Emma CALVÉ
J'AI CHANTÉ
Qui chante, son mal enchante.
Aubanel.
Dans la petite ville où nous habitions, je chantais dans les églises, à toutes les cérémonies, pour toutes les œuvres, avec joie et exaltation. Le chant était devenu plus que jamais une chose nécessaire à ma vie, si bien que ma mère se décida à m'emmener à Paris pour faire mes études musicales.
Avec l'énergie qui la caractérisait, sans hésitation, en l'absence de mon père qui aurait pu élever des objections, elle se hâta de réunir nos modestes ressources et me devança à Rodez, me permettant d'aller dire adieu à ma seconde mère qu'elle ne pas voir, ne comptant pas sur son approbation.
Pauvre chère tante, je la vois encore me donnant la veille de mon départ une bourse tricotée par elle et garnie de beaux louis d'or.
— Prends ceci, dit-elle. c'est tout ce qu'a rapporté la vente du miel. Cela te servira pour payer ton voyage.
Bien des fois, elle m'avait dit « Fantoune, je t'achèterai une jolie robe à la Saint-Jean, quand j'aurai vendu le miel. »
De sorte que, dans mon imagination d'enfant, les abeilles étaient les fées dispensatrices de toutes les choses lumineuses, depuis les rayons de miel doré jusqu'au métal étincelant qui permet d'acheter tout ce que l'on convoite.
Celte fois encore, les fées ailées m'apportaient leur petit sac de trésors.
J'étais émue comme si je m'embarquais pour une longue et dangereuse traversée. Finou, tout en faisant mes bagages, exprimait l'anxiété qu'elles éprouvaient toutes deux.
— Pauvre petite, que vas-tu devenir ? Paris est si grand, si loin de nous !
J'avais à peine seize ans.
Je partis un beau matin, suivie de la vieille servante qui portait mes paquets.
Nous descendîmes jusqu'à la grand'route où je devais prendre la diligence. J'attendis son passage, petite Manon mélancolique, debout sur le bord du chemin, au milieu de mes boîtes et de mes colis, le cœur gros et pleurant à chaudes larmes, regrettant le pays, l'Oustal et ma chère tante.
Il n'y avait de place que sur l'impériale. On m'y hissa et je m'y trouvai installée à côté d'un vieux monsieur qui fit de son mieux pour me mettre à mon aise. Brisée d'émotion, bercée par le roulement de la voilure, je ne tardai pas à m'endormir. Tout à coup je sentis un bras autour de ma taille. Mon vénérable voisin devenait un peu trop aimable. Je me délivrai de son étreinte en lui administrant un soufflet retentissant qui réveilla tout le monde. Le conducteur arrêta ses chevaux et un petit jeune homme compatissant m'offrit sa place à côté de ses parents, qui furent mes vigilants gardiens.
Quelle chose curieuse que ces diligences d'autrefois où on empilait cartons, malles et gens : on s'arrêtait toutes les cinq ou six heures pour changer de chevaux dans de vieilles auberges. Là, on vous servait un repas plantureux dans les grandes cuisines où, devant le feu de la cheminée, rôtissaient dindes et poulardes, pour la modeste somme d'un franc cinquante.
Où sont les neiges d'antan ?...
Cette vieille manière de voyager avait son charme, à cause des émotions que l'on rencontrait alors à chaque détour du chemin. Il est vrai que ces diligences manquaient de confort, mais le train que je pris ensuite avec ma mère, de Rodez à Paris, laissait fort à désirer à cette époque-là.
PREMIÈRES ÉTUDES
Une fois installées dans la capitale, nous eûmes à résoudre le problème de trouver un professeur. Ma mère alla droit aux plus grands maîtres.
Elle eut la chance inespérée de trouver un bon professeur de chant bien connu, Jules Puget de l'Opéra, qui consentit à signer un contrat par lequel maman s'engageait à s'acquitter du montant de mes leçons durant mes deux premières années théâtrales. Comédien et chanteur de la belle école, il avait créé plusieurs rôles à l'Opéra-Comique. Je lui dois la pose initiale de ma voix.
Au bout de deux ans d'études, il me fit chanter dans des concerts, afin de m'habituer au public.
Je débutai dans la petite salle de la Tour d'Auvergne où les jeunes cantatrices faisaient de préférence leurs débuts à cette époque-là.
Comme costume, je portais une robe de mousseline blanche à trois volants taillée par ma mère, et cousue par moi. Un fichu à la Marie-Antoinette avec ceinture de ruban rose complétait cet ajustement que je trouvais magnifique. Jamais robe de Doucet ou de Worth ne me procura la joie de la pauvre petite robe de mes dix-huit printemps.
J'avais pour toute parure dénoué mes cheveux qui descendaient jusqu'aux genoux.
Mou succès étourdissant faillit me faire perdre la tête. On me donna pour cette soirée cinquante francs que je remis à maman avec joie et orgueil.
Après cette apparition au théâtre de la Tour d'Auvergne, j'allai donner une série de concerts à travers la France dans les Sociétés philharmoniques.
Mes premiers succès m'ayant donné confiance, je revins à Paris, résolue à poursuivre ma carrière coûte que coûte. Mais nos ressources diminuaient à vue d'œil : il fallait à tout prix trouver un engagement sans délai.
Infatigablement, j'allai tous les jours donner des auditions chez les agents de théâtres. J'eus même l'idée, sans en rien dire à mon professeur ni à ma mère, d'aller trouver le directeur de l'Eldorado et celui de la Scala, qui étaient les music-halls de l'époque.
On me convoqua pour une audition.
La jolie fille qui me précédait, se fit entendre dans un refrain commençant par ces mots :
Je suis la sœur
D'un emballeur…
Bien connu
Bien connu dans le quartier,
De la rue de l'Echiquier...
Suivi de celui-ci :
Oh ! c' pacha, regardez donc c’ pacha,
Quel nez qu'il a.
Effarée, quand ce fut mon tour, je sortis timidement mon air de la Favorite :
Sous les yeux goguenards de l'accompagnateur, je commençai, les yeux levés au ciel :
O mon Fernand…
Des éclats de rire fusèrent autour de moi et une voix venant du fond de la salle s'écria :
— Assez ! assez ! Dites à cette jeune enfant d'aller chanter à Carpentras.
Je sortis très humiliée sous les regards moqueurs des auditeurs et revins à la maison conter ma démarche à ma mère qui me gronda et me consola.
MES DÉBUTS À BRUXELLES
Théâtre de la Monnaie
30 septembre 1881
Fort peu de temps après, le directeur de la Monnaie de Bruxelles m'entendit chez mon maître et m'engagea aussitôt dans ce grand théâtre, le premier après Paris.
J'étais folle de joie et me mis avec ardeur à étudier le rôle de Marguerite de Faust que l'on m'avait confié.
Arrivée de mon Aveyron, pauvre petite fille de seize ans, ignorante, gauche, timide, j'eus à lutter d'abord avec mon rude accent rouergat, dont on se moquait à l'école Puget. Mes études musicales étant insuffisantes, je dus travailler seule mon solfège et même l'italien, mon maître me faisant entrevoir la possibilité d'aller un jour chanter en Italie.
Qu'on juge de mon désarroi dès la première répétition de scène à Bruxelles ! La peur d'oublier la mesure, les paroles. Les sonorités diverses de l'orchestre qui m'étourdissaient, la rampe qui m'aveuglait et, de l'autre côté, cet immense trou noir où je voyais grouiller confusément une hydre à mille têtes dont je sentais les regards braqués sur moi.
Le jour de la première, au moment d'entrer en scène, je reculai comme devant un abîme !...
— Maman, m'écriai-je, je n'oserai jamais ! — J'ai peur !
La pauvre femme me poussa si violemment sur la scène, « comme un enfant qu'on jetterait à l'eau pour lui apprendre à nager », que j'entrai en titubant pour murmurer plutôt que chanter : « Non monsieur, je ne suis demoiselle, ni belle ! »
Le théâtre coûtant trop cher pour nos modestes ressources, je n'avais été que très rarement à l'Opéra-Comique et à l'Opéra.
Je dus presque improviser mon jeu, mes attitudes. Mais malgré mon inexpérience, ma jolie voix et la manière simple et naïve doit j'interprétais le rôle de Marguerite contribuèrent à émouvoir le public, qui m'accueillit chaleureusement, et mon début fut un grand succès.
Malgré la tradition qui veut Marguerite blonde, j'avais dû conserver mes cheveux noirs, trop abondants pour être serrés dans une perruque ; et, pour la première fois, je crois, Gretchen parut avec des tresses brunes.
Ma voix avait une grande étendue : deux octaves et demi. Bien qu'ayant une voix de soprano, je possédais de belles notes graves de poitrine qui me permirent de remplacer souvent l'artiste chargée du rôle d'Hérodiade, écrit pour mezzo.
Je chantai successivement plusieurs rôles du répertoire et entre autres le rôle de Chérubin, dans lequel je remportai un succès plaisant et inattendu. J'étais à cette époque très mince, et l'aspect de mes jambes maigres, mes pattes de sauterelle, comme disait maman, me tracassait beaucoup. Je conçus l'idée brillante de remédier à ce défaut et, la première soirée où je parus dans l'œuvre de Mozart d'énormes mollets de coton renflaient mes bas de soie. Les vieux messieurs des premiers fauteuils braquaient leurs lorgnettes sur ces charmes magnifiques. Mais, lorsque je quittai la scène, à la fin du premier acte, le directeur m'attendait, furieux, dans les coulisses.
— Ah ça s'écria-t-il en montrant du doigt mes malheureuses jambes, qu'est-ce que c'est que ces boules hideuses ? Je vous demande un peu, on aurait envie d'y enfoncer des épingles. Stupide enfant, ne voyez-vous pas que tout le monde se moque de vous ? Enlevez-moi ça tout de suite.
De sorte qu'au deuxième acte je dus faire mon entrée avec mes pauvres mollets rendus à eux-mêmes. J'essayais vainement de les cacher avec mon petit manteau de page. le public s'aperçut tout de suite du changement et s'amusa beaucoup en m'applaudissant et en m'acclamant bruyamment ; je ne crois pas avoir jamais excité un tel tumulte à la Monnaie que lors de cette soirée de joyeuse mémoire.
La saison terminée, je revins me mettre au travail à Paris, où j'eus la douleur d'apprendre la mort de mon cher bon maître Puget. On me conseilla d'aller chez Mme Marchesi, chez laquelle je ne restai que quelques mois.
Tout le monde connaît l'admirable école qui a su former des artistes telles que Krauss, Melba, Névada, Eames, etc., et que continue de diriger religieusement, avec tant de talent, sa fille, mon amie, Mme Blanche Marchesi, non moins célèbre que sa mère.
Etant encore élève du grand professeur, le célèbre baryton Victor Maurel m'offrit, à Paris, un engagement au Théâtre Italien, dont il était le directeur, pour créer le principal rôle dans l'opéra Aben Hamet, de Théodore Dubois. J'eus la chance de débuter à côté de lui, qui jouait le rôle d'Aben Hamet. Il me donna d'inappréciables conseils ; je lui ai conservé une profonde gratitude pour ses leçons, qui ont eu sur ma carrière la plus heureuse influence.
OPÉRA-COMIQUE
Février 1884
Immédiatement après, j'eus la chance d'être engagée à l'Opéra-Comique, dont Carvalho était le directeur. Il me confia la création d'un rôle bien intéressant dans le Chevalier Jean, du maître Victorin de Joncières.
Quelle pléiade d'artistes, il y avait à cette époque-là !
J'ai entendu chanter Mme Carvalho, qui possédait encore sa belle voix, malgré son grand âge. Virtuose impeccable, elle était la personnification de l'art lyrique français dans toute sa finesse, sa mesure et son charme prenant. Mme Heilbronn, l'exquise créatrice de Manon, faisait les beaux jours de l'Opéra-Comique, ainsi que les grandes cantatrices, Mmes Adèle Isaac, Bilbaut-Vauchelet ; trois grands artistes, Taskin, Talazac, Fugère, complétaient un ensemble parfait.
Quelles voix incomparables de sûreté et d'élégance ! Quel souci de la perfection !
Victor Maurel et Adèle Isaac triomphaient dans l'Etoile du Nord et le Songe d'une Nuit d'été. Merveilleux chanteurs, grands comédiens, on les acclamait tous les soirs et je ne me lassais pas de les écouter.
Après avoir chanté Lalla Roukh, la comtesse des Noces, Zampa, sentant que je devais changer de milieu, n'étant pas encore assez prête pour aborder les grands rôles du répertoire, j'acceptai l'engagement qui m'était offert pour aller créer, en Italie, Flora Mirabilis, de Samara, au Théâtre de la Scala de Milan, où, me semblait-il, je pouvais mieux me développer que partout ailleurs, en contact avec un nouveau monde d'artistes et sous des cieux plus cléments.
MILAN
Janvier 1885
Je débutai à Milan, avec tous les défauts et tous les avantages de ma jeunesse. Mes deux saisons à l'Opéra-Comique m'avaient appris peu de chose. Je paraissais n'avoir acquis qu'un surcroît de timidité qui paralysait mes facultés au moment où j'en avais le plus besoin.
En dépit de toute la flamme qui brûlait en moi, je me sentais incapable d'extérioriser mon émotion.
Le soir de mes débuts, je détonnai et perdis la tête tout à fait. On me siffla, non sans raison. Que de fois, depuis ce jour, j’ai béni ces sifflets qui m'ont fait comprendre ce qui me manquait et m'ont forcée à entreprendre de nouvelles études plus complètes !
Désespérée, je partis pour Paris, décidée à quitter le théâtre.
Heugel, l'éditeur bien connu, me conduisit chez Mme Rosine Laborde pour continuer mes études.
Mme LABORDE
Je dois certainement à ce grand professeur la souplesse et la virtuosité qui m'ont permis d'aborder les rôles les plus difficiles du répertoire : la Somnambule, la Traviata, le Barbier, Ophélie d'Hamlet, les Pêcheurs de perles de Bizet, etc...
Mme Laborde avait avec ses élèves une patience inlassable.
Un jour que je pleurais d'énervement, car elle m'avait fait recommencer une vocalise plus de cinquante fois de suite, elle me dit tranquillement : « Je crois que cela pourra marcher ; tu es digne d'être mon élève, puisque tu es devenue patiente. »
Je pourrai chanter cette phrase-là jusqu'à mon lit de mort, tant elle est ancrée dans mon larynx.
Elle possédait un style impeccable, une diction parfaite ; elle m'appelait sa meilleure, sa plus reconnaissante élève. J'avais pour elle une très profonde affection. Aucun nuage n'a jamais passé sur notre longue et parfaite amitié.
A seize ans, elle débutait au Théâtre Italien à Paris.
Au moment d'entrer en scène, Piermarini, son professeur, lui avait dit : « Si tu as le malheur de ne pas chanter comme il faut, je ne te reverrai jamais. Je suis au premier rang des fauteuils d'orchestre pour t'écouter. »
Très émue, la voix lui manqua dès sa première cadence. Alors, vaillamment, en bonne petite fille, elle recommença, et, pour montrer ses talents, elle se mit à réciter l’une après l'autre toutes les variations que son maître lui avait enseignées.
Le public, enchanté de son ingénuité touchante, lui fit une ovation et son maître fut désarmé.
Elle fit ensuite, pendant plusieurs années, partie de la troupe de l'Opéra à Paris. Plus tard, après de nombreuses tournées en Europe et en Amérique, elle revint dans la capitale pour y créer son école de chant.
Elle avait un inépuisable fonds d'anecdotes, l'esprit toujours en éveil, et un remarquable talent de description.
Elle avait connu la mère de la Patti, qui doit avoir été une femme bien désagréable. Un soir, cette redoutable personne chantait avec une camarade qui, n'ayant pas de sourcils, s'en collait de faux. Jalouse du succès de sa partenaire, elle se mit à la regarder fixement en scène.
— Qu'est-ce qu'il y a ? lui murmura l'autre.
— La cilla destra che andanta via (Ton sourcil droit a f... le camp), lui
répondit-elle à demi-voix.
La pauvre fille, horrifiée, enleva son sourcil gauche et resta pendant tout le
reste de l'acte avec un seul sourcil.
Un autre soir, cette femme ardente, ennuyée des applaudissements que recevait Lablache, avec qui elle chantait, saisit une des couronnes destinées à celui-ci et, la mettant sur sa propre tête, vint près de la rampe en criant au public stupéfait :
— Piu che lui ne la son ben meritata. (Plus que lui, je l'ai méritée.)
A propos de Lablache, elle racontait un incident assez divertissant. A Paris, il était descendu au même hôtel que le général Tom Pouce. Le fameux nain était très populaire et recevait beaucoup de visiteurs. Un jour, une dame qui cherchait le général entra dans l'appartement de Lablache, par erreur, et se trouva face à face avec le gigantesque chanteur, à la fois très grand et très gros.
— Je venais voir le général Tom Pouce, balbutia la visiteuse étonnée.
— C'est moi, répondit bravement le géant.
La dame, complètement décontenancée, protesta :
— Mais, monsieur... on m'a dit que le général Tom Pouce était l'homme le plus petit du monde.
— Oui, répondit Lablache, c'est vrai en public, mais quand je suis chez moi je me mets à mon aise.
Un dernier trait qui démontre la délicate bonté de mon cher professeur.
Le directeur de l'hôpital des aveugles me dit un jour : « Chère mademoiselle, votre nom est inscrit en lettres d'or, dans une de nos salles, comme bienfaitrice de notre maison. »
Très étonnée, je m'écriai : « Vous devez vous tromper ! »
— C'est trop de modestie, mademoiselle. Venez me voir, demain ! Je vous en donnerai la preuve, en vous montrant le Grand Livre où sont inscrits tous les dons que nous recevons.
Et j'ai lu avec stupéfaction mon nom à côté de celui de Mme R. Laborde ! Je suis allée me jeter dans les bras de ma chère Mamita. Très émue, elle m'a simplement dit :
— J'avais fait vœu de faire un don anonyme ! Tu t’es toujours montrée une si bonne, si reconnaissante élève ; j'ai voulu te récompenser à ma manière.
MON JOURNAL
Paris, janvier 1886
Maman me conseille d’écrire au jour le jour un résumé de tout ce qui m’arrive :
— Ce sera intéressant pour toi, plus tard, dit-elle.
— Je vais essayer.
Nice, 1er novembre.
Après avoir débuté dans le rôle de Leïla des Pêcheurs de perles avec un très grand succès, à côté de Talazac, de l'Opéra-Comique, qui a chanté merveilleusement Nadir, je répète Hamlet. J'ai pour partenaire Devoyod, le baryton. Il arrive de Russie où il a remporté des triomphes. C'est un grand artiste au tempérament de feu, très convaincu : il brûle les planches, chantant d'une voix âpre, mordante. Plus très jeune, mais quelle science ! Je suis très fière de chanter à côté de lui.
Demain répétition générale. Tout en ayant très peur, j'ai confiance, car je possède fort bien le rôle, quant à la virtuosité. J'ai lu Shakespeare dans la belle traduction de François-Victor Hugo, ne connaissant pas assez d'anglais pour le lire dans le texte. J'espère l'avoir bien compris, je ferai de mon mieux. Je travaille en y pensant sans cesse et découvre à tout instant de nouveaux aperçus du rôle, de nouveaux gestes, de nouvelles attitudes. Je tâche de faire alterner la joie et la douleur sur mon visage : le visage de la pauvre Ophélie. Le vrai Moi contrôle, critique, reste calme pendant que l'autre veut aller trop loin et tomberait facilement dans l'exagération : un véritable dédoublement.
Hier, en essayant mon costume vert d'eau, avec ma perruque blonde, mon maquillage, mes sourcils noirs atténués et décolorés, le crayon bleu cernant les yeux, le kohl bleuté sous les paupières, j'étais bien la pâle, la blonde et dolente Ophélie. Maman a poussé un cri en m'apercevant :
— Je ne reconnais plus ma fille !
L'autre jour un de mes camarades me dit :
— Tiens, c'est curieux, votre voix au timbre si chaud change et gagne en pureté, en clarté ; positivement, vous avez la voix blonde.
Pour Ophélie, c'est bien ce que je voulais. Oui, mais mes sons dans le haut sont trop éclatants.
Je les voudrais plus voilés, plus doux, plus mystérieux pour chanter :
Pâle et blonde
Dort sous l'eau profonde
La Willis...
Ah ! la coloration des sons, quelle difficulté !
Nice, 10 décembre 1887.
(au lendemain de mon premier grand succès.)
En robe mauve, un gentil chapeau semé de violettes crânement posé sur l'échafaudage de mes cheveux, si lourds et si épais que je suis obligée de laisser tomber mes deux nattes dans le dos, à la catogan, j'arpente la promenade des Anglais avec la fierté de me dire : « J'ai bien chanté hier soir : pour la première fois de ma vie je suis tout à fait contente de moi, car j'ai eu un très grand succès d'étoile...
« Mlle Calvé — les journaux l'ont écrit — est une étoile qui se lève... »
Dix rappels après ma scène de la folie. Comme Mme Laborde doit être contente. A l'heure qu'il est, elle a dû recevoir mon télégramme envoyé à la première heure.
O joie de vivre, d'être jeune, d'avoir une belle voix, de se sentir reconnue, admirée par tout le monde ! et je vais, je vais, j'ai des ailes par cette belle matinée. Maman a peine à me suivre. J'ai envie de danser. Merci, mon Dieu, vous avez récompensé mon effort de travailler même dans mes heures de souffrances mentales et physiques. Soyez béni ! Envoyez-moi toutes les peines du monde, mais laissez-moi ma voix, car si je devais la perdre, j'aimerais mieux mourir.
Le succès m'embellit. O surprise ! je ne suis plus maigre !
On m'annonce que nous allons chanter Faust, Roméo et Mignon, mes trois rôles préférés. Voilà du succès sur la planche. Je travaille avec ardeur, avec ivresse. Nous habitons une gentille villa, promenade des Anglais. Les levers et les couchers de soleil sont merveilleux. Le soir, le calme est parfait ; pas un roulement de voiture, pas un promeneur ; la promenade, éclairée a peine par quelques lanternes, devient mystérieuse. Je sors quelquefois avant d'aller dormir. Mais il ne faut pas trop rêver et il faut rentrer, puisque je suis l'esclave d'une divinité fragile qui n'aime pas l'humidité du soir : ma voix.
5 février 1888.
Le directeur du San Carlo de Naples est ici ; il assistait hier soir à la première de Faust. J'étais admirablement en voix et le public m'a fait fête. Après la représentation, il est venu me demander si je voulais accepter un engagement pour Naples, Florence et Rome l'hiver prochain.
— Tout de suite, me suis-je écriée, enchantée à l'idée de revoir l'Italie et de prendre ma revanche de la Scala.
Maman m'a grondée :
— Tu ne sais pas faire tes affaires, pauvre petite, tu es trop franche. Il fallait avoir l'air d'hésiter pour te faire payer davantage.
Tant pis pour moi, je ne changerai jamais. Qu'importe l'argent, j'en gagnerai toujours assez pour vivre. Je déteste l’indécision et, en prenant rapidement un parti, il me semble doubler ma vie.
Il m’est arrivé hier soir une chose assez comique pendant la représentation de Faust. Devoyod (Valentin) m'avait indiqué un jeu de scène : au moment où il meurt entre les bras de Marguerite, il m'a demandé de prendre sa tête pour l'embrasser et de la laisser retomber sur le parquet.
— Il faut que cela fasse « poum », me dit-il.
— Mais cela va vous faire mal, protestai-je.
— Non, m'assura-t-il, j'y suis habitué.
Le soir, je fis ce qu'il m'avait dit, mais je calculai mal la distance et sa tête retomba sur le parquet d'une trop grande hauteur.
— Tonnerre ! vous m'avez tué ! rugit le mort.
Je tâchai de réprimer le rire irrésistible qui m'envahissait, mais, n'y tenant plus, je fis ma sortie en éclatant d'un rire hystérique, fou.
Les journaux ont fait sur cette scène les commentaires les plus flatteurs. On a cru qu'il s'agissait d'un effet, et il m'a fallu recommencer la même scène tous les soirs.
Je vais aller passer une partie de mes vacances auprès de la chère Laborde pour travailler encore, afin de bien préparer mon hiver, faire une brillante rentrée en Italie et aller revoir ma tante, l'Aveyron !
LA DUSE
Florence, 1888.
Je viens de voir, pour la première fois, la célèbre Duse dans la Dame aux camélias. Quelle révélation ! Voilà l'art auquel il faut aspirer : jamais je n'aurai pas cru qu'il était possible de donner autant de soi dans un rôle. Elle semble appartenir à une humanité plus vibrante que la notre. Quels accents ! quelle émotion communicative ! Ah ! petite Calvé, si fière de tes jeunes succès, que de chemin à parcourir avant d'arriver aux pieds de cette divinité !
Il m'est impossible d'aller dormir sans crier mon enthousiasme à maman, qui repose dans la chambre voisine.
Hier soir, nous avons été l'entendre dans la Femme de Claude, je dis bien « entendre », car sa belle voix grave, aux sonorités chantantes, traduit toutes les nuances, avec un sentiment intense.
On dit qu'elle a horreur qu'on s'occupe d'elle. Sortie du théâtre, elle disparaît, ferme sa porte, et ne laisse venir à elle que de rares amis. Et moi qui voulais demander à mon directeur de me présenter. Je n'oserai jamais.
Elle ne se farde même pas. Pâle, ardente, elle joue avec simplicité, et une sincérité absolue. Aucune artiste ne me paraît plus prenante, plus enveloppante, et ne possède à un tel degré l'art d'émouvoir. Elle a d'admirables yeux, des mains de duchesse et un sourire délicieux ! Elle est mieux que belle. Je viens d'apprendre qu'elle part pour donner des représentations à Bologne, Gènes et Milan.
J'ai déclaré à maman que je voulais la suivre pour l'entendre dans d'autres rôles.
Bologne.
Elle a joué, hier soir, Cavalleria, et une comédie de Goldoni. J'ai passé une nuit d'insomnie à me remémorer ses gestes, ses attitudes.
J'habite le même hôtel, j'erre dans les couloirs pour essayer de la rencontrer. A la sortie du théâtre, je suis parmi la foule qui l'attend pour l'acclamer encore. Elle sort peu. Je suis son exemple en lisant, étudiant mes partitions sotto voce.
Parfois, je suis tentée de chanter à pleine voix pour attirer son attention. Ma voix, ne serait-ce pas le meilleur moyen de me faire connaître d'elle ; mais si j'allais l'importuner ? Et je continue de chanter en sourdine.
Gênes.
Impossible de savoir où elle est descendue, je l'ai perdue de vue à la station. Je suis venue piteusement échouer dans le premier hôtel venu, et lue voici comme une âme en peine.
Pour attendre patiemment la représentation de ce soir, j'ai acheté toutes ses biographies.
Elle est née à Vigevano, sur les bords du Tessin. Je ne sais pas son âge. Elle paraît très jeune, mais son masque douloureux révèle qu'elle a déjà dû bien souffrir. Je voudrais vivre dans son ambiance, devenir son amie, sa servante. Hier, elle est sortie à pied, je l'ai suivie de loin. Elle est habillée simplement, presque pauvrement, sans doute afin de passer inaperçue.
Je ne sais plus quel auteur a dit : « Une femme intelligente doit savoir qu'elle est bien habillée, quand on ne la remarque pas dans la rue. »
Ce matin, j'étais en train de répéter l'air de Monteverde : Lasciate mi morire. Le cœur battant, je songeais qu'elle pouvait m'entendre, son appartement étant voisin du mien.
Avec tout mon cœur, j'ai osé chanter à pleine voix, au lieu de fredonner comme à l'ordinaire. Des applaudissements discrets sortant de sa chambre sont venus m’interrompre. J'ai sauté de joie. Je vais lui écrire pour tâcher de la voir. Nous allons l'entendre ce soir pour la dernière fois, peut-être, car on annonce son départ prochain.
Florence.
Mon idole s'est envolée comme un météore — mais
elle laisse en mon âme une trace lumineuse !
Elle va jouer en Russie et revient à Rome à la fin de l'hiver. Je la reverrai
donc ! Je débuterai bientôt à la Pergola. J'étudie avec une ardeur jamais
ressentie. La Duse a éveillé en moi tout un monde d'idées nouvelles !
Florence, 1er octobre 1888.
Nous avons débuté hier soir avec le baryton Lhérie dans Hamlet. Il est le créateur de Don José dans Carmen.
Chanteur et acteur de la grande école, il est plus élégant, plus subtil que Devoyod dans ce rôle d'Hamlet qu'il joue à la perfection. J'ai retrouvé mon succès de Nice et me prépare à partir pour Rome, non sans avoir vu les admirables Fra Angelico, entre deux représentations.
Florence.
Nous répétons Cavalleria Rusticana de Mascagni. Je devine autour de moi des inimitiés sourdes dont je ne daigne pas m'apercevoir. Cela diminuerait mes forces ; j'ai mieux à faire.
J'ai vu l'admirable Duse jouer le rôle de Santuzza ; je ne saurais avoir un meilleur modèle.
Florence.
J'ai chanté et joué hier soir avec conviction et passion le rôle de la paysanne sicilienne. Un très grand succès a couronné mes efforts. On m'annonce que je vais le créer à Naples et à Rome, ainsi que l'Amico Fritz, le nouvel opéra de Mascagni, que nous commençons à répéter et dont la première aura lieu à Rome au printemps. Je vais donc chanter ce joli rôle de Suzel que jouait Mlle Reichenberg aux Français d'une manière si exquise.
Nouvelles intrigues pour m'enlever le rôle. Je lutte avec ma jolie voix, mon ardeur au travail et mon succès toujours grandissant auprès du vrai public en me répétant le mot de Balzac : « La vie, c'est du courage. »
Passé une journée à Fiesole. En montant la côte, le cocher, désignant une villa, me dit : « C'est là que Boccace a écrit ses Contes. »
— Comment, vous avez lu Boccace ?
— Peut-être mieux que vous, mademoiselle, répond-il du tac au tac.
Hier, au musée Pitti, un des gardiens me dit en me montrant un plat de Bernard Palissy :
— Il n'est pas bien bon, c'est sa première manière.
Amusée, je lui ai demandé :
— Montrez-moi donc sa seconde manière.
Et il me fit admirer les plus belles faïences du grand artiste...
Ah ! ces Florentins ! Quels artistes nés !
Comme je faisais des compliments à une paysanne qui tenait un bel enfant dans ses bras, elle me répondit : « Eh ! j'en ai assez regardé dans ma vie des bambinos dans les bras de la Madone, j'ai tâché de les imiter. »
Quel pays enchanteur, harmonieux !
Je pars avec le regret de n'avoir pu mieux visiter cette ville merveilleuse, mais je reviendrai l'an prochain.
Rome, janvier.
Nous habitons un appartement Piazza d'Espagne, au Pincio, juste au-dessus des fameux escaliers. De mes fenêtres je vois la coupole au soleil couchant. Dire que je suis à Rome, la Ville-Sainte, miraculeuse, la Ville des Romains. A cette idée, je me sens envahie d'un je ne sais quoi de mystérieux. Mon nom est Calvé — Calvus en latin. Mon père disait : « Certainement un pauvre soldat de César, quand il est venu chez les Arvernes, épris d'une Gauloise, se sera fixé dans le pays. »
Quel mystère que les origines !
Rome.
Visite à la Villa Médicis. J'avais une lettre d'introduction auprès de M. Hébert, directeur de l'Académie. Il était absent, mais Mme Hébert m'a reçue très aimablement.
Je suis allée saluer mon compatriote, le sculpteur Denys Puech, le prix de Rome de l'an dernier. « L'Aveyron est bien représenté, dit en souriant Mme Hébert. Puech est en train de faire une fort belle chose intitulée La Seine : une femme nue dormant étendue dans les flots. C'est un grand artiste.
Entre deux répétitions, je vais du Colisée à San-Pietto, du Vatican au Fort San-Angelo. Tout est grandiose, sublime et confond l'imagination. Je lis Byron.
Diné hier soir à la Villa Médicis : M. Hébert avait invité tous les jeunes gens de l'Académie : Debussy, le compositeur Charpentier, qui est en train de composer un opéra, Louise, dont on dit le plus grand bien ; mon ami Puech, que je vais voir quelquefois à son atelier était mon voisin de table. A ma droite, le comte Joseph Prinioli, très grand seigneur, doublé d'un homme d'esprit. Petit-neveu de Napoléon Ier par sa mère, qui était fille d'Elisa Bonaparte, il écrit des Mémoires fort intéressants sur toute l'épopée napoléonienne et sur sa famille. Je lui ai dit toute mon admiration pour sa grande amie Duse, et il m'a promis de l'emmener m'entendre, bien qu'elle n'aille presque jamais au théâtre.
Je portais une robe de velours blanc forme byzantine. Pour tout bijou mon collier d'ambre noir. Mes cheveux nattés formant diadème au-dessus de la tête. J'étais fort à mon avantage. Hébert veut faire mon portrait dans cette toilette. J'ai chanté du Schubert, du Schumann, du César Franck avec tout mon cœur.
J'ai débuté à Rome, avant-hier, dans Hamlet, toujours avec Lhérie. Très en voix tous les deux, nous avons eu de grands succès devant tous les pensionnaires de l'Académie de France. Ces applaudissements français m'allaient au cœur. Ce soir, je chante Leïla des Pêcheurs de Perles de Bizet.
Rome, 15 octobre 1888.
Grand succès hier soir. J'étais vêtue comme une déesse hindoue, enveloppée d'un pagne blanc brodé d'or ; mes cheveux dénoués, la tête couronnée de blancs jasmins.
— Tu es belle, a dit maman, qui commence à me faire trop de compliments afin de me donner du courage.
Je suis allée entendre les chœurs de la Chapelle Sixtine. Mustapha pacha chantait du Palestrina. Malgré son grand âge, il a conservé une voix de baryton extraordinaire, profonde, émouvante, et chante comme un dieu. Je suis allée lui demander des leçons. Il m'a reçue très aimablement et m'a fait des compliments, m'ayant entendue un soir au Constanzi. Je lui ai demandé si je pouvais acquérir des sons plus doux, plus mélodieux dans le registre élevé.
— Pourquoi pas ? Il faut travailler la bouche fermée afin de les caser aussi haut que possible dans le masque. Au bout de quelques années, peut-être de quelques mois, vous pourrez y arriver.
Ce n'est guère encourageant ; mais j'aime l'effort. Je travaille ces petits sons. Maman m'assure qu'ils ressemblent à des miaulements de chat. Baste ! cela viendra. Je ne connais pas le découragement.
Naples, 20 octobre 1888.
Nous voici installées hôtel du Vésuve, quai Santa Lucia, en face le volcan, qui a l'air de fumer tranquillement sa pipe. Je m'attendais à une énorme montagne de feu, même par un temps calme. Je suis déçue.
Je chante la semaine prochaine la Traviata ; ma voix, jolie, obtient des succès aux répétitions, devant le directeur, les camarades, les machinistes, etc... « Espérons que cela continuera devant « gli abonnati ». Le directeur dit « gli abonnati » avec respect ; les camarades répètent « gli abonnati » avec crainte. Je n'entends parler que des abonnés de tous côtés. Intriguée, agacée, je demande au chef d'orchestre :
— Ah ça, ces fameux abonnés, que tout le monde semble craindre ici, est-ce un tribunal devant lequel je dois paraître afin d'être jugée ?
— Vous n'avez rien à craindre, dit-il en souriant, vous avez déjà une très bonne presse. Une fois adoptée par eux, vous serez l'enfant gâtée du public ; ils ne sont pas méchants, ce sont des dilettanti, hommes de goût et de loisirs, qui se glissent aux répétitions, assistent régulièrement à toutes les représentations, critiquant tout haut, en ponctuant la représentation d'exclamations, de réprobation ou d'enthousiasme. C'est amusant !
Naples, novembre 1888.
On m'a présentée au plus vieil abonné du San-Carlo.
Agé de quatre-vingts ans, il a connu tous les artistes de ce qu'il nomme « la grande époque ». Je lui ai demandé s'il avait entendu la Malibran.
— Mais oui, certes, dit-il, alors que, toute jeune, elle chantait Desdémone de Rossini, à côté de son père Garcia, père terrible, qui apprenait le chant à ses filles en les battant lorsqu'elles ne chantaient pas à son gré. Mme Malibran en avait la plus grande terreur. Un soir qu'elle chantait à côté de son père, qui jouait Othello, il lui dit, au moment où elle allait entrer en scène : « Prends garde, si tu ne te souviens plus de mes conseils ; tu as commis, à la dernière représentation, des fautes graves au point de vue scénique et tu m’as fait manquer tous mes effets... »
Cela la rendit plus nerveuse que de coutume, ce qui enflamma la colère paternelle. Au moment de la grande scène où Othello étrangle Desdémone, Garcia, au comble de la fureur, le visage convulsé de colère, jeta sur la pauvre enfant des regards si féroces que soudain la peur la saisit et, prenant la fuite, elle se précipita par-dessus la rampe, dans l'orchestre, en s'écriant : « Au secours, à l'assassin ! Il va me tuer pour de bon ! » Elle tomba, par un singulier hasard, dans les bras du premier violoniste, M. de Bériot, qu'elle devait épouser plus tard.
Il avait aussi connu la Frezzolini, autre célébrité de jadis, l'une des étoiles du firmament de mon « abonnato ». A une certaine époque de sa carrière, me raconta-t-il, elle avait signé un contrat pour une tournée dans l'Amérique du Sud. Le jour où elle devait débuter à Buenos-Aires, elle apprit que son amant, demeuré en Italie, la trompait avec une amie. Folle de jalousie, elle résolut de revenir auprès de lui à tout prix... Elle s'empara du passeport et du manteau de sa camériste et s'échappa de son hôtel. Il y avait justement dans le port un navire qui levait l'ancre pour l'Europe. Elle se glissa à bord, inaperçue : quelques heures plus tard, lorsque le rideau se leva sur la représentation où elle devait paraître pour la première fois dans la capitale de la République Argentine, elle était en pleine mer. Ce coup de folie lui conta de dédit un bon million de lires. C'est beau la passion !
J'imagine le désespoir verbeux de son directeur et la figure qu'il dut faire lorsqu'il découvrit que le bel oiseau chanteur s'était envolé...
Naples.
UN LENDEMAIN DE PREMIÈRE
J'ai débuté hier soir dans la Traviata, que j'ai si bien travaillée avec Laborde. Quel succès ! J'en suis tout émue ! Vraiment le public italien est le premier de tous pour l'enthousiasme. J'ai dû revenir plusieurs fois à la ribalda. J'étais en voix. Victor Maurel, qui se trouvait dans la salle, est venu me féliciter chaudement et m'a dit qu'il serait ravi de chanter Hamlet avec moi.
Au milieu de ces répétitions et représentations, je n'ai encore eu le temps de rien visiter. Le jour, je me contente de regarder de ma fenêtre, quai Santa Lucia, de superbes attelages qui défilent, ainsi que dans l'avenue du Bois, à Paris.
Naples, la nuit.
Dix heures : il faut aussi beau qu'à Nice l'hiver dernier. Je viens d'ouvrir ma fenêtre, le ciel est pur et la mer si belle est éclairée par la nuit... Comment dormir quand on a la tête enivrée par le succès !
Une voix s'élève sur le quai ; un homme avec une guitare s'approche de l'hôtel et chante :
Vieni belle brunette
Deh vieni far l'amore
Sulle rive del mer.
Serait-ce un amoureux ? C'est bel et bien une sérénade. Je me penche pour voir. Hélas ! l'homme tend son chapeau, ce n'est qu'un chanteur des rues.
Naples.
Nous avons, avec maman, visité Pompéi aujourd'hui. Parties en voiture, nous admirons le Vésuve, Sorrente et Castellamare. Chose curieuse que de parcourir les rues de cette ville morte. Avec mon imagination, j'ai essayé de repeupler ses maisons, ses rues.
Le service des fouilles est bien fait. Nous avons erré et rêvé de longues heures à travers le dédale de toutes ces admirables ruines.
J'ai trouvé en rentrant des quantités de fleurs envoyées par mes admirateurs. La faveur dont je jouis auprès du public me tient en joie. J’ai répété avec Maurel à l'orchestre. Maurel est shakespearien dans le rôle d'Hamlet.
Ma prière de tous les soirs :
« Mon Dieu, envoyez-moi tous les malheurs, si telle est ma destinée, mais conservez ma voix. »
Quelle joie comparable à celle-ci, de sentir tout un monde suspendu à vos lèvres, de vibrer et de faire vibrer tout son auditoire ? « Le son creuse le ciel », dit Baudelaire. Pendant que je chante, il me semble vivre sur une autre planète, hors du monde, plus près de Dieu. J'espère mourir en chantant !
Hier soir, première d'Hamlet. Quel trac j'éprouve toujours en entrant en scène ! Mes jambes flageolent. Un froid mortel envahit tous mes membres : il me semble qu'un « je ne sais quoi » s'empare de tout mon être, agissant en mon lieu et place. Si je veux avoir recours à ma mémoire, elle m'échappe : « Non sa piu cosa son, cosa faccio. » Ma sensibilité s'exaspère et, sans contrôle, je laisse le « je ne sais quoi » jouer de ma viole.
Après mon acte de la folie que j'avais chanté, me semblait-il, comme une somnambule, je me suis réveillée tout à coup comme d'un songe au milieu de frénétiques applaudissements. Il me semblait que tout cela devait s'adresser à un autre moi-même invisible qui n'était pas tout à fait moi, tout en étant moi. C'est stupide ce que je dis là, mais je ne trouve pas de mots justes pour l’expliquer. Tous les artistes doivent éprouver les mêmes sensations, et je suis bien aise de constater que je les éprouve aussi.
Naples
THÉÂTRE SAN CARLO
Création de Cavalleria. — Je répète Santuzza. « Gli abonnati » craignent que je ne sois pas assez Italienne pour chanter le rôle de la passionnée Sicilienne. Je l’ai, pourtant, créé à Florence avec succès. Les Napolitains — presque Siciliens — se montreront plus difficiles peut-être. Nous verrons bien.
Naples
Ma première a été une surprise inattendue pour tous nos amis. Je me suis montrée douce et farouche à souhait. Mon succès a été complet. Mon éditeur enchanté m’a promis de me faire créer le rôle à Rome, à Paris, Londres, New York, sur toutes les scènes du monde. Quelle joie ! Je vais chanter sous tous les ciels.
Le célèbre ténor espagnole Gayarre donne des représentations de la Favorite. Quelle admirable voix, d’une tessiture invraisemblable dans le haut, allant jusqu’au mi bémol ; voix mordante, cuivrée, souple, style, douceur, élégance, tout cela au suprême degré. Au physique, un don Quichotte, grand, maigre, distingué, très hidalgo. Un seul défaut : il abuse parfois des points d’orgue pour faire admirer un souffle extraordinaire. Ainsi dans la cavatine « Spirto gentil » :
Ange si pur que dans un songe
J’ai cru trouver, vous que j’aimais,
Avec l’espoir, divin mensonge,
Envolez-vous et pour jamais !
Tout cela est dit d’un seul trait. Ouf ! Je souffre pour lui toutes les fois que je l’entends. Le public fanatique devient fou, le parterre hurle, « gli abonnati » s’enrouent en criant leur admiration, et moi, gagnée par cette fièvre, je fais comme eux.
Gayarre me demande de chanter Lucia de Lammermoor avec lui. J'accepte avec quelque appréhension, car c'est un rôle que je n'ai encore jamais chanté. Soyez bénie, chère Lahore, de m'avoir fait travailler la virtuosité, ce qui va me permettre d'oser l'aborder. Gayarre, très bon camarade, m'encourage.
Première de Lucia de Lammermoor
Pour Gayarre un triomphe dont j'ai eu ma petite part. Les journaux sont même très élogieux pour moi, mais je ne suis pas tout à fait satisfaite. J'étais très nerveuse et ma scène de la folie aurait gagnée à être chantée avec plus d'émotion. Je n'en ai pas dormi de la nuit. Heureusement j'ai trois jours de repos d'ici la seconde : je vais essayer de me rattraper.
Deuxième représentation
— Cette fois-ci, me dit maman à la fin de la soirée, c'est bien.
Pauvre maman, si pâle, si émue et qui essaye vainement de me faire avaler un verre de citronnade.
Mais ce n'est pas tout à fait ça, le moi intérieur, l'état de grâce, le « je ne sais quoi très sensible » était absent. Et Gayarre me dit très franchement que je peux faire mieux.
Nécessité, beauté de l'effort, mais combien dur parfois !
Naples.
Les quatre dernières représentations ont bien marché. Plus en possession de mon rôle, j'ai pu laisser le vent jouer de ma viole, et mes petits sons commencent à bien venir.
— Au revoir, à Paris, me dit Gayarre, nous chanterons certainement ensemble à l'Opéra.
J'en accepte l'augure (*).
(*) Gayarre mourut à Madrid, deux mois après, d'une maladie de cœur gagnée, sans doute, en abusant des respirations trop longues. Mieux vaut respirer souvent pour durer longtemps.
Rome, 1er janvier 1889.
Me voici revenue dans la cité sainte. Je chante au Costanzi, alternativement Ophélie, Santuzza, la Rosen du Roi d'Ys, de Lalo, Mignon, la Sonnambula. On m'avait promis de monter la Norma exprès pour moi, mais on ne trouve pas l'oiseau rare, le fort ténor qui puisse vocaliser. Gayarre, le seul ténor capable de la chanter n'est plus là. J'aurais tant voulu jouer ce rôle admirable dont je chante la Cavatine dans tous mes concerts.
Victoire ! Je commence à pouvoir me servir des petites notes flûtées enseignées par Mustapha, et que je travaille depuis un an environ. Ces notes très spéciales, d’une ténuité, d'une légèreté et d'un timbre délicieux me permettent d'aborder le ré, mi, fa, au-dessus de la portée avec autant d'aisance que mes notes de médium. Placées très haut dans le masque, elles ne fatiguent pas, et je puis les tenir indéfiniment dans les points d'orgue. Lily Lehmann que j'ai connue à New York et que j'admire tant appelle cela la quatrième voix !
ROME
Revu mes amis de la Villa Médicis qui assistent assidûment à toutes mes premières.
Le bon Mustapha se montre stupéfait devant mes petits sons acquis en si peu de temps.
J'entendis hier, à la répétition, une camarade jalouse, au moment où je venais de donner un joli son filé sur un contre-ré, déclarer qu'après tout, cette manière de chanter était un truc.
Je rapporte le propos à Mustapha.
— Laissez dire les envieux. Ils appellent truc ce qu'ils ne savent ni ne peuvent faire. Ces sons-là sont comme les harmoniques du violon qui, plus développés, deviendront très beaux, très forts. Pour le moment, ils sont exquis, uniques, servez-vous-en toutes les fois qu'ils seront appropriés à la phrase musicale.
Cher Mustapha ! grand artiste si épris de son art, combien je l'admire et quelle reconnaissance ne lui dois-je pas !
Rome.
Hier, première de l'Ami Fritz. Très grand succès pour l'œuvre, pour les artistes ? Lhérie a fait une très belle création du rabbin. C'est un bien grand artiste. Les journaux sont très élogieux pour moi. Mascagni est venu me féliciter dans ma loge. Mieux vaut tard que jamais.
En allant rendre visite à Denys Puech à son atelier, j'avais remarqué que, pour obtenir certaines lignes gracieuses, il mouillait les vêtements de ses modèles avant de les draper. Cette idée m'a paru admirable. Hier pour chanter Ophélie, j'ai trempé ma robe de crêpe de Chine avant de la mettre sur moi pour la scène de la folie. Tout d'abord, l'effet fut bien tel que je l'avais souhaité ; mais, au moment où la pâle Ophélie, entourée d'un groupe de charmantes jeunes filles, se laisse glisser à terre au bord du lac, j'avais très chaud et la robe mouillée, qui commençait à sécher, répandait autour de moi une certaine vapeur. Tandis que je gisais sur la mousse, jouant avec mes fleurs, je remarquai que les petites ballerines me regardaient avec des yeux étonnés ; j'entendis l'une d'elles murmurer en riant :
— Regardez Calvé ! Qu'est-ce qui lui arrive ? Elle prend feu, elle fume !
Désastre imprévu ! mon bel effet de draperie grecque s'évaporait en un nuage. Nous avions peine à contenir le fou rire. Cette plaisanterie s'est terminée par un méchant rhume, qui me tient éloignée de la scène depuis plusieurs jours.
Maintenant que me voilà consacrée dans les plus grands théâtres d'Italie, oserai-je reparaître devant le terrible public de la Scala ! Je vais le tenter ! Mon fiasco m'est resté au cœur, comme un couteau ! J'aurai pour partenaire le célèbre baryton Battistini.
Retour au théâtre de la Scala
Milan, mars 1889.
Je viens de déclarer à maman que si je ne réussis pas à avoir un succès éclatant, je me jette par la fenêtre ! Comme je n'en ai nulle envie, je vais aller de l'avant avec tout mon courage.
10 mars.
Victoire ! Victoire !
J'ai remporté la plus belle revanche de ma vie. Au premier et au deuxième acte, peu d'applaudissements. J'avais cependant conscience d'avoir parfaitement chanté et joué.
Mon directeur est venu me dire : « Livrez-vous davantage, moins de réserve pudique, moins de style, plus de tempérament ! »
Ce public veut cela.
Très nerveuse, pâle de rage et de chagrin, au quatrième acte, je parus en scène, la robe mal agrafée, presque sans maquillage, ma couronne de nénuphars posée de travers, hors de moi, hors du monde, hallucinée, j'avais vraiment l'air dément.
Le public prit mon désordre pour un effet de l'art, et je sentis qu'un courant de sympathie traversait toute la salle. Dès le début du récitatif, je commençai à chanter avec une sorte de ferveur tragique et, résolue à remporter un triomphe complet, j'attaquai une cadence que je n'avais encore jamais osé attaquer en public, d'une extrême difficulté, allant des notes les plus basses jusqu'au fa au-dessus de la portée. Une fois montée à cette hauteur vertigineuse, je me trouvai comme une enfant qui, juchée en haut d'une échelle, ne sait plus que devenir ni comment descendre. Eperdue, je regardai le chef d'orchestre et je tins la note jusqu'à la fin de mon souffle, mais il me fallut bien redescendre la gamme chromatique, ce que je fis avec un tel brio (oh ! chère Laborde, merci !) qu'un tonnerre d'applaudissements est venu couronner mon effort.
Ma cause était gagnée et j'ai joué et chanté avec exaltation toute ma scène, acclamée après chaque phrase.
— Mourir, pensais-je, éclater, mais donner tout ce que j'ai en moi d'émotion et d'enthousiasme !
A chaque phrase, j'était interrompue par des acclamations. A la fin de la folie, je dus revenir plus de vingt fois saluer le public. Riant et pleurant à la fois, j'ai senti que j'avais atteint un sommet !
Dans ma loge, entourée d'amis et de camarades qui me félicitaient, j'ai vu tout à coup apparaître la Duse, la divine, suivie du comte Primoli. Les mains tendues, elle m'a dit : « Brava ! » Quelle voix unique, émotive, et quelle sincérité !
— C'est vous, me suis-je écriée, qui m'avez montré la voie, qui portez le flambeau, et que je tâche de suivre.
— Primoli m'a tout raconté, a-t-elle ajouté, je sais que vous m'avez suivie dans ma tournée sans oser venir vers moi. Fanciulla ! il ne faut jamais douter de vous.
Et s'adressant à Primoli, souriante :
— Dire que toute ma troupe l'an dernier était persuadée que la jeune fille qui nous suivait de ville en ville était amoureuse du jeune premier !
Bien heureuse, mais nerveuse, infiniment lasse, je n'ai pu trouver le sommeil.
Ma pauvre maman, au petit matin, m'a apporté tous les journaux dans mon lit : articles dithyrambiques. J'apprends que Verdi était dans la salle et qu'il a beaucoup applaudi.
Merci, mon Dieu ! je vais pouvoir dormir.
Milan, 6 avril 1889.
J'ai chanté pour la première fois deux rôles nouveaux : Gilda de Rigoletto et Aïda.
Au milieu des répétitions, avec la fatigue des premières, je n'ai plus le courage d'écrire mes impressions. Je les vis. Les journaux ne tarissent pas d'éloges. Vraiment, vraiment, est-ce bien vrai que la petite Aveyronnaise est en train de devenir une grande artiste ? Je n'ose y croire. Je ne me souviens que des fautes commises, que je répare avec attention dans les représentations suivantes. Hélas ! je suis encore bien loin de ce que je voudrais être ! Mais depuis les éloges de la Duse, je me sens une flamme au cœur !
Venise, 15 février 1889.
Me voici depuis quelques jours dans la merveilleuse cité des Doges, engagée au théâtre de La Fenice, exquise petite salle que je suis allée visiter dès l'arrivée, très pure de style, datant du dix-septième siècle, décorée comme un éventail, avec ses loges en vernis Martin. Le directeur est venu me saluer et, comme je me plaignais de l'humidité de l'atmosphère, il m'a conduite devant une chaise à porteurs faite tout exprès pour la Patti, qui craignait d'aller en gondole :
— Toutes les cantatrices qui sont assez sveltes continuent à s'en servir, me dit-il, les porteurs déclarent qu'ils pourront vous transporter sans fatigue, car vous ne dépassez certainement pas les soixante kilos réglementaires.
— Cinquante-cinq, tout au plus, dis-je en riant.
Et je suis revenue à l'hôtel comme une petite reine, à travers les ruelles de la cité ! Il me semblait revivre un demi-siècle en arrière, au temps où, d'après un livre que je viens de parcourir, Byron, épris de la Guccioli, montait à cheval les escaliers du palais qu'elle habitait, afin de ne pas montrer son infirmité, car il boitait.
10 avril.
Don Carlos, qui habite un des beaux palais du Canal Grande, vient de m'inviter à un bal costumé qu'il va donner. On dit merveille des préparatifs : toutes les dames de l'aristocratie pensent à leurs costumes, la vieille comtesse A..., une de mes amies, doit me prêter un costume de dogaresse magnifique, fabuleux, en velours cramoisi. Il y aura des prix. Je voudrais tant en obtenir un ! La comtesse M... portera un habit en drap d'or, avec les plus belles perles du monde. Moi j'aurai des rubis prêtés par ma vieille amie.
11 avril 1889.
Hier soir, les fenêtres du palais sur le Canal Grande resplendissaient dans la nuit comme des pierreries.
Don Carlos attendait ses invités en costume de doge, à la porte du palais, entouré d'une armée de pages portant des torches.
Ma gondole, par hasard, suivait celle de la comtesse M... J'entendis des acclamations enthousiastes accueillir son entrée. Mon cœur battait très fort lorsqu'à mon tour je montais les fameux escaliers.
J'ai obtenu le second prix, la belle comtesse ayant obtenu le premier. Et c'était justice.
Comme c'est amusant d'avoir du succès en restant soi-même, sans perruque, sans maquillage, sans le prestige de la scène, car c'est sous le masque de Marguerite, d'Ophélie ou de Juliette que l'on me connaît, et je ne suis pas fâchée de montrer mon vrai visage. J'ai eu si peu de loisirs pour aller dans le monde ; moi qui travaille depuis de seize ans. Pour la première fois, j'ai dansé jusqu'au matin.
12 avril 1889.
Le baryton Kaschmann, Félia Litvinne et moi, nous venons de chanter Hamlet avec grand succès. Quelle merveilleuse voix possède Félia ! Elle va chanter tout le répertoire wagnérien, dans lequel elle va sûrement se faire une carrière triomphale.
Le maître Ambroise Thomas, qui voyage en Italie, est venu, avant-hier, assister à la soirée qui fut triomphale. Le cher vieux maître a du revenir plusieurs fois saluer un public enthousiaste, entouré de tous les artistes. Dans la scène de folie, alors que je tombe par terre, jouant au milieu de mes compagnes, on m'a jeté tant de bouquets que je disparaissais complètement sous les fleurs.
A la fin du spectacle, ma mère envoya, comme d'habitude, ma femme de chambre prévenir les porteurs de la portentina. Valérie, fort jolie, brune, coquette, porte comme moi des bandeaux à la vierge, copie ma démarche, mes gestes et, pour sortir du théâtre, met une mantille sur sa tête afin d'imiter sa maîtresse. Elle fut longue à revenir et nous commencions à nous demander ce qui lui était arrivé lorsqu'elle entra vivement dans la loge tout essoufflée :
— Pardonnez-moi, mais... mais… ce n'est pas ma faute si je ressemble à Mademoiselle.
— Que voulez-vous dire ? demanda ma mère en colère.
— Mais oui... des messieurs en habit, suivis d'un orchestre qui jouait une sérénade magnifique, m'ont poussée de force dans la chaise à porteurs, et m'ont emmenée jusqu'à l'hôtel. Le directeur, dès qu'il m'a vue, s'est écrié, furieux : « Tas d'imbéciles, ce n'est que la femme de chambre ! Enfin les porteurs m'ont ramenée, et la portentina est en bas, mais les musiciens sont partis.
Ma mère, furieuse, voulait renvoyer cette fille sur-le-champ. Lorsque nous sommes arrivées à l'hôtel, tout le hall était couvert des fleurs semées sous les pas de ma femme de chambre.
Après la représentation, nous soupions dans l'appartement de Mme Ambroise Thomas, lorsque, tout à coup, on entendit une fanfare de trompettes sur la lagune et une voix de stentor criant :
— Voyez les fenêtres éclairées du salon où loge le célèbre maestro qui vient de triompher à la Fenice, et plus haut le balcon de la leggiadra Ophélia, l'enfant gâtée de notre public, la Calvé !
Nouvelle sonnerie, et la barque s'est éloignée pour aller, à l'hôtel voisin, célébrer Litvinne et Kaschmann.
Il a fallu, naturellement, payer cette réclame imaginée par le directeur de l'hôtel.
Maman qui, généralement, afin de me faire progresser, se montre un juge très sévère pour moi, très heureuse hier soir, ne cesse de me répéter :
— Hein ! crois-tu que j'ai eu, raison, petite fille, de faire de toi une artiste ?
Elle en oublie l'escapade de Valérie et ne se souvient que des applaudissements et des fleurs.
Tout à l'heure, en payant la note de l'hôtel, nous avons lu avec stupéfaction :
« Pour l'enlèvement de la portentina : deux cents lires. »
— Qu'est-ce que cela veut dire ? demande maman au directeur de l'hôtel.
— Madame, c'est une habitude pour toutes les prima donna de se faire ainsi porter en triomphe le soir de leurs adieux. Mes figurants se sont bien acquittés de leur tâche et il faut les payer ainsi que les musiciens. Je suis désolé de la méprise qui a eu lieu.
CARMEN
Paris, 20 octobre 1892.
Nous voici à Paris.
Hier soir, dîner chez la très sympathique Mme
Strauss-Bizet. Quelle exquise créature, si finement orientale avec ses beaux
yeux noirs ardents. Femme d'esprit, on cite d'elle des mots charmants. Comme
convives, la princesse Mathilde, la belle lady Grey. que je vais revoir à
Londres ce printemps ; Ludovic Halévy, M. et Mme Ganderax, etc.
A la demande générale, j'ai joué et chanté des scènes de Carmen. Très
applaudie, très encouragée par ce public d'élite, je vais aller de l'avant.
Paris, 25 octobre 1892.
Je commence à répéter Carmen et je tâche de jouer ce rôle sans trop me préoccuper des traditions. On veut m'apprendre les pas qu'avait dansés avec tant de grâce et de charme Galli-Marié, la créatrice du rôle. J'ai nettement déclaré à Carvalho, mon directeur et ami, que je danserais le « Flamenco », tel que je l'ai vu à Grenade.
— Je vous en supplie, laissez-moi libre de mes mouvements. Je viens de vivre parmi les gitanes, j'ai appris leurs danses, je rapporte éventails, peignes, mantilles, costumes de là-bas. Très documentée, je peux et je voudrais développer l'idée que je me fais du rôle en dépit des critiques.
Carvalho y consent. Tout marche donc selon mes désirs. Mon succès dans Cavalleria, qui fait tous les soirs salle comble, me donne quelque autorité.
— Comment, vous allez porter des châles ? me dit la costumière du théâtre.
— Oui, certes ! Bien que jusqu'ici toutes les Carmen aient porté la jupe courte avec le boléro que les gitanes n'ont jamais arboré, chère mademoiselle. Et vous aurez bien d'autres surprises.
Ma voix est bonne, le rôle semble écrit pour moi. J'ai confiance !
Première de ma « Carmen »
20 novembre 1892.
Hier soir, public des grandes premières. Toute la presse.
J'avais bien peur. Toutes les Carmen qui ont joué ou veulent jouer le rôle à Paris — et Dieu sait si elles sont légion ! — se pressaient aux fauteuils d'orchestre.
— Tu es belle, me dit maman. qui me devine tremblante sous mon calme apparent et cherche à me donner du courage.
Au premier acte, on applaudit frénétiquement la Habanera, et le mirobolant costume, très gitane : jupe cerise, châle vert, fleur de cassis jaune, peigne rouge dans les cheveux.
Mon subconscient a enregistré ce que, si longuement, si patiemment, j'avais élaboré dans ma mémoire, et j'ai chanté et joué avec emportement, avec passion, ne me possédant plus, vivant mon rôle !
Je suis sortie de scène, après le quatrième acte, malade d'émotion, de fatigue, mais heureuse, oh ! combien ! Les rappels se succédaient à chaque acte.
Taskin, grand acteur, superbe chanteur, fut un merveilleux Toréador, et Gilibert (Don José) possède une fort belle voix.
Il ne me sied pas de parler de mon succès personnel Je me contenterai d'épingler ici des lettres de Meilhac et de Ludovic Halévy, les librettistes ; de Sarah Bernhardt, de Coquelin, de Jean Lorrain et de Mme Strauss-Bizet. Leur appréciation m'est très précieuse et m'encourage fort à persévérer dans la voie que je me suis tracée.
Sarah Bernhardt m'envoie des fleurs avec ces mots :
A vous, admirable Carmen, tout mon cœur d'artiste à vous, adorable Calvé, toute mon affection.
SARAH BERNHARDT.
Le grand Coquelin m'écrit :
Carmen, car vous êtes Carmen, la vraie, celle de Mérimée et de celle de Bizet, qui pour être son second père ne l'a pas moins créée. Hier soir, vous vous êtes montrée tour à tour enchanteresse, farouche, inconsciente, exquise, originale, folle de vie, amoureuse.
Votre succès ira grandissant et effacera tous les souvenirs. Vous avez été belle, belle ! Vous avez été parfaite ! Croyez à la sincérité de votre vieil ami.
COQUELIN.
Voici la lettre du prince de la critique :
Très chère amie, vous avez été adorable de grâce hier soir, inquiétante, sauvage et sensuelle. La nature s'est montrée pour vous généreuse. Vous avez tous les dons : la beauté, la voix, le mouvement de la vie. Cependant vous avez su ombrer toutes ces lumières, et vous avez chanté et joué, comme peignait Goya...
Permettez-moi une légère critique : vous êtes un peu trop amoureuse dans le duo de la séduction ; vous brûlez de vous donner ; or, Carmen, selon moi, ne veut que prendre. C'est une voleuse d'amour, elle ne connaît que l'immédiat assouvissement de son désir, elle a soif de Don José, comme elle aurait eu envie d'une grenade ; la grenade égrenée, elle va à Escamillo... C'est la passion puérile et terrible des gitanes et des Arabes, race violente et usée, qui vole et tue pour une femme comme pour un citron. Excusez-moi. Je reproche à un œillet d'avoir trop de fleurs, mais il n'est de coloration intense et de parfum violent que dans le calice unique. Croyez-moi votre ami.
As pies de usted.
JEAN LORRAIN.
Et voici les félicitations des librettistes :
Paris, 21 novembre 1892.
Chère grande Carmen, j'étais là hier soir ; vous avez été admirable. C'est ce que vous dirait aussi Bizet, s'il était là. Vous vivez le rôle en artiste de génie.
Recevez, madame, les respectueux hommages et l'amitié de votre auteur.
LUDOVIC HALÉVY.
Chère grande artiste, je vous envoie un petit poignard espagnol avec lequel vous pourrez menacer Don José tout à votre aise. Vous avez été superbe hier soir. Quel succès ! J'y comptais bien, du reste, nous y comptions tous. Je reviendrai demain.
J'avais tort pour le quatrième acte. Je vous fais toutes mes excuses — beaucoup plus de compliments que d'excuses. Vous avez joué admirablement.
Votre auteur reconnaissant.
HENRI MEILHAC.
Mais la récompense qui me touche le plus est louange de l'ardente et généreuse Galli-Marié. Elle est venue me dire :
— Bravo ! Vous avez joué le rôle d'une manière fort intéressante, très originale, jamais triviale quoique fort audacieuse. Et quelle délicieuse voix vous possédez ! Puis avec un soupir : C'est la première fois que je consens à assister à une représentation de cet opéra qui me rappelle d'une façon si poignante toute ma jeunesse !
1er mai 1893.
Depuis novembre, j'ai joué le rôle soixante fois, trois fois par semaine, sans discontinuer. Joli record ! Carvalho ravi des belles recettes encaissées ! Le succès me grise ! Je ne sens pas la fatigue.
Paris.
Je viens de signer deux magnifiques engagements. Un pour le théâtre de Covent-Garden, et un autre pour le Metropolitan de New York. Je suis éblouie à l'idée de gagner autant.
Enfin ! Je vais pouvoir acheter une ferme à papa et payer mes dettes !
Londres, 15 mai 1893.
Quelle ville brumeuse, sombre, triste !
J'habite un appartement dans une maison de S'Tahne Wood, précédée d'un jardin au maigre gazon sans fleurs. Les arbres sont noirs, enfumés.
O joyeux et clairs jardins de la douce France, où êtes-vous ? Lumineux soleil d'Italie, de Nice et d'Espagne, vous reverrai-je jamais ?
J'ai froid jusqu'au tréfonds de mon être. Mes camarades, entrevus aujourd'hui au théâtre, disent qu'à la longue on se fait à ce climat. Jamais ! Je suis une plante du soleil, moi. Où trouverai-je le courage d'interpréter ici les âmes enflammées de Santuzza et Carmen ? Le ténor napolitain, de Lucia, dit qu'à chaque instant, il a envie de reprendre le bateau. Et moi donc !
1er juin.
La première de Carmen a été aux nues. Presse unanime à constater le succès. Saléza et Plançon parfaits.
Lady de Grey, toujours aimable, me dit que je réchauffe la salle avec ma voix, mon entrain, ma gaieté, et que j'ai du soleil dans les veines ! Il faut croire que j'ai dû en emmagasiner une certaine provision, mais quand elle sera épuisée, où en trouver dans ce pays de brouillards ?
Tosti vient m'annoncer que S. M. la reine Victoria me mande d'aller chanter au château de Windsor. Elle veut entendre des chants de Provence. Grande admiratrice de Mistral, il paraît qu'elle lit et parle parfaitement le provençal.
AU CHÂTEAU DE WINDSOR
1er juillet 1893.
Je n'oublierai jamais cette vision : S. M. Victoria faisant son entrée, appuyée sur l'épaule d'un jeune maharadja. Lui, jeune, mince, superbe, coiffé d'un turban orné de diamants qui étincelaient, vêtu d'une tunique jaune safran couverte de pierres précieuses ; elle, en noir comme d'ordinaire ; l'austérité de ses voiles à peine adoucie par la blancheur du bonnet de tulle qu'elle porte sur la tête depuis son veuvage. Son air de commandement inspire le respect. malgré sa taille courte et la simplicité de son extérieur.
Elle m'a appelée pour me féliciter à la fin du concert. J'étais si émue de ce qu'elle a daigné me dire que, dans ma confusion, j'ai répondu à l'une de ses questions :
— Oui, princesse.
Elle s'est écriée gaiement :
— Ah ! comme vous me rajeunissez !
En me retirant à reculions, selon l'étiquette, je nie suis embarrassé dans les plis de ma jupe et, oubliant tout, je me suis retournée vivement pour relever le pan de ma robe, et j'ai continué de marcher bravement jusqu'au piano. En voyant la tête de Tosti, je compris l’inconvenance que je venais de commettre : j'avais tourné le dos à la Reine. Mais elle s'est mise à rire, disant :
— Continuez, vous faites très bien ainsi, vue de dos.
A la suite de ce premier concert, j'ai donné, hier soir, une représentation de Cavalleria à Windsor.
On avait dressé une scène dans la magnifique salle de Wellington, où la Reine reçoit généralement. Parmi les invitées se trouvait l'impératrice Eugénie, merveilleuse encore avec ses grands yeux attristés — qui ont tant pleuré — et sa couronne de cheveux blancs ! Elle a dû être admirablement belle. J'étais fort émue lorsqu'elle est venue me féliciter.
— Je voudrais bien vous voir dans Carmen, mais je ne vais jamais au théâtre, dit-elle ; c'est ici seulement que j'entends un peu de musique.
Son cousin, le comte Primoli, sachant que l'Impératrice collectionne comme des trésors tout ce qui peut se rapporter à son fils, l'infortuné Prince impérial, dont la mort tragique lui a porté un si grand coup, m'a donné, pour le lui remettre, un petit paquet contenant un peu de terre, prise à l'endroit où se trouvait jadis l'orangerie des Tuileries, et où le Prince impérial jouait lorsqu'il était enfant.
Je n'avais pas prévu l'effet que ce don ferait sur elle. Toute pâle, elle me remercia, les larmes aux yeux, en sortant précipitamment pour cacher son émotion.
Il y avait aussi parmi les spectateurs, la ravissante petite-fille de la Reine, la princesse Edna de Battenberg, qui assistait au spectacle (*). Dans le duo, au moment où le ténor me jette violemment à terre, l'enfant, très sensible, éclata en sanglots.
— Je ne veux pas qu'il fasse mal à la lady, cria-t-elle si haut que tout le monde se retourna vers elle.
En sortant de scène, j'entendis la gouvernante la réprimander sévèrement.
— Une princesse ne pleure jamais en public, lui disait-elle.
La pauvre princesse, qui devait bien avoir à cette époque cinq ou six ans, se contraignit ; elle avala ses larmes et sortit, calme et digne, au milieu des serviteurs inclinés.
Mais lorsqu'elle fut hors de vue, j'entendis que ses sanglots recommençaient : le naturel avait triomphé.
(*) Devenue aujourd'hui la reine d'Espagne.
S. M. la Reine me donna à cette occasion un petit portrait d'elle, d'après une peinture faite lorsqu'elle avait cinq ans, dans un beau cadre à ses armes. Peu de temps après, je reçus la lettre suivante, de la comtesse Théodora de Gleichen, cousine de la Reine, qui avait un très joli talent de sculpteur :
« Madame,
Sa Majesté m'a donné l'ordre de faire votre buste dans le rôle de Santuzza de Cavalleria Rusticana. Voulez-vous me faire le grand honneur de venir poser dans mon studio à Saint-James Palace, ou préférez-vous que j'aille chez vous ? »
C'est ainsi que j'ai eu l'insigne distinction de voir, au château de Windsor, figurer mon buste en marbre.
— A quoi pensez-vous quand vous posez ? me demanda un jour la comtesse ; comment faites-vous pour garder si longtemps cette expression dramatique ?
— J'essaie, lui répondis-je, de personnifier la jalousie humaine, et pour cela je chante en moi-même : « Il m'aima ; moi, je l'aime toujours ! »
L'artiste a gravé ces mots à la base du buste, et je me demande quel mystère cela pourrait créer si, plus tard, le marbre perdu venait à être retrouvé par hasard.
Quelque temps avant la mort de la Reine, à l'une des réceptions de lady de Grey, à laquelle assistaient le prince de Galles et nombre de personnalités mondaines, comme je demandais à une amie de Sa Majesté si mon buste était toujours à Windsor, celle-ci me répondit : « Mais certes oui, les statues et portraits sont installés dans une pièce que l'on appelle la salle Victoria ; ils y resteront tant que le château durera. »
Du salon voisin, dont la porte était restée ouverte, la voix cordiale de « quelqu'un » qui entendait notre conversation me jeta ces mots :
— Votre buste n'est pas très éloigné du portrait de Wellington ; alors, en votre qualité de petite Française, vous pourrez lui parler de Cambronne pendant toute l'éternité...
L'humour ne perd jamais ses droits, en Angleterre : merry England.
L'une des filles de la reine Victoria était particulièrement spirituelle ; un jour qu'elle parlait de certaine actrice qui jouait dans une comédie moderne le rôle d'une femme du monde, comme le seul reproche qu'on pût faire à cette actrice de talent était de jouer avec un excès de zèle et de distinction jusqu'à l'impeccabilité, quelqu'un demanda à la princesse :
— Que pense Votre Altesse de Mlle X ?
— Oh ! répondit-elle, je ne me permettrai pas de la juger. Elle est beaucoup trop grande dame pour moi.
30 juillet.
La reine a voulu m'entendre dans Carmen. Grand succès. pour tous les interprètes, Saléza, Plançon.
Sa Majesté m’a offert son portrait avec dédicace.
L'une des très grandes qualités de la reine est la sincérité qu'elle apporte dans ses amitiés.
A la veille d'un concert à Windsor, je fus malade, incapable de remplir mon engagement. On lui proposa de me faire remplacer.
Elle daigna refuser, disant : « Cela ferait trop de peine à notre amie Calvé. »
DÉBUTS À NEW YORK
1er janvier 1894.
Arrivée depuis une semaine, j'ai à peine eu le temps d'entrevoir la Cinquième Avenue. Très fatiguée par la traversée, je sors peu. Descendue au Plaza Hotel, qui domine le Central Park, je perche au onzième étage. J'ai pour voisins les célèbres Irving, Ellen Terry. Je vais souvent les applaudir, dans leur magnifique répertoire shakespearien. Notre grand Coquelin remporte des triomphes en jouant Molière. Salvini va venir, ainsi que Rossi — les deux plus grands tragédiens de l'Italie !
Je vais donc pouvoir admirer les plus célèbres artistes du monde entier, qui semblent s'être donné rendez-vous dans le pays des dollars ! Et quelle admirable troupe lyrique que celle que vient de réunir M. Graü, le très habile impresario du Metropolitan Opera : Lily Lehmann, Melba, Sembrich, Eames, Nordica, Milka, Termina, Saville, de Vère, Sigrid Arnoldson, Domenech, Zélie de Lussan. Quelle pléiade de grandes cantatrices ! Victor Maurel, le tragédien lyrique, une de nos gloires françaises, dont les créations de Iago et de Falstaff sont restées incomparables. Son nom restera attaché à la gloire de Verdi.
Jean de Reszké, au style impeccable, le ténor le plus complet qu'il m'ait été donné d'entendre ; Van Dyck, le grand interprète wagnérien. Les chanteurs et comédiens de grand talent : MM. Edouard de Reszké, Castelmary, Plançon, Saléza, Salignac, Fournets, Lassalle, Scotti et tant d'autres. « J'ai engagé les plus grands artistes de l'Europe ! » dit notre aimable directeur, satisfait. Tout cela me donne un trac fou. Je voulais débuter par Carmen. On me fait commencer par Cavalleria, en italien !
10 janvier 1894.
Hier soir, première ! Succès. Public enthousiaste ! Une tuile ! Les directeurs, n'ayant pas de ténor français, veulent me faire chanter Carmen en italien.
J'ai beau leur dire que l'œuvre de Mérimée et de Bizet ne doit, ne peut être chantée qu'en français, ils ne veulent rien entendre. En cédant à leur désir, je vais au-devant d'un désastre ! Je viens de leur déclarer que je préférais m'en retourner en Europe. Je suis désespérée.
Dans mon désarroi. j'ai songe à aller demander conseil à mon grand ami Coquelin. Il m'a promis d’aller trouver J. de Reszké pour le prier de vouloir bien chanter Don José, quoi que ce rôle soit en dehors de son répertoire. Y consentira-t-il ?
15 janvier.
Joie ! Il accepte ! Nous chanterons Carmen avec Melba-Micaëla et Plançon comme toréador. Je n'ai qu'à me bien tenir, auprès de tels partenaires !
1er février.
Première de « Carmen » à New York
Succès triomphal ! Je viens d'envoyer des dépêches à maman et à Mme Laborde.
Jean de Reszké a été merveilleux comme toujours, Quelle joie de chanter à côté de lui. Melba et Plançon ont été parfaits ! Mise en scène extraordinaire. Au quatrième acte le toréador et moi faisons notre entrée dans un superbe carrosse traîné par deux magnifiques chevaux, entourés de picadors à cheval, d'une foule dense qui pousse des vivats ! Le cirque voisin prête ses équipages, ses écuyers, ses chevaux. La largeur de la scène permet tout ce déploiement. Je porte un costume éblouissant, solaire, jaune d'or et mantille rouge. Plançon dans son magnifique costume de toréador, dont le boléro a appartenu à Mazzantini me dit naïvement : « Nous sommes beaux, hé !... »
Bien que je parle peu l'anglais, je comprends les éloges des critiques.
— Captured by Calvé.
— Calvé in Carmen, great actress and singer.
— Calvé is a true Carmen, etc., etc...
Mon succès personnel est donc très grand. Je vais enfin pouvoir dormir tranquillement, ce que je n'ai pas fait depuis mon arrivée (*).
(*) Durant des années, j'ai dû chanter ce rôle dont je suis restée prisonnière, bien plus souvent que tous les autres de mon répertoire, sur toutes les scènes du monde.
Avril 1894.
Toute la troupe vient de donner des représentations à Boston, Chicago, Washington, Saint-Louis, Nouvelle-Orléans, etc... Le succès nous suit partout. Reszké triomphe dans Lohengrin, Roméo où il se montre inimitable. Melba dans Lucia-Traviata fait résonner son adorable voix, Sembrich égrène les perles de ses vocalises parfaites, Carmen continue à faire des recettes fabuleuses.
New-York.
Bien lasse, je suis heureuse de retrouver le confort de mon vieil Hôtel Plaza (*).
(*) Démoli quelques années plus tard. Rebâti, il porte toujours le même nom.
New York, 10 avril 1894.
Hier soir il est arrivé une chose affreuse !
Mon cher ami Castelmary est mort sur la scène en chantant. J'avais remarqué sa fatigue, lorsque, tout à coup, au moment même où les danseuses l'entourent pour se moquer de lui, je vois de ma loge le pauvre homme lever les bras suppliants : « Au secours ! j'étouffe ». Il s'effondra, succombant à une crise cardiaque.
Tout le monde se précipita dans la coulisse pour lui porter secours. Ce fut une chose horriblement difficile que de faire disparaitre le fard sur ses joues de mort. On a dû l'emporter ainsi dans son costume de comédien à l'hôpital où il sera embaumé avant d'être ramené en France.
Chanteur et comédien de grand talent, il avait fait partie pendant de longues années de la troupe de l'Opéra.
LE THÉÂTRE ROYAL DE MADRID, 1895
Le soir de ma première représentation, le célèbre matador Mazzantini est venu me trouver dans ma loge.
« Ne vous inquiétez pas si vous entendez beaucoup de bruit, me dit-il en guise d'encouragement. On en veut beaucoup à la direction. Continuez bravement et surtout n'abandonnez pas les planches avant d'avoir fini. Cette année, les deux dernières artistes étrangères ont été tellement troublées par la réception qui leur fut faite qu'elles sont parties, l'une après le premier acte, l'autre après le deuxième. Ne commettez pas cette faute. Soyez brave et vous triompherez, car le public espagnol est musicien dans l'âme, et il saura vous apprécier. »
Cet avertissement m'a été bien utile, car il est de fait que je n'ai jamais vu nulle part un public aussi frénétique. Dès que j'ai paru en scène, j'ai été saluée par des cris, un charivari infernal. Ma perruque blonde a soulevé des commentaires.
— Elle est rousse, cria quelqu'un.
— Mais non, lui répondit-on, elle est blonde.
— Je l'ai vue de près, elle est blonde.
— E bonita (Elle est jolie).
— E fea (Elle est laide).
— Est-elle Espagnole ?
— Non, Française.
— E ! Olé ! Anda ! Préciosa ! Salada !
Impossible de commencer : j'étais pétrifiée devant ce public de plaza de toros et je croyais à une cabale, lorsque mon partenaire me rassura à voix basse.
Je suis impatiente de ma nature, et je n'entendais pas attendre leur bon plaisir. Je m'avançai bravement jusqu'à la rampe.
— Mes amis, leur dis-je en espagnol, en leur adressant mon plus gracieux sourire, voulez-vous que je commence, ou voulez-vous que je m'en aille ? Car si vous continuez, je vous tire ma révérence, et bonsoir !
Le silence régna aussitôt dans la salle et la soirée s'acheva par d'enthousiastes applaudissements.
J'avais remporté un succès inespéré, et tout alla bien... jusqu'au changement d'affiche.
Lors de mon début dans Cavalleria Rusticana, la même tempête de cris et d'interrogations me salua ; c'était inexplicable ! Il y avait évidemment, cette fois-là, une cabale organisée. Par qui, pourquoi ? Je n'ai jamais voulu le savoir. J'étais un peu découragée.
J'allai le lendemain voir le duc de T..., pour qui j'avais une lettre d'introduction, et lui demandai si le devais essayer de chanter Carmen devant un pareil public.
— Je ne vous le conseille pas, me répondit-il franchement ; l'on n'aime pas cet opéra en Espagne, quoique nous ayons la plus grande admiration pour le génie de Bizet. Je vous ai entendue dans ce rôle à l'Opéra-Comique et j'aime trop votre talent pour vous laisser aller au-devant d'une déception.
Je suis décidée à partir. Lorsque j'ai parlé de mon projet, l'un de mes camarades me dit : « Ma chère Calvé, vous ne savez donc pas que le ténor Marconi a été gardé à vue pendant deux semaines dans sa chambre, simplement pour avoir refusé de chanter un certain rôle ; les lois du pays sont rigoureuses. » Je n'ai pu m'empêcher de rire à l'idée de voir la bohémienne Carmen conduite pour tout de bon en prison. Mais la situation n'est tout de même pas drôle. Le directeur du théâtre vient de venir.
— Mademoiselle, je ne puis vous laisser partir. Si vous tentez de le faire, on saisira vos malles !
Je suis revenue furieuse dans ma chambre pour écrire au marquis de R..., ambassadeur de France, chez qui j'ai chanté il y a quelques jours. Je lui décris la situation et le supplie de m'indiquer ce que je dois faire. Le marquis vient de m'envoyer très aimablement un des attachés de l'ambassade. « Ne craignez rien, mademoiselle, vous êtes sous la protection de la France, dit-il en souriant, laissez votre camériste s'occuper de vos malles. Je suppose qu'on ne lui fera pas chanter Carmen. Elle viendra vous rejoindre plus tard. Je vais vous accompagner à la gare. »
Et voilà comment j'ai quitté l'Espagne, un peu déçue de ce premier contact.
J'y suis revenue quelques années plus tard, et j'ai eu alors la satisfaction de constater la compréhension musicale de ce public, artiste entre tous.
Saint-Pétersbourg, janvier 1896.
Mon premier contact avec le public russe a été tout à fait celui qu'on peut attendre de ce peuple impulsif et vibrant. En arrivant au théâtre, je trouve dans ma loge des nénuphars, avec un mot de la charmante grande-duchesse Wladimir, chez qui j'ai chanté l'autre soir. Cette grande dame, très artiste, très musicienne, reçoit d'une façon exquise les artistes de passage à Saint-Pétersbourg. J'ai retrouvé ici mon grand camarade Battistini, l'inoubliable Hamlet de la Scala de Milan. Il est adoré du public russe qui lui fait, toutes les fois qu'il chante, une véritable ovation. Nous avons été acclamés. Au moment de saluer pour la dernière fois ce public, je me vis entourée tout à coup des officiers et des cadets qui avaient grimpé sur la scène, sautant par-dessus la rampe pour venir jusqu'à moi.
Avant que j'aie pu me reconnaître, ils m'ont soulevée dans leurs bras pour m'emporter à travers la neige jusqu'à ma troïka.
Saint-Pétersbourg, février 1896.
Carmen, hier soir, a été un triomphe avec le ténor Marconi, qui, jouant son rôle au naturel, m'a tout à coup mordu l'épaule dans la scène de jalousie du troisième acte !
Voilà qui promet ! Dois-je mettre une cotte de mailles pour me protéger des coups de couteau mortels du quatrième acte ?...
1er mars.
Demain, les Pêcheurs de Perles, avec Mazzini, qui, malgré son grand âge, possède une voix unique, paradisiaque.
Le grand-duc Nicolas (*) vient de donner une fête en mon honneur.
Ne connaissant pas la coutume des hors-d'œuvre russes, extraordinaires « zakouski » que l'on sert avant d'entrer dans la salle à manger, j'avais accepté tout ce qu'on m'offrait, depuis le caviar jusqu'au foie gras truffé, en passant par les mets les plus substantiels et les plus variés. Je pensais : « Quelle habitude étrange de dîner ainsi, debout », lorsque, tout à coup, le grand-duc, m'offrant son bras, me dit : « Et maintenant, à table ! »
Grâce à mon bel appétit aveyronnais, j'ai pu faire honneur à ce pantagruélique repas, auquel assistaient mon camarade Battistini, et la plupart des officiers cosaques qui font partie de l'état-major du grand-duc.
Un geste joliment chevaleresque de cette aristocratie très raffinée : au moment de traverser la distance qui me séparait de ma troïka, le grand-duc a jeté son beau manteau blanc sur la neige, ce qui a été imité aussitôt par ses officiers, et j'ai pu gagner ainsi mon véhicule sur ce tapis improvisé, sans mouiller mes souliers de satin. Si cela continue, je crois que je vais perdre la tête !
Nous avons terminé la soirée en allant entendre chanter les Bohémiens « aux Iles », endroit très fréquenté par l'élite, et où l'on me ménageait une jolie surprise. Tout à coup, j’entendis le diminutif de mon prénom en russe « Emmaoutcha », chanté en chœur par les tziganes, suivi de paroles de bienvenue, tandis qu'on me présentait un énorme verre de champagne qu'il me fallut vider entièrement, tout d'un trait, ce dont je n'avais nulle envie !
Ces chants, très beaux, tristes, joyeux ou fous, m'ont enchantée. J'ai entendu là d'admirables voix de contralto.
(*) Le grand-duc Nicolas est mort en cette année, à Cannes, unanimement regretté.
30 mars.
Je viens d'assister à une émouvante cérémonie, donnée à la basilique de Saint-Paul en commémoration de la mort du Tsarévitch, qui vient de mourir dans le Midi de la France. L'ambassadeur de France m'avait offert une carte d'entrée. J'arrivai, selon mon habitude, bien avant l'heure fixée. Je fus reçue par un maître des cérémonies qui m'adressa quelques paroles. Je ne sais que deux mots de cette langue difficile entre toutes : Da et Niet (oui et non). Comme j'avais oublié ma carte, supposant qu'il me demandait mon droit de présence, je répondis hardiment à sa question : Da. Sur quoi il me conduisit avec déférence vers un magnifique fauteuil. Je m'y assis bien tranquillement jusqu'à ce que l'orgue attaqua l'Hymne national russe. Me levant alors, j'aperçus le Tsar et la Tsarine, suivis de tous les grands-ducs, qui se dirigeaient de mon côté.
La grande-duchesse Wladimir, se détachant vivement du cortège, vint jusqu'à moi :
— Mademoiselle Calvé, me souffla-t-elle avec agitation, éloignez-vous, vous occupez mon fauteuil.
J'aurais voulu entrer sous terre. Rouge de confusion, j'ai dû passer devant toute la Cour avant de gagner la place qui m'était assignée, à l'autre bout de l'enceinte réservée. Je viens d'aller présenter mes excuses à la grande-duchesse pour tout lui expliquer. Elle s'en est fort amusée.
— Ah ! chère mademoiselle, m'a-t-elle dit, on peut aller bien loin, en tous pays, avec ces deux petits mots : Niet et Da !
1er avril.
J'ai eu l'honneur de chanter devant Leurs Majestés Impériales. A l'issue du concert, la Tsarine a eu la grande bonté de me faire remettre un délicieux cartel, enrichi de diamants et d'émaux, surmonté de son chiffre, et décoré d'une miniature représentant le Palais d'Hiver et la Néva.
Je quitte avec regret cet adorable pays, où on s'est montré si hospitalier, si enthousiaste de l'art français et de ses interprètes.
PARIS
Octobre 1897.
Je répète Sapho.
La belle X..., du Gymnase, à qui je suis allée demander comment il fallait m'habiller au second acte, m'a répondu en souriant : « Une femme — avertie — qui va à un premier rendez-vous d'amour, doit se vêtir tout en noir, avec dessous roses. »
20 octobre.
Hier, à la première répétition d'orchestre, j'ai reçu une rude leçon que je n'oublierai jamais.
J'avais eu le malheur d'arriver avec dix minutes de retard. Massenet, très nerveux, comme à l'ordinaire, avait déjà tout à fait perdu patience. Sans tenir compte de la présence de mes camarades et de l'orchestre, il m'a dit, assez vertement :
— Mademoiselle Calvé, une artiste digne de ce nom ne fait jamais attendre ses camarades ! On n'a plus besoin de vous.
J'étais furieuse et, faisant demi-tour, je suis sortie de scène pour quitter le théâtre ; mais, dans l'escalier, le cœur me manqua. Prenant mon courage à deux mains, je suis revenue sur mes pas, et, rentrant en scène :
— Mes amis, dis-je, le maître a raison, je suis en faute, pardonnez-moi ; je vais répéter avec vous, si vous le voulez bien.
On a applaudi, Massenet m'a embrassée ; mais la leçon a porté, et je me suis juré de ne jamais plus être une minute en retard, même pour des rendez-vous sans importance.
Tout le monde connaît notre grand compositeur Massenet. L'homme est un charmeur pétri d'esprit, dont on cite les épigrammes.
Un compositeur, interviewé par un journaliste pour donner son appréciation sur Massenet, lui en dit beaucoup de mal. Lorsqu'il alla demander à Massenet son avis sur ce même compositeur, l'auteur de Manon lui en dit beaucoup de bien. Etonné, le journaliste ne put s'empêcher de lui répéter les méchants propos du monsieur. Massenet, sans se déconcerter, répondit :
— Cela ne prouve qu'une chose : c'est que nous savons bien mentir tous les deux.
A propos d'une chanteuse connue pour sa rosserie, la salle étant vide certain soir :
— Ah ! dit-il, si une hirondelle ne fait pas le printemps, il suffit d'un chameau pour faire le désert !
Paris, novembre 1897.
Entre mes répétitions, je vais souvent rendre visite à Alphonse Daudet dans sa charmante villa de Champrosay.
Son visage aux traits expressifs comme ceux d'une médaille antique est resté très beau malgré ses souffrances. Sa femme et ses enfants l'entourent des soins les plus affectueux et les plus attentifs.
Dans cette maison si accueillante, on rencontre nombre d'artistes et de gens célèbres.
En parlant de Sapho, il m'a dit :
— Rappelez-vous le vers de Baudelaire :
Je hais le mouvement qui déplace les lignes.
Peu de gestes : soyez classique.
Je n'aurai garde de l'oublier.
Le maître parle souvent de son Midi qu'il adore. Je lui chante les chansons des bergers de nos montagnes, ces airs sans accompagnement que j'ai appris pendant mon enfance.
— Toute votre belle et forte race vit dans votre chant, me dit-il souvent. Votre voix renferme en elle tout le cristal des sources de vos montagnes.
Hier soir, tout à coup, son visage devint anxieux et se crispa sous la souffrance. Surmontant sa douleur, il me dit doucement, d'un ton suppliant :
— Encore une chanson, Calvé...
Et j'ai chanté de toute mon âme, toute la soirée... (*).
(*) Le grand maître déjà très malade, ne put hélas assister à la première de Sapho, et mourut un mois après.
Création de « Sapho »
27 novembre 1897.
La première de Sapho, hier soir, a été une soirée inoubliable. Le tout Paris était là, et je puis dire, sans vanité, que j'ai remporté un véritable triomphe.
Voici la très belle dédicace écrite par Massenet sur le manuscrit de Sapho, qui m'a été offert, et, que je dois laisser à ma mort, selon le vœu du grand maitre, à la bibliothèque de l'Opéra où se trouvent déjà la plupart de ses manuscrits :
« A Emma Calvé,
Toutes ces pages, je les ai écrites avec votre constante pensée. Elles doivent vivre par vous : elles vous appartiennent doublement, et je vous les offre avec l'expression de ma reconnaissance infinie.
Ma chère femme et moi nous vous admirons,
Nous vous aimons,
Nous vous remercions !
MASSENET.
Paris, samedi 27 novembre 1897. »
Première représentation (Théâtre de l'Opéra-Comique).
Théâtre de l'Opéra
Paris, mars 1899.
A mon retour de ma tournée d'Amérique, Bertrand et Gailhard m'offrent de chanter Ophélie à l'Opéra. J'accepte avec joie. J'aurai pour partenaire Renaud, que j'ai applaudi l'an dernier dans le rôle d’Hamlet, où il est remarquable. Le maître Luc-Olivier Merson veut bien me dessiner les costumes.
Une amie anglaise me traduit le texte de Shakespeare. Ah ! que je voudrais pouvoir me montrer digne de jouer le rôle de l'adorable Ophélie tel qu'il l'a conçu !
Je vais essayer de le vivre d'une façon plus dramatique qu'autrefois. Cette pauvre Ophélie traverse de tels tourments qu'elle doit avoir une âme orageuse, tragique, auprès de ce grand halluciné d'Hamlet pour qui, par qui, elle meurt.
Si je ne progresse pas, à quoi bon la triste expérience que la vie m'a apportée depuis les lointaines années d’Italie ? Je vais essayer. Je n’en dors pas ; j'y pense sans cesse ! Ah ! que je vais avoir peur !
Peur de qui ? de quoi ? Peur des camarades, des abonnés, des journalistes, peur de tout, peur de rien. Enfin, peur surtout de ne point réaliser ce que j'ai rêvé !...
30 mai 1899.
Lendemain d'Hamlet à l'Opéra.
Création de « la Carmélite », de Reynaldo Hahn
Opéra-Comique, novembre 1901.
Ah ! le délicieux rôle que veut bien me confier le jeune maître. La douce héroïne que Mlle de La Vallière, et si tendrement amoureuse ! J'ai à chanter des choses adorables. Le duo, d'un tour mélodique exquis, me ravit. Je répète inlassablement, avec courage, car ma santé laisse à désirer depuis ma fausse angine de poitrine de l'an dernier. J'éprouve parfois une angoisse qui m'affole et m'enlève tout souffle. J'ai peur !
Le compositeur a écrit sur le livret de Catulle Mendès une très belle partition. Je vais tâcher de bien comprendre ce rôle, qui est un peu en dehors de tout ce que j'ai fait jusqu'ici. Un jeune débutant, Muratore, doué d'un beau physique et d'une non moins belle voix, doit jouer le rôle de Louis XIV, et c'est Messager qui conduira l'orchestre.
Lendemain de première.
J'ai chanté et joué assez joliment, hier soir, malgré la douleur qui m'étreint parfois : j'étouffe positivement. Mon docteur, inquiet, m'envoie dans le Midi. Je vais aller me reposer et j'espère revenir à nouveau pour reprendre mon joli rôle. J'éprouve une peine extrême à faire ce chagrin à Reynaldo Hahn, dont j'admire infiniment le talent, et qui s'est toujours montré pour moi l'ami le plus sûr, le plus dévoué.
Monte-Carlo, mars 1902.
Je viens de chanter le Méphistophélès de Boito avec Chaliapine, qui a fait de Méphisto un type étrange, déroutant et fascinant comme l'esprit du mal — création vraiment géniale. Quel homme extraordinaire ! Il joue le rôle, nu ou presque, sous son manteau noir dont il recouvre sa nudité — mais qu'il dévoile au moment où le rideau baisse.
Je le rencontre dans les coulisses... dévoilé. Je me détourne. « Hé quoi, est-ce que la vérité vous fait peur ? chère Calvé ! ». Devant mon air ahuri : « Eh oui, tout est nu dans la vie, les tombeaux, les Enfants et les Divinités ! C'est Musset qui l'a dit. »
— Peste ! comme votre taille, ai-je répondu, vous interdit de jouer les enfants, vous vous croyez donc...
— Une Divinité ! ajoute-t-il en riant. Parfaitement ! Le Démon est un méchant Dieu… selon les uns. Pour moi, c'est un bon Diable.
— Hum ! un peu osé !
Pas banal en tout cas.
Raoul Gunsbourg, le très intelligent directeur, a monté l'œuvre merveilleusement.
Boito, qui assistait à la représentation, est venu nous féliciter.
J’aime infiniment cette Marguerite si humaine, si naïve, si simple dans les premiers actes, qui devient au quatrième la belle Hélène de Troie — car Boito a introduit dans son œuvre le second Faust de Goethe. Rôle complexe, très intéressant à composer. Je veux le chanter dans le monde entier.
THÉÂTRE DE LA GAÎTÉ
Paris, 1903.
Je viens de signer avec les Isola, directeurs du théâtre de la Gaîté, pour créer à Paris Hérodiade, de Massenet, et la Messaline, de de Lara.
Un de mes camarades me dit : « Comment ! vous signez avec les directeurs de l'Olympia, un music-hall ? Quand on appartient à l’Opéra-Comique, on ne fait pas de ces faux pas, ma chère. »
Je lui ai ri au nez. Je les trouve si intelligents. Je les ai tant admirés quand ils donnaient leurs séances de prestidigitation, salle des Capucines ! Le plus jeune me dit hier : « Nous étions bien jeunes, mon frère et moi, lorsqu'un certain soir nous sommes venus nous échouer sur un banc, en face de cette même Gaité. Nous n'avions pas eu de chance ce jour-là dans les cafés, où nous allions faire nos tours d'illusionnistes. Il nous restait tout juste de quoi ne pas mourir de faim. Nous avions même été contraints d'engager la petite colombe qui nous servait de gagne-pain pour nos exercices. J'étais fort découragé. Quelle ironie du sort, pensai-je, que notre tristesse en face de cette Gaîté illuminée. — Bah ! me dit mon aîné, qui sait ! Tu vois ce théâtre ? Nous en serons peut-être un jour les directeurs. » Aussi, dès que nous avons su que la salle était libre, nous n'avons pas hésité une seconde à la louer, afin de ne pas faire mentir nos pressentiments.
— Vous pouvez nous aider, chère Calvé, à faire une brillante ouverture.
J'ai signé tout de suite, les yeux fermés. Je vais chanter Hérodiade avec Renaud, le baryton de
l’Opéra, le ténor Duc et Fournets.
Paris, novembre 1903.
Nous commençons à répéter. Renaud est magnifique, et comme chanteur et comme comédien. Il fait du personnage d'Hérode une réalisation complète. Duc a une bien belle voix. Massenet se montre satisfait. Le rôle de Salomé semble écrit pour moi.
Il vient d'arriver une bien drôle d'histoire à mes directeurs. Ils sont, en ce moment, en pourparlers avec le célèbre ténor Tamagno, créateur de l'Othello de Verdi, pour chanter avec nous, et ils songent à engager aussi, pour l'Olympia, un Anglais, montreur de phoques savants. Celui-ci exige, en outre de son cachet, douze kilos de poissons pour nourrir ses bêtes, et Tamagno veut jouer Othello. Or, voici la singulière dépêche que vient de recevoir le ténor : « Confirmons votre contrat. Vous aurez vos douze kilos de poissons par jour. — Isola. » Le célèbre ténor italien a répondu : « Je me f... de vos poissons. Vous êtes des insolents. Je ne signe pas. »
Et le montreur de phoques a reçu le télégramme suivant :
« Confirmons contrat, impossible jouer Othello, mais vous pourrez chanter Trouvère », auquel il a répondit ceci : « Mes bêtes peuvent tout faire, excepté les deux choses dont vous parlez. »
Le secrétaire s'est trompé en copiant les adresses.
Se non e vero, e ben trovato.
MA RETRAITE
— Feriez-vous encore du théâtre s'il vous était donné de recommencer la vie ? me demande-t-on souvent.
— Certes oui, car c'est là une belle et noble carrière.
Bien que Mme de Staël ait dit « que la gloire est pour une femme le deuil éclatant du bonheur », elle a de tels enivrements qu'il est difficile de l'oublier une fois qu'on les a ressentis.
A ce moment-là, il semble que l'on soit devenu un être surnaturel, on devient multiple, on porte en soi la force et l'élan de toute une multitude, on a conscience de ne plus vivre seulement d'une vie individuelle, mais d'être entraîné par une volonté torrentielle, qui demande à s'exprimer.
Je n'ai jamais pu aborder la scène avec calme, je ne me possède plus, je suis prête à toutes les folies. Les rênes de ma volonté m'échappent, car cette émotion tient du délire et je ne me sens vraiment puissante que dans le feu de cette émotion, si soudaine, si violente, qu'il est impossible à quiconque n'est pas artiste en quelque sorte d'idées que ce soit, de comprendre quelles années de labeur, de déceptions et de souffrances elle peut racheter en un instant.
J'ai souvent entendu mal juger le monde des coulisses, je voudrais pouvoir dire toute l'abnégation et la persévérance de l'effort qu'il faut pour arriver au moindre résultat.
On ne se rend pas compte du travail accompli durant une représentation, de la tension nerveuse musculaire, cérébrale que l'on dépense à heure fixe, que l'on soit en bonne santé, ou non, car le public n'attend pas, c'est le plus difficile de tous les maîtres.
Le rôle de Carmen est écrasant comme fatigue, il faut chanter, danser et rire pendant quatre heures, sans s'arrêter, sans une minute de repos, puisque les entr'actes sont à peine suffisants pour avoir le temps de changer de costume.
Je n'ai jamais cessé un seul jour de travailler ma voix. Lily Lehmann s'entraînait pendant trois heures les jours de représentation, avec des gammes et des vocalises interminables.
J'avoue n'avoir jamais eu ce courage. Une heure d'entraînement suffit, il me semble.
Toutes mes compagnes me comprendront, lorsque je dirai qu'elles ont eu mille fois l'occasion de quitter le théâtre, et qu'il faut une grande force de caractère, de persévérance, de ténacité, pour résister à toutes les tentations et continuer à suivre cette carrière semée de déceptions et de difficultés.
Et pour finir ce petit livre, qui n'a d'autre prétention que d'avoir été sincèrement écrit, j'ajouterai ceci :
« Quiconque veut atteindre, dans le domaine artistique, à des sommets qui dépassent la moyenne mesure, doit conserver une Foi idéaliste, pure et profonde. »
Cabrières, ce 21 août 1929.
(publié dans le Figaro du 26 septembre au 13 octobre 1929)