Lettres de Georges Bizet, Impressions de Rome (1857-1860). La Commune (1871) [1908, Paris, in-18].

En 1857, Georges Bizet, alors âgé de dix-neuf ans, obtint le premier grand prix de composition musicale. Il séjourna trois ans à Rome en qualité de pensionnaire de la Villa Médicis. Ce sont les lettres qu'il écrivit à sa mère à cette époque — de décembre 1857 à septembre 1860 — qui, au nombre de soixante-seize, viennent d'être réunies en volume, après avoir paru dans la Revue de Paris. On y a joint une dizaine de lettres écrites par Bizet en 1871.

Ces lettres sont d'un bon fils, qui témoigne à ses parents une grande affection ; qui s'inquiète de leur santé et de leurs préoccupations avec un tendre intérêt ; qui confie régulièrement à sa mère les mille petits incidents de sa vie de jeune homme, ses indispositions, l'état de ses vêtements ou de son budget ; qui la tient au courant de ses projets, du progrès de ses études musicales ou des travaux qu'il prépare pour les concours : un Te Deum pour le concours Rodrigues, ou l'opéra bouffe Don Procopio qu'il adresse à l'Institut, au lieu de la messe traditionnelle. Il lui parle beaucoup de ses amis : de ceux qu'il a laissés à Paris et surtout de ceux qu'il a faits en Italie, Eugène Heim, Sellier, Didier, Collin, Eugène Diaz, Gustave Moreau, Lepère, Chapu, Hébert, Samuel David, Paul Dubois, peintres, sculpteurs, musiciens, littérateurs, élèves de la Villa ou amateurs attirés par la beauté de Rome. L'amitié semble tenir une grande place dans les sentiments du jeune artiste. Il se lie facilement, au risque d'avoir parfois à le regretter. Il est un peu vif, il l'avoue, et dit à chacun son fait. Mais, somme toute, il est fort satisfait de ses camarades et, quand il quitte la Villa, il a le plaisir de voir qu'il est regretté par eux autant qu'il les regrette. On peut même deviner qu'à ce moment du moins l'art et l'amitié lui suffisent, car, avoue-t-il ingénument : « Je risquerais volontiers ma vie pour un ami, mais je me croirais idiot s'il me tombait un cheveu de la tête à cause d'une femme. »

Il ne perd pas de vue ce qui se fait à Paris dans le monde musical. Il s'informe de ses maîtres : Marmontel, Halévy (dont plus tard il deviendra le gendre), Zimmermann. Il suit avec un intérêt affectueux la carrière de son aîné, Gounod, qu'il admire fort, et s'inquiète du succès de Faust. Gounod est pour lui, à ce moment, « le plus complet des compositeurs français ». Il apprécie librement ces « messieurs de l'Institut », qui « ne sont pas bien forts », et nommément Carafa : disons que le vieux compositeur, écrivant à un de ses compatriotes pour lui recommander Georges Bizet, avait ajouté ce considérant à sa lettre : « ce jeune homme ne sera jamais un compositeur dramatique » ; et Bizet avait bien ri.

Il est vrai que, vers le même temps, n'étant point encore sans doute arrivé à une pleine intuition de son talent, ni même à un discernement définitif de son propre goût, il disait de lui-même : « Ma nature me porte plus à aimer l'art pur et facile que la passion dramatique », pour expliquer qu'il préférait alors Mozart et Rossini à Beethoven et à Meyerbeer. De l'auteur du Trouvère et de la Traviata, il disait : « Verdi est un homme d'un grand talent, qui manque de la qualité essentielle qui fait les grands maîtres : le style. Mais il a des élans de passion merveilleux. »

Rome s'empara de lui lentement, mais profondément. Certes il vit avec plaisir Florence et, si Naples ne lui plut guère, Pompéi le ravit. Il fit avec ses camarades de ces longues excursions à pied et en voiturin qui, dans l'Italie d'alors, ajoutaient leur imprévu au charme de la nature et des arts. Mais rien ne lui parut comparable au séjour de la Ville Eternelle. Il avait le goût de la vie romaine. « Plus je vais, écrivait-il à sa mère, et plus je plains les imbéciles qui n'ont pas su comprendre le bonheur du pensionnaire de l'Académie. » Aussi quelle douleur quand il lui fallut laisser, en même temps que ses amis, cette Rome où il avait vécu trois années si heureuses ! « Il était temps de quitter Rome : je l'aimais trop ; jamais je n’ai tant pleuré. »

Pourtant, vers la fin de son séjour, il avait eu des désillusions, sinon sur l'Italie, du moins sur les Italiens. Le jeune artiste était très patriote. Lorsque éclata la guerre d'Italie, il écrivait à sa mère : « Pourvu que la France s'en tire avec gloire et à son honneur, c'est tout ce que je demande », et encore : « La France est la première nation du monde et Napoléon est un grand homme. » Il écrira même après l'annexion de la Savoie : « Décidément l'empereur est un homme merveilleux. » Mais, dans l'intervalle, il avait trouvé que les Italiens, sauf ceux du Piémont, mettaient peu de zèle à se battre. Leur mécontentement, à la paix, l'avait fort déconfit, et il se prenait à parler avec sympathie de ces « pauvres Autrichiens ».

Onze ans plus tard, en 1871, dans les quelques lettres qu'on a jointes à la correspondance de Rome, et qui pour la plupart sont adressées par Bizet à sa belle-mère, Mme Fromental Halévy, on retrouve à peu de chose près le même homme. Ses goûts musicaux se sont précisés. Il dit son admiration pour Wagner, ou plutôt pour l'œuvre de Wagner : « Wagner n'est pas mon ami et je le tiens en médiocre estime... mais je ne puis oublier les immenses jouissances que je dois à ce génie novateur. Le charme de cette musique est indicible, inexprimable. C'est la volupté, la tendresse, l'amour. » Il ne va pourtant pas jusqu'à le mettre sur le même niveau que Beethoven ; « car Beethoven n'est pas un homme, c'est un dieu ! » Il exprime un sauvage mépris pour la Dame Blanche. Mais en général les lettres de cette époque reflètent des préoccupations d'une autre sorte : Bizet voit avec horreur les excès de la Commune et il n'a plus que de la colère pour « celui qui nous a conduits à la ruine et au démembrement ». Il est hanté de la peur d'une réaction monarchiste et catholique. Il cherche une place entre les blancs et les rouges et craint de ne pas la trouver. Quant à sa situation personnelle, à ses principes de conduite dans la vie, il a conservé son indépendance de naguère. En 1859 il disait : « Quand on a du talent, on enfonce les portes. » Cette belle confiance a fait place à une volonté moins joyeuse, mais aussi déterminée : en 1871 encore, il ne veut rien demander à personne.

Ses lettres de jeune homme ont surtout le mérite de la spontanéité et de la franchise : sans apprêt, sans fard, souvent avec naïveté, G. Bizet y dévoile ses projets, ses goûts, son âme, à l'âge où l'on sent sinon avec le plus de discernement, du moins avec le plus de force.

(Jean Bonclère, Larousse Mensuel Illustré, février 1909)

 

=> Lettres de Georges Bizet : Impressions de Rome (1857-1860), la Commune (1871), préface de Louis Ganderax (1908)

 

 

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