Cinquante ans de musique française (1874 - 1925)
PORTRAITS ET MÉDAILLONS DE MUSICIENS
par Henry PRUNIÈRES
CÉSAR FRANCK
Il incarna jusqu'en sa vieillesse le personnage grotesque du professeur de piano pour pensionnat de demoiselles. Ses élèves pouffaient lorsqu'elles le voyaient arriver en trottinant avec son immuable redingote trop large, son pantalon trop court, timide, gauche et souriant. Elles aimaient pourtant sa bonne figure ronde, son nez retroussé, sa large bouche et son menton fuyant entre ses favoris. Elles se reprochaient de rire de ses grimaces perpétuelles, de ses distractions et surtout de sa voix fausse et tonitruante quand il prétendait chanter l'air qu'elles estropiaient. On savait vaguement qu'il était organiste et qu'il composait de la musique. Des élèves jouaient même sa fantaisie sur Gulistan, mais, lui, préférait leur faire étudier les « exercices » de Bach. Il avait une prédilection pour cette musique dépourvue de mélodie et si difficile.
Du matin jusqu'à la nuit, le petit homme courait la ville, sautant d'omnibus en tramways pour aller donner ses leçons des Batignolles à Auteuil ou à Neuilly. Avant de partir, le matin, il commençait par s'accorder deux heures de travail, de 5 à 7 heures, composant des pièces de piano ou d'orgue, des motets, des mélodies, voire des œuvres de longue haleine comme son oratorio Ruth, son opéra le Valet de Ferme, son poème symphonique d'après les vers de Victor Hugo : Ce qu'on entend sur la Montagne. Tout cela restait dans ses tiroirs, les éditeurs ne consentant à prendre de loin en loin qu'une mélodie ou une pièce de piano.
Depuis qu'il était organiste de la nouvelle basilique de Sainte-Clotilde, il délaissait un peu la musique profane pour des œuvres d'inspiration religieuse. Il lui semblait que Dieu bénissait son travail, car il lui envoyait depuis quelque temps de bien meilleures idées. Il savait que l'art ne suffit pas et qu'il faut aussi l'aide divine.
La science musicale, il l'avait possédée très jeune et complètement. A treize ans, il avait quitté Liège n'ayant plus grand chose à apprendre en cette ville. Il avait travaillé avec Reicha, le maître de Berlioz, et était entré au Conservatoire de Paris où bientôt la fugue n'avait plus eu de secret pour lui.
Le morceau de concours qui lui avait valu le premier prix était l'œuvre d'un maître ouvrier. Il en était justement fier et avait tenu à le recopier de sa plus belle écriture pour en faire hommage à la fille d'une actrice, Mlle Desmousseaux, dont il était éperdument amoureux.
Malgré l'opposition violente de son père, il avait réussi à l'épouser huit ans plus tard et il ne se souvenait pas sans émotion de son mariage, le 22 février 1848, en pleine révolution, et de la barricade que la noce avait dû escalader sous les lazzi des émeutiers, pleins de prévenance pour la mariée. Malgré les qualités de bonne ménagère de sa femme, il fallait donner bien des leçons pour suffire aux dépenses, mais il n'avait pas à se plaindre puisqu'après tout il gagnait sa vie et celle de sa famille. Si l'on ne jouait pas ses œuvres, ceux de ses confrères qui n'écrivaient ni pour le théâtre, ni pour les salons, étaient-ils plus favorisés ?
N'avait-il pas en tout cas l'avantage unique d'avoir à sa disposition le plus bel orgue de Paris, le plus riche en jeux et en registres, le plus docile à ses doigts ? Quelle joie, le dimanche matin, dans la pénombre de la tribune que de pouvoir s'abandonner à l'inspiration ! Dieu lui faisait souvent la grâce de lui envoyer des idées si belles, de lui inspirer des combinaisons si neuves et si hardies qu'il en restait lui-même émerveillé et en remerciait le ciel en toute humilité.
Si la foule l'ignorait, du moins se savait-il estimé de ses pairs. Le grand Liszt pour lequel, dès son jeune âge, il avait nourri une fervente admiration, lui avait fait l'honneur de s'asseoir dans la tribune pour l'entendre improviser. Il était descendu, plein d'enthousiasme, lui prodiguant les éloges et le comparant à J.-S. Bach ! Ses élèves d'orgue l'écoutaient comme en extase, émus, avant même qu'il commençât, par le changement qui s'opérait dans ses traits subitement transfigurés, anoblis, rayonnants d'une flamme intérieure. Ces témoignages de sympathie et d'admiration lui donnaient confiance en soi-même et l'engageaient à continuer à composer sans relâche. Un jour viendrait bien où cette musique qu'il écrivait serait exécutée Pour le moment il fallait songer à vivre et Franck de courir le cachet à travers Paris, avec sa redingote et son parapluie.
Durant le siège de Paris, Franck et les siens passèrent des jours pénibles dans leur appartement du boulevard Saint-Michel où ils avaient recueilli toute une famille chassée de son domicile par le bombardement. On se nourrissait de chocolat à l'eau et le père Franck s'en allait à pied avec deux grands seaux du boulevard Saint-Michel à l'extrémité de la rue Saint-Honoré se ravitailler en combustible dans la cave d'un ami.
Il était alors plein de ferveur patriotique et, de même qu'en 1848, la Révolution lui avait inspiré des chants républicains et démocrates, la guerre lui dictait des compositions toutes remplies d'un lyrisme héroïque. Il mettait en musique un article de journal où Paris était célébré en termes grandiloquents. Mais ces sentiments belliqueux ne l'occupaient pas tout entier et il travaillait aux Béatitudes. De temps en temps, il recevait la visite d'élèves en permission : Henri Duparc, Vincent d'Indy. Il commençait à avoir des élèves pour la composition et non plus seulement pour le piano et l'orgue. L'attachement que lui témoignaient ces jeunes gens le touchait profondément.
A sa grande surprise, au lendemain de la guerre, on vint un beau matin lui annoncer qu'il était nommé professeur d'orgue au Conservatoire. Le nombre de ses disciples s'accrut rapidement car beaucoup de ceux qui étudiaient l'orgue sous sa direction venaient lui demander des conseils pour leurs compositions.
Le grand public continuait à l'ignorer mais ses élèves intriguaient pour lui, relançaient les chefs d'orchestre et les éditeurs. En 1873, Colonne dirige Rédemption sans aucun succès d'ailleurs. En dehors d'un tout petit groupe d'admirateurs et de gens du métier, personne ne savait que l'organiste de Sainte-Clotilde était capable de composer des œuvres de valeur. Lorsque par hasard, un morceau de Franck était exécuté à un concert, il passait inaperçu. Il n'exerçait pas cette séduction dont se paraient les œuvres de Lalo ou de Saint-Saëns, rutilantes d'orchestre, il était, comme son auteur, dépourvu d'attraits extérieurs. On l'entendait sans l'écouter.
C'est dans la plus stricte intimité que furent chantées les Béatitudes au domicile de César Franck malgré les invitations prodiguées aux personnages officiels, aux critiques, aux musiciens, aux mélomanes. Quelques années plus tard, le concert entièrement consacré à ses œuvres et pour lequel s'étaient cotisés tous ses amis, n'eut aucun succès. Au milieu de la consternation générale, seul César Franck, ravi de s'être entendu à l'orchestre, rayonnait. Il ne manifestait pas moins de contentement en entendant au Conservatoire sa Symphonie exécutée devant une salle glacée.
A 68 ans, il ignorait encore le succès. Il n'en témoignait aucune amertume, toujours souriant, patient, confiant et travaillant. Il gardait la naïveté et la simplicité d'un enfant. Il s'excusait auprès d'un élève, chez qui il était descendu en province, de ne pas rester à faire salon après dîner, parce que, disait-il, « j'ai une petite chose à terminer ». C'était son quatuor à cordes.
Cette « petite chose » allait contre toute attente lui procurer la plus grande joie de sa vie. Le concert du 19 avril 1890, à la Société Nationale où elle fut révélée au public fut pour Franck un triomphe. Poussé sur l'estrade, il vint saluer, effaré et ravi, l'auditoire qui l'acclamait. « Voilà donc le public qui commence à me comprendre » disait-il, enchanté, à ses amis. Après l'avoir si longtemps ignoré, la gloire se décidait à fondre sur lui.
Quelques jours après cette séance mémorable, Ysaye donnait à Tournai la Sonate de violon et le Quatuor qui étaient accueillis avec des démonstrations d'enthousiasme. Le grand violoniste dans ses tournées jouait avec ferveur cette sonate que Franck était tout fier d'avoir pu faire graver sans bourse délier. Il avait dû abandonner tous ses droits à l'éditeur, mais n'était-ce pas naturel puisqu'il s'agissait en somme de l'œuvre d'un inconnu ?
C'est alors qu'il débutait dans la carrière du succès que la mort vint le prendre comme il corrigeait les épreuves de ses trois chorals d'orgue. Sept mois à peine s'étaient écoulés depuis qu'il avait connu pour la première fois les applaudissements. Au reste, ses admirateurs étaient encore en bien petit nombre et la foule continuait à ignorer son nom. L'annonce de sa mort passa inaperçue et rares furent les mélomanes qui s'émurent de la disparition du vieil « organiste de Sainte-Clotilde ».
ÉDOUARD LALO
Un Espagnol des Flandres : les yeux, les cheveux, la barbe d'un noir d'ébène. Un vaste front puissant, l'air sérieux et distant. Il est têtu et fier mais sans morgue, profondément honnête. Musicien né, il ne veut ni ne peut être autre chose. A 16 ans, il lui faut se résoudre à quitter le toit paternel pour suivre une vocation irrésistible. Sans une plainte, il va mener la rude vie d'artiste pauvre perdu dans le grand Paris.
Exécutant adroit, il jouera de l'alto pour gagner son pain. Il tiendra longtemps sa partie dans le célèbre Quatuor Armingaud, mais sans conviction et seulement par nécessité. Lorsqu'enfin un peu d'aisance péniblement acquise lui permettra de se dispenser de cette corvée, il enfermera l'instrument dans sa gaine pour ne l'en plus jamais tirer. Il fréquente peu les concerts et préfère lire ses partitions favorites confortablement assis dans son vieux fauteuil : « La musique n'est pas faite pour être entendue », affirme-t-il.
Cette conviction s'est lentement enracinée en lui. Durant de longues années, il a composé pour sa satisfaction personnelle des œuvres de musique de chambre et d'orchestre avec la certitude qu'elles ne seraient jamais exécutées. En ce temps-là, hors du théâtre point de salut. Les amateurs de musique pure sont en bien petit nombre et tous très persuadés que les maîtres ont emporté leur secret dans la tombe. Heureux sont les musiciens qui comme Mme Farrenc arrivent, grâce à leurs relations mondaines, à se faire jouer tous les quatre ou cinq ans. Lalo, comme César Franck, n'a pas ce bonheur. Il écrit quand même de la musique mais de moins en moins.
Un concours officiel de musique dramatique le tire en 1865 de son engourdissement. Il se procure un livret et compose fiévreusement les quatre actes de Fiesque mais le jury lui préfère pour des raisons que la raison ne connaît pas, deux rivaux également promis à l'immortalité : Canoby et Philippot.
Ce concours manqué lui a du moins redonné du goût pour la composition. Il écrit maintenant de préférence pour l'orchestre, raffinant l'écriture du quatuor, inventant des effets nouveaux de timbres, des sonorités inédites. Il aime les dessins précis, les contours arrêtés se détachant sur des fonds harmoniques éclatants. C'est le Concerto en fa, la Symphonie Espagnole, le Divertissement. Il enfouit ses trésors dans ses cartons et de temps en temps se divertit à les relire. « La musique n'est pas faite pour être entendue ».
Miracle ! Voici que Pasdeloup, poussé par quelque démon, les lui demande ces œuvres qui semblaient vouées aux ténèbres d'un tiroir et, second miracle, voilà que le public, séduit par tant de couleur, de vie et de grâce ailée, les applaudit. Le nom de Lalo circule, il est du jour au lendemain sinon célèbre du moins connu et il n'a que cinquante ans !
A ce moment Saint-Saëns et Romain Bussine fondent la Société Nationale et lui demandent d'entrer dans le Comité avec César Franck et quelques autres inconnus. Il va pouvoir se faire jouer. Certes il ne raffole pas de la gloire, mais quelle satisfaction il éprouve à vérifier l'effet de ces combinaisons inédites, de ces dosages de timbres selon des proportions nouvelles et de pouvoir se dire : « Je ne m'étais pas trompé, cela sonne comme je l'avais prévu ».
Le théâtre le hante. Il travaille lentement au Roi d'Ys. Un jour Vaucorbeil, le directeur de l'Opéra, lui promet de monter l'œuvre, mais bientôt, se ravisant, il lui commande un ballet sous réserve qu'il sera prêt exactement dans quatre mois. Lalo qui n'a jamais été mis à la tâche, Lalo qui n'a jamais eu jusqu'ici, en écrivant la préoccupation des conditions matérielles de réalisation, mesure l'énormité du travail qui lui est imposé. Confiant dans sa santé, il accepte. Alors commence pour lui un travail de galérien ; il abat chaque jour et chaque nuit le nombre de pages nécessaires pour arriver au but dans les délais voulus. L'œuvre vient bien. Namouna apparaît resplendissante de vie et de jeunesse. L'œuvre est achevée, il ne reste plus que quelques pages à orchestrer. Il est en retard d'une semaine, Vaucorbeil menace. Lalo se livre à un effort surhumain, mais la machine craque : une congestion le terrasse et le laisse à demi paralysé. Conservant toutes ses facultés cérébrales, il assiste de son lit aux intrigues honteuses qui se nouent pour lui faire perdre son tour. Le grand pontife Ambroise Thomas exige de Vaucorbeil qu'il substitue à Namouna une reprise de Françoise de Rimini.
Gounod dans un bel élan de générosité vient au secours du confrère malheureux. Il orchestre les dernières pages de la partition, pendant que Lalo dicte pour le Ministre une lettre vibrante d'indignation. Vaucorbeil est rappelé au respect de sa parole. « Je n'ignorais pas, écrira plus tard Lalo que j'exposais Namouna à toutes les rancunes qui se sont données carrière après la première représentation, mais je ne regrette rien et je recommencerais demain à me jeter à la tête de ces gens qui ne sont puissants que par la platitude et la couardise des artistes ».
A peine en état de quitter son fauteuil, il se traîne au bureau de copie de l'Opéra pour procéder aux coupures exigées par la Direction. Il a pour voisin Ambroise Thomas, plein de rancune, qui ne daigne pas même s'informer de sa santé. L'honnête homme qu'est Lalo, s'indigne de ces basses mesquineries : « Que le Mikado du Conservatoire déteste ma musique, je le comprends et c'est son droit comme c'est mon droit de détester sa musique de pion, mais que l'homme bien élevé n'ait jamais même paru s'apercevoir que son humble confrère avait été dangereusement malade, c'est vraiment trop grotesque ! » Il ne peut croire à tant de petitesse et de lâcheté.
Les faits se chargeront de lui ouvrir les yeux. Namouna est finalement représentée : les abonnés se lèvent de leurs fauteuils pour regarder vers les loges, manifestant ainsi leur dégoût pour cette « musique indansable », les critiques proclament l'impuissance, la bizarrerie, l'absurdité du compositeur. Malgré cela, le public vient plus nombreux chaque soir et applaudit avec obstination, le succès s'affirme, les recettes montent. Le scandale devient intolérable et la cabale fait supprimer Namouna de l'affiche.
Il y avait de quoi guérir à jamais de l'ambition de réussir au théâtre tout autre que Lalo, mais son obstination était sans bornes. C'était un homme inflexible et qui ne reculait jamais. Il avait résolu de voir jouer son Roi d'Ys, il lutterait jusqu'à ce qu'il reçut satisfaction. A la fin, il triompha de toutes les résistances et l'on monta la pièce en annonçant partout que ce serait un four, qu'elle ne connaitrait que deux représentations, etc. Ce fut un succès éclatant dont le grand artiste, miné par la maladie, reçut une suprême consolation.
La gloire qui s'était fait longtemps attendre, venait enfin éblouissante vers son fauteuil de malade. Dans les concerts, on acclamait sa symphonie espagnole, sa rhapsodie norvégienne et sa symphonie en sol mineur. En expirant, Lalo dut éprouver la satisfaction de savoir le public avide d'écouter et d'applaudir cette « musique qui n'était pas faite pour être entendue ».
SAINT-SAËNS
On a écrit des volumes sur Saint-Saëns. On peut y chercher en vain un portrait moral de l'homme ! Ceux mêmes qui furent ses amis, ses familiers, donnent l'impression de ne l'avoir pas connu. Autant son art est tout logique et lumière, autant il nous demeure incompréhensible. Ce musicien qui obtint de son vivant tous les honneurs auxquels un artiste puisse prétendre sur la terre, présidant lui-même à l'inauguration de sa statue et de son musée, membre de toutes les académies, décoré de tous les ordres, encensé par la critique, idolâtré par les gens du monde, acclamé par la foule, semble avoir été un homme très malheureux. On se récriera en alléguant sa gaîté bien connue. Certes il était à l'occasion jovial, farceur et grand mystificateur. Ses amis d'Egypte et d'ailleurs en pourraient témoigner, qui conservent précieusement les souvenirs de ses facéties, de ses bons mots et parfois des vers et des croquis obscènes. Avec son énorme nez crochu plongeant vers sa barbe, son gros ventre, ses membres courts, il présentait l'aspect du classique polichinelle dont il avait aussi la voix nasillarde. Il savait tirer de son physique des effets comiques irrésistibles. Sa gaîté toutefois n'est point naturelle comme chez Chabrier, elle offre quelque chose de factice et de nerveux. On pressent chez lui un vide effroyable, une obsession du néant. A le juger par sa musique, on le croit assez dépourvu de sensibilité. C'est une erreur. Il était fort impressionnable et affectueux. Il adorait ses enfants et la perte cruelle de ses deux bébés brisa sa vie. Il est de ceux qui ne peuvent supporter la présence de ce qui leur rappelle leur malheur. Un jour il disparut et une lettre apprit à sa femme qu'elle ne le reverrait plus. Sans doute cherchait-il par cette rupture à fuir la hantise du drame, mais trente ans plus tard il ne pouvait entendre parler de la mort d'un bébé inconnu sans avoir les yeux pleins de larmes. Il reporta sur sa mère toute la tendresse dont il était susceptible, elle mourut deux ans après la catastrophe. Dès lors, il ne peut plus voir ses objets familiers. Il quitte son appartement, donne ses meubles, ses bibelots au Musée de Dieppe, berceau de sa famille, confie ses livres et ses partitions à la maison Erard, il part et pendant quatorze ans il n'habitera que des chambres d'hôtel. Lorsqu'il se décidera à reprendre un logis, il ne fera qu'y passer quelques jours de loin en loin, sa destinée sera d'errer de palace en palace, d'habiter les trains et les cabines de transatlantiques.
Il se plaindra parfois de cette vie trépidante et prétextera qu'il y est contraint par les circonstances, mais il suffit de suivre ses itinéraires pour voir qu'il n'obéit qu'à ses propres impulsions. Sa santé, les concerts, les répétitions ne sont que des prétextes pour justifier son humeur inquiète, son besoin maladif de changer de place. C'est Ahasvérus...
Dans les hôtels, les stations thermales, il se lie volontiers avec des étrangers pourvu qu'ils s'abstiennent de lui parler de son art. Ses meilleurs amis des dernières années ne sont pas musiciens. Un jour, sur le Nil, l'architecte Legrain, tente d'amener la conversation sur Schumann dont il vient d'entendre des œuvres au Caire : « Schumann, interrompt sèchement Saint-Saëns, Schumann, c'était un imbécile ! »
Et pourtant avec quelle éloquence, il avait en sa jeunesse révélé à son élève préféré, Gabriel Fauré, les compositions de ce même Schumann, celles de Liszt aussi qu'il continuait à aimer et celles de Wagner qu'il abhorrait maintenant.
Il ne croyait à rien. Il n'appréhendait pas la mort et le montra à ses derniers moments, mais il ne souhaitait pas la vie. C'est sans doute pourquoi la Mort, si prompte à ravir un Bizet, l'oublia si longtemps.
Il connut l'amertume des vieillards qui se voient oubliés de leur vivant. Jeune il avait vaillamment combattu. Longtemps il s'était obstiné à faire jouer ses œuvres d'orchestre et de musique de chambre au milieu de l'hostilité générale. On répétait qu'il n'était qu'un « algébriste » et que sa musique était mortellement ennuyeuse. Ceux mêmes qui se passionnaient pour Wagner et Beethoven ne le voulaient souffrir et Maurice Barrès, adolescent, se plaignait d'éprouver à l'entendre des « bâillements nerveux ». Les directeurs de théâtre étaient d'accord pour déclarer injouable Samson et Dalila. Ce « froid oratorio dépourvu de mélodie » ne devait pas avoir trois représentations. Enfin, il avait triomphé de tant d'incompréhension et d'hostilité. Il avait connu la gloire et la popularité, mais bientôt il avait vu arriver une nouvelle génération qui faisait triompher un idéal bien différent du sien, idéal que lui-même avait pourtant pressenti lorsqu'il prophétisait en 1879 :
« La tonalité qui a fondé l'harmonie moderne agonise. C'en est fait de l'exclusivisme des deux modes majeur et mineur. Les modes antiques rentrent en scène et à leur suite, feront irruption dans l'art les modes de l'Orient dont la variété est immense ». Il annonçait que la mélodie, l'harmonie allaient être rénovées à ce contact. « Le rythme à peine exploité se développera. De tout cela sortira un art nouveau ».
Lorsque cet art nouveau parut, Saint-Saëns se refusa à en reconnaître la légitimité. Il traita en ennemis des lois les derniers venus, Debussy et surtout Richard Strauss... Aussi leurs partisans se déclarèrent-ils violemment contre lui. Il ne fut bientôt plus qu'une « vieille perruque », « un cadavre vivant ». Seul Ravel témoignait de quelque respect pour l'auteur du Trio en fa dont il partageait les idées sur le rôle désintéressé de l'Art qui ne peut que perdre à l'expression de sentiments ou d'idées et doit se suffire à soi-même.
Dans les concerts, on ne jouait plus guère ses œuvres. Les russes, les allemands encombraient les programmes. Il en ressentait une certaine irritation.
Conscient d'être le père de tout le mouvement de renaissance musicale qui plaçait aujourd'hui l'Ecole française au premier rang parmi les nations, il souffrait de trouver si peu de reconnaissance parmi les nouvelles générations. On exaltait les trouvailles orchestrales des Cinq russes et pourtant il les avait précédés et leur avait donné plus d'une leçon. On vantait l'affranchissement du wagnérisme et lui, n'avait-il pas renoué la pure tradition française de Rameau ? Ses édifices aux lignes nettes et harmonieuses, aux élégantes proportions n'étaient-elles pas des modèles de style français ?
Combattu en sa jeunesse, il se voyait méconnu en sa vieillesse et les louanges toutes faites, les clichés dont la critique académique accueillait toutes ses compositions, ne le contentaient pas. Il était bien trop intelligent et bien trop artiste pour se satisfaire à si peu de frais...
Plus il vieillissait et plus il sentait grandir en lui le besoin de la popularité. Que lui importaient les dédicaces que lui prodiguaient les souverains et les grandes dames dont il connaissait suffisamment la nullité artistique, il voulait les suffrages du vrai public et c'est sans doute pour cela que, jusqu'à son dernier jour, il ne cessa de se produire sur la scène, tantôt jouant du piano avec des doigts aussi déliés qu'à vingt ans, tantôt dirigeant l'orchestre. Agé de plus de quatre-vingts ans, il se condamnait encore à plus de deux heures de gammes et d'exercices par jour et le jeune musicologue, introduit un matin dans le salon du 83 de la rue de Courcelles, avait la stupeur de surprendre le Maître assis devant le clavier et lisant son journal accroché au pupitre, tout en laissant ses doigts exécuter des arpèges rapides...
Cet homme si prodigieusement intelligent et d'une culture universelle, aussi curieux de sciences que de lettres, allant tout exprès à Burgos pour observer une éclipse et rédigeant des travaux archéologiques et philosophiques à ses moments perdus, ne savait contrôler la valeur de ses compositions. Comme il disait, il produisait des œuvres, « pour accomplir une fonction de sa nature, comme un pommier produit des pommes », il n'avait pas à s'occuper de la qualité des fruits. Les pommes véreuses pourriraient bien d'elles mêmes sur le sol. A voir l'immensité et l'inégalité de cette œuvre on éprouve un sentiment de stupeur. Comment l'auteur de la Symphonie en ut mineur et des Poèmes symphoniques, du Trio en fa et de Samson et Dalila a-t-il pu perpétrer un si grand nombre de pièces de piano et d'orchestre, de mélodies dont l'écriture toujours impeccable ne suffit pas à faire excuser la platitude et la nullité musicale ?
Quant au défaut qui lui fut le plus reproché, cette sécheresse, cette horreur des effusions, ce manque de sentiment profond, c'est peut-être ce qui sauvera Saint-Saëns lorsque de nouvelles générations jugeront son œuvre selon des principes moins romantiques. Le classicisme de cet Ingres musicien ne tardera pas à lui attirer des disciples parmi les jeunes en quête de disciplines sévères.
Le souvenir de ses dernières années l'éloigne un peu de nous. Il s'est survécu à soi-même. Il renia dans un long accès de démence sénile tout ce qu'il avait adoré et contribué à faire goûter en France, même Bach dont il se plaignait qu'on exécutât la « musique luthérienne dans nos églises catholiques lui qui ne pratiquait plus aucune religion ! Seul Mozart, dont il avait commencé à jouer le Don Juan à 5 ans, resta l'ami de sa vieillesse jalouse. Je le vois encore durant la guerre, à une Matinée Nationale, à la Sorbonne, jouant à deux pianos avec Cortot un concerto de Mozart. Le jeu trop sec manquait de cette voluptueuse tendresse dont sont imprégnées les œuvres du maître divin, mais les doigts gardaient une prodigieuse légèreté et savaient rendre visibles les plans de l'œuvre et sa subtile architecture. On se demandait comment ce vieillard courbé par l'âge et qui marchait avec peine, pouvait avoir conservé intérieurement une telle jeunesse, une telle réserve de forces.
Ses forces, il ne les ménagea jamais. Lui qu'on regardait comme poitrinaire à vingt ans, mena jusqu'à sa mort, à 85 ans, l'existence la plus invraisemblable : donnant des concerts, dirigeant des répétitions, affrontant les courants d'air sur « le plateau », voyageant sans cesse à travers les deux mondes.
C'est dans une chambre d'hôtel, à Alger, qu'une nuit la Mort vint le chercher. Elle s'était fait longtemps attendre, elle lui fit la grâce de l'emmener très vite, en quelques heures, avant même qu'un médecin ait pu intervenir. Il n'éprouva aucune terreur de son approche. « Cette fois-ci, je crois bien que c'est la fin ! » murmura-t-il et il attendit silencieusement son étreinte. Il y avait si longtemps que cet homme heureux la souhaitait en secret...
BIZET
Une tête énergique et franche, toute en barbe, moustaches et cheveux. Sous le lorgnon, des yeux vifs, un peu moqueurs. Au coin des lèvres un pli de bonhomie narquoise. On voit tout de suite qu'il n'entend pas être dupe. Art, Beauté, Sincérité, Foi, Amour... des mots pour la foule et les critiques qui l'exploitent. Il sait ce qu'en vaut l'aune. Quant à la Musique, il y a celle qu'on aimerait écrire si on était riche et celle qu'on doit composer si on veut réussir.
On a beau être un fier artisan, il est dur de peiner chaque jour quinze et seize heures à donner des leçons, réduire des partitions à deux et quatre mains, corriger les épreuves des autres. Quand donc connaîtra-t-il enfin le succès, quand verra-t-il un opéra réussir, quand pourra-t-il mener la douce « vie de rentier » ? Il connaît pourtant bien son métier. Sa plume va souvent plus vite que sa pensée. C'est elle qui lui fait toujours commettre des sottises. Quand il se croit bien sûr d'attraper le goût du public, quand il a dans sa tête une véritable « idée » une mélodie bien précise, bien nette, bien cadencée, facile à retenir, il l'harmonise malgré lui avec des accords si rares, si subtils, que le public s'en montre déconcerté et que les critiques clairvoyants le traitent de « wagnérien », d' « assaisonneur de civet sans lièvre », etc.
Son camarade Massenet est bien plus malin que lui. Il a tout de suite attrapé le goût du public. Sa Marie-Magdeleine est diablement réussie. « Il faut faire attention à ce petit, il va nous passer sur le ventre ». Ce n'est pas Massenet qui aurait écrit des sottises comme lui vient de le faire dans son dernier opéra.
Carmen, cette Carmen qui lui paraissait devoir rallier tous les suffrages, est tombée. On a trouvé cette partition « touffue, dépourvue d'ordre, de plan, de clarté », incohérente et bizarre. « C'est de la musique cochinchinoise, a déclaré le Directeur, M. de Locle, on n'y comprend rien ». C'était bien la peine de se donner tant de mal, de recommencer les couplets d'Escamillo qui étaient d'abord trop distingués. Il s'était dit : « Puisque le public veut des cochonneries, en voilà ! » Et malgré cela, tout le monde le condamne et son opéra est un four. C'est que son instinct a été plus fort que sa raison. Il a cherché inconsciemment, malgré lui, à briller aux yeux des musiciens de sa génération. « Ah ! en voilà assez de faire de la musique pour épater trois ou quatre camarades qui se f… de vous par derrière ! Il voit bien maintenant ce que le public demande ; eh bien, il lui en fera de ce qu'il demande !... »
Heureusement, il n'eut pas le temps de tenir sa promesse et mourut à 35 ans à la peine, sans avoir connu la fortune à laquelle il avait aspiré toute sa vie. Pauvre Bizet, qui ne comprit jamais ce que lui voulait son génie et qui fut, malgré lui, un grand musicien.
MASSENET
Le désir de plaire... Il eut toute sa vie cette idée fixe : charmer. Il ne fut pas comme Gabriel Fauré un séducteur inconscient, il s'appliqua passionnément à conquérir les cœurs et les esprits. Aimable, plein d'attentions, d'une politesse raffinée, il ne laissa jamais une lettre sans réponse, une critique bienveillante sans remerciements.
Homme du monde accompli, il voulut que sa musique fût parée de toutes les grâces de la femme du monde. Elle avait naturellement beaucoup de fraîcheur ; il la poudra, la farda, la parfuma, la coiffa, l'habilla, en fit une coquette d'allures parfois équivoques.
Sous cet aspect nouveau, si elle perdit quelques amis, elle conquit les faveurs de la foule. Pour Massenet, les suffrages d'une élite comptaient peu auprès des grosses recettes, des applaudissements et de l'encens qui fumait pour lui dans les salons aristocratiques et bourgeois. Peu d'artistes furent aussi conscients que lui de ce qu'ils voulaient réaliser. Sa physionomie respire l'intelligence et la volonté : Un profil aigu, nez et menton pointus, front fuyant dénudé par la calvitie, l'œil vif, la moustache fine. Ce n'est pas un rêveur, mais un homme d'action. Il voulut plaire, il plut.
Son camarade Bizet avait été dévoré comme lui d'ambition. Il s'était montré prêt à tous les sacrifices pour rencontrer le goût du grand public, mais il n'y était point parvenu du premier coup. Massenet y réussit sans efforts. Il comprit qu'il fallait aux Français des mélodies faciles à retenir, d'une grâce caressante et, surtout, le moins de musique possible dans les opéras.
Ses anciens élèves qui ont vu avec quelle sûreté il démontait et remontait en un tour de main les rouages délicats d'une fugue, n'ont jamais douté qu'il eût pu produire une toute autre musique s'il l'eût voulu. Ce compositeur, dont les études au Conservatoire avaient d'abord été piteuses, et qui n'avait jamais pu décrocher qu'un troisième accessit de solfège, eut le courage de s'acharner à apprendre son métier. Guidé par Savard, dont il payait les leçons d'harmonie au prix des plus durs sacrifices, se privant de tout, jouant du triangle dans de misérables orchestres, il parvint à obtenir finalement le prix de fugue et le grand prix de Rome. Il avait appris plus difficilement qu'un autre la technique de son art, mais il la possédait parfaitement à l'âge où la plupart de ses condisciples tâtonnaient encore. Mais Massenet n'avait nulle envie de demeurer dans l'obscurité comme César Franck ou Lalo, il voulait arriver vite. Sachant combien la réputation de « musicien savant » était dangereuse, il se garda comme de la peste d'écrire de la musique de chambre et toute de suite visa le théâtre.
Le prix de Rome, en lui accordant quelques années de répit, lui permit de réfléchir et d'arrêter son plan d'action. Il était d'autant plus pressé d' « arriver », qu'il venait de se fiancer à une charmante jeune fille rencontrée chez l'Abbé Liszt dont il fréquentait assidûment la maison du Monte Mario. Après les dures années qu'il venait de passer à Paris et prévoyant la lutte qu'il allait avoir à soutenir pour se faire connaître Massenet jouissait vivement de la tranquillité de l'existence à la Villa Médicis. « Ce fut à Rome, écrivait-il plus tard, que je commençai à vivre ; ce fut là, au cours de joyeuses excursions faites en compagnie de mes camarades musiciens, peintres ou sculpteurs, et durant nos causeries sous les chênes de la villa Borghèse, ou sous les pins de la villa Pamphili, que je ressentis les premiers élans d'admiration pour la Nature et pour l'Art. Quelles heures charmantes nous employions à errer dans les musées de Naples et de Florence ! Quelles délicates et mélancoliques émotions nous faisait éprouver la visite des églises mystérieusement obscures de Sienne et d'Assise ! Comme on oubliait vite Paris et ses théâtres, et sa foule bruyante, et sa vie enfiévrée. »
Oubliait-il vraiment tout cela ? Ne rêvait-il pas plutôt aux moyens d'obtenir les applaudissements de cette « foule bruyante » qu'il méprisait et à laquelle il allait sacrifier tant de dons précieux ?
Revenu à Paris, il lui fallut se débattre contre la misère et l'indifférence du public. Timbalier dans un orchestre, lui, fils d'un maître de forges, ruiné, mais se souvenant d'avoir été un enfant riche, il souffrit de cette déchéance. Il avait composé à Rome une suite d'orchestre, Pompéia. Il ne put la faire exécuter que par un orchestre de casino ! Il composa des mélodies : Poème du Souvenir, Poème d'avril, où déjà, dans le tracé de la ligne sinueuse, aux souples inflexions caressantes, on voit apparaître la phrase enveloppante et sensuelle qui caractérisera son style.
Au théâtre, où il débute en 1872 avec Don César de Bazan, il tâtonne fort peu puisque l'année suivante il trouve la formule qu'il va exploiter avec bonheur toute sa vie. Le succès de Marie-Magdeleine fut foudroyant. Ce mysticisme charnel enchanta la foule :
Je ne plains point le Christ, les femmes l'ont aimé…
disait l'inspirateur de Massenet, Armand Silvestre, religieux à ses heures, entre la confection de deux romans grivois. Au moins c'était là un oratorio agréable. Ce n'était pas comme Rédemption, qui venait d'être exécuté au milieu de l'indifférence générale, de la « musique savante ».
Le succès fut tel que Bizet s'en alarma : « Diable ! écrivait-il à son camarade, tu deviens singulièrement inquiétant ! » Dans la course à la popularité, Massenet et Bizet devenaient les deux grands favoris. La mort débarrassa bientôt Massenet du seul rival qu'il pût craindre.
Le Roi de Lahore où le jeune auteur avait adroitement réuni tout ce qui pouvait lui assurer les sympathies du public de l'Opéra, lui valut un triomphe. Encore à l'âge de la prodigalité, il répandait à pleines mains les idées mélodiques dont il devait par la suite se montrer parcimonieux. La musique coulait d'abondance, et quels jolis effets il savait tirer de procédés harmoniques tout simples, d'un orchestre tout classique. Cette musique fluide, vaporeuse, légère, répandait comme un parfum grisant et exerçait un empire puissant sur les sens.
Désormais Massenet touchait au port : on lui offrait la place de professeur d'harmonie au Conservatoire, en remplacement du vieux François Bazin qui, jadis, l'avait traité de « brebis galeuse », on le décorait, on l'élisait, à 36 ans, membre de l'Institut. Il va régner sur les théâtres qui se disputeront ses œuvres bonnes ou mauvaises. Manon, Werther donneront des bases solides à son immense popularité. A l'étranger, il représentera presque à lui seul la musique dramatique française.
Tant de gloire ne changera rien à ses manières. Il restera aussi affable, courtois, empressé, se répandant en amabilités. Aux dernières répétitions, il ne songe qu'à faire oublier les critiques qu'il a pu se permettre durant les séances de travail. Il accable de compliments les artistes, le régisseur, le maître de ballet, le souffleur, les machinistes. Tout est beau, tout est admirable. Toujours distribuant les éloges, il descend l'escalier, arrive chez le concierge et tombe en extase devant un perroquet : « Oh ! le bel oiseau !... »
Il avait pourtant infiniment d'esprit et de malice et excellait à cacher des pointes acérées sous des brassées de fleurs. Il fallait bien peser ses termes avant de se hâter de le remercier. On assure qu'il prophétisait un jour avec une clairvoyance étonnante la brillante carrière d'un de ses élèves les plus chers et les mieux doués. « Il ira loin ce garçon-là, il a tant de talent ! Tenez, je suis certain qu'il sera professeur au Conservatoire et même Directeur. Il sera sûrement membre de l'Institut » et, se reprenant après un silence : « Que dis-je ? Il l'est déjà ! »
Il jouissait de ses succès mondains et de sa popularité, mais par une revanche du sort, il souffrait cruellement de la moindre épigramme. Il éprouvait une effroyable aversion pour la critique. Un mot désagréable qu'il trouvait sur un de ses opéras dans une feuille obscure, lui donnait des insomnies. Il fuyait les émotions des répétitions générales et préférait quitter Paris la veille des premières.
A 70 ans, il restait alerte, svelte et souriant. Ce vieillard n'avait rien de morose. Il continuait à être adulé comme en ses plus belles années. Parvenu jeune à la gloire, il n'eut pas la douleur de lui survivre. Quand il mourut, Manon, Werther, Thaïs, le Jongleur de Notre-Dame plus que jamais alternaient sur les affiches des théâtres lyriques.
Rien ne permet de supposer qu'il ait jamais éprouvé de regrets sur l'emploi des dons exceptionnels qu'il avait reçus en partage. Il avait obtenu sur la terre tous les avantages qu'il avait, dès l'adolescence, âprement convoités : que pouvait-il désirer de plus ?
GABRIEL FAURÉ
La séduction émanait de sa personne comme les rayons alpha du radium. On ne pouvait l'approcher sans être conquis. Cette faculté était indépendante de sa volonté. Naturellement bon, affectueux, serviable, il aimait à se sentir aimé, mais se souciait peu de plaire à tout le monde. La force qu'à son insu il portait en lui, suffisait à tout. Lui qui n'ambitionnait que les suffrages d'une élite, lui qui n'avait à se reprocher aucune concession aux goûts du vulgaire, lui qui ne concevait sur terre de plus grand bonheur qu'un grand amour partagé, lui qui se serait si bien accommodé de l'indifférence du public et du monde officiel, connut la gloire et la popularité sous leurs formes les plus matérielles. Vieillard fragile au visage de cire transparente, des milliers de bouches l'acclamèrent à une cérémonie mémorable donnée en son honneur à la Sorbonne et le Chef de l'Etat s'inclina devant lui. Quelques mois plus tard, pour aller dormir son dernier sommeil parmi les verdures du cimetière de Passy, il dut passer entre deux haies interminables de baïonnettes...
Tout ce que l'artiste le plus avide d'honneurs peut ambitionner, il le reçut sans l'avoir demandé : rubans, emplois, titres. Il fut Directeur du Conservatoire, Membre de l'Institut, Grand Croix de la Légion d'honneur... Il acceptait chaque dignité nouvelle avec sa bonhomie souriante, sachant bien qu'elle n'ajoutait rien à sa gloire véritable. Très sincèrement modeste, il doutait sans cesse de lui. Pour se résoudre à croire à sa valeur, il avait besoin de l'approbation des artistes qu'il estimait. En sa jeunesse il avait longtemps composé des mélodies en suivant son propre goût et, lorsqu'il les relisait, il ne savait trop qu'en penser. Certes, Chabrier osait, lui aussi, employer ces dissonances hardies, ces appogiatures non résolues, ces modulations aux tons éloignés qu'il affectionnait, mais du moins gardait-il dans sa mélodie une certaine carrure, un tour souvent banal qui faisait excuser ce qu'on nommait alors « ses excentricités ».
Lui, ne pouvait être taxé d'extravagance. Rien de plus spontané, même pour les oreilles les plus hostiles, que ces chants jaillis du cœur. La ligne vocale et l'accompagnement pianistique étaient fondus d'un seul jet. Ce n'était qu'un corps et qu'un sang. Il ne prétendait pas être un révolutionnaire, il était au contraire profondément attaché au passé, plein de respect pour les vieux maîtres qu'il avait pratiqués dès l'enfance en l'école Niedermeyer, dernier temple de l'antique polyphonie vocale et du grand art contrapontique des Bach et des Haendel.
Fauré prenait pour modèle les admirables mélodies de son maître Niedermeyer, dont le Lac avait servi d'exemple à Gounod pour ses chants, mais il apportait dans ce travail une sensualité harmonique toute nouvelle. Il se plaisait au jeu des harmonies sous-entendues, des équivoques et surtout à ces modulations perpétuelles qui teintaient ses musiques subtiles de reflets irisés.
Ne se trompait-il pas ? Que valaient-ils réellement, ces chants, qu'un éditeur courageux consentait à lui acheter cinquante francs pièce ? Il le demanda un jour franchement à son camarade Henri Duparc qui écrivait, lui aussi, des mélodies. S'étant assis au piano, il lui en joua plusieurs à la file avant de s'interrompre. Duparc, les larmes aux yeux, se contenta de le bourrer de coups de poing : « Animal, va, animal ». Ce jour-là, Fauré avait commencé à croire à son talent, mais avec quelle discrétion, quels scrupules ! Quand la Mort voulut bien suspendre sa longue agonie pour lui permettre de composer son quatuor, Fauré, après avoir achevé cette œuvre d'une jeunesse miraculeuse, douta de lui-même pour la dernière fois et pria un ami sûr de la détruire, si elle ne paraissait pas digne de lui survivre !...
Cet homme du Midi n'avait rien de l'exubérance méridionale. C'était un méditerranéen, un hellène du temps de Périclès. Il avait reçu des Dieux, avec le don de la grâce souriante, le sens de la mesure. Bien qu'il fût capable de force (Prométhée et Pénélope suffisent à en témoigner), il préférait comme Verlaine, la nuance aux couleurs crues. Il recherchait le clair-obscur, le sfumato, les formes enveloppées, les teintes délicates, estompées, dégradées à l'infini. Cette palette, d'où les tons vifs étaient exclus, lui suffisait pour rendre les nuances les plus rares des sentiments humains.
Il fut le peintre incomparable de l'Amour ; non de la passion déchaînée, du désir brutal, de la jalousie cruelle, mais de l'amour grave et profond, de la tendresse ardente, du caprice léger, de l'amitié sereine. Il garda en face de la vie une âme d'adolescent émerveillé.
Cet artiste, chargé d'honneurs et de gloire, restait le plus simple des hommes. Il ignorait l'art de pontifier. Ses élèves l'évoquent volontiers fumant une cigarette tout en leur montrant, au piano, les défauts de leurs compositions. Jamais il ne leur disait ce qu'ils auraient dû faire, il préférait les laisser chercher eux-mêmes la manière de remédier à leurs fautes.
La pédanterie lui était aussi étrangère que le cabotinage. Il fut, sans prétention à la science infuse, un admirable maître qui forma, avec le concours de son collègue, le grand contrapontiste Gedalge, la génération des Maurice Ravel, des Florent Schmitt, des Ch. Kœchlin, des Roger-Ducasse, des Louis Aubert, etc...
Jusqu'en son âge mûr, il garda une beauté rayonnante : des traits fins, réguliers et harmonieux, des yeux de velours où brillait une flamme, un teint ambré, une voix douce et chaude aux inflexions caressantes. Vieux, mourant, ruiné par la maladie, respirant avec peine, presque sourd, il conservait contre toute vraisemblance, ce prodigieux pouvoir de séduction qu'il avait reçu en naissant. Sa politesse exquise, toute de simplicité et de bonté, sa vive intelligence faisaient oublier au visiteur la déchéance corporelle. Jusqu'à son dernier jour, il charma ceux qui l'approchèrent et tant qu'une voix tendre chantera le Secret ou la Bonne Chanson, Fauré continuera à charmer les âmes aimantes.
CHABRIER
Un gros auvergnat jovial au cœur tendre. Une âme de jeune fille sentimentale dans le corps d'un porteur d'eau adipeux. Assez l'aspect d'un bonhomme de neige : une boule pour le corps, une boule pour la tête, des membres courts et boudinés. Les yeux ronds pétillent de malice et de gaieté, mais pour un rien ils se troublent. Ce boute-en-train a la larme facile. C'est une âme sensitive. Il ne met pas souvent les pieds à l'église, mais quand il y va, il pleure comme un veau en écoutant les cantiques. « Ah ! La religion, il n'y a que ça ! » Aussi adore-t-il les scènes mystiques. Ce deuxième acte de Briséis auquel il travaille, cette scène entre les diaconesses du Monastère, il y a mis toute son âme : « Toi qui as été élevé chez les calotins, tu verras ça ! Je leur en ai f...tu des chanoinesses ! »
Il est profondément affectueux. Il adore sa femme, ses enfants, sa vieille bonne Nanine. Il aime les bêtes, les fleurs, les jardins, il aime la montagne et plus encore la mer : « C'est bête comme chou, mais je reste là des heures à regarder comme en extase. Cette immensité me fait faire mille réflexions, ces levers de soleil, ces couchers avec ces tons dorés, violets, ces petites barques au loin, ces majestueux et prudhommesques vapeurs qui viennent du Havre et vont soit à Southampton, soit dans la mer du Nord, cette mer qui a tous les tons de la palette, du plus clair au plus sombre, avec des diaphanéités inouïes, des reflets incomparables, des verts émeraude, des expressions vagues de bleu à désespérer Lamartine, et des moutonnements sur les rocs à inspirer des vers d'un kilomètre à Hugo, avec des frissons, des spasmes, des soupirs à étouffer Musset, avec des aiguilles, des coins inconnus, des phosphorescences, des reflets métalliques à faire pâmer Monet... Que te dirai-je ? Toute cette poésie, toute cette peinture, toute cette harmonie, ce bruit haletant et cadencé de la vague qui meurt et qui contient depuis Beethoven jusqu'à Shakespeare en passant par Michel-Ange, tout ça me transporte, me paralyse, m'énerve, me comble, me crible de joies. C'est inouï ce que j'éprouve sur les bords de la mer. »
Il aime la vie, il aime les foules grouillantes, les pays de soleil et les beaux corps que la danse anime. Ah ! ces soirées dans les bailes de Séville, « les gitanas chantant leur malaguenas ou dansant le tango et le manzanille que l'on se passe de main en main et que tout le monde est forcé de boire. Ces yeux, ces fleurs dans d'admirables chevelures, ces châles noués à la taille, ces pieds qui frappent un rythme varié à l'infini, ces bras qui courent frissonnants le long d'un corps toujours en mouvement, ces ondulations de la main, ces sourires éclatants et cet admirable derrière sévillan qui se tourne en tous sens alors que tout le reste du corps semble immobile. »
Il se montre curieux de tout, veut tout comprendre, tout aimer. Alors que le public se moque des « Impressionistes », il accroche avec joie aux murs de son appartement des toiles étincelantes, des Manet, des Claude Monet, des Sisley, des Renoir.
Il a d'ailleurs au plus haut point le sens de la technique picturale. Lui-même se compare souvent à un peintre qui fait des « études » et les accroche dans un coin de l'atelier en se promettant d'en faire un jour un « chic tableau ». Ce sont d'étonnantes études pianistiques que les Pièces pittoresques, de prodigieuses études d'orchestre qu'España ou la Marche Joyeuse. Avouons que les « grandes machines » de Chabrier sont beaucoup moins réussies que ses pochades et qu'il a dépensé plus de génie dans le Roi malgré lui, les pièces d'orchestre et de piano que dans sa chère Gwendoline.
Il aima trop Wagner... Dieu sait pourtant s'il en était loin lorsqu'il s'enthousiasma pour les partitions qu'il déchiffrait aux séances du Petit Bayreuth. Ce fut son culte pour Tristan et Parsifal qui le perdit en le détournant de la voie de l'opéra bouffe où il eût pu créer de grands chefs-d’œuvre. Mais hélas, en ces temps, qui eût osé parler de chef-d’œuvre à propos d'une opérette ? On riait aux bouffonneries musicales d'Hervé et d'Offenbach, mais il était convenu que ce n'étaient pas là de véritables musiciens.
Chabrier, lui, était en somme venu tard à la Musique. S'il l'avait toujours aimée, si dès le collège, il s'était amusé à composer des morceaux de piano, il n'avait jamais appris son métier qu'en dilettante et avec des maîtres médiocres. Ses meilleurs amis le considéraient en sa jeunesse comme un charmant garçon qui jouait supérieurement du piano et improvisait avec une verve étourdissante, mais nullement comme un « Compositeur ». A force de s'entendre dire qu'il avait des dons pour la musique bouffe, il songeait pourtant à écrire des opérettes. Il s'y essaya plusieurs fois sans arriver au bout. Il disposait de peu de temps. Durant dix-huit années, il alla chaque jour rédiger des minutes dans un sombre bureau du Ministère de l'Intérieur.
Le soir, ses amis venaient et on s'amusait ferme. Il ne pouvait travailler que très irrégulièrement, de loin en loin, parfois en cachette à son bureau, tâchant de se remémorer ses folles improvisations de la veille, étonné souvent de la vulgarité de l'idée mélodique qui s'offrait à lui, dépouillée du somptueux vêtement harmonique dont spontanément ses doigts agiles l'avaient habillée.
Et pourtant il déteste la vulgarité. Il adore les tons rares, les couleurs chatoyantes qui résultent des agrégations de notes imprévues, des résolutions exceptionnelles, des appogiatures. C'est toute sa joie en composant que d'agencer des enchaînements inédits de neuvièmes ou de septièmes, que de sauver de la banalité la chute d'une phrase mélodique par une dissonance hardie et non résolue. Quelle caresse pour l'oreille que ces appogiatures qui viennent frôler la note réelle, que ces allusions à des tons étrangers, que ces accouplements d'instruments dont les timbres s'opposent avec crudité ! Au fond, ce gros bonhomme, ce joyeux drille est un précieux... L'inédit, l'imprévu, voilà ce qui le charme. Aujourd'hui que ces nouveautés sont devenues des lieux communs du langage musical, elles nous enchantent encore sous sa plume, car elles conservent une saveur étonnante de spontanéité et de fraîcheur.
Comment a-t-il acquis ce prodigieux métier ? On se le demande. Ses maîtres furent d'humbles et médiocres professeurs d'harmonie. L'instinct a tout fait. A 37 ans seulement, il donne sa première opérette l'Étoile (1877), prend la résolution de se consacrer à la musique et d'abandonner sa vie de bureaucrate. Il écrit encore une opérette, l'Éducation manquée (1879), après quoi il apparaît hanté du désir de composer, lui aussi, comme César Franck, comme Lalo, comme Saint-Saëns, de la « musique sérieuse ». Par bonheur, sa verve triomphe encore dans ses adorables Pièces pittoresques, ses Valses romantiques à deux pianos, sa Bourrée Fantasque, España, la Joyeuse Marche, les Mélodies. Mais tout cela n'est pas assez « sérieux ». Des amis lui font la guerre. Catulle Mendès lui propose de mettre en musique un livret digne de lui : Gwendoline. Il se décide, et ce sera le commencement des difficultés...
Il n'est plus question de composer en se jouant, il faut travailler dur. Chabrier comprend fort bien que la formule banale du drame wagnérien n'est pas son fait. Il ne peut souffrir ces interminables récits « où tout être sincère sans parti pris, dépourvu de fétichisme, doit trouver chaque minute longue d'un siècle ». Il tente un compromis entre l'ancienne forme du grand opéra et celle du drame lyrique. Il voudrait éviter les « soudures ». « Moi, je veux que ce soit beau partout, et le beau prend trente-six formes ; s'il ne faut traiter que le gris perle ou le jaune serin avec leurs nuances, ça ne me suffit pas, et sur le catalogue du Bon Marché, il y a trois cents nuances rien que dans le gris perle. Un peu de rouge, nom de Dieu ! A bas les gniougniou ! Jamais la même teinte, de la variété, de la forme, de la vie par-dessus tout, et de la naïveté, si c'est possible et c'est ça le plus dur ! »
La variété, la vie, tout cela lui semble incompatible avec les nouveaux canons de l'Eglise wagnérienne, avec l'obligation de construire toute la partition sur trois thèmes. Lui se fiche de ce que font les autres. Il écrit ce qui lui plaît, il cherche avant tout « à dégager sa personnalité », à n'être point « un : Ils font tous la même musique, ça peut être signé de celui-ci ou de celui-là, peu importe, ça sort du même atelier. C'est de la musique où l'on veut tout mettre et où il n'y a rien. Puis dans cet ordre d'idées là, on peut facilement être du passé dans dix ans. »
Il travaille d'arrache-pied. Il y a des scènes de tendresse ou de terreur qui l'enchantent, mais quel mal il se donne pour emboucher la trompette héroïque. Avec quel plaisir, à peine Gwendoline terminée, il va s'attacher à la composition du Roi malgré lui ! Cela va le consoler du style prétentieux de Catulle Mendès. Malheureusement on le presse, on le harcèle. On lui demande de faire trois actes en trois mois. Il s'indigne : « On vous laisse moisir dix, quinze ans, puis il faut les choses immédiatement... Oh ! que je n'aime pas à être bousculé et comme surtout je ne veux rien compromettre !... On a tant parlé de Gwendoline que si cet opéra-comique que je fabrique actuellement ne réussit pas, je suis nettoyé, mon vieux ; les camarades n'en seront pas autrement fâchés... »
Quelle amertume dans cette phrase et sous la plume de ce brave homme si obligeant, si serviable qui, toute sa vie, a cherché à être utile aux autres. Comme la jalousie qu'il sentait chez les bons camarades devait lui être cruelle. Se doutait-il seulement de l'enthousiasme qu'il inspirait à certains jeunes ? Quand, quelques mois plus tard, l'incendie de l'Opéra-Comique vint interrompre, au lendemain de la troisième représentation la carrière du Roi malgré lui, on vit, attablé dans un café des boulevards, un jeune homme vêtu de velours gris, à l'air grave et mystérieux qui accueillait invariablement les plus terrifiantes nouvelles de l'incendie qui faisait rage, par cette exclamation lamentable : « Pauvre Chabrier ! » Ainsi le Rose-Croix Erik Satie manifestait sa douleur du malheur qui accablait son père spirituel...
Cependant, tous les mélomanes parlaient de Gwendoline, mais aucun directeur ne semblait disposé à la représenter. Chabrier, d'avance, était résigné à un « four », mais il voulait au moins entendre son œuvre. Alors commence son calvaire. Il part à travers l'Europe en quête d'un théâtre. En Allemagne, sa réputation de wagnérien le sert. Felix Mottl le protège et monte fort bien Gwendoline à Karlsruhe. A Munich, Chabrier est acclamé. Enfin la Monnaie de Bruxelles accueille l'œuvre audacieuse, mais le théâtre fait faillite au lendemain de la seconde représentation. L'Opéra de Paris, en 1893, lui ouvre enfin ses portes. A la première, le 28 décembre, Chabrier est là, dans une loge, mais si changé, qu'on le reconnaît à peine. Hélas ! ce n'est plus lui. Terrassé par l'hémiplégie, il demeure hébété, atone, les yeux fixés dans le vide et ses enfants, anxieusement penchés vers lui, ne peuvent saisir dans son regard la lueur qui leur prouverait qu'il a compris.
Telle fut la vie de Chabrier au temps « où l'on n'arrivait pas ».
VINCENT D'INDY
Grand, droit, l'œil clair enfoncé sous l'arcade proéminente, les cheveux drus découvrant le front têtu, le menton carré, sa physionomie comme sa personne toute entière donne une singulière impression d'énergie et de volonté. Cet homme « tout d'une pièce » semble sculpté à grands coups de maillets dans une roche cévenole.
Son aspect, au premier abord un peu froid, n'a pourtant rien de rébarbatif. La bouche sensuelle sourit avec bonté, la voix douce et profonde a des inflexions qui laissent soupçonner la présence derrière « l'apôtre » d'un homme au cœur plein de tendresse et peut-être même de faiblesse, auquel rien d'humain n'est étranger.
Si son âme a connu des combats intérieurs, nul ne le saurait dire. Rien ne permet de supposer que le Doute l'ait jamais effleuré. Il a la Foi. Dans la Nature et dans la Vie, tout lui apparaît d'un merveilleuse clarté... Avec l'esprit absolu d'un Cartésien, il simplifie, classe, ordonne. Il a beaucoup lu, appris, réfléchi, mais son cerveau n'a retenu que les seules connaissances qui pouvaient rentrer dans les cases disposées à l'avance pour les recevoir.
Héritier des scholastiques du Moyen Age, il étend à toute chose le principe de la Vérité dogmatique appuyée sur les Saintes Ecritures et les Canons de l'Eglise. Son magnifique cours de composition est une « Histoire Universelle » de la Musique où les faits ont été invités à ne jamais contredire les théories exposées.
Vincent d'Indy, comme son héros Saint Christophe, est un soldat du Christ. Il le sert de toutes ses forces « dans la voie où le Ciel a voulu l'appeler ». On l'imagine, au Moyen Age, Abbé réformant la règle de son monastère ou grand Pape déchaînant contre les ennemis de Dieu une nouvelle croisade.
Malgré un goût naturel très vif pour la pédagogie, ce n'est point pour son plaisir, non plus que par nécessité matérielle qu'il enseigne à ses élèves les règles de la Composition et qu'il corrige leurs copies informes, c'est par devoir et par esprit d'humilité. Il a reçu du Ciel la mission de former de jeunes intelligences, de les initier au culte du Beau et du Vrai, de leur apprendre que l'Art est inséparable de la pratique de ces trois vertus suprêmes : la Foi, l'Espérance, la Charité.
En ces temps matérialistes, il demeure dans toutes ses actions un idéaliste. Alors même que la Vie devient pour lui plus difficile, il continue à donner son temps sans compter à toutes les nobles tâches avec un absolu désintéressement. Il n'hésitera pas à consacrer plusieurs soirées par semaine à réaliser la basse-continue d'un opéra de Monteverdi, à en diriger ensuite les répétitions et les représentations données par une troupe d'amateurs. N'est-ce pas servir Dieu que de contribuer à ressusciter une œuvre dont la Beauté est un hommage rendu au Divin Souffle créateur ?
Il compose ses œuvres comme ces moines, bâtisseurs de cathédrales, qui faisaient alterner le travail et la prière. Sa foi semble ignorer l'angoisse et l'extase Ce n'est pas un contemplatif comme César Franck, son maître, c'est un militant. On s'étonne qu'il n'ait pas composé de musique sacrée, mais se soit contenté d'illustrer dans ses opéras des sujets et des symboles chrétiens.
Dans son art, comme dans son âme, tout est certitude, logique rigoureuse et clarté. Il se soucie peu de l'opinion des autres et vit au milieu du monde comme s'il était muré en une cellule.
Alors que les musiciens semblaient fascinés par les délices harmoniques inventées par les Fauré, les Chabrier, les Debussy, alors que le plus chétif artisan usait sa cervelle à combiner de savoureux enchaînements de neuvièmes, à flatter l'oreille par un jeu nouveau de modulations, il se plut à parler, prédicateur rustique, une langue âpre et rude, rugueuse et raboteuse comme les chemins forestiers de ses montagnes des Cévennes.
Ayant reçu des mains de César Franck, en héritage, la grande tradition polyphonique illustrée par les vieux maîtres des XVe et XVIe siècles et par J.-S. Bach, il sut l'accommoder à ses besoins. Avec une sorte de jouissance ascétique il se plut à ménager, entre des notes ennemies, des rencontres imprévues et brutales. L'oreille coupable du péché de sensualité auquel elle se montrait trop sujette, devait être châtiée sévèrement. Il lui administra la discipline avec une pieuse ferveur.
Lorsque de jeunes musiciens ont voulu rompre avec les procédés déjà périmés de « l'impressionnisme », c'est dans le contrepoint de Vincent d'Indy, écrit en dehors des préoccupations de la mode, qu'ils trouvèrent le point de départ d'un style nouveau. Le Maître eut alors la surprise de voir venir à lui des élèves du Conservatoire, formés selon des méthodes honnies et proclamées détestables, qui s'appliquaient à pratiquer l'écriture « horizontale », tandis que nombre de ses anciens disciples, passés à l'autre camp, sacrifiaient sans pudeur au culte de Debussy.
Lui-même se soucie peu de nouveauté. Il ne cherche pas à comprendre les mobiles d'un Schoenberg, d'un Béla Bartók, d'un Igor Stravinsky. Ce sont des hérétiques et, par surcroît, des étrangers. On ne discute pas avec ces gens-là, on rejette leurs écrits pernicieux et on prie Dieu de les vouloir illuminer de sa grâce.
Objet d'un culte de la part de ses élèves et de ses admirateurs, ayant connu très jeune les succès les plus flatteurs, plus célèbre vers 1889 que son vieux maître vénéré César Franck, il a été toute sa vie âprement discuté et critiqué.
Homme d'action, intransigeant, combattif, il ressemble à ces prédicateurs qui, au moyen âge, exhortaient les chevaliers à férir de grands coups pour la Vierge et les Saints. On ne pourra porter sur son œuvre un jugement équitable que plus tard, lorsque se seront apaisées les dernières rumeurs du champ de bataille. Du moins peut-on, dès aujourd'hui, saluer en lui l'une des personnalités musicales les plus singulières et les plus fortes de notre temps.
CLAUDE DEBUSSY
Rien de plus mystérieux que le génie. Pourtant la formation d'un Bach, d'un Mozart, d'un Beethoven s'explique par l'hérédité et par le milieu. Celle de Debussy reste incompréhensible. C'est un miracle !
Il nait au sein d'une humble famille où la musique n'a jamais été cultivée. On ne lui connait pas d'ancêtres musiciens et il serait bien téméraire de vouloir établir un lien de parenté entre le vieux maître du XVIe siècle De Bussy, auteur de charmantes chansons françaises, et Claude-Achille Debussy, né à Saint-Germain-en-Laye le 22 août 1862. Son père est employé, son frère travaillera de ses mains. La destinée de Claude-Achille semblait être d'entrer au Bon Marché ou chez Potin. Cependant une vieille dame s'intéresse à lui et veut qu'il prenne des leçons de piano. Elle lui découvre des dispositions et décrète qu'il sera musicien. Voilà les parents tout ébaubis. Leur fils, un artiste ? Le père ne tarde pas à voir l'intérêt qui s'attache pour lui à la réalisation de cette prophétie. Si son fils pouvait devenir un enfant prodige, quelle affaire magnifique ! Le petit entre donc au Conservatoire, sachant à peine lire et écrire ; il est sauvage, timide, gauche et ne brille guère dans les classes élémentaires. Ses camarades se moquent de ses allures et de ses manies. Si on lui offre un gâteau à la sortie, il choisit invariablement un minuscule petit-four, préférant cette bouchée succulente au substantiel baba dont se délectent ses camarades. Cet enfant pauvre a en toute chose des goûts raffinés.
Ce n'est que vers quinze ans qu'il commence à se distinguer en remportant un second prix de piano, mais il est étrangement rebelle à l'enseignement de l'harmonie tel qu'on le pratique au Conservatoire et ne parvient pas à décrocher la moindre récompense.
En 1879, la femme d'un ingénieur russe, Mme de Meck, passionnée de musique et grande protectrice de Tchaïkovski, voulant avoir sous la main un pianiste pendant les vacances qu'elle va passer près de Moscou, demande à Marmontel un de ses élèves disposé à entreprendre le voyage. Claude-Achille, pressenti, accepte avec joie. Quelle aventure merveilleuse pour ce garçon de 17 ans qui n'a jamais quitté Paris et le modeste logis de sa famille, rue Clapeyron, que ce voyage de plusieurs mois à travers l'Europe. A Vienne, il entend Tristan, sous la direction d'Hans Richter, il visite Venise et Florence. De Moscou, il rapporte des mélodies de Tchaïkovski, Borodine et Rimski-Korsakov. Ce voyage lui a ouvert de larges horizons.
De retour à Paris, il remporta le 1er prix d'accompagnement et entra dans la classe de composition de Guiraud. Il y obtint en 1882 un accessit de contrepoint et fugue et l'année suivante le second prix de Rome avec sa cantate le Gladiateur.
Adolescent, il est beau, mais d'un genre très particulier. Ses compagnons l'appellent en riant « le Prince des Ténèbres ». Il est noir avec de longs cheveux frisés, un énorme front dissymétrique, des yeux un peu bridés, à la chinoise, où brûle une flamme d'un éclat extraordinaire, de vrais yeux de fakir, des lèvres rouges sensuelles, la peau mate, les joues creuses. Il marche d'un pas feutré et souple. Tout dans sa personne offre quelque chose d'étrange et en quelque sorte de félin.
Pour gagner quelque argent, il accepte une place d'accompagnateur dans un cours de chant. Une des habituées est une jeune femme ravissante, dotée d'une voix exquise. L'adolescent lui plaît, elle l'invite chez elle, à Ville d'Avray et le présente à son mari, vieil architecte fort intelligent et très bon qui s'intéresse à lui, et guide ses lectures. Chez les Vasnier, Debussy découvre une chose qu'il ignorait encore, la douceur d'un foyer. Il s'installe dans cette maison si hospitalière, y travaille et s'y instruit. Madame Vasnier, dans des salons amis, chante ses premières mélodies.
Autodidacte, il sent bien qu'il lui reste beaucoup à apprendre. Son instinct le sert puissamment. Ce garçon presque inculte qui ne peut encore écrire deux lignes sans fautes d'orthographe, a un style très personnel et d'une élégance naturelle. Ses lettres étonnent par leur tour imprévu, par des notations d'une justesse frappante. Comme en toute chose, il affectionne en poésie le rare et le délicat. A dix-huit ans, il se passionne pour Verlaine, connu alors seulement d'une élite. Il ne lui fait guère d'infidélité que pour Bourget, Théodore de Banville et un peu plus tard pour Baudelaire, Mallarmé, Pierre Louÿs et les anciens poètes français Villon, Charles d'Orléans ou Tristan l'Hermite. Il va très vite se façonner un style littéraire vraiment original encore qu'imprégné d'influences symbolistes. Ses critiques étincelantes de la Revue Blanche comme les poèmes de ses Proses Lyriques attesteront d'ici peu sa dextérité d'écrivain.
Musicalement, dès ses premiers essais, sa personnalité apparaît. Si l'on examine la première version des Fêtes Galantes qui, à l'origine comprenait cinq pièces : Pantomime, En Sourdine, Mandoline, Clair de Lune et Fantoches, toutes composées en 1881 ou au début de 1882, on constate qu'en ces mélodies l'influence de Wagner, si sensible dans la Damoiselle élue et les Poèmes de Baudelaire n'avait pas encore prise sur lui et qu'il s'était forgé une langue savoureuse et de la plus grande originalité.
Il travaille à Ville d'Avray et se trouve heureux, si heureux même qu'en préparant le prix de Rome, il souhaite intérieurement ne pas réussir. Lorsque sur le Pont des Arts, où il attend sans anxiété le résultat du concours en admirant « la jolie lumière jouant à travers les courbes de l'eau » un camarade hors d'haleine lui vient annoncer qu'il a le prix, il demeure consterné à l'idée de quitter la France et tout ce qu'il aime au monde pour cette villa Médicis où rien ne l'attire.
Il part, le cœur navré, et, arrivé à Rome, s'ennuie à périr, s'énerve, ne veut rien voir des monuments ni des tableaux et ne cesse de harceler le directeur, le peintre Hébert, de demandes de permission pour se rendre à Paris. Il finit par l'obtenir, mais éprouve sans doute à ce voyage une déception cruelle. car il rentre à Rome assagi et ne songeant plus à jouer les Berlioz visite les Musées, court les antiquaires, raflant de préférence de minuscules bibelots japonais, et entendant dans les églises des motets de Palestrina et des anciens polyphonistes du XVIe siècle qui l'enchantent.
Il continue d'ailleurs à se plaindre dans ses lettres de la vie de caserne qu'il mène et ne voit guère ses camarades qu'aux repas. Sauvage, distant, il ne fréquente que Xavier Leroux et Paul Vidal. Avec ce dernier, il joue des journées entières à deux pianos l'œuvre d'orgue de Bach. Il travaille beaucoup et se cherche avec acharnement. Il ne sait pas encore exactement ce qu'il veut faire, mais il sait bien ce qu'il ne veut pas être. Il abhorre le style académique qui lui a valu le prix de Rome. Il ne veut plus écrire sous une autre forme une nouvelle cantate. La musique de Wagner est pleine de séductions pour lui, mais il en comprend les écueils. Afin de les éviter, il choisit pour livret la charmante Diane au Bois de Théodore de Banville, mais il ne tarde pas à l'abandonner et compose une suite symphonique avec chœurs de voix de femmes traitées instrumentalement : Printemps. Cet envoi de Rome cause quelque scandale à l'Institut. Debussy esquisse également la partition de la Demoiselle élue sur un poème de Rossetti.
Il rentre à Paris en 1887 plein d'enthousiasme pour Wagner. L'atmosphère mystique de Parsifal le séduit, il hante les milieux symbolistes et la librairie de l'Art Indépendant où se rencontrent Mallarmé, Verlaine, Villiers de L'Isle-Adam, Henri de Régnier, Pierre Louÿs, André Gide, Paul Valéry.
Dès son retour à Paris, il se lie avec Paul Dukas d'une étroite amitié. Les deux camarades sont également fascinés par Wagner, tout en sentant bien le péril. Tandis que Dukas va demander aide et protection à Mozart, Bach et Beethoven contre le dangereux tentateur, Debussy sera sauvé par son instinct et peut-être, dans une certaine mesure, par les conseils d'Erik Satie. Il le rencontre un soir à Montmartre dans un cabaret de nuit où Satie tient le piano et fait alterner des méditations sur des thèmes grégoriens et les joyeux refrains à la mode. C'est un jeune homme à la barbe blonde et transparente, l'air grave dans son costume de velours gris, mais sous le lorgnon l’œil pétille, moqueur. Il confie à Debussy qu'il s'est enrôlé parmi les adeptes du grand maître de la Rose-Croix, Péladan et qu'il vient de fonder à Montmartre l'église de Jésus Conducteur dont il remplit les fonctions de Parcier et Maître de chapelle. Debussy s'informe si l'église compte beaucoup de fidèles : « Je suis seul », répond Satie avec un sourire de coin. Debussy adopte Satie dont il aime les Sarabandes et les Gymnopédies aux rythmes imprévus, aux étonnantes agrégations harmoniques. Ce sont entre eux d'interminables discussions. Satie ne croit point au wagnérisme. C'est une affaire finie. Debussy qui vient de faire le pèlerinage de Bayreuth et qui se prépare à y retourner, défend Parsifal. Satie proclame que le leitmotiv a fait son temps et puis n'est-il pas ridicule alors qu'un personnage entre en scène, ivre de fureur, de déchaîner aussitôt l'orchestre ? Si, pendant que le héros exhale sa colère, l'orchestre dépeignait la sérénité impassible de la nature, l'effet ne serait-il pas plus grand ? Il va essayer ce système dans son Fils des Etoiles ; Debussy très intéressé, médite.
Les années coulent. Debussy s'est marié. Le jeune ménage n'a pas le sou et Claude a des goûts magnifiques. Lorsqu'il ne reste pas vingt francs à la maison, il s'empresse d'acquérir un objet parfaitement inutile mais qui l'a séduit. Le luxe lui est plus nécessaire que l'indispensable. Il donne bien quelques leçons, mais en fantaisiste, il a besoin de toute sa liberté et ses leçons consistent en interminables causeries autour du piano, en fumant des cigarettes.
Des amis lui viennent en aide, Chausson surtout qui lui ouvre tout grand son foyer. Debussy joue au ballon avec les enfants, en grand enfant qu'il est et restera toujours. Avec Chausson, il déchiffre des partitions russes à quatre mains. Il découvre Boris Godounov que Robert Godet avait vainement tenté de lui révéler quelques années plus tôt. C'est un enchantement. Enfin voici un drame musical qui n'est pas fondé sur le principe symphonique wagnérien. Moussorgski et Chopin vont lui servir d'antidote contre le poison de Bayreuth.
Ernest Chausson affectionne Debussy, mais n'ose suivre ses conseils. Entre Vincent d'Indy et Debussy, il se considère un peu comme Hercule entre la Vertu et le Vice. La vertu c'est le métier hérité de César Franck et de Wagner, les symphonies classiques et les drames aux multiples leitmotivs ; le vice c'est l'harmonie sensuelle et raffinée, les appogiatures non résolues et les enchaînements de neuvièmes, ce sont les mélodies qui exhalent un parfum de « serres chaudes ». Il croit triompher en sacrifiant le meilleur de soi-même et meurt d'un accident sans avoir le temps de se reprendre.
Cependant Debussy, après quelques tâtonnements, s'est finalement trouvé ou plutôt retrouvé puisque dès 1882 il avait déjà affirmé nettement sa personnalité. En 1894, il s'est révélé à l'attention du public cultivé par deux chefs-d’œuvre : le Quatuor et le Prélude à l'Après-midi d'un Faune. Avec ces œuvres, tranquillement et sans tapage, il accomplissait une grande révolution artistique, dont Chopin, Lalo, Chabrier avaient été les prophètes. Le poème symphonique est renouvelé dans sa forme comme dans son esprit et l'instrumentation est totalement transformée ainsi que l'écriture harmonique.
Debussy se rend d'ailleurs parfaitement compte de sa valeur, mais il se montre difficile pour soi-même : « Etre supérieur aux autres n'a jamais représenté un grand effort si l'on n'y joint pas le beau désir d'être supérieur à soi-même ». Aucun artiste n'eut plus que lui le respect de son art. Aux prises avec les plus graves difficultés matérielles, il ne consentira jamais à des accommodements avec les éditeurs auxquels il devrait si peu que ce soit sacrifier de son idéal. Il préférera les pires expédients. Il travaillera obstinément à son œuvre sous la pluie de papier timbré que feront tomber sur lui des usuriers auxquels, avec sa magnifique insouciance, il a emprunté à 500 pour 100. Au milieu des dures réalités de l'existence, il reste un enfant curieux et gâté. Sa vive intelligence se concilie avec une incomparable fraîcheur d'impression et d'imagination. Il enregistre avec une âme vierge les émotions de la vie.
Ces émotions vont se cristalliser pendant dix années dans l'œuvre qu'il décida entreprendre un soir d'été de 1892 après avoir lu le drame de Maeterlinck, Pelléas et Mélisande. On peut retrouver dans cette partition le reflet des impressions et des sentiments de cet homme extraordinaire qui unissait la sensibilité la plus frémissante à l'intelligence la plus aigus et l'âme la plus ingénue à des instincts tyranniques.
Debussy pendant dix ans travailla à cette œuvre, qu'il recommença entièrement deux fois, explorant sans hâte des régions merveilleuses et inconnues de la sensibilité musicale. Aujourd'hui que les néologismes du grand créateur sont tombés dans le langage courant, on éprouve quelque difficulté à se représenter leur prodigieuse nouveauté. Erik Satie qui, trop pauvre pour avoir un piano dans sa mansarde, venait travailler chez Debussy un jour par semaine, demeurait des heures en extase en écoutant son ami essayer sur le clavier l'effet des suaves harmonies qu'il venait d'inventer.
Tout en composant Pelléas, Debussy écrit de nouveaux chefs-d’œuvre : les trois Nocturnes, les Chansons de Bilitis. Enfin Pelléas parut sur la scène de l'Opéra-Comique le 30 avril 1902.
On sait ce que fut cette représentation. D'abord accablée de sarcasmes et de railleries par la critique et les abonnés du théâtre, l'œuvre finit par attirer un public de jour en jour plus nombreux et plus enthousiaste. Debussy, violemment combattu, sortit de l'épreuve célèbre et triomphant. Un drame intime et douloureux va clore cette première phase de son existence. Il a vécu jusque là en artiste insouciant, pauvre avec des goûts de luxe et une étrange ardeur à savourer tous les biens de la vie. Passionné et inconstant, il a l'égoïsme naturel de l'enfant qui ne peut se priver d'une chose qu'il désire. Depuis son retour de Rome, il vit en communauté d'esprit avec un groupe nombreux d'artistes : Paul Dukas, Erik Satie, Raymond Bonheur, Pierre Louÿs, Robert Godet, Paul Robert... En rompant avec sa femme, la compagne des années de misère vaillamment supportées, Debussy prend congé de tout son passé.
Une vie nouvelle va commencer pour lui, vie cloîtrée, vie d'intimité qui lui sera douce auprès de la femme qu'il adore. Celle-ci ne vient pas du peuple mais de ce qu'on nomme le monde. Elle est belle, artiste, cultivée, chante délicieusement. Elle lui tiendra lieu de tout. Seul, Erik Satie continuera à venir déjeuner chaque semaine, Debussy ne verra plus ses anciens camarades que de loin en loin ; il en est qu'il ne rencontrera jamais plus.
La naissance d'une fille, la petite Chouchou (enfant exquise qui ne devait survivre que de quelques mois à la mort de son père) vient bientôt éveiller en lui et avec quelle force, l'instinct de la paternité.
Debussy est maintenant un autre homme et ceux qui ne l'ont pas vu depuis l'adolescence ont peine à le reconnaître. Sa figure, jadis osseuse et maigre, est aujourd'hui bouffie de graisse, les yeux brillent toujours du même éclat et conservent leur étrange regard de côté mais semblent encore plus bridés. Il n'a plus l'air inquiet, il semble heureux et seule l'admiration intempestive des « debussystes » l'exaspère.
La gloire est venue et, avec elle, les mille tracas qu'elle traîné à sa suite : les Miss anglaises avides d'autographes, les critiques amis et ennemis (ces derniers moins importuns que les autres), enfin les disciples. A son grand désespoir, Debussy voit qu'il fait école et qu'on réduit en formules et en recettes ses inventions harmoniques toujours si spontanées et si expressives. Lui qui écrit sa musique avec son sang, déteste cet art factice où règne le procédé, où l'auteur ne s'est proposé que d'étonner l'oreille par un assemblage inattendu de sonorités, par un enchaînement inédit de dissonances. « Plus je vais, confie-t-il à un ami, plus j'ai horreur de ce désordre voulu qui n'est qu'un trompe oreille, comme aussi des harmonies bizarres qui ne sont que jeux de société. »
Si encore ses disciples se contentaient de l'imiter et le laissaient en paix, mais non; lorsqu'ils ont rempli leurs cahiers d'expressions choisies, ils réclament impérieusement du nouveau et l'un d'eux va jusqu'à le menacer de faire bientôt du Debussy mieux que lui-même.
Le grand artiste qui de jour en jour se persuade davantage de la vanité de l'art comme fin en soi, qui tend de toutes ses forces vers une expression plus directe, plus dépouillée, plus simple, qui sait mieux que personne « combien il faut d'abord trouver puis retrancher pour arriver jusqu'à la chair nue de l'émotion », se sent terriblement seul. Il préférerait sans doute les injures et les moqueries imbéciles à certaines louanges banales qu'on lui prodigue. Il n'était pas, comme Massenet, prédestiné à être un homme à la mode. Il se renferme encore davantage. C'est à peine si, de loin, on l'aperçoit au concert, au fond d'une loge à moins qu'il ne consente à accompagner Mme Croiza ou Ninon Vallin qui chantent ses mélodies.
Parfois il accepte de conduire l'orchestre. Il n'a aucun don pour cela. Il bat vaguement la mesure et oublie d'indiquer aux instrumentistes leurs entrées. A Paris, où les orchestres répètent peu, le résultat est assez fâcheux. A l'étranger où, en attendant la venue du maître français, les orchestres répètent longuement sous la direction d'un Koussevitzky à Saint-Pétersbourg ou d'un Bernardino Molinari à Rome, tout marche le mieux du monde et Debussy rapporte de ses voyages un souvenir délicieux.
Il s'efforce vers un nouvel idéal de construction plus robuste et plus linéaire. La Mer marque le point de départ de ces nouvelles recherches qui aboutiront à Gigues, aux Rondes de Printemps et à Iberia, tout un art nouveau qui, par le sens raffiné de la polyphonie orchestrale, annonce déjà l'esthétique du lendemain. Or Debussy cesse d'être soutenu par la plupart des debussystes de la première heure, par ses anciens compagnons de lutte. Si Erik Satie lui apporte, dans un bon mot, ses félicitations pour la Mer ou plus exactement pour le premier mouvement intitulé de l'Aube à midi sur les vagues : « Mon vieux, il y a un moment épatant vers 10 heures 35 », la plupart de ses amis s'accordent à lui reprocher d'avoir perdu sa sensibilité de jadis.
Ses admirables Préludes pour piano ne sont pas moins sévèrement jugés. On lui reproche d'avoir voulu rivaliser avec Ravel, d'avoir voulu montrer que lui aussi pouvait pratiquer « l'écriture magistrale », d'avoir remplacé l'émotion par l'adresse technique. Reproches bien injustes car Debussy mettait tout son cœur dans ses œuvres et ne pouvait écrire que sous la dictée de son émotion. Il en souffre sans doute plus que ne le charme l'encens que fait brûler pour lui la foule sans cesse grandissante de ses adorateurs.
Il est dur d'être abandonné par de vieux amis avec lesquels on a rêvé à vingt ans de la conquête du monde ! Il est vrai que parmi les jeunes, il en est dont l'admiration enthousiaste console. André Caplet surtout vit dans son intimité. C'est avec lui qu'il achève, en proie à une fièvre de travail, le Martyre de Saint-Sébastien qu'il doit absolument livrer au jour dit. Un employé de l'éditeur attend chaque page de la partition qu'il emporte à la gravure ou à la copie à peine terminée André Caplet aide le maître dans le travail matériel de l'orchestration. L'œuvre est enfin achevée. La répétition générale est un triomphe bien doux pour lui, car il assiste à la pleine réalisation de ce qu'il a rêvé, mais dès la première représentation les désillusions commencent.
Le musicien est immolé au décorateur. Bakst ne s'occupe pas des nécessités musicales qui ont fait répartir les soprani d'un côté de la scène et les basses de l'autre. Il a besoin d'une robe rouge ici, d'une tache jaune là, et il dissocie si bien les chanteurs que les chœurs n'ont plus aucune homogénéité, qu'ils « flottent » lamentablement. Il faudra bien des années avant que, grâce à André Caplet, l'œuvre soit intégralement donnée au concert et qu'elle apparaisse dans toute sa splendeur.
Les années passent. La guerre ravage la France, cette France que Debussy aime si passionnément et la maladie qui depuis plusieurs années déjà était apparue sournoise, superficielle et douloureuse sans gravité, se révèle inexorable et mortelle maintenant. Les souffrances deviennent intolérables et ne lui laissent aucun répit. Le sommeil a fui, le moindre déplacement devient un supplice atroce. Debussy a la pudeur de son mal, il dissimule avec stoïcisme ses tortures, mais la douleur le ronge corps et âme. Ce voluptueux devient un martyr résigné. Plus qu'à soi-même, il pense à la France dont il ressent les blessures. La veille du jour fixé pour l'opération, il compose l'émouvant et tendre Noël pour les enfants qui n'ont plus de maisons.
Par un caprice bizarre de la maladie, il paraît sauvé et bientôt quitte son lit. Il garde un teint terreux et son visage est devenu effrayant de maigreur. Il marche avec peine. Il se traîne un jour à l'Opéra où l'on donne un ballet de Stravinsky : les Abeilles. Sur le « plateau », critiques et musiciens lui serrent en passant la main distraitement. « Alors, ça va bien maintenant ? ». Il les regarde en dessous avec une amertume concentrée. « Ils n'ont pas l'air de se douter que j'ai été si malade » murmure-t-il entre ses dents. Il est ravi d'apprendre qu'à l'étranger, en Italie, on pense à lui et qu'on attend anxieusement des nouvelles de sa santé.
Il remonte lentement jusqu'à sa loge appuyé sur le bras du jeune critique qui lui apporte les vœux de ses amis de Rome. Il semble encore plein de vie. Il a achevé les trois sonates françaises et travaille au livret du Diable dans le Beffroi et à la Chute de la maison Usher, mais la maladie reparaît et Debussy voit approcher la mort avec la résignation du naufragé qui, las d'avoir lutté contre les flots, se laisse couler à pic. Il expire le 26 mars 1918. Le canon tonne et les bombes pleuvent sur Paris. Debussy git sur son lit de mort, la figure ravagée, méconnaissable, beau quand même et le peintre Othon Friesz qu'André Caplet en pleurs a amené dans la chambre, fixe sur le papier l'image de ce martyr qui semble souffrir encore au delà du trépas. Le canon tonne. Une poignée d'amis accompagne sous le bombardement jusqu'au petit cimetière de Passy la dépouille de « Claude de France ».
PAUL DUKAS
Avec sa face camuse, ses yeux intelligents et tendres, son sourire si fin, sa barbe pointue, il ressemble aux bons satyres qu'adoraient familièrement les paysans grecs. Il ressemble plus encore à Socrate tel que nous le dépeint Platon. Comme lui, c'est un sage.
Il est né un demi-siècle trop tard. Il aurait dû vivre au temps de Berlioz et de César Franck, au temps où, selon le mot de Degas « on n'arrivait pas ». Il se serait si bien accommodé de l'indifférence de la foule et de l'obscurité. Parfois, il eût tiré d'un placard un manuscrit fraîchement terminé pour le jouer à un ami et, satisfait de son approbation, l'eût ensuite paisiblement replongé dans les ténèbres. Le sort ne l'a point voulu. Dukas a vécu en un temps où ses œuvres, dès qu'il consentit à s'en dessaisir, furent jouées et acclamées, en sorte qu'il est « arrivé » sans avoir jamais rien fait pour cela. Il semble en éprouver comme un malaise. C'est que Dukas est en proie au tourment de l'absolu, il voudrait réaliser totalement son rêve et se montre inconsolable de n'y point parvenir.
En quittant la classe de Guiraud, au Conservatoire, après avoir remporté le second grand prix de Rome, il a tout d'abord senti le besoin d'acquérir une plus vaste culture générale. De fortes études classiques et l'exemple de son père, remarquable humaniste amateur, le mirent à même d'entreprendre avec fruit de grandes lectures qui font de lui un homme universel Aucun sujet ou presque ne lui est étranger. Il a tout lu, tout approfondi, médité sur tout. Ce musicien est un critique remarquable, un écrivain de race. Il l'a montré jadis dans ses chroniques de la Revue Hebdomadaire et récemment encore dans quelques articles de la Revue musicale sur Lalo, Charles Bordes, Wagner qui sont des manières de chefs-d’œuvre.
Il n'est pas de ces musiciens qui ignorent tout du passé de leur art. Il a longuement étudié les anciens polyphonistes et pratiqué tous les vieux maîtres. Il connaît à merveille tout ce qu'ont écrit Bach, Beethoven et surtout Mozart, son Dieu.
Au début de sa carrière, il a subi avec force l'influence de Wagner. Elle est manifeste dans l'Ouverture de Polyeucte (1892). Lui-même voit le danger. Pour s'y soustraire, il s'astreint à composer dans les formes classiques une Symphonie (1896) d'inspiration assez Franckiste, mais d'une maîtrise orchestrale très personnelle.
Cependant, on demande pour un programme de la Société Nationale à Dukas un morceau d'orchestre. Il avait justement l'idée d'un scherzo, d'après la Ballade de Goethe, l'Apprenti Sorcier. En quelques semaines, comme en se jouant, il achève cette partition d'une instrumentation éblouissante, d'une verve ensorcelée, d'un humour absolument neuf. C'est un triomphe.
L'Apprenti Sorcier fait le tour du monde et voilà Dukas porté à la gloire par un morceau auquel il n'attachait pas grande importance !
Tout le monde, après ce coup d'éclat, attendait de Dukas un autre poème symphonique non moins rutilant de couleurs, mais le soin de sa popularité l'inquiétait fort peu. A la place de l'œuvre brillante que l'on réclamait, il livra la Sonate en mi bémol pour piano aux proportions cyclopéennes, œuvre admirable certes, mais dont la durée d'exécution atteint près d'une heure et qui ne peut que bien difficilement trouver place dans les programmes, sans parler des formidables difficultés techniques qu'elle propose à l'interprète.
Qu'importait à Dukas de ces contingences ? Il n'écrivait vraiment que pour soi. Lorsque deux années plus tard, il donna au public les Variations, Interlude et Finale sur un thème de Rameau, il se souciait moins de plaire que de se rompre à la pratique des variations dont il allait tirer un ingénieux parti dans Ariane et Barbe-Bleue. Il ne s'est décidé à aborder cette grande œuvre qu'après s'être, par la pratique du style classique, définitivement affranchi du wagnérisme, qu'après avoir pris conscience de dominer son métier.
Longuement mûrie et pensée, écrite relativement vite, Ariane et Barbe-Bleue fut révélée aux parisiens le 10 mai 1907. A la répétition générale, le succès fut médiocre. Dans les couloirs, les critiques ne parlaient que de Salomé de Richard Strauss, exécutée la veille au Châtelet. Dans leurs chroniques, ils s'étendirent longuement sur le livret de Maeterlinck dont ils blâmèrent l'obscurité et glissèrent sur la musique en vantant seulement les qualités d'une « orchestration brillante ». Certains signalèrent l'influence de Pelléas en lui accordant une importance démesurée. Bien peu furent assez clairvoyants pour saluer l'apparition d'une des œuvres maîtresses du théâtre lyrique français et pour montrer comment cette partition construite symphoniquement, non point à la manière des drames wagnériens, mais selon le plan général d'un grand finale de Mozart, apportait une solution neuve au problème du drame musical remis en cause par Debussy. Plus rares encore furent ceux qui se rendirent compte de l'émotion, de la tendresse, de la pitié de cette musique profondément humaine. Comme pour Pelléas, le public devait se montrer plus sensible que la critique aux beautés neuves d'Ariane et Barbe-Bleue.
Après Ariane, Dukas n'a plus écrit que des « œuvres de circonstances », ou, plus exactement, il n'a laissé exécuter que celles-là. Ses amis savent qu'il a achevé bien dei3 compositions qu'il n'a jamais montrées à personne, ou dont, par hasard, il leur a un jour joué quelques mesures. Qu'en a-t-il fait ? Les a-t-il déjà détruites ? Gisent-elles au fond d'un tiroir avec les instructions formelles qui les vouent à l'anéantissement ? Nul ne sait.
Parfois, longuement sollicité, il se décide à écrire un morceau pour une occasion particulière. C'est le cas pour la Villanelle pour cor qui servit de morceau de déchiffrage à un examen du Conservatoire, pour la douloureuse Plainte au loin du faune pour piano destinée au Tombeau élevé à son ami Claude Debussy par la Revue Musicale (1920) et pour la mélodie qui orne le Tombeau de Ronsard (1922).
Ce fut dans le même esprit qu'en 1911 il entreprit de composer la Péri pour un spectacle de danses. Il convoqua un jour deux vieux amis et leur déclara : « Je vais vous jouer ce que j'ai fait. Dites-moi franchement si je dois en conscience le remettre à Mlle Trouhanova qui me l'a demandé, ou si je puis le brûler, comme j'en ai violemment l'envie ».
Si la Péri a survécu, combien d'autres chefs-d’œuvre ont disparu, victimes de cette manie destructrice qui animait Cézanne quand il lacérait ses toiles et les précipitait par la fenêtre sur le fumier de sa cour. Dukas disait un jour qu'il avait recommencé une vingtaine de fois le chant souterrain des femmes de Barbe-Bleue. « A la fin, étiez-vous content du dernier ? » — « Non, mais j'ai compris que je ne pouvais pas faire mieux ».
Pendant plusieurs années, Paul Dukas rêva d'un drame lyrique d'après la Tempête de Shakespeare. Il médita longuement le texte original, en fit une traduction et commença à le mettre en musique. Un jour un ami s'informe de son travail et apprend que tout est abandonné. « Mais pourquoi ? » — « Voyons, franchement, est-ce qu'on collabore avec Shakespeare ? » demande Dukas avec son fin sourire. Il songea longtemps à composer une symphonie en trois parties inspirée par la Tempête. La partition serait même terminée. Mais verra-t-elle jamais le jour ?
Dukas ne peut se résoudre à livrer au public les œuvres auxquelles il tient. Elles demeurent trop éloignées du degré d'absolue perfection qu'il voudrait atteindre. En sorte que nous courons le risque de ne connaître jamais celles où il aura mis le meilleur de soi-même. C'est le mystère de cet artiste, un des plus grands qui soient nés sur le sol de la France, et qui, après avoir travaillé sans arrêt durant toute sa vie, ne laissera, comme Léonard de Vinci, qu'un nombre infime d'œuvres achevées, d'une beauté parfaite.
MAURICE RAVEL
Elégant, preste et désinvolte, avec son regard aigu, son grand nez droit, ses lèvres minces, ses joues creuses, ce petit homme présente la physionomie la plus spirituelle du monde. La main, le pied, la taille sont d'une finesse aristocratique. Un pur sang, nerveux et sec, tout en muscles durs, sans une once de graisse. On pense aux étonnants joueurs de pelote de son pays natal, Saint-Jean-de-Luz. Mais ce basque accompli naquit par hasard sur les bords de la Bidassoa où ses parents, originaires de Paris, s'étaient fixés quelques années.
On ne saurait avec Ravel se fier aux apparences. Ce basque, ce « demi-espagnol » sort d'une famille très parisienne. D'après son nom, on l'a cru juif, or une erreur d'état civil a changé en Ravel le nom de Ravez que portait encore un de ses aïeux, ministre sous Charles X.
On se le représente volontiers méthodique, précis, méticuleux, menant une vie réglée à l'avance dans ses moindres détails. On ne peut guère imaginer un être plus que lui distrait, rêveur et fantaisiste, oubliant les rendez-vous, manquant habituellement son train, ignorant l'heure des repas.
Froid et distant avec les gens qu'il ne désire pas connaître, ses ennemis l'ont taxé de sécheresse de cœur et d'égoïsme. Il est la sensibilité même. Ses amis savent qu'il fut le plus tendre des fils et connaissent sa fidélité et son dévouement. Même en des heures difficiles, il n'a jamais sollicité l'appui ni les faveurs de personne pour soi-même, mais pour venir en aide à un ami malheureux, il entreprend les démarches les plus fastidieuses. Il serait d'ailleurs désolé qu'on le sût et s'accommode fort bien de sa réputation d'insensibilité qui s'accorde avec son esthétique.
Au temps de ses débuts, vers 1895, on ne parlait en art que de sentiment et de sincérité. Les musiciens les plus vides, les rhéteurs les plus creux se frappaient la poitrine d'un air inspiré. Ravel comme André Gide, professe volontiers qu'en art la sincérité peut être une explication, mais non pas une excuse ; qu'un musicien n'a aucun besoin de ressentir lui-même une émotion pour la communiquer à l'auditeur. C'est le « paradoxe du comédien ». Depuis Diderot la discussion reste ouverte et ne saurait finir car il y aura toujours des acteurs qui pleureront en faisant pleurer et d'autres, non moins grands, qui obtiendront ce résultat sans perdre un instant leur sang-froid. Au reste, s'il n'est aucunement indispensable que l'artiste créateur s'identifie avec ses héros pour exprimer les sentiments d'amour, de jalousie ou de désespoir qui les déchirent, il ne saura les traduire avec force que si lui-même, un jour, les a vivement ressentis. Ravel est trop sensible pour n'avoir pas beaucoup vibré et souffert, malgré le masque d'impassibilité dont il aime à se couvrir.
Ravel aime à donner le change. Il y a en lui du prestidigitateur et de l'illusionniste. Il est ravi de jouer des tours à ses auditeurs, de leur faire prendre un basson pour un cor ou des harmoniques de contrebasse pour des notes de flûte. Il ne faut pas exagérer d'ailleurs l'importance de ces espiègleries. La passion de la virtuosité pour elle-même ne le conduit jamais à écrire des œuvres vides (Tout au plus pourrait-on alléguer Tzigane). La plus délicate sensibilité fleurit dans le moindre morceau de Ravel, mais, à ses yeux, c'est son moindre mérite puisque sa volonté n'y a pas eu de part. Remerciez-le de l'émotion qu'il vient de vous procurer, il ne vous en saura aucun gré, mais félicitez-le d'avoir su conduire heureusement un développement, pendant un quart d'heure, sans avoir recours à aucun épisode, sa figure s'éclairera aussitôt.
Ravel est révolutionnaire, mais à sa manière qui est celle de son maître, Gabriel Fauré, nullement à la manière de Berlioz ou de Debussy. Ceux-ci furent essentiellement des intuitifs, Ravel est toujours conscient. Il ne fait pas de sauts dans l'inconnu, il prend pour point de départ les formes classiques et les rénove par la vertu de sa sensibilité et les trouvailles de son esprit ingénieux. Il se rattache beaucoup plus qu'on ne serait tenté de le supposer à Saint-Saëns et doit fort peu à Debussy dont, si longtemps, les sots l'ont cru le servile imitateur.
Si l'on jette les yeux sur une partition d'orchestre de Debussy, on reste frappé de son aspect chaotique. Des thèmes très courts se répètent et se meuvent dans un ensemble d'une miraculeuse instabilité. On ne conçoit pas comment cela peut sonner et seulement à l'exécution les détails surgissent, les plans s'affirment, l'œuvre prend vie. Une partition de Ravel est plus complexe, mais aussi lucide qu'une partition de Rimski-Korsakov ou de Lalo. Rien n'y est abandonné à l'interprétation, tout y est calculé, dosé avec la plus étonnante sûreté de main. Le lecteur exercé, dès le premier coup d'œil, se rend compte des effets de sonorité voulus par le compositeur.
Quant au style, quoi de plus opposé au « pointillisme » de l'auteur de Pelléas que ces phrases de Ravel reconnaissables d'une lieue, ces mélodies sinueuses qui s'étirent souplement et s'insinuent parmi des arpèges aux irisations changeantes, ou se laissent porter paresseusement par des accords aux larges résonnances.
On sait que Mozart prenait souvent pour modèle l'œuvre nouvelle d'un confrère. Il y trouvait des suggestions utiles. S'inspirant du plan général ou bien d'un procédé particulier et ingénieux de développement, il composait une œuvre entièrement originale.
Ravel travaille habituellement de la sorte. Il aime à choisir pour point de départ une composition déjà existante. On ne s'en douterait guère si lui-même ne signalait volontiers ce que la Valse doit à la Polonaise du Roi malgré lui de Chabrier, le Trio au trio en fa de Saint-Saëns, tel passage de Ma mère l'Oye aux Gymnopédies de Satie, l'accompagnement instrumental des Poèmes de Mallarmé au Pierrot Lunaire de Schoenberg.
Et pourtant jamais en aucune de ces œuvres la personnalité de Ravel ne cesse de régner en souveraine. Elle s'affirme dès ses premières compositions, dès la Habanera (1895) reprise depuis dans la Rhapsodie Espagnole, dès le Menuet Antique ou la Pavane pour une Infante Défunte, elle suffit à assurer l'unité d'une œuvre, étonnante de diversité.
Ravel a déjà parlé plusieurs langues musicales différentes, pratiqué des techniques antagonistes. Un abîme sépare l'écriture contrapontique dépouillée de la Sonate pour violon et violoncelle du style harmonique du Quatuor, l'Heure Espagnole de l'Enfant et les Sortilèges, les Poèmes de Mallarmé de Shéhérazade, les Valses Nobles et sentimentales de la Sonatine ou de Gaspard de la Nuit. Ravel n'a jamais cessé de se renouveler. Comme Mozart, comme Monteverdi, il n'a méprisé aucun enrichissement de la technique musicale. Il est assez fort pour assimiler ce qui lui convient dans l'œuvre des autres. Il ne saurait imiter personne et dans tout ce qu'il écrit, il reste toujours Ravel.
Ravel n'a rien d'un solitaire, c'est le plus sociable des hommes. On l'imagine volontiers au XVIIIe siècle, abbé poudré donnant la réplique à Diderot et à Grimm dans le salon de Madame d'Epinay. Spirituel, sarcastique, d'une culture universelle, il a une manière toute personnelle de conter une histoire. Il s'arrache difficilement aux plaisirs de la conversation et passerait volontiers la nuit à causer avec de bons amis.
Aimant la société et n'ayant le courage de fermer sa porte ni à ses amis, ni même aux pires importuns, il a pris le parti de se soustraire aux uns comme aux autres et de se réfugier en un délicieux ermitage à dix lieues de Paris. Tout en haut de la colline où se tassent les maisons basses de Montfort l'Amaury, dominant la vieille église aux vitraux célèbres et tout le pays, se dresse la maison de Ravel. De ce « Belvédère », on découvre à perte de vue les douces collines bleutées du Valois, tout un adorable paysage de France, harmonieux et composé, aux arêtes fines, aux teintes délicates.
Son intérieur est une de ses œuvres les plus réussies et dont il est le plus fier. Un goût exquis, un soin minutieux a présidé à l'agencement des meubles anciens, des bibelots, des estampes. Dans chaque pièce tout est en harmonie. L'amour du rare, du joli et de l'imprévu y a ménagé pour les sens et pour l'esprit les plus charmantes surprises. Ravel n'a pas mis moins d'art à décorer son habitation qu'à composer une partition.
Il s'est révélé à cette occasion tapissier et décorateur de grand style. Tandis que ses admirateurs déploraient son silence obstiné et sa paresse, il peinait sur des échelles un marteau à la main. Ce ne fut qu'après avoir terminé son installation qu'il revint à la musique.
Ravel ne saurait créer son œuvre dans un taudis. C'est pour lui un besoin qui prime tous les autres que d'avoir sous les yeux en travaillant de jolies choses familières. Il porte le raffinement dans tout ce qu'il fait et pense volontiers comme Brillat Savarin que si la brute se repait, l'homme d'esprit seul sait manger.
Pour Ravel la grande affaire est de se mettre à l'œuvre. Il ignore le travail régulier, méthodique, quotidien d'un Stravinsky. Il restera des mois à rêver, à esquisser dans sa tête des projets d'architectures sonores, sans se décider à rien entreprendre. Il délaisse Montfort l'Amaury, s'installe à Paris dans un petit hôtel de quartier et se laisse fêter par ses amis. Il court les antiquaires, fréquente les concerts, les soirées, les théâtres.
Un beau jour il disparaît et de trois mois, parfois de six, on ne le revoit plus. La fièvre du travail le possède. Il ne bouge plus de son cabinet, décourage ses amis de lui rendre visite, ne s'accorde que quelques heures de sommeil. L'œuvre achevée, il prendra des vacances.
Il arrive que la composition ébauchée résiste. Incapable de « bâcler », Ravel préfère l'abandonner, quitte à la reprendre plus tard. Contrairement à la légende, il écrit parfois fort vite. La Valse fut composée en trois semaines, mais il la portait dans sa tête depuis des années. Une simple mélodie pourra lui coûter plus de peine qu'un ouvrage symphonique important. Il y attachera le même prix. Certes Ravel n'attribue pas la même importance à Tzigane qu'à la Sonate pour violon et violoncelle, mais s'il l'a publié, c'est que ce morceau de bravoure lui parut adéquat à son objet et techniquement réussi.
De temps à autre, Ravel quitte Montfort pour la vieille maison natale à Saint-Jean-de-Luz où il se repose, flâne ou travaille suivant ses dispositions. Depuis quelques années, Ravel reçoit d'un peu partout des commandes. Il doit à date fixe livrer des mélodies, une sonate, voire un opéra-ballet comme l'Enfant et les Sortilèges, etc. Cette dure contrainte est une excellente chose. Elle l'oblige à vaincre son penchant pour les douceurs de la vie de société et le force au travail. Les œuvres qu'il écrit dans ces conditions ne s'en ressentent aucunement. Elles témoignent d'autant de fraîcheur et de spontanéité que les autres. Si l'une d'elles ne satisfait pas Ravel, il est inutile d'insister pour l'obtenir et les offres matérielles les plus magnifiques ne le décideraient pas à laisser publier une partition qu'il estimerait indigne de son talent. La conscience professionnelle est chez Ravel une seconde nature. Il a l'horreur du travail hâtif, maladroit, bâclé. On a abusé de la comparaison de Ravel et de l'horloger suisse qui lime minutieusement et ajuste les rouages délicats de ses montres. Il y a chez lui de l'ouvrier d'art qui ne traite pas la matière de manière abstraite, mais qui en connaît les ressources et sait en tirer parti. Dans le domaine du piano, Ravel a été un inventeur et ses Miroirs précèdent la publication des premières Estampes de Debussy.
Ses soins attentifs aux moindres détails non moins que son inclination à la préciosité, l'ont fait traiter de « Petit maître ». On appelait naguère ainsi un Watteau, un Vermeer. Comme ces peintres, Ravel n'a rien d'un miniaturiste. Il parvient comme Watteau, à la beauté par la grâce, la mesure, la volupté délicate. Sa touche est sûre et hardie.
Il ne s'est d'ailleurs pas borné à traiter avec ampleur de petits sujets, il a brossé la vaste fresque de Daphnis, le panneau décoratif de la Valse. Cette fois Ravel a vu grand. Ceux qui ont pu entendre à Amsterdam la Valse exécutée sous la direction du prodigieux Mengelberg, n'oublieront jamais l'impression hallucinante de cauchemar, la force démoniaque, la puissance frénétique de cette œuvre métamorphosée par sa baguette magique. Le hollandais voyait dans cette apothéose de la valse viennoise, la « danse de l'Amour et de la Mort ». Ravel n'avait jamais pensé à cela et Mengelberg anéantissait l'élément humoristique, le côté-parodique de cette œuvre qui se réclamait de Chabrier et non point de Richard Strauss. Pourtant ces forces mystérieuses que déchainait le grand chef, émanaient bien de la partition. Elles y restaient latentes, invisibles, refoulées, présentes quand même. Est-ce que Ravel, ce maître ironique et spirituel, qui a la pudeur de ses sentiments, de son émotion, de son imagination même, ne serait pas aussi affranchi qu'on le croit de l'inspiration romantique ? Peut-être n'est ce pas simple hasard et fantaisie d'artiste si dans sa retraite de Montfort l'Amaury, il s'entoure d'objets Louis-Philippe en « style cathédrale », s'il témoigne d'une telle prédilection pour Aloysius Bertrand et son étourdissant Gaspard de la Nuit ? Qui sait ? Il y a peut-être en Ravel un romantique qui s'ignore.
Lorsqu'on lit après quelques années les critiques que suscitèrent ses œuvres de jeunesse, on demeure confondu. Faut-il que la sensibilité change si vite ? Sans tenir compte des âneries des journalistes, n'est-il pas surprenant de voir tant de critiques ayant donné des preuves de compréhension et d'intelligence, s'accorder pour reprocher à Ravel sa sécheresse, sa froideur. A les entendre, sa musique ne serait que bois mort. Aujourd'hui que l'art tend vers des formes plus rudes et plus impersonnelles, nous nous émerveillons de la délicate sensibilité de Ravel, et du monde enchanté qu'il nous ouvre. C'est un enchanteur. Avec quelques accords, il évoque tous les prestiges de l'Orient, tous les sortilèges de la nature. Son impressionnisme se concilia toujours avec un constant souci de la forme. Sans rien perdre de sa fraîcheur et de sa spontanéité, il sut maintenir les droits de la raison sur l'œuvre d'art. On a parfois comparé Debussy à Rameau, c'est ne rien comprendre ni à l'un, ni à l'autre de ces grands artistes. Ravel n'est pas sans présenter de grandes analogies avec Rameau, comme lui logicien, raisonneur, conscient, sûr de son métier, grand harmoniste, comme lui aussi, mettant son talent au service d'une imagination et d'une sensibilité de la qualité la plus rare, créant des paysages de rêve, et sacrifiant par dessus tout au Dieu de la Danse.
Rameau et Ravel ont l'un et l'autre assimilé bien des éléments disparates, se sont montrés curieux d'exotisme et de nouveauté. On reprocha à Rameau d'imiter les italiens, comme à Ravel de suivre les russes et pourtant ces deux grands musiciens, en dépit de leurs explorations aventureuses n'ont jamais cessé de se montrer dans leurs moindres compositions, français jusqu'aux moelles. Les étrangers, eux, ne s'y trompent pas et depuis la mort de Debussy, c'est Maurice Ravel qui incarne à leurs yeux l'école française moderne.
ARTHUR HONEGGER
Je ne sais si depuis Rossini, musicien a jamais donné autant que lui l'impression d'être parfaitement heureux. Comment ne le serait-il pas ? Tout lui sourit. Il enfante dans la joie des œuvres qui lui ont assuré une gloire précoce et pourtant méritée. Il a les suffrages des musiciens, des femmes, du grand public. Il s'inquiète peu des jalousies qu'il suscite non plus que des louanges outrées. Il va son chemin...
Ce Zurichois du Havre allie à la bonhomie narquoise, à la placide belle humeur du montagnard suisse, l'imagination et la rêverie du navigateur. Chez lui aucune affectation, aucune pose. Il sait ce qu'il veut. mais reste modeste car il sent bien qu'il n'a pas encore réalisé ses aspirations profondes et qu'il doit faire mieux encore.
Son caractère est empreint d'un optimisme inébranlable. Ce n'est pas une de ces natures d'artistes éternellement malheureuses et tourmentées. Il prend les choses par leur bon côté et respire la joie de vivre. On le sent libre, si libre qu'on n'imagine même pas qu'il pourrait jamais se contraindre à porter une chaîne. On ne saurait accaparer une nature si généreuse, on doit se contenter de ses aumônes magnifiques.
Au physique, il offre le type consacré du grand musicien romantique : le front large, surmonté d'une forêt de cheveux noirs et bouclés, des yeux étincelants sous les arcades proéminentes, le nez court, la bouche sensuelle et bien dessinée, le visage rond et gras, empreint d'une expression de bonhomie et de gaieté. Son corps est athlétique, trapu, musclé avec des épaules de lutteur, des mains de forgeron. Tout dans sa personne dénote la puissance et la santé, comme au moral, l'amour de la vie et la volonté.
En ce temps où l'on fait en musique tant de littérature, de peinture, de poésie, d'architecture, de philosophie, Honegger ne fait que de la Musique. Il n'a jamais eu de système préconçu. Sa technique s'est peu à peu dégagée et affirmée après des essais juvéniles où se discernaient les influences contradictoires de Richard Strauss, de Ravel et de Florent Schmitt. Bien que personnelle, elle n'est pas encore aujourd'hui d'une frappante originalité. Honegger est moins de la race des chercheurs et des inventeurs que de celle des artistes qui rénovent, par la vertu de leur sensibilité, les procédés déjà connus et employés avant eux. Bach et Haendel appartiennent à cette catégorie de créateurs. Honegger, dont le langage semble moins hardi que celui de tel de ses rivaux, est peut-être celui qui trace avec le plus de sûreté la voie vers l'avenir.
Sa polyphonie orchestrale, avec ses contrepoints de rythmes et ses lignes mélodiques superposées, déroulant en toute indépendance leurs amples périodes, annonce l'avènement d'un art nouveau, apparenté au style contrapontique du XVe siècle. Cette écriture rend manifeste la ruine du système de la mélodie accompagnée tel qu'il fut instauré au cours du XVIIe siècle, en même temps que l'usage du majeur et du mineur qui disparaitront avec lui.
Honegger ne recherche pas les sujets en vogue, il croit aux thèmes éternels. Il a su exprimer en ses oratorios un idéal religieux et sentimental plus voisin de celui de Jean-Sébastien Bach que de celui du charmant Jean Cocteau.
Il est pourtant de son temps par ce goût de l'athlétisme et du mécanisme qui transparait dans ses œuvres souvent même à son insu. Dégageant une émotion poétique d'une impression purement dynamique, il a célébré la puissance des lourdes locomotives dévorant l'espace et la nuit. Le lyrisme de Pacific 231 renouvelle les sources d'inspiration et relègue au magasin des accessoires défraîchis le « modern-style » musical du bar américain.
Alors que certains compositeurs de sa génération, après s'être livrés à maintes excentricités, se découragent et ne sachant plus où diriger leurs pas, croient trouver l'originalité dans un retour au style en usage vers 1875, Honegger va de l'avant, créant, sans s'inquiéter de la mode du jour, des œuvres puissantes, expressives et vivantes.
Henry PRUNIÈRES.