Bizet : Lettres à un ami, 1865-1872 (introduction de Edouard Galabert. Paris, 1909, in-18).
Aux Lettres de Georges Bizet, récemment publiées et analysées ici-même, viennent s'ajouter de nouvelles lettres, moins riches que les autres en impressions de tout genre, plus spécialement, plus techniquement musicales. Adressées par le compositeur à un de ses amis et disciple, dont il dirigeait et corrigeait les travaux, elles sont aux trois quarts remplies de conseils, d'éloges ou de critiques de l'ordre le plus précis sur les essais de contre-point, de fugue ou de cantate que l'élève soumettait au maître : par là elles seront d'un intérêt particulier pour les musiciens. Ils y trouveront même, en plus des considérations de pure technique, les précieuses réflexions d'un compositeur qui a la préoccupation et le sentiment de l'effet dramatique, qui voit la scène et scrute l'âme de ses personnages, et, avant de les faire parler, ou mieux, chanter, cherche à se figurer avec exactitude leur psychologie. Biographiquement ces lettres nous montrent à l'œuvre un artiste surchargé de besogne, qui travaille quinze à seize heures par jour, et qui, en dehors du temps qu'il peut consacrer à la composition de ses propres œuvres : la Jolie Fille de Perth (1867), Djamileh (1872) ou de ses morceaux de chant, donne des leçons, orchestre « d'ignobles valses » de X..., dirige la publication de Mignon, réduit des partitions pour le piano, et corrige d'innombrables épreuves.
Tout absorbé par ses occupations musicales, il ne lui reste pas beaucoup de temps pour parler d'autre chose. Pourtant il lit beaucoup. A l'occasion, il dit son mot sur les événements politiques. Il constate le succès de la Lanterne de Rochefort, ou bien approuve, avec beaucoup de bonne volonté, une sortie, plus virulente que littéraire, de Taxile Delord contre Veuillot. Après s'être leurré de rêves de pacifisme universel et de fraternité humanitaire, il tombe de fort haut quand arrive la guerre franco-allemande, et il parle avec dégoût des crimes de la Commune. Mais il ne fait qu'indiquer, en passant, sa façon de voir, étant tout à son enseignement musical. Deux lettres toutefois sont à signaler, où il expose avec quelque détail ses opinions philosophiques. Bizet, continuant, à ce qu'il semble, des conversations où ses amis avaient dû lui prêcher les principes d'un positivisme antireligieux, leur concède que « la religion est pour le fort un moyen d'exploitation contre le faible » ; mais il les prie de ne pas oublier qu'elle a été « l'admirable instrument du progrès » et « qu'elle nous a enseigné les préceptes qui nous permettent de nous passer d'elle aujourd'hui ». Il pense avec eux qu'elle disparaîtra, dans quelques siècles, mais qu'avec la superstition et les passions la musique et tous les arts disparaîtront aussi, car « l'art dégringole à mesure que la raison avance ». Ces considérations pénibles ne l'empêchent pas d'adhérer avec ses amis à la « saine philosophie », qui, dans l'espèce, est le positivisme suivant la formule de Littré. Ailleurs, Bizet raconte qu'il a lu un sommaire de l'histoire de la philosophie, et qu'il n'a rien trouvé de sérieux dans cet immense fatras, « du génie, mais pas un système qui soutienne l'examen », et il conclut encore une fois par cet axiome positiviste : « ignorer tout ce qui n'est pas exact ». L'imagination de cet artiste, qui trouvait sans doute suffisamment à se déployer dans la musique, se contentait en philosophie, on le voit, d'un credo fort limité.
— En cinquante pages d'introduction. E. Galabert a réuni d'intéressants souvenirs sur Bizet, sur son caractère, et sur ses qualités exceptionnelles de virtuose. Il y fait justice, aussi, de cette légende d'après laquelle Georges Bizet aurait été profondément découragé par un prétendu échec de Carmen : si bien que ce découragement n'aurait pas été étranger à sa mort. La vérité est que Carmen eut dès l'abord quarante représentations et que Bizet était plus que jamais décidé à travailler au moment où il mourut d'une maladie de cœur.
(Jean Bonclère, Larousse Mensuel Illustré, juillet 1909)
=> Lettres à un ami (1865-1872), introduction d'Edmond Galabert (1909)