Cinquante ans de musique française (1874 - 1925)

 

bas-relief de Luca della Robbia (musée Sainte-Marie-des-Fleurs, Florence)

 

LA MUSIQUE RELIGIEUSE

par André CŒUROY

 

 

 

 

 

Dans un des derniers articles qu'il ait écrits (Revue Musicale, octobre 1922 : Souvenirs) Gabriel Fauré se demandait ce qu'il faut entendre par « Musique Religieuse ».

 

« La musique qu'on entend journellement dans les églises prête souvent à de sévères critiques. Certaines maîtrises de Paris, certaines maîtrises de province, au contraire, se signalent par le choix et par l'exécution d'œuvres vraiment dignes de leur destination. Cette supériorité n'est cependant pas concluante pour tout le monde. Telle composition hautement pensée et purement écrite peut sembler suivant l'avis de chacun parée ou dépourvue de caractère religieux. Quelle musique est religieuse ? Quelle musique ne l'est pas ? Essayer de résoudre la question est bien hasardeux, attendu que si profondément sincère que soit chez un musicien le sentiment religieux, c'est à travers sa sensibilité personnelle qu'il l'exprimera et non d'après des lois qu'on ne saurait fixer. Toute classification dans cet ordre d'idées m'a toujours paru arbitraire. Affirmerait-on par exemple, que telles compositions religieuses de César Franck parmi celles qui s'épanouissent le plus haut, jusque dans le frissonnement des ailes séraphiques, soient, en raison de leur suavité même, absolument exemptes de sensualité ? D'autre part, dans la Messe Solennelle de Gounod, l'effet de cette voix d'enfant qui s'élève seule, pour chanter « Gloria in excelsis Deo » n'est-il pas d'une admirable pureté ? Et parce que dans cette même messe, le texte de l'Agnus Dei lui a inspiré des accents d'ineffable tendresse, dira-t-on que Gounod a profané ce texte ? Si je prends en exemple ces deux grands musiciens c'est parce que l'on a souvent opposé le style religieux de l'un au style religieux de l'autre et pour essayer d'établir que lorsqu'il s'agit d'œuvres vraiment musicales et belles, le départ entre celles qui sont religieuses et celles qui « sentent le fagot n est à peu près impossible ».

 

A ne considérer que des œuvres qui furent destinées à l'église et parmi ces œuvres celles dont le style et le sentiment peuvent être décemment dits « religieux » on risquerait de faire maigre moisson. La foi catho. ligue depuis la Renaissance, n'a pas toujours très heureusement ému nos musiciens. Elle n'a jamais bien su, quand elle avait recours au langage sonore, résister à la symphonie ou à l'opéra, elle n'a pas craint de s'égarer, selon la rude parole de Vincent d'Indy dans son César Franck, « dans les honteux bas-fonds où se meuvent les productions dites martre de chapelle ».

On cite souvent ces mots de Reicha dans l'Art du compositeur dramatique (1833) :

 

« Nous concevons que l'ancienne musique d'église, dans le style du célèbre Palestrina, ne convienne point à notre siècle. Ce style dépourvu d'idées musicales, de chant, de symétrie, de grâce, de variété, ne saurait nous intéresser que trop faiblement. Il faudrait donc le remplacer par un style nouveau ».

 

Hélas ! ce style nouveau ne fut souvent que celui du Noël d'Adam.

Le début du XIXe siècle est extrêmement pauvre en musique religieuse digne de ce nom : Cherubini a longtemps passé pour son dernier représentant, ainsi que Lesueur, avec qui il partageait en 1830 les fonctions de surintendant compositeur de la chapelle de Charles X. Mais les fabricants de musique religieuse étaient nombreux. Une messe était prévue dans les envois que devaient faire les lauréats du Prix de Rome (Combarieu en cite un bon nombre dans son Histoire de la musique (III 241) d'après les documents conservés à la Bibliothèque du Conservatoire). On voyait pulluler les Te Deum, motets, cantiques et oratorios, adoptant les formes du style dramatique, et appartenant au concert et au théâtre beaucoup plus qu'à l'église.

 

 

 

Charles Gounod par Ingres

 

 

GOUNOD. — Avec Gounod, le point de vue, malgré tout, reste le même. Du temps qu'il était à la Villa Médicis, Fanny Mendelssohn décrivait le jeune musicien tout pénétré d'exaltation religieuse (il entra quelque temps au séminaire de Rome).

 

« Gounod, d'un caractère faible et d'une nature impressionnable, fut gagné dès l'abord par la parole vibrante de Lacordaire, il vient de s'enrôler dans l'association dite de Jean l'Évangéliste, exclusivement composée de jeunes artistes qui poursuivent la régénération de l'humanité par le moyen de l'art. Bousquest a l'impression que Gounod lui aussi est sur le point d'échanger la musique contre le froc. »

 

Les offices de la chapelle Sixtine l'attiraient. La musique liturgique lui parut d'abord vide, « antisensuelle » disait-il ; mais peu à peu elle le captiva, au point qu'il essaya plus tard, mais en vain, de convertir Sarah Bernhardt au catholicisme. (Il fut plus heureux avec la virtuose Névada qui, sur ses instances se fit baptiser en mars 1884 à l'église des Passionnistes de l'avenue Hoche).

Séduit dès sa jeunesse par le genre religieux, Gounod étudiant Palestrina et Bach, compose des œuvres de musique sacrée et entasse des matériaux dont il se servira sur la fin de sa carrière. Le nombre de ses compositions religieuses est considérable : en 1855 émergea sa célèbre Messe solennelle de Sainte-Cécile, contemporaine de Faust, en 1867 la Messe en ut mineur, en 1871 le motet Gallia dont les lamentations de Jérémie furent interprétées comme celles de la France vaincue, en 1876 la Messe du Sacré-Cœur (dont le succès fut tel à Anvers que le Conseil Municipal décida de donner le nom de l'auteur à une rue de la ville), en 1879 la scène biblique Jésus sur le lac de Tibériade. En 1882 il adresse, sans succès, au Sénat, une lettre demandant que soit maintenu le crédit affecté aux Maîtrises. En 1885 sur la prière de Mgr. Clément, évêque de Constantine et d'Hippone, il compose un hymne à Saint-Augustin. En 1887 la Messe à la mémoire de Jeanne d'Arc marque dans sa musique d'église, comme le Tribut de Zamora dans sa production dramatique, une évolution vers l'art dépouillé.

 

 

 

fac-simile d'un autographe de Charles Gounod

 

 

Deux grands oratorios couronnent sa carrière de compositeur religieux. Rédemption, esquissée à Rome dès 1868 et composée à Londres en 1883 (l'œuvre est dédiée à la reine Victoria) est une trilogie sacrée dont Gounod a lui-même écrit les paroles. La partition est précédée de ce commentaire :

« Cet ouvrage est l'expression des trois grands faits sur lesquels repose l'existence de la Société chrétienne et qui sont : 1° la Passion et la Mort du Sauveur ; 2° sa vie glorieuse sur la terre depuis sa Résurrection jusqu'à son Ascension ; 3° la diffusion du christianisme dans le monde par la mission apostolique. Ces trois parties de la Trilogie sont précédées d'un prologue sur la Création, la chute de nos premiers parents et la promesse d'un libérateur. » Dans la première partie (le Calvaire) sont utilisés notamment le Vexilla Regis et le Stabat Mater.

Rédemption est complétée par une autre Trilogie sacrée dédiée à Léon XIII, Mors et vita (exécutée en 1885 au festival de Birmingham). Le livret est établi sur des paroles latines empruntées à la liturgie catholique, et commente tour à tour Mors, Judicium et Vita. Plus sévère que Rédemption, Mors et vita n'en contient pas moins des pages « théâtrales » (témoin le morceau de la seconde partie intitulé Judex).

L'art religieux de Gounod est trop souvent mondain. L'amour divin ne trouve pas chez lui pour s'exprimer d'autres accents que l'amour profane. Mais il est trop injuste de le juger sur son Ave Maria. Cet Ave Maria si décrié a une excuse. Il n'était pas destiné à la musique religieuse. Séduit par les vers de Lamartine :

            Le livre de la vie est le livre suprême...

            On voudrait le fixer à la page où l'on aime...

que Gounod jugeait propres à toucher le cœur de Rosalie Philidor, petite-fille du musicien pour laquelle il se sentait du goût, il les adapta à la musique du Prélude de Bach. Inquiète, la mère de la jeune fille substitua non sans peine les paroles de l'Ave Maria aux vers de Lamartine. Elle montra son adaptation à Gounod qui retoucha la version primitive afin de l'adapter complètement au nouveau texte.

On a reproché à la musique religieuse de Gounod de correspondre trop bien aux chasubles en boîte à violon. Mais il avait de longue date son idée là dessus. C'est lui, l'adorateur de Mozart, qui écrivait en 1841 :

 

« J'ai entendu le Requiem de Mozart que je trouve très beau en fait de musique de Mozart mais beaucoup moins beau en fait de musique sacrée, c'est-à-dire faite pour le bon Dieu : il lui parle absolument comme à nous, cela ne se peut- pas en conscience. Il y a là dedans des phrases qui ont plus que le chapeau sur la tête et ce n'est pas ainsi qu'on entre dans une église. »

 

 

 

fac-simile d'un autographe de Charles Gounod

 

 

A-t-on jugé à son prix, cependant, le réel effort que fit Gounod pour se rapprocher de la tradition ? Les nombreux évêques italiens, espagnols et américains qui ont interdit en bloc ses œuvres, dans leurs églises, comme trop théâtrales, auraient pu faire exception pour la Messe de Jeanne d'Arc, pour l'Ave Regina à quatre voix, pour les Motets des Sept paroles et pour les messes posthumes. On n'a pas suffisamment pris garde qu'il souhaita sincèrement le retour d'une musique simple et vraiment religieuse. Dès que Bordes annonça en 1892 la publication d'une Anthologie des Maîtres religieux primitifs, il envoya sa souscription avec une lettre où il disait :

 

« Il va de soi que vous m'inscrivez parmi les abonnés à cette intéressante et salutaire publication ; il est temps que le drapeau de l'Art liturgique remplace dans nos églises celui de la cantilène profane et que la Fresque musicale proscrive toutes les guimauves de la Romance et toutes les sucreries de piété qui ont trop longtemps gâté nos estomacs ».

 

Certes Gounod ne s'est pas fait faute de gâter lui-même nos estomacs avec des sucreries de sa propre officine. Mais à mesure qu'il s'est détaché du théâtre, il a fait effort dans la dernière période de sa vie pour revenir à de plus saines traditions. Il mourut avant d'écrire le Salve Regina qu'il avait promis aux chanteurs de Bordes et qui devait être, disait-il, « comme je n'en ai point écrit encore... »

 

 

 

César Franck à son clavier, d'après le tableau de C. Rougier

 

 

CESAR FRANCK. — On s'est demandé souvent pourquoi César Franck le plus religieux des créateurs musicaux modernes n'a laissé que des compositions d'église qui ne supportent pas la comparaison même avec des œuvres de musiciens bien inférieurs. Comment Franck, quotidiennement à son jubé de Sainte-Clotilde, n'a-t-il pas réussi à être l'initiateur d'une renaissance ?

En 1841, élève de la classe de Benoist, il obtient le second prix d'orgue. Très tôt il est attiré par les récits bibliques : le 4 janvier 1846 a lieu la 1re audition de Ruth , « églogue biblique » (la 1re audition n'eut lieu que 35 ans plus tard, le 24 septembre 1871 au Cirque des Champs-Elysées). Il devient organiste à Notre-Dame-de-Lorette, puis en 1857 à l'église Saint-Jean-François au Marais. En 1858 il est maître de chapelle à Sainte-Clotilde où pendant trente ans, jusqu'à sa mort, il exerça à l'orgue son génie d'improvisateur. C'est cette vie tranquille d'organiste qui lui a permis pendant une quinzaine d'années d'écrire des pièces d'orgue et de musique sacrée. En effet de 1858 à 1872 se succèdent une Messe Solennelle pour basse, solo et orgue et une messe à trois voix (1860), un accompagnement d'orgue des offices en chant grégorien restauré par le R. P. Imbillote (1858), plusieurs offertoires (1871), Quae est ista pour les fêtes de la Sainte-Vierge ; Domine Deus in simplicitate pour le 1er dimanche du mois, Dextera Domini pour le Saint jour de Pâques, Domine non secundum pour le carême, Quasi fremuerunt gentes pour la fête de Sainte-Clotilde. Trois Motets (1858), diverses pièces comme O Salutaris, Ave Maria (1863), Panis Angelicus (1872), Veni Creator (1872), un cantique « la Garde d'honneur », suivi quinze ans plus tard d'un Cantique avec cor et du Psaume pour chœur, orchestre et orgue (1888).

Tous les commentateurs ont noté que son style de musique d'église proprement dite (période de 1858 à 1872) est inférieur à son style de musique de chambre ou de symphonie.

Plusieurs explications ont été proposées. Charles Bordes en trouvait la raison dans l'ignorance relative où demeura le maître à l'endroit des polyphonistes palestriniens. D'après Vincent d'Indy, Franck aurait été contraint par suite de l'indigence des ressources musicales à Sainte-Clotilde de composer en hâte les messes et les motets requis pour la célébration des fêtes catholiques. Pour Systermans, sa religiosité romantique, son mode si personnel d'ascension radieuse vers un Dieu de bonté, de lumière et de joie n'ont pu se plier à la rigide discipline des textes : et cette explication n'est pas sans vraisemblance psychologique. Toujours est-il que la musique religieuse de César Franck ne répond pas à son objet. La valeur musicale de la Messe à trois voix, où surabondent les redites, est de second ordre, les Offertoires, malgré leurs lueurs ferventes, et le Psaume ont peine à trouver place dans le répertoire liturgique. La véritable musique religieuse de César Franck est dans les pièces d'orgue, dans Rédemption, dans les Béatitudes.

 

 

 

fac-simile d'un autographe de César Franck (Bibliothèque du Conservatoire)

 

 

L'œuvre d'orgue se répartit sur une période à peu près égale à celle de sa musique d'église proprement dite. Elle débute par un Andantino (1858), se continue par Trois antiennes (1859), par les Six pièces pour grand orgue, écrites de 1860 à 1862 (Fantaisie en ut op. 16, Grande pièce symphonique op. 17, Prélude, fugue et variation op. 18, Pastorale op. 19, Prière op. 20, Final op. 21) ; les Quarante-quatre pièces de 1863 ; les Trois pièces célèbres de 1878 (Fantaisie en la, Cantabile, Pièce héroïque). On peut ajouter à la production de cette période, des pièces pour harmonium : Quasi Marcia de 1862, les Cinq pièces de 1863, l'Offertoire sur un air breton de 1871. Enfin un regain de composition pour orgue se manifeste en 1889-90 avec l'Andantino, les Trois Chorals pour grand orgue en mi, en si mineur et en la mineur, l'arrangement des Préludes et Prière de Ch.-V. Alkan, et les 59 pièces du recueil l'Organiste dont Franck corrigeait les épreuves sur son lit de mort.

La hauteur d'inspiration de ces pièces d'orgue s'apparente à celle des oratorios auxquels il faut adjoindre la scène biblique Rébecca de 1881, un petit oratorio non publié la Tour de Babel (1865), la mélodie la Procession (1888) sur un texte de Brizeux, dont il existe une version pour chant et piano et une pour voix et orchestre ; et dans les six duos pour chœurs à voix égales, ceux qui s'intitulent l'Ange gardien et la Vierge à la crèche.

C'est vers 1870 que Franck entreprit d'écrire les Béatitudes. Il en avait écrit le prologue et la première quand la guerre le surprit. Il commença la deuxième pendant le siège : « Le ciel est loin ! La terre est sombre ! Nul rayon n'y luit » et bientôt la troisième : « Bienheureux ceux qui pleurent car ils seront consolés ». Les Béatitudes ne furent terminées qu'en 1879 et la première audition complète n'en put être donnée que deux ans et demi après la mort de Franck, le 19 mars 1893 chez Colonne. Au milieu de la composition des Béatitudes se plaça celle de Rebecca et de Rédemption qui en est comme la synthèse. Séraphiques Béatitudes ! Lumineuse Rédemption ! Le diable y chante aussi naïvement que les anges. Si les paroles sont théâtrales, la musique ne l'est pas toujours ; conçue dans l'atmosphère des chants d'église, elle en assimile les modes, et ce sont bien les modalités grégoriennes adroitement mêlées à un diatonisme fondamental et à un chromatisme polyphonique qui lui donnent sa persistante saveur.

Mais la meilleure musique religieuse de Franck ne nous sera jamais connue, c'était celle qu'il improvisait à l'orgue de Sainte-Clotilde. Liszt sorti émerveillé de l'église, évoquant (dit Vincent d'Indy) le nom de Bach en un parallèle qui s'imposait de lui-même.

 

SAINT-SAËNS, TH. DUBOIS. — Si Gounod et Franck n'ont pas réussi à insuffler à la musique religieuse une vie nouvelle, Saint-Saëns le pouvait-il ? Ou Théodore Dubois ? C'était l'époque où organistes et maîtres de chapelle apportaient plus d'attention à la grâce de la mélodie qu'à la prosodie latine. Et cette mélodie prêtait l'oreille aux échos d'Italie, se pliait volontiers aux exigences du chanteur qui devait lui donner l'essor. Tels furent les vingt Motets de Saint-Saëns, édités en 1870 par Piégel. A la fin de sa vie, Saint-Saëns devait revenir à ce genre de composition en tenant compte dans une certaine mesure du Motu proprio de 1903, avec l'Ave Maria dédié au Chanoine Perruchot ou avec l'Offertoire pour la fête des morts : Justorum animae (1904). Froideur pompeuse ou exaltation théâtrale, ce fut le lot de ses grandes œuvres religieuses, depuis la Messe à quatre voix de 1854, l'Oratorio de Noël de 1858 jusqu'au Psaume XVIII de 1875 et la Messe de Requiem de 1878. Ces motets et ces messes pâtissent d'un contrepoint formulaire, comme en pâtiront ses oratorios. Mais peut-on appeler de ce nom des œuvres comme le Déluge ou le Psaume CL (Praise ye the Lord) ou The Promised Land, qui relèvent plutôt du poème symphonique à moins que comme Samson et Dalila elles ne se muent en drame lyrique ? Et comment ranger dans la musique religieuse, sinon par le titre, des œuvres aussi officielles et contraintes que les pièces pour grand orgue, les trois Fantaisies qui s'échelonnent de 1857 à 1919, ou la Marche religieuse dédiée à la reine d'Espagne ? D'autres fois une inspiration rêveuse ou brillante permettra la transformation de l'œuvre en suite d'orchestre, comme ce fut le cas pour les Trois Rhapsodies sur des cantiques bretons. Pendant vingt ans, Saint-Saëns tint l'orgue à la Madeleine ; il y improvisa brillamment. « Ce fut, disait-il, une des joies de mon existence ». Il disait encore : « L'improvisation même médiocre pourvu qu'elle s'accorde avec l'office religieux, aide au recueillement et à la prière ». Sa musique imprimée y aide beaucoup moins.

Malgré toute sa probité, la musique religieuse de Théodore Dubois aida-t-elle beaucoup plus ? L'œuvre musicale de Théodore Dubois se recommande par son abondance et par sa variété. La musique religieuse avait sa prédilection et c'est dans ce domaine qu'il a donné sa mesure. Dès sa jeunesse se manifesta sa vocation pour la musique sacrée. C'est de Rome en effet qu'il envoya une Messe solennelle. En 1855 il était maître de chapelle aux Invalides ; en 1858 il devint maître de chapelle de Sainte-Clotilde où César Franck était organiste. En 1869 il dirigea la maîtrise de la Madeleine, dont le grand orgue lui fut confié, en 1896 il succédait à Saint-Saëns. Vers cette époque il publia les Sept paroles du Christ, imposant oratorio qui lui acquit immédiatement une réelle réputation. A cette œuvre dont la probe inspiration commande le respect il faut joindre, pour la noblesse des sentiments, le Paradis perdu, la Marche héroïque de Jeanne d'Arc et la Messe Pontificale. Ce sont des œuvres de dimensions importantes, où le compositeur a certainement mis le meilleur de lui-même. Par centaines se rangent plus modestement à côté d'elles des motets, des cantiques, des offertoires et des pièces libres de musique religieuse pour orgue, pour chant, avec ou sans accompagnement, pour différents instruments en soli ou concertants, ou avec chœurs, enfin des messes d'ampleur et de qualité très diverses. En même temps il écrivait pour le théâtre et sa musique d'église n'est pas spécifiquement différente de sa musique dramatique.

Ce défaut capital de la musique religieuse vers 1875. de clairvoyants esprits, tenaces et décidés, résolurent de le combattre.

 

LES GRANDS COURANTS DIDACTIQUES

Le précurseur avait été Choron (1772-1834) qui fut chargé en 1811 de réorganiser les maîtrises et qui fonda en 1817 l'Institution royale de musique classique et religieuse, dont l'église de la Sorbonne était le centre. Il sut entrevoir dans la musique religieuse une magnifique forme d'art, mais il était aussi directeur de l'Opéra et la musique religieuse ne pouvait encore se séparer, dans son esprit, des formes théâtrales. L'école, florissante tant qu'il la dirigea, disparut avec lui. Mais sa tentative ne fut pas vaine : des plans mûris de Choron est sortie l'œuvre remarquable et trop peu remarquée de Niedermeyer.

L'Ecole Niedermeyer : Niedermeyer est le véritable initiateur de la renaissance religieuse en France, renaissance du goût intelligent et de l'enthousiasme raisonné plus que de la réussite créatrice. Les œuvres elles-mêmes de Niedermeyer, parentes des tableaux religieux de Paul Delaroche, n'étaient pas faites, à une ou deux exceptions près (1), pour servir de modèles. Saint-Saëns le louait d'avoir « brisé le moule de l'antique et fade romance française » avec la mélodie le Lac de Lamartine qui fraya le chemin à Gounod. Mais ce qui lui tenait à cœur, c'était la restauration du plain-chant ou plutôt de son exécution, livrée dans les églises à l'incapacité et au mauvais goût. Il imagina de soumettre l'harmonie moderne à la modalité antique, conservant au plain-chant son caractère en ouvrant à l'harmonie de nouvelles voies. Restait à enseigner ce système et à former des disciples. Avec ses modestes ressources personnelles, Niedermeyer fonda en octobre 1853 l'Ecole qui porte son nom, où des élèves choisis reçurent avec les rudiments de l'éducation classique, une instruction musicale complète, dirigée surtout en vue des professions d'organiste et de maître de chapelle.

 

(1) Celle de ses œuvres, dit Fauré dans ses Souvenirs, qui me semble dominer les autres et pour laquelle Berlioz témoignait d'une véritable admiration est sa Messe solennelle pour soli, chœurs et orchestre. Si nos sociétés de concerts comportaient des chœurs permanents et si un snobisme étroit ne paralysait pas démesurément la bonne volonté des chefs d'orchestre, cette messe mériterait d'être révélée au public d'aujourd'hui.

 

Cette école de musique religieuse était destinée à établir une séparation complète entre l'étude de l'art sacré et l'étude de l'art profane, le fondateur voulut que chacune des branches de la musique d'église fît l'objet d'un enseignement particulier ; il établit des cours spéciaux pour les éléments de la musique, le solfège, le chant, le chant choral, le plain-chant, l'orgue, l'accompagnement, la basse chiffrée, l'harmonie, le contrepoint, la fugue, la composition, l'instrumentation, l'histoire de la musique. L'établissement fut fréquenté dès le début par une trentaine d'élèves internes, leur surveillance, leur éducation morale et religieuse et l'instruction littéraire étaient confiées au clergé de Saint-Louis d'Antin (2).

 

(2) Voir Vie d'un compositeur moderne. Fischbacher 1893, p. 131.

 

Par un décret du 28 novembre 1853, un certain nombre de bourses furent créées pour être réservées aux jeunes gens sur lesquels l'épiscopat jugerait à propos d'attirer l'attention du Gouvernement.

Celui-ci par la voix de Fourtoul, ministre de l'instruction publique et des cultes, recommandait la nouvelle école aux évêques par la circulaire suivante :

 

« Monseigneur,

La musique religieuse, qui ajoute un si grand éclat aux solennités du culte, a perdu le caractère sacré que lui assignaient ses antiques traditions. On peut surtout attribuer cette décadence à l'absence d'écoles spéciales et à l'obligation où l'église est aujourd'hui réduite de demander au théâtre ses organistes, ses chanteurs, ses maîtres de chapelle et ses compositeurs.

Comme tous les amis de l'art religieux, vous aurez assurément regretté, Monseigneur, qu'aucune tentative n'ait été faite encore pour doter nos sanctuaires d'une véritable musique sacrée, et d'artistes élevés et formés par elle. Cet essai que j'espère voir couronné d'un plein succès, M. Niedermeyer vient de l'entreprendre en fondant à Paris une école où seront préparés, par l'étude du chant, du contrepoint, de la fugue et des chefs-d'œuvre des grands maîtres des 16e, 17e, et 18e siècles, tous les artistes destinés à composer les chapelles et les maîtrises de nos cathédrales depuis le simple enfant de chœur jusqu'au compositeur.

Le plain-chant, base de la musique religieuse, sera dans cette école l'objet d'un soin particulier. Son exécution, maintenant abandonnée à la routine, ne produit que des effets incomplets. On semble oublier que c'est à sa tonalité propre que le plain-chant doit ce caractère grave et religieux qu'on lui fait perdre en l'associant à l'harmonie moderne. L'étude des grands maîtres du 16e siècle ramènera utilement l'attention sur cette vérité ancienne. Dans leurs œuvres écrites pour les voix seules, la plupart des sujets sont empruntés au plain-chant, et la tonalité des développements qu'ils leur donnent ne s'éloigne jamais de celle du plain-chant lui-même.

Déjà ces idées ont été comprises et encouragées par Mgr l'archevêque et par MM. les curés de Paris. J'espère Monseigneur, qu'elles auront également votre approbation.

Permettez-moi donc de réclamer votre concours et votre bienveillant intérêt pour assurer le succès d'une œuvre dont Votre Grandeur ne peut manquer d'apprécier tous les avantages au double point de vue de la religion et de l'art. »

 

L'appel du ministre fut entendu et les bourses furent fort recherchées. Pendant les dernières années de sa vie, Niedermeyer consacra toute sa sollicitude à son école. Il y professait le plain-chant et la composition musicale, ainsi que le cours supérieur de piano qui fut plus tard confié à Saint-Saëns. L'harmonie était enseignée par Dietsch, le contre-point par Carlini, et l'orgue par l'habile Wackenthaler qui disparut prématurément et fut remplacé par Loret, organiste de Notre-Dame-des-Victoires.

Après la mort de Niedermeyer (1861) l'Ecole fut dirigée par son fils, ensuite par son beau-frère Gustave Lefèvre, puis par le gendre de celui-ci Heurtel, co-directeur avec Périlhou. Elle put s'enorgueillir d'avoir instruit des musiciens comme Fauré, Gigout, Messager, Expert, Eugène Gigout qui épousa la fille de Niedermeyer et devint professeur à l'école même où il a formé d'excellents organistes que l'on retrouvera plus loin.

Niedermeyer avait également fondé en 1857 un journal, la Maîtrise, dont d'Ortigue devint rédacteur en chef. Complément de l'école, le journal avait pour mission de contribuer au maintien des saines traditions liturgiques grégoriennes et musicales.

 

« Nous fondons un journal uniquement consacré aux intérêts de la musique d'église : par musique d'église, nous entendons tous les chants qui retentissent dans le sanctuaire : musique sacrée, plain-chant, orgue. Pour le plain-chant, nous disons : Saint-Grégoire ; pour la musique sacrée, nous disons : Palestrina ; pour l'orgue J.-S. Bach. »

 

L'élan était donné. Charles Bordes pouvait paraître.

 

CHARLES BORDES. — Du temps qu'il était élève des Dominicains d'Arcueil, on avait surnommé Bordes, pour sa face ronde, « l'enfant de chœur ». Il fut employé à la caisse des Dépôts et Consignations, tout en étudiant la composition avec Franck. En 1887 il devenait organiste à Nogent-sur-Marne. En 1889-90 il fut chargé par le Ministre de l'instruction publique, de recueillir la musique populaire des pays basques et cette musique, reconnut-il lui-même un peu plus tard, l'aida à comprendre la mélodie grégorienne.

 

« Le thème Belatsa, une mélodie sans paroles, je l'entendis de la bouche d'un berger sur les hauts plateaux, qui regardent le pic d'Ohry. Le soleil avait chassé la pluie de la veille, les nuages se résolvaient dans les vallées. En entendant ce thème librement chanté, je pressentis l'art admirable qu'était le vrai plain-chant. Depuis, en l'étudiant à Solesmes, je pus constater que la naïve méthode du petit berger chantant Belatsa reposait sur les principes mêmes qui constituent la savante méthode bénédictine. Cette version agrandie, magnifiée, de la liturgie, dont les échos répétaient les thésis du chant aux strophici incommensurables, jamais je ne l'oublierai. Elle a été pour moi la confirmation inattendue et originale des préceptes logiques et naturels du plain-chant grégorien et la condamnation radicale de toutes les utopies mensuralistes. »

 

En 1890, quittant l'orgue de Nogent, Bordes devenait maître de chapelle de l'église Saint-Gervais, où le chanoine de Bussy lui laissa toute liberté. « Quel beau vaisseau pour faire de la musique » s'écria Bordes. Toute son œuvre religieuse, œuvre de créateur et œuvre de prosélyte, vient de là. Après une exécution de la Messe de Franck (où le vieux musicien tint l'orgue) et de la Messe posthume de Schumann, il engagea, encouragé par l'abbé Perruchot, une campagne palestrinienne. La première bataille, livrée le jeudi saint de 1891 avec le Stabat de Palestrina et le Miserere d'Allegri fut une victoire. Ces victoires se renouvelèrent l'année suivante. (R. de Castéra en a donné le détail dans ses Dix ans d'action musicale). Un article du Figaro, auquel Albéric Magnard ne fut pas étranger, attira sur cet effort sérieux, mais non pas austère, l'attention du beau monde. Pour continuer sa campagne, Bordes créa les Chanteurs de Saint-­Gervais. Ils ne furent au début que 24 et jamais ce nombre ne fut sensiblement dépassé. Ils ne se confondaient pas avec la maîtrise de Saint-Gervais, mais ils formaient une association indépendante dont le siège social était cependant installé dans une chapelle fermée de l'église, chapelle qui a gardé le nom de « salle de la maîtrise », et où eut lieu la fondation de la Schola cantorum. Ils se faisaient entendre dans d'autres sanctuaires parisiens, ils participèrent aux concerts de la Société Nationale, aux séances d'orgue d'Alexandre Guilmant au Trocadéro, aux concerts d'Eugène d'Harcourt. Pour rester fidèle à la devise de ses chanteurs : Estote fortes in bello et pugnate cum antiquo serpente, Bordes eut alors l'idée de fonder une revue et une école puissantes : le journal fut la Tribune de Saint-Gervais, l'école fut la Schola cantorum. Infatigable, Bordes entreprit de voyager avec ses chanteurs ; il organisa des congrès de musique religieuse et d'art populaire à Rodez en 1895, à Niort en 1896, à Saint-Jean-de-Luz en 1897, à Avignon en 1899. Dans le Vieux-Paris de l'Exposition de 1900 où l'on avait reconstitué la chapelle de la corporation des musiciens, Saint-Julien des Ménétriers, il institua les Petites heures de Saint-Julien. Puis il adjoignit aux chanteurs de Saint-Gervais un quatuor vocal, dont le soprano était Mlle Marie de la Rouvière, l'alto Mme Jarvis de la Mare, le ténor Jean David et Albert Gébelin la basse. Surmené, haletant, profondément touché aussi par l'attitude du successeur du chanoine de Bussy qui en 1902 chassa les chanteurs de l'Eglise dont ils avaient assuré le renom (l'injustice ne fut réparée qu'en 1908 par l'abbé Gauthier) Bordes s'affaissa soudain : une attaque d'hémiplégie le terrassa en décembre 1903 à Strasbourg. Le bras gauche resta inerte, mais l'esprit demeurait lucide et la volonté tenace. Quelques mois après, Bordes recevait, de Pie X, le Bref qui le récompensait de tous ses efforts. Aussitôt il reprenait sa propagande, organisait pour la Pentecôte de 1905, des fêtes musicales à Clermont-Ferrand et en septembre s'installait à Montpellier où il fondait rue Saint-Ravy, une nouvelle Schola dont l'activité fut remarquable. Mais la fin était proche, le 8 novembre 1909, Bordes mourait à Toulon après avoir dirigé trois jours auparavant à Montpellier, la répétition de la Messe Douce Mémoire... Une plaque de marbre avec médaillon honore son souvenir en une chapelle de Saint-Gervais et sur le mur de la première Schola de Montpellier on peut lire :

Hic Carolus Bordes Scholam Cantorum instituit In memoriam amici discipulique monumentum posuerunt.

Dévoué serviteur de la musique religieuse Bordes en a peu composé lui-même. Mais ce peu est de qualité. Quiconque aime la musique française ne peut ignorer le Dialogue spirituel sur le texte évangélique :

Domine, puer meus jacet in domo paralyticus. Le centurion et le Christ s'y expriment tour à tour par des chœurs à 4, 6 et 7 voix avec un art dont on a pu dire : « C'est Roland de Lassus revenu au vingtième siècle ». On peut placer sur le même plan les cantiques grégoriens dont on choisirait, s'il fallait choisir, ceux du Mariale composés sur les thèmes antiphoniques de la Vierge.

L'œuvre de Bordes est avant tout pratique. La Tribune de Saint-Gervais dont le 1er n° parut le 1er janvier 1895 affirmait son credo en quatre articles :

1° Exécution de plain-chant selon la tradition grégorienne.

2° Remise en honneur de la musique dite palestrinienne.

3° Création d'une musique religieuse moderne.

4° Amélioration du répertoire des organistes.

La Schola Cantorum. L'exécutrice de ce programme fut la Schola Cantorum sous le titre primitif d'Ecole de chant liturgique et de musique religieuse. Résurrection de l'antique Schola de Saint-Grégoire, elle fut inaugurée le 15 octobre 1896 à l'angle de la rue Stanislas et du boulevard Montparnasse. Accolée à la chapelle d'un patronage Notre-Dame-de-Nazareth, elle ne se composait alors que d'un rez-de-chaussée et d'un étage. L'Histoire sait comment Bordes assisté de Vincent d'Indy et de Guilmant, se lança dans l'aventure avec 37 frs 50 en poche.

 

 

 

Maurice Denis : la Cantate

 

 

« C'est à dessein, écrit Vincent d'Indy, que je donne à Bordes le titre de fondateur de la Schola, car s'il voulut faire au maître Alexandre Guilmant et à moi l'honneur de nous associer à son œuvre, c'est bien à lui et à lui seul que reviennent l'initiative et l'heureuse mise en pratique de cette idée ; création d'une école dans laquelle le respect de l'Art serait l'unique mobile et où tous seraient au service de la musique et non point, comme dans la plupart des conservatoires, la musique au service de tous. »

 

Les premiers cours furent ainsi constitués :

Chant grégorien : M. l'abbé Vigourel et M. Schilling.

Orgue : MM. Guilmant et Pirro.

Contrepoint et composition : Vincent d'Indy.

Harmonie : M. de la Tombelle.

Solfège : M. de Boisjolin.

Ensemble vocal, expression et rythmique : Charles Bordes.

Etudes historiques : M. Pirro.

Bientôt, pour le nombre croissant des élèves, furent appelés de nouveaux professeurs : Albéric Magnard, dom Chauvin, P. de Bréville, Albéniz, Risler.

Affiliée à l'Institut catholique depuis 1897 la Schola fut transférée en 1900, rue Saint-Jacques n° 265 où elle est encore avec le titre plus général d'Ecole supérieure de musique. Dans le discours qu'il prononça à cette occasion Vincent d'Indy insista sur le rôle que devait jouer la musique religieuse dans le programme de l'institution.

 

« Tous, chanteurs et instrumentistes, aussi bien que compositeurs seront tenus d'étudier de façon plus ou moins approfondie et au moins de connaître le chant grégorien, les mélodies liturgiques médiévales et les œuvres religieuses de l'époque de la polyphonie vocale. C'est que j'estime que nul artiste n'a le droit d'ignorer le mode de formation de son art et comme il est absolument avéré que le principe de tout art, aussi bien de la peinture et de l'architecture que de la musique, est d'ordre religieux, les élèves n'auront rien à perdre et tout à gagner dans la fréquentation des belles œuvres de ces époques de croyance, dont l'ensemble sera pour leur esprit comme la souche primitive sur laquelle viendront plus tard se greffer les rameaux de l'art social moderne. »

 

En ce qui regarde la musique religieuse, qui fut le point de départ de sa fondation, la Schola, tout en étendant son activité à toutes les branches de la musique, n'a pas négligé ce domaine essentiel.

Les cours de chant grégorien ne sont plus les seuls comme ils l'étaient au début, mais ils ont continué d'exister. Il y a actuellement à la Schola trois cours de chant grégorien (M. Gastoué et Mme Jumel professent les cours élémentaires. M. Gastoué a en outre le cours supérieur), un cours d'accompagnement et d'improvisation (M. Léjealle) un cours de pratique de l'Office pour la formation des maîtres de chapelle (M. de Ranse) Quant à l'orgue l'enseignement supérieur, confié autrefois à Alexandre Guilmant, l'est aujourd'hui à Louis Vierne, le cours du second degré est professé par Abel Decaux, les cours intermédiaires par Maurice Sergent et les trois cours élémentaires par Ch. Pineau, d'Argœuvres et Henri Mulet.

Pour servir la musique religieuse, dans le domaine de l'édition, la Schola a créé un Bureau d'Édition, qui a publié l'Anthologie des polyphonistes du XVIe siècle (mis au jour par Bordes qui en 1897 conçut la création du Répertoire moderne de musique vocale et d'orgue) et les innombrables compositions de maîtres et d'élèves de la Schola. La vulgarisation de collections de musique ancienne joue, au moins autant que les œuvres originales, un rôle dans le développement de la musique religieuse. C'est la Schola qui possède les répertoires les plus copieux : anthologie des maîtres anciens pour chant et orgue, concerts spirituels anciens, chant populaire à l'église et dans les confréries, Nouveau répertoire, etc. Plus récemment ont été inaugurées la Collection de la Schola paroissiale et les Petites feuilles musicales (Rouart, édit.) fondées par l'abbé Brun (qui sont très riches, mais ne remplacent pas le Chant populaire fondé par Ch. Bordes), la collection Anthologic sacra (Hérelle, édit.), et la Collection Palestrina de L. Saint-Requier.

L'âme de la Schola, c'est Vincent d'Indy. Comme pour Bordes son œuvre pratique dépasse, dans le domaine religieux, l'œuvre musicale. Elève de Franck dont il alla porter en 1873 la partition de Rédemption à Liszt et à Brahms, il fut quelque temps organiste à l'église Saint-Leu ; cependant il n'a guère écrit pour orgue qu'un Prélude et petit canon (1893) et un grand Prélude (1913). Mais il a su enrichir le style de la musique religieuse avec son Sancta-Maria à deux voix, son imposant Deus Israel, son Ave Regina et, comme on le verra, par sa campagne en faveur du cantique grégorien et par ses partitions dramatiques.

A la Schola se rattachent de nombreux compositeurs qui n'ont pas toujours consacré le meilleur de leurs efforts à la musique religieuse. (Nous les retrouverons : Pierre de Bréville, Guy de Lioncourt, Albert Groz, Cécile Gauthiez et maints autres, dans l'étude particulière des « formes ».)

En province de nombreuses Scholae sont venues doubler l'effort pratique de la Schola parisienne. En Normandie, la Schola Cantorum de l'Orne fondée par l'abbé Marais a donné sa 50me audition à Séez le 9 juillet 1919 et a exécuté en 1re audition le Monasteriolum de M. de la Tombelle (poème de Paul Harel). La Provence, non loin de la jeune chorale de Bourg Saint-Andéol, possède la Schola provençale de l'abbé Ragaud, à Arles. Dans le centre, à Tours, la Schola Saint-Odon, bel exemple pour la chorale des enfants de l'abbé Bruneau à Amboise, la Schola de Nantes qui compte 300 exécutants et avec qui rivalisent d'émulation l'abbé Méfroy, maître de chapelle aux Sables-d'Olonne, et l'abbé Aigrain, maître de chapelle à Saint-Radegonde de Poitiers. En Dordogne, la musique est en honneur grâce à l'abbé Louis Boyer, maître de chapelle à la cathédrale de Périgueux, avec le chanoine C. Boyer dont les cantiques sont répandus et grâce aux compositions de F. de la Tombelle. Dans le Sud-Ouest prospèrent les grandes Schola de Mazamet, Bayonne etc., et sur toute la côte basque, patrie de Charles Bordes, amplifiant l'essor liturgique donné par l'actif Dom Lucien David.

La restauration du chant Grégorien. — Parallèlement s'est poursuivie la restauration du chant grégorien. Si toute espèce de musique peut être religieuse, seul le chant grégorien est liturgique ; une messe en musique non grégorienne n'est considérée pour la liturgie que comme une messe basse. La seconde moitié du dix-neuvième siècle a été marquée par cette restauration. Le mouvement commença vers 1840 avec les tentatives de Mgr Parisis, évêque de Langres et de Dom Guéranger qui venait de restituer à l'abbaye de Solesmes son ancienne splendeur. On comprit rapidement qu'une réforme liturgique ne pouvait aller sans une réforme musicale. Une commission présidée par l'abbé Tesson, de la Congrégation des Missions étrangères fut formée en 1849 sur le conseil de Pie IX par les archevêques de Reims et de Cambrai, avec mission de restaurer le chant d'après les manuscrits et de publier un Graduel et un Antiphonaire. Malgré l'incertitude des résultats (incertitude que la mission reconnut loyalement dans le Mémoire qui accompagnait la publication) l'apparition du nouveau Graduel fut un événement considérable. Pie IX l'approuva solennellement. En même temps le Père Lambillote, inspiré par Dom Guéranger, publiait le fac-simile du manuscrit de Saint-Gall 359 (le prétendu antiphonaire de Romanus) et une Clef des mélodies grégoriennes. Ces travaux furent l'amorce de recherches systématiques organisées par l'abbé de Solesmes, dom Guéranger, avec le concours de jeunes Bénédictins qui devaient devenir célèbres, Dom Fonteinne, Dom jausion et surtout Dom Pothier dont le principal ouvrage les Mélodies Grégoriennes publiées en 1880 forme la pierre angulaire de cette renaissance. C'est Dom Pothier qui a précisé la lecture et l'interprétation des anciens neumes, c'est lui qui a fixé le rôle de l'accent latin et du phrasé dans la mélodie liturgique, c'est lui qui a constitué vraiment la Paléographie musicale pour le développement de laquelle fut fondée sous ce nom, en 1888, une Revue dont le principal rédacteur devait être un de ses premiers élèves, Dom Mocquereau. Des divergences se firent jour dans le monde grégorien lorsque Dom Mocquereau, assumant seul la direction de la publication après le départ de Dom Pothier pour Ligugé, puis pour Saint-Wandrille, formula sa doctrine rythmique particulière. Pie X, ardent partisan de la restauration grégorienne et adepte des principes de Dom Pothier, prit le sage parti d'annoncer par le Motu Proprio du 22 novembre 1903 son dessein de réformer le chant de l'église romaine en le ramenant à ses sources. L'année suivante une Commission internationale, présidée par Dom Pothier, était chargée de préparer une Edition Vaticane du chant grégorien, sur les bases des éditions de Solesmes publiées en 1895 par Dom Pothier. En 1908 le premier volume du Graduel était remis au pape. En 1909 était publié l'Officium pro defunctis, en 1912 l'Antiphonaire contenant le chant des « Heures du jour ». Aujourd'hui les disciples continuent l'œuvre du maître : c'est Dom Moquereau, qui préside aux destinées de la monumentale Paléographie musicale ; c'est Amédée Gastoué, professeur de chant grégorien à la Schola cantorum avec ses nombreuses et définitives études : Histoire du chant liturgique à Paris (1904) ; Cours théorique et pratique de plain-chant romain grégorien (1904) ; les Origines du chant romain (1907) ; les Anciens chants liturgiques des églises d'Art et du Comtat ; Catalogue des manuscrits de musique byzantine (1908) ; l'Art grégorien (1910) ; le Graduel et l'Antiphonaire romain (1913). C'est encore l'abbé H. Villetard avec sa magnifique publication de l'Office de Pierre de Corbeil, Jean de Valois avec ses savantes études sur le Salve Regina dans l'ordre de Citeaux ou le chanoine Norbert Rousseau, directeur de la Revue grégorienne. Le chant grégorien, ramené à ses sources, peut désormais revivre dans les églises, mais les divergences d'interprétation ont provoqué des discussions ardentes. C'est ainsi que l'abbé Besse (1870-1923) appliquant la méthode de Georges Houdard (1860-1913) s'est affirmé nettement mensuraliste. Qu'il ait été dans la vérité ou dans l'erreur, nous n'aurons garde d'en décider. Toujours est-il que, du seul point de vue de l'art, les exécutions de la Chorale des Franciscaines, qu'il fonda et dirigea, ont atteint une manière de perfection ; elles retrouvent suivant l'expression de Maurice Brillant « quelque chose de l'éternelle séduction orientale » notamment dans les vocalises rapides de l'alleluia. D'autres, comme Deschevrens ou Lhoumeau également mensuralistes, ont résolu le problème de façon différente, Maurice Emmanuel a posé le principe que les chants de l'Eglise romaine (jusqu'au Xe siècle au moins) relèvent d'une battue rythmique où la régularité et l'isochronisme jouent un rôle analogue à celui qu'ils détiennent dans la riche et souple métrique gréco-romaine. Dans un recueil des mélodies syriennes et chaldéennes, Dom Jeannin, soutenant l'origine presque exclusivement asiatique du grégorien, paraît donner un argument à ces théories tout en renouvelant la question des origines des modes. D'autre part se dresse l'école bénédictine. Dom David fidèle aux principes de Dom Pothier préconise le « rythme oratoire », rythme libre mais non pas anarchique, calqué sur le mouvement du texte, Dom Mocquereau, sans être mensuraliste, introduit dans ce système des différences de valeurs plus nettes, plus accusées et des règles plus précises (son interprétation est fort en honneur dans le diocèse de Paris). On s'accorde à reconnaître que l'hypothèse bénédictine est, en tout état de cause, la plus pratique actuellement.

 

 

 

fac-simile d'un autographe de Théodore Dubois (Bibliothèque du Conservatoire)

 

 

On ne peut se dispenser de suivre aujourd'hui l'Edition Vaticane des chants grégoriens : elle est d'ailleurs adoptée par un nombre croissant d'églises. Divers manuels pratiques ont été édités, notamment ceux du chanoine     Bargilliat : les Chants des offices paroissiaux et le Manuel paroissial. L'anonyme Manuel paroissial grégérien suit l'édition vaticane. Très répandues sont aussi les Petites feuilles grégoriennes avec accompagnement de l'abbé F. Brun (pour les saluts) et de l'abbé Jacquemin (pour le graduel). La question des accompagnements est fort délicate ; il faut beaucoup de goût et de discrétion pour adapter l'harmonie moderne à une musique qui ne comportait pas le principe de notre harmonie, à savoir l'accord de trois sons. Aussi y a-t-il beaucoup à apprendre dans le traité de Maurice Emmanuel : Accompagnement modal des Psaumes, et suffisamment à retenir du travail de l'abbé Jacquemin, Accompagnements nouveaux et très faciles du chant des Offices. Pour le chant lui-même, les méthodes sont nombreuses ; une des meilleures est la Méthode pratique de chant grégorien de Dom David, fidèle aux enseignements de Dom Pothier. Dans toute la France catholique le renouveau liturgique prend une ampleur croissante. Depuis le temps où l'Année liturgique de Dom Guéranger menait le combat pour l'initiation pratique, jusqu'aux intéressantes manifestations contemporaines, on peut mesurer le chemin parcouru. « Congrès » et « Journées » se succèdent : Congrès parisien et régional de chant liturgique et de musique d'église (12-15 juin 1911) qui fut le jubilé du premier Congrès de plain-chant, tenu en France en 1860 (Saint-Saëns, membre d'honneur du Congrès de 1860, le fut également de celui de 1911 ; les deux Congrès s'ouvrirent à Saint-Eustache) — Congrès de Tourcoing (21 et 29 septembre 1919) où aux séances d'études théoriques et scientifiques (communications de Dom Mocquereau sur le rythme libre avant le chant grégorien, d'Amédée Gastoué, sur l'école Franco-Belge au XVe siècle, de Félix Raugel sur le cantique français) fut unie — et ce fut une belle originalité — la célébration d'offices parfaitement liturgiques. Journées liturgiques de Toulouse (7-10 mars 1920) en l'honneur de Saint-Thomas d'Aquin. Réunion des Scholae Grégoriennes de Paris (30 mai 1920) en 1920 et 1921. Journées grégoriennes et liturgiques de Lourdes, Pau, Angers, Périgueux, Saint-Etienne en 1922. Conférences sur le chant grégorien ordonnées par le cardinal Dubois à la suite de sa Lettre pastorale du 9 octobre 1921 « relative au plain chant grégorien ». Auditions de musique sacrée aux Journées d'Art Religieux (avril). Congrès de musique sacrée à Auch (mai) ; à Metz (juin). Congrès de chant grégorien et de musique d'église présidé par le cardinal Dubois (décembre). Efforts multipliés des Amis de l'art liturgique en faveur de la musique d'église. Le 14 décembre 1922, l'évêque de Bayonne a publié une Lettre pastorale sur l'enseignement de la musique sacrée. Le 4 janvier 1923 l'archevêque de Tours a attiré l'attention de son clergé sur le chant à l'église et les livres de messe. La même année, l'archevêque de Bourges et l'évêque d'Annecy ont institué une commission de chant sacré.

Cette suite d'efforts a été couronnée par la fondation d'un Institut grégorien à Paris. Le Cardinal Archevêque de Paris a créé le 5 décembre 1923, 1° Un Institut Grégorien qui a son siège à l'Institut catholique de Paris, et dont le but est l'enseignement permanent du chant grégorien et de son accompagnement selon la méthode de Solesmes, ainsi que l'enseignement de l'orgue ; 2° une Ecole des Chantres qui travaillera à former pour les paroisses des chantres professionnels ; 3° Une Association de Saint-Grégoire qui groupera les Scholae et les maitrises du diocèse en vue de promouvoir la restauration du chant et de la musique d'Eglise conformément au Motu Proprio de Pie X ; 4° Une Commission de liturgie, d'art et de chant sacré, qui assurera la publication ou la réédition des livres liturgiques diocésains, veillera à l'observation des règles de la liturgie dans les cérémonies religieuses, réalisera l'application des prescriptions du Motu proprio sur la musique sacrée, contrôlera, au seul point de vue liturgique, la construction de l'ameublement intérieur des églises et chapelles du diocèse.

Cette création est la première tentative officielle faite dans le diocèse de Paris pour rendre effective la réforme du chant liturgique. La direction de l'Institut a été confiée à l'organiste de Saint-Eustache, Joseph Bonnet, celle de l'Ecole des Chantres à Henri Elie, le secrétariat général à l'abbé Brun, puis à René Lefebvre qui a déjà créé à Honfleur un centre de musique grégorienne.

 

LES SERVITEURS DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE

(ORGANISTES, CHORALES ET MAÎTRISES)

La renommée a récompensé Bordes et d'Indy. Elle s'est montrée injustement avare pour Alexandre Guilmant qui a su donner à l'école française d'orgue un magnifique éclat. Mais le résultat qu'il obtint ne le fut, comme l'a montré Félix Raugel dans son livre excellent sur les Organistes (1923), qu'après une longue et obscure période d'élaboration : « car la pente ascendante partit du zéro absolu si l'on se rappelle l'inexistence de l'art de l'orgue en notre pays, à l'époque où Beethoven commençait la composition de la messe en ré. »

Les Organistes. Après Boëly (mort en 1858) et Benoist (en 1878), l'enseignement de Franck porta ses fruits. Autour de lui se groupèrent Henri Dallier (1849) qui, après avoir tenu l'orgue à Saint-Eustache de 1878 à 1905, succéda à Gabriel Fauré à la Madeleine, Henri Letocart (1866) organiste de Saint-Pierre de Neuilly depuis 1900, Henri Libert (1869) organiste de la Basilique de Saint-Denis, qui, le premier en France, a popularisé les chorals de Bach et enseigne aujourd'hui l'orgue au Conservatoire américain de Fontainebleau ; Charles Tournemire (1870), fils spirituel de Franck, organiste depuis 1898 à Sainte-Clotilde où il lui succéda ; Louis Vierne (1870) titulaire des grandes orgues de Notre-Dame sur lesquelles il a composé cinq Symphonies d'une richesse somptueuse et d'un lyrisme passionné. A côté de leurs œuvres se rangent celles des autres franckistes : Petite suite scholastique de Déodat de Séverac, les pièces de Pierre de Bréville, et de Guy Ropartz (Au pied de l'autel, Rhapsodie sur deux Noëls, Trois Méditations, etc.). Mais peut-on oublier tout ce qu'elles doivent au recueil du père Franck, l'Organiste, recueil modeste, volontairement simple où s'exprime la foi la plus chrétienne, contrebalancé (on le regrette) dans la faveur du public par les Heures Mystiques de Boëllmann, qui mourut à trente-cinq ans en 1897 sans avoir donné sa mesure ?

Boëllmann appartenait à l'école Niedermeyer, où se sont formés grâce à Eugène Gigout et Périlhou des organistes de talent. Eugène Gigout ne fut pas seulement un remarquable pédagogue, mais aussi un excellent compositeur qui a publié un nombre considérable d'œuvres d'orgue, notamment un Album grégorien (300 interludes) et Cent pièces en modes anciens. De lui ont procédé J. M. Erb, organiste à Saint-Jean de Strasbourg, auteur de sonates et suites d'orgue aussi dignes d'intérêt que ses Messes, Philippe Bellenot, maître de chapelle à Saint-Sulpice, Planchet, maître de chapelle à la Trinité, Maurice Le Boucher, Eugène Lacroix qui succéda à Paul Wachs au grand orgue de Saint-Merry.

 

 

 

Charles-Marie Widor à son clavier

 

 

L'exemple et l'enseignement de Ch. Widor, organiste de Saint-Sulpice depuis 1870 et successeur de Franck comme professeur d'orgue au Conservatoire (pendant six ans), n'ont pas été moins utiles. C'est dans ses œuvres pour orgue que Widor a mis le meilleur de lui-même, notamment ses Dix symphonies dont les plus célèbres sont la « gothique » composée en l'honneur de Saint-Ouen de Rouen et la « romane » dédiée à Saint-Sernin de Toulouse, l'une et l'autre étant consacrées à la paraphrase d'un chant liturgique, Puer Natus in Bethleem pour la première, Haec dies de Pâques pour la seconde. Plusieurs élèves des dernières années de Franck ont achevé leur formation sous la direction de Widor : Libert, L. Vierne, Tournemire, et tous les lauréats de sa classe seraient à citer ; mentionnons du moins Alphonse Schmitt, Louis Andlauer (mort à l'ennemi), Charles Quef (1873) qui succéda à Guilmant à l'orgue de la Trinité, Gustave Bret le fondateur de la Société J.-S. Bach, A. de Vallombrosa, organiste de Saint-Leu.

L'œuvre de Widor au Conservatoire a été parachevée par Alexandre Guilmant et c'est à lui, puis à Eugène Gigout (depuis 1911), que revient l'honneur d'avoir formé définitivement la jeune école d'orgue française. Né à Boulogne-sur-Mer, le 12 mars 1837, il fit ses premières études avec son père, Jean Baptiste Gigout (né en 1793, mort à Meudon en 1890) qui fut pendant de longues années maître de chapelle et organiste de l'église Saint-Nicolas de Boulogne. Il fut ensuite élève de Gustave Carulli (1801-1876) et de N.-I. Lemmens auprès de qui il alla à Bruxelles recueillir la tradition de l'interprétation des œuvres de Bach. L'éminente virtuosité de Guilmant se révéla d'une manière éclatante lors de l'inauguration des orgues de Saint-Sulpice (1862) et de Notre-Dame de Paris (1868) ; il fut peu après appelé à succéder à Chauvet au grand orgue de la Trinité, poste qu'il occupa pendant trente années. Ce fut surtout à partir de 1878 que s'étendit dans le monde la réputation de Guilmant, lors des grands concerts historiques d'orgue qu'il donna au palais du Trocadéro ; il continua ces concerts fameux jusqu'en 1897, remettant en lumière les œuvres des grands organistes des siècles passés et imposant au public les meilleures productions des auteurs modernes. Grand voyageur, il acquit une immense célébrité en Angleterre, aux Etats-Unis, en Suisse, en Italie et en Russie, où il inaugura les grands orgues de Riga (1880). On a vu qu'en 1894 il fonda avec Bordes et d'Indy la Schola Cantorum de Paris où il acceptait d'être professeur d'orgue. Deux ans plus tard il succédait à Widor au Conservatoire comme professeur de la classe d'orgue, où il laissa un souvenir ineffaçable. Son attachement envers ses élèves lui inspira la fondation généreuse d'un prix annuel en faveur des lauréats de la classe d'orgue. On peut dire que toute la vie d'Alexandre Guilmant restera comme un magnifique exemple d'une existence consacrée au culte désintéressé de l'art. Ce patriarche de l'orgue mourut le 29 mars 1911 dans sa villa de Meudon. Le jour des obsèques, au moment de la levée du corps, un de ses disciples G. Jacob exécuta le choral « Aus tiefer Noth » de J.-S. Bach sur le bel orgue de la salle de musique, en présence de tous les élèves du maître.

 

 

 

Alexandre Guilmant (photo Hayec)

 

 

Guilmant fut un compositeur fécond : il a publié de nombreuses pièces d'orgue dans différents styles : Sonates d'orgue dont deux avec orchestre, trois messes, des psaumes, motets et cantiques latins, français et anglais ; une scène lyrique, Balthazar, une symphonie cantate Ariane, une réédition des cinq messes de Dumont (1610-1684) qu'il dota d'une harmonisation dans le goût de l'époque. L'un de ses principaux titres de gloire est d'avoir ressuscité le culte de l'orgue liturgique par ses improvisations magistrales sur les thèmes grégoriens de l'office, (ses Versets d'hymnes de l'op. 65 en conservent l'écho splendide) et par la monumentale publication des Archives des Maîtres de l'orgue entreprise avec l'aide d'André Pirro, Guilmant fit ainsi revivre les noms et les œuvres de Titelouze, André Raison et Roberday, Du Mage et Clérambault, de Grigny (organiste de l'abbaye de Saint-Denis, puis de la cathédrale de Reims, que Bach admirait), Marchand (avec lequel Bach accepta de se mesurer), Dandrieu, Gigault, Peter Philipps, Cornet, Fontana, Casin.

A ces archives, il faut encore ajouter les collections publiées sous les titres suivants : Répertoire des Concerts du Trocadéro, le Concert historique d'orgue et l'Ecole classique de l'orgue. C'est grâce à ces publications que se perpétuera dans le monde l'influence d'Alexandre Guilmant, l'un des plus modestes et des plus grands organistes qui aient jamais existé.

 

 

 

fac-simile d'un autographe d'Alexandre Guilmant

 

 

Ses élèves ont su faire honneur à son enseignement. A. Decaux (1869), professeur d'orgue à la Schola depuis 1898, est organiste du Sacré-Cœur depuis 1903 ; plusieurs de ses œuvres ont été recueillies par l'abbé Joubert dans les Maîtres contemporains de l'orgue. — Joseph Bonnet (1882), fils de Georges Bonnet, lui-même organiste à Sainte-Eulalie de Bordeaux, a remporté à l'unanimité le 1er prix d'orgue au Conservatoire en 1906 et devint la même année organiste à Saint-Eustache. Comme Guilmant, il a parcouru l'univers et professé un cours d'orgue à l'Université de Rochester (New York). Il a publié cinq volumes d'Historial Organ récitals, les Fiori musicali de Frescobaldi et trois volumes originaux d'œuvres pour orgue, notamment des Noëls et des Versets d'hymne. — Georges Jacob (1877), compositeur fécond lui a succédé en 1922 comme organiste de la Société des Concerts. — Marcel Dupré (1886), dont le père Albert Dupré était lui-même organiste à l'église Saint-Ouen à Rouen, après avoir remporté le prix de Rome en 1914, fut quelque temps le suppléant de Widor à l'orgue de Saint-Sulpice et de Louis Vierne à l'orgue de Notre-Dame ; son talent d'improvisateur est remarquable par son habileté polyphonique, habileté qui distingue ses œuvres publiées (notamment ses Trois préludes et fugues pour orgue). — Achille Philippe (1878) organiste à Saint-Jacques-du-Haut-Pas et professeur d'orgue à la Schola, auteur d'énergiques préludes, fugues et toccatas pour orgue, d'une Messe en ré ; — Henri Mulet (1878), organiste à Saint-Philippe du Roule et professeur d'orgue à l'Ecole Niedermeyer qui a réuni en un solide volume des Esquisses byzantines. — Nibelle, organiste de Saint-François-de-Sales, Orner Letorey, maître de chapelle à Saint-Honoré d'Eylau, Jean Gallon (à Saint-Philippe-du-Roule), Alexandre Cellier (1883), Poillot à Dijon, René Vierne (1876-1918) qui fut organiste à Notre-Dame-des-Champs avant de succomber pendant la guerre, comme succombèrent d'autres jeunes organistes de talent : J. Boulnois, R. Boucher, Krieger, A. Barié.

Pour esquisser dans toute son ampleur ce mouvement d'essor de la musique d'orgue, il faudrait encore étudier l'action des Albert Mahaut, des Adolphe Marty, des André Marchai à l'Institut des Jeunes Aveugles, et des virtuoses ou des compositeurs attachés au service des églises parisiennes ou provinciales : Paul Brunold (1875) titulaire du grand orgue de Saint-Gervais où Paul de Marcilly (1890) a été maître de chapelle (3) ; Victor Fumet à Sainte-Anne ; Bouriello (1872) organiste aveugle de la Cathédrale d'Alger ; Jean Huré (1877) auteur de nombreux travaux sur la technique et l'esthétique de l'orgue ; Albert Alain, organiste ordinaire de la chorale des Franciscaines à Saint-Germain-en-Laye, et Bonnal, et Ribollet, et Paul Pierné, et Nadia Boulanger, et le solide groupe alsacien : Munch, Rupp, Schweitzer, Mathias, Erb ; enfin le groupe protestant : Albert Doyen, à l'église de la rue Roquépine, Alexandre Cellier à l'église réformée de l'Etoile, où a pris naissance le mouvement qui a remis en honneur les Chorals des maîtres de la Renaissance.

 

(3) L'orgue de Saint-Gervais qui fut illustré de 1655 à 1826 par la dynastie des Couperin présente un intérêt historique de premier ordre. N'ayant jamais subi de modifications depuis le 18e siècle, il est un spécimen unique de l'ancienne facture française. Aussi tous les efforts ont été faits pour le conserver intégralement dans l'esprit où l'ont conçu ses premiers facteurs. Son 5e centenaire fut célébré du 21 au 24 octobre 1920. Il échappa le 29 mars 1918 à l'obus allemand qui éventra l'église.

 

Malgré cette floraison, diverses voix, notamment celle de l'abbé Prieur à Caen, se sont élevées au Congrès de Strasbourg pour demander la création d'écoles d'organistes. Dans le Motu Proprio de 1903, Pie X recommande : « Qu'on ait soin de soutenir et de favoriser le mieux possible les écoles supérieures de musique sacrée là où elles existent » et « qu'on ait soin de concourir à en fonder, là où il n'y en a pas encore : C'est une chose d'une extrême importance que l'église elle-même pourvoie à l'instruction de ses maîtres, organistes et chantres, suivant les vrais principes d'art sacré. » L'abbé Prieur a proposé la création d'une école d'orgue par diocèse. Il en existe déjà une dans le diocèse de Bayonne et une dans le diocèse de Caen. Celle-ci qui porte le nom d'Ecole d'orgue et de musique religieuse a été fondée en 1917 sous le patronage de Mgr de Bayeux ; elle travaille à former des organistes et des chantres selon le vœu du Motu Proprio, et a pu déjà organiser la Schola Saint Grégoire, groupe de bons chanteurs.

 

 

 

le chanoine René Moissenet

 

 

Maîtrises et chorales : Il y a des chorales, disait l'abbé Besse, partout où il y a un magicien : Moissenet à Dijon, Bourdon à Rouen, Aurat à Issoudun, Victori à Strasbourg, Samson à Avranches, Wattinne et sa Tribune de Saint-Christophe à Tourcoing, l'abbé Bayart et sa Schola de Lille. Il y eut Perruchot à Paris, les Couturier à Langres, à Moulins l'abbé Chérion qui mourut maître de chapelle à la Madeleine, aux Sables d'Olonne la maîtrise populaire de Mgr. R. de Botneau.

Malgré de terribles difficultés, qu'a exposées René Dumesnil dans son tableau du Monde des Musiciens (1924) , les résultats sont encourageants. On ne rendra jamais assez hommage à l'abnégation de tant de maîtres de chapelle, qui, pour un salaire dérisoire, défendent la cause de la bonne musique et forment, sans se lasser, des jeunes chanteurs : Félix Raugel à Saint-Eustache, L. Saint-Requier à Saint-Charles-de-Monceau, A. Vivet à Saint-Augustin, Meunier à Sainte-Clotilde, Ph. Bellenot à Saint-Sulpice, Lemaitre à Saint-Roch, Runner à la Madeleine, l'abbé Levergeois à Saint-Thomas-d'Aquin, l'abbé Renault à Notre-Dame (où a été créée une école adjointe à la maîtrise).

Qui ne connaît de réputation, s'il n'a eu l'honneur de l'entendre, la célèbre Maîtrise du chanoine Moissenet à la Cathédrale Saint-Bénigne de Dijon ? Les fêtes de Noël y sont incomparables. Qui ne se souviendra toujours de ce que vaut, mystiquement et musicalement, l'Adeste Fideles tel que René Moissenet le fait traduire ?

L'œuvre du chanoine Moissenet est la Maîtrise de Saint-Bénigne et cette Maîtrise, la première de France, peut rivaliser avec les plus célèbres, celles d'Aix-la-Chapelle, de Munich, de Cologne, de Saint-Paul à Londres, de l'abbaye de Westminster ou de l'ancienne Maîtrise du Saint-Synode de Russie, autrefois dirigée à Moscou par Arkhangelski.

Le cardinal Perraud avait coutume de répéter que « la simple psalmodie des vêpres par la Maîtrise de Saint-Bénigne valait le voyage », et Mgr Landrieux en un éloquent discours a bien marqué comment le chanoine Moissenet, avant le Motu Proprio de Pie X ressentit le besoin d'une réforme dans le domaine saccagé de la musique sacrée. Il sut assainir cette musique envahie par le faux goût du théâtre, dès le temps lointain ou il instruisait ses petits chanteurs de l'école de Notre-Dame de Beaune.

 

 

 

Dom Pothier, président de la commission grégorienne

 

 

C'est là qu'en 1886 Dom Pothier vint le voir. Puis ce fut le séjour à Solesmes et la charge de créer, à la prière de Mgr. Oury, la maitrise de Dijon. Toute cette histoire, le chanoine Moissenet l'a contée lui-même dans son discours de réception à l'Académie de Dijon, pour rappeler que sa Maîtrise a son berceau dans la petite chapelle de Beaune. Depuis lors, le nombre des chanteurs a cru, mais la méthode et la qualité ont conservé leur excellence.

Les voix de la Maîtrise sont arrivées à un point de perfection qui dépasse encore la beauté des exécutions de la chapelle papale. « La Maîtrise de Dijon n'exécute pas des chants pendant l'office ; elle chante l'office. Elle ne détourne pas de l'autel : elle se règle sur l'autel et ramène sans cesse l'attention sur sa fonction liturgique. Bien loin de la masquer, elle la renforce en ajoutant la splendeur des chants à la magnificence des rites, et elle en reçoit en retour, comme une consécration qui lui confère une puissance d'apostolat. Elle a une action sur les âmes, elle donne le choc religieux, même à celles qui n'ont pas la foi... »

Tel l'éloge de Mgr. Landrieux, et l'on n'en saurait trouver de plus exact. Servir la foi en servant la musique, et avec quelle délicatesse ! Le chanoine Moissenet a toujours su unir le culte de la beauté palestrinienne à celui des maîtres français modernes. C'est une des caractéristiques les plus fécondes de son action qui a puissamment aidé au renouveau de la musique religieuse en France. Un chœur absolument juste et des œuvres anciennes et modernes toujours dignes de l'église, voilà ce qu'a toujours offert la Maîtrise de Saint-Bénigne, et voilà ce qu'a tenu à récompenser le Pape en décernant au chanoine René Moissenet, le vingtième jour du mois de juillet de l'année 1924, le titre de Prélat de sa Maison en un Bref où l'on peut lire :

 

Ex amplissimis suffragiis praestantissimorum Sacrae Musicae cultorum, quae ornat et cumulat commendatio Antistitis Divionensium innotuit Nobis te, Cathedralis illius templi Cappellae Magistrum, artem tuam pulcherrime callere, tuaque opera sapienti ecclesiasticis pompis decus addere et splendorem, teque sacrorum numerorum Moderatore ; Cappellam ipsam Divionensem inter potiores totius Galliae merito numerari.

 

 

 

la maîtrise de Saint-Bénigne (Dijon)

 

 

Personne mieux que le chanoine Moissenet n'a compris la mission de la musique sacrée. Il a su mettre la richesse technique au service de la puissance spirituelle, et subordonner à l'œuvre sacerdotale, sans la diminuer jamais, l'œuvre d'art. Pareil équilibre est trop merveilleux pour que la Bourgogne ne s'enorgueillisse pas de l'avoir vu se réaliser chez elle.

On ne peut songer à énumérer toutes les chorales dévouées à la musique religieuse, à l'exemple des chanteurs de Saint-Gervais qui, depuis la mort de Bordes, sont dirigés par L. Saint-Requier.

La Chorale des Franciscaines de Saint-Germain-en-Laye a retenu très vite l'attention des musiciens grâce aux efforts éclairés de son regretté fondateur le chanoine Clément Besse (élève du chanoine Moissenet et de l'organiste Planchet), de son organiste Albert Alain et de sa soliste Mme Andrée Soudin. La chorale s'est fait une spécialité de l'exécution, suivant le système de Houdart, des pièces grégoriennes choisies parmi les plus anciennes. Fondée en 1906, la chorale a vu sa réputation dépasser rapidement le cadre de Saint-Germain et attirer l'attention de toute la critique parisienne en particulier par ses exécutions partielles du Roi David.

La Manécanterie des petits chanteurs à la Croix de bois est un peu plus récente. La première séance eut lieu à la Pentecôte, en 1907. Elle a pour but « de faire l'éducation morale et religieuse des enfants, en lui donnant pour base l'art auquel on les initierait à la manécanterie ». Les abbés Rebuffat et Lecœur en assurent le développement. La manécanterie n'est pas fermée à la musique contemporaine : elle a inscrit à ses programmes du Saint-Saëns, du Debussy. Elle a organisé des conférences et auditions de chants liturgiques avec le concours de Dom Paul Chauvin, de MM. Gastoué, Expert et Vincent d'Indy. En juillet 1924 elle a fusionné avec la Petite Maîtrise de Belleville.

La Société G.-F. Haendel a été fondée en 1908 par Félix Raugel avec E. Borrel, pour rendre accessibles aux masses, non seulement les oratorios de Haendel, mais encore les pièces vocales et instrumentales, principalement d'inspiration religieuse, composées en France, en Italie, en Allemagne et en Angleterre au XVIIe et au XVIIIe siècles. Félix Raugel qui est depuis 1911 maître de chapelle à Saint-Eustache, participa en outre à la fondation de la Chorale Française. Avec ses livres sur les Organistes, sur les Orgues de l'Abbaye de Saint-Mihiel, il s'est révélé aussi bon historien que sa direction des oratorios haendéliens l'avait désigné comme le meilleur animateur des grandes masses chorales à l'heure actuelle.

Plus jeune encore, la Société des Amis des Cathédrales remonte à 1912. Présidée par Henri Letocart que seconde Mme Jane Arger, elle s'est donné pour mission de révéler les œuvres de l'école franco-belge si peu connue : Fleurie (fin du XIVe siècle), Claudin de Sermisy, Pierre Certon (XVIe), Jean de Bournonville, Artus Auxcouteaux, Nicolas Formé (XVIIe).

La Chorale religieuse dirigée par l'abbé Rupert se propose de restaurer le chant choral. Son objet est l'exécution de la musique exclusivement religieuse : plain-chant grégorien, musique sacrée de la Renaissance de l'époque classique et de l'époque contemporaine. Les membres de la Chorale, étant tous catholiques, se font un honneur de prêter leur concours bénévole aux cérémonies du culte divin lorsqu'on veut bien les inviter.

La Cantoria, œuvre d'art et de charité où l'on élève et forme au chant religieux des orphelins de guerre, est dirigée par le maître de chapelle de Sainte-Clotilde, Jules Meunier. C'est elle qui se fit entendre le 17 juillet 1919 dans la chapelle de l'Hôtel des Invalides, en présence du Maréchal Foch au cours d'une « Messe du Souvenir ».

La Ghilde Saint-Luc créée au début de 1919 a tenu également à inscrire la musique au programme de son activité. C'est ainsi qu'elle a donné une Sainte-Cécile, tragédie chrétienne d'Alfred Poizat avec musique de scène de MM. de la Tombelle et Brancour.

Plus récemment encore, en mars 1924, a été constitué le groupe des Chanteurs de la Sainte-Chapelle, chorale mixte fondée par le directeur de la Revue Sainte-Cécile, l'abbé Delépine.

 

LES FORMES DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE

Messes et offices. — Quelqu'un a remarqué que la difficulté d'écrire une messe a protégé ce domaine de la musique d'église contre l'assaut des amateurs. Mais il s'en faut que toutes celles qui sont écrites soient bonnes. Aussi l'embarras est grand lorsqu'il faut faire chanter une messe moderne. A peine en trouve-t-on, parmi celles qui ont été composées depuis cinquante ans, une vingtaine qui puissent prendre place à côté des dix-huit messes grégoriennes.

Au premier rang brille Fauré. La musique religieuse occupe dans son œuvre une place plus importante qu'on ne croit d'ordinaire. En janvier 1866 Fauré était organiste à l'église Saint-Sauveur à Rennes, en 1870 il devint organiste accompagnateur à Notre-Dame de Clignancourt. Puis il tient l'orgue à Saint-Honoré-d'Eylau, à Saint-Sulpice, remplace, pendant ses voyages, Saint-Saëns à la Madeleine où il fut d'abord maître de chapelle (1877) puis titulaire du grand orgue (1895). Sa Messe basse (3 voix de femmes et orgue) a été justement qualifiée de « franciscaine ». La sérénité qui y transparaît, et qui illumina tout son être, lui dicta en 1837 son Requiem : il n'y fait point retentir les trompettes du jugement dernier, il se détourne des menaces du Dies Irae, chères à Berlioz, mais il exprime le grand repos après la longue journée ; ce n'est pas l'appel de la désespérance, ce n'est pas le cri de la douleur, mais c'est l'hymne d'espoir, le chant harmonieux qui veut moins déplorer la fin terrestre que célébrer l'éveil à la vie du ciel.

Ni le Requiem d'Alfred Bruneau, plus jeune (1889), ni celui de Saint-Saëns, plus ancien (1878), ne peuvent malgré divers mérites lui être comparés. Mais chacun d'eux illustre un type de la messe moderne : type expressif, type oratoire, type décoratif.

Au type expressif de Fauré on peut rattacher l'exquise messe a capella (à trois voix) d'André Caplet, dite « Messe des Petits de Saint-Eustache la Forêt » ou la Messe brève en l'honneur de Sainte-Anne (3 voix égales et orgue) de Guy Ropartz, ou la Messe en l'honneur de Sainte Jeanne d'Arc, d'Amédée Gastoué ou la Missa in honorem Saint-Joannes-Baptistae, de F. de la Tombelle ou encore la Messe inachevée d'Alexis de Castillon.

Du type oratoire se rapprochent les belles Messes de Widor, de Louis Vierne (Misse solemnis op. 16), de Jean Huré, la Missa victimae paschalis de Ringenssen qui fut exécutée par 200 hommes avec orchestre, à Strasbourg, le 26 novembre 1918, à l'entrée des troupes françaises, ou cette remarquable Messe de Guy Ropartz en l'honneur de Sainte-Odile (3 voix d'hommes et une voix d'enfant).

Le type décoratif est excellemment représenté par la Messe Dona nobis pacem du compositeur alsacien Erb, avec ses grandes masses vocales ou, dans des proportions réduites, par la Messe pour les dimanches violets du jeune et brillant compositeur Paul Berthier.

A considérer des messes aussi diverses que celles de de P. de Bréville, A. Philipp, G. de Lioncourt, Dallier, Audfray, ou de l'abbé Roux, on constate une activité favorable à la musique d'église. De même pour les Offertoires : Offertoire de Paul Ladmirault (1893) pour quatuor à cordes avec accompagnement d'orgue ; Offertoire pour la Toussaint, de Saint-Saëns (1904) ; de même encore pour les vêpres (Vêpres du Commun d'un martyr, op. 51 de Vincent d'Indy (1899), Vêpres du commun des Vierges, op. 31 de Chausson (1897). Le goût progresse. Cependant on entend encore des messes comme cette messe de Sainte-Cécile récemment célébrée en Champagne, où le programme comprenait le Menuet d'Orphée, solo de grande flûte, Peer Gynt et la marche des trompettes d'Aïda...

Les Motets. — Moins apte que les Messes à se défendre contre la cohue des musicastres, les Motets sont la proie des maîtres de chapelle : lequel d'entre eux n'a pas écrit un Panis Angelicus pour solo ou duo, trois et quatre voix égales ou mixtes, avec orgue, violon ou violoncelle ? En raison de son apparente facilité, la forme du Motet a été trop exclusivement cultivée et sous des dehors trop étroits, au détriment des pièces grégoriennes de la Messe. Elle a surtout pâti, après l'Ave Maria de Gounod, des adaptations inconsidérées. Il existe un Agnus Dei adapté de l'entracte de la ferme de l'Arlésienne. Il existe un Regina Cœli, adapté d'un thème des Pêcheurs de Perles. Il existe un Ave Maria sur la Méditation de Thaïs. Massenet représente d'ailleurs avec ses Motets écrits de 1886 à 1910 (Ave Maris Stella, Souvenez-vous, Vierge Marie Ecce Jesu (avec accompagnement de violoncelle), O Salutaris, Panis Angelicus et l'Ave Maria cité) le style théâtral dans le motet moderne. Avant lui on peut retenir, pour mémoire, les innombrables motets écrits par Saint-Saëns de 1858 à 1885 (ceux qu'il écrivit à la fin de sa vie tiennent compte des indications du Motu proprio), les quatre motets de Delibes (4) et les deux de Bruneau en 1880. L'activité de Bordes vint donner au genre une vie nouvelle. A dater de 1888 on voit à son exemple (5) les compositeurs de la jeune école cultiver le motet. La première œuvre de Florent Schmitt est un O salutaris, voix seule et piano (1891). Lalo en écrit également un (op. 34, trois voix de femmes et orgue) et des Litanies de la Sainte-Vierge. Chausson a laissé plusieurs motets (inédits à l'exception d'un Ave verum), Duparc un Benedicat vos Diminum pour trois voix mixtes, Ladmirault un Ave Maria (1898), un Tantum ergo (1904) pour ténor soli, chœurs, orgue, harpe, violon et contrebasse, un Tota pulchra es pour voix avec orgue et quatuor. Pendant la même période de 1884 à 1906 Fauré écrit douze motets (6) qui presque tous sont dignes de ses mélodies et dont le Regina cœli de Roger-Ducasse porte un reflet. Le groupe de la Schola a apporté au mouvement son utile contribution. Dès 1889 Déodat de Séverac écrivait deux délicats motets (Sub tuum et O Salutaris) suivis en 1898 d'un Ave verum et en 1917 d'un Salve regina et d'un admirable O Sacrum Convivium. La réaction contre le sensualisme s'est vigoureusement manifestée dans les motets de Vincent d'Indy : l'op. 41 Deus Israel (1896), l'op. 49 Sancta Maria succurre miseris (1898) et le récent Ave Regina, dont la teinte grave se retrouve dans l'Ave verum (3 voix mixtes a capella) de Guy Ropartz, dans les motets à 4 voix mixtes et à 4 voix égales de Guy de Lioncourt, dans les trois motets d'Étienne Royer, dans ceux de Mgr. Perruchot dont les Faux Bourdons pour les graduels de toute l'année et le Vidi aquam sont à retenir, comme le sont aussi les motets de M. C. Boulay, professeur aveugle à l'Institution Nationale des jeunes aveugles, et surtout le splendide Pie Jesu de Lily Boulanger. Le motet scholiste cherche une souplesse rythmique nouvelle dans l'emploi de thèmes grégoriens ou dans la variation rythmique de l'antienne liturgique.

 

(4) Delibes fut enfant de chœur à la maîtrise de la Madeleine, puis organiste à Saint-Pierre-de-Chaillot et enfin à Saint Jean, Saint François. Il a écrit aussi une Messe brève à deux voix avec orgue et quatuor à cordes.

(5) Motets de Bordes : Pie Jesu (1898) ; O Salutaris, solo et chœurs à 3 voix égales (1888) ; Tantum ergo, soprano et ténor (1889) ; Quatre antiennes à la Sainte Vierge, 2 voix égales ; Beata viscera, 2 voix égales ; Faux bourdon, 3 voix égales : Salut au Saint-Sacrement, 3 voix égales ; Verbum caro, 4 voix égales ; Ave Maria, 4 voix mixtes ; Ave Regina, 4 voix mixtes ; Fili quid fecisti, dialogue spirituel, 4 voix mixtes pour les fêtes d'Avignon (1889) ; Domine, puer meus jacet, dialogue spirituel à 4, 6 et 7 voix, pour inaugurer les nouveaux locaux de la Schola (1900) ; Nunc dimittis, voix seule et orgue (1909).

(6) Motets de Fauré : Tu es Petrus, pour baryton et chœur (1884) ; op. 47, O Salutaris, 1 voix et Maria Mater Gratiæ (duo) ; op. 54, Ecce fidelis servus, 3 voix, orgue et contrebasse (1890) ; op. 55, Tantum ergo, solo et chœur à 4 voix (1890) ; op. 65, Ave verum et Tantum ergo, 2 et 3 voix et soli ; op. 67, Salve regina et Ave Maria, 1 voix (1894) ; op. 93, Ave Maria, duo (1906) ; deux Tantum ergo, avec voix et chant mixte (1905).

 

La question du cantique. —Cette tendance s'est manifestée parallèlement dans le domaine du cantique. Le chanoine Besse organisa en 1921, à Saint-Cloud, un mardi de Pentecôte, un Congrès du cantique populaire dans l'intention louable de créer dans le peuple « l'habitude du chant choral » et de « relever et en quelque sorte ennoblir par une harmonie convenable les cantiques populaires ». D'intéressantes polémiques se sont élevées sur la question de savoir dans quelle mesure « la foule » était capable de réaliser pratiquement cet idéal (7). Que le peuple ne soit pas mûr pour le chant choral, comme le soutiennent quelques-uns, c'est ce que l'on peut accorder sans trop de peine. Du moins ces polémiques ont-elles eu l'avantage de ramener l'attention sur le « genre » décrié du cantique.

 

(7) Voir notamment la Revue pratique de liturgie et de musique sacrée n° 45, 46 et la Tribune de Saint-Gervais, n° 259.

 

Que valent esthétiquement les cantiques les plus répandus ? « On a beaucoup trop dit (écrivait le chanoine Besse qui a publié en collaboration avec l'abbé Legrand un livre intitulé Vieux Cantiques, nouvelles romances, Bloud, 1924) qu'ils ne valent rien. En y regardant de près on trouve à plusieurs un caractère artistique. Beaucoup sont de bonne facture et faits de main d'ouvrier. ». Mais il n'avait pas de tort de souligner en même temps l'uniformité énervante de quelques-unes de ces « poussives mélodies » qui constituent certains cantiques. En fait tous les gens de goût sont d'accord pour tenter d'éliminer « les stupidités du répertoire des cantiques » et pour recommander avec Alexandre Cingria (8) que « les artistes cessent de cultiver ce goût sentimental et littéraire des retours et des souvenirs d'enfance. Une période d'art plus sain s'annonce avec la grande réforme de Pie X ».

 

(8) la Décadence de l'art sacré, Lausanne, 1917.

 

Il faut tirer hors de pair les quatre cantiques de Déodat de Séverac qui s'inspirent des grands sentiments chrétiens : Cantique de Pénitence, Ouvrages du Très-Haut, Cantique pour la Communion, Souvenez-vous, où le souffle religieux passe aussi largement qu'en d'autres pièces du même musicien le sentiment de la nature. Avant lui Bordes avait ouvert la voie avec ses Cantiques en l'honneur de la Très Sainte Vierge (Mariale), ses Cantiques aux Saints, Cantiques de pénitence, ses recueils de Dix cantiques populaires basques et Douze noëls populaires basques (en dialecte soulétin) et même un chant de promenade pour patronage, le Drapeau de Mazagran (9). Vers le même temps (1898) Vincent d'Indy écrivait, après un cantique à trois voix Cantate Domino, son cantique op. 46 les Noces d'or du Sacerdoce. Bientôt après, il soutenait le « cantique grégorien ». Des grégorianistes modernes ont eu l'idée d'écrire des cantiques sans mesures où la musique, non rythmée, dépend uniquement de l'articulation des paroles, remontant ainsi aux premières sources musicales liturgiques. On peut épiloguer sur la qualité de ces adaptations grégoriennes ; mais sans aller jusqu'à dire avec M. de Tombelle (10) que ces cantiques constituent presque un point de départ pour la musique profane, on peut admettre qu'ils sont « une nouveauté réelle dans la musique religieuse »... De nombreux recueils récents sont nés de cette tendance. Les Pentecosten de Vincent d'Indy (1921) sont vingt-quatre cantiques populaires grégoriens pour le temps de la Pentecôte, de caractère populaire. La même année Guy de Lioncourt a publié « Vingt et un cantiques » pour les principales circonstances de l'année liturgique inspirés du grégorien, avec un habile mélange de la tonalité moderne à la modalité médiévale. A côté de ces œuvres originales ont paru des collections comme les Selecta cantica, 100 cantiques rassemblés par l'abbé F. Brun (avec une importante préface de V. d'Indy sur le cantique grégorien) : pièces de Bordes, Séverac, d'Indy, Perruchot, Dom Pothier, Berthier, vieux Noëls, etc.

 

(9) Pour mémoire, les cantiques de Saint-Saëns (1860) : Heureux qui du cœur de Marie, O Saint Autel, pour vous bénir Seigneur, Reine des Cieux.

(10) Tribune de Saint-Gervais, novembre 1910.

 

Dans sa préface, Vincent d'Indy rejette avec vivacité les cantiques traditionnels dont les vieux airs ont trouvé un ferme et doux défenseur au Congrès de Strasbourg en la personne du Cardinal Archevêque de Paris. Le Directeur de la Schola dénonce l'indignité et l'irrespect apporté dans la célébration des Saints Offices par l'intrusion d'une musique de théâtre, de café-concert et d'extraction plus basse encore, faisant écho aux paroles qu'il prononçait au Congrès de Paris (décembre 1922) où il traita de « malfaiteur public » l'auteur du Minuit Chrétiens et appela ce Noël une « chanson d'ivrogne ».

Par contre l'abbé Besse qui préfaça Nos cantiques populaires (19 cantiques choisis parmi les meilleurs cantiques traditionnels) ne voyait pas d'inconvénient à ce que les paroles d'un cantique fussent adaptées à un air profane. Le missionnaire pressé, disait-il, se sert d'un air en vogue, afin que le peuple n'ait pas à pâtir des lenteurs d'une rééducation. Tout air n'est pas populaire et devenir populaire pour un air ce n'est pas une tare. Il rappelait que l'Église a pris aux païens un certain nombre de thèmes, voire de mélodies entières qu'elle a « catholicisées ». Un chroniqueur anonyme de la Semaine Religieuse (22 mars 1919) rappelait que l'hymne Crudelis Herodes et l'Hosanna Filio David du dimanche des Rameaux se chantent sur des airs profanes que la liturgie a canonisés ; il citait même le titre grec de ces chants primitifs. Si ces airs conservent leur notation profane, ils ne baignent plus dans la même atmosphère. Et tout en concédant que l'air du Noël d'Adam ne puisse trouver grâce devant de vrais musiciens, l'abbé Besse pensait que Minuit Chrétiens est somme toute « une honnête composition, à la fois juste et sensée, congrue et propre à ce qu'on attend d'un air populaire en ce populaire Noël ». Aussi pousse-t-il une charge à fond contre le cantique grégorien. « L'inspiration qui a créé les neumes antiques s'est depuis longtemps évanouie. Les manuscrits, feuilletés d'une main diurne et nocturne, ne disent pas leur secret aux plus patients érudits. Cependant on les exploitera, et on en reproduira mécaniquement quelques traits extérieurs, qu'on a isolés de leur âme, et qu'au sens de gens avertis on caricature. » « Le Cantique Grégorien, explique de son côté J. Samson, c'est l'industrialisation du neume. Mêmes artifices de style archaïque, pas très poussés, une maigre couleur de modalité, quelques tritons mélodiques surtout les formules conclusives du régime modal faciles à « réinventer ». C'est tout. On peut leur appliquer le mot spirituel de Maurice Denis sur l'objet de piété : « C'est le papier d'Arménie remplaçant le parfum de Madeleine ».

Aussi l'école Besse-Legrand est-elle sévère pour les innombrables rénovateurs de cantiques dont elle dénonce « la nullité mélodique, l'indigence du contre point de l'harmonie, surtout le défaut absolu d'imagination ». Elle leur reproche de n'avoir pas étudié suffisamment l'âme du peuple et cherche à lui faire écho. Aussi fait-elle des réserves sur les cantiques de Charles Bordes. « Lisez seulement les paroles sur lesquelles il écrit : la musique est adéquate. Est-ce peuple tout cela ? Bordes était profondément sincère, mais imprégné tout de même du goût d'entre 1880 et 1896, or nulle époque ne fut moins simple. Depuis Bordes qu'avons-nous ? De pieuses romances, d'aimables musiquettes, des cantiques dits grégoriens. Pas dix œuvres originales qui répondent à ce que nous demandons : des chants pour la masse. »

Chœurs et psaumes. — La transition entre le cantique ou le motet et les grandes œuvres chorales est fournie par de petits chœurs, litanies par exemple : Petites Litanies de Jésus, de G. Hüe (1925) ou sujets bibliques, tel le Repos en Egypte traité en 1880 par G. Pierné et récemment par Marcelle Soulage.

Les formes se diversifient : l'Hymne à la Vierge de G. Pierné (1883) comporte un piano, un harmonium et un orgue ; le Dominical de P. Lamirault est une suite en cinq parties pour quatuor vocal et piano; la Sainte Rose de Lima de P. de Bréville est un chœur pour voix de femmes avec solo ; le Cantique des Créatures de Saint-François, d'Albert Grosz, un chœur pour voix de basse et orchestre, tandis que le même cantique, traité par Inghelbrecht, comporte un chœur mixte. Le Cantique de Pâques d'Arthur Honegger succédant à sa courte suite pour voix et quatuor à cordes Pâques à New York, dégage une émotion religieuse profondément lyrique qui n'a pas besoin de l'orchestre pour s'imposer. Pas plus n'en ont besoin les Prières, motets et chœurs qu'a écrits André Caplet. La musique religieuse de Caplet, pleine de raffinement et d'expression, n'est pas assez connue des milieux catholiques. Rien n'est moins janséniste que cette musique. Les Prières sur des textes français (Oraison Dominicale, Salutation angélique, Symbole des apôtres) sont nées de la guerre. Leur beauté spirituelle est encore dépassée par le chœur a capella O Salutaris, exquise cantilène, aérienne construction qu'escortent pour voix et orgue un Pie Jesu et un Pater poster, pour voix, chœur et orgue, un Panis Angelicus et un Tu es sacerdos. La Croix douloureuse, poème tragique et passionné, est écrite sur un texte du P. Lacordaire. Délibérément André Caplet renonce à la somptuosité et dans le Miroir de Jésus il atteint au chef-d'œuvre. Une année (1924) où se sont révélées en France deux œuvres de l'importance du Roi David et du Miroir de Jésus peut compter dans l'histoire de notre musique religieuse et de notre musique nationale. Un rideau s'ouvre et voici paraître trois jeunes filles vêtues de blanc, annonciatrices du mystère musical « qu'André Caplet de musique orna ». Leurs vocalises rapides scandent le titre de chaque tableau. Derrière elles des formes noires en prières répondent aux strophes que chante la voix principale sur les paroles d'Henri Ghéon. Un petit orchestre à cordes et deux harpes soutiennent le triptyque des quinze mystères du Rosaire : Miroir de joie, de peine, de gloire. Musicien et poète ont subordonné leur virtuosité coutumière au sujet sacré. Les courtes stances sont suaves et sont pures, et la musique qui les traduit dissimule sous l'émotion son ingéniosité. Jamais peut-être on n'avait su ainsi depuis Mozart être à la fois si simple et si subtil tout ensemble. Pendant que la Vierge Mère murmure son drame douloureux et tendre, depuis l'Annonciation et la Visitation jusqu'à son Assomption en passant par le Calvaire de son fils, la musique, en son bref commentaire, sait évoquer d'un son grave des harpes ou même, suprême habileté, d'un silence, les stations du Christ portant sa Croix. Nulle sollicitation instrumentale, mais une science impeccable des accents mis en leur place. Nulle séduction vocale, mais une admirable transition de la musique à la déclamation mesurée, puis au chant. Ferveur religieuse et perfection d'art se soutiennent l'une l'autre jusqu'au point d'équilibre qui fait les grandes œuvres. Rien ici n'est théâtral et l'on ne songe pas sans frisson à ce que tel musicien d'église au style oratorien eût tiré d'un tel sujet, mais la science la plus sûre s'est faite la servante d'une émouvante ingénuité, pour ce Miroir de Jésus.

Avec des moyens bien plus ambitieux, la grande forme du Psaume atteint rarement à une telle puissance d'émotion. En 1875, Saint-Saëns écrivait le Psaume XVIII (Cœli narrant) qui est, a-t-on dit, encore de la musique de maître de chapelle dévot de Bach. En 1898 il traita sans plus grand succès le Psaume CL qui dix ans plus tôt avait inspiré Franck. Le Psaume IV a inspiré Henri Rabaud, le Psaume CXXVI Darius Milhaud (inédit), le Psaume CXXXI Guy Ropartz. Au-dessus émergent les Psaumes de Florent Schmitt et de Lily Boulanger.

 

 

 

fac-simile d'un autographe de Florent Schmitt

 

 

Le Psaume XLVI de Florent Schmitt est daté de Rome 1904. En une explosion de joie ardente se manifeste un enthousiasme biblique presque brutal, auquel succèdent une danse sacrée et un choral grandiose (« Parce que le Seigneur est très élevé et très redoutable ») puis une courte méditation symphonique qui peu à peu fait régner la paix. Enfin après un mystérieux et troublant decrescendo, le chant du début présenté en mouvement contraire dépeint l'ascension divine (« Dieu est monté au milieu des chants de joie »), dans le puissant appel des cuivres. L'intime nature du musicien s'est redécouverte dans les antiques versets dont l'énergie et la chaleur ont vivifié cette œuvre forte, moins religieuse à la vérité que biblique et orientale.

C'est au contraire la foi toute pure qui chante dans les psaumes de Lily Boulanger : la Terre appartient à l'Eternel, Du fond de l'abîme, Ils m'ont assez opprimé dans ma jeunesse, — où alternent les voix élégiaques héroïques, suppliantes, révoltées, résignées. Le miracle est de voir comment cette enfant, qui n'avait pas vécu a trouvé des accents profonds auxquels le cœur ne peut rester insensible. En la perdant quelques jours avant Debussy (1918), la musique française a perdu une grande âme.

 

 

 

fac-simile d'un autographe de Lili Boulanger (l'écriture du texte est de la main de Mlle Nadia Boulanger)

 

 

A la musique protestante se rattache le psaume de Lucien Haudebert, Dieu vainqueur (1924), généreux appel à l'universelle charité : le premier chant est celui du jour qui se lève, le second après l'angoisse des jours vécus (l'œuvre fut écrite dans les tranchées) décrit la marche des peuples vers l'idéal, le troisième dépeint la joie de l'espoir réalisé... Au milieu du matérialisme musical menaçant, il y a place encore pour des œuvres hautes et hautaines.

 

 

 

fac-simile d'un autographe de Lucien Haudebert

 

 

Drames sacrés et oratorios. — Plus ambitieux encore, les cantates et les oratorios font appel à l'élément dramatique et du même coup évitent rarement un double écueil : le style a les défauts du théâtre, et l'ensemble manque de vie dramatique. Il fut un temps où les Prix de Rome payaient tribut au genre : Ch. Lefebvre écrivit Judith, Paul Vidal la Dévotion de Saint-André (1894), Henri Maréchal la Nativité. Ce dernier sujet est un des plus fréquemment traités : Oratorio de Noël de Saint-Saëns (1858), l'Enfant Jésus de Francis Thomé (1891), les Enfants à Bethléem, « mystère » de Gabriel Pierné (1907), In nativitate Domini d'Alb. Bertelin (1922). Marie-Madeleine a tenté Massenet qui en fit un drame sacré (1863) et Vincent d'Indy qui en fit une cantate (op. 23). La Terre promise, traitée par Massenet en « Oratorio biblique » sur un texte établi par le compositeur lui-même d'après la Vulgate a inspiré à son tour Saint-Saëns (1913).

Dans ce genre de l'oratorio biblique se rangent, avec la Rébecca de Franck, le Déluge de Saint-Saëns, le Paradis perdu de Théodore Dubois, Ève de Massenet (1903), le pathétique Second poème lyrique sur le livre de Job d'Henri Rabaud, le Cantique des Cantiques de Bouriello, la Résurrection de Lazare de Vadon (1922). Parallèlement les paraphrases évangéliques groupent outre la « légende sacrée » de Massenet, la Vierge (1880) musicalement traitée dans le même esprit de séduction tendre qu' Ève et Marie-Magdeleine où la foi n'a rien à voir, des œuvres de foi réelle comme les Sept paroles du Christ de Théodore Dubois, les Mystères douloureux de Charles Planchet (qui, sur un texte de l'abbé Besse, utilise les thèmes liturgiques du Vendredi-Saint). Sub umbra crucis, d'Alb Bertelin (1917) ou l'oratorio de Philippe Bellenot en l'honneur de la bienheureuse Thérèse de l'enfant Jésus se rapprochent plutôt de la cantate comme la Sainte-Jeanne d'Arc de L. Saint-Requier, la Cantate pour la Canonisation et les fêtes de Jeanne d'Arc de Marc de Ranse ou le Retour de l'Enfant prodigue de l'israélite Darius Milhaud. Un heureux équilibre de la matière musicale et de l'intérêt dramatique est réalisé dans le Saint-François d'Assise (1912) de Gabriel Pierné et surtout dans sa Croisade des Enfants (1902) qui insuffle vraiment un nouvel esprit à la forme de l'oratorio sous forme de « légende ». On peut noter encore les intéressantes tentatives de Guy de Lioncourt avec les Dix lépreux (1918) où les préludes orchestraux et les chœurs d'écriture moderne décèlent un tempérament dramatique, ou l'essai de « drame liturgique » esquissé par l'abbé Brun dans sa scène évangélique Annonciation (1924).
Pourtant ce n'est pas à un compositeur de confession catholique qu'il a été donné de créer l'oratorio moderne qui porte sur les foules et rallie en même temps les suffrages des musiciens, c'est au protestant Arthur Honegger avec le Roi David. La musique religieuse protestante est restée en général attachée étroitement aux psaumes nés de la Réforme, aux chorals d'origine luthérienne et médiévale ; aussi sa production originale est-elle fort réduite. Il faut néanmoins retenir les œuvres des deux Bost, d'Œschner, d'Huguenin, d'Haudebert et de Charles Kœchlin (notamment son Abbaye et son choral à cinq voix sur un thème de choral ancien). Mais la musique d'Honegger n'a presque rien de spécifiquement protestant (sinon son lyrisme un peu sombre) comme en témoignait déjà la Mort de Sainte-Alméenne « mystère » en deux tableaux sur un texte de Max Jacob. C'est la grandeur largement humaine de l'inspiration qui en fait le prix. Le Roi David est un véritable oratorio de grand style en cinq « Degrés » dont les vingt-huit numéros sont reliés par un texte de René Morax : c'est l'imagerie de David en fresques rapides et vastes. D'abord apparaît David berger avec son viril cantique (n° 2) et sa lutte contre Goliath. Puis c'est David, capitaine, vainqueur des Philistins, acclamé par le peuple en cortège (n° 5) et célébré par des chants d'une pénétrante poésie ; le lyrisme se fait jour dans les ondulations du psaume : Ah ! si j'avais des ailes de colombe (n° 8). Au degré III c'est le chef de bande ; une musique dénudée, mais lourde d'évocations, dépeint la puissance guerrière du Camp de Saül (n° 10) que suivent une non moins évocatrice Incantation (n° 12) de la Pythonisse d'Endor et une Marche des Philistins (n° 13), où transparaît en vingt et une mesures pesantes et impérieuses toute la sauvagerie de l'Orient. L'élan lyrique suscite aussitôt par contraste les Lamentations de Guilboa, achevant ce 3me degré dans une mélancolie douloureuse. Au degré IV David est roi. Deux cantiques, l'un allègre (n° 15 De mon cœur jaillit un cantique) l'autre (n° 16 Cantique de fête) éminemment poétique avec l'ondoiement du soprano solo au-dessus d'un quatuor murmuré des voix féminines précèdent un des morceaux culminants, la Danse devant l'Arche, qui n'occupe pas moins de 35 pages de la partition pour piano et chant, avec ses alliances de symphonie, de déclamation, de soli vocaux et de chœurs, et sa progression à travers les frottements harmoniques et les heurts rythmiques, jusqu'à l'épanouissement d'un lumineux choral en fa dièse majeur (tonalité chère à Franck). Dans la suite, d'étonnants contrastes se font jour : blanche délicatesse du Chant de la Servante (n° 18), amertume bistre du Psaume de pénitence (n° 19) sombres reflets du psaume Je fus conçu dans le péché (n° 20), éblouissante fraîcheur de la Chanson d'Ephraïm (n° 22). On ne peut tout citer de cette richesse. Retenons seulement du degré V où David est prophète, la Mort de David, couronnant l'ensemble avec une sûreté de mouvement qui confond si l'on songe que l'œuvre fut écrite sur commande en deux mois, du 25 février au 28 avril 1921 par un compositeur de vingt-neuf ans. Cette rapidité d'exécution explique certaines disparates de style qui apparaissent à l'analyse plus crûment qu'à l'audition, car cette musique agit directement avec une puissance irrésistible, grâce au privilège du musicien d'unir au lyrisme l'éloquence, une éloquence née d'une sensibilité brûlante et cachée qui déborde. Le Roi David est, sinon la plus originale, du moins la plus forte des créations d'Honegger et l'une des plus remarquables parmi les œuvres contemporaines d'inspiration religieuse.

Le Théâtre : Le théâtre en offre également. Paul Dukas a fait remarquer que, par suite de la confusion des genres et des styles, des ouvrages dramatiques comme Parsifal ou la Légende de Saint-Christophe contiennent plus de dignité sacrée que beaucoup d'oratorios ou de motets catalogués comme musique d'église. L'exemple donné par la Légende de Saint-Christophe de Vincent d'Indy (1920) est en effet important et rare. Plus encore que Fervaal (du même musicien) dont le dénouement chrétien utilise un thème emprunté à la liturgie catholique, Saint-Christophe ressortit sans conteste à la musique religieuse, par son livret écrit par le compositeur lui-même sur le vieux récit qu'il transforme en vaste symbole, par son inspiration musicale qui est toute chrétienne, et par certains thèmes et procédés : formes renouvelées de l'ancien oratorio ou du chœur palestrinien, motifs empruntés au répertoire grégorien, mais tout cela avec une unité de ton qui montre tout le chemin parcouru depuis le Polyeucte de Gounod (1878) dont l'auteur disait : « Mon opéra pourrait être exécuté sur une estrade de concert par des chanteurs en habit noir » et où le style d'oratorio (au 1er acte par exemple avec le baptême de Polyeucte) se mue en détestable style d'opéra (au 3me acte : fête païenne avec ballet, valses et mazurkas... romaines) pour redevenir oratorio au 4me (la prison) et au 5me (le supplice) lorsque Polyeucte entonne le Credo.

En général, les compositeurs dramatiques qui sont amenés à traiter ou à effleurer un sujet religieux se contentent d'employer ce procédé d'emprunt : tel le Rêve de Bruneau, tels, pour ne citer dans l'innombrable catalogue des drames lyriques que les plus récents, les Noces Corinthiennes d'Henri Büsser, Dans l'ombre de la Cathédrale de Georges Hüe, les Dieux sont morts de Charles Tournemire ou Nerto de Ch. M. Widor (11).

 

(11) De même dans les pièces symphoniques qui sont religieuses par l'esprit qui les anime : Résurrection d'Albert Roussel, la Vision de Jeanne d'Arc de Paul Vidal, les Paysages franciscains et l'An mil de G. Pierné, Pour les funérailles d'un soldat de Lili Boulanger, etc.

 

Mais il n'en faut pas plus pour atteindre à la souveraine grandeur quand souffle le génie et il souffle dans le Martyre de Saint-Sébastien de Claude Debussy. Debussy a toujours vivement ressenti l'émotion catholique : déjà la Damoiselle élue, œuvre de jeunesse, a des accents chrétiens. Au moment de la pleine maturité en 1911 il composa la Ballade de Villon à Notre-Dame, parfumée de piété et les chœurs de Saint-Sébastien. Les chœurs célestes du tableau final, le Paradis, forment la plus belle musique, digne de l'église. Debussy emploie, dans un esprit conforme à la tradition religieuse, un chœur sur les paroles du Psaume CL. C'est en outre un remarquable exemple d'écriture alternée : l'alternance a lieu régulièrement à un demi-ton de distance ; la tonique du 1er chœur devient la sensible de la réponse orchestrale. Disjoints du texte, ces larges accords, ces lignes paisibles seraient parfaitement à leur place dans le sanctuaire : leur beauté pure est éternelle.

 

 

 

Félix Raugel

 

 

LE MOTU PROPRIO ET SON IMPORTANCE

De tels exemples prouvent combien la musique religieuse peut gagner à rester en contact avec la musique profane et réciproquement. On sait quel a été le retentissement des publications grégoriennes : il dépassa aussitôt la sphère religieuse pour s'étendre à toute la musique ; Saint-Saëns, Debussy, Fauré, d'Indy, Ravel se plurent dès lors, suivant l'expression de Félix Raugel « à rechercher dans l'art grégorien le secret enchanté de la souplesse rythmique ». Inversement des œuvres comme le Martyre de Saint-Sébastien, la Légende de Saint‑Christophe, le Miroir de Jésus et le Roi David, outre leur valeur musicale intrinsèque, offrent un intérêt de tout premier ordre pour l'avenir de la musique religieuse car elles montrent comment celle-ci peut utiliser les acquisitions modernes de la technique dans l'esprit même du Motu Proprio de Pie X sur la musique sacrée.

Le Motu Proprio du 22 novembre 1903 est, sous forme d'Instruction sur la musique sacrée, une loi canonique que développe une lettre pastorale publiée sur le même sujet par le Souverain Pontife alors qu'il était patriarche de Venise. D'une part, le Motu Proprio est conforme à la plus pure tradition ecclésiastique. Il fait suite à la bulle Res Una de Léon IV, aux prescriptions du Concile de Trente, à la Constitution d'Alexandre VII (1657), à la bulle d'Innocent XI (1678), au décret d'Innocent XII (1692) complété par Clément XI (1749) dont il est la mise en œuvre pratique. D'autre part il tient largement compte des exigences du progrès musical.

Aussi M. A. Gastoué a-t-il raison de le considérer comme le Code de la musique religieuse et d'en conseiller l'étude, non seulement aux canonistes et aux liturgistes, mais à tous les musiciens, qu'ils soient ou non d'église. Il est donc expédient d'en publier le texte exact et complet (dans une traduction anonyme).

 

 

 

fac-simile d'un autographe d'Amédée Gastoué

 

 

PIE X, PAPE

Au milieu des soucis de l'office pastoral, dont, par une inscrutable disposition de la Providence, bien que Nous en soyons indignes, Nous sommes chargés, non pas seulement pour cette Chaire suprême, mais encore pour toute église particulière, c'est à Nous, sans aucun doute, qu'il appartient principalement de maintenir et encourager l'embellissement de la Maison de Dieu, dans la célébration des augustes mystères de la religion, auxquels le peuple chrétien doit s'unir, pour y recevoir la grâce des Sacrements, assister au Saint-Sacrifice de l'autel, adorer le Très Auguste Sacrement du corps du Seigneur et s'unir à la prière commune de l'Eglise dans l'office liturgique public et solennel. Il ne se doit rien dans le temple qui trouble ou seulement diminue la piété et la dévotion des fidèles, aucun motif de dégoût ou de scandale, rien surtout qui offense directement la beauté et la sainteté des fonctions sacrées et soit donc indigne de la Maison de la prière et de la majesté de Dieu. Nous viserons particulièrement les abus qui peuvent se produire en ce sens. Notre attention se concentrera d'abord sur les plus communs, les plus difficiles à arracher, et qui doivent être surtout déplorés là où les autres choses concourent au même but excellent, comme la beauté et la somptuosité du temple, la splendeur et l'ordonnance soignée des cérémonies, la présentation du clergé, la gravité et la piété des ministres qui célèbrent. C'est, en effet, directement opposé à ces choses, que se produit l'abus en ce qui concerne le chant et la musique sacrée. Car, soit par la nature de cet art lui-même fluctuant et susceptible de variations, soit par la successive altération du goût et des habitudes depuis longtemps, soit par l'influence funeste qu'exerce sur l'art sacré l'art profane et théâtral, ou bien par le plaisir que la musique produit directement en nous, et qu'il n'est pas toujours facile de contenir en de justes limites, soit enfin par les nombreux préjugés qui, en telle matière, s'insinuent et se maintiennent plus tenacement près de personnes d'ailleurs autorisées et pieuses, il en résulte une tendance continue à dévier de la règle normale, stable dans son but qui doit soumettre l'art au service du culte, Cette règle est cependant assez clairement exprimée dans les canons ecclésiastiques, les ordonnances des Conciles généraux et provinciaux, les prescriptions nombreuses émanées des Sacrées Congrégations romaines et des Souverains Pontifes, Nos prédécesseurs.

Cependant, Nous devons le reconnaître avec une vraie satisfaction et gratitude, il s'est accompli beaucoup de bien de ce côté, depuis surtout les dix dernières années, dans Notre illustre cité de Rome et dans beaucoup d'églises de notre patrie, mais plus particulièrement en certaines nations grâce aux hommes éminents et zélés pour le culte de Dieu, qui, avec l'approbation du Saint-Siège, et sous la direction des évêques, se sont unis en Sociétés florissantes pour remettre pleinement en honneur la musique sacrée dans leurs églises et chapelles. Il est encore assez lointain que la chose soit commune à tous ; mais à en consulter Notre expérience personnelle et en tenant compte des multiples plaintes, qui, de toutes parts, Nous sont parvenues, depuis surtout que le Seigneur a élevé Notre humble personne au suprême sommet du Pontificat romain, sans différer plus longtemps, Nous croyons de Notre premier devoir d'élever dès maintenant la voix pour réprouver et condamner complètement ce qui, dans les fonctions du culte et l'office ecclésiastique, est reconnu comme non conforme à la droite règle indiquée plus haut. Comme Notre plus vif désir est de voir le véritable esprit chrétien refleurir de toute manière et se maintenir parmi tous les fidèles, il est nécessaire, avant tout autre chose qui regarde la sainteté et la dignité du temple, de veiller à ce que les fidèles, lorsqu'ils sont réunis, atteignent cet esprit dans sa première et indispensable source, qui est la participation active aux sacro-saints mystères et à la prière publique et solennelle de l'Eglise.

Et il est vain d'espérer que dans un tel but descendra abondante sur nous la bénédiction du Ciel, si, lorsque notre hommage au Très-Haut doit monter en odeur de suavité, il laisse, par contre, en la main du Seigneur les fouets avec lesquels, autrefois, le divin Rédempteur chassa du temple les indignes profanateurs.

A ces causes, afin que nul ne puisse désormais s'excuser de ne point connaître clairement son devoir, et qu'il n'y ait aucune indétermination d'interprétation d'aucune des choses déjà ordonnées, Nous avons estimé urgent de résumer brièvement les principes qui règlent la musique sacrée dans les fonctions du culte, et de recueillir ensemble dans un cadre général les principales prescriptions de l'Eglise contre les abus plus communs en telle matière.

Et c'est pourquoi, de Notre propre mouvement et science certaine, Nous publions la présente Instruction, à laquelle Nous voulons dans la plénitude de Notre Autorité apostolique, qu'il soit donné force de loi, comme au Code Juridique de la musique sacrée, et en imposons à tous, par Notre présent Ecrit, la plus scrupuleuse observance.

 

 

 

fac-simile d'un autographe d'Arthur Honegger

 

 

INSTRUCTION SUR LA MUSIQUE SACREE

I
PRINCIPES GÉNÉRAUX

1. — La musique sacrée, comme partie intégrante de la liturgie solennelle, participe à sa fin générale, qui est la gloire de Dieu, avec la sanctification et l'édification des fidèles. Elle concourt à accroître la beauté et la splendeur des cérémonies ecclésiastiques, et, comme son office principal est de revêtir d'une mélodie choisie le texte liturgique qui est proposé à l'intelligence des fidèles, ainsi sa propre fin est d'ajouter une plus grande efficacité au même texte : de cette façon, les fidèles, avec un tel moyen, sont plus facilement excités à la dévotion et sont mieux disposés à recueillir en eux les fruits de la grâce, qui sont propres à la célébration des saints mystères.

2. — La musique sacrée doit, en conséquence, posséder au plus haut degré les qualités qui sont propres à la liturgie et surtout la sainteté et la bonté de la forme, d'où sort spontanément son autre caractère, qui est l'universalité.

Elle doit être sainte et exclure toute chose profane, non seulement en elle-même, mais encore dans la façon dont l'interprètent ceux qui l'exécutent.

Elle doit être d'un art vrai, car il n'est pas possible qu'elle ait sur l'âme qui l'écoute un autre effet que celui que l'Eglise entend obtenir en admettant dans sa liturgie l'art des sons.

Mais elle doit surtout être universelle, en ce sens, que pour concéder à chaque nation d'admettre dans les compositions ecclésiastiques les formes particulières qui constituent d'une manière certaine le caractère spécifique de leur propre musique, celles-ci n'en doivent pas moins être subordonnées d'une certaine façon aux caractères généraux de la musique sacrée, qui demande qu'une autre nation ne trouve pas à son audition une impression qui ne soit bonne.

II
GENRES DE LA MUSIQUE SACRÉE

3. — Ces qualités se rencontrent à un degré suprême dans le plain-chant grégorien qui est, par conséquent, le chant propre de l'Eglise Romaine, le seul chant qu'elle ait hérité des anciens Pères, qu'elle a jalousement gardé depuis de longs siècles dans ses manuscrits liturgiques, qu'elle propose directement aux fidèles, qu'elle prescrit exclusivement en certaines parties de la liturgie, et que les travaux les plus récents ont si heureusement restitué dans son intégrité et sa pureté.

Pour de tels motifs, le chant grégorien fut toujours considéré comme le suprême modèle de la musique sacrée, et on peut établir en toute raison la suivante loi générale : une composition pour l'église est d'autant plus sacrée et liturgique, qu'elle se rapproche plus de la conduite, de l'inspiration et de la saveur propres aux mélodies grégoriennes ; et elle est d'autant moins digne du temple, qu'elle est reconnue comme s'éloignant plus de ce modèle suprême.

L'antique chant grégorien traditionnel devra donc être largement restitué dans les fonctions du culte ; et tous tiendront fermement qu'une fonction ecclésiastique ne perd rien de sa solennité quand elle n'est accompagnée d'aucune autre musique que celle-là.

En particulier, on s'efforcera de restituer le plain-chant grégorien dans l'usage du peuple, afin que les fidèles prennent de nouveau une part plus active aux offices ecclésiastiques, comme ils en avaient autrefois coutume.

4. — Les qualités susdites se rencontrent aussi à un excellent degré dans la musique polyphonique classique, et spécialement celle de l'Ecole Romaine, qui atteignit au XVe siècle sa plus grande perfection dans les œuvres de Pierluigi da Palestrina, et continua depuis à produire des compositions excellemment liturgiques et musicales. La polyphonie classique se rattache très bien au suprême modèle de toute musique sacrée qui est le plain-chant grégorien, et, pour cette raison, elle mérite d'être jointe à ce chant grégorien dans les fonctions les plus solennelles de l'église telles que les offices pontificaux. Elle devra donc aussi être largement restituée dans les fonctions ecclésiastiques, spécialement dans les plus insignes basiliques, les églises cathédrales, celles des séminaires et des autres instituts ecclésiastiques, dans lesquels les moyens nécessaires ne sauraient faire défaut.

5. — L'Eglise a toujours reconnu et favorisé les progrès de l'art, en admettant au service du culte tout ce que le génie a su trouver de bon et de beau au cours des siècles, toujours cependant d'après les lois liturgiques. Par conséquent, la musique plus moderne est aussi reçue dans les églises, quand elle offre dans ses compositions une bonté, un sérieux et une gravité qui ne la rendent pas indigne des fonctions liturgiques.

Cependant, comme la musique moderne est principalement au service de l'art profane, on devra prendre grand soin que les compositions musicales de style moderne admises à l'église ne contiennent rien de profane, n'aient point de réminiscences des motifs adoptés au théâtre, et ne soient point conduites d'après la forme extérieure des pièces profanes.

6. — Parmi les divers genres de la musique moderne, celui qui apparaît le moins appelé à accompagner les fonctions du culte est le style théâtral, qui, durant le siècle passé, eut la plus grande vogue, spécialement en Italie.

Par sa nature, il présente la plus grande opposition au chant grégorien et à la polyphonie classique, et, par conséquent, aux lois les plus importantes de toute bonne musique sacrée. En outre, la structure intime, le rythme et le conventionnalisme d'un tel style ne se plient que malaisément aux exigences de la vraie musique liturgique.

III

DU TEXTE LITURGIQUE

7. — La langue propre de l'Eglise Romaine est la langue latine. Il est donc interdit, dans les fonctions solennelles de la liturgie, de chanter quoi que ce soit en langue vulgaire, à plus forte raison de chanter en langue vulgaire les parties variables ou communes de la messe et de l'office.

8. — Les textes d'une fonction liturgique qui pourront être mis en musique étant d'avance fixés, ainsi que l'ordre qu'ils doivent suivre, il n'est donc pas permis de changer cet ordre, ni le texte prescrit, par un autre de son propre choix, ni de l'omettre entièrement ou seulement en partie car les rubriques liturgiques n'autorisent à suppléer par l'orgue aucun verset du texte, quand ceux-ci ne sont pas au moins récités en chœur. Il est seulement permis, selon la coutume de l'Eglise Romaine, de chanter un motet au Très Saint-Sacrement après le Benedictus de la messe solennelle. Il est aussi permis de chanter, après l'offertoire prescrit de la messe s'il reste un peu de temps, un court motet sur des paroles approuvées de l'Eglise.

9. — Le texte liturgique devra être chanté tel qu'il est dans les livres, sans altération ni interversion de paroles, sans répétitions non nécessaires, sans séparer les syllabes et toujours d'une façon intelligible aux fidèles qui l'écoutent.

IV

FORME EXTÉRIEURE DES COMPOSITIONS SACRÉES

10. — Chaque partie de la messe et de l'office doit conserver musicalement la forme que la tradition ecclésiastique lui a donnée, et qui se trouve très bien exprimée dans le chant grégorien. Diverses sont donc les façons de composer un introït, un graduel, une antienne, un psaume, une hymne, un Gloria in excelsis, etc...

11. — En particulier on observera les règles suivantes :

a) Les Kyrie, Gloria, Credo, etc... de la messe devront chacun garder l'unité de composition demandée par leurs textes. Il n'est donc pas permis de les composer en morceaux séparés, de telle façon que chacun de ceux-ci forme une composition musicale complète, et telle qu'on puisse la détacher du reste, et lui en substituer une autre.

b) A l'office des Vêpres, on devra suivre ordinairement la règle du Caeremoniale Episcoporum, qui prescrit le chant grégorien pour la psalmodie et permet la musique figurée pour les versets du Gloria Patri et pour l'hymne. Il sera cependant permis, dans les principales solennités d'alterner le chant grégorien du chœur avec ce qu'on nomme faux-bourdons ou des versets composés dans le même genre.

On pourra concéder quelquefois que certains psaumes soient exécutés en musique, à condition que de telles compositions conservent la forme propre de la psalmodie : de telle sorte que les chanteurs semblent psalmodier de leur côté, soit avec de nouveaux motifs, ou ceux qui seront pris dans le chant grégorien ou composés à son imitation.

Restent donc pour toujours exclus et défendus les psaumes du style nommé concert.

c) Dans les hymnes de l'Eglise, on conservera la forme traditionnelle de l'hymne. Il n'est donc pas permis, par exemple, de composer le Tantum Ergo de telle façon que la première strophe présente une romance, une cavatine, un adagio, et le Genitori, un allegro.

d) Les antiennes des vêpres devront être ordinairement exécutées avec la mélodie grégorienne qui leur est propre. Si, par suite de quelque cas particulier, on les chantait en musique, elles ne devront jamais avoir la forme d'une mélodie de concert, ni l'ampleur d'un motet ou d'une cantate.

V

LES CHANTEURS

12. — En dehors des mélodies propres au célébrant à l'autel et aux ministres, lesquelles devront toujours être en seul chant grégorien sans aucun accompagnement d'orgue, tout le reste du chant liturgique est propre au chœur des clercs, et, par conséquent, si les chantres de l'église sont séculiers, ils font proprement partie du chœur ecclésiastique.

La musique qu'ils exécuteront devra donc, au moins dans sa plus grande partie, conserver le caractère de musique de chœur.

Ce n'est pas que nous entendions complètement exclure le solo. Mais il ne doit jamais prédominer dans une fonction, de telle sorte que la plus grande partie du texte liturgique soit ainsi exécutée ; de plus, il devra avoir un caractère de style et de forme mélodique simple et être étroitement relié au reste des compositions en forme de chœur.

13. — Du même principe, les chantres ayant dans l'église un véritable office liturgique, il s'ensuit que les dames étant incapables d'un tel office, ne peuvent être admises à faire partie du chœur ou de la chapelle musicale. Si donc on veut employer les voix aiguës des sopranos et contraltos elles ne devront être que des voix d'enfants, selon l'usage très antique de l'église.

14. — Enfin on n'admettra à faire partie de la chapelle de l'église que des hommes d'une piété et d'une probité de vie reconnues, lesquels, par leur tenue digne et religieuse durant les fonctions liturgiques, se montreront dignes du saint office qu'ils exercent. Il serait même convenable que les chanteurs, en chantant à l'église, revêtent l'habit ecclésiastique et le surplis, et si l'endroit où ils se trouvent est trop exposé aux regards du public, qu'ils en soient défendus par une clôture.

VI
ORGUES ET INSTRUMENTS

15. — Bien que la musique propre de l'Eglise soit la musique purement vocale, il est néanmoins permis d'exécuter la musique avec accompagnement d'orgue. En quelques cas particuliers, dans les limites raisonnables et avec les convenances nécessaires, on pourra admettre d'autres instruments, mais non sans une autorisation spéciale de l'Ordinaire, selon la prescription du Caeremoniale Episcoporum.

16. — Comme le chant doit toujours prédominer, l'orgue et les instruments devront simplement le soutenir sans jamais le couvrir.

17. — Il n'est pas permis de faire précéder les chants de longs préludes ou de les couper, en interludes, de véritables morceaux.

18. — Le jeu de l'orgue dans l'accompagnement du chant, les préludes, interludes et choses analogues, ne devra pas seulement être combiné selon la nature de l'instrument, mais il devra participer à toutes les qualités que doit avoir la vraie musique sacrée, et qui ont été précédemment passées en revue.

19. — L'usage du piano est défendu à l'église, ainsi que des instruments bruyants ou légers comme le tambour, la grosse caisse, les clochettes et autres semblables.

20. — Il est rigoureusement défendu aux Sociétés instrumentales de jouer à l'église ; seulement dans quelque cas spécial, avec le consentement de l'Ordinaire, il sera permis d'admettre un choix d'instruments à vent limité, judicieux, et proportionné à la grandeur de l'édifice, à condition que les compositions et accompagnements qu'ils exécuteront, soient écrits dans un style grave, convenable, et, en tout, semblable à celui de l'orgue.

21. — Dans les processions au dehors de l'église, l'Ordinaire pourra autoriser les Sociétés instrumentales, à condition qu'elles n'exécutent aucun morceau profane. Il serait désirable qu'en telle occasion le concours de la musique soit restreint à accompagner quelques cantiques spirituels latins ou en langue vulgaire, exécutés par les chantres ou les pieuses confréries qui prendraient part à la procession.

VII

AMPLEUR DES MORCEAUX DE MUSIQUE LITURGIQUE

22. — Il n'est pas permis par raison de chant ou de jeu d'instruments de faire attendre le prêtre à l'autel plus que ne le comporte la cérémonie liturgique. Selon les prescriptions ecclésiastiques, le Sanctus de la messe devant être achevé avant l'élévation, le célébrant devra donc, sur ce point, avoir égard au chant. Mais le Gloria et le Credo selon la tradition grégorienne, devront être relativement brefs.

23. — En général, on doit condamner, comme un abus très grave que, dans les fonctions ecclésiastiques, la liturgie apparaisse secondaire et comme au service de la musique, tandis que la musique est, au contraire, simplement une partie de la liturgie et son humble servante.

VIII

24. — Pour l'exacte exécution de toutes ces choses et les rendre stables, les Evêques, s'ils ne l'ont déjà fait, institueront donc une Commission spéciale de personnes véritablement compétentes en matière de musique sacrée ; à cette Commission, de la manière qui sera jugée la plus opportune, sera confié le soin de veiller sur la musique qui doit être exécutée dans leurs églises.

Ils auront soin que ces compositions soient non seulement bonnes en elles-mêmes, mais qu'elles soient proportionnées à la force des chanteurs, et soient toujours bien exécutées.

25. — Dans les séminaires des clercs et dans les institutions ecclésiastiques, d'après les prescriptions du Concile de Trente, on fera cultiver par tout le monde, avec diligence et amour, le plain-chant grégorien traditionnel loué plus haut et les supérieurs seront, en cette matière, très larges d'encouragements envers les jeunes gens qui leur sont confiés. De même façon, si la chose est possible, on encouragera parmi les clercs la fondation d'une Schola Cantorum pour l'exécution de la polyphonie religieuse et de la bonne musique.

26. — Dans les cours ordinaires de liturgie, de morale, de droit canonique, donnés aux étudiants en théologie, on ne laissera pas de toucher les points qui regardent plus particulièrement les principes et les lois de la musique sacrée, et on cherchera à adjoindre à la doctrine quelques instructions spéciales sur l'esthétique de l'art religieux, afin que les clercs, sortis du séminaire, possèdent toutes ces notions, nécessaires à une complète culture ecclésiastique.

27. — On aura soin de restituer, au moins près des principales églises, les antiques Scholae Cantorum, comme on l'a déjà pratiqué avec d'excellents résultats en bon nombre de lieux. Il n'est point difficile à des ecclésiastiques zélés d'instituer même de telles Scholae dans les petites églises et celles de campagne, et ils trouveront ainsi un moyen assez facile de grouper autour d'eux les enfants et les adultes, et de les faire profiter à l'éducation du peuple.

28. — On s'efforcera de soutenir et d'encourager, de toute bonne façon, les Ecoles supérieures de musique sacrée déjà existantes, et de concourir à en fonder, si l'on n'en possède point déjà. Il est trop important pour l'Eglise de pourvoir elle-même à l'instruction de ses maîtres, organistes et chantres, selon les vrais principes de l'art sacré.

IX

CONCLUSION

29. — Enfin, on recommande aux maîtres de chapelle, aux chantres, aux personnes du clergé, aux supérieurs des séminaires, des instituts ecclésiastiques et des communautés religieuses, aux curés et recteurs des églises, aux chanoines des collégiales et des cathédrales, et surtout aux Ordinaires diocésains, de favoriser avec tout le zèle possible cette sage réforme depuis longtemps désirée et demandée par tous, afin que l'autorité elle-même de l'Eglise ne tombe pas en discrédit, l'ayant proposée sans cesse, et la demandant encore de nouveau.

Donné en Notre Palais Apostolique du Vatican, le jour de Sainte Cécile, vierge et martyre, 22 novembre 1903, l'an premier de Notre Pontificat.

PIE X, Pape.

 

Le Motu proprio a développé un mouvement annoncé par de hardis précurseurs. Sans doute n'a-t-il pas été toujours exactement obéi. La musique de théâtre et la mauvaise musique n'ont pas disparu des églises (et la faute en est en partie au public, à un certain public de paroissiens « riches et tyranneaux » dont Maurice Emmanuel a tracé dans son Histoire de la langue musicale le malicieux portrait) . Il n'a pas non plus toujours été exactement compris ; certains rigoristes prétendent bannir toute musique religieuse qui ne soit pas grégorienne, oubliant que le Pape admet fort sagement la musique moderne à condition qu'elle soit de belle tenue. Dans une conférence prononcée au Congrès de Strasbourg en 1921, M. Amédée Gastoué a exposé le point de vue avec une grande netteté ; les qualités de la vraie musique sacrée, a dit Pie X, se rencontrent à un excellent degré dans la musique polyphonique classique, et spécialement celle de l'école Romaine, qui atteignit au XVIe siècle, sa plus grande perfection dans les œuvres de Pierluigi da Palestrina, et continua depuis à produire des compositions excellemment liturgiques et musicales. La polyphonie classique se rattache très bien au suprême modèle de toute musique sacrée qui est le plain-chant grégorien, et, pour cette raison, elle mérite d'être jointe à ce chant grégorien, dans les fonctions les plus solennelles de l'église, tels que les offices pontificaux. Mais, ajoute Pie X « l'église a toujours reconnu et favorisé le progrès de l'art en admettant au service du culte tout ce que le génie a su trouver de bon et de beau au cours des siècles, toujours cependant d'après les lois liturgiques. Par conséquent, la musique plus moderne est aussi reçue dans les églises, quand elle offre dans ses compositions, une bonté, un sérieux et une gravité qui ne la rendent pas indigne des fonctions liturgiques. » (Motu proprio paragr. 4 et 5) Ces déclarations du « Pape de la musique » comme on l'a nommé, sont (ainsi conclut M. Gastoué) tout un programme : elles fixent une direction pour le passé et ouvrent les plus larges visions pour l'avenir... « Considérer les réalisations sonores de l'école de Bach comme la règle sine qua non de la musique à venir ; pas du tout ! Tout d'abord parce que nous ne savons pas les formes que sera appelé à revêtir l'art musical dans les âges futurs, ensuite parce que l'interprétation exclusive d'un tel modèle conduit au pastiche ou presque : nous avons déjà trop de motets en style censément palestrinien ! Ce qu'il faut, c'est que le compositeur assouplisse et enrichisse sa plume et sa pensée par l'étude et l'imitation, même parfois servile, de l'œuvre a capella et de la grandiose polyphonie d'un Bach, mais à titre d'exercice d'école jusqu'au moment où il volera de ses propres ailes, utilisant alors au mieux les trouvailles de la musique plus moderne, sur les bases solides dont il puisera la technique chez les anciens. C'est là ce qui fait l'excellence et la supériorité de l'œuvre religieuse française moderne d'un Ch. Bordes, d'un Vincent d'Indy, d'un Perruchot, pour citer les plus grands » (12).

 

(12) Tribune de Saint-Gervais, janv., fév. 1922.

 

On constate avec joie que de jeunes esprits clairvoyants ont compris toute l'importance du problème.

« Il n'est pas défendu, dit J. Samson (13), d'introduire à l'église des procédés plus neufs ; nous penserions même volontiers que l'art religieux doit être un art d'avant-garde comme il fut autrefois. »

 

(13) Vie catholique, 20 déc. 1924.

 

Dans un rapport excellent, lu au Congrès parisien de musique sacrée en 1922, Paul Berthier (14) remarque que la musique religieuse a été moins audacieuse que les autres arts sacrés. « S'il faut l'en louer, conclut-il, ajoutons que quelques recherches neuves, quelques audaces même ne seraient pas inutiles. » Il rejoint ainsi M. Gastoué en concluant à la nécessité d'utiliser dans la musique sacrée certaines nouveautés d'écriture propres à la musique profane. Il n'y a point de péril, le Motu proprio le reconnaît expressément, à employer dans la musique d'église les acquisitions d'un Debussy ou d'un Ravel. Les œuvres d'André Caplet en donnent la preuve, et il n'est pas douteux que les musiciens profanes, même avancés, ne puissent contribuer efficacement dans les limites expressément tracées par le Motu Proprio, à cette évolution nécessaire. Il ne faut pas que la musique religieuse soit timide : timide dans l'emploi des procédés mélodiques et rythmiques, dans la variété des harmonies et de la combinaison des voix, des groupes et des instruments, timide dans le choix que font les maîtres de chapelle parmi les œuvres à interpréter. Certes un rude effort est à faire. Maurice Brillant a rapporté ce mot piquant d'un excellent musicien qui préférait une exécution soignée de l'Ave Maria de Gounod à certaines exécutions de l'Introït dans la Messe de Requiem : « De deux maux, disait-il, je choisis le moindre. » Et on se souvient encore aujourd'hui du geste de l'Abbé Mailles, en 1902, amenant son conseil de fabrique à supprimer les chanteurs de Saint-Gervais pour permettre à une femme du monde de jouer à Saint-Gervais même, sur son violon et dans le chœur, la Méditation de Thaïs. Les journaux de mai et juin 1902 furent pleins de ce scandale. (On trouvera tous les extraits dans le volume de René de Castéra : Dix Années d'action musicale religieuse). P. Lalo écrivait dans le Temps du 11 juin :

« Tous ou presque tous les maîtres de chapelle sont compositeurs de leur métier ; ils fournissent de matière musicale leur paroisse et les éditeurs. Chacun d'eux a fait quelques Libera ou quelques Pie Jesu sirupeux et douçâtres, tout gluants d'une onction fausse, tout baignés de larmes fades et théâtrales, qui ne sont que des airs d'opéras hypocrites, qui n'ont ni passion franche ni piété sincère, à qui toute beauté et toute vérité sont interdites et qui déshonorent du même coup la musique et la foi. Les fabricants de ces choses-là ont possédé pendant des années le monopole de l'art religieux, leurs produits seuls occupaient le marché ecclésiastique, ils les écoulaient régulièrement au chœur, à l'orgue ou à la tribune sans que leur effusion banale, leur dévotion frelatée et leur sentimentalité équivoque fissent trop de scandale parmi les fidèles qui ignoraient jusqu'à l'existence d'une autre sorte d'art religieux. Le jour où les chanteurs de Saint-Gervais révélèrent à la foule que cet art plus noble et plus sacré existait en effet, les maîtres de chapelle se sentirent menacés dans leurs privilèges et leurs droits. »

 

(14) L'Ecriture moderne de la musique d'église, publié par la Vie et les Arts liturgiques, juin 1923.

 

Il est certain que l'édition de musique religieuse est trop encombrée. Rien de plus naturel, rien de plus légitime qu'un maître de chapelle ou un organiste écrive une messe, une fugue, un motet, et qu'il les fasse jouer dans son église : qu'il les fasse imprimer, voilà qui ne s'impose guère...

Cependant le nombre et la vivacité des controverses (sur le chant grégorien, les cantiques, etc...), prouvent la vitalité de la musique sacrée et montrent que depuis le début du siècle — après l'effort magnifique de Bordes — l'amour de cette musique s'est grandement accru.

Les efforts sont décentralisés ; des maîtrises et des scholae se multiplient dans tous les coins de France, en même temps que les « journées grégoriennes », les « journées liturgiques », les grands congrès de musique sacrée. Le mouvement s'accroît lentement, mais sans arrêt comme le prévoyait Pie X : Si farà adagino adagino ma si farà.

 

André CŒUROY.

 

 

 

fac-simile d'un autographe de Pierre Hermant

 

 

 

Encylopédie