : prêtres faméliques en quête de messes ; futurs défroqués affalés sur les bancs sans dossier, en racontant de toutes les couleurs sur les méfaits des monsignors ; oisifs sortant de terre sitôt la dernière goutte de pluie ; pensionnats de gazouillantes vierges ; gargouillades militaires sous le kiosque. Et comme fond, dans son studio du rez-de-chaussée, l'inlassable rengaine de Landowski, commencée à six heures du matin, l'air mondial et demi-mondial de Louise avec à l’antépénultième, malgré mes remontrances, l'escamotage infaillible de la tierce diminuée,
version ad usum Delphini que j'ai toujours pensé proposer à Gustave Charpentier.
A sept heures et demie tapant des jappements ébranlaient ma porte : le chien collectif, une brave bête qui m'avait adopté, venait me signifier qu'il était temps de songer aux choses sérieuses. Une grande table dressée sous les pins parasols et les vieux chênes de la terrasse réunissait, avant les promenades éparses du soir, bêtes, hommes et dieux. Les dieux, sous apparence de cigales, chantaient la beauté du soleil couchant. Beaucoup de pensionnaires qu'effrayait la chaleur étaient déjà remontés vers les pluies natales. D'autres plus avisés n'avaient pas craint les ardeurs de la Sicile ou de l'Egypte, estimant avec justesse qu'ils auraient toujours le temps de connaître la Normandie et la Bretagne, tandis que, revenus définitivement en France, c'en était fait, ou à peu près, des pays du Sud.
J'eus la faiblesse de m'inscrire dans la catégorie des imbéciles — bien que l'Œuvre ne parût pas encore — rehaussée heureusement de l'option de Bigot, l'homme le plus lucide du vieux continent. Un matin d'entre les matins, donc, nous partîmes dans la direction du pôle Nord. Nous revîmes la place de la Seigneurie, la délicieuse fontaine où gens assis, statues assises se confondent dans la même immobilité hiératique, le musée des Offices où nous avions gelé autour des maigres braseros de décembre, où à présent nous suffoquions, le palais Pitti, le cimetière de San Miniato avec la vue si charmante sur la ville. Sous un soleil de feu la colline de Fiesole fut escaladée, avalées les poussières drues de la route de Pistoia. Bref, nous en mettions, comme on dit. A nous voir abattre la dure besogne avec cette conscience farouche, on nous eût pris pour des forçats de l'espèce la plus dangereuse. J'en perdis le manger et le fumer. Mais je savais d'autant mieux boire et la perspective de la gelata ou du fiaschetto de Chianti qui nous attendait là-haut, à l'ombre fraîche de la terrasse, soutenait indiciblement mon ardeur.
Tout de même nous finîmes par abhorrer Florence dont le climat tropical devenait intenable pour des Européens. Un train en partance pour Bologne nous décida. A travers la longue chaîne de tunnels qui, enfilant les Apennins, mènent à des altitudes inusitées sur nos réseaux de France, de somptueuses éclaircies nous dédommagent. Il faisait maintenant presque frais. En signe de convalescence, à la barbe indifférente de Bigot, je flambai plusieurs paquets de Virginia. Vers sept heures du soir, descendus des nues, nous atterrissions dans la ville aux douze portes, aux deux tours penchées, aux huit papes et aux cent églises. La seule Saint-Etienne est formée de sept chapelles avec de belles fresques byzantines. Mais les Tues pointues, pavées de vilains petits cailloux cruels aux pieds, me gâtèrent tout mon plaisir.
De Bologne un bond sur Ferrare. Grandes rues larges et désertiques, tirées au cordeau, le Versailles de l'Italie. A un tournant, tout d'un coup une arrogante cathédrale de cent mètres vous pose la question de confiance, superbe monument gothique, d'ailleurs, avec une admirable façade dont les bas-reliefs du XVIIe représentent les attitudes les plus variées, du sacré à l'érotique en passant par le grotesque. Deux lions costauds supportent les colonnes du portique.
Puis Ravenne et son fastueux byzantinisme. A l'église San Vitale, apothéose de la mosaïque, nous tombons sur Jaussely, architecte en voyage de bourse, qui dans deux ans viendra nous rejoindre à la villa Médicis.
Nous avons hâte de découvrir Venise. Négligeant Rimini et la pineta du Dante, nous faisons de rapides, trop rapides escales à Modène — cathédrale flanquée d'une tour de marbre blanc, palais ducal — et Padoue. Devant les merveilleuses fresques de Giotto, à Santa Maria dell'Arena, nous nous attardons longuement.
Tout de suite nous reconnaissons Venise comme si elle nous était familière. Voilà bien, dès la quatrième marche en descendant de la gare, l'eau trouble du grand canal, puis le taxi-gondole, le Rialto, la Giudecca, la Salute, la Piazza, Saint-Marc : tout est en place. C'est accueillant, harmonieux, délicieux — et prévu. Nous errons à travers le labyrinthe des petites ruelles de pierre comme des Vénitiens endurcis, sans nous égarer. Or vous savez tous les musées, tous les temples, tous les palais de marbre, d'or et de platine. Vous êtes descendus de l'ancien campanile quelques secondes avant qu'il ne croule, vous avez plongé dans l'onde verte du Lido une demi-heure avant le rez-de-marée, vous avez accompli, dans la ville enchanteresse, tous les rites célèbres : je vous ferai grâce d'une nomenclature désobligeante.
Les Allemands sont ici chez eux. Le soir ils s'assemblent sur la Piazza, la tête adornée du chapeau tyrolien, et chantent à quatre parties, admirablement d'ailleurs, des chœurs populaires mais peu originaux. La foule ébahie sympathise et quadruple la triplice, cependant qu'au large de la lagune, dans les gondoles illuminées de lanternes authentiquement vénitiennes, les sérénades font rage. Population privilégiée, semblerait-il, créée et mise au monde pour une perpétuelle fête.
Nous quittons cette Sodome sans un regard en arrière de peur d'être changés en statues de sel. Car nous ne sommes pas au bout de nos peines. Il y a Vicence qui nous attend et son théâtre olympique, Vérone, son climat instable, le spectacle à vol d'oiseau, du haut de Sainte Matricule ou un nom approchant, des innombrables parapluies de la Piazza delle erbe et son romantique sarcophage de marbre défoncé sous les cartes de visite de tous les Roméo et Juliette d'Angleterre. Et que diriez-vous, pendant que nous y sommes, d'une petite incursion dans le Trentin, histoire de voir la couleur des uniformes d'Autriche. La douane ? Bon, nous allons laisser nos baluchons ici, nous n'aurons à déclarer que nous-mêmes.
Et ma foi, nous n'eûmes rien à regretter de ce crochet. Comparant, de chaque côté de la frontière, les vertus respectives de la gent hôtelière, cochère, gondolière, forestière et montagnarde, ceux-là joyeux et voleurs, ceux-ci austères et honnêtes, notre choix fut vite fait. Et quelle jolie et fraîche ville que Trente ! Pas de monuments, pas de musées. Du moins n'y risque-t-on pas de méningite, comme ci-devant, par une admiration constamment tiraillée. Allongés comme des veaux sur le bord de l'Adige, nous buvons à larges gorgées l'eau et l'air également exquis et qui ne doivent rien à personne : les droits sur la pourriture péninsulaire sont prohibitifs.
Une journée d'apaisement. Et au retour, le tranquille petit cimetière de Riva. Il est trop séduisant, dominant le lac de Garde, pour que je n'y revienne pas dans vingt ou trente ans, quand l'heure sera venue de m'enquérir d'un endroit sympathique pour dormir sans insomnie le long sommeil. Et le lac ! Si vous osez affirmer qu'il n'est pas plus sauvage que le lac de Côme et aussi bleu que la mer de Sorrente, c'est que vous ne l'aurez pas traversé sous le plus limpide des ciels.
Il va falloir retroquer nos riches florins contre de modestes lires. Car voici Brescia, et puis Bergame, et puis Pavie, sa fantastique Chartreuse et l'honneur sauf de François Ier. Et fatalement au bout Milan : Dôme, Cène, Toscanini. Et encore... Ouf ! j'en ai assez de cette vie où l'on explore les villes comme Napoléon gagnait les batailles. Assez de cathédrales, de palais, de musées, foin des statues de Victor-Emmanuel, de Cavour et de Garibaldi. Vivent les arbres, les torrents, les prairies vertes. Abandonnons Bigot à son triste sort, laissons le malheureux ruminer à son aise sur les glorieux passés de Mantoue, de Crémone, de Plaisance et de Parme, et nous gagnons la Suisse et ses bourgades confortables et sans histoire.
Toutefois nous restâmes encore ensemble quelques jours à naviguer sur les lacs sans poussière et humer avec Boylesve les parfums de l'Isola bella. Et ce ne fut pas la partie la plus déplaisante du voyage. La séparation eut lieu à Lugano dont mon seul souvenir est d'un garçon d'hôtel avec des yeux tristes et des favoris noirs qui, remarqua Bigot, ressemblait étonnamment à Ravel avant qu'il eût perdu sa barbe.
Je regrettai que Bigot ne m'eût pas accompagné jusqu'à Brigues, occasion qu'il ne retrouvera plus de parcourir à l'air libre de la diligence, par la magnifique voie napoléonienne qui monte à deux mille mètres, un trajet que le chemin de fer actuel accomplit sous terre. Cette route du Simplon, avec ses effroyables gorges du Gondo, ses glaciers, ses ponts qui, allant d'une montagne à l'autre, franchissent des abîmes danaïdesques, comptera parmi les spectacles de nature les plus beaux qu'il m'ait été donné de contempler.
Vers octobre j'avais fini par aboutir à Paris, selon toute prévision, à l'heure à laquelle j'aurais dû être de retour à Rome. J'y prolongeai mon séjour indéfiniment. Si bien que le directeur de la villa Médicis, alors Eugène Guillaume, inaugura à mon intention une série de lettres remarquables. Chaque fois je retardais de quelques jours, d'une semaine, dernière limite. A la réception d'un télégramme comminatoire je me décidai. On était en décembre. Je m'arrêtai deux jours à Nice chez des amis. Avisant un bateau en partance pour Bastia, l'idée me vint de jeter en passant un coup d'œil sur la Corse. Pour gagner du temps, j'expédiai ma réponse au télégramme : « Arriverai dans quelques heures. » C'était ma première traversée. Par hasard la mer fut agitée. Dans un état comparable à nos finances actuelles, malade à mourir, je jurai en débarquant qu'on ne m'y reprendrait de ma vie. En attendant, un train était sous pression, l'unique train quotidien. J'y montai, profitai de la panne traditionnelle de Corte pour y déjeuner et arrivai en douze petites heures à Ajaccio, à cent cinquante kilomètres. Nuit splendide que je passai en partie dehors : n'avais-je pas devant moi, pour dormir, les soixante nuits renfrognées d'une Rome d'hiver !
Rome ! A y penser j'étais un peu inquiet. Comment faire pour quitter sans mal de mer cette terre si déplorablement entourée ? Je revins à Bastia. Huit heures à peine pour le retour et pas un kilomètre de moins. Pittoresque petite ville, entre parenthèses, fièrement campée en amphithéâtre. Des rues qui descendent au rivage souffle un de ces courants d'air à vous aspirer tous les Anglais au fond de la mer et refouler d'horreur tous les Français jusqu'au sommet de l'Oro.
Je m'informai. Il y avait un service pour Livourne. Trajet en une matinée, mer calme, j'étais tiré d'affaires en même temps que de cette île de Beauté, de maquis et d'adjudants. Ville presque uniquement commerçante, Livourne ne me retint pas longtemps, d'autant que j'étais assez pressé. A la même heure qu'il y a un an, nuit pour nuit, je sonne à la grande porte et brouille les premiers rêves du père Fabre qui, tout de même, m'accueille avec un peu plus d'aménité. Le lendemain, jour de l'an, mêmes visites officielles aux ambassades du Quirinal et du Vatican, mêmes congratulations, même champagne et mêmes discours propices à la République.
Cependant je songeais avec angoisse qu'en cette année de disgrâce 1902 il allait falloir commettre mon premier envoi. Que serait-il ? Je n'en avais aucune idée. Le règlement stipulait de la musique de chambre. Sonate, trio, quatuor, quintette ? Après des hésitations j'optai pour le maximum. C'était un point. Restait la réalisation. Je vous ferai grâce des longues semaines de vains efforts, de mes accès de désespoir et de mes fausses joies quand je croyais avoir saisi l'idée qui valût la peine d'être retenue. De guerre lasse je me mis à orchestrer quelques chants, Musique sur l'eau, les Barques dont l'auteur du poème, Robert de Montesquiou, à qui j'avais été présenté par notre coiffeur Henri Babelon, avait paru content. Je commençai ensuite, toujours pour gagner du temps, une suite d'orchestre. Un thème cependant, qui depuis quelque temps me hantait comme une obsession, finit par cristalliser. Je m'en fus à Terracine pour y veiller dans la solitude. Je noircis quelques pages. Mais sans conviction. Terracine ignorait l'art des cheminées, je travaillais sans feu, mon crayon me glaçait les mains. Une pluie qui s'épandait en série, un méchant mal de dents me décidèrent à rentrer à Rome où je végétai quelques semaines.
Le nouveau peintre, Jacquot de France, expérimentait un tricycle à essence. Il m'offrit une place à l'avant jusqu'à Pompéi. Ce petit voyage d'anniversaire me séduisit d'autant plus que c'était un prétexte unique à tout lâcher. Nous partîmes par Velletri. Je cornais aux bons endroits. Puis, jusqu'à Terracine, la baguette inflexible de soixante-dix kilomètres pendant lesquels, n'ayant pas à corner, pour cause, je pus à mon aise rêver à des sons, des thèmes, des phrases. La première partie était construite en puissance.
Une panne insignifiante. Nous arrivons encore à temps pour dîner. De bonne heure, le lendemain, nous démarrons. A vingt kilomètres les tribulations commencent. Le pauvre Jacquot de France devait en mourir. Abandonnés par le moteur en rase campagne, défaillant de faim et de soif, peut-être prit-il les germes de la typhoïde qui allait l'emporter deux mois plus tard dans l'étang suspect où nous nous abreuvâmes. Moi, je payai comptant d'une forte colique.
Après maintes pannes, nous faisions notre entrée dans Naples attelés à deux bœufs, à l'hilarité universelle. Une cautérisation provisoire nous permit d'atteindre Pompéi où nous retrouvions les architectes Chifflot et Duquesne. De petites courses, une promenade morcelée à Sorrente : la machine perdue réclamait décidément un traitement énergique et un repos absolu.
Les réparations traînant en longueur, je revins par le chemin de fer après un arrêt d'une nuit chez les Bénédictins haut perchés du Monte Cassini. Quant au malheureux Jacquot de France, quinze jours plus tard il était ramené fort mal en point par Duquesne, harassé, exaspéré, vaincu, les yeux hagards et frissonnant de fièvre. Il se coucha pour ne jamais se relever. Détail poignant : sur son lit d'agonie ses bras eurent des mouvements crispés, comme se cramponnant à quelque guidon invisible.
C'est sous d'aussi tristes auspices que j'écrivis le premier mouvement de mon quintette. Débarrassé des affres préliminaires, cela marcha allègrement, finit par m'intéresser, m'amuser, me passionner. Je ne bougeais plus, travaillant toute la matinée, toute l'après-midi et toute la soirée. Mon grand plaisir, parfois, sur le coup de minuit trois quarts, était de démolir toute ma page pour changer une mesure. Le premier mouvement terminé, je m'aperçus qu'il était trop long. Tant mieux, ce serait plus tard un prétexte à le refaire. Pour le moment j'étais excédé, exténué, à bout de ressource. Aussi me hâtai-je de l'expédier pour m'ôter toute envie d'y revenir. Quant aux autres mouvements j'aviserais un jour. Cette année il n'y fallait pas songer. M. Barthélemy, sous-secrétaire perpétuel, m'avait déjà relancé. D'ailleurs, dans cette version primitive de soixante-trois pages, c'était déjà, comme papier, d'un poids respectable.
J'avais besoin de m'aérer après deux mois de ce régime à la Balue. Quelques camarades me proposèrent un « court circuit ». Bigot, toujours prêt aux déplacements, les sculpteurs Bouchard et Vermare, Quidor le sensible. Il y avait aussi une dame demi-pensionnaire. Nous brulâmes Tivoli que tout le monde connaissait. Mais nous nous arrêtâmes à Vicovaro. Village étrange et pittoresque, tant par sa situation en équilibre instable que par ses habitants restés primitifs, comme il n'est pas cité par Baedeker, les touristes le négligent, et c'est toujours autant. Conséquence : pas d'hôtel. L'unique chambre à trois lits de l'unique auberge, c'est tout ce qu'on nous offrit pour six personnes dont la dame. On dut s'en accommoder. Mais la nuit fut terrible. Le petit vin à six sous que nous avions bu largement travaillait à nous tenir en éveil. La pièce surchauffée pendant seize heures était une étuve. Les punaises s'en mêlèrent. On leur donna la chasse, mais il y en avait trois cents. On entendait la dame, dans le lit du fond, se lamenter sur ses cloques et sa beauté compromise. Vers les quatre heures le silence se fit peu à peu comme si l'on allait enfin dormir. A ce moment précis, l'hymne italien éclate en fanfare, les cloches sonnent à toute volée. C'était l'aube d'un jour de fête. Bientôt tout le village fut en rumeur. Rien à faire décidément, notre nuit était à reporter. Ce fut Bigot qui donna le signal du courage. Je l'aperçois encore dans l'uniforme du premier de nos pères, s'aspergeant dans la cuvette-joujou et affirmant sans conviction : « Vous ne me voyez pas, Mimi. »
On loua des mules de huit cent mètres de portée pour grimper à Sarracinesco, localité célèbre parmi les peintres pour la qualité et l'endurance de ses modèles. Celles-ci, après fortune, reviennent au village qu'elles éblouissent de leur luxe. Telle entre autres, fort jolie et montée en graine, est citée pour sa suprême élégance et les raffinements inouïs de son intérieur : « La seule, s'extasient les anciens, qui ait des cabinets d'aisance. »
Cervara est à onze cents mètres. Il n'y a plus que le ciel au-dessus et l'on a bien l'impression qu'on est au faîte du globe. Un vieux brigand réfugié tient auberge. Il n'a d'ailleurs à nous offrir, hormis la boisson, que ce que nous avons apporté. Nous descendons, traversons le Teverone pour remonter ensuite à Anticoli-Corrado, une petite ville cuite et recuite, ridée comme un crapaud millénaire, l'endroit inoubliable entre tous. En file indienne sur nos montures, nous égrenons les marches d'un escalier qui n'en finit plus, entrée solennelle comme l'entrée à Jérusalem. Curieuses et hostiles, des têtes de vieilles chouettes aux yeux de chacal nous épient derrière leurs moucharabiehs. L'aubergiste, qui est avocat, nous donne de précieux tuyaux juridiques que nous ne lui demandions pas. D'ailleurs il est honnête : trois lires cinquante par jour avec la chambre, vin à discrétion.
Nous ne profitons pas longtemps de l'aubaine. En bas il y a une « petite gare aux ombres courtes » où les gens assurent avoir vu parfois un train passer. Nous risquons la chance. En effet, à peine avions-nous eu le temps d'attendre trois petites heures qu'un train s'avançait avec dignité. Par hasard c'était le bon. Donc voici Subiaco et, dominant la ville, le vieux monastère de Sainte-Scholastique. Au milieu du cloître, un puits dont les moines, pitoyables au pauvre monde qui a soif, nous offrent de copieuses et fraîches tournées.
Je ne me rappelle plus comment nous parvînmes à Olevano Romano, une bourgade irrémédiablement perdue au bout de l'univers. En tout cas c'est là que, sur la terrasse au clair de lune, nous fêtâmes le 14 juillet — c'est bien la première fois que cela m'arrivait — à coups d'Asti et de prosciutto et figues condimentaires. Nous n'étions pas loin de nous imaginer avoir découvert Olevano, tellement l'endroit semblait créé à notre usage. Mais, dans le livre d'or qu'aux fins de signature nous ouvrit la bonne hôtesse, nous vîmes avec un peu d'humiliation et beaucoup d'orgueil que d'illustres aînés nous y avaient précédés : Claude Debussy, Albert Besnard, Gabriel Pierné, ce dernier venu à plusieurs reprises, toujours accompagné du fidèle Tobacco-chien qui signait également.
Bref, c'eût été un pays de rêve sans cette chaleur vraiment agressive qu'atténuaient à peine des nuits sans fraîcheur. Nous dormions dans les courants d'air, portes et fenêtres bayantes, tous voiles dehors. Une journée particulièrement torride fut celle de notre ascension à Bellegra, un hameau antédiluvien avec des naturels de l'âge de pierre. Rentrés à la nuit, harassés, criblés de coups de soleil et presque délirants, après un dîner de fenouil cru et de liquides glacés nous nous étions jetés sur nos matelas en montagnes russes. A une heure incertaine, des cris m'éveillent en sursaut. Je bondis de ma couche et, vêtu des seules ténèbres, brandissant un drap tutélaire, me précipite vers Bouchard qui dormait d'un vrai sommeil de sculpteur. Il entr'ouvre un œil ahuri tandis que je hurlais éperdu : « Je t'ai entendu aboyer, je croyais qu'on t'assassinait. » Nous inspectons toute la pièce, regardons sous les lits, dans les armoires, les tiroirs, la table de nuit: aucune trace de cambrioleur. Je me recouche sans confiance, persuadé quand même que j'avais entendu aboyer Bouchard.
Au jour nous eûmes l'explication du mystère. Un chien qui nichait en bas de l'escalier extérieur était monté jusqu'au balcon, puis entré dans la chambre hospitalière, ouverte à tous les vents et à tous les chiens. Ses aboiements avaient été de pure politesse. A l'aspect d'un fou surgissant dans un accoutrement qui en était la totale absence, armé d'un drap, il avait décampé sans insister, tout fier d'avoir semé la panique. Inutile de dire que les aboiements de Bouchard et les péripéties de cette nuit épique furent longuement et joyeusement commentés.
Alimenté pendant dix ans aux concerts dominicaux, mon long enthousiasme pour Wagner commençait à se tiédir. Des dieux nouveaux étaient apparus. Pourtant, au mois d'août, j'allai à Bayreuth. Je ne le regrettai pas car le parcours fut beau : la vallée de la Brenta, la vieille pinacothèque, le sombre Burghügel de Nuremberg où se mijotèrent jadis les plus exquis supplices. Quant à Parsifal il était trop tard pour mon admiration usée. Au grand scandale de mes rencontres de pèlerinage, loin d'être touché par la grâce, je partis plus incroyant que jamais.
De là je fis un saut jusque Paris par l'Arlberg, Zurich, le col de la Furka que j'escaladai de pied — et Aix-les-Bains où le baccara me remboursa mes frais de voyage. Je réentendis au Châtelet les Nocturnes, au Nouveau-Théâtre les chers Russes. Je l'avais bien gagné après huit jours de tétralogie et de hollandais volant.
Les lettres de Rome vinrent s'accumuler en un second tome. Comme l'an passé je temporisai, gagnai quinze jours, un mois, six semaines. En rentrant un soir j'appris que le directeur en personne, Eugène Guillaume, avait gravi à pied mes cinq étages, à quatre-vingt-deux ans. J'en eus du remords en même temps que de l'inquiétude. Il me convoquait chez lui le lendemain. Je m'attendais à toutes les catastrophes : il se contenta de me lire le règlement que je connaissais pour l'avoir mis en musique et m'adjura de partir le jour même. Mais dans ma pensée cet accueil cordial et presque encourageant équivalait à un nouveau délai. J'en profitai pour achever une suite de morceaux à quatre mains qui pouvait m'être d'une grande utilité. L'éditeur avec qui j'en discutai le prix pendant des semaines, célèbre par sa prudence et dont la crainte du manuscrit fut le commencement de la richesse, me compta au moins dix francs à la page. Par surcroît il m'instruisit de ses maladies dont il parlait longuement et amoureusement comme d'une œuvre. Il est mort non de son œuvre mais de vieillesse : que Dieu ait son âme.
Muni quand même, grâce au nombre des pages, de ce que je considérais en ce temps comme le Pérou ou tout au moins une de ses provinces, je me demandais ce que j'allais faire de cette somme inouïe. Je ne cherchai pas longtemps. Puisqu'il me fallait une fois de plus faire le voyage Paris-Rome dont j'avais à la longue épuisé tous les itinéraires consacrés : Provence, Suisse, Tyrol, Corse, pourquoi ne passerais-je pas, pour rompre la monotonie, par l'Espagne et le Maroc.
Un ami devait aller à Nîmes en auto. Il m'offrit de l'accompagner, me demandant seulement une huitaine pour quelques préparatifs. Huit jours de plus à Paris, et cette fois sans qu'il y eût de ma faute, une magnifique randonnée à travers l'Auvergne ! J'acceptai avec une double joie.
Le jour convenu une neige épaisse avait changé la face de la terre, tout comme le nez de Cléopâtre s'il eût été plus court, et escamoté les routes. Impossible de rouler. Mes bagages étaient prêts, mes adieux faits, je ne tardai pas davantage. Je pris le train d'Italie à la gare d'Orsay. A moitié chemin de Barcelone je rencontrai Crocé-Spinelli, un ancien camarade de Compiègne lorsqu'on y faisait le concours d'essai. Sur ses instances, je restai deux jours à Toulouse pour assister à ses débuts de chef d'orchestre. C'était le premier concert symphonique qui se donnait dans cette ville depuis sa fondation. Les heureux Tectosages avaient encore devant eux les joies inédites de l'Ut mineur et de Siegfried-Idyll. La faveur de la foule monta au délire et Crocé fut couronné de pampres. Très vite, d'ailleurs, il mit son programme à la page, y réservant toujours une partie importante à la musique contemporaine. Avec Aymé Kunc, qui lui succéda lorsqu'il fut nommé à Bordeaux, ils devaient faire beaucoup pour l'éducation musicale du public toulousain.
Courts arrêts à Carcassonne, Narbonne, Perpignan que. pensant y revenir dans la suite, je ne voulus pas gaspiller. A Port-Bou un coup de vent emporte mon chapeau. Pendant que je courais à travers les voies, le train part. Le suivant, trois heures plus tard, n'est qu'omnibus. Omnibus ! On sait ce qu'en Espagne comporte d'horreur cette dénomination, les lenteurs, les attentes mortelles. Cent cinquante kilomètres de train omnibus, c'est une entreprise qui requiert une énergie surhumaine.
Mais je devais connaître bien d'autres vicissitudes. En quittant Paris, hypnotisé par tant d'or et par cette collection unique de vignettes signées Luc-Olivier Merson, je croyais pouvoir aller aux confins de la terre. Rendu à Barcelone avec mes six colis plus un haute-forme dans son étui, je le fus en même temps à la réalité. Car je connus que mon patrimoine s'ébréchait avec une rapidité hors de proportion. Il ne me mènerait jamais jusqu'au bout. Je télégraphiai à Bigot, que je supposais à Rome, qu'il m'envoyât des fonds à la poste d'Alger où je serais sans doute dans une quinzaine. Pour commencer, chaque fois que ce fut possible, je voyageai de nuit, ce qui réduisait d'autant les frais d'hôtel.
Mais si longues que fussent les nuits d'hiver, je ne perdis pas tout de la beauté du trajet. Je revois encore, entre Saragosse et Madrid, ces espaces immenses et solitaires comme des steppes où les vallées interminablement succèdent aux vallées sans que la présence d'un être vivant garantisse que vous n'avez pas changé de planète. Je montai à l'Escurial. Journée grise et mélancolique entre la sombre muraille des roches nues et le morose bâtiment, expression la plus déconcertante d'un fanatisme à son apogée, idéal, selon Gautier, de la caserne et de l'hôpital et dont le seul mérite est d'être en granit. « Les murs, impénétrables comme la tombe, ne peuvent laisser filtrer l'air des vivants à travers leurs épaisses parois ».
Combien plus réconfortant sera le spectacle de Tolède. Ici du moins c'est de la tristesse humaine, émouvante, non plus le hargneux recueillement de la nécropole très catholique. On ne sait qu'admirer le plus, des monuments, dont cette merveilleuse cathédrale, ou du pittoresque fouillis que forme l'entassement, sur un étroit plateau, d'innombrables bâtisses à travers lesquelles circule un dédale de ruelles à désespérer Ariane, ou des abords de la ville, le Tage, le port d'Alcantara, d'une désolation infinie et grandiose. Tolède est encore une de ces choses que je voudrais retrouver dans l'autre monde.
Cordoue, la mosquée et les moulins arabes ; Séville, la Giralda, les femmes sveltes — hormis toutefois les cigarières de Triana qui, malgré Mérimée, sont pour. la plupart de braves matrones à l'engrais ; la blanche Cadix : autant de beaux souvenirs. Une matinée d'Atlantique et de mouettes sur un bateau grouillant d'un peuple bigarré et voici Tanger. Toujours affligé de mes sept colis dont l'étui à haute-forme, j'avisai à les semer au débarcadère. Mais la consigne était qu'il n'y en eût point. Un indigène consentit à me les garder. Aucun bout de papier, sa simple parole d'Arabe, m'assura-t-il, valant plus qu'une signature d'Européen.
En escaladant la calle Fuente buena, immédiatement je fus pris à la gorge, non par les janissaires d'Abd-el-Aziz, mais par un abominable relent d'huile rance. Ce fut ma première sensation d'Afrique. Vous avez éprouvé, d'ailleurs, combien chaque pays, chaque ville a sur notre sensibilité olfactive de répercussion sui generis. Si, par exemple, l'air de Munich, de Berlin, voire de Cologne malgré ses eaux, dégage d'aimables effluves de bière et de choucroute, dans les rues de Londres, pavées de bois, vous apprécierez les senteurs saines et fortes du goudron. A Lyon, à Marseille, ce sera, si vous voulez, un adorable parfum d'égout et en Italie une association harmonieuse de pain chaud et de cadavre, tandis qu'en Turquie le tabac blond, le chien mouillé, le fez échauffé et toutes les pourritures orientales se combineront pour la plus grande joie de vos narines. Bref, depuis ce temps l'odeur de l'huile bouillie m'évoque irrésistiblement Tanger et ses pâtisseries de baïram.
Aux environs de la Kasbah je vis un rassemblement devant la prison. Je m'approchai. Le bourreau était en en train de fustiger un condamné. Et il y allait de tout son cœur de bourreau. Le patient, étendu à plat ventre, nu, comptait lui-même les coups pour empêcher tout désobligeant rabiot. Le supplice fini il se dressa péniblement et, couvert d'un sac, clopin clopant regagna son antre. Allait-on recommencer le lendemain, tous les jours, plusieurs fois par jour ? Et si ce n'était là que préliminaires à une mort atroce et définitive ! Eperdu, je regardais les gens. Pas trace de pitié sur les visages figés : un divertissement de badauds, rien de plus. C'est à ce moment, plus encore que par l'huile rance, que je m'aperçus vraiment de la différence de latitude.
De Tanger j'aurais voulu attraper Oran. Comme communication directe, un bateau problématique qui peut-être, me dit-on, passerait dans la semaine. Je frissonnais à cet oriental « peut-être ». Plus que jamais, time was money. On ne badine pas avec l'argent et je pensais avec sollicitude à la poste restante d'Alger. Un service avait lieu tous les jours pour Gibraltar, à deux brassées d'Océan. Je m'inscrivis. Une classe unique et démocratique confondait animaux et gens. On m'assigna une place entre une chèvre et un mouton qui, je dois le dire, furent très convenables, mieux élevés, ma foi, que beaucoup de leurs sœurs et frères supérieurs, ne vous marchant pas sur le pied, ne crachant pas sur vos colis. Devant moi un coq entouré de ses favorites leur rend ses devoirs en toute simplicité, sans fanfaronnade, sans cocoricos de m'as-tu-vu. Bref, je n'eus qu'à me louer de ce voisinage de bonne compagnie. Quant aux bœufs, je m'amusai beaucoup, au débarquement. à les voir extraire de leur cale au moyen d'une grue qui, les enlevant par les cornes, brandissait dans les airs les pauvres bêtes gigotantes et affolées. Je ne sais si cela se pratique ainsi dans nos ports, mais j'en serais mort de rire si la tristesse de ma solitude ne m'eût sauvé.
Aux glapissements du Rule britannia traînant une armée, je me souvins que j'étais en Angleterre. De fait, l'hôtel où je « descendis » comble de la contradiction sur ce rocher où tout grimpe, reluisait de propreté, ce qui est agréable quand on vient d'Afrique. La promenade à la citadelle, dans la nuit féérique, fut encore une des belles choses de la vie. J'étais en compagnie d'un jeune médecin russe rencontré à l'hôtel, nihiliste en rupture de Sibérie et qui, me dit-il, allait proposer ses services au sultan du Maroc. Sans doute à l'heure actuelle, rentré en grâce, est-il devenu quelque considérable légume de Soviétie.
Départ très romantique aux premières lueurs, le rocher de Gibraltar plus britannisant et brutal que jamais. En Algésiras je retrouve avec soulagement la bonne franquette espagnole, les beaux gendarmes inoffensifs et les casse-croûteux de voyage qui, pour la forme et sans attendre votre refus pour ne pas insister, vous offrent de boire le tinto à même leur gourde et mordre dans leur pâté à l'huile. J'y retrouve aussi des Français et c'est moins drôle. Celui-ci me raconte qu'il est chasseur dans un hôtel de Grenade et que le métier nourrit son homme mieux que celui de député des Cortés. C'est donc qu'ils seraient plus honnêtes que ceux de la République ? Sans approfondir je lui témoigne toute la vénération désirable et m'enquiers de son hôtel afin de n'y point descendre.
De nos jours encore, dans leurs prières du vendredi, les Maures, dit Lord Grenville, supplient Allah de leur rendre l'Alhambra. Voilà des gens avisés, des mystiques qui, en fait de vie future, n'aspirent qu'au paradis terrestre. Celui qu'on nous promet, à nous autres pauvres chrétiens, sera-t-il aussi enivrant et aussi voluptueux ? Dans le doute je me contenterais volontiers d'une pièce avec vue sur la Cour des lions.
De bon matin, par des flaques et des fondrières que la carte prend au sérieux, une patache antéboadilesque me cahote, colis et haute-forme, jusqu'à Daifontes. Il pleut à torrents. Encensé de boue, après plusieurs simulacres de versade, j'arrive à la petite station. Tête de ligne sans cervelle, c'est miracle que le train m'ait attendu, sur ce réseau andalou qui se soucie des correspondances tomme de l'honneur conjugal de son premier chef de gare.
Dans un compartiment vide et sans filet j'entasse mes valises sur la banquette d'aval et m'étends en amont pour reprendre au point où je l'avais laissé mon sommeil de Grenade. A la première station deux hommes montent : autant de valises descendent sous la banquette. Je ne dors plus que d'un côté. Deuxième station, un prêtre: troisième valise, un peu plus grosse, celle-là, car il était replet, et qui empiète un peu sur le parquet. Toujours sur le dos, de ligne droite je suis devenu ligne brisée et ne dors plus qu'au tiers. Quatrième station, le haute-forme à mes pieds, la ligne brisée se replie comme un accordéon. A la cinquième le compartiment est plein de gens assaisonnés à l'ail, j'occupe à peine la place que j'ai payée, je ne dors plus du tout et mes colis gisent dans la poussière grise, les pelures d'orange et les crachats de toute nuance. Au diable cette cohorte encombrante de paquets dont, après tout, je n'avais que faire en voyage. Mon smoking m'a servi juste une fois, à Madrid, le haute-forme jamais. Que n'ai-je expédié tout directement à Rome. Sans compter que ces transports des gares aux hôtels, m'obligeant à des voitures, ont été ruineux. Et quelle complication lorsque, les bateaux jetant l'ancre à un demi-mille du rivage, il fallait hisser tout cela sur de petites barques, à la merci d'un aviron fantaisiste !
A la station de X... la manœuvre n'en finit plus. J'étouffe parmi ces boîtes vivantes de conserve à l'ail. Je descends, circule un peu dans la campagne qui sert de quai. Avisant en queue un truc inoccupé, bien large et bien plat, je m'y installe pour continuer 'commodément la route, heureux de respirer et de voir, regrettant seulement que cette idée ne me soit pas venue dès le départ de Paris. Ainsi splendidement isolé, j'attends sans impatience. Le firmament est bleu par dessus ma tête et il fait bon vivre. Je tire de ma profonde un Barrès autorisé par la censure espagnole, allume ma pipe. Le temps passe.
Quant au bout du chapitre je levai les yeux, à trois cents mètres sud-est un fier panache montait au ciel en apothéose. Je crus d'abord que c'était ma pipe. Déception pour mon orgueil, ce n'était que la locomotive qui, détachée des trucs d'ici-bas, avait décampé et avec elle mon wagon, mon compartiment, mes bagages, mon haute-forme, ma fortune. Je bondis à sa poursuite. Mais malgré la majesté de sa démarche, elle avait bien trop d'avance et, quand à un tournant je croyais l'atteindre enfin, la drôlesse se mettait à courir. Je connus que la lenteur des trains espagnols, proverbiale à l'intérieur d'iceux, n'était que légendaire à l'extérieur. Cette constatation faite, j'abandonnai la course, me ruai impétueusement sur le sol et rallumai ma pipe pour tenir conseil.
Le jour baissait. J'ignorais où j'étais dans le vaste monde, impossible de faire le point puisque mon Baedeker fuyait devant moi avec toutes ses cartes. A distance j'emboîtai le pas. Si par bonheur la station suivante était proche, peut-être arriverais-je, à la faveur de quelque halte durable, à rattraper mon train. Au bout de cinq kilomètres pendant lesquels la nuit put s'étendre à son aise sur la campagne et sur la voie, je parvenais devant une gare. Il y régnait un silence de mort. De train nulle trace. A la lueur d'une lanterne borgne je lus : Guadix. Je m'en fus au chef de gare, lui expliquer mon désastre dans le plus clair possible des charabias, car je parlais espagnol à peu près comme une vache française. Mais en bon administrateur il s'inquiéta surtout de vérifier mon billet. Un cavalier attardé me mena au village où il m'indiqua une fonda. Après un dîner en compagnie de voyageurs de commerce qui, tout comme leurs confrères de France, eurent de l'esprit à revendre, je gagnai ma chambre. Ou plutôt mon quart de chambre. Dans chaque coin il y avait un lit, dans chaque lit un être humain mal défini, car du tout sortaient des ronflements homogènes et sans sexe auxquels, en respectant le style, j'ajoutai vite la quatrième partie qui manquait.
Dès l'aube, bien avant l'heure du train, je courus à la gare pour me sentir plus près de mes bagages. Je recommençai mon histoire. Comme de juste on n'avait rien vu. Et tout le long du chemin je la racontais à qui voulut l'entendre, à coups de dictionnaire, seul vestige avec le Barrès de mon antique grandeur. A chaque station je m'informais. Toujours rien vu, rien entendu. Cependant je conservais de l'espoir jusqu'à Almeria. Hélas ! à l'arrivée pas l'ombre de valise, pas l'ombre de haute-forme ni d'étui ni de Baedeker : autant de Pierre Shlemihl qui auraient également perdu leur corps. Tout s'était volatilisé.
Il fallait se faire une raison. Que le prêtre et ses compagnons à l'ail se fussent partagé mes dépouilles, il n'y avait là rien que de très honnête et très humain puisqu'en disparaissant ainsi sans espoir de retour je semblais leur en faire don. D'ailleurs, à part ce que contient généralement une valise, qu'y avais-je de si précieux ? Des reproductions du Prado, des photographies de Tolède, Grenade et autres que je retrouverais quand je voudrais, des embryons d'esquisses sans valeur marchande, de vagues manuscrits destinés à l'incognito dont une suite de préludes, une sonate inachevée datant de 1890 et que depuis douze ans je trimbalais partout comme un fétiche. Je pensai alors voir paraître cette sonate chez quelque éditeur andalou. Mais sans doute son nouvel auteur jugea-t-il qu'elle ne valait guère la peine qu'il se compromît et qu'il en retirerait plus d'ennui que de gloire.
Tout compte fait je n'étais pas fâché d'être débarrassé de ce poids mort ! Désormais je pouvais narguer voituriers et porteurs et entrer dans une ville sans pourboire férir et les mains ballantes. Je regrettai seulement que l'aventure ne me fût pas arrivée un mois plus tôt, ce qui, dans mes multiples étapes, m'eût épargné bien des agacements.
Avec une petite caisse de dattes pour tout bagage je m'embarquai pour Oran. Ville sans doute fort curieuse sous le régime mauresque, à présent fâcheusement républicanisée, elle n'a guère à son actif que sa situation qui est magnifique. Je n'y fis pas long feu. Le lendemain à midi je me précipitais à la poste d'Alger. Mais j'avais oublié que l'administration française, en s'annexant l'Algérie, l'avait dotée de toute sa sottise métropolitaine. Mon passeport, mes « papiers » avaient sombré avec le reste. Ma carte de l'Académie de France, seule pièce d'identité qui me restât, n'inspira aucune confiance au guichetier colonial. Par chance j'avais sur moi quelques lettres d'introduction pour des Algérois. Je m'introduisis en hâte car, aujourd'hui dimanche, c'était la journée de trois heures dans les boutiques officielles. Muni de deux témoins in extremis je fus toucher, cinq minutes avant la fermeture, le bienheureux mandat de Bigot.
Je ne restai que deux jours à Alger, moins encore à Constantine, le temps de parcourir les souks et de longer le tragique Rummel. Carthage et la basilique Saint-Lavigerie, presque aussi laide que Fourvières, Kairouan, sa magnifique mosquée et ses Arabes de cretonne, Sousse, Tunis, haltes ensoleillées de ce trop rapide effleurement de la côte africaine. Mais cette vie nomade commençait à m'accabler. Mon ardeur s'émoussait. Puis la première lettre du directeur datait de trois mois. Il ne fallait pas abuser.
Pour la quatrième fois je franchis la Méditerranée. Cette dernière traversée fut tumultueuse. Je ne fus pas malade, mais toute la nuit le petit paquet commencé en Alger et grossi des alluvions de chaque étape patina allègrement d'un bout à l'autre du parquet ciré de ma cabine, signe de fortes inclinaisons. Palerme ! Je foulai avec joie le ferme plancher de ma seconde patrie. Mais je ne pouvais aborder en Sicile sans au moins jeter un coup d'œil sur Girgenti, je ne pouvais, de Girgenti, ne pas pousser vers Syracuse. C'était le soir du 1er janvier, un idéal soir d'été. A Rome les réceptions diplomatiques avaient dû sévir dans l'après-midi. J'avais réussi à y couper. A présent je pouvais rentrer, ce que je fis par Messine et Reggio-de-Calabre.
On ne fit pas sauter ma pension. Au contraire, le ministre me fit présent d'un beau blâme parcheminé qui occupa dans mon studio la place de déshonneur. J'essayai de me mettre au travail. Mais j'en avais perdu l'habitude. Comme il fallait à tout prix envoyer je retapai un poème symphonique de 1898 sur les Ramayana et cela passa au rapport de l'Institut comme Deschanel à travers sa vitre. Resté inédit, ce morceau, après avoir rendu cinq cents francs au concours Pleyel, devait rencontrer sa destinée finale dans l'inondation de 1910 qui, l'absorbant corps et biens, m'enleva toute préoccupation à son sujet.
Mais il était dit qu'on ne me laisserait pas souffler une minute. Selon le règlement je devais passer un an dans les empires centraux, ce foyer de la musique sous Colbert. Je m'y rendis par Londres, où je restai un mois à voir des musées et des éditeurs, et par Amsterdam. J'étais à Cologne au commencement d'août. A moins que de retourner à Bayreuth, ce dont je ne me sentais nulle envie, il n'y avait pas une note de musique à entendre dans toute l'Allemagne. Je parcourus les bords du Rhin, Coblence, Mannheim, Heidelberg, vis quelques vieux châteaux, entre autres celui de Loreley dont malheureusement la sirène était morte peu de temps avant et descendis en musardant jusqu'à Aix-les-Bains où je m'arrêtai quelques jours chez mes chers amis Claude et Jean Forestier. Mais cette année-là le baccara me reprit, et au-delà, ce qu'il m'avait donné les précédentes. Par la force d'attraction, un beau matin de septembre j'échouais dans Rome. La Villa était à peu près déserte. Sauf quelques sculpteurs rivés à leur boulot, il n'y avait là qu'André Caplet. Je revis avec joie ce charmant camarade. Alors radieux de force et de gaieté, l'esprit enclin à une mystification qui n'allait pas encore jusqu'au mysticisme, je ne me doutais guère qu'un jour, hélas ! il dût nous quitter si prématurément. Nous aimions la musique. Nous en abattîmes comme des forcenés, jouant et rejouant de nos quatre mains et à tour de bras les symphonies de Borodine et de Glazounov, voire celles, fort sérieuses, de Bruckner et de Mahler, les poèmes de Strauss, de Balakirev, de Rimski, les Nocturnes, toutes œuvres qui à cette époque, en dehors de mérites plus durables, avaient encore celui d'être un peu méprisées de leurs fanatiques d'aujourd'hui.
Le 14 octobre à huit heures je condensai quelques objets dans un unique récipient. Bigot et Tony Garnier en firent autant et nous sortîmes. Le soir nous couchions à Brindisi, le lendemain à Corfou après avoir côtoyé en canal d'Otrante les collines d'Albanie.
Corfou est un endroit adorable. C'est là qu'il faudra se réfugier quand il n'y aura plus de place dans Tahiti où, en horreur de notre civilisation et de leur Kultur, tant de gens émigrèrent de 1915 à 1918 — ou pensèrent émigrer. Les Corfiotes, dans leur duplicité ingénue qui ne trompe personne, me semblèrent aussi sympathiques que les Italiens. Il n'est d'ailleurs que de ne pas se laisser duper. J'avais appris à compter jusqu'à cent. Ce qui nous fut plus utile que de savoir pain, vin, lit, serviette en grec moderne. Entre parenthèses, ne comptez pas trop sur le palais-forteresse auquel Wilhelm consacra les renten-marks de ses contribuables. Vous auriez une déception. C'est le goût prussien dans tout son confortable et toute sa hideur, source d'inspiration assez indiquée pour quelque Achilléion-symphonie, mais insulte au noble paysage. Les vieux oliviers, tordus de douleur, ne s'en relèveront jamais.
A Patras on déchargea le bateau de ses denrées et de ses passagers. Petite ville sordide et mercantile. De là en Olympie, où un six CV Renault nous eût mis en une heure, un tortillard pince-sans-rire s'amusa toute la journée, à travers une Beauce inculte, à nous faire cuire au soleil dans un assaisonnement de moustiques. Ruisselants et dévorés aux trois quarts, ce qui restait de nous était lamentable quand la casquette symbolique de l'interprète de toutes les langues — qui estropiait quinze mots d'anglais, onze d'allemand et huit de français — décrivit sur le seuil de l'hôtel du chemin de fer sa courbe proprement olympien. Je mis sac à terre et, semant mes compagnons et mes vêtements, courus droit à l'Alphée de l'antique Elide, le grand fleuve, dit-on, dont les eaux fangeuses effarouchèrent la pudique Aréthuse. Mais si, dans ce long célibat, l'Alphée a retrouvé sa pureté primitive, par contre il a perdu de son embonpoint et s'est incroyablement tassé avec l'âge. Couché à plat dos au fond de ce grand fleuve, je ne parvins pas à m'y noyer. Mais délicieusement rafraîchi j'étais d'attaque pour de nouveaux essaims de moustiques. Ils n'y manquèrent pas, toute la soirée et toute la nuit.
Nous passâmes la journée du lendemain parmi les splendeurs délabrées du temple de Zeus et dans la contemplation des Phidias chryséléphantins. Par contre l'Helmès de Praxitèle d'un intérêt surtout technique, nous parut froid et académique.
De retour à Patras nous voguons par le golfe de Corinthe vers Itea. Le pays a changé d'aspect. Il est maintenant verdoyant et accidenté. Jusqu'à Delphes, là-haut sur les pentes du Parnasse, il y a dix-sept kilomètres de voiture. Bigot et Garnier commencent leur lente ascension en spirale. Je préfère aller à pied par les raccourcis. Arrivé le premier, je les attends à l'entrée des ruines, contemplant un site qui a le désordre et la sauvagerie des premières époques du monde. Des élèves de l'école d'Athènes, Nicole, Bizard, de Fonseca sont là avec leur directeur, occupés à déterrer minutieusement le temple d'Apollon. Le soleil darde sur nos crânes ses flèches encore brûlantes de 19 octobre. Mais à quatre kilomètres, au coude de la route, il y a la fontaine Castalie d'où sort le Pleistos, ce torrent que l'on voit courir au bas des rochers. Une oasis ! Devant l'auberge patriarcale, un banc à l'ombre d'un chêne immense nous invite cependant que sur la table s'alignent le mastic, l'eau fraîche et les loukoumias de l'apéritif. En plein air un agneau tourne sur sa broche, aimable attention de M. Homolle.
Dans ce pays de rêve nous vivons quatre jours inoubliables, parcourant les environs ou suivant les lents progrès des fouilles.
Il fallut tout de même nous en arracher, au risque d'y laisser la moitié de notre âme, pour parler comme Horace. La veille du départ, alors qu'après le mastic vespéral nous rentrions dîner à l'hôtel du Cyclope, un dîner de départ qui réunissait toute la colonie européenne, un orage nous surprit en rase campagne. Une pluie diluvienne s'abattit. Des ténèbres de poix nous dérobaient la route. Sans les éclairs secourables nous glissions infailliblement dans l'abîme. Empêtrés dans une tribu d'ânes en détresse qui comme nous cherchaient leur voie et leur salut, les braiements se confondant avec nos appels, l'obscurité nivelant hommes et bêtes, ce fut tragique. Le cyclope de l'hôtel, bien inspiré, vint à notre rencontre avec ses gens. Un grand feu flambait. Nous étendîmes nos frusques ruisselantes et, comme nous n'en avions pas de rechange, c'est en caleçon de travail et absolument sans cérémonie qu'eurent lieu dîner et discours d'adieu.
A mules, quoique par des chemins de chèvre, nous partîmes dans la direction de Livadia. Les guides activaient leurs bêtes au refrain du
bien qu'ils ignorassent Samson et Dalila, qui à ce moment n'avait pas encore été représenté à Delphes, preuve que l'orientalisme est plus une question de latitude que de longitude. La première nuit nous couchâmes au couvent d'Osios Lukas, en pleine forêt. De Livadia aucune force humaine et divine ne pouvait faire que Bigot, chef de l'expédition et passéiste impénitent, ne voulût évoquer les Muses en leur vallon et gravir la colline sainte de l'Askra — pourvu que ce soit ce nom ! — quitte à en redescendre sous la pluie, à la nuit tombée, et risquer nos cous sur les roches humides et traîtresses.
Par une soirée tiède nous fîmes notre entrée dans la ville de Périclès, éblouissant les Athéniens de notre landau à seize pieds, des pieds grecs jusqu'au bout des sabots, agiles pour la galerie de départ, fougueux pour la galerie d'arrivée, fourbus aux points intermédiaires où il n'y avait pas de galerie. Par respect de la vieillesse chevaline, à preuve, nous avions marché les trois quarts du chemin, même en terrain plat. Mais, tout comme à Marseille, dans cette Provence des Balkans, chevaux et militaires ont leur façon personnelle d'écrire l'histoire, qu'il s'agît d'une simple course Lividia-Athènes ou de la victoire de Marathon.
A l'Ecole française nous retrouvâmes, connus depuis leur passage à la villa Médicis, Lefebvre et Jardé (de Corbigny). Nicole et Bizard nous avaient accompagnés. D'autres hôtes nous attendaient que nous revîmes avec moins de plaisir: la horde lancinante des moustiques accourus d'Olyrnpie à vol d'oiseau. Ici du moins y avait-il des moustiquaires.
La ville moderne ? Quelques rues régulièrement percées, de solides maisons roses d'une quadrature parfaite, le palais du roi, l'université, cinq pharmacies, le café de la Constitution. La nouvelle cathédrale mélange assez ironiquement les styles. Je lui préfère l'ancienne qui dans ses dimensions réduites n'en semble que la maquette, mais d'un byzantinisme plus intégral.
La ville antique, Acropole, Aréopage, Propylées... Mais je n'aurais ni la possibilité ni l'outrecuidance de vous apprendre ce que vous savez depuis cinq cents ans avant Jésus-Christ. Nous y restâmes huit jours activement employés, moins deux consacrés à Eleusis, Corinthe, Mycènes, où une admiration un peu terrifiée nous cloua devant l'antre sombre d'Agamemnon, Argos, Nauplie, etc. Bizard, qui nous guidait, marchandait en grec comme Mercure lui-même, dieu de l'éloquence et des mercantis. Il nous obtint le passage jusqu'au Pirée à des prix défiant toute concurrence.
Nantis de passeports dûment scellés et de lettres dithyrambiques, nous quittâmes Athènes et Tony Garnier qui, saturé, préférait brûler les étapes et nous rattraper sur la frontière d'Asie. Par mer nous arrivâmes à Volo, modeste port où s'accumulent les consuls de tout poil. A petits pas un Decauville chélonien nous mène à Kalabaka. En face de la montagne se dressent les Météores : une gigantesque colonnade de rochers cubiques ou cylindriques, hauts de cent mètres, avec pour chapiteau un couvent, et qui semblent finir la terre.
Aux trois appels du guide, du sommet du rocher descend une corde. A la corde pend un filet monoplace. Ce ne sont que de modestes coups de filet, mais l'invite est sans équivoque. Donc, au premier de ces messieurs. Bigot, qui n'avait pas grande confiance, hésite, fait des politesses, invoque des dates de naissance. Je me dévoue, sombre jusqu'au cou dans le filet après avoir vérifié que les mailles de dimension légale ne me laisseront pas passer au travers. La corde se tend, je quitte sans regret cette vallée de larmes. Jusqu'à dix mètres, rien à signaler, les secousses sont régulières, berceuses comme dans un hamac. « Pourvu que ça dure », me dis-je comme l'autre qui de son sixième faisait la route en sens inverse et avec ses propres moyens. Au onzième mètre je commence à balancer doucement de l'est à l'ouest, puis du nord au sud. A vingt mètres les oscillations s'accélèrent en une giration désordonnée. Bon Dieu! qu'ils n'aillent pas me fracasser la tête contre leur rocher de malheur. Et cette corde effilochée qui sert depuis le moyen âge ! Il me semble à tout coup qu'elle va rompre et me précipiter dans les enfers. Soixante, quatre-vingts mètres, je m'accoutume à cette existence de pendule. Même je fais signe à Bigot, qui d'en bas suivait anxieusement, prêt à me recevoir dans ses bras, que tout va bien et que la vie est bonne. Je parviens à peu près intact. Immédiatement ma tête se met à tourner comme une toupie, au point que je ne sais plus de quel côté sont mes yeux. Les moines me souhaitent la bienvenue. A ce langage onomatopique, ma tête-toupie se ralentit : un petit mastic bien sec, un loukoum, une cigarette voilà ma tête sur pieds et j'ai retrouvé mes yeux juste à temps pour contempler un spectacle fameux.
Au tour de Bigot maintenant. Comme il continue ses manières, prétendant que la corde ne résistera jamais à ses quatre-vingt-dix kilos, le guide l'enlève comme une plume, le plonge jusqu'au crâne dans le filet qu'il ferme hermétiquement au risque de l'étouffer et, au départ, l'encourage d'une tape amicale sur les fesses, si vigoureuse et retentissante que les échos en troublent le recueillement du monastère. Là-haut, je prends part à la manœuvre des moines-grues. J'empoigne une des manivelles qui enroulent la corde et tourne avec force car le poids y est. Au bout de dix minutes on sort Bigot de son filet. Les yeux clos, il n'a pas voulu voir le danger en face. Mais il s'est endormi profondément. On l'étend sur le sol. On lui insuffle le mastic régénérateur. Il se réveille, sourit à la lumière comme Vénus sortant des flots. Sauvés provisoirement, nous parcourons l'étrange plate-forme, payons une visite, comme dit Shelley, à la chapelle aussi antique que son piédestal, jouissons de l'incomparable panorama sur la chaîne du Pinde et l'immense plaine de Thessalie. Puis nous dînons avec l'appétit de gens qui, ayant vu la mort de près, reviennent de loin. Ces moines sont de bons vivants. Leur jambon est délicieusement fumé par les siècles et la piquette qu'ils cuisinent eux-mêmes vous a un coquin de petit bouquet qui invite à la récidive. Que dis-je ! Un nectar, comparé au saumâtre resinato du Péloponnèse.
Comme dans nos gratte-ciel parisiens, le filet ne doit être utilisé que pour la montée. A la satisfaction de Bigot, nous descendons de nos jambes par des sentiers de fortune. Mais auparavant, sur le livre d'or, à la suite de noms illustres dont Maeterlinck et Soliman III, nous énoncerons à la louange des moines xénophiles quelques axiomes bien sentis.
Nous reprenons le tortillard que nous abandonnerons à Trikala pour le rattraper demain à Pharsale. Nous voulons voir la vallée de Tempé chantée par Virgile. Une route carrossable, qui passe par Larissa, s'interrompt au Pénée qu'il faut traverser en bac. Cela se fit sur le coup d'une heure du matin. Nous sommeillions dans la voiture et ce réveil dans un paysage lunaire, pour le moins inattendu, semblait prolonger nos rêves. Toute la matinée nous errons sous bois et à plusieurs reprises effleurons le Pénée qui, rampant à travers la vallée silencieuse, l'épouvante de sa traînée grondante et opaque.
De retour à Volo, après de nouvelles formalités consulaires, nous nous embarquons pour Salonique. Dans cette traversée nocturne, soumise à la fantaisie et l'instabilité d'un caboteur de quartier, Bigot devait essuyer le plus mémorable mal de mer qui sévît jamais sur le golfe. Par sympathie j'ai l'air aussi morose que lui quand, débarquant dans la ville, nous nous demandons ce que nous venons f... ici. Le café turc, rythmé de mastic comme il convient, nous remet d'aplomb. Dès l'entrée dans Eski-Djama nous sommes entourés d'une demi-douzaine de pontifes qui nous font les honneurs du lieu. Ils poussent la bienveillance jusqu'à nous en dévoiler, à la lueur d'un rat-de-cave, les charmes les plus secrets. L'inspection terminée, nous nous consultons du regard. Décemment on ne peut offrir un bakchich à des gens si richement chamarrés et qui descendent peut-être directement de Mahomet. Que faire ? A tout hasard nous avisons le moins passementé des six et, timidement, lui présentons notre obole, escomptant un noble refus. Quelle illusion ! Il se met au contraire à discuter, à fulminer, à invectiver, en turc heureusement, s'animant peu à peu comme une transition d'adagio à finale. Les autres s'en mêlent, trémoussent leurs chasubles et leurs étoles, se récriant par signes qu'avec les seuls frais de rat-de-cave ils ne joindraient pas les deux bouts, que d'ailleurs il faut compter en plus le prêt des chaussons de lisière, le temps passé, la main-d’œuvre, que sais-je. Marchandage burlesque auquel nous brisons en triplant le pourboire, puisqu'il faut l'appeler par son nom. Nous savions désormais à quoi nous en tenir sur la dignité des princes de la Mosquée qui rendraient encore des points aux juges et aux vizirs.
Quoi qu'en pensât Bigot qui eût préféré en changer, nous reprenons la même mer. Traversée calme, cette fois, sur un bateau russe de plusieurs tonnes. Au mont Athos tout le monde débarque sauf les femmes, les chiennes et une ânesse qui continueront au moins jusqu'à Orfani, la montagne sainte étant inaccessible au beau sexe. A la vérité tout le monde, en dehors de l'équipage, c'est Bigot et moi, plus l'âne de l'ânesse. son guide-âne et un colonel de la Sublime-Porte.
Créée, semblerait-il, pour toutes les voluptés, la presqu'île est uniquement habitée par des moines, vieux et jeunes, vétérans, novices et moinillons presque au berceau, pour ne pas dire à la mamelle, ce qui, dans ce pays sans mamelles serait impossible. Leur noire chevelure, en progression inverse de celle de nos poules parisiennes et souvent grouillante d'un dense petit peuple, leur descend jusqu'aux épaules en larges rameaux ombreux. Leur démarche est nonchalante car ils ont le temps, mais leurs yeux flamboient comme les bûchers de l'Inquisition. Humanité incomplète, amputée de sa plus gracieuse moitié, ils n'en paraissent pas souffrir. L'insouciance du lendemain, la pitance journalière assurée — sans viande toutefois — la douceur du climat et la certitude du salut compensent la privation amoureuse et familiale. Aux plaisirs de la chair suppléent ceux de la chère.
A Pantaléïmon, le riche couvent russe, nous déployons nos lettres d'introduction. On nous comble d'égards, de mastic et de loukoumia. Mais on ne fume pas en public, pour l'exemple, ce qui n'empêche que chacun ait dans sa chambre sa provision de cigarettes blondes. L'hygoumen est couché, gravement malade, Mais le vice-hygoumen est un homme très bien et qui sait vivre. A table il nous place à ses côtés. J'ai conté ailleurs, à propos d'un festival Debussy, ce que fut ce déjeuner : sept plats de poissons savamment transmigrés par un vatel de Jules Verne. On eût dit à certains quelque authentique chevreuil ou quelque perdreau en bas âge. Le dessert fut lui-même une prestigieuse marmelade à la gelée de torpille dont Bigot se pourléchait, mais à laquelle je préférai la confiture d'esturgeon, alias le caviar blanc.
Après le café et le marc de café le vice-hygoumen, religieusement, donna le signal des éructations d'action de grâces auquel tous, en saluant, répondirent en chœur, puis chacun, sans se le dire, s'en fut en griller une dans le mystère des coins et recoins de l'immense bâtisse.
Dans la bibliothèque il n'y a guère que des vestiges. Les Turcs, dit quelque Melchior de Vogüé, déchirèrent les manuscrits pour en faire des cartouches. L'ignorance des moines aidant, les Scolies d'Homère calfeutrèrent les portes et fenêtres, comme un percepteur de ses paperasses à chandelle, les Vies des hommes illustres servirent d'amorce pour la pêche. Conscients enfin de leurs trésors, les moines d'aujourd'hui, s'ils n'en jouissent intellectuellement pas beaucoup plus que jadis, du moins respectent leur valeur marchande et ne laissent pénétrer l'étranger dans le sanctuaire que sous bonne escorte.
Un matin nuageux le vénérable Xénophon, qui nous avait pilotés à travers les bâtiments et les cours, entre dans notre chambre avant de frapper, selon la coutume. « Vous avez, nous dit-il, une occasion providentielle de voir le couvent de Vatopédi : notre hygoumen il est mort cette nuit. Un novice il doit se rendre dans les principaux monastères pour les invitations au funérailles. Il vous conduira. » Cette occasion providentielle, nous la saisissons au vol. Dans la cour trois grands diables de chevaux nous attendent. A leur aspect trépidant je regrette un peu les douces et rêveuses mules de Delphes à Livadia. Nous prenons à travers bois un sentier montant et malaisé qui n'en finit plus. La vue, qui devait être si belle sur la mer, est masquée par les arbres. Rien à faire. Pour abréger la longueur du trajet je tire de ma poche, avec un petit dictionnaire allemand, le Baedeker de Constantinople. Je m'absorbe dans ma traduction, le cheval en profite pour flâner, nous nous laissons distancer par les autres. Des gouttes commencent à tomber sur le livre qu'en maugréant j'essuie au fur et à mesure. Aux gouttes succède une pluie fine. Au diable ! J'ouvre mon parapluie, passe mon bras dans la bride et poursuis ma lecture. Il pleut à verse. Cette fois je me fâche tout de bon, le cheval aussi qui, sans crier gare, prend le mors aux dents. J'interromps mes occupations multiples pour tomber en toute hâte, entraînant dans ma chute parapluie, Baedeker et dictionnaire. C'est sans doute ce qu'il voulait, simple avertissement de cheval, car ma tête à peine en bas et mes talons dextrement pointés au zénith, le galop se ralentit, devient trot modéré, puis pas de route comme devant. Par miracle je n'avais pas lâché la bride. Mais c'est en vain que je fis des efforts désespérés pour me rétablir : l'affaire avait été mal emmanchée. Je continuai environ cent cinquante mètres ainsi ignominieusement renversé comme le dernier des contrepoints. Je n'étais pas à l'aise, gêné dans mes mouvements qui épousaient mal ceux du quadrupède, je respirais à contretemps, la pluie me cinglait la figure et comblait mes narines. Brusquement un rhume de cerveau se déclencha, enflant grotesquement mon nez sans que, humiliation suprême, la face de la terre en changeât. Puis je souffrais moralement à la pensée des objets qui derrière moi se détérioraient dans la boue. Enfin je me voyais délaissé à tout jamais des dieux et des hommes, succombant dans ces solitudes sans même avoir, comme Roland, un roc à pourfendre. Bref, malgré tout mon optimisme l'avenir m'apparaissait sombre.
A défaut d'olifant je me mis à éternuer violemment. Bigot et le guide, qui étaient déjà loin, font demi-tour, restent cloués de stupeur devant ce pendu malgré lui. En gendarmes avisés, sans remonter aux causes de l'accident, ils se bornent à en neutraliser les effets Cependant que l'un maintient l'animal, l'autre me retourne dans le bon sens. La vie à peu près sauve, je cours ramasser bouquins, parapluie, chapeau et lorgnon qui jalonnaient mon Golgotha. Mais, tel un souscripteur aux émissions du Cartel, j'ai perdu confiance en ce traître qui m'a mis à deux doigts de ma perte. Je préfère achever la route à pied. Par solidarité de race, Bigot en fait autant. Mortifiés, les hypocrites nous suivent d'un air aussi penaud que possible, ravis au fond que le truc ait réussi à les alléger de ce poids vif et gesticulant.
Avec la pluie le chemin s'est transformé en torrent navigable. Ou peut-être l'été avait-il desséché le torrent ? En plein chenal, nous enfonçons jusqu'aux genoux. Une boue épaisse recouvre le reste. Presque à la nage nous atteignons enfin Vatopédi, le couvent grec. Notre entrée est piteuse. Mais l'escorte chevaline nous vaut malgré tout quelque considération. Après le mastic et le loukoumia rituels nous faisons signe au saint de la cuisine que nous voudrions bien, dans de l'eau limpide, dégager nos pieds de cette fourmilière de sable et de cailloux. Que ne nous sommes-nous adressés au dieu lui-même ! Le saint de la cuisine fait mille difficultés. Il veut bien croire que nous sommes très sales, mais assure que cela n'a aucune importance, que d'ailleurs ici c'est très bien vu, que c'est dans les règles de l'Ordre basiléen et de la bienséance orthodoxe. De fait nulle baignoire, nul tub, aucun de ces indécents ustensiles en usage chez les barbares d'occident. Nous finissons par dénicher un arrosoir et une vieille poêle à frire dans laquelle nous alignons tant bien que mal nos vingt orteils. La cérémonie se déroule en grande pompe, devant le peuple assemblé des moinillons qui, ne concevant pas que des gens sensés se livrassent à une occupation aussi basse et aussi profane, en suivaient les phases d'un œil intrigué, se demandant où nous voulions en venir et si ce n'était pas là quelque ténébreuse pratique de sorcellerie. Un siècle plus tôt et notre affaire était claire.
Nos chaussures dégoulinantes, nos vêtements sablonneux étaient hors d'usage immédiat. On nous prête des sabots, nous endossons, si je puis dire, de vieilles culottes de moine. Ainsi équipés nous nous présentons devant l'hygoumen, lequel légèrement ahuri s'émerveille que ce soient-là, ces deux chemineaux, les illustres archéologues annoncés dans la lettre que nous lui tendons.
Je ne vous décrirai pas le monastère, incommensurable fouillis d'imprévu et de pittoresque où la magnificence le dispute à l'abandon et à la ruine, les riches tentures aux guenilles, la blancheur de l'ivoire à la crasse. On ne sait ni où ni quand l'on vit. Si dans l'espace vous êtes au bout du monde, dans le temps vous en êtes au commencement, avant Mahomet, avant le Christ, avant Bouddha. C'est vraiment l'endroit étrange et inattendu.
La pluie a rafraîchi singulièrement la température. Il ne fait pas chaud dans les chambres et les couvertures ont la minceur canonique. Bigot qui a encore les pieds gelés de la traversée n'ose réclamer un moine: ils seraient capables de ne lui envoyer qu'un moinillon. Néanmoins nous dormons avec appétit. Le lendemain nos vêtements sont secs. Nos chaussures aussi qui se sont réchauffées toute la nuit devant l'âtre. Même celles de Bigot sont un peu trop cuites; au premier attouchement elles s'émiettent comme du pain grillé. Eperdu il court parlementer avec le saint savetier qui, par des soins laborieux, un dosage raisonné des clous et des cuirs augmente leur volume et réduit leur capacité et, fier de son travail, restitue aux lieu et place des solides godillots une élégante mosaïque de pièces et de trous à jamais inaccessible à pied humain. Mécontentement de Bigot, colère, invectives. Fureur du saint cuisinier, encore rancunier de sa poêle à frire, qui prend parti pour le saint savetier, menaces du peuple des moinillons accourus à la rescousse. Un judicieux bakchich apaise l'effervescence. Bigot pleure sur ses chaussures perdues comme la Troyenne sur sa patrie, rougissant à la pensée d'arriver à Constantinople en sabots, tel à Cincinnati le porcher prédestiné au milliard.
Nous voyons encore le couvent serbe de Kilandari — je crois que c'est bien ce nom — devant lequel, arrivés de nuit, porte toute grande fermée, nous faillîmes coucher... même pas à la belle étoile puisqu'il pleuvait. Puis nous revenons à Pantaleïmon attendre le bon plaisir du bateau. Je nous revois, ce soir du 2 novembre, fumant en cachette à un bout de la terrasse tandis que le nouvel hygoumen et ses invités des funérailles fumaient à Vautre bout, également en cachette — ainsi tout le monde était content — et contemplant la mer Egée couleur de cyclamen sous un ciel d'Ile-de-France.
Le bateau enfin est signalé. Nous nous précipitons du pied droit comme des poilus libérés, concluant de cet empressement que nous n'avons décidément pas la vocation monastique. Sur le bateau il y a un monde cosmopolite et bariolé d'officiers bleus, jaunes et verts, de femmes de mousseline blanche, de fez écarlates, ce qui nous change un peu des noirs uniformes où seuls le lustre des ans, les taches de graisse et les exfoliations capillaires mettent quelque couleur. Des Orientales fument à travers leur voile, qui nous paraissent gracieuses et charmantes, à nous qui venons du rude pays des moines. Mais sait-on jamais !
Arrivée au matin dans la Corne-d'Or, sous une lumière étincelante. D'autres vous auront éloquemment décrit le spectacle, désormais classique, de cette forêt de minarets et de dômes, Je ne m'y risquerai pas après eux. Au pont de Galata Tony Garnier nous attend en élégante compagnie, liaison spontanée aux hasards du bateau, mais non dangereuse parce que tôt dénouée, la jeune personne poursuivant vers Tiflis.
Bigot délesté de ses sabots et pourvu de bottines sans pièces et sans trous, nous nous mettons en chasse. Ab Jove principium : Sainte-Sophie d'abord, puis la mosquée d'Ahmed, la sultane Validé. Avec ces trois, il y a déjà, dirait Max d'Ollone, de quoi jeter du venin. Au sommet de la tour de Galata, carrefour de toutes les bourrasques d'Europe et d'Asie, il faut nous cramponner à nos barbes mutuelles pour n'être pas dépêchés dans le vide.
Le métier de touriste à Constantinople n'est pas une sinécure. Pendant des jours nous ne soufflons guère. Le guide ne vole pas ses cinquante piastres quotidiennes. Il ne nous fait grâce d'aucun palais, d'aucun cimetière, d'aucun tombeau. Il ne nous épargne — Allah en soit loué ! — ni la lointaine mosquée d'Eyoub, ni la citerne des mille et une colonnes, ni les déhanchements des derviches hurleurs de Scutari parmi lesquels nous reconnaissons, dilettante d'une virtuosité toute professionnelle, notre colonel du mont Athos, ni, à la parade de Sélamlik, le sultan lui-même — oh ! ce rugissement des Tartares à son apparition j'ai essayé de le transposer, au début de mon psaume, en acclamation d'Israël — le sultan, dis-je, et ses belles favorites dont les visages curieux et rieurs apparaissent furtivement aux portières.
Aux soucks nous rencontrons des officiers du Vautour : Le Camus, Farrère, d'autres, qui nous convient sur leur stationnaire, au milieu du Bosphore, où nous verrons en liberté le retors policier Julien Viaud et le grand poète Loti.
En face de Constantinople, en terre asiatique, Brousse, qu'on ne voit pas mais qu'on devine, nous invite à ses filatures de soie grège, ses minarets de faïences polychromes et ces cent-quatre-vingt-dix-huit mosquées. Cinquante milles environ de traversée et cent kilomètres d'Asie. Du large nous contemplons les trois villes dont la vision, à cette heure et en cette saison, est féerique. Le soleil n'a pas encore achevé les brouillards de son déjeuner matinal. De l'océan laineux des nuages, superposé comme un étage à l'océan des vagues, émergent les hautes coupoles d'Ahmed et de Sainte-Sophie, la tour de Galata, gigantesques lustres pendant du ciel en un mirage fantastique.
A Brousse un aimable consul nous fait les honneurs de la ville. Journée merveilleuse. Nous repassons Marmara, dernière traversée. Une visite de reconnaissance à Sainte-Sophie, aux bazars et au Vautour, puis nous prenons de l'Orient un congé peut-être éternel A présent il faut songer aux choses graves, c'est-à-dire inutiles. Rapidement le conventionnel va nous emporter vers des régions de plus en plus maussades et... hélas ! civilisées ; Andrinople, Sofia, déjà blanche de neige, Belgrade, Buda-Pesth, énorme et ennuyeuse prenons de l'Orient un congé peut-être éternel. A l'Opernhaus de Vienne nous assistons à Louise, une idée de Tony Garnier, fort bien jouée d'ailleurs. Bigot veut voir Schcenbrünn, enfoui dans l'hiver.
Nous gelons. Nous sommes mal installés. Nous attendons de l'argent et le peu qui nous en reste sert à des dépêches pressantes auxquelles Laporte ne répond pas. Nous nous chauffons à Saint-Etienne et vivons pendant trois jours de cervelas, de moutarde et de cure-dents. Enfin arrive la manne libératrice. C'est le signe infaillible de la dislocation. Nous payons nos dettes intérieures et extérieures ; on ne se connaît plus. Bigot et Garnier se hâtent vers Rome tandis que je m'enfonce irrémédiablement dans les brumes : Prague — la délicieuse ville ! Dresde où je reste un mois à chercher, entre un Boecklin et un Lembach, le thème du second mouvement de mon quintette, tout en chambardant le premier ; Leipzig, plein de symphonies de Bruckner et de concertos de Tchaïkovski qui ne me feront pas oublier la taverne d'Auerbach ; Berlin enfin, où je séjournerai six mois point très désagréables en compagnie de Lucien de Flagny, de Tchernikov le gros pianiste et de Jean Tavernier, à ce moment aspirant-ambassadeur, depuis revenu à des meilleurs sentiments sous l'influence de Cézanne et de Bergson. Six mois pendant lesquels je m'occuperai de tout sauf de musique. Les concerts sans intérêt, les programmes irrémédiablement usés ne me tentent guère. Que Zeus me confonde si dans ces six mois je n'ai pas lu sur les affiches au moins vingt messes en ré et autant de symphonies avec chœurs et ouvertures de Vaisseau-fantôme. Voilà ce que Colbert n'avait pas prévu au paragraphe musique de son règlement.
Il ne me reste plus, avant de retourner définitivement à Paris, qu'à voir Rome une dernière fois. Mais par quelle voie vais-je m'y prendre. Il va falloir aviser à une géographie inconnue. Voyons un peu la carte. Il y a là tout près Hambourg et Lubeck qui me font signe. Pas beaucoup plus loin, n'est-ce pas Copenhague qui se dresse là-haut, au bout de la Baltique ? Et peut-on, en toute conscience, concevoir le Danemark sans le château d'Hamlet ! Ce que je fis de point en point. Ce que nous fîmes, puisque Jean Tavernier, le philosophe impressionniste et peintre bergsonien, voulut bien m'accompagner. Même, cinquante minutes après la visite d'Elseneur, où nous avions frémi aux oubliettes et grincé aux chambres de torture, nous nous trouvions de l'autre côté de l'eau sur la côte de Suède. Ainsi le 22 juin, point extrême de clarté, installés à une terrasse d'Helsingborg, point extrême de mes incursions septentrionales, nous écrivions des cartes postales à la lumière du soleil de minuit moins un quart. Nuit si courte que nous jugeâmes inutile de dormir.
Mais de Berlin je n'étais encore qu'à moitié chemin de Rome. Nous retraversons le Sund. Je reconduis Tavernier jusque chez lui, Postdamerstrasse. Puis, par Varsovie et les Carpathes, où je vis d'étranges gens et des choses étonnantes, je rentre à la Villa. C'est la fête de Saint-Pierre. Les cloches dans le dôme lancent leurs volées aux quatre coins du monde papiste. Un soleil de plomb fond la ville et incendie mon studio. Par la nocturne alchimie des courants d'air je réussis à capter la fraîcheur. Je tente mes ultimes envois qui seront à peu près l'étude pour le Palais hanté d'Edgar Poe et le psaume XLVI que je dédie à Bigot en souvenir de nos communes aventures. Puis suprêmes adieux aux alentours, le lac de Nemi, Albano, le bois sacré de Rocca di Papa, l'inoubliable Anticoli et, puisqu'aussi bien tout devait finir un jour, pour la première fois je voyage en ligne droite.
Florent SCHMITT.