les grands musiciens par les maîtres d'aujourd'hui
MARC DELMAS
GUSTAVE CHARPENTIER
ET LE LYRISME FRANÇAIS
Paris
Librairie Delagrave
15 rue Soufflot
1931
TABLE DES CHAPITRES
IV. — La Vie du Poète. Impressions d'Italie
VII. — La légende du « four de Julien »
VIII. — Poèmes chantés. Les fleurs du mal. Impressions fausses
IX. — Le Couronnement de la Muse. Le Chant d'Apothéose
XII. — L'Animateur. — Conclusion. — Hommage
J’estime que cet ouvrage vient à son heure, et c'est avec joie que j'accepte la lourde tâche de l'écrire, car mon immense et affectueuse admiration pour l'auteur de Louise s'appuie sur celle que nous portons tous deux à l'auteur de Werther.
Or, notre grand Massenet aurait approuvé l'entreprise, et je crois entendre sa chère voix disparue me crier : « Courage, mon enfant ! Laissez parler votre âme ! Allez, marchez, évoquez une belle carrière de lutteur épris de poésie, fervent de lumière, afin qu'elle puisse servir d'exemple aux jeunes qui cherchent encore leur route. — La mienne ? — Non, non, je ne suis plus au nombre des vivants, et je veux que votre héros symbolise la Vie, la Vie avec ses joies, ses angoisses, ses rires, ses hoquets et ses sanglots. Gustave Charpentier, mon élève, mon fils spirituel, incarnera pour vous ce que doit être et ce que sera toujours le Lyrisme français ! »
— J'obéis avec joie, Maître, car je sais que vous m'inspirerez les mots nécessaires, et je sens que vous lisez déjà par-dessus mon épaule. Je commence sans plus attendre, en vous disant du fond du cœur merci, mais je veux auparavant remercier aussi Charpentier de m'avoir ouvert libéralement ses casiers de souvenirs et communiqué certaines pages de ses Mémoires avec une confiance et une amabilité dont je reste aussi profondément touché que tendrement reconnaissant.
CHAPITRE I
L'enfant, le lauréat.
Gustave Charpentier naquit à Dieuze le 25 juin 1860, d'une famille lorraine fort modeste. Son père, boulanger aux Salines de Dieuze, jouait du violon, de la flûte et du cor. Le parrain de l'enfant, M. Culté, avait un magasin de drapier sur la Grand'place ; assez bon pianiste, son plus grand plaisir était de faire de la musique, au fond de sa boutique, entre deux essayages. Le ménage Charpentier habitait chez les beaux-parents, fruitiers, rue du Moulin (*), et le petit Gustave fut baptisé « aux cerises » au lieu de l'être aux dragées, par fantaisie peut-être, mais surtout par économie. Je tiens du Maître lui-même ce curieux détail aussi touchant qu'inédit.
(*) Aujourd'hui, rue Gustave-Charpentier, et sise près des rues des frères Friant, Edmond-About, Charles-Hermite, tous natifs de Dieuze, et tous académiciens. Le grand-père de Charpentier était le propre jardinier de la famille About.
Le courageux boulanger des Salines travaillait la nuit,... et dormait peu le jour, consacré aux délices de la lune de miel et à l'éducation musicale de l'épouse et du jeune rejeton. Les leçons se donnaient d'habitude dans l'unique chambre du premier étage, un judas au plancher permettant de surveiller les entrées des clients dans la boutique. Le grenier fut pour le petit Gustave, soigneusement attaché sur sa haute chaise d'enfant, le studio de ses premières études de solfège ; le papa avait alors vingt-cinq ans et la patience n'était pas sa vertu. Un jour la chaise et son contenu dégringolèrent l'escalier, et l'on devine dans quelles clameurs. La carrière du futur Prix de Rome aurait pu s'en trouver arrêtée à l'origine.
Puis ce fut la guerre, et l'exode de la famille à Tourcoing où Gustave trouva un excellent professeur, Stappen, qui jouait de tous les instruments avec talent et les apprenait aux Tourquennois émerveillés. A cette époque la musique municipale, où notre néophyte tenait une partie de clarinette, avait mis à l'étude l'ouverture de Léonore, celle de Rienzi et celle de l'Etoile du Nord. C'est à ces réunions que Charpentier reçut le baptême de la musique. Vous devinez l'impression, sur cette nature sensible, à l'aurore de la vie, de l'ensemble formidable des quatre-vingts exécutants, sous une direction savante, émue, qui pouvait se comparer aux meilleures d'alors, et cela dans une ville où l'art était considéré, encouragé, où l'on estimait que ses manifestations ajoutaient un luxe à la cité. Cette sympathie mêlée parfois d'envie, que les grands chefs d'industrie professent là-bas pour les inspirés, l'auteur de Louise l'a notée avec une pointe d'ironie dans la scène des Bohêmes : le désir des grands seigneurs... être des artistes ! (*)
(*) Dans nos provinces septentrionales, une tradition subsistait — je crois bien qu'elle subsiste encore dans certaines villes — comme un lointain souvenir des mœurs espagnoles. Le soir de la Sainte-Catherine, les jeunes gens se réunissaient, formaient des groupes de chanteurs et de musiciens, et allaient donner des sérénades à leurs fiancées et à celles de leurs amis. Le Maître Gustave Charpentier, l'illustre ami des midinettes parisiennes, et le fondateur de ce Conservatoire de Mimi-Pinson qui a tant contribué à cultiver le goût de toutes ces jeunes filles du peuple, et à leur donner une éducation artistique, évoquait un jour devant quelques vieux camarades les souvenirs de sa jeunesse à Tourcoing, et les plaisirs des fêtes de Sainte-Catherine :
« En avons-nous donné de ces sérénades ! disait-il, en avons-nous donné ! »
On ne saurait imaginer rien de plus pittoresque que ces groupes de chanteurs parcourant les rues avec des lanternes multicolores ; rien de plus poétique que ces chants s'élevant dans le silence nocturne.
JEAN LECOQ, Petit Journal, 26 novembre 1929.
Il fut élève à l'école de musique, et j'ai sous les yeux un programme de distribution de prix où se lisent encore ces mots fatidiques, datés de 1879 :
Fantaisie sur la Traviata . . . . (ALARD).
Concerto . . . . (VIEUXTEMPS).
par M. Gustave Charpentier, élève de M. Martin.
A ce moment-là, d'ailleurs, le jeune virtuose était déjà inscrit au Conservatoire de Lille dans la classe de violon du susdit M. Martin (tout en travaillant aussi avec M. Bailly, frère du célèbre altiste), et dans celle de M. Lecocq, pour l'harmonie. Il dut cette faveur à son patron, l'excellent M. Lorthiois, qui lui procura les moyens de continuer ses études, pour le remercier d'avoir fondé, tout gamin qu'il était, une société musicale composée des jeunes gens de la cité,... et pour lui témoigner en même temps sa reconnaissance personnelle de lui avoir appris à tenir à peu près un archet ! Ah ! les dignes gens que ces braves industriels du Nord, et comme ils s'entendent à encourager les arts, qu'ils font passer bien avant les matches de rugby, fléaux du Languedoc et autres lieux !
La ville de Tourcoing vint alors à la rescousse, et vota une pension de douze cents francs au néophyte, afin de lui permettre de poursuivre ses études au Conservatoire de Paris, et de vivre en attendant la réussite.
Hélas, deux années d'études dans la classe de Massart se terminèrent par un échec complet pour le jeune violoniste, déclaré sans talent et sans avenir par le professeur, mais le futur créateur des Impressions d'Italie obtint au moins un petit succès pour l'harmonie et le digne Émile Pessard (*) eut, grâce à lui, un accessit parmi ses élèves de 1885, ce qui causa une bien douce surprise au cher homme, tout interdit devant un triomphe si inhabituel ! (**)
(*) Auteur de Tabarin, du Capitaine Fracasse, et d'un Bonjour, Suzon, qui eut son heure de célébrité.
(**) Bachelet et Ravel furent aussi ses élèves, semblablement malchanceux.
Aussitôt après, le jeune musicien prend rang parmi les meilleurs disciples de notre grand Massenet, travaille assidûment le contrepoint, la fugue, et met les bouchées doubles, à telle enseigne qu'on le voit se présenter au Grand Prix de Rome en mai 1887. Il abordait le combat dans d'assez fâcheuses conditions d'âge, car il avait déjà vingt-sept ans, ce qui faisait de lui le doyen de tous ses camarades (*), dont les débuts avaient été vraisemblablement beaucoup moins pénibles.
(*) Sauf Kaiser, 2e prix de 1886, dont c'était le dernier concours.
Hâtons-nous de dire que le succès fut aussi immédiat qu'éclatant. Reçu numéro 1 au concours d'essai, Gustave Charpentier obtint le Grand Prix de Rome le 26 juin, après une heure et quart de délibération, et dès sa première tentative ; M. Alfred Bachelet eut le premier second, et Camille Erlanger le deuxième second grand prix. Admirons cette belle trilogie de musiciens, qui firent tous parler d'eux par la suite !
La cantate, intitulée Didon, était de M. Augé de Lassus. Elle fut interprétée à l'Institut par Mme Yveling Rambaud, MM. Cossira et Mannoury, puis exécutée aux Concerts Colonne en 1888, avec la même chanteuse, accompagnée de MM. Vergnet et Lauwers ; et à Bruxelles, sous les ordres de Léon Jehin avec le ténor Jourdain. C'est une œuvre qui mérite déjà l'attention, et qui s'impose par la vérité de ses accents dramatiques, par sa déclamation parfaite, et surtout par une fin admirablement traitée, qui dut achever d'entraîner le vote du jury. Mais nous trouverons ensuite de tels sujets d'études qu'il ne nous paraît pas utile d'insister outre mesure sur un excellent travail d'école, conçu comme tel, et auquel le Maître n'a jamais attaché une importance particulière.
Après la victoire, ce fut le départ pour la terre des Dieux. Le lauréat dut se décider, — sans joie, peut-être, — à dire au revoir aux amis et amies, qui l'accompagnèrent bien tristement jusqu'à la gare de Lyon ; puis il cingla résolument vers la villa Médicis.
Écoutons ce que dit de ce voyage M. Maurice Verne dans l'Intransigeant du dimanche 27 décembre 1913.
LE DÉPART DE GUSTAVE CHARPENTIER POUR LA VILLA MÉDICIS.
...Jadis, ce pérégrin ardent quittait sa ville, Paris, ses milieux d'art un peu étouffants et restreints, en pleurant. C'est une histoire charmante. Trois fois Charpentier était allé à la gare afin de prendre son billet pour Rome. Trois fois, il était revenu boulevard Rochechouart.
« J' pouvais pas... j’ pouvais pas ! »
Et trois fois, une petite troupe d'indigènes de la Butte l'accompagnait en chantant des refrains de circonstance, mais avec la larme à l'œil. Pourtant, il fallut bien se quitter.
Non ! l'arrivée à Rome de ce récalcitrant ! Le ciel est bas, il vient de pleuvoir, et comme il pleut à Rome : un petit sapin emmène au pas le petit Parigot grelottant, les sens farouchement fermés et tout au sentiment. Sur le Pincio, le cheval tombe, première station du Chemin de Croix. Charpentier saute de la guimbarde. Rome est justement à ses pieds, à ses pieds, comme la bite. Elles ont deux chutes lamentables.
C'est ça, Rome... c'est ça !.... Des toits gris... la coupole de Saint-Pierre... c'est ça, la coupole de Saint-Pierre !... écrasée, minuscule.... L'exil... Montmartre... ma mère... zut, zut !
On arrive enfin à la Villa Médicis.
Il se dit : « Tiens, la caserne du faubourg Poissonnière... vous ne trouvez pas ? C'est la même façade ! C'est ça la Villa Médicis ! » Un important concierge tend une clef rouillée, avise un domestique et, détachant les mots, glacial :
« Conduisez Monsieur le musicien au tom-beau ! »
— Bon, se dit le jeune homme, les blagues commencent... Je suis bleu... Mais ils ne m'auront pas !
Ce n'est pourtant pas une plaisanterie et la chambre du musicien de première année s'appelle effectivement le tombeau.
Une grande pièce noire, six mètres de plafond, des toiles d'araignée centenaires à la voûte, où se balancent, grasses, vieilles, lourdes, les bêtes. Une fenêtre unique, étroite, basse, donne sur la loggia, où tout le monde passe, mais s'arrête pour jeter un coup d'œil sur le fauve et sa cage.
Charpentier tombe sur le mauvais lit, soupire, soupire....
Mais subitement, une figure s'encadre dans le « fénestron » ; deux yeux brillent, des lèvres sourient, un paquet de boucles d'or noir s'agite : c'est un petit modèle qui regarde le nouveau. Cette fois Charpentier est touché par la grâce, sans à peu près : il vient de comprendre l'Italie !
Sa vie de pensionnaire à Rome fut agitée, mouvementée et merveilleuse. On m'a raconté ses premières entrevues avec M. Hébert, directeur de l'Académie de France. J'ai ouï parler de ses promenades fantaisistes, au cours desquelles il lui plaisait de se déguiser en cardinal, mais en cardinal qui se serait inspiré des doctrines de l'intéressante famille des Borgia. Ce que l'on sait moins, peut-être, c'est qu'il eut l'idée, en 1889, de se présenter à la députation et que la Villa se réveilla, un beau matin, sous une pluie d'affiches innombrables ainsi conçues : Gustave Charpentier, grand prix de Rome, Candidat anti-Boulangiste !
Il faut admirer cette rare faculté de pouvoir se divertir, même et surtout dans le plus complet isolement moral. Nos camarades de la Villa ne me démentiront point, et reconnaîtront d'eux-mêmes que la vie n'y était pas gaie tous les jours. Quelle reconnaissance les compagnons du musicien ont-ils dû lui conserver, à lui qui sut les faire rire, les imprégner d'une atmosphère de chaude cordialité, et même leur faire oublier Paris et les amours absentes ! En 1888, alors qu'il venait d'être proclamé, Massier, voulant manifester sa gratitude à ses codétenus, n'eut-il pas l'idée géniale de solliciter, des grandes entreprises vinicoles italiennes, des échantillons de vins de table et de dessert dont l'afflux fut tel qu'une année durant, et malgré une consommation considérable, les pensionnaires eurent à discrétion les crus les plus savoureux ! Il faut reconnaître que le travail ne souffrit jamais de ces divertissements plus ou moins bergamasques, car on peut dire que les années 1888, 1889 et 1890 exercèrent une influence décisive sur la carrière de Gustave Charpentier. C'est pendant ces trente-six mois qu'il élabora la majeure partie de son œuvre, puisque ses envois de Rome comportèrent toute la Vie du Poète, les Impressions d'Italie, et le premier acte de Louise. Nous reviendrons plus tard sur ces splendides inspirations, que nous étudierons en détail ; retenons seulement que le retour à Paris marque une nouvelle période dans l'existence du compositeur, et c'est à partir de ce moment l'ascension continue vers la Notoriété, puis la Renommée, puis enfin l'Immortalité !
CHAPITRE II
La gloire.
Nous réservant d'analyser dans les chapitres ultérieurs l'ensemble de la production du Maître, nous nous contenterons maintenant de mentionner les dates où parurent tous ces ouvrages mémorables, et cette énumération sera volontairement sèche comme un bulletin de victoire. La voici en peu de mots :
Napoli (Institut et Concerts Lamoureux, 1891) ;
Impressions d'Italie (Concerts Colonne et Lamoureux, 1891) ;
La Vie du Poète, symphonie-drame en quatre parties (1re audition au Conservatoire (envois de Rome), 18 mai 1892; Académie nationale de musique, 17 juin 1892, puis aux Concerts Colonne en 1893) ;
Impressions fausses (Concerts Colonne, 1894) ;
Sérénade à Watteau (Jardin du Luxembourg, 1896) ;
Le Couronnement de la Muse (Paris, 1897) ;
Louise (Opéra-Comique, 2 février 1900) ;
Le Chant d'apothéose (Centenaire de Victor Hugo, 1902) ;
Julien (Opéra-Comique, 4 juin 1913).
Il convient d'ajouter à cette liste une vingtaine d'admirables mélodies parmi lesquelles certaines furent exécutées aux Concerts-Colonne, telles : le Jet d'Eau (Baudelaire), les Chevaux de Bois, la Veillée Rouge, la Ronde des Compagnons (Verlaine), la Chanson du Chemin (Camille Mauclair).
Chevalier de la Légion d'honneur le 9 août 1900, nommé officier seulement en 1922, et promu commandeur en août 1930 (*), le grand artiste entra à l'Académie des Beaux-Arts dès sa première tentative, le 26 octobre 1912.
(*) Carol Bérard, dans la Revue internationale de Musique, salua ainsi cette promotion :
La lavallière de Gustave Charpentier est légendaire. Jamais l'illustre aède de Paris ne porta une cravate d'une autre forme. C'est pour cela, sans doute, que le gouvernement lui fit attendre jusqu'à la dernière promotion la Cravate de Commandeur de la Légion d'Honneur. Ne craignait-on pas de changer ses habitudes ?... Ou le trouvait-on trop jeune pour cette marque d'estime ?
On a admiré Charpentier pour son œuvre, on l'aime pour son cœur. Son nom, célèbre dans le monde entier, jette un éclat magnifique sur la France et reste inséparable de l'attraction universelle de Paris.
Afin de bien montrer à nos lecteurs ce que sont les ennuis d'une carrière de compositeur même arrivé, nous allons nous étendre un peu sur les détails de cette élection, après avoir fait observer qu'il s'agissait de l'auteur de Louise (qui marche maintenant vers la 800e représentation), c'est-à-dire d'un musicien acclamé par tout l'univers, et que le siège était celui de son Maître Massenet qui l'avait, on peut dire, désigné d'avance par son affectueuse admiration.
Lorsque la section musicale, réduite à cinq membres, eut à classer les sept concurrents qui briguaient l'honneur d'occuper la sixième place, elle les présenta dans l'ordre alphabétique : Georges Hüe, Ch. Lefèvre, Henri Maréchal, André Messager et Gabriel Pierné, en omettant volontairement Gustave Charpentier et Émile Pessard.
Lorsque ce singulier vote, prononcé par trois voix contre deux, fut soumis à l'ensemble de l'Académie pour obtenir sa ratification, ce fut un beau tapage, je vous jure, et l'on put croire un instant que tous ces vieux messieurs allaient se lancer leurs tabourets à la tête. (Je dis tabourets à dessein, car ces fameux fauteuils tant désirés sont de simples chaises assez peu confortables). Quoi qu'il en soit, une sorte d'émeute s'éleva aussitôt. « Charpentier ! Charpentier ! » criaient de toutes parts sculpteurs, peintres, architectes et graveurs. La manifestation devint tumultueuse ; on alla jusqu'à vouloir obliger la section de musique à modifier immédiatement son verdict, puis on renonça à cette mesure qui aurait pu passer pour illégale.
Finalement, par vingt-cinq voix sur trente votants, l'Institut décida d'ajouter à la liste primitive le nom de l'auteur de Louise et celui de son professeur d'harmonie, Émile Pessard (*). Après quoi, on se sépara, avec le sentiment d'avoir réparé une grande injustice.
Huit jours plus tard, l'élection donna les résultats suivants :
(*) Massenet, Pessard, Charpentier ! Coïncidence curieuse, le café Charles, boulevard Barbès, à Montmartre, remplacé aujourd'hui par un magasin de meubles, eut pour clients les trois musiciens et d'autres encore. Victorin Joncières, dans un article des Annales de mars 1902 signale ce fait :
« D'une nombreuse famille sans fortune, Massenet, attelé du matin au soir à son piano, blousait des timbales trois fois par semaine au Théâtre Italien et tous les vendredis au célèbre café Charles que Berlioz et son prophète E. Colonne successivement fréquentèrent. Je crois bien qu'il garda sa place de timbalier jusqu'au jour où il remporta le grand prix de Rome. Il eut pour successeur Emile Pessard qui, lui aussi, quelques années plus tard, devait aller loger à la villa Médicis.
Ce café Charles devint, vingt ans après, le quartier général des camarades de Gustave Charpentier. Au 1er étage, dans la salle de Musique, l'élève de Massenet travaillait son contrepoint durant que les copains jouaient au billard. C'est là qu'il écrivit la mélodie « les Yeux de Berthe » (poème de Baudelaire) sous les regards complices de la jeune caissière de l'établissement.
Nombre de voix au 1er tour 2e tour
MM. CH. LEFEBVRE 10 4
MESSAGER 6 5
MARÉCHAL 4 1
PIERNÉ 2 6
HÜE 2 0
CHARPENTIER 13 21 Élu
J'ai tenu à insister sur tous ces incidents (*), car nous leur devons trois belles choses : un article profondément émouvant sur Massenet, écrit par Charpentier à l'heure même où son sort se jouait dans la sombre demeure du quai Conti (**), et deux lettres que je vais citer intégralement.
(*) Desquels les concurrents du candidat n'étaient nullement responsables, est-il besoin de le dire.
(**) Voir à la conclusion du volume.
Monsieur le Président,
J'ai l'honneur de vous prier respectueusement de remercier pour moi MM. les membres de l'Académie des Beaux-Arts qui insistèrent pour faire ajouter, à la liste présentée par la section musicale de l'Institut, mon nom et celui de mon cher et éminent élève Gustave Charpentier. J'ignorais qu'il se fût réellement présenté, et devant lui je retire ma candidature.
Si les suffrages de la noble Compagnie se portent sur lui, j'en serais bien heureux, et avec moi tous les admirateurs de ce génie si personnel et de ce talent si fin. Son nom est universellement célèbre. Sa Louise marche brillamment à la millième (honneur que seuls la Dame Blanche, Mignon et Faust n'ont pu obtenir qu'en de longues années de représentations), et partout en Europe les grands concerts exécutent avec un succès consacré ses Impressions d'Italie et sa Vie du Poète. Je souhaite qu'il réussisse.
Veuillez agréer, etc...
ÉMILE PESSARD.
Mon cher Ami,
J'apprends à l'instant la bonne nouvelle. Je t'embrasse et te félicite de grand cœur ; et, pour fêter ta nomination, j'inscrirai dimanche à mon programme tes Impressions d'Italie. »
Ton frère dévoué
GABRIEL PIERNÉ.
Il y eut aussi un fait unique dans les annales de la Musique et de l'Académie : La Fête que Mimi Pinson offrit à G. Charpentier dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne et à l'occasion de laquelle elle lui remit son épée d'académicien.
Que cette fête parut émouvante et jolie ! Et que ce fut de la part du Président de la République une gracieuse pensée d'y avoir délégué, pour la présider, selon le mot de Gustave Charpentier « son plus charmant ambassadeur et le plus près de son cœur », Mme Raymond Poincaré. L'immense amphithéâtre s'était empli d'une foule en qui s'épanouit durant un soir un peu de ce frais idéalisme que les snobs appellent peut-être naïveté, dit l'auteur de Julien, mais qui n'est que le courage du cœur.
Lyrisme encore ! Lyrisme toujours ! Dans les événements, si dissemblables qui marquèrent sa vie turbulente, G. Charpentier se manifeste sans cesse en puissance de lyrisme. Pour vous en convaincre, lisez ces fragments du discours par lequel il remercia ses gentilles protégées de leur gracieuse pensée.
Chères Camarades,
Dans l'émoi profond de mon âme que vous venez d'enivrer d'une pure joie, je crains que ma voix ne trahisse les quelques mots, si faciles à écrire dans l'enthousiasme de l'attente, qui m'apparaissent si difficiles à lire sous vos regards malicieux.
Depuis que votre aimable initiative a agité les ateliers de couture et de mode, tout mon être s'est empli d'une appréhension plus terrible que celle d'une première au théâtre. C'est que, voyez-vous, plus une fierté grandit, plus vive devient la crainte qu'elle ne paraisse manquer de modestie. — On me connaît. — Je ne suis pas un coupeur de cheveux en quatre, même lorsqu'il s'agit, comme en ce moment, des cheveux de la divine illusion, de la plus divine des illusions : celle de se croire aimé.
Mais je craignais pour vous le sourire de ceux qui ne comprennent pas la candeur de votre geste, de ceux qui d'ailleurs ne peuvent comprendre aucun de vos gestes, ni votre existence insouciante, ni votre caractère, si divers selon votre entourage, le temps qu'il fait, la toilette que vous portez, celle de votre voisine, et ce je ne sais quoi d'absurde et d'adorable qui vous rend indifférentes aux pires événements, si au même moment un regard, un souffle qui passe, un chant d'oiseau, votre fin reflet dans la glace, vous distraient et vous enchantent.
. . . . . . . . . . . . .
... En m'offrant... je n'ose dire cette arme, devant la grâce de votre attitude et la malice de votre sourire, avez-vous pensé au parallèle possible entre la lame souple de l'épée et votre frêle aiguille ?
L'épée, et la plume, et le pinceau ont conquis à notre Patrie une gloire sans pareille. Votre aiguille ne peut-elle revendiquer la sienne ? Une robe de Paris portée par une Parisienne, n'est-ce pas de l'art aussi, un art merveilleux, plus précieux d'être fugace ?
. . . . . . . . . . . . .
Quand vos doigts laborieux ont quitté le mannequin, par qui vous êtes un peu parentes de nos amis les sculpteurs, et que le seuil franchi de l'atelier laid et malsain, votre passage illumine la rue, n'imaginez point que dans cette foule où tournent les épaves de tant de naufrages, vous n'éveillez que les désirs d'aventures.
Dans nos têtes un peu folles surgissent d'autres romans aussi, que vous ne connaîtrez point.
Comment vous dire la profonde émotion avec laquelle, nous détournant ce soir-là du plaisir, nous menons là-haut, tout là-haut, l'idée neuve qu'une étincelle de votre regard vient d'enflammer en nous.
Pas à pas, dans la rue qui nous défie et nous raille, nous regagnons la chambre solitaire, souvent si morne, maintenant bourdonnante d'espoirs mystérieux.
La porte poussée, vite, de la lumière, à moins que la lune et le réverbère voisin...
Du papier. Un crayon. Et l'on écrit, on se presse, on a tant de choses à écrire, si belles, qui paraissent si belles ! Les pages s'entassent. Après l'une on jette son chapeau ; après l'autre, son manteau ; au détour d'une idée, c'est la pipe qu'on allume. Et tout à coup on s'arrête. C'est fini. On regarde. On ne comprend plus. Avec la fièvre tombée, il semble que tout ait disparu. D'où donc venait-elle cette flamme qui éblouissait notre pensée, là où nous ne voyons plus qu'abîmes ? La chambre est sombre. La pipe éteinte repose près du papier noirci.
On songe. On s'interroge. Et voici que dans le noir, un point scintille, une lueur frémit : le regard de tout à l'heure, le regard joli et gai, le regard qui ne meurt pas, phare de l'âme désemparée.
Soyez fières, petites Parisiennes ! Combien d'œuvres sont nées, grâce à vous, qui sont un peu votre œuvre, sans que vous ayez soupçonné, dans le passant quelconque qui vous contemplait, l'artiste que vous inspiriez... celui à qui plus tard vos jeunes sœurs offriront l'épée d'honneur parce qu'il aura chanté votre printemps et défendu votre droit au bonheur.
Il est d'usage que le Président en exercice de l'Académie dise, en recevant le nouvel académicien : « Considérez-vous comme l'élu de tous. » Effectivement, il y eut de ses adversaires qui firent à Charpentier un cordial accueil. Saint-Saëns, hélas, ne fut pas de ceux-là. « C'est la Révolution qui entre à l'Institut », déclara-t-il à un de nos confrères d'Excelsior, et de fait, il bouda le Quai des Arts pendant près de deux ans.
Notons qu'il avait été de ceux qui refusèrent à Charpentier, après son succès, le prix Monbinne attribué d'ordinaire à un opéra-comique, sous prétexte que Louise n'était pas dans la tradition. Et pourtant, en 1901, il avait écrit de Bône à son jeune confrère une lettre où il le couvrait d'éloges. Comment comprendre un tel esprit, tour à tour grincheux et enthousiaste ? (*)
(*) Lorsqu'en 1900, peu après Louise, Charpentier, président d'honneur et co-fondateur du Syndicat des Artistes Musiciens, apporta son concours aux musiciens d'orchestre, pour la première fois en grève, il se trouva de nouveau en conflit avec l'auteur de la Danse Macabre qu'un Syndicat jaune venait d'acclamer président conjointement avec M. Vincent d'Indy.
L'Homme et le Musicien.
C'est à dessein que nous avons choisi le titre qui précède, car la personnalité physique du créateur de Louise correspond exactement à ses aspirations intellectuelles et morales. L'âge l'a d'ailleurs à peine changé ; sa silhouette est la même qu'il y a trente ans ; son regard bleu-gris resplendit de jeunesse, et vous contemple tantôt avec une douce ironie, tantôt avec une perspicacité qui vous transperce, mais toujours avec une lumineuse et sereine bonté. Ses soixante-dix printemps lui sont infiniment légers, et sa démarche juvénile va de pair avec la fantaisie ailée et primesautière de ses moindres propos. Seule, la disparition de la barbe a changé son visage de jeune homme, en modifiant complètement l'expression de l'admirable tête qui figure au frontispice des Mélodies. Gustave Charpentier en 1885 devait avoir la silhouette d'un Rolla qui aurait été florentin, mais je n'eus la joie de l'approcher qu'en 1913, et je puis dire que ces vingt-huit années ne l'ont pas fait vieillir d'une heure.
Aussi tel je le connaissais avant de partir pour la Villa Médicis, tel je le reconnus dans la galerie des anciens pensionnaires, portraituré par Danger en 1890. Le médaillon de Vernon (*) (1888) lui ressemblait davantage encore, mais où la photogénie de Charpentier triomphait sans conteste, c'était dans la multitude d'instantanés qu'il avait libéralement abandonnés aux camarades et qui le représentaient dans les costumes les plus inattendus, son violon ou une flûte à la main, ou simplement vêtu de son extrême pudeur.
(*) Frédéric de Vernon, graveur de la promotion 1887 et membre de l'Institut fut l'un des plus ardents promoteurs de la candidature de Charpentier en 1912 ; il mourut le jour même de l'élection, désolé de ne point lui apporter sa voix, craignant qu'elle ne lui manquât pour être élu....
Il n'existe pas d'homme meilleur et plus simple que Gustave Charpentier. Le connaître est un ravissement sans égal, seulement je dois dire tout de suite que ce n'est pas toujours une tâche extrêmement facile. Harcelé par des correspondants sans scrupules, de toute race, de tout poil et de tout acabit, le Maître ne peut matériellement trouver le temps de répondre à toutes les demandes de rendez-vous (d'ailleurs il évite le téléphone comme la peste, ce en quoi il a bien raison), et les gentilles secrétaires qui veillent sur son lumineux petit appartement du boulevard Rochechouart ont reçu la mission de faire bonne garde contre les importuns. Je relisais naguère un fort bel éloge du compositeur Paul Lacombe, prononcé par M. Alfred Bruneau à Carcassonne en juillet 1929, et j'en extrais les lignes suivantes qui s'appliquent parfaitement aux deux conceptions de la vie qui furent tour à tour celles de Gustave Charpentier :
Il y a pour un artiste deux moyens d'édifier son œuvre, d'en assurer la solidité et la durée, d'en être le bon architecte : se jeter éperdument dans la lutte, y défendre vigoureusement ses idées, ses convictions, son labeur, y recevoir des coups et les rendre abondamment, travailler dans la fièvre incessante des rudes discussions et des âpres batailles, s'imposer à voix haute et enflammée, acquérir ainsi l'autorité qui emporte tout, qui triomphe de tout et devant quoi la foule finit inévitablement par s'incliner. Ou bien fuir délibérément le bruit, la dispute, la tempête, se réfugier sagement dans la solitude, y méditer longuement, y rêver, se construire là une tour d'ivoire inaccessible aux caprices de la mode, aux traîtrises de la fortune, y oublier le public, la critique, la marche haletante du temps, heureux simplement de se contenter soi-même, d'étreindre la chimère, insoucieux de savoir si elle deviendra la réalité.
Depuis longtemps Charpentier, pour se reposer de la première manière, semble avoir suivi la seconde. Je dis : semble, à dessein, car il travaille d'une manière incessante et singulièrement active. Son esprit toujours en éveil nourrit de grands projets dans tous les domaines, à commencer par celui de la Musique mécanique sous toutes ses formes. Il a compris l'importance capitale de ce nouveau mode de diffusion mondiale et revoit soigneusement dans ce but ses œuvres précédentes, allégeant, renforçant l'orchestration, selon ce qu'il estime indispensable à un meilleur rendement. Il s'occupe aussi de ses nombreuses partitions inédites, car le silence apparent du Maître tient à des raisons particulières que nous exposerons en temps voulu, et je sais bon nombre de bibliophiles qui seraient joyeusement surpris s'il leur octroyait la permission de fouiller dans ses tiroirs.
Et puis, il y a les Mimi-Pinson ! Il y consacre ses loisirs, ses rentes, son génie d'organisation depuis plus de trente années, et nous n'aurions pas trop d'un chapitre entier pour en parler comme il le faudrait. Il aime Mimi-Pinson. Il aime la jeunesse (*). Ne fut-il pas de ceux qui fondèrent l'Association des Étudiants ? Aux concours de Rome, il défend avec tout son cœur les jeunes concurrents et concurrentes qui lui semblent mériter le succès, sans tenir compte des recommandations. Il adore les petits, les humbles, les longues causeries affectueuses menées à bâtons rompus, les gais repas à Montmartre ou en d'autres lieux dignes de vrais gastronomes. Il abonde en histoires narrées avec une verve endiablée, et que l'on devrait sténographier afin de ne les point laisser perdre.
(*) Mon rêve serait de libérer les jeunes musiciens de cette crainte absurde de la critique, crainte qui les entraîne à réfréner leur lyrisme et leur spontanéité, à oublier qu'ils ont un cœur pour ne songer qu'aux spéculations de l'esprit.
En revanche, il évite les réunions où l'on bavarde pour ne rien dire, les Comités, les petites chapelles — qui le lui rendent bien, — il abhorre les raseurs, les durs de cœur, les imbéciles, les snobs, les métèques et ceux qui veulent lui imposer ce qui ne lui convient pas.
Pour les amateurs de petits détails caractéristiques, en voici quelques-uns qui ont bien leur importance : Gustave Charpentier ne fume presque plus, a été aussi fanatique du jeu d'échecs que je puis l'être moi-même, possède un Ciné-Gaumont avec lequel, durant ses voyages, il prend des vues et des scènes populaires dont il fera certainement un de ces jours pour la joie de ses amis un film merveilleux. Il y a chez lui deux grands appareils de T. S. F., avec lesquels, quand il a le temps, il surveille les émissions de ses œuvres, distraction qui lui donne rarement de l'agrément, paraît-il. Il a banni tout instrument à clavier de sa paisible demeure, sauf un tout petit célesta toujours silencieux ; d'ailleurs il déteste le piano, et travaille à la table, ou dans la campagne en se promenant.
On se tromperait étrangement, — et l'on s'est presque toujours trompé, — en prenant cette grande personnalité pour un bohême vivant à l'aventure. Qu'on le sache bien, je ne connais personne de plus parfaitement, de plus logiquement lucide et équilibré que Gustave Charpentier. Ses moindres actes sont la résultante d'une implacable volonté, son existence est harmonieuse comme un livre de Platon,... et sa compétence en affaires juridiques et financières a fait le désespoir de tous les aigrefins qui ont tenté d'abuser de son infinie complaisance. Il a seulement acquis, par sa gloire et par son génie, le droit à la Liberté avec un grand L, et cela semble tellement extraordinaire à l'époque on nous sommes, que les pauvres d'esprit contemplent cette belle figure d'affranchi avec une stupeur qui devrait déchaîner un rire homérique, un rire digne des Dieux !
Au rebours de Rossini, qui écrivit le Barbier en dix-sept jours, orchestration y comprise, à l'encontre de Massenet ou de Messager qui improvisaient en se jouant, Gustave Charpentier réalise avec lenteur. S'il compose dans l'enthousiasme, bientôt le doute l'accable qui lui fait redouter l'impuissance... C'est le circuit de son travail qu'il semble avoir décrit dans sa première œuvre. Ses moindres ouvrages ont été modifiés dix, vingt fois. J'ai su jadis que les épreuves gravées de Julien représentèrent environ trois fois le volume de la partition définitive, au grand dam du pauvre Max Eschig qui s'arrachait de désespoir les quelques cheveux hérissant encore son crâne lustré d'éditeur....
Sa conception de l’œuvre d'art s'affirme dès ses premiers ouvrages (*). Remarquons d'abord qu'il s'apparente à toute la grande lignée française qui va de Méhul à Bizet, par son indifférence absolue à la musique de chambre. Il n'a jamais écrit ni sonate, ni trio, ni quatuor, ni quintette et les Impressions d'Italie, sa seule œuvre symphonique, sont des évocations picturales, plastiques,... je dirais presque olfactives, tant elles exhalent de suaves senteurs méditerranéennes. Ce qu'il veut, c'est émouvoir par le spectacle de la Vie de manière à vous transporter en dehors de la Vie ; il faut à son inspiration le tremplin d'une scène ; dans ses ouvrages, le décor tient une place prépondérante ; le personnage principal de Louise n'est ni l'héroïne, ni l'amoureux, ni le père, c'est Paris. Dans Julien, le caractère féerique de l'ouvrage montre encore mieux l'idéalisme presque surhumain qui présida à sa conception. Je n'ai jamais pu entendre la conclusion désespérante de ce drame sans voir couler mes larmes.
(*) Dans une enquête de Louis Vauxcelles (Figaro du 23 octobre 1900) il la définit éloquemment : N'est-ce pas une tâche idéale que transcrire les réalités de la vie pour les rendre pitoyables, en révéler la féerique beauté, pour la faire aimer, en chanter la gloire pour que germe l'ambition, le désir d'être en de jeunes hommes ? Et plus loin il oppose à la formule de l'art égoïste la doctrine fraternelle de l'art charitable.
Gustave Charpentier, illustre disciple de Massenet, n'a presque rien emprunté à son Maître, et l'amour ne tient pas une place considérable dans l'ensemble de son œuvre. (*) Son art, avant tout masculin, est comme ivre de puissance, de domination, d'expansion et de grandeur. Il magnifie tout ce qu'il touche et excelle à pousser une scène jusqu'au moment où il laisse ses auditeurs broyés et pantelants sous le choc. Tout le dernier tableau de Louise est construit comme un gigantesque crescendo symphonique, avec un art des préparations qui confine au prodige. On trouve aussi dans Louise des appoggiatures sans résolution, des fausses relations (l'Éveil de Paris), des fins de tableau volontairement privées de la conclusion trop précise qu'aurait apporté un banal accord parfait, des enchaînements harmoniques aussi audacieux que ceux de Debussy, mais plusieurs années avant Pelléas. Déjà, dans les Impressions d'Italie, Charpentier avait témoigné de son dédain pour la tradition. Quatre des cinq parties qui les composent terminent pareillement, et la cinquième dure presqu'autant que les quatre autres. Et que dire de cette Vie du Poète, cellule du futur Julien, intitulée SYMPHONIE-DRAME, qui, lors des représentations à l'Opéra eut ses chœurs dans l'orchestre, l'orchestre sur la scène, et la principale chanteuse dans la baignoire directoriale !
(*) L'air immortel de Louise, « Depuis le jour où je me suis donnée », est une sorte de confession infiniment tendre de la volupté satisfaite, et non pas l'expression d'un désir. Le duo est un Hymne à Paris, cité de force et de lumière.
Quant à la célèbre apostrophe : O Jolie ! son charme sensuel et troublant est destiné à traduire surtout l'amour... de l'Amour !
Nous sommes bien loin du traditionnel ensemble hurlé à l'unisson par les deux coquebins plantés devant le trou du souffleur, et criant à qui mieux mieux : A toi mon cœur, à toi mon âme, à toi... tout ce que tu voudras ! Et cependant, l'appel de Louise : « Ah ! prends-moi vite ! », est un beau cri de passion.
Et ses terribles Impressions fausses où les vers de Verlaine servent de tremplin à la plus effarante des professions de foi anarchistes....
On a accusé Charpentier d'avoir cherché le succès ! Tout au contraire, il est évident que chacune de ses œuvres semblait un défi. Charpentier avait trop de confiance en lui et trop d'orgueil pour transiger. Il se sentait de taille à conquérir le public tout en violentant ses habitudes.
Le jeune auteur qui en 1896 céda sa première œuvre de théâtre à un éditeur en se réservant la moitié des bénéfices de l'édition et en faisant fi, malgré sa pauvreté, des sommes supplémentaires que lui aurait valu un abandon total, ce débutant dramaturge ne vous semble-t-il pas possesseur d'une confiance ingénue, totale, invulnérable, en son talent, en ses possibilités, en son étoile ?...
Et maintenant, laissons parler M. Camille Mauclair, qui va nous faire un portrait saisissant du Gustave Charpentier de 1892. (L'article fut écrit au moment de l'élection du nouvel académicien, mais il pourrait être composé d'hier).
... « En lisant cette nouvelle, je me suis reporté à vingt années en arrière, à l'époque où j'ai connu ce noctambule infatigable, avec son macfarlane, son bord-plats, sa vaste lavallière, sa pipe, ses cheveux flaves et désordonnés, sa barbe de Christ, ses yeux clairs et son accent du nord. Le type même de l'artiste Montmartrois croqué par Willette ou Steinlen !
Il déambulait sans cesse, mais il travaillait jusqu'à l'aube, dans un tout petit logis niché dans l'escalier Sainte-Marie, tout en haut de la Butte, et où les pages de musique couvraient le lit, les chaises et le plancher. Je l'affectionnai tout de suite : il était impossible qu'un jeune homme ne l'aimât pas. Il me souvient de ses premières auditions des Impressions d'Italie chez Lamoureux, au Cirque d'Été ; les poètes de vingt ans y venaient en foule. Lorsqu'on donna au Conservatoire sa Vie du poète, envoi de Rome, et lorsque la quatrième partie débuta par l'orchestration effrénée d'une fête à Montmartre, le vieil Ambroise Thomas quitta sa loge en faisant claquer la porte, tandis que, penché sur la salle, Massenet applaudissait à tout rompre. Charpentier était plébéien, socialiste (*), très populaire : et lorsqu'il fonda son paradoxal conservatoire de Mimi-Pinson, il devint l'idole des midinettes de Paris. On racontait, à propos de son séjour à la Villa Médicis, ses incartades picaresques. Il était crâne, bon enfant, indocile, frondeur, quasi-gavroche et très sérieux au fond. Il était plein du naïf idéalisme révolutionnaire alors à la mode.
Ce fut du délire lorsque Colonne joua de lui ses deux poèmes d'après Verlaine, la Veillée Rouge et la Ronde des Compagnons ; deux merveilles, d'ailleurs. Pour les plus exaltés, c'était presque un Ravachol musical ; il était plein du Zola de Germinal, mais il était aussi trop artiste pour ne pas écrire de délicieuses interprétations de Baudelaire. L'Institut en avait peur comme d'un nouveau Berlioz, et les franckistes le jugeaient commun et brutal. Mais les jeunes gens d'alors, les Reynaldo Hahn, les Florent Schmitt, ses cadets, lui trouvaient tout de même « un rude tempérament »....
... Le public lui est resté fidèle. Il a eu ce bonheur, bien mérité par la pauvreté, le travail probe, la patience, de connaître, à peu près seul dans son époque, la gloire durable, et il a créé une œuvre typique, où son expression de conscience sincère coïncide réellement avec l'émotion universelle.
(*) Touche à tout, novembre 1901, interview.
ENQUÊTE SUR LA RÉPRESSION DES DÉLITS SOCIAUX.
« D'abord prévenir, car s'il s'agissait de punir, la société devrait commencer par se fouetter d'abord. » (Gustave Charpentier.)
Et ces confidences de l'auteur du Carnaval des Enfants :
La personnalité de l'auteur de Julien s'est aujourd'hui imposée à tout le monde. Mais quand je me reporte à présent à cette période de mes années d'apprentissage où j'ai fait sa connaissance, où j'ai appris de lui à comprendre le peuple et à m'inspirer de sa poésie, je considère comme un bonheur de l'avoir ainsi trouvé sur ma route. Vous êtes au début de votre existence, on marche, on tâtonne à la recherche d'une vérité. Mais, un homme, déjà a traduit votre Idéal, il vous a devancés dans la voie de l'avenir, il va vous guider comme un frère plus averti. C'est ainsi que j'étais appelé vers Charpentier. Un jour vint où quelqu'un me présenta à lui. Et dès lors nous fûmes dans la vie deux compagnons.
J'ai connu, à ces instants-là, ses meilleurs rêves. Il s'agissait d'aller au peuple, de le réformer. Il fallait bâtir le théâtre du peuple, un théâtre où ne joueraient que d'humbles artisans et qui ne donnerait que des drames d'un style nouveau. Cette idée d'un théâtre du peuple, entre toutes, le passionnait. S'il ne l'a pas réalisée, c'est que la vie est trop rapide pour pouvoir faire tout ce qu'on pense.
Souvent, il entrait dans des confidences. Une fois, nous passions boulevard de Clichy, il me désigna une grande bâtisse sombre, une maison dans un renfoncement avec une terrasse curieusement aménagée : « La Maison de Louise ! », me dit-il. Et il me parla de son héroïne. Il l'avait connue étant tout jeune homme, quelque temps avant son départ pour Rome, et de sa liaison avec elle il avait emporté le souvenir à la villa Médicis. C'est là, parmi les orangers, que Charpentier a ébauché son drame célèbre. Du reste, en chacune de ses œuvres, on retrouve, comme dans Louise, un moment de sa vie. Pour Charpentier, créer une pièce, c'est se rappeler au passé. Il se confesse, il éternise une des histoires de son cœur.
(SAINT-GEORGES DE BOUHELIER.)
Complétons ce tableau de maître par un curieux instantané paru dans le Mémorial du 16 février 1900, sous la signature de l'éminent critique d'art : Arsène Alexandre.
Pendant plusieurs années, j'ai regardé bien souvent Charpentier, à la même heure (car il a des habitudes de travail régulières) sans qu'il s'en doutât. Il était bien amusant ! C'était à un des plus brillants carrefours de Montmartre que mon balcon dominait.
Charpentier arrivait à l'heure de midi, au moment de la sortie des ateliers et de la remontée de ce flot humain vers le domicile ou la gargote, enfin vers la soupe. Il était là sur le terre-plein, parmi les ouvriers, les pimpantes ouvrières, les pauvres, les flâneurs, prenant un bain de foule.
J'abandonnais moi-même la page commencée, quand il faisait un rayon de soleil, pour voir d'en haut le fleuve d'êtres, et je me disais : « Tiens, voilà Charpentier qui compose. » En même temps je lui envoyais sans qu'il le sût et sans que nous nous connaissions encore, une poignée de main fictive, aussi fraternelle que télépathique....
Pour terminer dignement cet aperçu d'ensemble, nous allons nous adresser au Maître lui-même. Voyez-le, il est assis devant sa table, et le soleil rit dans le modeste cabinet de travail. On perçoit vaguement la rumeur du boulevard Rochechouart qui trépide quinze mètres plus bas, en rythmant une basse obstinée, mais discrète, le Chant de la Vie, sans doute, et cet accompagnement n'est pas pour déplaire à l'ardent Musicien :
« Je m'efforce d'être toujours sincère. Je travaille d'impulsion, je travaille sur les nerfs. Mais mon ciel est calme : c'est ma fierté intérieure et c'est mon désespoir.... J'ai tant de sujets captivants et que je voudrais réaliser ! Je reste parfois plusieurs mois avant de concevoir ce que je ressens. Il m'a fallu une demi-année pour trouver dans Louise la pleine manifestation du Paris qui s'allume, qui répond aux amants... Je finirai quelque jour par écrire des drames sans musique... »
Ce n'est sans doute qu'une boutade, mais elle fait pénétrer jusqu'au tréfonds d'une âme. Gustave Charpentier, au lieu d'envisager son art comme un prétexte à d'harmonieuses combinaisons qui se suffisent à elles-mêmes, voulut toujours le considérer comme un moyen de bouleverser l'humanité tout entière.
La Vie du poète. Impressions d'Italie.
Exécutées avant la Vie du Poète, les Impressions d'Italie remontent cependant à une date légèrement postérieure, et ne furent achevées qu'au moment où l'artiste avait déjà quitté la Villa Médicis. C'est ce qui nous a engagé à les réserver pour la fin de ce chapitre.
La Vie du Poète, nous l'avons déjà dit, représente le point de départ, la base essentielle de toute l'esthétique de Gustave Charpentier. Il faut regretter que cet ouvrage splendide ne soit pas plus largement divulgué dans les masses (*), mais la complaisance de la maison Eschig m'a heureusement laissé la libre disposition d'un des rares exemplaires que j'en connaisse. Destiné aux pays d'outre-Rhin, il est gravé en allemand et en français, et porte la mention : Choudens, éditeur de musique, Paris, 30, boulevard des « Capucins » (sic !), avec le cotage A. A. 54, que je ne comprends pas très bien, d'ailleurs, car il ne correspond pas aux milliers d'ouvrages qui étaient déjà la propriété de cette importante entreprise en 1892.
(*) Exception faite pour les Fêtes du Peuple, où Albert Doyen en donna une exécution au Trocadéro en 1925, et, tout récemment, salle Gaveau, le 17 janvier 1931.
Le sous-titre est ainsi conçu : Symphonie-drame en trois actes et quatre tableaux, et voici la distribution de l'ouvrage, avec le nom des créateurs :
Conservatoire (18 mai 1892) Opéra (1er juin 1892).
Le Poète (acte I) soprano Mme TARQUINI D’OR Mme FIERENS
— (acte II) ténor M. COSSIRA M. VAGUET
— (acte III) baryton M. GRIMAUD M. MAURICE RENAUD
La Fille (acte III) soprano Mme TARQUINI D’OR Mme FIERENS
Une Voix (acte II) — Mme TARQUINI D’OR Mme FIERENS
Une Voix (acte II) contralto Mme CHARLOTTE WYNS Mme HÉGLON
Voix intérieures, Voix de la nuit, Voix de malédiction, Voix du passé. Voix de l’avenir. (*)
(*) La Vie du Poète fut aussi exécutée au festival des compositeurs allemands en 1905, à Heidelberg, sous la direction du Kappelmeister Wolfrum, en présence de Richard Strauss, Schillings, Klose, Reger....
Un court prélude en la majeur (une soixantaine de mesures), intitulé Enthousiasme, d'une écriture à la fois très personnelle et très wagnérienne (si je pouvais le reproduire intégralement ici, les musiciens me comprendraient tout de suite), nous amène au numéro 1, Recueillement. C'est un ensemble assez développé, en ré majeur (malgré les trois dièses demeurés à la clé), que chantent les Voix intérieures, et qui constitue une sorte d'Hymne à la lumière, « ardente aurore de l'Avenir », avec alternance du soprano solo et du ténor solo. (Voir l'ex. page 39).
Cette scène, très belle au demeurant, est encore plus significative que le préambule, car elle joint à certains procédés rappelant encore Tristan et Isolde une ardeur expansive, une joie de vivre éminemment française, et de la belle époque de l'art français. La griffe du jeune musicien (Charpentier avait terminé la Vie du Poète avant d'avoir trente ans), marquera désormais toute sa production ultérieure, et demeurera reconnaissable entre toutes.
La scène II, Incantation, s'enchaîne avec ce qui précède, et la magie des sons va nous dépeindre la montée progressive de la flamme inspiratrice dans l'âme du poète.
exemple de la page 37
A la vingt-neuvième mesure, le rythme des quatre temps reparaît, et le motif initial des basses au début de Recueillement commence à se dessiner d'une manière encore fragmentaire (en sol majeur, et combiné avec le dessin de doubles croches que nous venons de voir plus haut). Nous le retrouvons presque aussitôt, mais mieux affermi, plus reconnaissable, et amenant un nouveau thème en ut, toujours accompagné par le dessin de l'incantation. Ce thème disparaît assez promptement, pour laisser le rythme si caractéristique agir seul, et stimuler l'ardeur des voix qui psalmodient l'appel à la divine inspiration. A ce moment, la parole passe à l'orchestre seul, en ut dièze majeur, lequel expose, d'abord pianissimo, ce que j'appellerai la coulée de lave de l'inspiration créatrice, ébauchée dans le Prélude. Je ne puis résister au désir d'en reproduire ici quelques mesures, et l'on verra que je n'ai rien exagéré.
exemple de la page 38
Les trois pages suivantes accentuent l'irrésistible élan de la scène. Elles sont d'autant plus extraordinaires que le crescendo est uniquement bâti sur un triolet de croches, suivi d'une blanche et d'une noire, que l'on croirait emprunté à la Jeunesse d'Hercule, mais avec une telle vigueur, une telle ardeur au combat que ces cinq humbles notes arrivent à ressembler à celles qu'écrivit Saint-Saëns à peu près autant que le héros Siegfried à un garde national.
Les voix et l'orchestre semblent bouillonner au fond d'un creuset immense agité de remous. Il s'enfle, se dilate, et va déborder, vivant océan de feu, quand tout à coup le grand œuvre est accompli, et nous entendons l'Ame du Poète (soprano et ténor à l'unisson) exhaler son délirant enthousiasme, en planant au-dessus de l'abîme sonore, et c'est Au pays du Rêve, conclusion du premier acte :
exemple de la page 39
Tout concourt à magnifier ce final sublime, où se mêlent les voix, les instruments et les cloches, en une plénitude rarement atteinte, jamais dépassée. On y découvre je ne sais quelle analogie de conception avec la scène mystique du Faust de Schumann, mais avec plus d'humanité et autant d'inspiration. Pour nous, la preuve est faite dès maintenant, que Charpentier, même dans ses pages les plus réalistes, les plus amères extérieurement, s'est montré ici l'un des créateurs les plus essentiellement idéalistes de notre temps.
***
Le second acte, intitulé Doute, est sensiblement plus court (20 pages de partition), et se compose seulement de deux épisodes. Le premier, Nuit splendide, appartient aux chœurs (voix de la Nuit), avec un soprano et un alto soli :
exemple de la page 39
Cette phrase, chantée par tous les exécutants, tantôt accompagnés, tantôt a capella, donne une impression de calme et d'apaisement vraiment extraordinaire. Nous la retrouverons d'ailleurs dans Julien (acte II). Pour l'instant, qu'il nous suffise de signaler le charme de son expansion mélodique et l'élégance de certaines signatures harmoniques où l'écriture de Gustave Charpentier se reconnaît immédiatement (les altérations ascendantes de la mesure 4, page 53, des mesures 5 et 6, page 54, et surtout le curieux enchaînement de fa # à sol majeur, dernière mesure de la page 53 et première mesure de 54) (*). Le développement en si mineur qui vient ensuite est traité de main de maître, avec ses entrées successives. Il nous mène en sol mineur, puis en mi mineur qui prépare le retour du premier motif, suivi d'une nouvelle phrase confiée à l'alto. Le soprano lui répond, évoquant d'abord les mille bruits du soir, traversés de poétiques dessins de harpe, puis mêlé aux chœurs divisés en huit parties, dont quatre se chantent à bouches fermées. La fin du morceau ramène le sentiment initial, mais traduit un peu différemment, et c'est dans un pianissimo absolu que se fait la transition (sans arrêt) amenant à la seconde scène, désignée sous le nom de Le Poète, la Nuit.
(*) Nous suivons ici la pagination de l'édition française primitive.
Ce bref dialogue entre le ténor et les chœurs féminins (Voix de la Nuit) n'offre aucun rapport avec l'Invocation à la Nature de Berlioz (acte IV de la Damnation de Faust). Comment se fait-il, alors, qu'il oblige impérieusement mon esprit à ce rapprochement singulier ? Je dois reconnaître, au surplus, que Charpentier n'a rien emprunté à son illustre devancier romantique, sauf peut-être l'absolue simplicité des lignes. Je voudrais pouvoir transcrire ces six pages admirables, mais, hélas, il n'y faut pas songer... Et pourtant, les vingt-cinq mesures angoissées qui précèdent l'entrée du poète mériteraient à elles seules de longs commentaires, et je ne puis que déplorer l'abstention de nos grandes associations symphoniques, dont le devoir évident serait de jouer cette œuvre aussi souvent que la Damnation ou les Béatitudes, et certainement plus que le Déluge (qui ne vaut guère que par son très beau prélude et sa magnifique orchestration.)
Consolons-nous du moins en lisant ensemble le thème essentiel de cette scène ; il nous fera mieux comprendre ce que Sainte-Beuve appelait la Splendide sobriété des Maîtres :
exemple de la page 41
Les voix de la Nuit s'adressent alors au poète : Que veux-tu, toi, dont j'entends l'appel triste en mon silence ? Et le Poète clame son angoisse inguérissable. Que lui réserve l'avenir ? Triomphe ou mort de son espoir ? La Nuit ne répond point, mais un adorable solo de flûte commence ; c'est une flûte un peu inquiète, et si mélodieuse qu'elle semble gazouiller et frissonner tout à la fois ! Elle porte en elle l'âme de la forêt, l'âme de la terre, l'âme des fleurs, et, qui sait ? peut-être l'âme de l'infini. L'orchestre lui répond avec abandon, et la joie semble renaître. Mais la douleur sera la plus forte, et quelques accords désolés, traversant la tonalité majeure, nous font comprendre que le malheur, éternel compagnon du génie, le suivra partout, jusqu'à la fin. Les sept dernières mesures offrent à deux reprises une harmonie très particulière et déchirante (constituée par un sol prolongé sur un accord de 7e diminuée dont la basse est fa dièse), où l'on retrouve un peu du Beethoven des toutes dernières œuvres, et qui vibre dans nos cœurs longtemps après que s'est éteinte la longue tenue, étayée par les timbales, qui termine le second acte.
***
Le premier tableau du IIIe acte (Impuissance) débute par un très long prélude symphonique, sorte d'allegro agitato, tout frémissant de stériles désespoirs. Il présente une série de dessins très caractéristiques (page 75), en forme d'arpèges ascendants, fébrilement saccadés, qui voudraient escalader les nues, et retombent implacablement sur le dernier temps de la mesure, par un triolet descendant. Ces quelques pages contiennent certains enchaînements harmoniques aussi poussés que ceux des dernières œuvres de Richard Strauss, et leur complexité est encore accrue par l'emploi constant de tonalités amenant à de nombreux double-dièses, ce qui en rend la lecture assez difficile. Je me garderai d'en tenter l'analyse, me souvenant que les lecteurs n'ont pas la partition sous les yeux, et que ce modeste ouvrage tient à rester ce qu'il doit être, c'est-à-dire une tâche vulgarisatrice accessible à tous. Mais je signalerai cependant (page 82, ligne 2), l'apparition d'un thème confié à l'orgue et qui jouera plus tard un rôle considérable dans Julien. Le voici :
exemple de la page 43
Environ trente mesures plus loin commence le chœur des Voix de Malédiction. Ce que j'en pourrais dire de plus clair, c'est qu'il est une reproduction négative des Béatitudes dans un sentiment absolument opposé. Ou, mieux encore, c'est la réussite éclatante de ce que César Franck ne put jamais réaliser : chaque fois qu'il tenta de mettre des personnages sataniques dans son œuvre, il lui fut impossible de les faire chanter d'une manière plausible, car son âme séraphique se refusait à les concevoir. En vrai mystique, l'auteur de Rédemption voyait le monde à travers la candeur de sa nature, et ses démons nous font un peu sourire, comme ceux du vieux Breughel. Charpentier, moins idéaliste, a le don de faire vivre intensément les créatures issues de son inspiration, et de les animer de telle manière qu'elles deviennent pour nous des êtres palpitants. L'esprit de ce chœur est une singulière contrepartie de celui de la célèbre Quatrième Béatitude. La progression des paroles est à peu près semblable.
Vie du Poète (résumé) CHŒURS.
Si l'esprit, dans le vide
Tourne et crie, éperdu,
Si le corps se lamente,
S'il ne dure qu'aux pleurs,
Si… si… si…
Sois maudit, Dieu trompeur ! etc.
(grand crescendo)
4e Béatitude (résumé) SOLO DE TÉNOR.
Puisqu'ici-bas règne un sort fatal,
Puisque dans l'âme humaine règne le mal,
Puisque le cœur est en proie aux instincts les plus vils,
Puisque... puisque... puisque...
Nous t'implorons, nous t'implorons, ô Vérité ! etc.
(grand crescendo).
Et l'analogie se prolonge : tel le Christ intervient dans l'œuvre de César Franck ; tel intervient le Poète dans celle de Gustave Charpentier. Tous deux mettent le point final à la scène, et tous deux prononcent des paroles aussi définitives que brièvement exprimées. Par une dernière coïncidence, le musicien angélique et le jeune lyrique Français ont écrit avec cinq dièses à la clé, mais combien les deux conclusions sont dissemblables :
LE CHRIST.
Heureux les cœurs épris de sacrifice,
Tout ce qu'ils ont donné, le ciel le leur rendra !
LE POÈTE.
Vainement l'homme souffre et pleure,
Tout rayon divin n'est qu'un leurre !
Inutile d'ajouter que ces ressemblances... antipodiques furent certainement ignorées des deux grands artistes, qui œuvrèrent à peu près à la même époque, l'un encore adolescent, l'autre au seuil de la vieillesse. (*) Le plus grand éloge à leur faire est de constater l'égale valeur de ces scènes si émouvantes. La conclusion de Charpentier ramène plusieurs fois le fragment que nous avons reproduit plus haut, et se termine par un déchaînement instrumental descendant, sorte d'écroulement sinistre d'une intelligence qui sombre, et dernier rappel du titre Impuissance, qui résume et situe l'acte tout entier.
(*) Observons que les religieuses Béatitudes furent écrites à Paris, et la tumultueuse Vie du Poète à Rome. Cela ne prouverait-il pas que tout artiste porte en lui son univers et que les contingences ont peu d'action sur son individualité ?
***
Le dernier tableau représente une fête à Montmartre, et porte comme sous-titre : Ivresse.
Scène I, Le Poète seul.
Nous sommes plongés tout à coup dans l'infernale et délirante gaieté d'une fête foraine, avec quelle puissance descriptive, ah ! grands Dieux ! Il suffira à nos lecteurs de parcourir des yeux les deux thèmes que nous détachons du prélude, pour évoquer l'action, le décor, les personnages.
exemple de la page 45
Admirons la façon dont est traitée cette évocation. Notons la reprise de la première idée, coulée tumultueuse des gammes du quatuor, et dans l'aigu, le rythme obstiné des bois piaulant et ricanant aigrement. Citons encore la descente chromatique des cuivres scandant la danse lugubrement cocasse du second motif, et le rappel tragique des Voix d'Autrefois, tantôt sinistres, tantôt caressantes, selon qu'elles redisent les imprécations au Sort cruel ou les invocations à la Nuit calme et tendre.
Au loin, l'on perçoit les flonflons d'un bal public, les échos d'une retraite ; et c'est pour Charpentier l'occasion d'un travail contrapuntique vraiment extraordinaire, où s'amalgament la musique du bal, la scie populaire : En r'venant d' la Revue, et un nouveau thème à l'allure « tristanesque », apparu à la page précédente, dont l'irrésistible progression, interrompue par les lugubres plaintes du chœur à bouches fermées, se développe longuement en ré bémol majeur jusqu'au fortissimo le plus déchirant, que la dissonance du fa des cordes et des bois sur le sol (bémol) des cuivres exaspérera encore. Puis tout s'apaise, et l'on enchaîne directement avec la scène finale, Le Poète, la Fille.
Et voici l'aboutissement de la poursuite vers l'idéal ! Nous ne verrons pas la créature, mais il nous suffira de l'entendre hurler et rire pour avoir les larmes aux yeux devant tant de misère humaine, tant de révolte et d'horreur. Au surplus, Gustave Charpentier nous tient désormais de sa poigne de fer, et ne nous fera plus grâce de rien.
La première page de cet épilogue est une véritable mosaïque de leitmotivs, telle que Wagner aurait pu la concevoir. Sur 43 mesures, aucune n'est sans signification, et voici comment elles se présentent :
a) 3 mesures en ré bémol majeur (dérivées à la fois de la danse du bal public et de la progression précédente).
b) 4 mesures en sol majeur (rappel de la retraite).
c) 3 mesures en la majeur (thème de la 1re partie : incantation à la flamme du génie).
d) 6 mesures en si bémol majeur (1er thème de l'ivresse).
e) 3 mesures en la majeur (final de la 1re partie).
f) 4 mesures en ré majeur (deuxième thème de l'ivresse).
g) 2 mesures en la majeur.
h) 4 mesures en la majeur (deuxième thème de l'ivresse).
i) 9 mesures en la majeur (canon à la quarte inférieure, sur le 1er thème de l'ivresse, avec entrée, à la 7e mesure, du thème de l'Invocation à la Nuit, combiné avec les précédents).
j) 5 mesures en ré majeur (canon à un temps, à la seconde majeure, sur le 1er thème de l'ivresse).
Nous arrêterons là une dissection qui deviendrait fastidieuse, mais elle aura permis d'avoir un aperçu de la rigoureuse logique, de l'esprit de construction qui présida à la création de la Vie du Poète. La page suivante est d'ailleurs conçue dans le même esprit, et le chant de la Nuit, volontairement défiguré, y joue un rôle assez considérable.
Le duo final, entre le Poète et la Fille, dut épouvanter les vénérables membres de l'Institut, qui entendaient pour la première fois de leur existence quelque chose de semblable. Dans Julien, il existe, infiniment plus développé, mais cette première esquisse devait suffire à perturber l'entendement de « nos messieurs », Gounod et Massenet mis à part, car eux comprirent et applaudirent avec ferveur. L'œuvre est d'ailleurs dédiée à ce dernier, et ce n'est que justice !
Ce fragment vous bouleverse et vous angoisse, comme la mort de Carmen, et par le même accent déchirant d'humanité. Je l'ai sous les yeux au moment où je trace ces lignes, et je crois le vivre moi-même. Le trait de génie, c'est le silence obstiné de la fille. Elle crie, ricane, hennit... elle brait peut-être, mais elle ne parle pas. O triomphe suprême de l'animalité ! Et quel contraste avec l'ultime rappel de l'Hymne à la Lumière (final du Ier acte), qui reparaît chanté par les Voix d'Autrefois, puis par les Voix de Demain. Il est à noter que ces dernières apportent une lueur d'espoir, et je n'en veux pour preuve que les derniers vers :
Vous qui jadis berciez mon Être,
Quelle aube vous verra renaître,
Rêves merveilleux, maudits,
Larges miroirs, ô paradis
Dont je fus le Maître ?
Cela veut dire, sans doute, que le subconscient du Poète, malgré la déchéance du corps, perçoit encore l'appel de l'Esprit. Lueur bien faible au demeurant, car les trois dernières pages sont empreintes de la plus morne désolation,
LE POÈTE (à la Fille).
Vide,
Avide
Et livide,
Jusques au fond,
Sèves
Et rêves,
Cœurs...
Et pleurs !
Puis ce sont trois exclamations plaintives du chœur des Voix intérieures et tout s'éteint mystérieusement, sur l'accord parfait de la majeur, qui peu à peu s'amenuise jusqu'au plus imperceptible frémissement.
Et maintenant, laissons parler Maurice Le Blond,
qui fut témoin de la création de la Vie du Poète aux Concerts Colonne.
« Jamais, je crois, on n'assista à pareil triomphe, à pareille fièvre, à
pareil enthousiasme. Quand les derniers accords eurent cessé de retentir, un
grand frisson parcourut la salle. Des flammes brûlaient dans tous les cœurs.
Tout à coup, on vit le public des fauteuils se dresser dans une tempête
d'acclamations. Les chapeaux s'agitaient avec frénésie, des clameurs roulèrent,
formidables, hachées par la cadence des cannes sur le parterre. Les voix aiguës
des femmes jaillissaient. Penché hors de sa loge, on vit apparaître, un moment,
le visage cramoisi d'émotion du vieux Gounod, faisant chorus. Puis, des galeries
supérieures, où s'entassait un monde de jeunes hommes et de poètes, un bruit
plus violent descendit. Le nom de Charpentier, répété sur un ton impérieux,
monotone, se fit entendre, emplissant l'espace du Châtelet d'un immense fracas.
Ce fut alors un ouragan soufflé par plus de deux mille poitrines. Et l'on
s'imaginait que cela n'allait pas finir. Il y eut plus de cinq rappels. Enfin,
les musiciens de l'orchestre, affolés eux aussi, n'y tenant plus, se précipitant
dans les coulisses, entraînant sur la scène Gustave Charpentier, le
transportèrent comme un vainqueur en face de la foule délirante. »
Que pourrions-nous ajouter à cette relation si précise et si évocatrice à la fois ? Un seul vœu, celui de voir la Vie du Poète à l'affiche aussi souvent que la Damnation de Faust, aussi souvent que Louise, si vous voulez, afin d'y assister tous et de crier notre enthousiasme devant ce chef-d’œuvre éternel.
N'était-ce pas l'opinion d'Emmanuel Chabrier qui le lendemain de la première exécution aux Concerts Colonne montait les quatre étages du 6 de la rue Custine, où logeait alors Charpentier, pour embrasser le triomphateur de la veille, qu'il ne connaissait point encore ?
N'était-ce pas celle de Gounod qui écrivait au jeune pensionnaire de la villa Médicis la lettre suivante ?
Le 15 novembre 1889.
« Mon cher monsieur Charpentier,
C'est à mon illustre ami Hébert, votre excellent directeur, que je confie le soin de vous remettre ce mot.
J'ai tenu à vous donner, de suite, l'assurance du vif intérêt avec lequel la section de composition musicale de l'Institut a entendu et lu votre envoi intitulé la Vie du Poète.
Malgré les quelques critiques auxquelles votre travail nous a semblé donner lieu, il y a là des qualités si saillantes de pensée et de sentiment, de conception et de poésie, d'intelligence et de couleur, que c'est pour moi une joie sincère et très vive de vous dire combien nous en avons été heureux pour vous et satisfaits pour l'académie.
Cet envoi est plein de promesses que vous tiendrez, je n'en doute point, et je compte sur le temps et sur votre conscience pour dissiper les quelques nuages qui obscurcissent encore, çà et là, les dons brillants de votre sincère et généreuse nature.
Bien à vous.
CH. GOUNOD. » (*)
(*) Du Cri de Paris (10 février 1890).
UN MOT DE GOUNOD.
Un jour un de nos amis rencontra Gounod exultant, gesticulant, se démenant.
« Qu'avez-vous, cher Maître ? Vous paraissez fort excité !
— Et il y a de quoi ! J'ai... que je viens de découvrir un musicien !
— Ah ! bah !
— Oui, un nommé Gustave Charpentier. Le croiriez-vous, mon cher ! Il écrit en ut, et, vous le savez, il n'y a que le Bon Dieu qui sache écrire en ut. »
Après avoir étudié cette partition lourde de pensée, emplie de sentiments aussi élevés que contradictoires, une diversion semble s'imposer. Nous la trouverons dans la seconde partie de ce chapitre, où nous allons entreprendre l'analyse d'une sorte d'hymne à la joie, d'hommage au soleil, de triomphe de la jeunesse, d'exaltation, de bonheur, de vie, de chant, de couleur et de lumière, où s'affirme et s'épanouit le clair génie latin.
Nous avons nommé les :
IMPRESSIONS D'ITALIE (*)
(*) Qu'il nous soit permis d'inscrire en marge de ces notes ce joli couplet en faveur du prix de Rome, paru dans le Journal du 23 février 1896 et dédié à A. Bruneau :
Deux années d'Italie ! La faculté de voyager de Venise à Naples, de Florence à Bayreuth, car le règlement est pitoyable, prenez-le dans les deux sens. La liberté de s'enfermer dans sa chambre de la villa Médicis pendant six mois pour travailler comme on n'a jamais travaillé, comme on ne travaillera jamais plus.
Les excursions dominicales, en troupe joyeuse, dans les montagnes de Némi ou de Subiaco, les discussions autour de la grande table sur l'esthétique : l'Idée et le Morceau, éternels ennemis ! Une fugue à Paris, une amourette à Capri.... Deux ans exquis, de quoi enrichir une vie toute entière. Ah ! mon cher Ami, laissez-les en Italie, les pauvres ! car s'ils étaient libres, ils n'iraient pas loin, croyez-le, ils resteraient à Paris !
GUSTAVE CHARPENTIER.
Cette suite d'orchestre, à l'origine, portait ce sous-titre : Symphonie sentimentale et pittoresque. Elle fut achetée, en 1892, par l'éditeur Henri Tellier, et payée à son auteur : 1 500 francs, chiffre fantastique à l'époque (et à toutes les époques) pour une première œuvre symphonique. La raison de cette générosité était le rapport extrêmement élogieux que Camille Saint-Saëns avait consacré à cet envoi d'un Prix de Rome auquel pourtant il avait refusé sa voix.
Nous reverrons, par la suite, l'illustre Maître, aux moments les plus pathétiques de la carrière de notre héros, le poursuivre ainsi, on pourrait dire automatiquement, de son admiration et de son hostilité.
Impressions d'Italie.
I
Sérénade (dédiée à EDOUARD COLONNE). — C'est bientôt minuit. A la sortie des osteries, les gars du pays clament sous les fenêtres de leurs fiancées de longues mélopées ardentes, parfois tristes, d'un accent souvent farouche. A ces amoureuses phrases répondent des mandolines et des guitares. Puis le chant des jeunes hommes s'élève de nouveau, et peu à peu s'éteint.
(ALFRED ERNST.)
Ce délicieux morceau en la majeur est entièrement construit sur deux thèmes. L'un, en forme de chant populaire, est d'abord exposé sans aucun accompagnement pendant soixante-huit mesures à 2 /4, et sans que son essor mélodique, si original, s'arrête un seul instant. Le second, qui lui succède immédiatement et qui reparaîtra dans Napoli, est tellement exquis, tellement expressif, tellement évocateur du divin sourire méditerranéen si cher à Nietzsche que je ne puis résister au désir de le transcrire ici :
exemple de la page 52
Lorsque j'entendis pour la première fois cette Sérénade, aux concerts Séchiari (ce qui ne date malheureusement pas d'hier), je demeurai littéralement extasié devant tant de tendresse, de fraîcheur et d'adorable ingénuité. Il me semblait éprouver moi-même l'illumination intérieure du jeune compositeur brutalement transporté de Tourcoing-la-Brumeuse à Naples-l'Ensoleillée, et chantant de toute son âme ardente la joie de connaître enfin la beauté.
exemple de la page 53
Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j'appris, en juillet 1925, de la bouche même de Gustave Charpentier, que cette œuvre fut écrite dans les brouillards du Nord, quelque temps après son retour de Rome, ce qui me fit comprendre pour la première fois qu'un grand artiste se suggère à lui-même ce qu'il veut, au moment où il le veut !
Et l'orchestration de cette page célèbre, comment en donner une idée à ceux qui me lisent ? Tout cela sonne avec un équilibre merveilleux ; l'idée est reine, et chante dans toute sa plénitude, appuyée sur les tierces et les sixtes obstinées qui la rendent encore plus caressante. Et les trouvailles harmoniques et modulantes ? Que l'on me permette d'en signaler une, dont je n'ai trouvé aucun exemple, chez aucun musicien (v. ex. p. 53).
Le morceau se termine par une reprise du premier motif joué cette fois par l'alto solo, dans la coulisse.
II
A la Fontaine (dédiée à ALBERT LORTHIOIS). — Vers les ravins où s'épanchent les cascades, s'en vont les filles, pieds nus, bras nus, la chemisette blanche très ouverte sur les épaules et sur la gorge hâlée. Graves, paisibles, sans voix et sans pensées, elles vont, en un rythme calme et presque religieux, la cruche de bronze sur la tête, avec un balancement des hanches sous la rigidité du buste. Et c'est comme une théorie de prêtresses, superbes et passives, déroulant dans la brûlante clarté du soleil leur silencieux cortège, tandis que, par instant, tombant de la montagne, résonne le gai refrain des pâtres.
(ALFRED ERNST.)
Cette langoureuse mélopée, confiée au timbre du hautbois, vous transporte immédiatement dans l'ambiance du tableau vécu par le compositeur, et Paul Vidal m'a dit bien souvent qu'il ne pouvait l'entendre sans se croire paresseusement étendu sous le péristyle de la villa Médicis, par une torride après-midi d'août, mi-dormant, mi-rêvant, et bercé par le clapotis sanglotant de la petite vasque au Mercure de bronze. A noter (mesures 26 à 33) une curieuse analogie de sentiments avec la Symphonie pastorale, mais dans un langage harmonique formellement différent. Ce numéro, court et délicieux, joue surtout le rôle d'un bref intermezzo dans l'ensemble de l'œuvre.
exemple de la page 55
III
A Mules (dédiée à ÉMILE PESSARD). — Vers le soir, sur le chemin qui serpente dans les montagnes sabines, les mules trottinent d'un pas égal, au rythme clair de leurs clochettes. Ce chant de violoncelle, c'est la « canzone » entonnée à pleine voix par le « mulattiere », et ces douces tierces de flûtes qui lui succèdent, c'est la chanson tendre que murmurent les belles filles aux yeux profonds, assises, ou mieux, agenouillées dans les grandes charrettes qui remontent vers le village.
(ALFRED ERNST.)
Ce numéro est d'un réalisme aussi saisissant, aussi impressionnant que les Steppes de l'Asie centrale, de Borodine, dont il est d'ailleurs l'exacte antithèse. Il suffira à nos lecteurs un peu techniciens de comparer la désolation nostalgique du slave et le serein équilibre du franco-latin, pour me comprendre aussitôt. Il leur suffira surtout de relire la phrase initiale (en la mineur) du chef-d’œuvre russe, et de l'opposer à celle-ci, qui réalise le prodige d'être à la fois dérivée de la Sérénade (n° 1) et cependant complètement dissemblable, bien que les moyens employés restent exactement les mêmes, le rythme mis à part :
exemple de la page 56
Nous aurons l'occasion de retrouver ce morceau lorsque nous étudierons le recueil de mélodies de Charpentier, car il y figure, sous des paroles de Jules Méry, et forme une sorte de petite scène dramatique où l'on verra nettement exprimé par le verbe tout ce que la symphonie nous avait déjà suggéré. Même dans ses productions de jeunesse, le futur auteur de Louise se montre un manieur de timbres incomparable, avec des colorations d'une sensualité picturale vraiment caractéristique. Il faut savourer A Mules au concert pour en avoir l'entière révélation.
IV
Sur les Cimes (dédiée à CAMILLE SAINT-SAËNS). — C'est midi, par les hautes solitudes, en ce « Désert de Sorrente », qui domine la ville, et doit le regard embrasse les îles et la mer. Ici, le Quatuor, avec ses longues tenues, nous peint en quelque sorte ce fond de tableau, cette étendue brûlée de soleil, cette atmosphère ardente ; un cor figure la cloche éloignée d'un monastère. Les flûtes, les clarinettes, les harpes, disent les gazouillements des oiseaux qui trillent éperdument, comme grisés de chaleur et de clarté. Ces altos et ces violoncelles qui chantent, qui enflent peu à peu leurs sons, c'est l'âme, l'enthousiasme du poète, la voix qui monte dans la solitude, cependant que grandit la sonnerie des églises et que les carillons envolés des cloches de Sorrente, de Massa, de Malfi même, éveillent ceux des collines, croisent leurs sons sur une étendue de plusieurs octaves, passent sur le désert des cimes, et vont se perdre au loin sur la mer bleue. Tout s'apaise, quelques sons de cloche s'égrènent encore, faibles et doux, aux lointaines immensités...
(ALFRED ERNST.)
exemple de la page 57
Hélas, la réduction au piano est bien incapable de reproduire les couleurs prestigieuses de la version primitive. Les excellents commentaires d'Alfred Ernst, heureusement, nous ont permis de suppléer un peu aux sonorités absentes, mais combien ils nous laissent encore loin de la réalité ! Il faut entendre Sur les Cimes aux concerts Colonne, Lamoureux ou Pasdeloup ; seule une phalange composée de quatre-vingts artistes émérites peut amener le grandiose crescendo de la page 19, ménager l'expressive modulation en mi bémol de la page 20 et nous faire frissonner devant la grande explosion en si majeur de la page 21. Signalons aux compositeurs le retour en la majeur (ton initial), effectué avec une telle habileté de préparation que l'on ne remarque point que seul un très habile accord d'emprunt de neuvième majeure en si bémol parvient à rendre conciliables les deux tonalités de si majeur et de la et que l'on garde seulement l'impression de quelque chose de très neuf et de très beau. Le hasard de la destinée a voulu que ce fragment soit dédié à l'auteur de Samson et Dalila, qui tenta dans cet opéra une modulation analogue (bacchanale du IIIe acte, en ré mineur, avec un épisode en ut majeur). Admirons Saint-Saëns autant qu'il le mérite, et sachons rendre à César ce qui appartient à... Gustave Charpentier !
V
Napoli (dédiée à CHARLES LAMOUREUX). — En cette dernière partie des impressions, le compositeur s'est proposé de peindre musicalement Naples, sa population, sa vie toute extérieure et sa joie.... Ce sont d'abord des vibrations éparses : chaleur, lumière, grouillement de foule. Il semble que de chaque rue s'envolent des chants, des rythmes de danse, d'amoureuses langueurs de violons, d'amusants grincements de guitares. Des appels se répondent, des musiques militaires cuivrent fièrement la symphonie ; des danseuses frappant du pied le sol, promènent de groupe en groupe le bercement des tarentelles. C'est comme la grande chanson d'un peuple, l'hymne de Naples au bord de son golfe d'azur, avec le ronflement du Vésuve par intermittences, couvrant les mélopées sentimentales que des chanteurs nasillent sur les quais.... Et le soir tombe, tandis qu'un feu d'artifice éclate en gerbes de lumières, en bouquets d'étoiles, qui planent et vont s'éteindre sur l'infini miroitement des flots.
(ALFRED ERNST.)
Les remarques que nous faisions tout à l'heure s'appliquent encore bien davantage à Napoli. Nous jugeons même inutile d'en citer un motif, car il faudrait les transcrire tous, si l'on voulait avoir une idée du plan sur lequel se déroule cette gigantesque Tarentelle, qui ne porte aucune indication de mouvement, tant son rythme se conçoit de lui-même. C'est un tourbillon irrésistible, qui emporte dans ses flots des fragments de chansons populaires, des jurons, des rires, des sonneries de clairon, des danses frénétiques... un 2/4 rythmé évoquant le départ pour le Pausilippe et le retour des pompiers de Sorrente, une canzone d'amour haletée par le violoncelle et coupée d'exquises ritournelles des violons et des flûtes, délicieuse oasis de tendresse parmi ce tumulte trépidant, — mais point de larmes, car la douleur ne saurait se concevoir à Naples. Admirons l'art avec lequel l'auteur a su conserver l'unité d'ensemble, et la façon dont il a ramené les thèmes du début. Le premier réapparaît au milieu de la page 32, mais harmonisé cette fois en la majeur, puis vient le second (v. ex. page 52) avec sa chute modulante si expressive (v. ex. page 53), tandis que le mouvement de la tarentelle continue à trépider dans les premiers et seconds violons, pour reprendre de plus belle à partir de la seconde ligne de la page 35. Un dernier ritenuto, un court passage à trois temps (page 36) dont nous citerons avant la conclusion les 4 mesures de violoncelle en mineur,
exemple de la page 60
avec leur harmonie, puis c'est le retour du 2/4, qui devient presque un presto, et qui termine l'œuvre dans une délirante allégresse, au milieu des rafales d'applaudissements qui se prolongent généralement d'une manière exceptionnelle,... et combien méritée !
Les Impressions d'Italie, aujourd'hui classiques, ont fait le tour du monde, et l'on peut dire que Gustave Charpentier, par cette symphonie, malheureusement unique, a montré qu'un grand homme de théâtre a le droit et le devoir d'exceller dans tous les genres, quel que soit celui qu'il lui plaise d'aborder.
Louise.
Tout semble avoir été dit sur ce drame immortel. Voici plus de trente ans qu'il a vu les feux de
la rampe (exactement le 2 février 1900), et il demeure aussi jeune qu'au premier jour. Je puis en parler savamment, ayant eu la curiosité d'assister à une de ses reprises avec des décors nouveaux, il y a quelques mois à peine, et j'ai pu constater que rien n'en a vieilli, que rien n'y a bougé depuis les beaux soirs de notre jeunesse. J'hésitais à raconter l'argument, déjà connu de tous, et j'allais me résoudre à le passer sous silence, quand il m'est venu à l'esprit un excellent moyen de tout concilier, en donnant, à titre documentaire, la belle analyse qu'en fit Gaston Carraud dans la Liberté, le lendemain de la première, ce qui nous permettra de rendre hommage à ce critique illustre en son temps, qui eut le grand et noble mérite de ne s'être jamais trompé une minute sur le radieux avenir qui attendait Gustave Charpentier.
« Après une courte introduction, exposant en véhéments unissons le thème primordial de l'amour du Poète, auquel répond, écrasant, le motif du Père, le rideau se lève sur un modeste intérieur d'artisans. La petite ouvrière, Louise, profite de l'absence de ses parents pour causer amoureusement par la fenêtre avec son voisin, le poète Julien. C'est du reste un excellent jeune homme de poète, qui, le cœur sincèrement pris, ne demande qu'à épouser. Mais les parents, effarés par ses allures de bohème et son métier peu sérieux, refusent leur consentement, et les amoureux commencent à parler de s'en passer. Tous deux sont si bien absorbés par leur conversation, par les souvenirs évoqués de leurs premières rencontres dans l'escalier, dans la rue, à la fête de Montmartre, qu'ils n'entendent point rentrer la mère, qui a vite fait de fermer la fenêtre aux doux propos. Ce n'est point une mère tendre ; c'est, comme dit Louise, la mère « qui aime bien châtie bien ! ». Par un malentendu trop fréquent, elle ne sait que railler, menacer, froisser sa fille. Et la dispute va s'envenimant, quand le père revient du travail, et avec lui, tout de suite, une paix large et tendre apparaît. Chez celui-là, cet étrange égoïsme combiné de totale abnégation, qui est naturel aux parents, s'enveloppe de chaude bonté et d'exquise bonhomie. Fatigué de sa journée, il retrouve avec bonheur le foyer confortable, la table mise, la soupe fumante. Tout en mangeant, il parle, avec une sagesse narquoise, des inégalités sociales, qui indignent son irascible moitié. Il s'égaye, et tâche de tout égayer autour de lui. Mais une lettre de Julien, renouvelant sa demande en mariage, rallume la discussion. Le père serait tout disposé à l'indulgence : la mère ne désarme pas ; et comme sa fille lui tient tête, une gifle tombe, sonore. Et, tandis que la mère s'en va bougonner dans la cuisine, le père tâche de consoler et de raisonner Louise, lui expliquant comment les parents sont seuls capables de guider leurs enfants dans la dure vie. Puis, sous la lumière apaisée de la lampe, il lui demande de lui lire son journal, pendant qu'il fumera sa pipe. Mais hélas ! Louise n'est pas qu'amoureuse ; quelque chose l'a tentée à travers les belles paroles du poète : le plaisir, les fêtes, Paris !... Et c'est tout cela qu'elle retrouve dans ce journal, et c'est sur ce mot fascinant : « Paris » que le rideau tombe lentement !
Une scène, la plus audacieuse et la plus nouvelle, où la pensée-mère du drame, avec une simplicité et un pathétique vraiment admirables, se généralise et s'élève, donnant à l’œuvre sa portée sociale, ouvre le second acte. Dans le brouillard roux du matin, un carrefour de Montmartre peuplé d'ombres laborieuses et fureteuses, pitoyables larves humaines : chiffonniers, glaneuses de charbon, balayeuses. Parmi elles un homme passe, leur glissant à l'oreille des paroles de séduction, et tout à coup leur apparaît comme le lumineux fantôme du Plaisir de Paris, près duquel elles se pressent, misérables phalènes autour de la flamme qui va les consumer. Il s'enfuit, laissant chacun à sa souffrance : celui-là, dont la fille a mal tourné ; celle-ci à qui l'implacable besogne n'a jamais laissé le temps d'aimer ; cette autre, ancienne reine de la galanterie tombée au balai. En paroles lentes et rares, d'un accent si sobre et si vrai, toutes ces détresses frôlées par tant de tentantes richesses, toutes ces douleurs se répondent. Et l'on sent tous ces esprits tendus vers Paris qui rougeoie là-bas, sous le ciel auroral — les unes avec envie, les autres avec regret, — tous avec une résignation morne. Et de ceci nuls mots ne peuvent dire l'émotion grandiose, la profonde pitié : de voir tant de misère trop lasse même pour la colère !
Avec le plein jour, voici Julien et ses amis, les insouciants bohèmes. Il reste seul pour attendre Louise, à l'heure où elle se rend à l'atelier. Tout autour de lui montent dans l'air matinal les cris familiers des rues, formant une symphonie tantôt charmeuse et tantôt entraînante, véritable Voix de la Ville, qui lui met l'espoir au cœur et qui sera puissante aussi sur l'âme de Louise. Mais l'enfant résiste encore : vainement l'amant lui rappelle, dans une scène de passion curieusement mêlée à la vie de la rue, sa promesse de fuir avec lui : la chère pensée de son père l'arrête : elle s'arrache des bras de Julien.... Et la voici dans l'atelier, songeuse au milieu du babil de ses compagnes, dont les répliques s'entrecroisent avec une vivacité étincelante, marquant d'un trait vif le caractère, l'allure, l'âge de chacune. Rien que des mots d'amour, de plaisir, de coquetterie : toujours la voix de Paris, qui trouble encore le cœur de Louise. Soudain une fanfare grotesque éclate sous les fenêtres, suivie d'une amoureuse aubade. Louise reconnaît la voix de Julien. La séduction de ces accents ; la jalousie contre les jolies camarades, qui trouvent le chanteur de bonne mine ; puis la pitié, lorsque, trouvant son chant trop long et trop triste, elles l'accablent de railleries et de huées, achèvent de la bouleverser. Elle s'enfuit, et tout l'atelier stupéfait, la voit rejoindre le chanteur.
Le troisième acte — le jardinet de la maison de Julien, dominant Paris qui emplit, immense, l'horizon — débute par une scène d'amour très développée, qui porte malheureusement au flanc la plaie béante, saignante, défigurante, d'une de ces coupures que les directeurs imposent aux auteurs — semble-t-il — par pur appétit de destruction. Louise d'abord chante son bonheur, dont elle a presque remords en songeant au chagrin de ses parents. Julien l'apaise en lui disant les droits de tout être jeune à l'amour, à la liberté, à la vie. Puis tous deux contemplent la Ville qui s'illumine, dans l'ombre tombante, de sa plus chatoyante parure de fête ; ils l'invoquent comme une mystérieuse et attirante protectrice, et peu à peu s'élèvent jusqu'au plus enflammé lyrisme. Ce duo, de la plus séduisante et de la plus riche musicalité, se termine en apothéose : les bohèmes, amis de Julien, viennent en joyeuse mascarade, couronner Louise, Muse de Montmartre. C'est une sorte d'intermède très brillant, très animé, très amusant, qui forme, au milieu de cette pièce intime et souvent sombre, un effet de contraste un peu voulu, mais nécessaire. Ne fallait-il pas que l'on vît Louise séduite, outre l'Amour, par le Plaisir et par l'Orgueil ?
L'arrivée de la mère interrompt tragiquement la fête. Le père est au plus mal, et seule la présence de sa fille peut le sauver. Et, sans que change en rien la simplicité familière de son langage, ce personnage jusqu'alors peu sympathique, presque comique même, grandit par la seule force de la situation, et devient comme le vivant symbole de la douleur nécessaire.
Le dernier acte tout entier reste dans cette note d'émotion profonde. Nous revoyons l'intérieur du premier acte, mais désolé. Louise, à qui ses parents, malgré leurs promesses, refusent la liberté maintenant, reste à coudre dans sa chambre ; la mère travaille dans la cuisine ; le père, aujourd'hui guéri, est seul, et amèrement rumine sa peine physique et morale : sa rude existence de labeur sans repos, et l'ingratitude de son enfant, à qui, comme tous les pères, il ne peut comprendre que sa tendresse ne suffise plus. Il cherche en vain à reprendre sa Louise, — la berçant sur ses genoux comme autrefois, — à retrouver le chemin de son cœur. Indignée des promesses violées, hantée par le souvenir des joies perdues, ce ne sont plus que les paroles de Julien, les idées de Julien qui passent sur ses lèvres. Elle se monte peu à peu : il lui semble que la Ville au loin l'appelle, que des voix dans la nuit l'acclament. Le cœur et les sens exaspérés, elle brave son père en face. Et lui aussi s'indigne à l'entendre : justicier maintenant, crachant au visage de sa fille la faute, le déshonneur, l'irréparable, il arrive à la dernière violence, lève les mains et, voyant rouge tout à coup, jette à la porte l'enfant adorée, pour ne pas l'écraser. Mouvement vite regretté, mais irréparable aussi ! Un dernier appel dans le vide noir de l'escalier, et le voilà seul en face de la mère, au foyer détruit, montrant le poing à la cité — gueuse dévoratrice des filles du peuple — qui le nargue de ses mille lumières. »
J'aurais mauvaise grâce à vouloir ajouter un seul mot à ce résumé qui dit si bien ce qu'il veut dire, mais peut-être pourrai-je intéresser quand même les lecteurs par quelques détails curieux et mal connus. Le Maître m'a raconté lui-même que, dans sa pensée première (et il songeait à son drame dès 1887, l'ayant vécu vers 1882) il avait voulu faire une œuvre à tendances sociales très violemment accusées. A ce moment, il fréquentait le Théâtre-Libre d'Antoine. Il avait beaucoup médité sur Ibsen et applaudi le Canard sauvage et l'Ennemi du Peuple au théâtre de l'Œuvre, — que venaient de fonder Lugné-Poe et Camille Mauclair. Souvent on le voyait le soir au café du Delta s'asseoir à la table de Sébastien Faure et de Matha, anarchistes notoires. Ces diverses influences, qui pourraient paraître contradictoires, se partageaient son esprit et y vivaient en excellente intelligence. Le poème nous permet de reconnaître aisément la première. Julien se charge de l'exposer devant nous :
Tout être a le droit d'être libre. Tout cœur a le devoir d'aimer.
Et les pauvresses, accroupies devant les poubelles, revendiquent aussi le droit pour les humbles à plus de bien-être !
Est-ce que les bons lits, les belles robes, comme le soleil, ne devraient pas être à tout le monde ?
Mais la seconde est un peu plus difficile à saisir, si l'on n'est pas initié : c'est la musique seule qui peut nous la faire connaître.
Ouvrons ensemble la partition à la page 52, au moment où le père vient de dire :
Ceux qui ont des rentes aujourd'hui n'en auront peut-être plus demain.
L'indication scénique : il esquisse un geste de menace, serait déjà assez explicite par elle-même, mais elle est soulignée par les mesures 9 et 10 de la Ravachole, déjà employée dans les Impressions fausses, et que nous reverrons dans Julien :
exemple de la page 67
A l'arrivée des bohêmes (page 268 et suivantes), on retrouve ce fragment :
exemple de la page 67
Le même motif était déjà apparu pages 108 et 109, sous les propos du Philosophe, puis pages 280 et 281 (Gloire aux anarchistes) et page 332 (Récit du chiffonnier).
On le reverra plus loin, page 345 (Nous ne voulons plus de maîtres), page 387 (Ce n'est plus la petite fille), et l'on remarquera qu'il est traité en augmentation dans l'Interlude et sous les anathèmes du père (page 391), mais sans être indiqué sur la partition de piano.
Voyez-vous, cher ami, me disait Charpentier dans un de nos récents entretiens, j'ai voulu que mon œuvre fût l'expression fidèle de la vie qui m'entourait. Pour traduire musicalement les joies et les angoisses qu'ont connues les hommes de ma génération, je n'ai eu qu'à écouter les confidences de la rue...
Une telle profession de foi semble nous engager à ne pas aller plus avant dans la recherche des intentions sociales qui présidèrent à l'éclosion de Louise, et à ne l'envisager qu'au point de vue strictement musical. Nous ne dresserons donc pas une liste complète des leitmotivs utilisés dans ce chef-d’œuvre, et indiquerons seulement, au fur et à mesure, les principaux d'entre eux, ceux que leur signification ou leurs développements imposent à l'attention.
***
ACTE I
Dans un prélude, l'orchestre, chaleureux et passionné, expose le thème d'amour, sorte d'arpège ascendant et descendant, tantôt majeur, tantôt mineur (*) :
(*) M. d'Indy, dans un ouvrage récent, le qualifie d'arpège vulgaire et sans intérêt. Il en fait d'ailleurs une citation inexacte (à 9/8), alors que ce thème est rigoureusement à 4 temps. (Voir sa présentation dans le prélude et la 1re scène). Ce n'est que lorsqu'il passe dans la bouche de Louise, ou qu'il traduit ses sentiments à l'orchestre, que le rythme en devient ternaire.
exemple de la page 68
auquel répond, lentement et gravement, le motif du foyer paternel :
exemple de la page 68
et c'est toute la pièce résumée en cinq lignes. M. Jean Chantavoine, parlant de ce préambule, signale à l'arpège fameux, véritable devise de la partition, qui se lance pour atteindre l'amour, le génie, la destinée, comme deux bras tendus, — tendus dans le vide. »
Les deux premières scènes du premier acte, où Julien et Louise exhalent leur amour naissant, sont d'une grande simplicité. Le spectateur ne perd pas un mot du texte, tant l'orchestre se montre discret, ce qui ne l'empêche pas d'être tendre ou ironique autant qu'il le faut et quand il le faut. Remarquer la jolie phrase :
La recluse attendait qu'un beau chevalier,
Comme dans les livres, vînt enfin la délivrer...
et la tendresse incluse dans la page 23, lorsque Louise évoque le jour où Julien lui jeta des pétales de rose :
J'en étais comme couverte
Et je restais toute étourdie,
Toute ravie...
Très amusant à lire, le début de la scène III où la mère gronde, menace et geint tout à la fois ! C'est une première émission du Thème de la Famille, déformé par la colère (pages 32, 33, 38, 39 et 41). Entre temps, il s'esquisse parfois tel que nous allons l'entendre tout à l'heure, mais les imprécations de la marâtre ne lui laissent pas le temps de se développer. Il n'apparaîtra vraiment qu'à la page 42, lorsque le bon vieil ouvrier fait son entrée sur un cordial : Bonsoir ! et nous atteignons un des grands sommets de l'ouvrage.
exemple de la page 70
Il y a là trente-deux mesures lentes en ré bémol majeur, accompagnant les silencieux préparatifs du repas familial, qui peuvent être mises en parallèle avec ce que la musique a produit de plus beau dans la sérénité, la tendresse et la haute émotion. Elles vont revenir fragmentairement à la page 54, lorsque Louise remet la lettre de Julien à son père, puis à la page 62, lorsque l'excellent homme tente de consoler son enfant encore plus mortifiée que meurtrie par la gifle maternelle. Nous recommandons aux techniciens l'étude de tout le passage à 12/8 qui suit :
exemple de la page 71
Les six dernières mesures terminant le premier acte, si modernes encore de nos jours, sont tout un monde de mélancolie, de grisaille douloureuse et de résignation apparente ; elles nous laissent entrevoir l'impossibilité absolue de la jeune fille à continuer une existence dont est banni l'amour, et préparent donc logiquement tout le drame qui va suivre, auquel Paris, Paris tout en fête, annoncé aux dernières paroles, va prendre une part de plus en plus active.
***
ACTE II
Le prélude de l'acte II, intitulé Paris s'éveille, dut bouleverser l'auditoire qui l'entendit pour la première fois. Je suppose que sa brièveté seule l'empêche de figurer au programme des grands concerts symphoniques, et je ne puis vraiment admettre cette exclusion systématique, encore qu'elle doive laisser l'illustre musicien bien indifférent.
exemple de la page 72
Lire attentivement la scène du Noctambule, dont le rôle est écrit presque exclusivement sur les cris populaires :
Voilà l' plaisir, mesdames ! La rempailleuse de chaises, Harengs nouveaux, V'là des beaux canards, Marchand de petits suisses, etc...
exemple de la page 72
et bien remarquer une indication volontairement omise dans les théâtres :
« Le Noctambule jette son manteau et apparaît séduisant, tout à fait joli dans son costume de Printemps (*) auquel sont piqués quelques grelots de folie (**). »
(*) Dans les premières éditions il était fait allusion au Printemps de Botticelli.
(**) Ce costume est signalé à l'orchestre par des rythmes de danse et des arpèges de glockenspiel tout vibrants de grelots, qui ne riment guère avec la tenue de soirée dont on affuble ordinairement le féerique personnage.
Il ne faut pas s'y tromper : nous sommes ici en plein symbolisme féerique, et les metteurs en scène ont tort de ne pas s'en préoccuper ; c'est une faute très grave, car ce personnage d'apparence secondaire est le « Deus ex machina », et prend d'ailleurs la peine de le dire lui-même à toutes les futures Louises :
exemple de la page 73
Il me semble bien, sauf erreur, que ce dernier trait ne serait pas déplacé dans la bouche ricanante et satanique de messer Méphistophélès !
Quelle amertume dans la plainte du chiffonnier, qui vient ensuite ! — Non, ce n'est pas un petit rôle que celui-là, car ses trente-deux mesures en valent mille, et je connais tel jeune artiste qui dut une brillante carrière au fait d'y avoir réussi.
Je passe sur l'entrée des Bohèmes, sur leurs danses et sur leurs chants, qu'il faut considérer comme un intermède de gaieté, contrastant avec les émotions pénibles que l'on vient de ressentir, et traité avec une verve communicative digne des meilleurs auteurs d'opérette. La scène IV, où Julien reste seul, mérite un examen plus approfondi. Elle est entièrement construite au début sur le thème de : Voilà l' plaisir, Mesdames, qui prend une ampleur toute nouvelle, grâce à l'expansion des violons qui le magnifient et le clament en si majeur, avant de s'éteindre tout à coup (page 115, mesure 5), sur une modulation typique où l'on reconnaît une fois de plus la signature de Gustave Charpentier, avant d'arriver au très habile enchevêtrement des appels de Paris,
exemple de la page 74
dont la ligne mélodique acquiert un vif relief, grâce aux harmonisations qui viennent la sertir. Un de nos grands critiques, récemment disparu, Camille Bellaigue, en parle ainsi dans son feuilleton de la Revue des Deux Mondes :
Avec les plus petites voix de la grande ville, avec les plus dédaignées, le musicien de Louise avait su former les plus harmonieux, les plus attendrissants concerts... Autant d'appels ou de cris dont on ne savait pas jusque-là tout ce que les pauvres notes pouvaient exprimer de lassitude et de peine, de charme souffrant et de triste sourire. Et l'atelier comme la rue nous reflète sa poésie et son âme : son âme féminine, son âme de langueur et de rêve, de désir et d'amour.
Cette ambiance se développera jusqu'à la fin du tableau, à travers les scènes V (entrées des jeunes ouvrières), VI (Louise et sa mère), VII (Julien et Louise), et VIII, conclusion rêveuse où les voix lointaines s'éteignent peu à peu sur un accord de neuvième qui ne se résout pas, laissant le public sous une indéfinissable impression d'indécision tonale :
exemple de la page 75
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Le deuxième tableau du second acte, l'Atelier des Couturières ne peut se raconter. Il faut absolument l'avoir vu au théâtre pour l'apprécier comme il le mérite. Ce sont des ensembles vocaux assez difficiles à mettre au point, et qui demandent de sérieuses études de la part des soprani et contralti auxquelles il faut confier ces dix rôles épisodiques. Quelques remarques ne seront peut-être pas tout à fait sans intérêt : celle-ci, d'abord, qu'il n'y a peut-être pas au monde d'autre exemple d'une partition comportant une partie de machine à coudre se joignant au dialogue musical (pages 148, 149, 150, 152, 153) ; puis cette autre, qui a bien son prix : écoutez attentivement ce que chante Gertrude (p. 165 et 166), et vous verrez que le musicien, tout en ironisant quelque peu, n'a pu maîtriser son attendrissement.
Un peu plus loin, Irma évoque devant ses compagnes le charme séduisant de Paris, et c'est comme si, par la fenêtre ouverte, le tentateur (déjà entrevu au début du 2e acte) versait sur les têtes inclinées les promesses amoureuses que toutes attendent et appellent du fond de leur cœur.
Quant à la fanfare bouffonne qui éclate dans la coulisse avant la romance de Julien, elle est tirée d'une chanson que Charpentier avait perpétrée en 1889 à la Villa Médicis pour faire rire ses amis et « embêter » l'administration, alors représentée par un certain M. Brondoit, d'humeur tracassière.
exemple de la page 76
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ACTE III
La troisième grande cime de l'ouvrage est le Prélude du IIIe acte, en ré majeur, Vers la cité lointaine, auquel s'enchaîne l'air célèbre : Depuis le jour où je me suis donnée. De ce dernier, rien à dire, car il est populaire dans le monde entier (*), mais le prélude mérite notre attention :
exemple de la page 76
(*) Si, peut-être, il y a quelque chose à dire. Paul de Choudens aimait à faire chanter ce fragment à sa fille Suzanne, et comme le bon éditeur tenait à ce que la morale fût respectée dans son bel hôtel, il avait modifié le premier vers à sa façon, que voici : Depuis le jour où je fus fiancée !
De cette façon, les convenances ne perdaient point leur droit, et chacun était content....
Les huit premières mesures sont bâties sur : Tout être a le droit d'être libre et O cœur ami, ô cœur promis (*), mais personne ne s'en aperçoit, car chez Charpentier le développement des thèmes semble toujours spontané. Le dialogue qui suit contient une grande coupure peu souhaitable, Julien n'ayant pas un rôle assez considérable pour que l'on puisse encore l'abréger sans nuire à l'équilibre général. Arrivons aux déclarations ibséniennes que nous citions un peu plus haut et qui demandent un ténor doué d'une forte et belle voix pour les traduire dans une ampleur que l'on souhaiterait parfois moins déclamatoire. Louise pense à son père, qu'elle aime toujours, et dont le thème revient à intervalles réguliers se mêler à la valse symbolique : O jolie. Parcourir très attentivement les pages 234 et 235, où s'affirme la maîtrise du musicien et du dramaturge : puissance irrésistible du rythme, tel que le comprenait Verdi, et construction logique aussi fermement équilibrée qu'un allegro de symphonie classique, avec des progressions tonales montant sans cesse. A l'invocation de la page 243, l'homme de théâtre se révèle tout entier : le décor devient personnage, le grand Paris répond de toutes ses lumières à l'appel des amants qui lui tendent les bras. L'apothéose, longuement préparée, se produit enfin à la page 247 (Thème de la Possession et de l'Amour triomphant (**)).
Libres, vous êtes libres
Nous crie la Ville immense !
(*) Celui-ci, au ralenti.
(**) A la fin du thème de la Possession, l'auteur emprunte un des motifs de la Vie du Poète. Ce n'est d'ailleurs pas le seul qui interviendra au cours de ce duo où paraîtra encore, mais fragmenté, le grand thème de foi et d'amour :
exemple de la page 77
exemple de la page 78
Et la Ville les encourage de ses mille voix ; elle insuffle en leurs veines la chaleur du désir, l'ardeur des étreintes folles, la fureur des baisers. Comme je le faisais observer au chapitre III, ce n'est pas un duo d'amour ordinaire, c'est un trio prodigieux* dans lequel Paris garde la meilleure part, et j'ai l'impression que Louise s'offre à la fois à son amant et à la cité gigantesque :
exemple de la page 78
* Ce « trio » me donne la même sensation que celui de Faust, Paris-Méphisto, par ses maléfices, entraînant les amants à leur perte éternelle. Ce n'est sans doute pas le sentiment qu'a voulu traduire l'auteur, pour qui Paris est au contraire le grand ami des amoureux.
(*) Qu'il ne faut pas confondre avec la Marche du Couronnement de la Muse du Peuple dont elle n'est que la péroraison triomphale.
Et tandis qu'ils se retirent doucement dans leur nid de tendresse, l'on entend monter le cortège qui envahira le théâtre quelques instants plus tard.
exemple de la page 78
Le Couronnement de la Muse de Montmartre est un exemple de polyphonie vocale qui nous prouve que les chœurs de l'Opéra-Comique avaient le loisir de travailler beaucoup plus en 1900 que de nos jours. Grisettes, bohêmes, porteurs de lanternes, filles, garçons, pères, mères et gueux composent un ensemble imposant et d'un effet irrésistible (lorsque les chefs d'attaque savent leur métier, naturellement). Pas de ballet, mais une danseuse principale, évoluant harmonieusement parmi une douzaine d'autres, à la voix du Pape des fous, conducteur de la fête, qui adresse à Louise l'hommage de la Butte Sacrée :
O Jolie,
Sœur choisie !
L'apparition de la mère met tout ce joyeux monde en fuite, et il faut voir avec quelle ingéniosité est conduit le decrescendo musical, correspondant à la disparition progressive de la foule et à l'extinction des lampions. Le tout est fait en quarante mesures environ, durant lesquelles reviennent, se confrontent et disparaissent tour à tour le thème de l'amour et celui de la famille. Et le changement d'atmosphère tient vraiment du prodige.
Les trois protagonistes du drame restent seuls en présence, et la pauvre intruse apparaît si désolée qu'elle finit par gagner notre sympathie. Tout l'honneur en revient au musicien-poète, qui a su trouver exactement les mots et les accents qu'il fallait pour rendre vraisemblables le départ de Louise et surtout l'acceptation de Julien. Cet acte monumental, comportant plus de cent-vingt pages, durant plus d'une heure sans coupures, ne contient pas une faiblesse, pas une tache, pas une longueur, pas une faute d'équilibre ; cet acte, en un mot, demeure comme un joyau rare parmi toutes les splendeurs dont s'enorgueillit notre théâtre dramatique.
***
exemple de la page 80
Si le IIIe acte s'impose par son évocation de la ville triomphante, le IVe, qui nous montre le foyer détruit, apparaît encore bien supérieur. Tout ce qui précède nous charme, nous enflamme et nous émeut, mais la fin de Louise nous broie : le mot n'est pas trop fort. Et d'abord, les trente-huit mesures du prélude en sol mineur nous plongent dans une atmosphère de désespérance infinie, traversée par quelques brefs rappels des espoirs et des joies d'autrefois, dont l'élan retombe bien vite. L'homme est assis près de la fenêtre, où se meurt un très long soir d'été. Devant lui la Ville tentaculaire semble guetter une proie. La femme se tient à ses côtés, compatissante. La destinée a rivé ces deux êtres, plus unis chaque jour depuis que leur fille est devenue pour eux une étrangère. Un long et pathétique récit prépare l'air : Voir naître une enfant, durant lequel (page 423) on peut percevoir sous les paroles : Bêtes de somme que nous sommes, sous le joug de la Fatalité, les notes initiales de la Marseillaise — ironie sans doute voulue par l'auteur ! — Remarquons aussi, aux mots : que la mort les délivre, les fulgurantes trompettes sonnant la générale, annonciatrice des catastrophes. J'ai eu le vif regret de voir supprimer à l'Opéra-Comique depuis quelque temps ce morceau qui mériterait d'être interprété avec vénération par toutes les basses chantantes de l'Univers, tant il est pathétique, tant il exhale de tendresse meurtrie, de découragement, de rancœur désespérée.
L'action se noue plus étroitement au moment où Louise, boudeuse, froidement murmure un vague bonsoir au père avant de regagner sa chambre. C'est là que se place la célèbre berceuse en sol mineur :
exemple de la page 81
puis la dolente réponse :
L'enfant serait sage, tout à fait sage,
Si son père voulait lui faire moins de peine.
Dès lors, le problème insoluble est définitivement posé, et l'effrayant crescendo va commencer avec d'infinis ménagements pour se développer pendant les trente-deux pages qui restent, et exploser seulement quelques secondes avant le baisser du rideau. Il faut relire la fin de Carmen pour trouver quelque chose qui lui soit comparable, comme intention tout au moins, car la langue musicale n'est pas du tout la même, et Charpentier se sert couramment de combinaisons harmoniques fort différentes de celles de Bizet. L'émotion suscitée par le rappel des nombreux thèmes précédents (que répète Louise tels que les lui avait suggérés Julien) est encore accrue par ce cri déchirant, développement de l'air du début de l'acte :
N'est-ce plus mon enfant, ma Louise chérie ?
Notre émotion grandit quand la voix de l'hallucinée se mêle aux rumeurs de la Ville qui l'appelle ; quelle angoisse nous saisit quand le père, tenaillant les poignets de Louise délirante, la traîne vers la porte et hurle dans un paroxysme d'exaspération, en montrant les lumières irradiant tout l'horizon :
Voilà l' Plaisir, mesdames !
L'extrême fin de la pièce est encore plus poignante, peut-être ; Louise épouvantée s'est enfuie, un calme de mort s'abat sur le pauvre logis, la colère du père est tombée, on le voit s'avancer lentement, titubant, s'accrochant aux meubles, et son dernier cri de détresse s'exhale haineusement vers Paris !
Comme on le voit, l'auteur demeure strictement impartial et ne prend parti pour personne. Sa conclusion pourrait être le mot du vieil Arkel :
Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes !
Passons maintenant à quelques détails anecdotiques sur la création de Louise à l'Opéra-Comique, car c'est ici qu'ils doivent trouver leur place et ils nous apporteront une agréable diversion. (*)
(*) Voyez jusqu'où l'auteur semble se moquer de toutes les règles usitées au théâtre, encore plus au théâtre de musique : l'amant, le ténor, n'est pas du dernier acte ! Cela avait fait bondir Carvalho, quand il avait lu la pièce. « Faites revenir le ténor ! », cria-t-il à l'auteur épouvanté, « je l'exige, le ténor doit être là au baisser du rideau. Il est entré durant la querelle, il s'avance, frémissant. Louise se jette dans ses bras. Le père pardonne et... » « Ils se marient » ricana l'artiste.
Le ténor Maréchal, d'ailleurs, ne fut pas très satisfait de cette exclusion. Jusqu'au dernier moment, il avait cru que la pièce s'achevait sur son « ô Jolie ! », qui termine le IIIe acte. Voici pourquoi : Le décor du IVe acte étant le même que celui du Ier, on enchaînait ordinairement la répétition du IVe à la suite de celle du Ier. — Maréchal n'était pas très curieux. Le début du Ier acte, où — encore une audace bien grande, au lieu de simples confidents, ou du chœur habituel, l'auteur mettait le Ténor en scène — horripilait déjà le sympathique artiste, qui n'avait pas mauvais caractère, mais ne pouvait digérer que le musicien lui impose de chanter quasiment dans la coulisse, et dans quelle tessiture, au lever du rideau. Aussi avait-il hâte, une fois ce béquet répété, de disparaître.
Le jour de la répétition générale, à sa stupéfaction, après les applaudissements qui saluèrent son « ô Jolie ! » et les ovations — dont il prit sa part, et c'était justice — il vit les machinistes placer le décor suivant, et ses camarades ne point se presser, et les visiteurs affluer au foyer et dans les loges. Surpris et inquiet, il interrogea le chef de chant, Louis Landry : « Qu'y a-t-il ? qu'est-ce qu'on prépare ? » « Mais... le IVe. » — « Il y a un IVe acte ? On ne me l'a pas donné, je ne l'ai pas répété ! Me voilà bien !... » — « Mais, tu n'as rien à y faire. » — « Je n'en suis pas ? Non ?... »
L'an dernier, un ténor étranger trouva le moyen de réparer cet oubli d'un auteur trop étourdi : il intercala une reprise de quelques mesures de la sérénade au moment où Louise et le Père vont s'élancer vers la porte, l'une pour fuir, l'autre pour lui barrer le passage. Ainsi se rappela-t-il au public et reçut-il sa part des bravos à la fin de l'ouvrage !
D'abord, la distribution, telle qu'on peut la lire dans la partition piano et chant éditée chez J. Heugel :
LOUISE
ROMAN MUSICAL (*) EN 4 ACTES
(*) De Jules Casadesus, cette remarque, dans sa causerie de novembre dernier à Radio-Paris : « Roman musical ! quelle trouvaille que l'union de ces deux mots, au moment même où l'opinion publique, sous l'influence successive de Flaubert, de Maupassant, de Zola, assure le triomphe du roman tout court ; ici l'imagination rejoint harmonieusement la réalité, transfigure, anime, humanise le décor où cette réalité s'élabore, et en embellit le moindre détail ! »
DISTRIBUTION
Chef d'orchestre
M. A. MESSAGER.
Directeur de la scène
M. A. VIZENTINI.
Chef de chant
M. L. LANDRY.
Chef des chœurs
M. HENRI CARRÉ.
Louise, soprano dramatique
Mme MARTHE RIOTON.
la Mère, mezzo-soprano
Mme DESCHAMPS-JEHIN.
Julien, ténor
M. MARÉCHAL.
le Père, baryton
M. FUGÈRE.
Mmes
Irma : TIPHAINE.
Camille : MARIÉ DE L’ISLE.
Gertrude : DELORN.
l’Apprentie : VILMA.
Elise / le Gavroche : DE CRAPONNE.
Blanche : SIRBAIN.
Suzanne : STÉPHANE.
la Balayeuse : E. CHEVALIER.
la petite Chiffonnière : MICAELLY.
la Première : DEL BERNARDI.
la Laitière : PERRET.
la Plieuse : ARGENS.
la Glaneuse : P. VAILLANT.
Marguerite : FOUQUE.
Madeleine : DEROUGEAIS.
MM.
le Noctambule / le Pape des Fous : CARBONNE.
le Chiffonnier : VIEUILLE.
un Vieux Bohème : BELHOMME.
le Chansonnier : DUFOUR.
le Bricoleur : ROTHIER.
Premier Philosophe : DANGÈS.
le Peintre : VIANNENC.
le Jeune Poète : RAPAPORT.
l’Etudiant : DEVAUX.
Premier Gardien de la Paix : TROY.
Second Philosophe : VIAUD.
le Sculpteur : HUBERDEAU.
Marchand d’habits : CLASENS.
Second Gardien de la Paix : MICHEAU.
un Apprenti : PETIT GEORGES.
En coulisse.
Mmes
Marchande de mouron : GARCIA.
Marchande de pois verts : EYRAUD.
Marchande de pommes de terre : BROUSSIER.
MM.
Marchand de pommes de terre : ELOI.
Marchand de mouron : SCHINDLER.
Marchand de pois verts : JULLIEN.
Marchand de balais : LAROQUE.
la Danseuse : Mlle EDÉA SANTORI.
Danses réglées par Mme MARIQUITA.
Comme on le voit (et contrairement à ce que l'on s'imagine habituellement), ce n'est pas Mme Mary Garden qui créa Louise. Après avoir remplacé Mlle Rioton, souffrante à la huitième, et marqué le rôle d'une empreinte ineffaçable, elle le reprit quand la première interprète abandonna le théâtre pour se marier avec un admirateur qui n'avait pas manqué une seule de ses représentations, épris qu'il était de Louise et de celle qui l'incarnait à ses yeux. (*)
(*) Visites et Portraits. Interview de Mlle MARY GARDEN sur ses débuts (la Liberté, 24 mai 1905).
« ... J'ai débuté à l'Opéra-Comique le 13 avril 1900, soirée mémorable. J'étudiais depuis deux ans le chant avec Fugère, et grâce à lui, grâce aussi à ma regrettée et si bonne amie Sybil Sanderson, j'avais pu obtenir un modeste engagement à l'Opéra-Comique. Je ne devais débuter que plus tard et je m'attendais à moisir quelque temps dans les Micaëla et autres rôles de second plan. Un jour, Carré me dit :
« Pourriez-vous chanter Louise ? »
Avec le beau toupet de la jeunesse et de l'ignorance, je répondis imperturbablement.
« Louise, parbleu ! Demain, si vous voulez !
— Eh bien, venez demain soir à la représentation. On aura peut-être besoin de vous. »
J'appris en effet que Mlle Rioton était souffrante et qu'on serait peut-être obligé de la remplacer. Je fus à la représentation. Ma courageuse camarade voulut chanter quand même. Mais dès le premier acte, il devint évident qu'elle ne pourrait pas arriver à la fin. Au second entr'acte on vint me chercher à mon fauteuil. « Venez vous habiller, Mlle Rioton ne peut pas continuer. »
Vous pensez si je me fis prier. Dix minutes après, j'étais prête. Je ne pensais à rien. C'est seulement lorsque j'entendis le bruit du rideau qui se levait et que je vis devant moi la salle immense que je me pris à réfléchir. J'eus un trac fou. « Ma petite Mary, qu'est-ce que tu as fait là ? me disais-je. Trop tard. Il fallait chanter. Je chantai...
— Et vous eûtes un grand succès ?
— Mais oui... »
Quelqu'un se douterait-il que Louise eut des flottements inquiétants au départ ? Son auteur se souvient encore d'un certain lundi soir, où l'on fit cinq mille francs de recette. Il m'a rappelé aussi que peu de gens s'attendaient à un succès. Qui aurait pu supposer que la pièce ne quitterait pas l'affiche durant trente ans, et que la petite Parisienne ferait acclamer Paris sur toutes les scènes du monde ? J'ai sous les yeux une statistique datant du 30 décembre 1902, où l'on signale de Berlin que, durant cette année-là, le roman musical de Gustave Charpentier avait été joué en Allemagne 88 fois. Louise se maintient au répertoire du Metropolitan Opera de New York et de tous les grands théâtres d'Amérique ; elle est fort appréciée en Italie, où nos compositeurs sont généralement mal accueillis ; toutes les scènes de province la jouent couramment, malgré les déploiements de mise en scène qu'elle exige, ce qui prouve bien que l'on trouve ce qu'il faut pour honorer comme il le faut les œuvres qui en sont vraiment dignes !
Les critiques se divisèrent en deux camps : il n'en fut pas d'indifférents à la bataille. Pour Charpentier : Carraud, Henry Bauer, Bellaigue, Catulle Mendès, MM. Bruneau, Chantavoine, Dukas, Maurice Emmanuel, Schneider, etc... Contre Charpentier,... mais, au fait, à quoi bon les citer ? mieux vaut écouter l'auteur qui va nous raconter lui-même les impressions que ressentit son pauvre papa le lendemain de la première (Extrait d'une lettre à un ami. (*))
(*) Gaston Redon.
« ... Tu penses si le père courut dès sept heures au café du Delta, proche de son dortoir, avide de lire dans les journaux la confirmation du triomphe formidable que le public avait fait à Louise. Hélas, il déchanta vite. Je le trouvai, à dix heures, affaissé, blême, l'œil humide, prêt à sangloter derrière la pile des quotidiens. « Les cochons ! » proférait-il. Ils n'étaient donc pas à l'Opéra-Comique hier soir ? C'est insensé. Aucun d'eux ne parle du triomphe, des rappels, des cris d'enthousiasme, du rideau levé vingt fois, des spectateurs réclamant durant un quart d'heure : Charpentier ! Charpentier ! C'est inimaginable ! Quelle mauvaise foi. Il me tendait l'article de Léon Kerst du Petit Journal : « Louise : Du vide, avec du vide autour. » Un autre : « On en a tellement parlé avant qu'il est certain qu'on n'en parlera plus après. » Un autre encore : « Louise : insanité, absurdité, démence de primaire... » Le mot primaire revient souvent sous la plume des critiques, des forts en thème qui n'ont jamais rien produit. Mais après le déjeuner chez Landry, qui fut somptueux, le sourire réapparut sur les lèvres de mon père et il écoutait avec des hochements de tête approbatifs et ravis mon vieux copain me dire : « Allons, ne te fais donc pas de bile, laisse japper les chiens, repousse du pied leurs ordures, Louise vivra. »
Parole prophétique, oh ! combien !
Relatons enfin quelques appréciations intéressantes, et qui se passent de commentaires :
Voici, à coup sûr, un véritable et, je l'espère, je le crois, un grand dramaturge musical. Il semble bien que, ce soir, s'est produite, presque totale, parmi les incertitudes d'abord, puis les approbations, puis les enthousiasmes d'un public étonné, charmé, ébloui, ému, subjugué, cette réalisation longtemps attendue : une œuvre française de théâtre — double et une, verbe et son unifiés en drame — où, ne répudiant rien de la leçon donnée au monde des esprits par le tout puissant Wagner, génie enfin universalisé, usant, au contraire, sans imiter sa « personnalité », de tous les modes d'expression qu'il rénova, innova et multiplia, en un mot, de son « système », s'est manifestée abondamment, superbement, une inspiration neuve qui, par la qualité de l'amour, de la douleur, de la mélancolie, de la joie, du désespoir de toute la passion, s'affirme issue du propre cœur de notre race, n'aurait pu sourdre d'aucune autre nation que la France.
CATULLE MENDES (le Journal).
... Ce premier, ce quatrième acte, surtout, sont déjà d'un maître. Les deux autres d'un artiste. L'œuvre entière, à coup sûr, d'un homme. Prodige rare par le temps qui court, où nous entendons tant de soi-disant œuvres d'art dont les auteurs ne sont si des hommes ni des maîtres, ni hélas des artistes !
PAUL DUKAS (Revue Hebdomadaire).
... Et ce n'est pas le moindre apport du musicien d'avoir élevé à la musique les humbles, les dédaignés, les ouvriers, tout le peuple faubourien, et d'avoir fait passer la rue à travers la scène. Ces millions d'êtres dont jamais la musique n'interrogea ni ne traduisit les passions, les douleurs, les joies et les amours, la vie sentimentale enfin : voici que le compositeur les évoque, et dans les scènes intimes, et dans les palpitations d'une grande fresque sonore.
HENRY BAUER (la Petite République).
Dès les premières scènes, j'ai été pris par l'accent de vérité, la conviction, le sérieux du drame ; et d'acte en acte, la vie abondante et généreuse de votre art m'a tout à fait gagné, et j'ai continué d'en sentir l'émotion longtemps après la représentation. Vous avez donné un bel exemple, non seulement à la musique, mais au théâtre, en lui montrant la tragédie profonde que contient la vie quotidienne la plus simple.
J'avais à côté de moi Richard Strauss, avec qui j'étais allé vous entendre, et je puis vous dire avec quelle joie enfantine et gourmande ils se délectait de vos rythmes et de vos harmonies. Que vous êtes heureux d'avoir à votre disposition cette musique qui permet de pénétrer jusqu'aux entrailles de la vie, que la poésie ne fait qu'effleurer.
ROMAIN ROLLAND.
... Louise est une œuvre absolument remarquable. Je ne sache pas de drame lyrique, dans ces vingt dernières années, qui m'ait autant saisi et se soit imposé avec une aussi impérieuse puissance d'éloquence séductrice.
L'ensemble de facultés et de mérites qui se révèle dans cette œuvre est vraiment rare et exceptionnel.
MAURICE KUFFERATH (le Guide musical).
Louise constitue une espèce de prodige. L'œuvre, livret et musique, par son inspiration, son sujet, sa contexture, aurait pu succomber dans la banalité la plus écœurante, dans le commun et l'incohérence. Par le seul moyen de la conviction, par la seule force de l'inspiration ardente, le miracle inverse s'est produit....
« Heureux les simples, car ils verront Dieu ». Et cela est si juste que la pauvre et banale idylle de la Montmartroise se transforme en un chant éternel.
HENRY BATAILLE (les Annales).
Mon cher ami,
Louise est un chef-d’œuvre, et vous êtes un très grand et très noble artiste, que j'embrasse de tout mon cœur.
EDOUARD COLONNE.
... Votre pièce a éveillé en moi tant de sensations et tant d'idées ! Je sens que j'en suis sorti meilleur, augmenté de quelque chose d'indéfinissable et d'exquis ! Votre jeune admirateur,
ERNEST PSICHARI.
... Pendant quatre heures, vous avez bercé, ravi et fait pleurer la chère âme populaire que je porte en moi, si bien qu'à mon admiration pour le grand artiste que vous êtes, se mêle à présent un sentiment de reconnaissance intime et fraternel.
LUCIEN DESCAVES.
... Restez ce que vous fûtes, ce que vous êtes, fier et libre, l'adversité nous donne des forces inconnues ; le cœur est bon, les muscles ne sont pas gras, mais il vaut mieux être hors du monde, et incompris, que médiocre et platement servile devant la sottise. Vous avez vaincu les bêtes, cette fois, tant mieux, mon cher Charpentier ! Un camarade, bien seul, et très vôtre,
LUGNÉ POE.
Dix mille fois bravo mon cher et admiré ami. Il y a longtemps je n'avais été aussi réellement ému.
FLORENT SCHMITT.
En venant vous féliciter sincèrement de votre grand succès d'hier soir, je tiens à vous dire combien j'ai été heureux de retrouver dans votre œuvre, encore magnifiées les belles qualités d'émotion dramatique que j'avais aimées en vos pièces symphoniques et spécialement dans les « Impressions Fausses ».
Acceptez la franche poignée de main d'un ouvrier d'art qui aime à applaudir toutes les manifestations de talent.
Sympathiquement à vous,
VINCENT D'INDY.
Quand on aime une œuvre autant que j'aime Louise, on a le droit de dire à l'auteur qu'on l'aime, sans le connaître, hélas !
SACHA GUITRY.
Voici maintenant un document assez curieux, car le signataire devait déclarer quelques années plus tard, lors de l'élection à l'Institut de l'auteur de Louise : « Je ne m'assoierai jamais auprès de ce voyou ! »
Bône, le 19 mars 1901.
Mon jeune et illustre confrère,
Il faut que je vous fasse des excuses !
Profitant de la tranquillité dont je jouis ici, je me suis plongé dans la lecture de Louise et je me suis aperçu que vous mettiez, à éviter la septième diminuée, autant de soin que moi-même, pour le moins. Comment donc ai-je pu vous accuser d'en avoir trop mis, et en entendre là où il n'y en a pas ? Je ne sais. Ce que je sais, c'est que je vous ai dit une bêtise : cela n'est pas bien grave.
Je me délecte à vous lire. Que de fraîcheur, que d'invention, que de talent et surtout, que tout cela est vivant ! j'attends avec confiance votre prochain ouvrage, et avec impatience ; mais de telles œuvres ne s'improvisent pas.
Votre admirateur et ami.
Signé : C. SAINT-SAËNS.
Le dernier mot sera dit par le Maître illustre qui forma le triomphateur. Écoutez-le parler, et inclinons-nous respectueusement devant cette voix d'outre-tombe, toujours vivante pour ceux qui l'on connu, — donc aimé :
Le lendemain matin.
Je veux vous redire encore notre profonde émotion. (Ma femme et mes enfants sont des passionnés de Louise !) Vous êtes un admirable artiste, et mon cœur était si joyeux en entendant les acclamations de toute la salle ! Encore merci aussi pour la partition et pour les mots qui témoignent une fois de plus de votre si touchante et bienveillante affection pour votre vieil ami,
enthousiaste
depuis toujours !
MASSENET.
Julien.
Analyser cette épopée féerique est tâche difficile. C'est la Vie du Poète développée, sans doute, mais c'est bien autre chose encore, qui éveille dans nos âmes un frémissement nouveau. Julien est plus grand que Louise, voilà qui pour moi ne fait aucun doute, cependant l'architecture de ces deux monuments est si dissemblable ! Quelqu'un songerait-il à comparer une église de l'Ile-de-France avec le temple d'Angkor ?
Pour bien pénétrer et comprendre la pensée de l'auteur, il faut partir de cette vérité, que Julien est un rêve ; et du même coup, que c'est une sorte de féerie pénétrée de réel. Ainsi parlait Fourcaud, le grand critique, — et il ajoutait : Les images glorieuses et les images cruelles vont défiler sous ses paupières closes en s'extériorisant pour nous.
PROLOGUE
Enthousiasme.
Julien, dans son atelier de la Villa Médicis, à Rome, travaille, auprès de Louise endormie.
Il chante la gloire de l'œuvre qu'il a entrepris de créer, puis il s'assoupit en rêvant d'avenir.
Louise s'éveille, le contemple et l'admire, jalouse des songes qui rayonnent au front de son amant : elle voudrait les comprendre, les partager.
PREMIER ACTE
Au Pays du Rêve.
PREMIER TABLEAU
La Montagne Sainte.
Le temple de la Beauté en couronne la Cime.
Tout en bas, par un sentier, les Filles du Rêve descendent au-devant des poètes élus, pèlerins de l'idéal qui s'avancent en cortège de printemps.
Louise et Julien les suivent : ils demeurent un moment dans l'extase du décor et des chants qui célèbrent la douceur d'aimer.
DEUXIÈME TABLEAU
La Vallée maudite à mi-chemin du Temple.
Au fond d'une gorge obscure, les poètes déchus implorent la Beauté.
Au-dessus d'eux, sur le sentier qui surplombe la vallée, les Chimères tissent les brumes, les nuées multicolores qui dérobent la vue du Temple à ces exilés de l'Idéal.
Au bord du sentier apparaissent Julien et Louise, éclairés de lueurs d'enfers...
Julien se penche sur l'abîme d'épouvante : il est saisi d'horreur et de pitié ; en lui s'éveille le désir de secourir ses frères malheureux et de se dévouer au bonheur du monde.
Les nuées ont envahi la scène. Changement à vue.
TROISIÈME TABLEAU
Le Temple de la Beauté.
Les Nuées ont continué de descendre, découvrant le Chœur magnifique du Temple de la Beauté.
Tout un peuple d'élus s'exalte autour des amants. Chants de triomphe, appels joyeux, cris d'amour. Mouvement intense et passionné, lumières étincelantes....
Ébloui, éperdu, Julien s'avance. Un vieillard l'arrête, l'Hiérophante, qui vient le mettre en garde contre les lendemains amers des divines extases et lui rappeler la tragique destinée de tous ceux qui voulurent se dévouer au bonheur universel.
Julien répond ardemment : il chante sa ferveur, ses espoirs. Qu'importe s'il doit payer de souffrances la réalisation de son œuvre ?
« Soit, » répond l'Hiérophante, « mais de ce jour, enfant, commence ton calvaire. » Et la foule se retire.
Les Filles du Rêve entraînent Louise, devenue leur sœur.
L'Humanité envieuse s'est glissée sous les traits du Sonneur et de l'Acolyte, esprits obtus, stupides fantoches qui échangent d'ignobles railleries sur la cérémonie, puis s'éloignent.
Julien, seul dans l'immense basilique, sent monter en lui une angoisse infinie. L'ombre épaissie s'emplit de lueurs, de visions, de cris. Des chants lointains, tendres et doux, implorent....
Soudain, dans une clarté d'abord imprécise, puis fulgurante, la Beauté surgit de l'ombre, saluée par les chants des augures et des lévites prosternés. Julien, écrasé de bonheur, balbutie des mots d'extase. La Beauté laisse tomber de ses lèvres souriantes les suprêmes recommandations : Être simple, — ne point s'armer de la raison contre l'amour, — aimer.
DEUXIÈME ACTE
Doute.
Paysage pittoresque au pays slovaque (*) : champs, bois, chaumière près d'une grande route. Au lever du rideau une famille de paysans entoure Julien assoupi sur un banc contre la maison.
(*) Dans une conversation rapportée par M. Louis Schneider, Charpentier, répondant à certaines critiques, revendique le droit de promener son héros partout où il s'est promené lui-même.
Autour de lui, la plainte fatiguée des travailleurs de la plaine et de la forêt dit l'accablement de l'inutile effort humain, et semble le gémissement de la terre elle-même, lassée de son perpétuel enfantement.
Julien s'éveille ; quels sont ces chants qui répondent si bien à l'inquiétude de son âme ? Dans les villes, il entendit déjà ces cris douloureux qui le poursuivent encore, souvenirs des jours de lutte, vécus parmi les hommes qu'il voulait aider et guérir de leur misère, et qui l'ont chassé après l'avoir maudit.
Le paysan l'invite à rester avec eux, à partager leur vie ; ne serait-ce pas l'oubli, le repos pour lui, peut-être le bonheur ? La jeune fille tendrement lui sourit. Julien est frappé de la ressemblance de cet avertissement avec celui qui autrefois le salua sur le seuil du Temple de la Beauté. S'il faut choisir, s'écrie-t-il dans un geste passionné, je choisis le Rêve... et je nargue la Vie sans prestige ! Autour de lui les voix des choses protestent par un murmure. Julien frémissant interroge la nuit :
O nuit où mon cœur s'élance,
J'ai peur de toi, peur du Temps.
Enveloppé d'ombre dense
Je cherche partout à voir
Ce que dérobe ton silence :
Triomphe ou mort de mon espoir.
Seul le rossignol fait écho à la plainte du Poète qui s'éloigne lentement. A la fenêtre de la chaumière une silhouette se penche... ébauche un adieu désolé...
TROISIÈME ACTE
Impuissance.
Un site sauvage en Bretagne, un coin de mer
lointaine. Au lever du rideau : orage, tempête, tous les éléments déchaînés.
Un souffle de mystère et de fatalité plane sur tout cet acte.
Debout sur la terrasse de sa maison familiale, vieux manoir délabré, Julien,
comme pétrifié par le malheur, confie à la nature tumultueuse son angoisse
croissante. L'aïeule, inquiète et craintive, trottine autour de lui. Julien se
perd dans ses pensées :
Jadis dans un splendide songe
Pourquoi m'appelais-tu, pur et divin rayon ?
Oh ! l'odieux mensonge !...
L'aïeule proteste et le prend dans ses bras ; elle lui rappelle les prières qu'il récitait jadis avec sa mère au coin de l'être : elle lui montre les Bretonnes balbutiant des litanies sous le porche de l'église. Julien se cache la tête sur l'épaule de l'aïeule et s'agenouille doucement....
Mais du fond de la vallée monte un chant de malédiction ; un sombre cortège s'avance sur la route :
« Mes frères les Poètes ! » s'écrie Julien, qui reconnaît les poètes déchus de la montagne sainte, errant éternellement à la recherche de l'Idéal perdu, et c'est devant lui le tragique et lamentable défilé de tous ceux dont l'effort avorta. Julien reste indécis entre ceux qui renoncent à toute espérance et l'Aïeule, symbole de la Vieille Foi. Celle-ci le voit hésiter. Va-t-il suivre ces égarés tombés du haut de leur folie ?
Crains l'orgueil, lui dit-elle d'un ton prophétique et mystérieux qui rappelle à Julien les recommandations mêmes de la Beauté. Grand'mère ? Comment peux-tu savoir ? Qui t'inspire ? Elle lui montre le Christ du calvaire, Julien baisse la tête. Le cortège maudit s'éloigne... Julien considère l'Aïeule courbée sur les marches. « Vainement, dit-il, à travers les cieux se perdent nos cris et notre agonie. Vainement l'homme souffre et pleure ! Tout rayon divin n'est qu'un leurre. » Il tend le poing....
Silencieusement, au pied de la croix, l'Aïeule tombe morte.
QUATRIÈME ACTE
Ivresse.
PREMIER TABLEAU
Les abords d'une guinguette à Montmartre, près des boulevards extérieurs en fête. Julien arrive, l'air égaré, fuyant l’obsession des voix fatales. Autour de lui, dans la guinguette, au loin dans Paris, grouille une joie confuse, le brouhaha d'une foule en gaieté. Lui seul est malheureux. Pourquoi ne peut-il oublier sa souffrance ? Une fille de la rue s'approche, le questionne, voudrait le consoler. Tout près, dans l'ombre, les chimères font écho à la voix de leur sœur charitable : Tissons des mirages d'oubli ! Sous les paroles de la fille, des musiques s'éveillent, ressouvenirs de l'amante et des heures d'enthousiasme. Julien croit voir surgir le fantôme de celle qu'il aima. D'où viens-tu, spectre infernal ? Il tend les bras.... La fille se sauve en dansant, railleuse et provocante. Julien, resté seul, sent monter en lui le désir invincible de s'étourdir dans la gaieté du monde. Il appelle à lui l'Ivresse consolatrice. Violemment il s'élance vers la fête.
Deux hommes paraissent et s'arrêtent essoufflés : le Sonneur du Temple et l'Acolyte du premier acte.
Ils regrettent comiquement la splendeur des temps passés. Quelle déconfiture ! Descendu des hauteurs où les poètes n'allaient plus le visiter, le Temple de la Beauté, installé chez les hommes, ne fait pas recette. — Décidément l'Humanité se désintéresse de l'Idéal, trop préoccupée de sa misère ou de ses plaisirs.
Surviennent les filles du Rêve, misérablement accoutrées. Elles s'empressent, elles sont en retard. L'acolyte les rassure. La baraque est encore vide.... Tous disparaissent.
DEUXIÈME TABLEAU
La place Blanche à Paris, un soir de carnaval et de fête foraine. La foule grouille et chante. Cris, bousculade. Des curieux sont massés devant le théâtre de l'Idéal, où s'agitent des fées, des sirènes, rappelant mélancoliquement les Filles du Rêve ; tandis qu'un mage, hiérophante populaire, montre à la foule l'énorme tableau réclame où on lit :
Ici !
La Splendeur du Vrai est visible pour deux sous.
Au loin apparaît le monôme des étudiants et des rapins ; parmi eux Julien gesticule, beau de gaieté trépidante. Il s'assied à la terrasse du cabaret. Toasts, beuverie.
Le Mage, plus triste, les yeux fixés sur Julien, développe son boniment à la foule : Venez à la Beauté !
Sa voix éveille en Julien des échos de voix anciennes. Peu à peu celui-ci s'énerve, comme s'il sentait dans le discours du bateleur un reproche direct à sa déchéance.... Il veut lui répondre. Il se lève, il harangue la foule, il boit à la mort de l'Idéal, à la mort de la Pensée, à l'animalité triomphante. Il se grise avec la fille et s'effondre à ses pieds.
Et maintenant, écoutons la voix du Maître, qui nous dévoilera mieux que personne les arcanes du grand secret (*) :
(*) Préface de Julien communiquée à la presse par l'auteur,... et que l'éditeur aurait bien dû insérer dans la partition.
PREFACE
Trois tableaux de cette pièce semblent situés dans le Rêve, et cinq dans la Vie. Mais il n'y a, des uns aux autres, qu'une différence de proportions dans le mélange continu du merveilleux avec le réel. J'ai cherché à figurer ainsi, comme je l'avais tenté au second acte de Louise, ce que notre existence quotidienne offre sans cesse de sous-entendus mystérieux, d'enchantements imprévus, d'émouvants sortilèges.
Sauf au prologue, Louise et les différents personnages qui entourent Julien sont moins des êtres réels qu'une représentation de ses états d'âme extériorisés. Certains d'entre eux n'interviennent que comme les reflets, momentanément animés, d'une aspiration, d'un regret, d'une défaillance, d'un souvenir. D'autres descendent plus avant dans la vie, semblent s'y fixer et agir selon les lois humaines : mais le spectateur les a vus se former dans la pensée du principal, à vrai dire : de l'unique héros du drame, et il comprendra facilement qu'ils dominent, à la façon d'instincts supérieurs, une action qu'ils paraissent subir et qui n'est qu'un symbole des intrigues profondes de la vie intérieure.
Dans la première catégorie de ces personnages, le Sonneur du Temple et son Acolyte, avec leur gouaillerie faubourienne, leur perpétuel persiflage des plus augustes émotions, indiquent dès le début, tout au fond de l'esprit du poète, un ferment d'ironie, un relent de fantaisie populacière, qui doivent préparer le spectateur au dénouement. D'autres sentiments, à la fois vaniteux et bas : appétits et rancunes, envie et doute, jactance de la raison, négations de l'effort et du sacrifice, peuvent aussi traverser aux heures d'impuissance une âme noble : les Poètes Déchus les personnifient, en opposition avec les Filles du Rêve, infatigables filandières de mirages et d'oubli.
Deux personnages plus individuels et beaucoup plus importants apparaissent symétriquement à chaque acte. Au premier, la Beauté et l'Hiérophante : au second, la Jeune Fille et le Paysan, au troisième, l'Aïeule, au dernier la Fille et le Mage, revêtus successivement chacun de personnalités diverses pour qu'ils s'adaptent à la diversité infinie des apparences de la vie. Deux mêmes interprètes tiendront ces rôles d'un bout à l'autre de l'ouvrage, afin qu'on y retrouve la permanence des forces directrices qui nous mènent au travers de cette vie. Ce sera d'une part la douceur féminine, le réconfort toujours offert de la tendresse du cœur ou de l'ivresse des sens ; l'inépuisable illusion (*). D'autre part, la voix de prudence, le bon conseil : la sagesse intérieure. A chaque détour, le voyageur rencontrera ces deux soutiens de chaque côté du chemin. Ils tâcheront d'abord d'armer l'enthousiasme de sa jeunesse pour l'assaut de la gloire et le culte de l'idéal. S'il est ébranlé par le doute, ils s'efforceront de le convertir à l'activité saine et féconde de la nature. Atteint par l'impuissance, ils lui apporteront le recours de la foi. A aucun moment il ne saura bien les entendre ; et c'est ainsi qu'à la fin son esprit désemparé se déchirera, comme un cauchemar, entre les déformations redoutables de ses émotions initiatrices. La Beauté est devenue Casque d'Ognon, prêtresse avilie du plaisir ; le Temple magnifique n'est plus qu'une baraque foraine, à l'assaut de laquelle les Poètes Déchus entraînent la foule imbécile et veule.
(*) Art, Amour, Foi, Ivresse....
Les figures féminines, qui apparaissent çà et là dans mon œuvre, sont-elles des incarnations de Louise ? Julien en doute, et je veux aussi l'ignorer. Mon héros est-il condamné finalement à une dégradation irrémissible, ou doit-il se relever, au contraire, pour rebondir en un nouvel essor ? Son rêve serait-il prophétique ? Autant de questions auxquelles il m'est impossible de répondre.
Retenons bien ces dernières paroles de l'auteur. Elles nous montrent que tout espoir n'est pas perdu, et que de ses visions le Poète saura faire une œuvre. Il est préférable qu'il en soit ainsi, car l'ouvrage laisserait une impression d'angoisse véritablement navrante. Combien de fois, aux heures pénibles de ma carrière, ai-je évoqué la sinistre Baraque de l'Idéal ! Il est des pensées qu'il est bon de ne pas trop souvent approfondir... Louise est un roman musical, et Julien une tragédie shakespearienne, construite avec un équilibre qui ne se dément jamais. Relisez ce que vient de nous dire Charpentier sur l'apparition à chaque acte des deux (*) personnages antinomiques, l'Illusion et la Raison, toujours modifiés en leur apparence, toujours les mêmes en leur essence ; et vous comprendrez mieux encore l'importance de ce plan conducteur. Ne pas admirer cette conception ne peut être que le fait de l'incompréhension ou du parti-pris. Elle peut choquer, elle peut déplaire, mais partout et toujours elle finira par s'imposer.
(*) Au troisième acte, le rôle masculin semble échoir au Christ sculpté du Calvaire !
***
A. J. PAUL-BONCOUR,
EN FERVENTE ET RECONNAISSANTE AFFECTION.
Telle est la dédicace que porte la partition éditée chez Eschig.
La page suivante s'adorne d'une phrase d'Alfred de Musset : Vous cherchez autour de vous comme une espérance... et la destinée qui vous raille vous répondra par une bouteille de vin du peuple et une courtisane.
(Confession d'un Enfant du siècle.)
JULIEN
OU
LA VIE DU POÈTE
Représenté pour la première fois sur le théâtre National de l'Opéra-Comique, à Paris, le 4 juin 1913 (*), sous la direction de M. ALBERT CARRÉ.
Directeur de la scène : M. CARBONNE. Chef d'orchestre : M. ALBERT WOLFF. Chef des chœurs : M. FERNAND MASSON. Chefs du chant : MM. BASTIN et PIFFARETTI. Danses réglées par Mme MARIQUITA.
DISTRIBUTION
MM.
Julien : ROUSSELIÈRE.
l’Hiérophante / le Paysan / le Mage : BOULOGNE.
l’Officiant : DE CREUS.
le Sonneur : CAZENEUVE.
l’Acolyte : MESMAECKER.
un Bûcheron / un Bohème / un Camarade : CAPITAINE.
Mmes
Louise / la Beauté / la Jeune Fille / l’Aïeule / la Fille : MARGUERITE CARRÉ.
la Paysanne : PHILIPPOT.
les Filles du Rêve : TISSIER ; CARRIÈRE ; CALAS ; VILLETTE ; MARINI ; ARNÉ.
Décors de M. L. JUSSEAUME. — Costumes de M. MARCEL MULTZER.
(*) Sait-on que Julien devait prématurément être donné au Théâtre de Monte-Carlo et Pénélope à l'Opéra-Comique ? L'écho suivant, paru dans le Petit Niçois du 1er décembre 1912 explique en partie le curieux chassé-croisé, dont les motifs restent mystérieux :
Depuis des années, M. Gustave Charpentier, l'éminent auteur de Louise, n'avait plus donné l'occasion à ses admirateurs, c'est-à-dire tout le public — d'applaudir une œuvre nouvelle de lui.
Il y a quelques semaines, on apprit que le Maître avait terminé un ouvrage, Julien, et que l'Opéra de Monte-Carlo en aurait la primeur.
Julien devait être créé en février prochain. On prétend maintenant qu'il n'en sera rien. M. Gabriel Fauré, ayant de son côté, terminé Pénélope qui devait être créé seulement en 1914, M. Gunsbourg a décidé de représenter l'œuvre du Directeur du Conservatoire cette saison même.
L'accord vient de se faire très cordialement, M. Gunsbourg créera en février Pénélope que M. Gabriel Astruc montera à l'Opéra des Champs-Elysées pour la grande saison de Paris, et M. Carré représentera bientôt Julien.
Etant donné l’abondance des citations précédentes, je m’efforcerai d’écourter l’analyse musicale autant qu’il me sera possible, mais sans rien omettre d’essentiel. Et d’abord, jetons un coup d'œil sur le Prologue, où le caractère du héros apparaît nettement campé dans sa ferveur enthousiaste et juvénile, à laquelle convient si bien le ton lumineux de la majeur. Lisons la scène II, où l'amoureuse contemple tendrement son grand enfant endormi, avec des rappels très ingénieux de certains motifs de Louise auxquels viennent se mêler quelques dessins secondaires des Impressions fausses et du Couronnement de la Muse.
exemple de la page 103
Admirons les harmonies voluptueuses et mystérieuses soulignant les mots :
Être Muse...
Destin divin, sort redoutable !
(Ces harmonies reparaîtront sous le chant de la Fille au premier tableau du IVe acte, ajoutant leur argument à la ressemblance physique dont s'épouvante Julien).
Au changement de décor, durant la musique de scène, on voit paraître pour la première fois le Thème de la Beauté.
exemple de la page 104
Il alterne ici avec les fanfares qui présentent le thème du Temple.
Le grand chœur en ré majeur qui vient ensuite, amorce certains rythmes caractéristiques qui prendront une ampleur singulière dans le Chant d'Apothéose (*), et son inspiration si noble et si sereine contraste avec les supplications des poètes déchus, qui ouvrent le second tableau. Interrompues un instant par la vibrante invocation en ré bémol majeur que chante Julien : Soleil du monde, les masses vocales vont toutes s'unir pour l'ensemble colossal du Temple de la Beauté. Il y a là vingt-cinq pages sublimes, qui semblent monter jusqu'à l'Empyrée des Dieux, tandis que les cloches sonnent à toute volée pour scander les accents du cantique éternel.
(*) Nous parlerons de cet hymne célèbre au chapitre IX.
L'Initiation nous offre une situation dramatique vraiment extraordinaire et que le théâtre lyrique n'avait jamais connue avant Charpentier. Écoutez le cynique dialogue du Sonneur et de l'Acolyte :
exemple de la page 104
contrastant avec les nobles paroles de l'Hiérophante, professeur de Raison, dont le thème oppose sa courbe mélancolique, comme désenchantée, à l'exaltation du poète :
exemple de la page 105
Ce motif, extrêmement développé durant toute la scène, rampe sombrement à travers l'orchestre, et apparaît sinistrement menaçant sous la prédiction dantesque dont la phrase le reproduit à la tierce supérieure et se termine sur les premières notes du motif d'espérance et de malédiction :
exemple de la page 105
Il en est un autre, également digne d'être cité, accompagnant ces mots :
... Et ceux-là même dont tu crois
Assurer le bonheur
Te cloueront sur la croix :
exemple de la page 105
Ils reparaîtront, d'ailleurs, au second acte, au moment où le paysan slovaque interviendra entre Julien et la Jeune Fille. Ces rappels de motifs permettent de mieux comprendre l'unité profonde qui présida à l'élaboration de l’œuvre.
Il faut entendre ensuite les litanies si curieuses scandées par les servants du Temple et préparant l'apparition de la Beauté avec son thème inoubliable, présenté par l'orgue.
Ses premiers mots, psalmodiés sur le thème de la Promesse de Gloire, — qui deviendra au 3e acte celui de la Malédiction — méritent d'être cités, car ils nous permettront de saisir sur le vif un procédé cher à l'auteur, l'emploi des allitérations et des assonances (*) :
exemple de la page 106
(*) Pour la déclamation G. Ch. semble obéir plutôt à sa fantaisie qu'a des règles déterminées ; ainsi le prouve sa façon de traiter l'E muet. Tantôt il l'écrit en petites notes indiquant par là qu'on ne doit pas l'appuyer — précaution utile envers certains chanteurs, — d'autres fois il l'évite par une apostrophe comme on a coutume de le faire dans les chansons populaires. Ailleurs il lui confère une valeur équivalente aux syllabes voisines. En somme il semble régler son choix d'après le plus ou le moins de lyrisme des situations.
Examinez avec soin la scène tout entière, et méditez autant sur le texte que sur la musique, où se retrouvent combinés tantôt les motifs de Louise, tantôt ceux de la Beauté, de l'Hiérophante et de la Nuit.
Observez l'orchestration du 3/4 qui suit le n° 128 :
exemple de la page 107
où le cor redit le thème de la Nuit, — identique à celui de la Beauté amputé de ses deux premières notes. — Ainsi l'auteur nous révèle la parenté de ses impressions spirituelles. Nuit et Beauté, Nature et Art, sont pour lui quasi-synonymes : il retrouve l'Art dans la Nature et la Beauté dans la Nuit.
Quelques mesures avant que le rideau tombe, ce que dit à Julien la Beauté mérite d'être particulièrement mis en relief, surtout à l'époque où nous sommes :
L'œuvre vit de tendresse ;
L'art n'est rien que caresse ;
Aime sans cesser ! (*)
(*) Ne sont-ce pas là les principes dont s'inspirèrent les musiciens français jusques et y compris Gabriel Fauré ? Mais me sera-t-il permis de dire à l'auteur de Julien qu'à mon avis son œuvre s'impose plus encore par la puissance que par la tendresse ?
ACTE II
La première scène mérite de retenir notre attention. Écoutez bien les chœurs de terrassiers dans le lointain ; que chantent-ils ? La Ravachole, mais sur un mode affaibli et comme résigné devant l'inévitable. Toute l'exposition est conduite avec une discrète habileté, et module du ton initial de la mineur à celui de la bémol mineur, avec incursions aux régions les plus éloignées, le tout si sobrement que l'on s'en aperçoit à peine.
Se dévoile ensuite le motif de la Terre de Douleur :
exemple de la page 108
Ces quelques pages sur lesquelles plane le thème douloureux de la Misère humaine :
exemple de la page 108
sont d'une mélancolie poignante.
Au réveil de Julien des chœurs de coulisse reprennent le motif de la Terre de Douleur. Toute cette scène offre de curieuses agrégations d'accords, voire même des recherches de presque polytonalité d'autant plus singulières que l'ouvrage remonte à plus d'un quart de siècle. La désespérance du voyageur contraste avec la paisible sympathie des humbles qui l'entourent. De ci de là reparaissent dans la trame orchestrale, certains motifs des Impressions Fausses, déjà perçus précédemment, et que nous reverrons chaque fois qu'il sera question du sombre destin des hommes, de leur servitude au malheur :
exemple de la page 109
Parvenus à la scène III (précédée du poétique chœur des Voix de la Nuit (*) sur lequel dialoguent la jeune fille et Julien), nous retrouvons l'Hiérophante sous les traits du paysan, et ses premières paroles épousent la ligne mélodique de son thème, dont les 5 notes crient de nouveau casse-cou à l'obstiné.
(*) Relire ce chœur dans la Vie du Poète et s'émerveiller de l'adresse avec laquelle l'auteur, pour condenser l'action, a superposé le duo, qui dans une première version suivait le chœur, au chœur lui-même. Bien malin qui s'en aperçoit.
Vient ensuite l'adorable Invocation à la Nuit, dont les Radios ont vulgarisé la mélodie, en l'écourtant, hélas ! Voici une phrase, parmi toutes celles que nous révéla la Vie du Poète, à qui l'on peut appliquer l'expression célèbre : Ce qui vient du cœur retourne au cœur. Chant beethovénien, en effet, par sa simplicité, son émotion contenue ; émouvante transcription de l'angoisse des hommes devant le mystère de leur destinée !
ACTE III
Impuissance, tel est le sous-titre de l'acte suivant, où Julien confie à la nature tumultueuse son immense désespoir, tandis que l'aïeule tente de le ramener à la Foi. Le rappel du thème de la Beauté (à la scène II où reparaissent les Poètes Déchus), signale encore la parenté symbolique de l'Aïeule avec les précédentes dispensatrices d'illusion, et le développement qui vient ensuite est assez explicite pour que le sens profond du poème n'échappe à personne. Remarquer l'harmonique assemblage des deux motifs de la Beauté et de la Malédiction, (ancien thème de la Promesse de Gloire) :
exemple de la page 110
Les rafales de la tempête trouvent leur écho dans le conflit d'âmes qui se débat par devers nous, et l'opposition du pianissimo n'en est que plus saisissante, quand les soprani et les alti chantent à l'unisson la belle phrase en si majeur, accompagnée par les ténors à bouches fermées :
Si la douce espérance
Passe, rit, et s'enfuit...
Lire les pages émouvantes où l'Aïeule murmure à l'oreille de Julien les recommandations mêmes de la Beauté, cependant que l'orgue lointain rappelle les heures d'extase :
JULIEN (frémissant) :
Grand'mère ! Qui t'a dit ? Comment sais-tu ? Qui t'inspire ?
Toi qui ne sais pas même lire !
L'AÏEULE (grave, montrant le Christ du calvaire)
Celui dont tu ne veux pas voir le pitoyable sourire !...
Et combien sa mort nous touche ! c'est plus qu'une protestation contre le geste impie de Julien, c'est le sacrifice d'une âme, pour qu'il soit pardonné à l'égaré d'une heure de folie. Une fois de plus, comme au dernier acte de Louise, l'auteur, tout en montrant le triomphe de l'instinct, nous impose, par les accents émouvants de sa musique, la sympathie pour les victimes de son drame pathétique.
ACTE IV
Le quatrième acte de Julien n'a pas d'équivalent au théâtre, et n'en aura sans doute jamais, pas plus que le personnage de la Fille, qu'accompagnent et encouragent tout au long de cette sombre scène, ses sœurs spirituelles, les Chimères du 1er acte, porteuses d'oubli, comme elle :
exemple de la page 111
exemple de la page 112
Remarquez la synonymie entre le motif de la Fille et celui de la plainte des Poètes Déchus au 2e tableau du 1er acte :
exemple de la page 112
Vient ensuite un long monologue où Julien évoque son enfance et sa vie tourmentée. De nombreux thèmes des actes précédents interviennent et s'amalgament curieusement. Il est visible que toute cette scène a été pensée musicalement. Elle est en quelque sorte la confession et le testament du Poète vaincu. On doit regretter la grande coupure qui dérobe au public ce document unique, où l'on voit notre héros ironiser sur son destin. Il parle de la France, et l'on perçoit vaguement la Marseillaise à l'orchestre ; il évoque l'Humanité et l'on s'étonne de ne pas reconnaître l'Internationale au passage, mais le génie de l'auteur est tel que ces boutades ne détruisent pas notre émotion. Puis, c'est le bal et son crescendo coupé de rires et de sanglots. C'est l'Hymne de Joie : Gaieté du monde, ah ! viens calmer ma peine, que hurle le Poète, sur les notes répétées du thème de Malédiction. Et c'est la Fille, goguenarde et tragique, le Mage, hiérophante de carrefour, et son boniment insidieux, et les clameurs du Toboggan, et la révolte des Déchus, exilés du Temple idéal, l'émeute d'une foule, l'écroulement du temple dérisoire...
Tout ce dernier acte nous brise, comme à la fin de Louise, surtout dans les scènes où intervient la foule, où surgissent de toutes parts des refrains populaires, des appels de cors, des sonneries de trompes, des hurlements frénétiques, des entrecroisements vocaux vraiment extraordinaires dont rien ne peut donner une idée. C'est l'irrésistible torrent de la Folie qui roule, emportant tout sur son passage, et l'on se sent pris jusqu'aux entrailles lorsqu'un pauvre orgue de barbarie se met à moudre l'infernale caricature de l'Hymne à la Beauté du premier acte. On voudrait crier : « Assez, assez de désespérance infinie ! » Mais une implacable main vous cloue à votre place et ne vous lâche qu'après l'anéantissement total des êtres et des choses, lorsque le rideau tombe sur cette vision apocalyptique dont nul ne saurait chasser le souvenir.
Maintenant, relisons, si vous le voulez, cette définition reposante du lyrisme qu'écrivait l'auteur de cette tragique odyssée quelques heures avant la répétition générale (*) :
Toute âme, pour échapper aux communes réalités, aspire à l'idéal : souvent, le soir, on ferme les yeux, le cœur s'apaise et bat d'un souffle régulier, on sommeille à demi, on ne dort pas, on rêve, la conscience engourdie fait trêve aux banales préoccupations, l'esprit ardent et libre s'envole en pure extase au-dessus des cimes et vogue au firmament. Quelle douceur exquise ! Folles et sages, les pensées abondent et se précipitent ; des rêves font apparaître les pays merveilleux, des aventures s'y déroulent et vous charment, tandis que les chants d'une musique intérieure, ardente, accompagnent la contemplation ; des mots sont sur vos lèvres, des airs chantent en vous et vous en écrivez les lettres et les notes comme des pleurs de neige sur l'azur infini. Le lyrisme est cette musique et cette poésie, c'est l'émoi de l'âme aux remous de la vie ingrate ou bienveillante, et qui s'échappe en vers, en chants harmonieux qui pleurent ou qui rient, enthousiasment ou désespèrent cruellement.
(*) Le Temps, 2 juin 1913.
Ces quelques lignes suffisent à démontrer combien nous avions raison d'appeler l'auteur de Julien un grand lyrique français.
Et pour finir, qu'on nous permette de citer la magistrale conclusion d'une étude sur Julien du critique Camille Mauclair, auquel il faut toujours revenir si l'on veut bien connaître les plus intimes desseins d'un auteur dont il fut le premier à célébrer le génie :
« Je crois que Julien comme Louise, apparaîtra tout autre dans le recul des temps qu'à sa création. Aucun Français depuis le jeune Berlioz de la Fantastique (encore n'est-ce qu'une symphonie) n'aura osé porter sur la scène un drame totalement abstrait et intérieur tel que l'avait tenté Calderon dans la Vie est un songe. La trilogie de Louise, Julien, l'Amour au faubourg, est un seul drame issu unitairement du cerveau de son auteur et mûri durant trente années. Musicalement, Julien, c'est la Vie du Poète, replacée à son vrai rang et réadaptée, réincarnée au drame et c'est l'œuvre centrale et essentielle de Charpentier, malgré le succès colossal du prélude qu'est Louise. On a donné au concert la partition de Julien sous sa forme primitive la Vie du Poète, tandis que Louise s'élaborait dans l'ombre. Les dates, les circonstances l'ont voulu ainsi : elles ne doivent pourtant pas nous tromper. »
Il nous reste à parler des embûches que rencontra par la suite la nouvelle œuvre de Gustave Charpentier.
Avant d'aborder ce sujet délicat, et de dérouler devant le lecteur le sinistre complot qui devait en arrêter l'essor, lisons ensemble, si vous le voulez bien, le délicieux sonnet que dédia le poète Émile Blémont à son jeune confrère. Il a dû faire oublier à l'auteur de Julien bien des vilenies de son douloureux calvaire.
Jeune maître, votre œuvre est puissante et profonde :
La Musique, âme éparse où flotte un pur accord,
N'avait jamais baisé dans un si beau transport
La Poésie en deuil, sa pensive sœur blonde ;
Sur l'océan humain qui soupire ou qui gronde,
Jamais, parmi l'écume et le vent qui la tord,
Un plus grand cri d'espoir, de démence et de mort
N'avait fait retentir l'étendue inféconde ;
Et quand, par l'ironie atroce du Destin,
Je l'ai vu trébucher sous un éclair lointain,
Le martyr éperdu qui passe en votre rêve,
Pour qu'à l'art se mêlât plus de réalité,
Une femme ingénue et cruelle comme Ève,
Sans comprendre, elle aussi, riait à mon côté.
ÉMILE BLÉMONT.
CHAPITRE VII
La légende du « four de Julien ».
Afin de porter un coup mortel à la légende du prétendu échec de Julien, il nous a semblé indispensable de préciser une fois pour toutes l'accueil qu'il reçut du public.
Dire la vérité est toujours une tache bien agréable, mais redresser des erreurs, quelquefois volontaires, devient un plaisir digne des dieux.
La répétition générale du nouveau spectacle de l'Opéra-Comique eut lieu le 2 juin 1913, et la première le 4, dans une atmosphère d'autant plus ardente et fiévreuse que l'on attendait l'ouvrage depuis plus de dix ans, comme il en était advenu pour Chantecler, trente-six mois plus tôt. Atmosphère de bataille, où l'on sentait amis et adversaires du jeune académicien prêts à s'affronter, où tous les ratés, les incapables et tous les malchanceux espéraient pouvoir enfin donner libre cours à la rancune qu'ils gardaient depuis longtemps à l'auteur de Louise. Mais ils avaient compté sans le public. Or, celui-ci, par ses applaudissements frénétiques, les empêcha de manifester leur hostilité, et ils furent réduits à déverser leur bile dans les couloirs.
Le lendemain, la presse se montra divisée, comme elle l'avait été en février 1900, après la première de Louise. La plupart des attaques visaient surtout le poème, que l'on déclarait obscur, grandiloquent et illogique.
En revanche, Carraud, Fourcaud, Souday, MM. Alfred Bruneau, Louis Schneider, Adolphe Boschot, G. de Pawlowski, H. de Curzon, Jean Chantavoine et d'autres, dont on lira les noms plus loin, proclamèrent très haut leur admiration pour le nouveau chef-d’œuvre, et le public fut de leur avis. Je n'en veux d'autres preuves que les chiffres suivants, communiqués à l'éditeur par la Société des Auteurs.
Dates des représentations. |
Recettes. |
|
4 juin 1913 |
(1re) |
1 652 |
7 — |
(2e) |
11 181 |
10 — |
(3e) |
11 044 |
12 — |
(4e) |
11 449 |
14 — |
(5e) |
11 352 |
17 — |
(6e) |
10 251 |
19 — |
(7e) |
10 122 |
21 — |
(8e) |
10 513 |
25 — |
(9e) |
9 627 |
27 — |
(10e) |
10 538 |
30 — |
(11e) |
10 548 |
4 octobre 1913 |
(12e) |
8 576 |
7 — |
(13e) |
5 541 |
10 — |
(14e) |
5 590 |
14 — |
(15e) |
(*) 4 315 |
18 — |
(16e) |
7 540 |
26 — |
(17e) |
8 553 |
1er novembre 1913 |
(18e) |
6 500 |
21 — |
(19e) |
10 413 |
27 — |
(20e) |
10 453 |
(*) Fléchissement causé sans doute par le rapprochement inusité des représentations (4 en 10 jours !) après 3 mois de vacances et hors de l'abonnement qui leur était dû.
Le total de ces 20 spectacles représentant la somme rondelette (en francs-or) de 175.858 francs, il est intéressant de mettre en regard le résultat des vingt premières représentations des grands succès de l'Opéra-Comique depuis 1896. Don Juan (1896), avait produit 162.682 francs ; Sapho (1897), 149.769 francs ; la Vie de Bohème (1898), 129.485 f., 50 ; Louise (1900), 158.806 francs ; Grisélidis (1901), 166.762 f., 50 ; Pelléas et Mélisande (1902), 111.370 f., 50 ; Aphrodite (1906), 173.291 f.,10 ; Madame Butterfly (1906-1907), 160.408 f., 05 ; Ariane et Barbe-Bleue (1907), 132.074 f., 15 ; Fortunio (1907), 143.125 f., 70 ; le Chemineau (1908), 147.744 f., 15 ; la Flûte Enchantée (1909), 163.394 f., 15. Le départ initial de Julien dépasse donc tous les autres, et il est permis de se demander avec stupeur comment un ouvrage, témoignant d'une telle vitalité, a pu être retiré de l'affiche. Il est des gens qui meurent dans leur lit, d'autres que l'on attend au coin d'un bois... mais ceux-là peuvent ressusciter de leurs cendres, tel le Phénix de la fable !
Les théâtres de New York, Prague, Bruxelles, Rouen, Nice, (avec Mme VORSKA), Marseille, Nantes, Lyon, Alger, Londres (*), (avec FRANZ et Mme EDVINA), Milan, Leipzig (**) avaient traité avec l'éditeur et payé la location pour la saison 1914-1915. Max Eschig enthousiasmé (***) écrivait à Charpentier des lettres reconnaissantes : « Je suis heureux ! Merci ! Quel succès ! Tous les directeurs de province veulent monter votre pièce... »
(*) Dans l'Intransigeant du 30 novembre 1912, Jacques de Baneaux annonçait que Julien était déjà retenu par la direction de Covent Garden (Dr. Higgins) pour l'an prochain. Franz devait interpréter le rôle principal. En effet, le valeureux ténor apprit le rôle, et M. Carr, directeur de la scène, eut de longues entrevues avec l'auteur pour décider des décors et de la mise en scène.
(**) Le 1er août 1912, la Magdeburgsche Zeitung, les Munchener Neueste Nachrichten, le 2 août, l'Hamburger Fremdenbladt, le 3 août le Tageblatt de Hanovre, annonçaient unanimement que la 1re de Julien en Allemagne aurait lieu au théâtre de Leipzig, sous la direction d'Otto Löhse. A la même date, les journaux suisses annonçaient la première à Genève, les belges, la première à Liège...
(***) N'avait-il pas eu la joie de voir le directeur de l'Opéra-Comique, dépourvu de places, racheter à Charpentier son service d'auteur !
Il semble bien qu'aucun drame lyrique n'ait connu un succès aussi considérable. Alors, comment expliquer la situation de Julien, renié avant juillet 1914 par la plupart des directeurs qui l'avaient sollicité en juillet 1913 ? On comprend que nos voisins, qui n'ignoraient pas ce qui allait se passer, aient négligé de faire des frais qu'ils savaient devoir être inutiles. On comprend aussi qu'à Nice, par exemple, ils aient désiré que l'on donnât la Tétralogie en place de Julien, qui devait la précéder, et, à Bruxelles, Parsifal au lieu de ce même Julien, mais ce que l'on comprend moins, ce que j'ai demandé à Charpentier et à son éditeur, sans qu'ils aient pu me répondre, c'est pourquoi, obéissant, on pourrait le croire, à un mot d'ordre mystérieux, les directeurs tant enthousiastes au moment où ils avaient signé leur traité avec Eschig, se dérobèrent ensuite avec ensemble, et pourquoi Eschig n'exigea-t-il pas qu'ils respectassent leurs engagements (*). Seuls les ont tenus les théâtres de Toulouse (Directeur Justin Boyer, avec le ténor Carrère) ; de Prague (Directeur Schmoranz, qui avait déjà monté Louise) ; de New York (directeur Gatti-Casazza ; protagonistes : Caruso et Farrar).
(*) Nous devons cependant mentionner à sa décharge la lettre suivante, écrite, il faut le dire, avant la dérobade imprévue des directeurs :
Monsieur Emile de Vireuil, du journal Théatra, Marseille.
Paris, 21 août 1913.
Monsieur,
Editeur du dernier ouvrage de Gustave Charpentier, Julien, je viens de prendre connaissance de l'article que vous avez consacré à l'interdiction de l'ouvrage par le Conseil Municipal de Marseille.
Je vous remercie vivement de vouloir bien prendre la défense de Julien dans les colonnes de votre journal, mais je me permettrai de vous dire qu'il n'y a vraiment pas lieu de concéder quoi que ce soit relativement à son succès, qui fut, à l'Opéra-Comique, le plus grand depuis Louise. Témoin les recettes et l'empressement des grands théâtres du monde entier à retenir l'ouvrage ; je ne vous citerai que quelques-uns parmi ceux-ci : Londres, New York, Boston, Chicago, Philadelphie, Vienne, Prague, Leipzig, Bruxelles, Stockholm, Genève, Francfort-sur-Mein, etc...
N'est-ce pas là une victoire éclatante de la musique française ?
MAX ESCHIG.
Comme il est dit ci-dessus, Julien avait été interdit en septembre 1913 par le maire de Marseille, M. Chanot, sous le prétexte qu'il avait échoué à Paris. Odieux mensonge contre lequel protestaient les 11 représentations du mois de juin, données presque à bureaux fermés. La sombre intrigue, déjà à cette époque, se manifestait, et essayait d'arrêter l'essor de Julien ; grâce à quelles complicités ?
Partout le succès fut immense. Puis, la guerre venue, Eschig, sujet autrichien, fut versé dans un camp de concentration. Les frères Isola, devenus directeurs de l'Opéra-Comique, promirent jusqu'au bout la reprise de Julien ; M. Gheusi en parla comme d'une chose très réalisable après la tourmente ; Charpentier voyagea, pensa à d'autres sujets, si bien que dix-sept ans se sont écoulés sans qu'une réparation ait été offerte à son ouvrage le plus considérable. Beaucoup de ses amis ne sont pas sans s'inquiéter de cette indifférence et je suis de ceux-là, surtout depuis qu'il m'a été permis de compulser ses archives et que j'ai pu voir, à côté de partitions qui dorment, le curriculum vitae de Julien : lettres de félicitations, coupures de journaux, pieusement reliées par sa mère, dont il m'a semblé intéressant de donner quelques extraits :
JULIETTE MASSENET. — Je suis encore toute émue de la répétition de Julien, mon cher ami.
Quelle œuvre ! Quelle sublime beauté ! J'ai rarement passé de semblables heures et je veux vous dire tout de suite la joie que me cause votre grand et légitime succès.
PRINCESSE ALICE DE MONACO. — Je vous devais déjà avec Louise des heures si belles ; avec Julien ces heures le sont si intensément qu'elles effacent ce que la vie a souvent laissé d'amertume et de souffrance ! Merci !
Mme MARGUERITE MAUCLAIR. — Nous sortons de l'Opéra-Comique dans un tel enthousiasme que nous ne savons plus du tout ce que nous faisons ! Mon Dieu, que c'est beau, ce que vous avez fait là, et quel coup de tonnerre dans la mare aux grenouilles !
ROBERT CHARVAY. — Je sors enthousiasmé de la répétition générale de Julien et je ne veux pas attendre le plaisir de vous revoir pour vous écrire mon émotion et ma joie à l'audition de ce chef-d’œuvre.
J'ai vu autour de moi des enthousiastes sincères et des ratés jaloux qui ne pouvaient vous pardonner votre triomphe. Qu'importe ?
Julien connaît la haine et la perfidie des rivaux, mais il éprouve en même temps la joie de la grande œuvre rêvée et réalisée.
COMTE PRIMOLI. — En sortant de l'Opéra-Comique, je ne puis m'empêcher de vous dire le très vif intérêt que j'ai pris à l'audition de votre œuvre.
Mme Bizet-Strauss qui m'avait aimablement permis de l'accompagner dans sa loge, me recommande de vous dire le très grand plaisir que vous lui avez donné.
Les harmonieux interprètes et la merveilleuse mise en scène ont été dignes en tous points du cher maestro et du génial poète que nous félicitons et nous aimons entre tous.
CAMILLE ERLANGER. — Tous mes compliments les plus cordiaux, mon bon Gustave, pour le grand triomphe dont ton œuvre est digne.
GEORGES HÜE. — J'ai été bien heureux d'applaudir ton œuvre si puissante, si vibrante. Je te félicite de ton grand succès et suis de tout cœur avec toi.
ALFRED BACHELET. — J'entends de tous côtés dire combien ton œuvre est belle. Crois-moi, cher ami, heureux de ton succès et bien affectueusement.
GABRIEL PIERNÉ. — Très heureux de ton triomphal succès...
ANDRÉ CAPLET. — L'infraction que j'ai commise aujourd'hui en assistant à la répétition de Julien devrait m'être pardonnée pour la joie et l'émotion que j'y ai ressenties.
Je ne résiste pas au plaisir de venir vous les exprimer et vous en remercier.
SUZANNE VORSKA. — Je rentre de l'Opéra-Comique et veux vous dire de suite à quel point je suis enthousiasmée de votre œuvre admirable et combien je vais être heureuse d'interpréter ce rôle si joli et si intéressant (*). Merci infiniment pour ces instants d'art pur et émouvant que nous vous devons.
(*) A Nice, sous la direction Salignac.
BOUHÉLIER. — Cher et grand ami, vous vous êtes dérobé à vos admirateurs. Ils auraient voulu vous dire leur émotion. Jamais vous n'avez été plus grand artiste. Julien est l'œuvre d'un génie en plein épanouissement, dans son été superbe. Plus on l'entend, plus la perfection et l'opulence de votre art pénètre. Je vous embrasse affectueusement. Nous avons tous été bouleversés.
MAURICE LE BLOND. — Avant de vous la confier de vive voix, je ne puis résister à vous écrire combien est formidable et profonde l'émotion que vous venez de nous donner.
CHARLES GILLET. — Julien accuse une inspiration si claire et profonde, il jette un rayonnement si égal et continu, la perfection y est si soutenue, la sagesse technique y discipline avec tant de tact le merveilleux désordre des élans, que je songe malgré moi à quelque cathédrale. Là aussi, les figures du portail affichent pêle-mêle la souffrance et la félicité, la grâce et la damnation, la béatitude et le blasphème, la chasteté avec la plus truculente obscénité, le mysticisme, l'ironie.... Mais l'Idée unie et invariable reste maîtresse dans le sabbat des formes et l'effrénée liberté de chaque pierre contribue à l'harmonie et à la sérénité apaisée de l'ensemble.
Et voici les critiques :
Ne me demandez pas d'analyser la musique de Julien, d'expliquer les raisons de sa sublimité. Ce serait bien inutile. Allez simplement l'écouter et vous comprendrez. Nul système ne gouverne son auteur. Il possède cette grandeur, cette puissance, cette spontanéité dont seul le génie est capable.
ALFRED BRUNEAU (le Matin).
Le succès de Julien m'a rappelé celui qui avait salué jadis la Vie du Poète. Il aura d'interminables et d'irradiants lendemains.
REYNALDO HAHN (le Journal).
M. Gustave Charpentier s'est élevé là en des régions qui bien rarement ont été atteintes par des musiciens, même pris parmi les plus célèbres. Sa musique nous émeut par l'intensité de son expression. Elle nous subjugue par la rare puissance qui s'en dégage. Le compositeur n'a recours à nul artifice pour plaire au public. Aucun système ne lui impose sa tyrannie. Il chante éperdument, et son chant est fort, loyal et sincère, parce que telle est sa nature.
ANDRÉ BLOCH (le Radical).
Le succès — le triomphe devrais-je dire — de Julien a été éclatant : M. G. Charpentier fut frénétiquement acclamé et à la fin du dernier acte, longtemps, inlassablement réclamé par une salle en délire. Il a eu le bon goût de se dérober à cette flatteuse, mais tumultueuse affection.
PIERRE KUNC.
Si M. G. Charpentier écrit lui-même ses poèmes, bien qu'il ne soit vraiment poète qu'avec les sons, ce n'est, croyez-le bien, ni par vanité, ni par imitation wagnérienne, mais parce que l'art est d'abord pour lui une forme nécessaire d'exprimer directement ce qu'il a vu et ce qu'il a senti, tel qu'il a vu, tel qu'il a senti : et je trouve cela très beau.
GASTON CARRAUD (la Liberté).
On ne pourra plus dire, en tous cas, que les musiciens, en franchissant les portes de l'Institut, prennent cette allure compassée qui sied aux hommes accablés sous le faix des honneurs. En moins d'une semaine Pénélope et Julien : voilà deux œuvres pleines de vie et d'une indépendance dont doivent rougir les sections voisines de l'Académie des Beaux-Arts.
RAYMOND CHARPENTIER (Revue Française).
Un murmure passa dans la Bohème de Montmartre. Plus gaiement, les derniers moulins tournent leurs vieilles ailes. Quelle est la cause de tant de joie ? Gustave Charpentier, qui par son opéra, si populaire ici, a acquis à Louise une célébrité mondiale, a de nouveau pris le luth, et a chanté un chant magnifique au rêve de tous les poètes. L'Opéra-Comique retentit encore des trépignements et des cris de « Charpentier ! Charpentier ! » réclamé sur l'air des lampions. L'enthousiasme frénétique du public qui ne se composait pas seulement des gens de Montmartre, mais où était mêlé tout ce qui compte dans Paris, a duré jusqu'au baisser du rideau de fer.
National Zeitung (Traduction).
Gil Blas, 5 juin 1913.
... Un tel mélange de vie, de gaîté, d'amertume, de désespoir, de voluptés âpres, est exprimé avec une habileté, une maîtrise inconcevables. On croit assister à un duel entre le Dieu de la Matière et celui de l'Esprit, tous deux cherchant à se disputer l'âme de Paris.
ISIDORE DE LARA.
L'événement de la semaine a été Julien, de Gustave Charpentier. De même que Louise, la nouvelle œuvre de Gustave Charpentier soulève des polémiques. A cela, rien d'étonnant.
Il fallait voir, au jour de la répétition générale, certains compositeurs et certains musicographes. Point n'était besoin de les entendre pour deviner leurs jugements. Les uns étaient furieux, d'autres renfermés et distants. Les premiers dans les groupes, exhalaient leur colère. Les seconds s'en allaient, comme accablés sous le poids de leurs tristes et douloureuses pensées. Le mot d'ordre était que la musique de Gustave Charpentier remontait à vingt ans en arrière. Eh bien, où est-il, le musicien d'aujourd'hui capable d'écrire le finale du second acte de Julien ?
AUGUSTE GERMAIN (Paris).
... En négligeant les opinions des autres, en ne se mettant pas à la mode du temps, G. Charpentier, se sépare forcément de ceux qui dirigent le goût d'une époque. Il se sépare de quelques amis, mais il atteint la foule inconnue ! Il cesse de vivre à son époque, pour vivre éternellement.
G. DE PAWLOWSKI.
Cette musique nous émeut parce qu'elle est émue, cette musique va à notre cœur parce qu'elle vient du cœur même de celui qui l'a rêvée et vécue. Œuvre de rêve et de vérité, je le redis ! parce qu'elle est le chant même de son âme !...
ADRIEN BERNHEIM (le Figaro).
C'est une œuvre de beauté et de poésie musicale, et devant ces deux qualités, que j'estime magnifiques ici, j'avoue être peu touché de la plupart des objections que Julien peut soulever. La beauté y règne en souveraine, somptueuse ou intime, épanouie ou pénétrante.
HENRI DE CURZON.
« Eh bien, oui, c'est comme cela ! » semble souvent dire cette musique avec une volonté gamine et mâle, avec une force de séduction et d'entraînement à laquelle on résiste peu.
ADOLPHE BOSCHOT (l'Écho de Paris).
On attendait, avec une extrême curiosité, l'œuvre nouvelle de l'auteur de Louise, qui n'avait rien donné au théâtre ni au concert, depuis le mémorable triomphe de sa première pièce, c'est-à-dire depuis douze ans. Je tiens à dire tout de suite que Julien n'a pas trompé l'attente de la plupart des auditeurs et a obtenu un éclatant succès.
PAUL SOUDAY (l'Éclair).
Julien a remporté à l'Opéra-Comique un succès qu'on peut qualifier d'énorme ! Surtout après le deuxième acte, le plus simple et le plus grand, la salle fut soulevée d'enthousiasme.
ÉDOUARD TRÉMISOT (la Dépêche Algérienne).
Tout cela est vivant, sincère : ce n'est pas écrit seulement pour étonner critiques et musiciens de répétition générale. La complication technique de Julien se résout en une extrême franchise, en une simplicité magistrale. Il y a là-dedans du cœur et du lyrisme, de l'émotion et de l'humanité ; et c'est ce qui crée la supériorité de cette œuvre qui s'apparente en maints endroits avec le chef-d’œuvre.
Louis SCHNEIDER (Étoile Belge).
Le vieil Ibsen, parvenu au terme de sa carrière, dressait naguère, dans son mélancolique épilogue : Quand nous nous réveillons d'entre les morts, le bilan de la vie de l'artiste, et concluait à la banqueroute.
M. Charpentier, à son tour, vient de traiter le motif tragique du poète déchu et son « Epilogue », plus brillant et plus trépidant que celui du grand dramaturge scandinave, n'est guère moins désolé au fond.
Mais, de ce drame informe jaillit pourtant une émotion puissante ; c'est que, on le sent bien, cette fiction bizarre n'est pas pour l'artiste un prétexte à musique indifférente. Il tient à son Julien par les fibres les plus profondes de son être. N'en doutons pas, Julien est une confession. Il vibre avec lui dans l'adoration et dans le blasphème, dans l'amour et dans l'orgueil, dans l'enthousiasme et dans le doute, dans la nostalgie et dans le cynisme, dans l'extase et dans l'ironie. Non pas, bien entendu, une confession autobiographique, mais une confession poétique et symbolique comme Quand nous nous réveillons d'entre les morts était la confession du vieil Ibsen. Les deux artistes ont clamé dans ces drames leur profonde désillusion, leur conscience douloureuse du néant de l'effort humain, de la vanité du labeur de l'artiste.
HENRI LICHTENBERGER (l'Opinion).
Julien, victime du Doute, est un frère de Childe Harold et de Manfred, qui tous deux nous ont dit leur souffrance sur le même mode. Et c'est à la mort que Manfred vaincu demande l'oubli. Je préfère la défaite de Manfred à celle de Julien, mais j'ai bon espoir que la défaite de Julien est temporaire et je souhaite qu'il dise alors comme Childe Harold : « J'ai eu, comme tous les hommes, à lutter contre ma destinée, j'ai déchiré mon cour, gaspillé la vie de ma vie ; mais j'ai vécu, et je n'ai pas vécu en vain. »
PAUL MILLIET (le Monde Artiste).
J'ai interrogé deux maîtres de la musique contemporaine : le premier, M. B..., m'a dit : « Julien ? C'est un chef-d'œuvre, c'est d'une beauté, d'une originalité merveilleuses. C'est l'ouvrage le plus parfait de ces dernières années ». L'autre, M. L..., m'a dit : « Julien ? C'est très mauvais ! » Après ces deux opinions, je me garderais d'émettre un avis. Il me semble pourtant que Julien est un ouvrage infiniment curieux, qui ne pêche pas par la banalité : l'auteur a trouvé une formule de merveilleux moderne, qui se rapproche assez du fantastique entrevu par Berlioz (*) dans sa symphonie.
New York Herald.
(*) Claude Debussy écrivait ceci, dans un article étudiant l'influence de Berlioz sur la musique moderne :
« En France, je ne vois guère que dans Gustave Charpentier où l'on puisse retrouver un peu de cette influence, encore n'est-ce qu'à un point de vue décoratif, l'art de Charpentier étant indubitablement personnel, quant à ce qu'il pense intimement de la musique. »
C'est une œuvre d'art sincère, poème de beauté idéale, où passe une lueur de génie.
GEORGES BOYER (le Petit Journal).
Il est un fait contre lequel ne pourraient rien les démolisseurs systématiques, les desservants des chapelles closes, les m'as-tu vu de la critique : Julien, le nouvel ouvrage de M. Charpentier, vient de remporter un triomphe.
Gil Blas.
Nous entendons tellement d'œuvres qui veulent exprimer le fin du fin, nous sommes à ce point accablés de subtilités, de parnassisme, d'impressionnisme, de petites minuties ou de délicatesses suprêmes, qu'une fois par hasard, une œuvre solidement sincère et forte nous entraîne tout d'un coup, et que loin de l'en blâmer, nous lui saurions presque gré de se montrer un peu débraillée.
JEAN CHANTAVOINE (Revue Hebdomadaire).
LA GUERRE SUR LE « PLATEAU ».
Enfin, la « bataille », comme il dit, est livrée. Quelle bataille ! On ne peut soupçonner les conflits d'intérêts cachés derrière toute œuvre dramatique importante représentée sur une scène d'opéra ou d'opéra-comique. Vainqueurs et vaincus font, après coup, silence sur les incidents. Argent ! Argent !
Il me souvient que le soir de la première représentation à l'Opéra-Comique, d'une œuvre qui valut la célébrité à son auteur (*), on vit, au beau milieu d'un acte, descendre du cintre une herse énorme, dont le grincement ajoutait à l'orchestration une sonorité non prévue. Il y eut un moment de stupeur. Le sang-froid du chef d'orchestre et des acteurs en scène sauva la situation : la herse s'arrêta à mi-hauteur. Dans les coulisses, on vit un homme s'enfuir... Plus récemment, pendant la répétition générale d'une autre œuvre nouvelle (**), au beau milieu de l'exécution, les orgues jouant en solo s'arrêtèrent brusquement ; acteurs, chœur, orchestre, se trouvèrent comme suspendus... Quelques instants plus tard, on découvrit la cause de l'accident (***) : une main habile avait, au bon moment, exécuté un joli sabotage (****).
l’Humanité, 3 juin 1913.
(*) Pelléas et Mélisande.
(**) Julien.
(***) On avait coupé les cordes de la soufflerie.
(****) UNE PANIQUE A L'OPÉRA-COMIQUE. Hier soir, au cours de l'avant-dernier tableau de Julien, la nouvelle œuvre de M. Charpentier, une odeur de roussi se répandit dans la salle. Une partie des spectateurs de l'orchestre et du balcon se levèrent et gagnèrent précipitamment les portes de sortie. Cependant les musiciens, les chœurs et les artistes de la scène restaient à leur poste.
Le sang-froid de tout le personnel de l'Opéra-Comique finit par rassurer les spectateurs, et tout rentra dans le calme.
On apprit, à l'entr'acte, qu'un court-circuit s'était produit dans une canalisation d'éclairage de la scène. Deux femmes se sont évanouies pendant la bousculade.
Et Charpentier à qui je montrais ces notes, de hocher la tête : « S'il n'y avait eu que cela !... »
(Comœdia, 22 septembre 1913.)
Pour célébrer le grand succès de Julien et de M. Gustave Charpentier, l'Opéra-Comique donnera dimanche une matinée gratuite de Louise.
Et, pour terminer, ce Propos d'un Parisien (Clément Vautel) qui nous semble résumer la situation :
En musique plus encore qu'en peinture, en sculpture, en littérature, le grand succès du public est une tare.... C'est du moins l'avis d'une certaine coterie. J'ai entendu ce mot d'un critique sur un musicien :
— Peuh ! Un compositeur à centièmes !...
Évidemment, ce n'est pas un véritable artiste. Le véritable artiste, paraît-il, est celui qui fait le vide dans les malheureux théâtres où on le joue.... A ce compte, nous ne manquerons pas de compositeurs de génie.
Pour nous résumer, Julien n'a pas connu l'insuccès, mais bien l'étranglement temporaire, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Et cela devait être dit ici. Heureux si nous avons pu, par cet exposé impartial, enterrer l'abominable légende.
Poèmes chantés. Les Fleurs du mal. Impressions fausses.
Nous voici arrivés à ce que l'on pourrait appeler du nom général d' « œuvres diverses », et dont l'énumération ferme le cycle.
Le recueil de mélodies intitulé Poèmes chantés est à peu près complètement ignoré. Tant pis pour ceux qui refuseront de me croire quand je leur affirmerai que ce modeste volume, paru en 1896 chez Tellier et repris par la maison Heugel, se place non loin de l'immortel monument édifié par Henri Duparc à la gloire du lied ! Les numéros qui le composent ne sont peut-être pas tous d'égal mérite, mais qui donc a jamais songé à soutenir que la Sérénade Florentine vaille Phidylé, ou que Au pays où se fait la guerre puisse être comparé à la Vie antérieure ?
La Petite frileuse (poème de J.-L. GUEZ, seigneur de Balzac), porte la date de 1885. Gustave Charpentier ne l'aime plus, il la trouve trop scolastique et peut-être n'a-t-il pas tout à fait tort, mais elle est si jolie quand même, avec ses inflexions rappelant parfois celles de Chabrier, avec ses altérations ascendantes qui viennent se résoudre tout à coup sur une harmonie faisant déjà pressentir le futur auteur de Louise !
La Prière (poème d'ÉMILE BLÉMONT), remonte à 1888. Comportant deux pages à peine, elle est d'une adorable candeur, mais on ne la chante jamais, au grand jamais !
A une fille de Capri (poème de LUCIEN PUECH), fut écrite en même temps que la Prière. Celle-là est du bon, de l'excellent Charpentier. Qu'un technicien veuille bien prendre la peine de lire seulement les huit premières mesures, et il demeurera stupéfait devant les audaces si fraîches et si neuves qu'il trouvera presqu'à chaque temps. Hélas ! elle n'existe même pas en édition séparée !... Il est vraiment certaines négligences qui sont des crimes....
A Mules (poème de JULES MÉRY), est une ingénieuse paraphrase de la troisième Impression d'Italie. Le muletier exhale sa douleur devant l'abandon de celle qu'il aimait, et son désespoir alterne avec le chœur des jeunes filles à la fontaine. L'opposition est saisissante, et l'ensemble paraît détaché d'une œuvre dramatique contemporaine de la Vie du Poète ou de Louise. Cet arrangement, remontant à octobre 1890, a donc été mis au point quelque temps après l'éclosion des cinq tableaux symphoniques que nous admirons tous. Le plus bel éloge à en faire est de le déclarer digne de la version primitive.
Chanson d'Automne (VERLAINE). Date de composition : octobre 1890. Chef-d’œuvre, authentique chef-d’œuvre ; pourquoi, mais pourquoi donc n'est-il pas connu et apprécié davantage ? Sa ligne mélodique a des inflexions désolées et charmeuses, que l'on n'oublie pas lorsqu'on les a entendues une fois ; son harmonisation dénote une individualité exceptionnelle et jamais la poésie du « pauvre Lelian » ne fut traduite avec plus d'ardeur, de piété et de talent.
La Cloche fêlée (BAUDELAIRE), terminée en décembre 1890. Celle-là est peut-être un peu moins ignorée que ses sœurs, et cela tient seulement à ce que le baryton Riddez (devenu ténor vers 1907), se prit d'un bel amour pour cette belle page et l'interpréta dans tous les concerts pendant plusieurs années (*)... sans que personne (sauf Mouliérat en 1902) eût d'ailleurs l'idée de suivre son exemple. C'est pourtant la merveille du recueil ; admirablement écrite pour la voix, elle est en même temps lourde de pensée, et chante avec une expansion soutenue qui n'exclut pas une parfaite dignité expressive. Quand donc aurons-nous un second Riddez qui redonnera quelques récitals où figureront les perles abandonnées dans la poussière de cet humble livre si rarement ouvert ? En attendant, je ne saurais trop conseiller aux musiciens de parcourir au moins des yeux la Cloche fêlée, de s'imprégner de son atmosphère ouatée, endolorie de sourdes rancœurs contre la vie mauvaise, et d'étudier surtout l'extrême fin où l'on entend le blessé « qui meurt sans bouger, dans d'immenses efforts »...
(*) Le Jet d'Eau connut de même des heures de célébrité quand le baryton Lauwers, célèbre pour son interprétation du rôle de Méphisto dans la Damnation, l'incorpora à son répertoire.
Parfum exotique (BAUDELAIRE), datée de mars 1893. Très curieuse tentative pour commenter musicalement cet incomparable poème, qui enclot tout un monde de sensations, de couleurs et de parfums en ses quatorze vers :
exemple de la page 133
Le début est tout simplement admirable, avec la grande phrase en mi bémol majeur, qui ondule souplement, paresseusement, félinement, comme un hymne de lente et sourde volupté, mais l'obligation de conserver une unité de plan logiquement établi en arrête parfois l'élan, et c'est dommage, surtout au premier tercet :
Guidé par ton odeur vers de charmants climats...
A noter l'étrange et saisissant rappel de l'Invitation au voyage (des Fleurs du mal), lorsqu'un chœur lointain conclut en murmurant imperceptiblement :
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
La Chanson du Chemin (CAMILLE MAUCLAIR), juin 1893, exécutée aux concerts Colonne le 24 novembre 1895. C'est une brève scène lyrique à deux personnages, le Pèlerin et le Récitant, avec quelques soprani et contralti pour chanter à la fin un hosanna de six à sept mesures. Elle semble la pièce la moins actuelle du recueil, malgré le très grand sens théâtral dont elle témoigne tout naturellement.... Je ne parle que pour moi seul, bien entendu, et puis fort bien me tromper, puisque tous les critiques qui assistèrent à sa création furent d'un avis exactement contraire !
Complainte (CAMILLE MAUCLAIR), juin 1893. Il faut louer sans réserve le touchant archaïsme et l'émotion poignante de cette belle page si humaine. Admirable musique, admirables vers. Est-ce orchestré ? Je ne sais, mais combien ce serait désirable ! Je reprends mon antienne, inlassablement, et m'étonne que personne ne veuille prendre la peine de chanter ce qui vaut vraiment la peine d'être chanté. Toute la fin est sublime, à partir du passage :
Mais le Jésus du carrefour
Agonise avec plus d'amour...
On parle beaucoup actuellement du « dépouillement » de l'art ultra-moderne. Charpentier s'était montré là encore un grand novateur, et si l'on peut me citer quelque chose de plus volontairement dépouillé que cette tragique Complainte, je veux bien l'aller dire à Rome !
Les Trois Sorcières (CAMILLE MAUCLAIR), juin 1893. Mêmes qualités littéraires et musicales que la mélodie précédente. Même ascétisme volontaire, même besoin impérieux d'en entendre l'instrumentation, surtout celle de la strophe décrivant la danse des jeunes filles devant Satan qui les contemple d'un œil malicieux, et l'on sent que ces deux fragments lyriques ont été écrits exactement à la même époque. (La Chanson du Chemin aussi, d'ailleurs, mais elle n'est pas tout à fait de la même veine, et nul ne pourrait s'y méprendre.)
Les Chevaux de Bois (VERLAINE), août 1893 ; exécutée aux concerts Colonne le 24 novembre 1895. La partition de piano ne peut servir qu'à laisser deviner le prestigieux orchestre qu'elle se propose d'évoquer. Les habitués du Châtelet durent applaudir à tout rompre.... Et nous ferons comme eux par la pensée en attendant le jour où M. Gabriel Pierné se souviendra tout à coup qu'il est bon d'effectuer quelquefois de triomphales reprises.
Allégorie (GEORGES VANOR), mars 1894. Un essai de symbolisme quelque peu médiéval, s'appliquant à souligner des vers que je n'aime pas beaucoup, et qui ne correspondaient nullement au tempérament du musicien. De belles intentions parfois réalisées, avec l'aide de certaines répétitions de paroles, et d'un Chœur lointain des choses qui n'était peut-être pas strictement indispensable.
La Musique (BAUDELAIRE), avril 1894. C'est un grand poème symphonique avec voix obligée ; une sorte d'hymne à la tempête, tempête des flots et tempête des sons ! Rien qu'à le lire, il semble que les embruns vous fouettent le visage, et le déchaînement des houles harmoniques va déferler jusqu'au zénith. Difficile à interpréter sans le soutien de soixante ou soixante-dix virtuoses, fouaillés par la baguette d'un excellent chef !
Viennent alors les Impressions fausses, intercalées toutes deux à cet endroit du recueil, et dont nous parlerons plus particulièrement tout à l'heure, après avoir dit quelques mots sur la Sérénade à Watteau qui clôt le volume.
Donnée le 8 novembre 1896 au Luxembourg (*), pour l'inauguration du monument à la gloire du grand peintre Valenciennois, et accueillie par les concerts Colonne le 28 novembre de la même année (en même temps que les Impressions fausses), cette exquise sérénade est composée sur des vers de Verlaine (Clair de lune), qui tentèrent Gabriel Fauré à peu près vers la même époque. Toutes les cantatrices seraient sagement inspirées en inscrivant les deux mélodies à leur répertoire, car leur valeur est la même, si leur esprit est profondément différent. Il faudrait seulement que l'éditeur prît la peine de refaire un tirage de celle de Charpentier, après avoir enlevé les indications orchestrales, désormais inutiles, et après avoir rendu définitive la coupure (proposée par l'auteur) du petit chœur final.
(*) Ce fut à cette cérémonie du Luxembourg que Charpentier répondit à un Ministre qui croyait devoir lui offrir les palmes académiques : « Faites plutôt jouer ma musique ». Allusion aux déboires que rencontrait sa Louise dans les théâtres subventionnés.
Il faut dire, pour expliquer la mauvaise humeur du Maestro, que quatre ans auparavant, à l'issue du triomphe obtenu par les Impressions d'Italie et la Vie du Poète, Massenet avait sollicité en vain pour leur auteur la Croix de la Légion d'Honneur.
Quel accueil le public des concerts fit-il à ces lieder d'une musicalité si diverse ? Le regretté Willy va nous le dire, avec cet esprit endiablé, ce génie de l'à-propos que nous admirons encore :
Les trois poèmes de Charpentier impressionnent le public, violemment. On bisse la Chanson du Chemin. Le dernier sol dièse des anges chantant Hosannah ! résonne encore dans la coulisse que la princesse Bibesco module un « saisissant » ému. J'arrive aux Chevaux de Bois, accueillis par un ouragan de bravos que traversèrent quelques stridences, et je demande à m'expliquer.
Pourquoi ces sifflets ? Un abonné, en remettant ses caoutchoucs, me confiait hier : « Je viens de siffler ; cette musique est d'une grossièreté ! » Il faudrait pourtant s'entendre : Charpentier veut nous créer un décor musical de fête foraine, cuivres déchiquetant de vieilles fanfares, baraques à lutteuses, rires des filles qu'on chatouille, orgue de Barbarie qui moud du rêve pour les rimes des fleuristes ; refrains orduriers des marlous regardant virer les chevaux de bois, dans l'espoir qu'en tomberont quelques trottins, ivres de giration, « j’ ramasse le trottin des ch'vaux de bois », — il veut que sa musique, où chahutent des polkas de bals publics, sente les frites, les quinquets au pétrole, la sueur d'électeur, et vous venez dire : « Ce n'est pas distingué ! » Zut ! quand Colonne redonnera la Vie du Poète, vous en entendrez bien d'autres.
(Echo de Paris, l'Ouvreuse, 3 décembre 1895.)
Les Fleurs du Mal.
Ces quatre œuvres vocales, éditées de même chez Tellier, ne figurent pas dans le volume précédent. Inspirées par des poèmes de Baudelaire, elles sont décorées d'une originale couverture d'Abbéma, et leur impression, sur le désir de l'auteur, fut, à l'origine, violette pour la Mort des amants, verte pour le Jet d'eau, bleue pour l'Invitation au voyage et gorge de pigeon pour les Yeux de Berthe (*). Ces exemplaires sont rarissimes, de même que ceux qui portent le titre intérieur orné d'une foudroyante eau-forte à la Rops de M. Albert Besnard, dont l'éditeur, soucieux de l'opinion des familles, a prudemment arrêté le tirage. Voyons ce que disait Gaston Carraud des œuvres premières de son condisciple à la classe Massenet :
Ce n'est pas au hasard que j'ai prononcé le nom de Schubert, quoique le modernisme aigu des Poèmes chantés en puisse sembler bien distant. Je ne crains pas de le dire, M. Charpentier a plus d'un point commun avec lui : il voit aussi ce qu'il chante, et, comme Schubert, le voit largement et clairement. Leurs systèmes harmoniques, si dissemblables qu'ils soient, sont pourtant conçus en un même esprit, tendent au même et unique but : l'expression. Jamais, chez l'un ni chez l'autre, un accord, une modulation, une altération n'est amenée par l'écriture, par le seul désir de faire une chose musicalement intéressante ou jolie : l'harmonie, sous la parole, est expressive au même degré que le rythme et la mélodie. Et c'est ainsi que la musique s'élève au-dessus d'elle-même et, par d'obscurs rapports d'impressions, évoque aux yeux des tableaux qui éveillent au cerveau des idées.
(Revue Bleue, 13 avril 1895.)
(*) Il en fut de même pour : Parfum exotique, la Cloche fêlée, la Musique, autres « Fleurs du Mal » incluses dans l'autre recueil.
Les Impressions Fausses.
Ces deux œuvres apparaissent comme le laboratoire où naquirent et se développèrent les thèmes de révolte ou de souffrance qui, par la suite, se sont répandus dans l'œuvre de Charpentier où leur présence signifie qu'il n'est pas sur la terre que des gens heureux, ainsi que chante le père de Louise. On se souvient que de nombreuses citations des Impressions Fausses ont pris place dans Julien, où elles frémissent et bouillonnent comme d'obscurs ferments laissant pressentir l'éclosion d'un monde enfin rendu meilleur.
La Veillée Rouge (VERLAINE), Concerts Colonne, 3 mars 1895, est une grande fresque vocale et orchestrale (avec un récitant et de nombreux chœurs d'hommes) qui nous montre encore mieux que Louise l'état d'esprit du jeune compositeur vers la fin du siècle dernier. On y sent une fureur révolutionnaire, un âpre désir de destruction, traduits dans une langue merveilleusement simple, précise et directe ; des fragments de chants subversifs strident tout à coup comme des éclairs dans un ciel noir, et les bourgeois paisibles de 1895 durent sentir passer le frisson de la petite mort tout le long de leurs grasses échines,... mais les vrais artistes acclamèrent avec joie le musicien, sans tenir compte de ses aspirations politiques. La Veillée Rouge mérite de rester, et restera.
Tout ce que je viens d'écrire peut s'appliquer, sans en changer un mot, à la Ronde des Compagnons, ornée d'une impressionnante litho de Willette et interprétée au Châtelet en même temps que la Veillée Rouge. L'esprit en est exactement le même, mais condensé en neuf pages à peine. Espérons que l'une ou l'autre de nos grandes associations symphoniques s'honorera bientôt en remettant les Impressions Fausses au programme, mais les chœurs coûtent, hélas, si cher de nos jours que l'on n'ose plus même leur demander de répéter !
Voici quelques opinions des critiques de l'époque et qui méritent d'être citées, car elles nous montrent la grande place que tenait déjà Charpentier parmi les jeunes maîtres applaudis en ces années lointaines :
Au Concert Colonne, Impressions Fausses de M. G. Charpentier, d'après un poème de P. Verlaine. Œuvre passionnément discutée, mais pour nous, œuvre d'effort grand vers la musique d'avenir affranchie des formules officielles ; en plus, œuvre d'humanité profonde, palpitante de pitié pour les petits, les écrasés de la vie, et par instants magnifiquement révoltée contre l'ordre accablant de la Société qui nous opprime.
LOUIS LUMET.
On sait en quelle grande et particulière estime je tiens l'auteur de la Vie du Poète, un des rares parmi les jeunes qui aient su affirmer une personnalité, prouver un tempérament, faire un acte d'indépendance hardie, de libre insouciance.
Je ne veux pas laisser passer l'occasion de dire que ces deux pièces instrumentales et vocales, la Veillée Rouge et la Ronde des Compagnons, sont, de tous points, dignes des œuvres précédentes de M. Charpentier.
Elles montrent la volonté nette du compositeur d'exprimer non plus les sentiments vagues, mal définis, et, d'ailleurs, inconnus ou oubliés des légendaires et lointains personnages ensevelis dans le linceul des siècles, mais bien les sensations directes, vraies, hurlantes des êtres frémissants de la vie contemporaine.
ALFRED BRUNEAU (Gil Blas), 12 mars 1895.
Chez Colonne, seconde audition des Impressions Fausses de Gustave Charpentier, acclamées avec vigueur et sifflées avec entrain ; qu'on applaudisse cette glose anarchique des vers de Verlaine ou qu'on la conspue, il faut en reconnaître la très littéraire ingéniosité non moins que la passion libertaire, et je goûte d'autant plus ses dessous traités avec une puissance — en grec dynamis — raffinée, que je les vois chahutés par une nauséabonde légion de mufles, la légion d'horreur....
(Écho de Paris, L'Ouvreuse, 12 mars 1895).
Quant aux Impressions Fausses de M. Charpentier (qui sont loin de faire mentir leur titre), ne serait-ce pas ce qu'on appelle une excellente fumisterie ? Celle-là nous a semblé parfaitement réussie, et M. Taskin a contribué à son effet par l'imperturbable sang-froid de pince-sans-rire avec lequel il a chanté l'inénarrable poème de Paul Verlaine. Allons ! Il y a encore quelques beaux jours pour la gaîté française. Mais pourquoi jouer cela en carême ?
BARBEDETTE (le Ménestrel), 17 mars 1895.
Quant aux Impressions Fausses, de M. Charpentier, elles m'ont paru encore plus fausses qu'au premier jour.
GOULLER (Soleil), 11 mars 1895.
CHAPITRE IX
Le Couronnement de la Muse, le Chant d'Apothéose.
exemple de la page 141
Cette œuvre singulière de colère et d'amour, véhémente et fantaisiste, gracieuse et passionnée, où les jolis gestes des ballerines s'accompagnaient du refrain de lointaines carmagnoles, ce véritable chef-d'œuvre faillit devenir une institution nationale. Ainsi parlait J. Paul-Boncour, rapporteur des Beaux-Arts à la Commission du Budget, en 1911.
La première audition de cette partition (*), écrite spécialement pour de grandes masses vocales et instrumentales, eut lieu à Paris en 1897. Depuis, elle a connu plusieurs centaines d'exécutions triomphales aux quatre coins de la France, et le Maître se complaît à la diriger lui-même, au moins trois ou quatre fois chaque année dans les grandes cités ouvrières. Il est donc assez facile de l'entendre, mais impossible de la lire, puisqu'elle n'a pas été publiée, et cela nous engage à donner in-extenso le texte d'un des derniers programmes.
(*) Editée en 1897 par l'auteur. Les seuls morceaux mis en vente sont les transcriptions pour harmonie (Maison Buffet-Crampon) et une sélection pour disques parue chez Odéon.
I. — Prélude : Des trompettes annoncent l'arrivée du Cortège de la Muse. A leurs claires sonneries, qui chantent l'espoir des temps nouveaux, s'opposent les accords tragiques des fanfares exprimant le douloureux, l'implacable destin des hommes.
II. — Marche du Cortège de la Muse, célébrant l'universelle libération. Durant cette longue symphonie, la Muse gravit lentement les étages de l'Estrade. Autour d'elle des voix saluent son ascension :
LE CHŒUR DES VOIX PROFONDES.
Qui nous a crié :
Debout ! Voici l'heure !
De quel nouveau leurre
Vient-on nous tromper ?
Quelle heure a sonné ?
L'heure des revanches.
Vers nous qui se penche
Pour nous relever ?
D'où vient cette clarté qui brille ?
Elle éclaire notre destin,
Et rayonne d'un front serein,
D'un clair regard de jeune fille.
C'est notre enfant qui porte en elle nos désirs,
A sa voix le malheur va-t-il s'évanouir
Comme un mauvais rêve aux clartés du jour ?
L'homme va-t-il renaître un grand frisson d'amour,
Le monde s'apaiser dans la sérénité
De la justice et de la bonté ?
III. — Les Crieurs Publics paraissent, ils viennent annoncer au peuple que la fête va commencer.
IV. — PROLOGUE.
Une Ouvrière. — Un Artiste.
(Scène mimée.)
Parmi la foule joyeuse, une ouvrière et un artiste cheminent côte à côte.
Étrangers l'un à l'autre par le destin de leur existence, ils se plaisent pourtant, mais n'osent se le dire. L'artiste qui ressent douloureusement le ridicule de leur embarras, va s'éloigner.... Un regard encourageant de sa gracieuse voisine l'arrête. « Qui êtes-vous ? » interroge-t-elle. Le jeune homme sourit avec tendresse : il est artiste, il est poète, il écrit, il chante, il peint. Mais elle ? Vers quelle besogne féerique court-elle ?
« Je ne suis qu'une petite ouvrière, avoue-t-elle avec humilité. Et son geste trahit une inquiétude. Cet aveu ne va-t-il pas faire fuir l'inconnu charmant ? — Fuir ? il n'y pense guère ; amoureusement penché sur elle, il implore un baiser.
Cependant, près d'eux, des sonneries retentissent.
Les deux jeunes gens s'arrêtent, ils écoutent... ils contemplent, l'ingénue questionne... le jeune homme lui explique : « Les artistes et les poètes vont glorifier la Muse, en qui se symbolisera tout un jour le travail de la Cité. C'est pour cette Muse que des chants, des danses s'apprêtent :
— Danser ! si je savais ! je danserais aussi, dit l'ouvrière.
— Essayez, répond l'artiste, l'art de la danse, comme l'art du chant, comme tous les arts, fut créé par le peuple. Nous le lui avons ravi. Vous allez nous le reprendre ! Voici déjà que vous dansez, et la Muse vous sourit, et la foule vous admire. Dansez !... Dansez !... Dansons tous deux, et, dans le rythme et l'harmonie, unissons, avec fierté, l'instinct de beauté dont nos âmes sont fleuries. »
Des cloches carillonnent. Une théorie de danseuses fait irruption sur la scène ; elles accourent fêter la Muse.
V. — BALLET DU PLAISIR.
Plaisir de vivre dans la foule, de la divertir, de lui donner une joie qu'elle vous renvoie avec reconnaissance.
Ce ballet reproduit des motifs populaires, empruntés au folklore des rues de Paris.
VI. — APPARITION ET DANSE DE LA BEAUTÉ.
Soudain, comme évoquée par le désir de tous, la Beauté jaillit et s'épanouit dans sa splendeur souveraine. Elle s'avance vers le Poète, dont les regards charmés vont de la Beauté, qui est le rêve à réaliser, à la Muse par qui peut se réaliser le rêve.
VII. — LE POÈTE.
Le Poète à la Muse :
O Jolie !
Cette Danseuse
Est l'idole choisie
Pour révéler à tes yeux l'Idéal.
Si devant toi la Beauté
Vient s'offrir,
Si l'encens de nos chansons
S'envole dans la lumière,
C'est pour qu'un doux mystère
Enchante ta destinée ! ...
VII. — COURONNEMENT DE LA MUSE.
La Beauté s'approche de la Muse et la couronne.
(Chœur et danses).
IX. — LA SOUFFRANCE HUMAINE.
Une silhouette fatale surgit au milieu des danses et les interrompt. Sombre messager des êtres à qui tout repos, toute justice, toutes joies d'art sont refusés, Pierrot s'avance. Il mime l'éternelle souffrance, le morne travail des esclaves accablés de devoirs, n'ayant que juste le droit de mourir.
D'un élan de tout son être, il implore le grand ciel vide, il voudrait apitoyer la foule joyeuse qui l'entoure. Partout l'indifférence et partout l'abandon.
Pierrot pense un moment aux révoltes possibles. Il croit entendre les clameurs des charges justicières, la marche triomphale des peuples en route pour l'universel bonheur. Hélas ! C'était un rêve... La souffrance ne finira qu'avec l'humanité !
Les danseuses s'approchent de lui. C'est en vain qu'elles s'empressent. La simple joie peut-elle faire oublier l'amère et profonde souffrance de la vie ?
Mais voici la Beauté ; il la considère avec une émotion grandissante. Seule, elle le tente ; il la suit lentement, comme un rêve qu'il croit saisir ; vite elle se dérobe à son étreinte qui l'effarouche.
Soudain, Pierrot aperçoit la Muse qui lui tend les bras. Avec ravissement il la contemple. Transfiguré par l'espoir, il gravit lentement les degrés de l'estrade et se jette aux pieds de l'élue. La Muse le relève, lui montre la Beauté qui s'avance souriante, et unit leurs mains, symbolisant ainsi la réconciliation de l'Art et du Peuple.
L'œuvre est ainsi dédicacée :
A GEORGES MONTORGUEIL,
Au FIDÈLE COLLABORATEUR,
A L'ENTHOUSIASTE APOTRE DES MUSES,
A L'AMI SANS PEUR ET SANS REPROCHE.
Si l'on envisage l'ouvrage au point de vue musical, on constate qu'il est formé d'une succession de scènes groupées autour d'un épisode du 3e acte de Louise. C'était au printemps de 1897. Charpentier qui, malgré ses succès aux Grands Concerts, s'était vu éconduire des théâtres de musique, saisit au vol l'occasion que lui offraient les organisateurs de la fameuse Vachalcade, de faire connaître au public un fragment de son œuvre nouvelle, celui où l'héroïne se voit couronner Muse de Montmartre. En quelques jours il établit son scenario : d'abord un Prélude de trompettes — ceux qui l'ont entendu exécuté par Lachanaud et Fauthoux, placés en haut du campanile de l'Hôtel de Ville, n'en perdront jamais le souvenir. — Ensuite une Marche pour le défilé solennel et humoristique de l'original cortège, que conduisait Willette en maillot de lutteur, debout sur une barricade prophétique. — Puis, les Crieurs Publics annonçant la fête, un Ballet, une danseuse étoile, un ténor : en somme les éléments du Couronnement inclus dans Louise. Aussi ce scénario sembla-t-il insuffisant à son auteur. Une idée lui vint, qu'il refoula d'abord, mais qui s'imposa peu à peu à son esprit : celle de faire intervenir dans le spectacle un peu précieux de cette Cour d'Amour la silhouette pathétique d'un Mime symbolisant la Souffrance Humaine. Et il advint ceci : Charpentier, qui avait engagé la célèbre Cléo de Mérode pour le rôle de la Beauté, proposa à Willette d'interpréter celui du Mime dans le costume, qu'il avait popularisé, du Pierrot noir. Willette ne trouva pas la proposition insolite. Lui et Charpentier représentaient bien à cette époque la sainte bohème à qui rien ne fait peur. Du coup, l'affiche de la fête gagnait un prestige inouï. Le succès fut considérable. Le Couronnement de la Muse était lancé.
Le Prologue pour trompettes et harpes ne fut incorporé que longtemps après, ainsi que le duo pathétique, unique dans son genre, du Mime et de la Danseuse, devenu le point culminant de l'ouvrage.
Cependant Charpentier ne considère pas que son œuvre soit terminée : à chacune des représentations il arrange, il développe, il ajoute quelque scène. « Ce n'est encore qu'une ébauche » me disait-il à Fresnay en juillet dernier, et il me citait les scènes qu'il rêvait d'y adjoindre :
— Un à-propos chanté et dansé précédant l'arrivée de la Muse où serait racontée la genèse de l'œuvre.
— Une apostrophe au Peuple, par le Récitant :
O Peuple, acceptes-tu pour Souveraine...
— Une interrogation du Poète à la Muse :
Sphinx inquiétant, que dérobe ton front calme, mystérieux ?
— La mise au point définitive du rôle du Fou de la Reine et du personnage de la Cité, déjà tenus respectivement par le clown Porto et la grande cantatrice Andrée Cortot aux Couronnements des Tuileries et de Clermont-Ferrand... Et Charpentier d'ajouter mélancoliquement. « En trouverai-je le temps ?... Voyez-vous, cher ami, j'aurai passé ma vie à considérer avec anxiété les lettres auxquelles je devrais répondre et les œuvres à terminer. »
Quelques citations indiqueront, mieux que nous ne pourrions le faire, la portée sociale et artistique de cette œuvre unique :
La Muse de Paris (1898). Centenaire de Michelet.
Elle est, il me semble, charmante et significative, à la fois, l'idée qu'a eue le compositeur M. Gustave Charpentier d'ennoblir l'allégresse de nos fêtes officielles par la beauté d'une virile musique et la grâce d'une jeune femme, de marier sur la plus grande place de Paris les deux poésies suprêmes de notre cité, la poésie radieuse et délicate de l'art et du travail à la poésie hurlante et magnifiquement brutale des foules en joie.
On comprend parfaitement que la rue, la rue vivante et joyeuse ait séduit M. Gustave Charpentier. Elle lui offre le réalisme prodigieux de son décor, de sa foule attentive et le lyrisme superbe des événements qui s'y sont produits ou qui s'y produisent à chaque instant. Aucune salle de spectacle n'aura jamais, entre ses murs étroits et secs, la poésie grandiose et encore chantante de cette place de l'Hôtel-de-Ville où des milliers de personnes viennent d'acclamer le jeune musicien.
C'est pourquoi il m'a plu de saluer aujourd'hui M. Gustave Charpentier, que la Muse de Paris semble vouloir mener par la main vers la gloire.
ALFRED BRUNEAU (le Figaro.)
La Muse Noire ! (Lens, 1903).
Ce ne sont pas ces deux mots accolés qui m'ont amené ici. Je pensais bien que ce n'était là qu'une image et que la jeune vierge élue pour on ne sait quel mystère par les charbonnages du Pas-de-Calais, si elle n'arborait pas les ailes idéales, les bandeaux blonds et l'éloquence poitrinaire des muses romantiques, aurait du moins la peau blanche ; mais le nom est heureux, car, en même temps qu'il évoque le sinistre labeur des mines, il affirme d'une façon inattendue cette espèce de droit nouveau qu'Octave Mirbeau appelle le « Droit à la Beauté » et dont Gustave Charpentier, le jeune maître musicien de Louise, a entrepris de faire une réalité.
La Muse a juste dix-sept ans ; elle est vêtue, comme sur les chantiers de la mine, où elle travaille, d'une légère étoffe bleue à pois blancs ; sa tête est coiffée d'un foulard de même couleur, qui s'aplatit au sommet du front et qui retombe derrière sur les épaules à la manière des sphinx. J'ai beaucoup apprécié la volonté des organisateurs de ne pas déguiser cette jeune fille en reine de mardi-gras. Sa figure grave exigeait ce costume sévère et mettait du sérieux dans ce divertissement. Je sais qu'elle fait partie d'une famille de dix enfants, et je songe à ce que dut être sa vie. Je comprends la mélancolie de ses traits, j'y lis de la volonté et de la vertu, de la patience et de l'esprit de sacrifice, et je m'émeus à l'imagination de ce qu'une telle créature est appelée à souffrir encore...
Elle gravit lentement les marches de l'estrade. Sa montée est accompagnée d'une admirable et forte musique ruisselante d'allégresse... Et je n'ai jamais senti de ma vie une plus grande et plus belle émotion qu'au spectacle de cette enfant, jolie et pure, gravissant avec une noblesse naturelle et simple les étapes de son apothéose. Mon émotion dépassait l'événement, puéril en soi, qui l'avait amené là. Cette enfant personnifiait à ce moment, pour moi, les innombrables générations de malheureux d'où elle sort, et légitimait, par la beauté de son âme et la grâce parfaite de son corps, cette sorte de revanche miraculeuse, cette apothéose quasi religieuse de sa pauvreté et de sa vertu !
. . . . . . . . . . .
Demain matin, dès l'aube, la Muse noire, dégarnie de son auréole d'un jour, reprendra son travail de trieuse de charbon.
Bien des jours elle entendra encore la voix du ténor lancer vers son trône son poétique hommage :
O Jolie !
Sœur choisie !
JULES HURET (le Figaro).
La Muse de Victor Hugo (1902).
C'est en 1898, je crois, qu'eut lieu le couronnement de la Muse du peuple à Lille ; puis, à la commémoration de la naissance de Hugo, place des Vosges, devant la maison où est aujourd'hui le musée, le gracieux défilé des coryphées que menait Gustave Charpentier.
C'était à la fin d'un bel après-midi. Dans le décor rose et blanc de style Louis XIII, sous les feux déclinants du soleil, les frais visages se tendaient vers les fenêtres closes aux reflets ardents. Les pures voix, inexpérimentées et claires, montaient dans le silence de la foule, vers la grande ombre invisible dont le front peut-être, du dedans, s'appuyait à la vitre, pour mieux regarder cette jeunesse en fleur.
Fervent, presque extatique, Charpentier, chevelu, barbu, la lavallière en émoi, le feutre sur l'oreille, le macfarlane au vent, Montmartrois comme on l'était alors, hugolâtre comme on ne l'est plus, hélas, menait le chœur des louisettes de Paris.
Il y avait de l'apôtre, dans ce garçon rieur, si simple — et que le succès ne changea pas.
SÉVERINE.
***
QUELQUES ANECDOTES
Express Liège, juillet 1903.
Dès la première heure, M. Charpentier était grimpé sur les échafaudages où doit avoir lieu la fête. C'est là que nous l'avons rejoint, tandis qu'il réclamait une porte pour l'entrée des figurants.
« Ils ne peuvent pourtant pas tomber du ciel », s'écrie-t-il joyeusement.
Et il me conte immédiatement l'aventure qui lui est arrivée, lors d'un précédent couronnement, dans une ville du Nord français. On avait réservé une porte, mais on avait oublié la pente de la scène.
Il fallut relever celle-ci ; on la releva si bien que l'entrée n'eut plus guère que cinquante centimètres. Il aurait fallu se mettre à plat ventre pour entrer en scène, ajouta-t-il. Voyez-vous le ténor ou la danseuse en cette posture ?
— Vous avez une vraie chance d'avoir pareil temps, lui dis-je.
— Oui, répondit-il, les couronnements ont eu d'habitude assez de veine. Il pleuvait avant ou après, mais non pendant la fête. Il est vrai qu'il y eut Bordeaux. Eh ! oui, Bordeaux. Au moment où Séverin étendait les bras pour « mimer » l'éternelle souffrance, les gouttes commençaient à tomber. Tout le monde se sauve pour se mettre à l'abri. C'est une bousculade insensée, d'aucuns empoignèrent des chaises pour se frayer un passage. Il faut songer à la Muse ; on la mène dans un cabaret voisin. Là, il y a foule, on veut voir de près la fillette, c'est une nouvelle bousculade. Que faire ?... La pluie a cessé, je l'aide à grimper sur le petit char qui l'a amenée, et je lui tends une corbeille de roses. Cette fillette de seize ans, fluette et exquise, avec une grâce ingénue et un calme étrange, jette les pétales sur les têtes de la foule grouillante, et celle-ci s'apaise devant ce geste simple et large ; le calme renaît, c'est une acclamation immense.
. . . . . . . . . . . . . . .
— Voyez-vous, cher ami, sur un théâtre populaire, le jeu des acteurs subit une transformation extraordinaire, mais, cette transformation, il n'est pas besoin de l'indiquer aux interprètes, leur émotion les guide sûrement.
Demandez à nos vaillants artistes si, à leur entrée en scène, ils n'ont pas ressenti comme un éblouissement, l'éblouissement d'une suggestion venue de très loin, la révélation subite d'une âme nouvelle qui naissait en eux et allait durant toute une heure inspirer leurs gestes et leurs voix selon des rites qu'ils n'ont jamais appris, que l'on ne peut apprendre.
L'Union républicaine (Châlons-sur-Marne), juillet 1903.
La trace en sera longtemps dans notre ville, et dans notre mémoire ; l'air gardera l'empreinte de tant d'acclamations et de tant d'harmonie. L'âme restera pour toujours atteinte de tant de beauté et de fraternité.
La Petite République, 25 avril 1904, Béziers.
LE COURONNEMENT DE LA MUSE.
... Telle est l'œuvre de Gustave Charpentier, dans laquelle, en une synthèse saisissante de la vie, se mêlent et se froissent le Plaisir, la Beauté, la Souffrance, et que vient éclairer de son sourire d'espoir, la Muse, fille du peuple, symbole du Juste, du Vrai et du Beau, bienfaisant génie des temps futurs.
Le Petit Méridional, Montpellier, 25 avril 1904.
LE COURONNEMENT DE LA MUSE AUX ARÈNES DE BÉZIERS.
Dès l'ouverture des portes, le public arrivait en foule. Le défilé des 6.000 écoliers est salué de chaleureux applaudissements.
Les garçons prennent place sur les bancs de la piste ; les filles vont se ranger du côté de la Muse, à laquelle elles font un admirable décor. On dirait un éblouissant parterre ; ces fleurs animées aux nuances multicolores se détachent vivement du reste des spectateurs et attirent le regard. L'effet est ravissant.
Il y a bien en ce moment, dans les arènes, 9.000 spectateurs, ce qui avec les 6.000 élèves, fait un total de 15.000 environ.
L'Impartial de l'Est, Nancy, 16 août 1909.
Incontestablement, la date du 15 août 1909 marquera dans les fastes de notre belle cité. Elle rappellera le souvenir d'une puissante, d'une magnifique manifestation d'art, en même temps que la glorification d'un enfant de notre Lorraine.
Et voici l'opinion de M. Émile Vuillermoz saluant l'entrée dans la « Musique Vivante » de cette œuvre populaire :
Enfin la maison Odéon a accompli l'effort méritoire de monter le Couronnement de la Muse du Peuple avec orchestre et chœurs, sous la direction de Gustave Charpentier lui-même. La Marche, le Prologue dansé, le Ballet du Plaisir, la Souffrance Humaine et le Chant d'Apothéose (*), nous permettent de faire entrer dans l'intimité de nos logis cette œuvre si frappante de l'auteur de Louise qui n'a jamais voulu perdre le contact avec le cœur innombrable de la foule, source de toute émotion et de toute vie.
ÉMILE VUILLERMOZ (Excelsior).
(*) Fragment du Chœur final.
Le Chant d'Apothéose.
Au printemps 1902 Charpentier était à Cologne où il se reposait des fatigues d'une tournée de Louise qui l'avait porté successivement de Breslau à Prague, puis à Vienne, et enfin dans l'hospitalière ville rhénane qu'il affectionnait particulièrement. Installé au Dom-Hôtel, en face la célèbre cathédrale, il s'imaginait avoir réalisé le désir de toute sa vie — être libre, recommencer les années de séjour à la Villa Médicis qui lui furent si profitables, — et le soir il allait rêver à Mimi Pinson dans les rues sans trottoirs ni véhicules, où les fraulein des magasins ont des silhouettes de parisiennes qui auraient fait de la suralimentation. Mais Paris ne l'oubliait pas, et un matin tomba sur sa table une lettre au cachet du Conseil Municipal de Paris, signée John Labusquière, par laquelle on demandait d'urgence au voyageur d'écrire une apothéose musicale pour le Centenaire de Victor Hugo que l'on devait célébrer le mois suivant, place des Vosges. On lui laissait le choix du poème. De suite consentant, le musicien se mit en rapport avec Saint-Georges de Bouhélier. En quelques semaines l'œuvre fut réalisée. Les artistes et les chœurs de l'Opéra et de Mimi Pinson en furent les interprètes, accompagnés par toutes les musiques militaires de la Capitale. L'œuvre se composait d'un Prélude, d'un Récit pour dix coryphées, d'un Hymne pour soprano, d'un Duo pour ténor et baryton et d'un Chœur Final (*).
(*) Inspiré d'une strophe des Odes et Ballades de Victor Hugo.
C'est ce duo, coupé de chœurs, que Charpentier a ajouté, comme péroraison, à son Couronnement de la Muse.
La musique du Chant d'Apothéose ne ressemble à aucune autre production de son auteur. La proximité de la Cathédrale dont il pouvait entendre les chants certains soirs de fête, a évidemment influencé le compositeur. Le style en est grave, religieux ; l'architecture sonore s'apparente aux constructions massives et gracieuses des temples chrétiens. Il y a du gothique là-dedans, écrivait Labusquière.
De frais gruppetti aux soprani rappellent certains dessins de l'Opéra Zar und Zimmermann de Lortzing. Ainsi le Stadtheater collabora-t-il avec le Dôme à la genèse de l'œuvre naissante. Cependant on ne connaît bien, on n'apprécie bien le Chant d'Apothéose que si l'on a assisté à une de ses représentations de plein air, où musique, pantomime et danses forment un tout inséparable, collaborent à un ensemble unique d'une majesté, d'une séduction sans égales. On croit voir revivre les cortèges riants des blanches panathénées. C'est l'âge d'or de l'humanité primitive qui s'évoque et ressuscite à nos yeux. Ah ! Charpentier est un rude metteur en scène. Aussi facilement qu'il trouva la musique que réclamait le poème, il a trouvé les gestes qu'il fallait à sa musique. Déjà dans le Couronnement de la Muse, dans la Sérénade à Watteau, et dans certaine adaptation du Temps des Cerises à l'usage de Mimi Pinson, il avait prouvé l'ingéniosité de son esprit organisateur. Le Chant d'Apothéose est une réalisation qu'on ne saurait surpasser. On peut dire qu'il est la plus parfaite révélation du grand lyrique que ce livre, bien incomplètement hélas, voudrait à la fois célébrer et faire comprendre.
Œuvres inédites.
Tour à tour les échos de la Presse ont mentionné une Marie, fille de Louise, un drame lyrique,
Julie, une Louisa romaine, un Héliogabale, un Orphée, etc. On ne prête qu'aux riches, et de fait, Charpentier avoue avoir esquissé, mis au point, terminé presque, d'innombrables sujets dont ses malles regorgent. Malheureusement pour le développement de sa production, il est de ceux dont Tristan Bernard disait récemment, que les sujets auxquels ils travaillent trop longtemps finissent par les lasser.
Certains auteurs, comme certains amants, perdent patience, s'énervent, rompent, lorsque la réalisation de leurs désirs se fait trop attendre, Charpentier est de ceux-là. Mais on peut lui accorder les circonstances atténuantes, car s'il lâche, ce n'est que pour un temps.
Durant un concours pour le Prix de Rome, un de mes voisins de loge, qui le connaissait, nous avait fait un tableau pittoresque de la chambre de travail de l'auteur de Julien : malles, valises, casiers débordant de papiers, placards où s'entassaient des partitions poussiéreuses, armoires profondes où des œuvres commencées attendaient le bon plaisir de leur auteur. La description de notre camarade m'impressionna à tel point qu'une nuit j'en rêvai. J'étais dans la fameuse chambre. Je voyais le Maître ouvrir mystérieusement une des portes de son gynécée spirituel et faire signe à la Schéhérazade dont il désirait, ce soir-là, poursuivre la connaissance...
Quelques années plus tard, un soir que j'étais allé lui rendre visite, j'avais remarqué sur sa table des feuillets dont les titres m'avaient intrigué : « Les Tranchées », « La Relève », « Le Permissionnaire »... Je me souviens même avoir lu, sous des harmonies bizarres, un thème dont je ne certifie pas exacte cette reproduction :
exemple de la page 156
Quand j'en parlai ensuite à Charpentier, il secoua la tête : « J'ai passé à les écrire un long mois, dans cette chambre maussade, les volets clos. Une lubie ! J'ai comme ça, dans ma vie, de ces moments inexplicables où, comme une brute, je m'enferme pour livrer bataille à une idée. C'est détestable pour la santé. Le Dr Georges Paul-Boncour qui me vit à l'issue de ce match dut m'envoyer à la campagne. J'arrivai à Chinon bien mal en point, et surtout désolé d'avoir abandonné mes chers projets, conçus dans la fièvre où me jetait le bourdonnement ininterrompu des convois de blessés allant à Lariboisière. Quelque jour j'espère bien reprendre ces croquis de mon imagination : La Relève dans la boue, l'Idylle sous les obus, le Retour sous l'Arc de Triomphe, avec les veuves, les éclopés, les pupilles en tête ! »
Car Charpentier, en 1917, avait pressenti l'avenir. Pour son œuvre douloureuse il avait imaginé le dénouement grandiose que nous connûmes, éblouis. Il en avait esquissé les thèmes sur les petits livres, qui lui sont familiers, où, depuis son séjour à Rome, il prit l'habitude de noter ses impressions, et dont le nombre dépasse la centaine.
Tout un monde de pensées, d'émotions, de souvenirs est enclos dans ces carnets. Comme un avare, Charpentier a emmagasiné là plus d'idées qu'il n'en dépensera jamais.
C'est Michel-Georges Michel, si je me souviens bien, qui tenta de publier en 1913 un aperçu de tout ce que devaient contenir les dossiers de l'auteur de Julien, alors en répétition à l'Opéra-Comique. Je n'entreprendrai pas de vous en donner la nomenclature, non plus que celle des œuvres encloses dans les coffres-forts des banques de Nice, Monte-Carlo et autres lieux, ni un relevé de toutes les partitions que les journaux ont attribuées à Charpentier. Sur ce chapitre, notre Gustave est le plus fermé des auteurs et le moins ouvert des amis. De cette extrême discrétion, il voulut bien me donner le motif : « Ce qui est vraisemblable aujourd'hui ne le sera peut-être plus demain. Alors, à quoi bon en parler ? » Je n'insistai pas. Mais désireux quand même de soulever un coin du voile, j'ai fait une glane des renseignements les plus véridiques concernant les œuvres qui nous semblent promises. D'abord, Munich, que les grands concerts auront la mission de nous faire connaître. Ce poème symphonique, annoncé en 1912, fut composé vers 1911, durant un long séjour que fit Charpentier dans la capitale bavaroise. C'est le premier d'une série de souvenirs de voyage qui devait comprendre Prague, Vienne, Monte-Carlo. Un peu plus développé que Napoli, il décrit les sensations du voyageur pénétrant avec émotion dans la ville sainte de la Musique (*).
(*) « J'ai raconté mon arrivée déférente dans la cité de Wagner, j'ai tâché de rendre l'allégresse contagieuse des chants populaires où l'on reconnaît des réminiscences de thèmes de la Valkyrie... Il y a même une méditation devant une affiche de la Salomé de Richard Strauss, apparue soudain au sortir d'un bal de Schuhplatter, et ce final féerique, dans un décor lunaire, sous la neige : la ballade nocturne des innombrables statues équestres qui ornent les palais et les places de la cité bavaroise. »
Courrier Musical, novembre 1912.
Puis Orphée, légende lyrique en 4 actes, dont deux de terminés. Impossible d'obtenir de l'auteur aucun renseignement sur l'affabulation. La Vie Féerique, scènes à filmer, pour Chant et Orchestre, faisant suite aux Impressions Fausses. Enfin, l'Amour au Faubourg dont j'ai retrouvé cette avant-première, de Georges Bourdon, parue dans le Figaro du 21 août 1913 (*), qui est bien une des plus belles pages que l'on ait consacrées à la présentation d'un ouvrage nouveau :
(*) A cette époque l'Amour au Faubourg était porté sur le programme de l'Opéra-Comique pour la saison 1913-1914.
Trois pièces, dont chacune a deux actes, deux décors, et dure deux heures ; trois pièces, disposées en triptyque, soudées l'une à l'autre par une âme commune et par le personnage qui s'y déploie, et pourtant indépendantes : voilà l'œuvre nouvelle de Gustave Charpentier. Et cette œuvre n'est rien d'autre, en somme, qu'une épopée populaire, où l'on retrouvera les caractères propres du compositeur de Louise. Car l'originalité et la puissance de ce maître ne sont pas tout entières contenues dans sa maîtrise : elles viennent aussi des sources où il s'alimente.
Gustave Charpentier est « peuple » ; dans une société épuisée, égoïste et peureuse, et dont l'avidité à jouir dépense les dernières énergies, il règle sa pensée au rythme des seules forces qui demeurent, celles du peuple. C'est en elles qu'il puise les éléments de sa puissance créatrice. Il est comme un aspirateur qui s'en gonflerait. Il donne une voix à la foule immense en qui s'agite le monde de demain. Il en exprime, comme ferait un frère plus conscient, les sentiments éternels et simples, toute l'humanité grondante et incessamment pareille. Ainsi, à travers l'histoire de l'art, ont fait les maîtres dont l'œuvre subsiste ; et c'est par là qu'il est classique.
Dans cette œuvre nouvelle, la conception de Gustave Charpentier semble s'être élargie. Dans les Impressions d'Italie, dans le Couronnement de la Muse, dans la Vie du Poète, dans Louise, il demeurait, quoique profondément humain, anecdotique et fragmentaire. Ici, c'est quelque chose comme le poème de l'homme moderne qu'il a tenté. Le poème ? Bien plutôt la passion.
Il imagine un être simple, ignorant des mensonges et des préjugés sociaux, fier, ambitieux de se dépenser et de réaliser sa fin, impulsif et crédule, et il en suit les métamorphoses au contact des milieux différents où le pousse sa fantaisie.
Ce héros imprévu et magnanime est un humble. Truchement du peuple, il est du peuple. C'est un receveur du « Grand Crédit », la puissante banque (*). Impulsif, volontaire, obstiné, sincère, nourri de théories, il se sent des forces d'apôtre, et il veut agir. Il agit comme il peut, au gré des vents qui le secouent. Tantôt la vie des artistes l'attire, ou le tente celle des phalanstériens ; tantôt il brûle de conduire des foules. Il rencontre des femmes, naïves comme lui, impulsives comme lui, qui aiment, qui souffrent, rient et chantent : avec elles, comme elles, il veut aimer et chanter. Il aspire à la poésie. Être puissant, dominer, quelle ivresse ! Il voudrait être successivement tout ce qu'il admire. Il est parfois sublime, parfois grotesque, toujours imprévu, toujours sincère. C'est un bel animal qui, fauchant tout, s'élance à travers la pensée et la vie, et que rien n'arrête, et que tout fouette, et qui, malgré les obstacles, malgré les colères, malgré les rires, se précipite vers son but. C'est le bel animal populaire.
(*) En réalité la Maison Dufayel dont, à cette époque, la monumentale façade de la rue Clignancourt venait d'être inaugurée.
Autour de lui, l'humanité. L'humanité des humbles, un garçon épicier, un charbonnier, un rapin, un nègre, le peuple des faubourgs, des amoureux, des filles ; puis, mêlée à celle-là, l'humanité d'en haut, des hommes qui demain seront illustres, des poètes, des artistes, des philosophes, des critiques, confidents, commentateurs, et parfois conducteurs de l'action, dans laquelle ils sont confondus, et dont se prolonge en eux le long frémissement.
Cette épopée populaire débute par une idylle, l'Amour au faubourg, qui a deux actes et deux décors : un lavoir, le « Cabaret des Fêtes Galantes ».
Le bonheur d'amour qu'il cherche si ardemment, vers lequel tout son être se tend, le receveur du Grand Crédit l'a près de lui. Il s'offre dans le regard clair d'une jolie fille du faubourg qui a su résister aux entreprises, parfois brutales, des hommes au milieu desquels elle vit. Un matin, sur le seuil du lavoir, elle voit apparaître, baigné de soleil et de satisfaction, ce beau garçon, et sa vie désormais est fixée.
Elle est ingénue et pudique, mais libre, elle aussi, des préjugés courants de la morale sociale : tout son jeune corps est avide de tendresses, son âme lyrique est gonflée de poésie ; une ode de Ronsard la conquiert ; et, un soir de mai, au Cabaret des Fêtes Galantes, la faubourienne s'abandonne aux bras de son héros, de son maître, tandis qu'au fond de la scène le décor s'ouvre pour une apothéose de l'Amour, à la manière de Watteau.
Ainsi s'achève la première pièce.
La seconde est Commediante, avec deux actes et deux décors aussi : « Miseria-Palace », et « Un duel au bois de Viroflay ». La troisième enfin a pour titre Tragediante ; deux décors : « Chez les naturiens », et « le Faubourg en grève ».
Par les titres mêmes des pièces et l'indication des décors, il est aisé de deviner quels milieux sont évoqués. Comment s'y comporte et s'y développe le héros jusqu'à son épanouissement total, comment une balle stupide, qui ne lui était pas destinée, étend brutalement à terre son beau rêve, que devient son amoureuse, ce n'est pas l'instant de le révéler, et je suivrai le vœu de l'auteur en n'allant pas plus avant.
J'en ai dit assez pour montrer l'intérêt de cette trilogie lyrique et permettre de mesurer à quelle puissance expressive elle peut atteindre. Sous la figure de l'humble receveur, on sent se mouvoir, se chercher, se heurter bien des forces de l'humanité moderne, les plus tendres et les plus illusoires, encore incertaines et inconscientes, mal réglées et malhabiles, ingénues et ferventes, mais en voie d'accomplir le monde de demain. Et ce noble idéal fait déjà à la conception de M. Gustave Charpentier une couronne de beauté.
Il nous reste à formuler le vœu de pouvoir bientôt contempler dans son ensemble le triple monument où se résument tout l'effort, toute la vie de Gustave Charpentier.
L'Ecrivain.
Dans cette étude où les pages me sont comptées, il m'est cependant difficile, après avoir célébré le musicien et l'auteur dramatique, de ne point parler de l'écrivain que fut par intermittence Gustave Charpentier.
Je citerai tout d'abord ses articles de critique sur l'Ouragan, l'Attaque du Moulin et Messidor, d'Émile Zola et M. Alfred Bruneau, sur la Carmélite de Catulle Mendès et M. Reynaldo Hahn, sur le Crépuscule des Dieux (*), sur la Millième de Carmen...
(*) Voir à la fin du chapitre.
Sa profession de foi, dans Figaro du 23 octobre 1900 (Enquête Vauxcelles).
Les lignes émouvantes de tendresse filiale qu'il dédia à son Maître (Excelsior : août-septembre 1912).
L'Hommage à Massenet qu'il écrivit en attendant le résultat de son élection à l'Institut, et que Jean d'Udine compara à la Prière sur l'Acropole (le Journal : 27 octobre 1912).
L'article : Aux armes, citoyens ! (Excelsior, 14 juillet 1915).
Son discours à l'inauguration du Monument Massenet, au Jardin du Luxembourg (21 octobre 1926).
Diverses chroniques et interviews en faveur du Prix de Rome, d'un Théâtre Lyrique à Paris, d'un Opéra Municipal, des costumes modernes et de la prose dans les opéras....
De nombreux Poèmes en Prose (impressions et croquis de voyage), que le grand comédien Signoret fit applaudir à un gala organisé par M. Georges Ricou à la Renaissance (1913) : le Pavé du Faubourg, les Écoliers, le Théâtre de la Mer, Aux vitres du monde, Amour, champagne et fêtes, etc. (*).
(*) Ils obtinrent un tel succès que Fasquelle, a l'issue de ce concert, offrit à leur auteur de les éditer. On sait que Charpentier n'est jamais pressé lorsqu'il s'agit de présenter une de ses œuvres au public, et on ne s'étonnera pas que l'édition de ces poèmes et d'autres écrits soit encore à l'état de projet.
Ses éloquentes interventions à la Bourse du Travail lors de la création du Syndicat des Musiciens d'orchestre, et durant la grève qui s'ensuivit (1901).
Ses plaidoyers en faveur des billets de théâtre aux ouvrières, lettres aux auteurs, aux directeurs, aux dames parisiennes. (Interview de Jules Huret, dans Figaro, 1900.)
Ses allocutions aux assemblées de l'Œuvre de Mimi Pinson : J'ai rêvé de créer avec vous un théâtre... et Paris n'aurait plus rien à envier à Athènes ! (1902).
Les fougueux articles dans lesquels il défendit cette œuvre, attaquée violemment par le comte d'Haussonville, Harduin (du Matin), Gustave Téry, M. Gaston Deschamps...
Et, toujours pour les Mimi Pinson, la Préface qu'il rédigea en vue des programmes d'étude de leur Conservatoire, admirable document où Charpentier semble avoir emprunté, pour mieux les convaincre, la sensibilité, le poétique instinct, l'âme romanesque de ses protégées.
En voici la conclusion. Il est à souhaiter que la lisent et la méditent ceux de nos confrères qui ne veulent pas encore comprendre que l'Art n'est pas le But, mais le Moyen :
« Le Conservatoire Populaire doit être considéré par Mimi Pinson non seulement comme une école dont l'enseignement lui sera profitable, mais aussi comme une joyeuse et tendre famille où, parmi les agréments de l'art et de la camaraderie, elle apprendra à connaître et à estimer les avantages et les bienfaits du groupement et de l'association. Là se révèlera à elle cette vérité qu'il n'y a de bonheur que dans la fraternité, et quand elle aura apprécié, par le charme de ses relations avec ses camarades des cours, combien cette fraternité est désirée par tous, de quel prestige joyeux elle dore la vie des humbles, de quelle confiance, de quelle puissance elle fortifie leur espoir,... il ne lui restera plus qu'à considérer, tel qu'il lui apparaîtra alors, son devoir envers les siens, envers elle-même, et à préparer, sous les auspices de la souriante et grave Musique, sa future émancipation. »
Nous voudrions pouvoir offrir aux lecteurs certains aperçus des œuvres et des critiques que nous venons de citer. Le manque de place nous en empêche. Cependant nous ferons une exception pour deux articles dans lesquels, à propos de Wagner et de Bizet — et à l'encontre de Nietzche, — Gustave Charpentier célèbre avec éclectisme et une particulière éloquence les lyrismes si différents qui animent leurs œuvres et que nous retrouvons, intimement associés, dans les siennes.
Nous devons, hélas, nous borner à de simples citations, mais nous engageons les jeunes musiciens à lire dans leur intégralité ces études magistrales. Ils y puiseront matière à amples réflexions.
Le Crépuscule des Dieux.
Wagner ! Wagner ! ... Je me revois dans la petite mansarde du boulevard de Clichy, d'où l'on n'apercevait qu'un morceau de ciel au-dessus d'une cour sombre, tout en haut de cette maison où habitait une Louise qui n'avait pas encore de « leit-motiv ». Le soir j'écoutais, les yeux clos, les préludes de Wagner, qu'Alfred Bachelet, l'âme passée aux doigts, jouait sur notre misérable piano. Quelle révélation ! Quel bouleversement en mon esprit nourri de classiques ! Quelle ivresse profonde, me brûlant des nuits entières de l'affolant désir de produire !
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Le Crépuscule des Dieux ! Un drame atroce comme une agonie, puissant comme une tempête, le drame, balayé par les flots bourbeux de la passion, de ce qu'il y a de plus beau et de plus horrible au monde, de plus noble et de plus vil : l'Humanité.
Il s'affirme presque totalement différent des drames divins que sont les trois premières parties de la Tétralogie, et cela par la musique même, autrement pensée, autrement écrite. Dès le duo splendide du prologue, nous sentons que Siegfried et Brunehilde ne sont plus les êtres d'idéale et vierge beauté dont l'heureuse et formidable étreinte couronne le drame de Siegfried. Ils nous semblent à la fois déchus et cependant plus grands, parce qu'ils sont plus près de nous, parce qu'ils ont pris conscience de toutes les vibrations de leur être, qui chantent, sur leurs lèvres plus chaudes, en mélodies, on pourrait dire, plus matérielles ; parce qu'ils ont appris à aimer, et qu'ils vont apprendre à souffrir. Les paroles de Wagner éclairent l'œuvre tout entière, des Fées à Parsifal : « Brunehilde s'élève de la divinité à l'humanité ».
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L'œuvre de Wagner demeure comme un temple immense et magnifique où tous viendront prier, s'instruire et s'inspirer, et puiser au contact du colosse la force même d'échapper à son joug.
Mais autour de lui, délivrée par lui, l'Humanité bouillonne. Et l'artiste n'a plus le droit de penser que rien de ce qui est humain lui puisse être étranger.
Le règne de l'art impassible, le règne des conventions et des formules est clos. Celui de la vérité, de la vie, de la pitié, celui de la liberté commence...
(Figaro, 17 mai 1902.)
La Millième de Carmen.
... Pourquoi refuser d'écouter la grande leçon de farouche et de tragique sincérité qui se dégage de Carmen ? Éternellement nous y trouverons un réconfort pour nous engager plus avant dans la voie d'une inspiration plus fraternelle, et toujours plus proche du peuple. Ce n'est pas faussement que nous revendiquerons Bizet parmi les prophètes ingénus de notre action vers la beauté enfin charitable.
Pour éveiller la joie, la plainte et la crainte dans nos cœurs, il n'a pas eu besoin d'évoquer de grandes choses et des événements étranges.
Au lieu d'écraser l'homme d'un spectacle héroïque, il le révèle dans la misère de ses instincts chavirants ; il le montre agité des orages intérieurs, sous l'empire des passions qu'il nourrit de son propre sang, comme un esclave qui se voue à son maître et périt pour lui, en le louant quand même. Il le peint enfin tel qu'il est, noble et lamentable, vantard, débile, ingrat sans constance, brutal sans énergie, et surtout toujours mobile. Voilà pourquoi il nous émeut, nous charme, sans nous laisser, comme d'autres œuvres, terrassés ou étonnés.
(Figaro, 25 décembre 1904.)
CHAPITRE XII
L'Animateur.
Il y a des êtres pour lesquels le lyrisme est un article d'exportation. Ils en sont si richement doués que tout naturellement ils en font cadeau aux moins bien partagés. Enfants, ils possèdent déjà une puissance d'attraction à laquelle ne résistent pas les timides, les indécis, ceux dont la vie sera vouée à tous les servages. Adolescents, ils s'en vont, suivis d'une troupe d'admirateurs obéissants, mettre en branle la Cité. S'ils sont artistes, ils suscitent des vocations, font croire à certains personnages de leur entourage qu'ils ont une âme de créateur, de mécène. C'est ainsi qu'à Tourcoing la Brumeuse, on put voir un grand industriel — qui devait devenir député — apprendre subitement la musique, subventionner une symphonie, bâtir pour elle une salle de concerts, et, dans un gala mémorable, devant ses concitoyens abasourdis, diriger les Impressions d'Italie... de son ancien employé qu'il rêvait de rattraper sur la route de la gloire.
Ainsi se révéla dès l'origine la vocation apostolique de Gustave Charpentier. On a pu voir dans les chapitres précédents comment elle s'était développée pour le plus grand bien de la Musique. Nous avons déjà signalé quelques-unes de ses manifestations. Il en fut d'autres qui méritent d'être retenues. Telle la fête en l'honneur de la Translation des cendres de Jaurès au Panthéon. Mémorable par la magnificence de son ordonnance, et aussi parce que, pour la première fois, on y utilisa des hauts parleurs le long du parcours du cortège, qui permirent à la foule d'ouïr, non seulement la cérémonie principale, mais aussi l'ensemble des orchestres, des fanfares et des tambours, placés près du sarcophage devant le Palais-Bourbon, et dont Charpentier avait judicieusement ménagé les effets de sonorité.
Plus tard, à la Sorbonne, la mémoire d'Émile Zola fut à son tour célébrée, avec la même ferveur, par les chœurs du Chant Choral, le Conservatoire de Mimi Pinson et d'imposantes musiques.
Puis ce fut la Fête des Compagnons de France et ses divertissements originaux, durant laquelle Charpentier fut promu Compagnon, ce dont il se montra ému à tel point que, dirigeant ensuite une de ses œuvres, divisée en deux parties, il crut que les applaudissements qui accueillirent la première, s'adressaient à la seconde, et après avoir congrûment salué le public, il se précipita vers la coulisse où il disparut, laissant musiciens et choristes dans le plus grand embarras. Heureusement que son second, Henri Radiguet, était là, qui reprit le bâton et conjura la panique.
Parlerai-je des fêtes de plein air sous le signe de la Muse ? J'en ai cité plusieurs, auxquelles s'ajoutent les plus récentes : Saint-Quentin (avec l'orchestre de Victor Charpentier), Roubaix, Cambrai, Somain et Fresnay-sur-Sarthe.
Mais il en est une qui est demeurée dans le souvenir de tous ceux qui eurent la joie d'y assister et que l'on peut qualifier d'unique, autant pour sa splendeur que pour la pensée qui l'inspira : La Fête populaire du bois de Vincennes, devant le Monument de Beethoven, à l'occasion de son inauguration (juillet 1927).
Les membres du Comité organisateur, MM. Raymond Charpentier, A. Dandelot, E. Drain, J. Mauclaire, avaient laissé les mains libres à leur confrère qu'ils venaient de choisir pour Président. Ils ne devaient pas s'en repentir.
De la vaste pelouse qui s'étend devant l'œuvre de José de Charmoy, Gustave Charpentier n'hésite pas à faire une immense salle de spectacle en forme d'ovale, de 100 mètres de longueur, dont les deux extrémités rejoignent d'un côté le Monument, de l'autre, la haute estrade des fêtes de Mimi Pinson. Tout autour de l'ovale garni de chaises (6.000), une piste de 10 mètres de large, sur laquelle aura lieu le défilé des Sociétés musicales et des délégations des Corporations, tandis que, sur les scènes qui se font face, les chœurs, les musiques interpréteront les plus populaires des œuvres beethovéniennes.
Gustave Charpentier aurait désiré que ce programme évoluât autour de l'à-propos de circonstance qu'il avait imaginé, et dont M. Édouard Herriot devait écrire le texte : Un dialogue de l'âme de Beethoven (Mlle Ventura), avec le Peuple (M. Gémier), placés, l’une devant le monument, l'autre sur un socle au milieu du public. Des raisons particulières en empêchèrent l'exécution.
Il est question de rendre périodiques ces hommages à la Musique. Les organisateurs voudraient instituer dans ce lieu, devenu sacré, un pèlerinage quinquennal, et élever, autour du Père des symphonies, une galerie de marbres en l'honneur des grands musiciens. Voilà certes une idée qui plaira à tous ceux qui pratiquent l'art musical et le voudraient plus honoré en notre pays. Pour ma part, je puis assurer ses promoteurs de l'ardente sympathie et du concours des Sociétés populaires.
Il me reste, avant de conclure, à évoquer une émouvante page de la vie de notre héros, en de graves événements que tous nous vécûmes et qui, malgré leur apparence, ne sont pas aussi éloignés du sujet de ce livre qu'on pourrait le croire.
La déclaration de guerre suscita chez les Mimi Pinson un ardent désir de sacrifice. Gustave Charpentier n'eut garde de les abandonner à ce moment. Pour celles de ses protégées qui ne pouvaient payer les cotisations et la dépense du costume exigées dans les trois Croix-Rouges, il fonda, avec l'agrément de M. Millerand, ministre de la Guerre, la Croix-Rouge auxiliaire. Elles furent des milliers à s'enrôler ; des centaines seulement se virent acceptées dans les rares hôpitaux où les gestionnaires ne leur étaient pas hostiles. Mais les autres ?... C'est alors que le lyrisme de Charpentier, toujours en éveil, lui suggéra l'idée de ressusciter un des plus émouvants souvenirs des guerres de la Révolution : pour celles qui restèrent, il fonda un Ouvroir, où, tout en chantant, on confectionnait des Cocardes pour les soldats du front. Présentées d'abord dans les Halls des quotidiens, elles firent l'objet d'une Exposition au Petit-Palais, que Mme Raymond Poincaré daigna visiter la première et que le Préfet de la Seine, M. Delanney, inaugura en septembre 1915.
Il semble que cette journée dut être bien émotionnante pour le père des Muses, car il pouvait y contempler un élargissement, imprévu pour lui-même, des domaines de son invincible altruisme. Il avait créé là, sous le vocable désormais célèbre de la Cocarde de Mimi Pinson, une nouvelle œuvre, tendrement humaine et si émouvante. On sait combien les envois de cocardes étaient chers à nos poilus qui n'avaient souvent pas d'autres souvenirs de l'arrière. Toutes ne leur parvinrent pas, hélas ! Combien revinrent à Mimi Pinson avec la mention : disparu !...
N'a-t-il pas vécu des heures incomparables, le poète-musicien dont la sensibilité connut de telles émotions ? Par elles il nous aura démontré que le lyrisme ne s'affirme pas seulement dans l'œuvre d'art et qu'il peut se passer d'elle pour atteindre l'humanité.
Robert de Flers, Maurice Donnay, Brieux, Paderewski, d'Annunzio et tant d'autres que j'oublie, par leurs gestes héroïques ou par leur dévouement aux victimes de l'affreuse mêlée, ne l'ont-ils pas, par la suite, magnifiquement prouvé ?
***
Conclusion.
« Le seul créateur de l'Art est le peuple, et l'unique fonction de l'artiste est de recueillir et d'exprimer la création du peuple inconscient. »
R. WAGNER.
Charpentier est un homme complet ; sa vie est semblable à son œuvre ; l'une est le reflet de l'autre. Certes, ses longues méditations ont pu laisser son public impatient, mais qui ne comprendrait qu'elles sont nécessaires à celui qui veut pénétrer les âmes pour les révéler à la foule telles qu'elles sont, non point dans leurs rapports extérieurs, mais, ayant mis bas toutes les conventionnelles hypocrisies, dans leurs dialogues avec elles-mêmes ?
Dans la magnifique école française, Gustave Charpentier fait figure à part. Il est bien le fils spirituel de Berlioz. Comme celles de Berlioz, ses œuvres sont en quelque sorte de l'autobiographie musicale. Mais à l'encontre de l'auteur des Troyens, cette autobiographie, il l'a adaptée à la scène, et sa réussite nous démontre que pour triompher au théâtre, pour y attirer la foule, il n'est pas inutile de l'avoir fréquentée. Voyez Verdi, Wagner. Comparez leurs existences de tribuns du peuple à celles, exclusivement musicales, de Franck, Saint-Saëns, Fauré, et, plus près de nous, à celles des musiciens que je ne nommerai pas, qui ont toujours ignoré ce qui se passait au-delà de leur piano, c'est-à-dire dans la rue, chez les hommes. Beethoven n'est devenu dramaturge conscient et organisé que lorsqu'il écrivit la IXe, après le dur stage d'une vie douloureuse, quand il connut par lui-même le fond de la détresse des hommes. Et encore lui manqua-t-il, pour transporter son idéal sur la scène, d'avoir vécu parmi eux autrement qu'en sauvage.
Gustave Charpentier aime la Vie, la Rue le saoule et l'Univers l'enchante, comme une féerie. Plus libre qu'un dieu, il prétend incorporer sa vie à son œuvre, il veut celle-ci à l'image de son époque. Baudelaire, Verlaine, Camille Mauclair furent les éveilleurs de sa sensibilité. Ibsen et Zola orientèrent sa raison. De Wagner, de Berlioz, de Massenet, il reçut l'enseignement que l'Art musical et l'Art tout court sont vêtement de l'Idée, et que l'Idée est partout où le musicien sait l'entendre.
Par sa fenêtre ouverte les chants de Paris lui apprirent que les choses ont une âme et sa jeunesse turbulente lui suggéra, après La Fontaine, que la vie « est une ample comédie... dont la scène est l'Univers... ».
Il a vécu sa Vie du Poète, il a vécu la vie de Louise, il a vécu son Napoli exubérant, ses Impressions d'Italie, mélancoliques et mystérieuses, son Couronnement de la Muse, explosion de son altruisme, son Chant d'Apothéose, rêve pur et tout embaumé du parfum hellénique. Il a aussi chanté les misérables, la sombre et mélancolique Veillée Rouge, et son chemin de croix dans la Chanson du Chemin. Un Préfet de la Seine, M. P. Bouju, l'appela le Musicien-Poète de la Cité. Il a décoré Paris de l'unique fête digne de sa renommée. Il fêta Michelet sur l'immense place de l'Hôtel-de-Ville. Il célébra Hugo sur la place des Vosges. Il glorifia Émile Zola à la Sorbonne et Paris lui-même dans son immortelle Louise.
Son art, dont tout système est exclu, vit magnifiquement, et à chaque reprise d'une de ses œuvres on entend le public déclarer : « C'est plus jeune, plus ardent que jamais ! » Louise et Julien sont deux étapes dans les destinées du lyrisme français, qu'ils ont su dégager des conventions surannées sans le faire tomber dans les déliquescences où nous le voyons s'enliser chaque jour davantage.
Autre caractéristique de ce grand musicien : son invincible penchant à se dévouer pour les autres ! Dans un référendum des Annales à leurs lecteurs, sur la devise qu'il convenait d'attribuer aux hommes du jour, Charpentier reçut unanimement une des plus belles : Être utile.
Être utile, par la musique sans doute, mais aussi par la parole, par la plume et surtout par l'exemple (*).
(*) D'après Carl Engel, Directeur de la Section de Musique à la Bibliothèque du gouvernement de Washington, M. Henry F. Gilbert, gardien de bestiaux à bord des paquebots, venu à Paris en 1901, assista à une représentation de Louise. Il en reçut une telle impression que, de retour en Amérique, il abandonna sa carrière, travailla la composition et devint un compositeur renommé aux Etats-Unis.
Un autre cas que cite la France du Sud-Est (16 janvier 1928), est tout aussi typique :
M. Spaandeman, élève de l'Université d'Utrecht, se destinait à la médecine. A vingt ans il eut la révélation de Louise. Ce fut une illumination ! D'emblée il fut conquis à l'art lyrique et il s'engagea avec un enthousiasme de néophyte dans la voie où il s'est aujourd'hui illustré. (Actuellement chef d'orchestre au Casino de Cannes.)
De même, son exemple n'a-t-il pas incité ses dévoués collaborateurs de la première heure : Victor Charpentier, Henri Radiguer, Albert Doyen, Francis Casadesus, à endosser à leur tour la livrée de l'apostolat et à créer les associations devenues célèbres de l'École d'Orchestre, de l'École de Chant Choral, des Fêtes du Peuple, du Conservatoire américain de Fontainebleau ? N'est-il pas permis de penser que la visite que firent en 1902 M. et Mme Adolphe Brisson au Conservatoire naissant de Mimi Pinson, n'a pu que renforcer leur confiance dans la réussite du projet grandiose d'une Université des Annales ?
Être utile, mais c'est le mot sublime de Kundry dans Parsifal !
Il est certain qu'ils trouveront cette maxime bien naïve, ceux qui n'usent leurs forces qu'à l'exclusive utilité de leurs intérêts : mais la foule n'en sourit point. Elle reconnaît dans Charpentier son grand défenseur. Le peuple sait combien il se dévoue (trop, estiment ses amis) à l'éducation artistique populaire, soit par des fêtes que la France entière applaudit, soit par son œuvre de Mimi Pinson et son Conservatoire populaire. Les artistes musiciens remercient celui qui songea à les grouper pour la défense de leurs intérêts. Ne fut-il pas nommé par eux : premier musicien de France, au Congrès de leur Fédération ? Le public lui sait gré de ses efforts en vue d'obtenir, de la part de tous ceux qui ont en mains les intérêts de la musique et des théâtres, une plus efficace protection de notre école nationale.
Charpentier pose résolument et nettement la question : Si l'art n'a point de patrie, chaque nation doit avoir son art.
Il désire que les pouvoirs publics s'inspirent de cette vérité, proclamée par Wagner lui-même, comme le font les nations voisines, si jalouses, si fières de leurs musiciens.
L'art de Verdi et celui de Wagner, que Massenet, professeur éclectique, révélait à ses élèves, influença sensiblement le futur auteur de Julien. A leur contact, il prit le goût de la grandeur. Dès la troisième scène de sa Didon, où Anchise évoque les splendeurs de la Rome future, jusqu'au dernier tableau de Julien, on sent vibrer chez lui le désir de « faire grand », de faire nouveau aussi. Chacune de ses œuvres est un défi aux formules habituelles des théâtres de musique. Il semble aller à l'aventure, désireux d'éviter les sentiers battus, n'écoutant que son instinct divinateur... Et c'est ainsi qu'il nous plaît et plaira toujours au public avide de sensations neuves.
Qu'il célèbre Naples et Sorrente ou les villes tentaculaires, qu'il élève la Ravachole au rang d'hymne social, qu'il chante l'amour libre et dénonce les méfaits de la stupide expérience, qu'à cheval sur un manège il hurle sa joie de vivre ou qu'il pleure son rêve au pied d'une femme ivre, il nous émeut, il nous conquiert, il nous entraîne : chacun de nous croit voir, entendre, vivre sa propre passion.
Ordinairement, les drames ou les comédies musicales s'inspirent d'une vieille légende, d'une pièce littéraire, d'un livre ou d'une simple nouvelle. Charpentier a pris Louise dans ses souvenirs d'étudiant. Il a vécu sa pièce avant de la mettre en musique, et c'est ainsi qu'il nous apporta, en outre d'un très beau drame et d'une musique admirable, le présent inestimable d'une héroïne de théâtre égale aux plus célèbres que la musique consacra. Avec une intuition qui chez lui dépasse le métier, un art primesautier où fleurtent, s'enlacent, et se pénètrent son esprit et son cœur, il a érigé sur la scène française une figure d'humanité dont nous pouvons nous enorgueillir, car le monde entier l'a adoptée... et c'est cela qu'il fallait dire, aucun critique jusqu'ici n'en ayant parlé. Depuis trente ans, je n'ai jamais lu, même dans les relations les plus sympathiques à son auteur, une simple allusion à cet événement : La naissance d'un être nouveau au calendrier des grandes créations humaines !
Convenons qu'une action aussi mémorable devait suffire pour conférer à celui qui s'en montra digne, les grands privilèges afférents à l'Immortalité.
« Finis coronat opus. »
Quelques mots encore, et c'est Charpentier lui-même qui nous les dira. Vous lirez avec émotion l'hommage qu'il dédia à son Maître aux heures où se décidait son sort à l'Institut.
Ce livre commencé par une invocation au Grand Musicien ne pouvait mieux se terminer que par cette pieuse dédicace.
Ainsi s'affirmera à nouveau notre désir d'honorer le Maître immortel en célébrant l'élève qu'il affectionnait, à propos duquel il avait inscrit en marge de la dernière page d'orchestre de Werther : « Dimanche 26 juin 1887, 7 heures du matin, temps gris. Charpentier premier Grand Prix de Rome, hier samedi. Sujet : Didon ».
HOMMAGE À MASSENET
Quelle émotion m'étreint tout à coup ? Il est deux heures et demie. Dans une heure, le vote va commencer pour le successeur de Massenet sous la glorieuse coupole. Il me semble y penser seulement à cet instant. Les amis viennent de me quitter. Je suis seul, réfugié dans un logis quelconque. Je regarde autour de moi. Il me semble que l'air vient de se peupler de frissons éperdus. Je suis seul et pourtant on s'agite près de moi, on chuchote, on prie peut-être ? Mon ascendance est sans doute là, toute : grands parents, aïeux, venus de tous les carrefours du mystère pour peser de leur affection sur mon angoisse naissante. Angoisse ? Est-ce vrai ? Je vibre, j'enregistre mille sursauts de ma sensibilité ; cependant je n'ai pas peur. J'ai foi dans mon étoile. J'ai foi dans la croix triomphante de ma destinée. Il suffit que je veuille, que j'agisse, pour vaincre. — C'est peut-être parce que je veux et j'agis rarement. — J'ai confiance aussi dans le mystérieux et bienfaisant complot des êtres de ma race, qui toujours m'ont suivi et encouragé, dont j'ai compris chaque jour davantage l'utile et invisible intervention.
La pendule galope !
Trois heures...
Soudain, mes yeux se posent sur le portrait de mon maître, accroché à la glace. Ses yeux semblent rayonner d'une flamme, de cette flamme qui, jadis, soulevait nos enthousiasmes naissants. Interroge-t-il ? Se plaint-il ? Est-ce un encouragement ? un reproche ? Ah ! je sais combien je suis indigne, ô maître bien-aimé !... Pourquoi ai-je osé tenter l'aventure ? Pourquoi ? L'oserai-je dire ? Faut-il le dire ? Les yeux moins sévères semblent m'encourager. Je l'ai osé pour vous servir, mon bon maître, alors que de toutes parts, depuis votre disparition, vos ennemis ont repris courage, espèrent amoindrir votre auguste mémoire. Je l'ai osé, pour être de ceux qui parlent de vous au vieux palais des arts.
Il me sera beaucoup pardonné parce que je vous aurai beaucoup aimé, ô père de mes premières émotions ! Je l'espère, et c'est ce qui m'encourage à tenter de recueillir, moi, indigne, combien je le sens, votre héritage redoutable.
Massenet ! Pleurs et sourires de nos âmes vibrantes. Combien je comprends que ne puissent t'aimer, ô poète amant de Manon, ô frère douloureux de Werther, les esprits rigoureux et froids pour qui l'art n'est que compilation ou titillations !... Je rêve, doucement bercé par le tic-tac du pendule menaçant ! Trois heures quarante... Le sort en est jeté, on vote. Mon angoisse a disparu. Je me reconnais. Avant le combat : hésitant, émotionné, frémissant ; puis, le combat commencé : oublieux de tout, irrésistiblement tendu, et avec quelle volonté joyeuse, vers le but... Maître, pardonnez-moi : que ce soit oui, que ce soit non, je sens de plus en plus combien présomptueux fut, vis-à-vis de vous, le geste où ma combativité m'entraîna. O vous, dont l'ombre peut-être se promène en cet instant parmi vos éminents amis, vos collègues d'hier, soyez indulgent à votre disciple.
L'heure passe ; tout à l'heure le Destin va frapper les trois coups à ma porte. Que c'est bête ! Voici que je pleure... tandis que mon cœur bat lourdement. Ah ! mon pauvre cœur, comme tu aimes les luttes ! Tu trembles, non d'appréhension : tu trembles de te trouver enfin, une fois de plus, en pleine bataille, et, ton émotion, c'est encore une arme qui te défend envers les injures du sort. Tu pleures à présent, pour pouvoir mieux sourire tout à l'heure, quand la porte s'ouvrira au messager de la nouvelle...
Vois, le visage du Maître te fixe à présent, et t'encouragent ses yeux vifs et pénétrants. Il connaît, lui, déjà, la nouvelle en marche vers ton logis, et dont le visage sombre ou triomphant...
On heurte la porte. L'angoisse me reprend. J'écoute, anxieux, si le murmure des voix est joyeux ou sévère... Allons ! du courage !...
Je masque mon visage de rude indifférence et j'ouvre...
Widor me tend les bras !...
(le Journal, 27 octobre 1912.)
TABLE DES CHAPITRES
IV. — La Vie du Poète. Impressions d'Italie
VII. — La légende du « four de Julien »
VIII. — Poèmes chantés. Les fleurs du mal. Impressions fausses
IX. — Le Couronnement de la Muse. Le Chant d'Apothéose
XII. — L'Animateur. — Conclusion. — Hommage
15130. — Imp. PAUL BRODARD, Coulommiers (France). — 5-31.