le Bolchoï à l'Opéra de Paris
22 décembre 1969 au 25 janvier 1970
Curieuses, rêveuses, passionnées : les compagnes de jeu d'Olga, dans Eugène Onéguine
Le Bolchoï à Paris : une grande leçon de théâtre
Deux œuvres de Moussorgski, Boris Godounov et la Khovanchtchina, le Prince Igor de Borodine et deux opéras de Tchaïkovski, Eugène Onéguine et la Dame de Pique, ont été présentés par le Théâtre Bolchoï de Moscou à Paris, et ont permis de se faire une idée complète sur le style et les tendances principales du travail du premier théâtre lyrique de l'U.R.S.S.
En réalité, il ne faut pas l'oublier, ce théâtre existe depuis fort longtemps et a déjà vécu des jours glorieux sous l'empire des tzars. Ce qu'il présente aujourd'hui se place dans une ligne de continuité parfaite avec le passé, et surtout avec l'époque que l'on pourrait délimiter par l'activité du célèbre metteur en scène russe Constantin Stanislawsky. Celui-ci, né en 1863 et mort en 1938, directeur du fameux Théâtre des Arts de Moscou, a également travaillé, à partir de 1905, et pendant une longue période, au Bolchoï, où il a entrepris d'appliquer au théâtre lyrique les principes esthétiques qui lui avaient si merveilleusement réussi dans le domaine du théâtre parlé.
On a beaucoup cherché querelle au Bolchoï, dans les milieux plus ou moins avant-gardistes de Paris, à propos du réalisme de ses mises en scène et de ses décors. Héritier des idées essentielles d'Antoine, Stanislawsky les avait adaptées au tempérament russe, plus lyrique, plus poétique que le tempérament français ; procédant du naturalisme d'Antoine, il a été l'inventeur d'un réalisme baigné de lyrisme et de poésie, qui atteint ainsi à une vérité supérieure à celle des détails extérieurs et parfois sordides qu'Antoine se plaisait trop souvent à mettre en vedette : la vérité de l'ineffable, la vérité des âmes. Il est probable que si un grand et génial metteur en scène abstrait, tel Wieland Wagner, s'était attaqué à une œuvre comme Eugène Onéguine, il l'aurait présentée de façon très différente de celle d'un Pokrovski, le metteur en scène du spectacle Bolchoï, tout en tendant à un résultat identique, celui de la découverte des vérités humaines les plus secrètes et les plus subtiles. Mais, il faut le dire, ce résultat, un Pokrovski, avec des moyens réalistes d'ailleurs très sobres, l'atteint pleinement ; au premier acte d'Eugène Onéguine, la scène d'amour entre Olga (Mme Sinievskaïa) et Lenski (Vladimir Atlantov), sous la très douce lumière du crépuscule répandue sur le jardin de la demeure campagnarde où se passe l'action, est d'un naturel, d'une vérité, d'une retenue, d'une discrétion admirables, par le refus de tout pathétique extérieur, de toute attitude, de tout geste conventionnels ; car, il faut le dire et le souligner, ce réalisme que d'aucuns reprochent tant aux Russes n'a rien d'artificiel, de fabriqué, de théâtral au mauvais sens du terme, mais atteint, précisément par la simplicité de ses moyens et la justesse de la vision psychologique où il prend ses sources, à un degré de vérité et d'intensité directement humaines très rarement rencontré dans une salle de spectacle. Au quatrième acte de la même œuvre, le vieux prince Grémine qui a épousé Tatiana, l'héroïne de l'œuvre, chante sa tendresse, son bonheur, la profondeur de son amour pour une femme dont, cependant, il soupçonne les déceptions et la blessure secrète, avec une telle sobriété dans l'émotion qu'il est impossible de ne pas être bouleversé, simplement parce que l'esthétique réaliste appliquée ici atteint à la vérité la plus humble et la plus secrète de la vie.
Les masses populaires, capitales surtout dans une œuvre comme Boris Godounov, agissent, dans ce théâtre, de la même façon que les individus ; elles forment un tout, certes, à quoi contribue une exécution musicale absolument parfaite, mais un tout irisé de mille paillettes individuelles, de petits groupes et d'êtres humains isolés, avec leurs caractères et leurs façons de réagir ; et une extraordinaire multiplicité de détails se fond toujours, à point nommé, dans le grand ensemble, sans tomber dans le moindre excès, dans le moindre artifice, en restant toujours véridiques et convaincants au plus haut point. La sobriété est la grande loi de ces mises en scène, et la caractérisation individuelle des personnages, depuis les principaux jusqu'aux plus épisodiques, y obéit également ; l'effet pour l'effet est toujours évité, aussi bien dans la façon dont un Ognivtsev vit la passion du tsar assassin Boris Godounov, que dans la présentation, sous les traits d'un Vedernikov, du moine Varlaam, dont on a l'habitude, en Occident, de faire une sorte d'ivrogne grossier, voire obscène, alors qu'il est dans la mise en scène de Baratov, une figure, certes, haute en couleur, mais surtout d'une force et d'une signification sociale admirables.
le "bal" tendrement caricatural, dans Eugène Onéguine
J'ai à peine besoin de dire que le style musical et vocal du Bolchoï obéit aux mêmes principes de simplicité, voire de dépouillement dans la recherche de la vérité des accents. Certes, la personnalité d'un Mstislav Rostropovitch, qui dirigeait Eugène Onéguine, dépasse celle d'un Boris Khaikine, qui dirigeait Boris Godounov ; mais l'un et l'autre ont en commun le soin qui consiste à présenter musicalement les œuvres selon leur essence profonde, sans ces ajouts et ces excès qui s'accumulent toujours au cours des années. Le résultat, c'est que la musique d'Onéguine prend des aspects proprement mozartiens, d'une finesse et d'une pureté admirables, et se place aussi, directement, dans la lignée poétique d'un Tchekhov et d'un Tourgueniev. Quant à la musique de Boris, elle retrouve toute sa force originelle, malgré l'utilisation regrettable de l'arrangement de Rimski-Korsakov, et la pratique de certaines coupures qui rendent le déroulement de l'action partiellement incompréhensible, comme celle de toute la première moitié du troisième acte, avec la scène capitale entre Marina et le moine jésuite Rangoni ; coupure par ailleurs d'autant plus inopportune qu'en l'interprète de Marina, Eléna Obrazstova, le Bolchoï possède une artiste également exceptionnelle par la voix, le tempérament et la beauté.
Il y a eu d'autres défauts, certes, dans les présentations du Bolchoï ; mais avant d'en parler, je voudrais encore évoquer l'admirable présentation de la Dame de Pique, dont la perfection a rejoint celle d'Eugène Onéguine. Cette Dame de Pique est peut-être moins parfaite qu'Onéguine, parce que moins simple, moins naturelle, moins justifiée psychologiquement, et surtout parce que de longues scènes paraissent être de remplissage, sans lien avec les centres d'intérêt de l'action. Mais quelle beauté, tout de même, dans l'ardeur de la musique, son lyrisme, les raffinements de l'écriture orchestrale ! On y trouve, comme dans Onéguine, des ensembles vocaux dune grande complexité, et néanmoins clairs comme l'eau de roche, quand ils coulent dans une parfaite interprétation. On y retrouve surtout cette atmosphère secrètement délétère qui est celle d'une certaine société et d'un certain XIXe siècle, qui n'a pas attendu le XXe pour distiller un certain nombre de poisons, dont celui de l'oisiveté était sans doute, dans la « haute » société, le plus nocif. Mais ce qui emporte tout, c'est la qualité du langage de la passion, qui s'exprime ici « toute pure » et brûle les âmes comme le nitrate brûle les chairs.
Il est étonnant comme les artistes russes se trouvent, au fond, beaucoup plus à l'aise dans ce type d'œuvres, dans ce style à la fois passionné et décadent, que sur les hauteurs historiques de Moussorgski, où le vice même prend grandeur d'éternité. Je dis cela non pas tant en pensant à Boris Godounov, que surtout à la Khovanchtchina, dont la présentation, avec celle du Prince Igor, a été ce que le Bolchoï nous a apporté de plus contestable. Certes, même dans les autres œuvres, on pouvait relever des erreurs, mais elles restaient isolées. Dans Boris par exemple, outre les coupures déjà signalées, on pouvait s'étonner de la façon curieusement neutre, voire pâle, dont le prince Chouïski était présenté : un vieillard sans relief, très loin du personnage démoniaque imaginé par Pouchkine dans le drame original et repris par Moussorgski dans son livret et sa musique. Et, dans Onéguine, on pouvait se demander aussi à quoi était due la tendance presque constante de la belle Galina Vichnevskaïa de chanter trop haut, chose pénible aux oreilles tant soit peu sensibles, et de faire de Tatiana, l'héroïne de l'histoire, un personnage somme toute assez pâle. Comme j'ai été plus profondément saisi par l'atmosphère plus humaine, plus friable, plus parfumée, plus féminine, en un mot, répandue dans la Dame de Pique par les deux exceptionnelles artistes qui se nomment Tamara Milachkina (Lisa) et Valentina Levko (la comtesse) !
les "Danses persanes" de la Khovanchtchina, devant le vieux prince Khovanski
N'en faisons pas trop grief au Bolchoï de ne pas avoir réussi à nous intéresser avec le Prince Igor. C'est un opéra très populaire en Russie ; il y touche des fibres profondes, d'ordre géographique et national. Mais Borodine n'était qu'un amateur, comme Moussorgski d'ailleurs, sauf que celui-ci avait du génie. Le Prince Igor est musicalement faible et fâcheusement composite ; Borodine mit dix-huit ans à se l'arracher, et Rimski-Korsakov — toujours lui ! — et Glazounov durent apporter leur collaboration pour que l'œuvre pût être terminée. Encore la collaboration de Rimski-Korsakov se limita-t-elle à l'orchestration, tandis que Glazounov composa carrément tout un tableau, dont le style détonne terriblement par rapport au reste, sans être d'ailleurs plus mauvais pour autant, bien au contraire, car Glazounov avait un sens dramatique qui manquait à Borodine. Celui-ci n'a finalement composé qu'une sorte d'oratorio scénique populaire, comportant quelques beaux numéros de chant et un intermède chorégraphique, les Danses polovtsiennes, que le Bolchoï a présentées d'une façon jeune et vivante. Mais pour le chant, la représentation a souffert de l'absence de toute véritable belle voix, à une exception près, celle du superbe mezzo-soprano Tamara Sinievskaia, qui s'était déjà fait remarquer dans Eugène Onéguine, où elle surclassait nettement Vichnevskaïa, comme elle surclassait dans le Prince Igor le soprano Tatiana Tougarinova, à la voix terriblement hululante dans l'aigu. Une Française chanterait ainsi sur la scène de l'Opéra, qu'elle se ferait promptement et impitoyablement huer ; mais il suffit qu'une voix glapissante vienne de l'étranger, pour que les ignorants et les snobs s'extasient. Quant aux interprètes masculins de ce Prince Igor, ils étaient corrects sans plus, les basses notamment, ce qui est assez étonnant, car c'est dans les voix graves que réside de toujours la grande spécialité slave. Nous avons eu, cette fois, d'une façon générale, plutôt d'excellents ténors.
Le manquement le plus grave du Bolchoï fut la présentation de la Khovanchtchina. C'est un chef-d’œuvre, quoique l'orchestration en est entièrement de Rimski-Korsakov, plus fidèle, ici, à l'esprit de Moussorgski que dans ses corrections de Boris. J'ai été gêné, au début de le représentation, sans trop me rendre compte pourquoi ; et puis, au fur et à mesure que les « Vieux Croyants » prenaient de l'importance dans l'action, j'ai compris. Au fond, toute la sympathie de Moussorgski allait vers ces « Vieux Croyants » opposés aux réformes de Pierre Ier, comme le sont les princes Khovanski et les autres conjurés, dont le complot échoue dans les intrigues et dans le sang. Mais les sympathies de la Russie actuelle ne peuvent évidemment pas aller dans le même sens. Le résultat, c'est que le metteur en scène de la Khovanchtchina fait des « Vieux Croyants » d'assez lamentables caricatures, parmi lesquelles la plus accusée est celle du moine Dossiféï, leur porte-parole. Pour Moussorgski, le personnage est une sorte de saint combattant du christianisme primitif ; pour le Bolchoï, ce n'est qu'un vulgaire conspirateur, outrageusement grimé pour apparaître détestable et grotesque ; est-ce pour l'achever que l'excellent Ognivtzev chantait faux avec une constance digne d'un meilleur emploi ? Le tableau final, où les « Vieux Croyants » se jettent volontairement dans les flammes en sacrifice propitiatoire à la pureté de leur foi, prenait des allures de satire de ballet romantique franchement comique ; je me souviens d'une représentation de l'œuvre à l'Opéra de Nice, dans la mise en scène de Pierre Médecin, où cette scène prenait une couleur et une grandeur tragiques incomparables. Certes, les chœurs, dans la Khovanchtchina du Bolchoï, ont été merveilleux ; mais cela ne suffisait pas pour effacer la fâcheuse impression laissée par l'ensemble du spectacle, celui d'une dérision de l'œuvre véritable, culminant dans la façon ridiculement exagérée et pathétique dont les personnages faisaient le signe de croix.
Toutes les réserves que j'ai faites ne doivent pas tromper sur l'excellence d'ensemble et la haute signification des spectacles du Bolchoï. Il fallait les faire, pour souhaiter la disparition des motifs qui les ont suscitées, justement parce que, par leurs meilleurs aspects, ces spectacles ont constitué une très grande leçon de théâtre, de ce théâtre dont le comble de l'art est de nous ramener, je le répète pour conclure, à la vérité de la vie.
(Antoine Goléa, Musica disques, mars 1970)
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Album Souvenir Le Bolchoï à Paris Reportage photographique de notre envoyé spécial Pierre Leclerc
Le couronnement de Boris.
L'Imposteur et Marina, la belle Polonaise.
Le peuple se révolte.
Varlaam, le moine défroqué.
L'Innocent crucifié et prophétique.
Les adieux de Boris à son fils.
Le rideau de l'Opéra s'est refermé sur les représentations du « Bolchoï » à Paris — les premières de l'histoire du théâtre lyrique en France — et sans doute convient-il d'ébaucher un bilan.
L'EVENEMENT s'est-il produit ? — j'entends un événement comparable à celui des « Cinq concerts historiques de musique russe » organisés par Diaghilev en 1907, ou bien encore à celui des Ballets russes, à propos desquels un de nos critiques a écrit : « Les écailles nous tombaient des yeux... Il y eut deux époques dans ma vie : avant et après les Ballets russes... »
En toute honnêteté, il n'y a pas eu de bouleversement analogue, mais souvent une leçon et une confrontation dont peut-être il faudrait savoir tirer parti. Point de bouleversement, d'abord parce que Diaghilev avait amené à Paris des inédits, tandis que les cinq œuvres présentées par le Bolchoï (Boris Godounov et Khovanchtchina de Moussorgski, le Prince Igor de Borodine, Eugène Onéguine et la Dame de pique de Tchaïkovski) étaient toutes connues en France, du moins des initiés — et je regrette, pour ma part, que le Grand Théâtre de Moscou n'ait pas apporté un seul opéra de Rimski-Korsakov (à commencer par Kitège qui a bénéficié sur place, il n'y a pas longtemps, d'une nouvelle mise en scène fort spectaculaire), ni une seule œuvre soviétique, notamment Guerre et Paix de Prokofiev qui, pour les spectateurs moscovites, semble prendre le relais d'Ivan Soussanine de Glinka. Peut-être en cette année napoléonienne n'a-t-on pas voulu faire paraître en scène un baryton tenant le rôle de l'empereur...
Ensuite, il faut bien le dire, autant Diaghilev bouleversait toute l'esthétique occidentale du théâtre, autant les représentations du Bolchoï pouvaient comporter des enseignements, mais sans nous offrir de véritables révélations, en particulier d'un point de vue décoratif. Et c'est là que je ne me sens pas toujours d'accord avec certains de mes confrères qui ont violemment attaqué le réalisme des mises en scène, parlant même d'un « réalisme socialiste » qui n'avait rigoureusement à voir dans cette affaire, étant donné qu'il s'agissait bel et bien d'une tradition remontant aux origines mêmes du théâtre lyrique en Russie.
Deux mondes s'opposent dans le Prince Igor : la Russie et l'Asie.
Acclamé par son peuple, le prince Igor part combattre les Polovtsiens.
Le camp polovtsien à la nuit tombante.
Les célèbres danses polovtsiennes.
La belle Kontchakovna pour qui le fils d'Igor a trahi sa foi.
Ce sont deux vieux déserteurs qui assistent les premiers au retour d'Igor dans sa bonne ville de Poutivle.
du réalisme
J'admets, je conçois qu'on puisse ne pas l'aimer, mais il faudrait que ceux qui ne l'aiment pas fassent l'effort de comprendre la position des décorateurs et des metteurs en scène du Bolchoï. Par sa vocation même, l'opéra russe est historique et réaliste. (Cf. le Manifeste du « Groupe des Cinq » : « Il est indispensable de traduire en musique avec un maximum de relief le caractère et le type des divers personnages ; de ne point commettre d'anachronisme dans les œuvres à caractère historique ; de restituer réellement et fidèlement la couleur locale »). Il l'est de même que tout l'art russe, même quand il s'aventure dans le domaine du fantastique. Car le fantastique russe est à base de réalisme depuis Pouchkine, Gogol et Dostoïevski. Voyez l'apparition du spectre de la vieille comtesse, si minutieusement détaillée dans la Dame de pique de Pouchkine :
« De retour chez lui, Guermann se jeta sur son lit, sans se dévêtir, et s'endormit sur-le-champ.
Il se réveilla tard dans la nuit ; la lune éclairait sa chambre. Il jeta un coup d'œil sur sa montre ; il était 3 heures moins un quart. Le sommeil l'ayant fui, il se mit sur son séant et se prit à penser aux obsèques de la vieille comtesse.
En cet instant précis, le visage d'un passant apparut à sa fenêtre et s'éclipsa aussitôt. Guermann n'y prêta pas la moindre attention. Une minute plus tard, il entendit pousser la porte de l'antichambre et songea que son ordonnance rentrait d'une promenade nocturne, ivre comme à l'accoutumée... Mais il perçut le bruit d'un pas inconnu : quelqu'un marchait à côté en traînant doucement ses pantoufles. La porte s'ouvrit, laissant entrer une femme en blanc. Guermann la prit pour sa vieille nourrice et fut surpris de la voir à pareille heure. Mais la dame blanche sembla glisser, se trouva soudain devant lui, et il reconnut la comtesse... »
Le fantôme lui dévoile le secret des trois cartes gagnantes, puis il disparaît d'une manière aussi réaliste qu'il était venu : « Elle lui tourna le dos, marcha vers la porte et disparut en traînant légèrement ses pantoufles. Guermann entendit claquer la porte de l'antichambre et aperçut de nouveau un visage à sa croisée... »
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Voyez encore le « fantastique » tel que le pratiquait Gogol. Un peintre de talent, mais sans fortune, achète à un antiquaire le portrait d'un vieil usurier dont les yeux sont dessinés avec tant de talent qu'ils font peur aux passants, tandis qu'il transporte la toile. De retour chez lui, il contemple le portrait et ne peut s'empêcher de frissonner en observant les yeux terribles. Il se met en devoir de laver la toile ; là-dessus Gogol s'évertue à convaincre le lecteur que son personnage du Portrait ne rêve pas et il impose au rêve tous les détails de la réalité :
« Il trempa l'éponge, la passa à plusieurs reprises sur la toile, enleva toute la poussière et la crasse qui s'y étaient accumulées, accrocha le portrait au mur et une fois encore admira l'adresse du peintre : les traits du visage s'animaient, et l'usurier le fixait avec des yeux tels qu'involontairement il fit un pas en arrière et balbutia :
— Oh ! il me regarde !... Il me regarde avec des yeux humains !... »
Il est vrai que ce naturalisme n'effraie pas moins Gogol lui-même que son personnage :
« Ce n'était plus de l'art, et l'harmonie du portrait s'en trouvait cruellement affectée... Ce portrait... ne provoquait qu'un incurable malaise. « Qu'est-ce donc ? se demandait Piskariov malgré lui ; n'est-ce point la vivante nature ? Pourquoi m'inspire-t-elle cet étrange malaise ? Ou bien est-ce un crime de copier servilement la nature ?... »
Voyez enfin Ivan Karamazov et le Diable chez Dostoïevski — et l'on pourrait multiplier les exemples.
Peu de temps après la Révolution d'Octobre 1917, le Bolchoï s'est mis à l'école de Stanislavski et du Théâtre d'Art de Moscou ; là, précisément à force de réalisme, on atteignait à un nouveau degré de pureté. Ce qui d'ailleurs était très sensible dans la décoration et la mise en scène d'Eugène Onéguine qui constituaient une parfaite, fidèle et touchante reconstitution de la Russie de 1830 : rarement ai-je vu un paysage plus typiquement russe (et plus émouvant en sa simple poésie) que celui qu'on découvrait derrière la fenêtre ouverte de la chambre de Tatiana ; et quelle collection de « typages » irrésistibles (du moins pour un Russe) dans la scène du bal chez les Larine.
Enfin — selon le propre vœu de Moussorgski — les Russes, qui viennent assister à une représentation de Boris Godounov ou Khovanchtchina prétendent revivre une page vraie de leur histoire, s'y retrouver de plain-pied, comme cela s'était produit lors de la naissance même de l'opéra en Russie, c'est-à-dire lors de la création d'Ivan Soussanine de Glinka : « Qu'on sorte le dernier paysan de son isba, et qu'on le conduise au théâtre pour voir jouer cette œuvre : il reconnaîtra avec émotion, il verra vivre devant lui l'image de cette patrie dont il a, au fond du cœur, l'amour inné... » écrivait Saint-Marc-Girardin. Un Russe, qui vient d'apercevoir le vrai Kremlin en approchant du Bolchoï, refuse d'accepter sur la scène un Kremlin stylisé — et, selon lui, déformé, les monuments historiques font partie intégrante de sa vision de l'opéra (somme toute, il est de ceux qui préfèrent que le deuxième acte de Tristan se déroule dans une forêt, dont la présence est constante en musique, et non pas dans un univers abstrait !).
La Maîtrise de l'O.R.T.F. chante en russe.
La Pastorale.
Guermann et la vieille comtesse.
Tomski raconte l'histoire des trois cartes gagnantes.
La maison de jeu.
les chœurs
On pouvait le prévoir (ceux du moins qui les avaient entendus sur disques ou sur place), ils ont été les grands triomphateurs. Ils sont uniques au monde à tous les points de vue : tant par la qualité exceptionnelle des voix (on dirait un ensemble de solistes) que par la musicalité, la mise en place, la présence scénique. Il y a bien longtemps, j'avais écrit dans Un siècle d'opéra russe :
« Chez les Russes, le chœur est un personnage essentiel du drame lyrique tel qu'ils le conçoivent, c'est-à-dire un drame lyrique qui se souvient de ses origines populaires. Ce n'est pas une foule de comparses, de spectateurs de l'action ; ce n'est pas non plus un « commentateur » du spectacle, mais un véritable premier rôle qui intervient constamment dans le déroulement du drame. Les chœurs des opéras russes ne sont pas des foules de choristes impersonnels, accessoire conventionnel du vieil opéra, mais des groupements d'êtres animés où chacun réclame le droit de vivre, de ressentir, d'affirmer sa personnalité, de déterminer le cours des événements dans la mesure de ses moyens et de son importance scénique. De toutes ces personnalités conjuguées naît un personnage unique, global et multiple à la fois, animé d'une force élémentaire qui vibre, s'émeut et prend part à l'action autant que les solistes... »
Eh bien, c'est exactement cela que nous avons observé au Bolchoï. Non seulement chaque choriste était un excellent chanteur, mais il était aussi un remarquable comédien (nettement supérieur à certains solistes !). Point de « masse » chorale, mais un ensemble et une « synthèse » d'individualités magnifiquement « typées ».
les solistes
Disons-le franchement, il nous est arrivé d'éprouver des déceptions, tout particulièrement lors de la première représentation de chacun des ouvrages (mis à part celle d'Eugène Onéguine, parfaite à tous égards) — et cela, semble-t-il, par le jeu des « premiers titulaires » des grands rôles. Et c'est fort regrettable, car l'ensemble de la presse était précisément convié aux « premières », si bien que les impressions des critiques spécialisés pouvaient différer de celles des spectateurs des représentations suivantes — et conditionner fâcheusement ces mêmes spectateurs !
Ainsi, la première représentation de Boris Godounov a été confiée à Alexandre Ognivtzev, le premier titulaire du rôle de Boris (après Ivan Petrov, malade) et précisément le moins bon, si j'en juge par le deuxième (V. Netchipaïlo) et surtout le prodigieux troisième (A. Vedernikov). Alexandre Ognivtzev possède une voix puissante, mais qui devient nasale quand il tente de chanter « piano » à quoi il ne réussit guère, à défaut d'une vraie technique du « bel canto » (d'ailleurs trop de solistes moscovites m'ont paru plus épris de puissance et de volume que soucieux de technique vocale et expressive) ; en outre, il ne chante pas toujours juste et son jeu est conventionnel. Nous avons retrouvé le même chanteur à la première soirée de Khovanchtchina (encore moins plaisant, car le généreux, émouvant et profond Docithée était devenu une sorte de Dom Basile, voire de Méphisto, physiquement, vocalement et dramatiquement) ; des regrets analogues nous ont été inspirés lors des « premières » du Prince Igor (par Igor lui-même et Iaroslavna) et de la Dame de pique (par Guermann).
C'est d'autant plus dommage qu'il se trouve des éléments absolument remarquables parmi les solistes du Bolchoï et que chacune des distributions aurait pu être parfaite. Nous avons eu deux révélations dès la première soirée : Elena Obraztzova et Alexandre Vedernikov. La première nommée est la meilleure Marina que j'aie jamais entendue (et mes souvenirs de Boris Godounov remontent loin en arrière — à Chaliapine et à ses partenaires). Vocalement et musicalement elle rivalise avec la merveilleuse Irina Arkhipova, sur qui elle l'emporte quant à la tenue en scène. L'autre révélation — pour ceux qui ne le connaissaient pas encore, et nous étions peu à le connaître — ce fut Alexandre Vedernikov, lauréat d'un récent Prix d'Etat de l'U.R.S.S. Ce soir-là, il incarna un extraordinaire Varlaam (induits en erreur par la distribution annoncée dans le programme, tous mes confrères ont attribué à Alexéï Guéléva les lauriers qui revenaient à A. Vedernikov) ; nous avons pu l'entendre ensuite en Pimène, puis en Boris (comme « troisième titulaire du rôle ») — et ce fut inoubliable de puissance d'expression, de sobriété et de profondeur. Le timbre n'est pas sans rappeler celui de Chaliapine (mais le jeu est moins « théâtral » — d'ailleurs, je pense que de nos jours le génial Chaliapine aurait chanté autrement !) ; et, à ce propos, je voudrais relever une erreur trop souvent commise quand on parle du « creux » de Boris et de sa voix « noire » : Boris n'est pas une basse, mais un baryton dramatique — voyez Chaliapine !
Eugène Onéguine nous a permis de retrouver la grande Vichnevskaïa (on a parlé de « Callas soviétique » — à quoi bon, ne lui suffit-il pas d'être Galina Vichnevskaïa !) ; nous a révélé le beau ténor Vladimir Atlantov (quelle voix et quelle « personnalisation » de Lenski !), le superbe baryton Iouri Mazourok (une voix remarquable, mais une interprétation qui manque encore un peu de chaleur), l'émouvant mezzo Tamara Siniavskaïa (à qui nous devons le meilleur moment, en soliste, de la première représentation du Prince Igor où elle chantait Kontchakovna) et un chef d'orchestre — Mstislav Rostropovitch, aussi génial dans ce rôle qu'en violoncelliste. Nous lui sommes redevables d'une véritable redécouverte de la partition d'Eugène Onéguine, tellement poétique sous sa baguette.
Khovanchtchina fut le triomphe des chœurs (on guettait chacune de leurs interventions) ; la Dame de pique a vu s'imposer Tamara Milachkina (que ne lui a-t-on pas fait chanter Iaroslavna dans le Prince Igor, puisqu'elle a enregistré au moins les deux grands airs !) et Guénnady Rojdestvenski, lequel, lui aussi, semblait nous faire redécouvrir la partition de Tchaïkovski — une partition dont il semble impensable qu'elle ne figure pas au répertoire de l'Opéra de Paris.
Des ballets il n'y a pas lieu de parler ici, sinon pour regretter que la chorégraphie de Danses polovtziennes du Prince Igor (où l'on a rajouté bien à tort une courte scène empruntée à l'acte entièrement rédigé par Glazounov) soit singulièrement moins « enlevée » que celle de Michel Fokine, à laquelle nous sommes habitués depuis toujours.
Faut-il conclure ? Souhaitons un prompt retour du Bolchoï avec un répertoire plus étendu, ses meilleurs solistes et ses chœurs extraordinaires qui ont beaucoup à nous apprendre !
(Michel-R. Hofmann, Musica disques, mars 1970)
La Khovanchtchina, drame populaire.
La prophétie de Marfa.
Khovanski meurt poignardé.
La dénonciation.
L'autodafé des vieux croyants.
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L’Opéra de Paris reçoit Ivan Petrov
— Parlez-moi des rôles que vous venez interpréter à Paris.
— 1° Dossifei : « Je chante le rôle depuis 1950. C'est vous dire à quel point je le porte en moi. Pour le préparer, j'ai lu de très nombreux documents historiques. Dossifei, comme la Khovanchtchina tout entière est une synthèse. Je veux dire que Moussorgski a fait préparer un livret qui ne suivait pas très exactement la réalité historique, mais la resserrait en une seule action. Ainsi, Dossifei ne périt pas volontairement par le feu, comme dans l'opéra, mais tandis que ses ouailles se sacrifiaient, il prit la fuite. poursuivit son action, fut arrêté et exécuté. Pour donner à ce rôle l'allure qui convient, il ne faut pas oublier que Dossifei fut, dans le siècle, le prince Mychevski, fin politique et homme de grande autorité naturelle. Certes, il est entré dans les ordres, il dit de lui-même : « Je suis l'humble Dossifei, esclave du Seigneur », mais, sous cette soumission apparente se cache une force intérieure colossale, capable d'apporter une menace aussi grave au jeune Pierre Ier (le futur Pierre le Grand) que la sédition des Boïars ou de l'armée traditionaliste des Streltsy.
Autre entorse à l'Histoire, Khovanski ne fut pas tué dans sa maison, mais entre La Trinité Saint-Serge et Moscou. Et il y en aurait bien d'autres à relever, mais cela n'a aucune importance, ce qui compte, c'est la véracité de l'image historique que Moussorgski a su créer.
J'ai beaucoup observé les tableaux historiques de Sourikov et de Repine, dont les types m'ont aidé à camper mon personnage, de même les photographies de mes grands prédécesseurs, Chaliapine et Pirogov. Je me suis rendu dans un très grand nombre d'églises, au Kremlin, à Kiev et surtout à Zagorsk (l'ancienne Trinité Saint-Serge) où j'ai pu voir des Dossifei et des Varlaam en chair et en os.
Il faut croire que j'ai bien saisi mon personnage, car lors d'un concile des églises orthodoxes du monde entier à Moscou, les congressistes ayant assisté à la Khovanchtchina m'ont invité à venir leur rendre visite et le supérieur de Zagorsk m'a assuré qu'il n'avait pas trouvé la moindre erreur dans mon comportement.
2° le Prince Igor : Actuellement, je peux en chanter deux rôles : celui de Galitski, et celui de Kontchak, le Khan polovtsien. Bientôt, je pourrai en chanter trois, car je travaille celui du Prince Igor. A la Scala de Milan, j'ai chanté à la fois, celui de Galitski et celui de Kontchak, ce qui supposait non seulement que je change très souvent et rapidement de vêtements et de maquillage, mais aussi de personnalité et surtout de voix : le rôle de Kontchak est écrit dans une tessiture très grave, celui de Galitski dans une tessiture très haute, presque celle d'un baryton. Le rôle de Galitski est court, mais très difficile non seulement vocalement, mais par sa nature débridée, paillarde, son laisser-aller d'ivrogne et de coureur de jupons, qui n'a rien de caricatural mais en fait un être plein de charme.
— Quels sont vos autres goûts en matière d'art ?
— La musique symphonique et le théâtre : Tchekhov, Ostrovski, et surtout Shakespeare, qui a su être vrai de tous les temps et dont la langue même est encore actuelle. Et comment peut-on ne pas aimer Beaumarchais ou Sheridan ?
Je vais volontiers au cinéma, bien qu'à vrai dire, il n'y ait que deux ou trois films sur cent qui aient une grande valeur, je veux dire qui reflètent la vérité profonde de la vie, qui apparaissent comme une nécessité de l'art.
— A ce propos, avez-vous fait du cinéma vous-même ?
— Oui, dans les opéras filmés : dans Eugène Oneguine, j'interprétais le rôle de Gremine moi-même et comme acteur et comme chanteur ; dans Poltavia, film télévisé, je chantais le rôle de Kotchoubei.
Actuellement, j'ai fini de tourner un film sur... moi-même. (C'est un usage courant en U.R.S.S. que de consacrer un film aux très grands artistes quand ils sont arrivés au plein épanouissement de leur carrière. Plissetska vient de terminer le sien.)
— Quelle est votre opinion sur les opéras filmés ?
— Le fait est louable, car l'Opéra et ses chanteurs trouvent ainsi un public qui ne les connaîtrait pas autrement, celui qui est très éloigné des grandes villes. (N'oublions pas les dimensions de l'U.R.S.S., Sibérie comprise.) Mais je considère comme une erreur de faire interpréter le personnage par un acteur de cinéma et de le faire doubler par un chanteur. Aussi belle soit-elle, Sophia Loren ne fut pas une Aïda convaincante, il est impossible de faire coïncider deux sensibilités sur le même personnage : la solution idéale est de trouver des chanteurs dont le physique convienne au cinéma et de leur faire rejouer le rôle sur une bande préalablement enregistrée.
— Quel est votre violon d'Ingres ?
— Travailler de mes mains : j'ai une maison de campagne où je fais tout, la peinture — mais ce n'est rien — surtout la menuiserie. J'adore travailler le bois et je peux tout faire : fabriquer un lit, une porte, les monter. (L'appartement moscovite des Petrov a également été, en grande partie, décoré par le Maître lui-même.) Et aussi aller à la pêche, seul, dans une île déserte et sous la tente. Je reste des heures à regarder couler nos grands fleuves, tandis que mes pensées vont et viennent paisiblement comme les ondes qui s'arrondissent sous mes yeux.
— Quand vous êtes-vous senti le plus heureux ?
— J'ai beaucoup voyagé, je suis allé dans la plupart des pays du monde, tenez, jusqu'en Nouvelle-Zélande. Le fait d'avoir tant vu et tant montré de moi-même résume, je crois, les moments les plus heureux de mon existence.
(Propos recueillis par Lily Denis, Musica disques, février 1970)
Ivan Petrov
L’Opéra de Paris reçoit Alexandre Vedernikov
J’ai rencontré Alexandre Vedernikov à la sortie d'une répétition : il était encore tout frémissant, tout exalté. A peine le but de notre entrevue exposé (sa prochaine venue à Paris), il est reparti dans son monde intérieur. Impossible de l'endiguer pour le ramener à notre sujet, son tempérament éclatait à chaque mot : il dit lui-même qu'il « a ses idées ». Ce sont celles d'une personnalité très forte, je les reporté ici sans nul regret.
— Quand j'aborde un nouveau rôle, je n'en accepte aucune idée préconçue, j'attends qu'il se forme de lui-même. Mes relations avec mon personnage, tel ou tel aspect de sa personnalité prennent de l'importance, en perdent, tout change. En outre, la façon dont je le sens dépend de la conception d'ensemble du spectacle, des accents qui sont mis sur l'une ou l'autre de ses composantes... de sorte que les metteurs en scène m'aiment ou me détestent. Je ne suis pas facile, j'ai mes idées sur l'œuvre et sur mon personnage. Le plus souvent, elles ne coïncident pas avec celles du metteur en scène. Alors, je lutte. Par la voie diplomatique ou non. Mais je m'efforce toujours de ne pas déséquilibrer le spectacle et de ne pas gêner mes camarades. Souvent je m'inscris dans le contexte, parfois je demande qu'on le change.
Mes inventions s'adressent surtout à l'opéra russe, car c'est lui que je sens le mieux. Vous connaissez le personnage du Meunier, dans la Roussalka de Dargomyjski ? (En deux mots, pour familiariser ceux des lecteurs français qui ignorent l'œuvre : un meunier avare possède une fille très belle. Un prince vient, la séduit, l'abandonne, elle se noie et le meunier devient fou.) Voilà un rôle qu'on a toujours interprété dans le style réaliste et descriptif : au début, on se trouve simplement devant un avare, à la fin devant un fou. Moi, j'ai vu en lui un personnage infiniment plus symbolique, plus en rapport avec notre temps : un protestataire. Au début, il est l'enfant de son siècle, il aime l'argent, il se soucie du qu'en-dira-t-on, et c'est cela qui le rend vulnérable à la mésaventure de sa fille avec le prince. Dans la seconde partie, je n'en fais pas un fou de théâtre, mais un homme qui adopte une attitude folle. Pas de grimaces, mais un conflit radical avec la société, une inextinguible soif de liberté : toute sa folie consiste à croire en cette liberté, à refuser les lois humaines, à les dominer. C'est un homme fort, non un fantoche, et lorsqu'il laisse échapper le célèbre : « Je suis un corbeau » où tous mes confrères voient une manie de la métamorphose et s'empressent de mimer l'oiseau noir, moi j'en fais un homme qui vient de se libérer de la seule contrainte qui le tenait encore : il a jeté son argent à la rivière, il peut s'envoler, planer au-dessus du monde.
Au début, mon interprétation a provoqué un très vif étonnement ; j'ai même le sentiment qu'à Moscou, on ne m'a pas compris. Mais partout, on m'a accepté. Donc j'étais convaincant, donc je ne m'étais pas écarté du texte original.
C'est comme Ivan Soussanine, de Glinka, dont on fait un héros conscient et organisé. Allons donc ! C'est un paysan, patriote sans doute, mais qui aime surtout ses enfants, un esprit simple qui situe mal le rôle de l'envahisseur polonais. S'il sacrifie sa vie, c'est le fait du hasard, il n'est ni un penseur, ni un chef de guerre, mais un simple citoyen typiquement russe. Ce qui me conduit à faire de son grand air de la fin une sorte de prière naturelle, et non la proclamation d'héroïsme qu'on est accoutumé d'y voir.
Méphisto aussi, je le vois très actuel. Bon, j'ai commencé par aller l'étudier à la Scala : c'était lyrique, intime, homogène. Je ne vois pas très bien comment on peut moderniser la présentation de Méphisto, sinon par la voix : ça on peut toujours lui donner des couleurs nouvelles. Pour moi, Méphisto est tout rouge, mais rouge de l'intérieur, vous comprenez, il brûle tout sur son passage, l'amour, la vérité, c'est la destruction atomique. Oui, il est le mal, mais beaucoup plus que le Malin, beaucoup plus que la ruse : il est dynamique, agressif, hautain.
Les rôles que je chante à Paris sont relativement courts. Mais ni Borodine ni Moussorgski n'ont jamais écrit de petits rôles. Et je suis content d'avoir à chanter en si peu de temps cinq rôles différents, cela me permettra de révéler sous tous ses aspects mon credo artistique.
Savez-vous pourquoi la musique de Moussorgski est si vivante ? Parce qu'elle part du langage. C'est aussi pour cela qu'elle est si humaine et qu'elle a libéré tous les compositeurs qui allaient suivre, des rigueurs abstraites de la musique allemande qui régnaient jusque-là.
Notre répertoire général n'est pas très étendu. L'opéra contemporain est incontestablement en perte de vitesse. Nous traversons une période de creux. J'aime la musique moderne, mais elle convient mieux au concert. J'aime beaucoup ce que fait Sviridov, qui est d'ailleurs mon grand ami. (Sviridov que Paris a découvert cette année même, lors du Festival de Musique russe et soviétique donné par le Théâtre de la ville, dans la superbe interprétation des Chœurs Yourlov.) Je chante tout ce qu'il écrit pour la voix, quitte à transposer. J'ai assuré beaucoup de ses premières auditions. Tout ce qu'il compose lui est dicté par la pensée. Et il sait se contenir, il n'écrit jamais une note de trop. Il m'apparaît comme un compositeur plus « spiritualisé » que Chostakovitch que je ne sens pas entièrement, parce qu'il s'exprime trop à la première personne du singulier, qu'il se dévoile trop directement. Le dernier opéra moderne que j'ai aimé est le Wozzek mis en scène par Margherita Wallmann et dirigé par Pierre Boulez, à l'Opéra de Paris. Mais je crains que ce ne soit un chant du cygne. Si Wozzek est si vivant et si significatif, c'est qu'il est le symbole même de notre temps, inclus dans ce ressort tendu à se rompre qui nous mène à la folie.
— Que pensez-vous de la modernisation de l'opéra au moyen de la mise en scène ?
(A titre d'exemple, je raconte la mise en scène de Béjart pour la Damnation de Faust de Berlioz.)
— Je n'imagine pas qu'on puisse traiter Berlioz ainsi, je n'aime pas le mélange des genres. La musique d'opéra a ses conventions et ne peut être interprétée par des moyens non conventionnels. Je serais d'accord si ce que vous venez de me décrire se rapportait à Schönberg ; avec lui, c'est le réalisme qui serait impossible.
— Avez-vous un violon d'Ingres ?
— La peinture. Oui, je peins moi-même et j'éprouve un très vif intérêt pour certains maîtres d'un passé encore récent : les impressionnistes, Van Gogh, dont le trait est si viril, d'un emportement si vital, Renoir, chez qui la joie de vivre et l'amour des femmes vous entraînent, Cézanne, pour son côté paysan, son attachement à la terre et aux hommes.
— Quelle sorte de peinture faites-vous vous-même ?
Des portraits, des paysages, des fleurs, des natures-mortes. Mais je ne copie pas mon modèle, ce n'est pas la peine, ce temps-là est passé. Peut-être m'arrive-t-il parfois d'essayer de reproduire très exactement un éclairage, une lumière qui me resserviront plus tard. Etre naturaliste, de nos jours, mais c'est impossible !
Je n'arrive pas à faire tout ce que je voudrais. Avec ma double carrière à l'opéra et au concert, il ne me reste guère de temps. Je ne lis pas assez non plus, hélas ! c'est une véritable pénitence ! Parmi les auteurs russes de parution récente, ceux que je préfère sont Platonov et Boulgakov, l'un et l'autre pour leur approfondissement, leur recherche symbolique, la valeur qu'ils accordent à des beautés insolites. Et surtout parce qu'ils ne sont pas hypersensibilisés, qu'ils ne s'abandonnent pas aux crises de nerfs. Vous savez, la grandiloquence, c'est aussi le pire des dangers qui menacent l'opéra. Ici comme ailleurs, nous avons besoin de simplicité, de simplicité, de simplicité.
(Propos recueillis par Lily Denis, Musica disques, février 1970)
Alexandre Vedernikov
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