LES BALS DE L'OPÉRA

 

 

 

 

affiche de Jules Chéret (1897)

 

 

 

Chefs d'orchestre qui ont dirigé l'orchestre des Bals de l'Opéra :

 

ARBAN Jean-Baptiste (Lyon, Rhône, 28 février 1825 – Paris, 08 avril 1889). Cornettiste, chef d'orchestre et compositeur. Avec Pierre DUCARRE (Châteauneuf, Saône-et-Loire, 04 septembre 1830* – Paris 1er, 05 décembre 1904*) [qui fut directeur des Ambassadeurs et de l'Alcazar], il a dirigé les Bals de l'Opéra à compter du 26 septembre 1872.

 

BOSC Auguste Georges dit Auguste (Montpellier, Hérault, 23 avril 1868 – Montpellier, 06 octobre 1945). Il a dirigé l'orchestre des Bals de l'Opéra.

 

 

 

Auguste Bosc

 

 

                        

 

l'Œil crevé, quadrille (Isaac Strauss, d'après Hervé), répertoire des Bals de l'Opéra

1re, 2e, 3e et 4e figures

Orchestre des Bals de l'Opéra dir Auguste Bosc

Zonophone X 80637 et X 80638, mat. 6214h, enr. vers 1910

 

 

BROUSTET Auguste Marie Édouard dit Édouard (Toulouse, Haute-Garonne, 29 avril 1836 – Bagnères-de-Luchon, Haute-Garonne, 25 novembre 1901). Il a dirigé l'orchestre des Bals de l'Opéra.

 

DESORMES Louis (Louis César MARCHIONNE dit) (Berlin, Prusse, 18 décembre 1841 – Paris 10e, 19 septembre 1898). Compositeur. Il a dirigé l'un des orchestres des Bals de l'Opéra pendant deux saisons (1895-1896).

 

GANNE Gustave Louis dit Louis (Buxières-les-Mines, Allier, 05 avril 1862 – Paris 17e, 13 juillet 1923). Compositeur. Il a dirigé l'orchestre des Bals de l'Opéra.

 

MÉTRA Jules Louis Hyacinthe Olivier dit Olivier (Reims, Marne, 02 juin 1830 – Paris, 22 octobre 1889). Compositeur. Tout en dirigeant l'orchestre des Folies-Bergère, il a été chargé, en 1875, de conduire celui de l'Opéra-Comique lors de son bal annuel. Filleul de Halanzier et désigné par lui pour occuper, avec Johann II Strauss, les fonctions de chef d'orchestre des bals masqués de l'Opéra en 1877, il les a conduit seul en 1878.

 

 

                             

 

les Lanciers, quadrille anglais (Olivier Métra)

1re, 2e, 3e et 4e figures : Orchestre Pathé Frères

Pathé saphir 90 tours n° 6870, enr. vers 1910

5e figure : Orchestre des Bals de l'Opéra dir Auguste Bosc

Zonophone X 80652, mat. 6547h, enr. le 22 octobre 1910

 

 

MUSARD Philippe (Tours, Indre-et-Loire, 08 novembre 1792 – Auteuil, Seine [auj. Paris 16e], 30 mars 1859). Dirige les Bals de l'Opéra de 1835 à 1854.

"Il s'est fait une réputation européenne comme chef d'orchestre de bals publics et des bals de l'Opéra. Vers 1840, il fonda, dans une salle de la rue Vivienne, à Paris, le Concert Musard, qui eut pendant plusieurs années beaucoup de succès ; les concerts qu'il ouvrit dans les Champs-Elysées n'obtinrent pas moins de vogue. Mais son triomphe a été la direction de l'orchestre infernal et entraînant des bals de l'Opéra. Il fut réellement l'inventeur de ces airs de danse, dignes du sabbat, comme il a été le créateur des concerts-promenade, de ces concerts qui gardent son nom. Il était le maître suprême de la musique échevelée, le grand arrangeur qui trouvait partout des motifs de valses, de polkas et de contredanses. Il eût trouvé un galop vertigineux dans le Requiem de Mozart, une pastourelle dans la Création d'Haydn. Nul ne peut se vanter d'avoir dépensé, aux dépens de tous les maîtres, plus de ressources fécondes, plus d'entrain, plus de flonflons. Il jetait ça et là, avec une prodigalité sans pareille, les faciles trésors du plus ingénieux chef d'orchestre qui fût au monde ; il lançait à tous vents les idées des autres, arrangées en musique de danse, comme le dissipateur jette par la fenêtre l'argent de ses pères ; il faisait de la musique avec tout ; comme il trouvait des quadrilles dans un Dies iræ, il faisait de la musique en brisant des chaises, en tirant des coups de pistolet ; Halévy s'est prudemment arrêté aux bugles de Sax ; Musard a été jusqu'au canon. Et il appelait à son aide tout ce qui fait éclat, tout ce qui brille, tout ce qui est la bonne humeur, l'entrain et la folie. Aussi, à l'Opéra, l'a-t-on maintes fois porté en triomphe. Obligé, par une paralysie du bras, de renoncer à diriger un orchestre, il se retira à Auteuil, dont il devint maire. C'est au bruit de la trompe carnavalesque que Paris apprit sa mort, coïncidence dont un poète académique tirerait quelque magnifique antithèse. - Son fils, M. Alfred MUSARD, né à Paris en 1828, entreprit, en 1856, de ressusciter, sous divers noms, les anciennes soirées musicales de la rue Vivienne." (Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1876)

 

STRAUSS Isaac [Emmanuel ISRAËL devenu en 1808] (Strasbourg, Bas-Rhin, 02 juin 1806* – Paris 9e, 09 août 1888*). Succède à Philippe Musard et dirige les Bals de l'Opéra de 1854 à 1870. Il est l'arrière-grand-père de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss.

 

 

 

Isaac Strauss, entouré du Quadrille des Clodoches, par André Gill (la Lune, 06 janvier 1867)

 

 

                             

 

Orphée aux Enfers, quadrille (Isaac Strauss, sur des motifs de Jacques Offenbach), répertoire des Bals de l'Opéra

1re, 2e, 3e, 4e et 5e figures : Orchestre dir Auguste Bosc

Pathé saphir 90 tours n° 5796 et n° 5797 réédités sur 80 tours n° 6361, enr. vers 1910

partition

 

                        

 

Orphée aux Enfers, quadrille (Isaac Strauss, sur des motifs de Jacques Offenbach)

1re, 2e, 3e, 4e et 5e figures : Orchestre Pathé Frères

Pathé saphir 90 tours n° 6872, enr. vers 1910

 

 

                        

 

Orphée aux Enfers, quadrille (Isaac Strauss, sur des motifs de Jacques Offenbach)

1re, 2e, 3e et 4e figures : "les Danses du Carnet de Bal", harmonie populaire

Pathé PA 962, mat. CPT 2749 et CPT 2750, enr. en 1936

 

 

STRAUSS Johann dit Johann II (Vienne, Autriche, 25 octobre 1825 – Vienne, Autriche, 03 juin 1899). Le célèbre compositeur autrichien dirigea l'orchestre des Bals de l'Opéra en 1877 avec Olivier Métra.

 

WALDTEUFEL Émile [Charles Émile LÉVY DIT WALDTEUFEL dit] (Strasbourg, Bas-Rhin, 09 décembre 1837* – Paris 9e, 12 février 1915*). Chef d'orchestre des bals de la cour impériale sous le second Empire, il fut, plus tard, chef d'orchestre des bals de l'Opéra. On lui doit un grand nombre de valses.

 

 

Secrétaires des bals de l'Opéra :

 

– jusqu'en 1883 : Émile MENDEL, auteur dramatique – Il a été spécialement chargé par Halanzier de l'administration des bals de l'Opéra au Palais Garnier en janvier 1877. Il occupait déjà ces mêmes fonctions lors des derniers bals de la salle Le Peletier.

– de 1884 à 1902 : Victor ROGER, compositeur (Montpellier, Hérault, 22 juillet 1853 – Paris 8e, 02 décembre 1903).

 

 

 

 

Clodoche et son quadrille

 

La danse, cette manifestation artistique qui a inspiré à Lamennais de si belles pages, tend à disparaître. Presque tous les bals salarient un personnel dansant qui fournit, à tant le cachet, le mouvement et l'entrain nécessaires au succès de ces entreprises. Mais tant que la danse subsistera, elle gardera son caractère symbolique. Et si l'on reconnaît que notre époque se distingue par une inquiétude nerveuse et une surexcitation cérébrale qui détruisent l'équilibre de nos facultés, on reconnaîtra aussi que la danse frénétique et les contorsions épileptiformes de Clodoche et de sa bande traduisent à merveille cet état fébrile de notre génération.

Il y a quelques années parut, au bal masqué de l'Opéra, un quadrille bizarre, dont le costume original et la danse fantaisiste dépassaient tout ce qu'on avait vu jusque-là. Un pompier au casque démesuré, à la veste trop courte, au pantalon trop large ; une pêcheuse de crevettes, déguisant sa masculinité sous des appas extravagants ; un highlander orné d'un faux nez trognonnant, de favoris monstres et de deux énormes dents postiches recouvrant la lèvre inférieure ; une nourrice normande au bonnet gigantesque composaient ce quadrille. On faisait cercle autour d'eux, on applaudissait, on riait. Mais la figure du cavalier seul portait l'enthousiasme à son comble. Il faut avoir vu ces trépignements, ces déhanchements, ces écarts de jambes, ces cabrioles pour comprendre l'admiration qu'excitèrent dès leur début, Clodoche, la Normande, Flageolet et la Comète. La loge du Jockey-Club applaudit à outrance, et voilà nos gaillards lancés.

La vogue s'attacha à Clodoche et à sa bande. C'était à qui aurait sous sa loge, et moyennant finances, le spectacle de ces danses paroxystes. Les théâtres voulurent à leur tour exhiber ces curieux personnages. Paris tout entier les vit, d'abord dans Paris la nuit, à la Gaîté ; puis dans la Lanterne magique, au Châtelet. Clodoche passa la Manche, et fit fanatisme à Londres comme à Paris.

Maintenant la curiosité est émoussée ; et cependant, bien que Clodoche se répète, son prestige n'a pas diminué. Il a son histoire et sa légende, comme l'immortel Chicard. On sait son vrai nom de Dutilleul. On l'a fait voyager en Crète, tomber blessé par une balle turque, épouser une riche Athénienne, que sais-je ! La fable s'attache aux grands noms. Pour nous, Clodoche est un type comme Chicard. Chicard a inventé le cancan ; mais Clodoche, émule des convulsionnaires du dernier siècle, a porté la danse jusqu'au delirium tremens, et l'on n'imagine pas qu'il puisse être dépassé. Sa popularité est telle que, pour désigner les amateurs qui copient cette danse insensée, on dit d'eux qu'ils sont des clodoches. La gloire ne peut aller plus loin.

(Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1876)

 

Cancan : Quadrille désordonné, dansé depuis 1830 environ dans les bals publics (au Prado, à Mabille, à la Chaumière), et créé sans doute par le fameux Chicard. Clodoche le fit applaudir à l'Opéra, la Goulue et Valentin le Désossé au Moulin-Rouge. Pour rappel, le quadrille français se compose de 5 figures : pantalon ; été ; poule ; pastourelle ; finale ou galop.

 

Clodoche : Nom de guerre d'un danseur [Clodomir RICART (Paris 4e, 07 février 1836* – L'Isle-Adam, Seine-et-Oise [auj. Val-d'Oise], 03 juillet 1907), dit Dutilleul puis Clodoche], qui, à partir de 1856, se rendit fameux au bal masqué de l'Opéra comme coryphée d'un quadrille grotesque composé de lui-même en highlander (Clodoche), d'un pompier (Flageolet), d'une pêcheuse de crevettes (Auguste Michelet dit la Comète) et d'une nourrice (la Normande), quadrille qui, outre son accoutrement bizarre, se distinguait encore par ses déhanchements et ses trépignements frénétiques.

 

=> Monsieur Clodomir par Adolphe Brisson (le Temps, 28 février 1900).

 

 

 

Clodoche (à gauche) et la Normande, photo Numa fils [Musée Carnavalet]

 

 

 

le Quadrille des Clodoches au Bal de l'Opéra (de g. à dr. : Flageolet, la Normande, la Comète derrière Clodoche), photo Numa fils [Musée Carnavalet]

 

 

 

 

 

les Bals masqués de l'Opéra

 

Au commencement du dix-huitième siècle, les bals masqués de l'Opéra furent très en vogue. Il y en avait notamment en 1714, chez le duc de Berry, à Versailles, à Paris, à Sceaux, où M. du Maine faisait également jouer la comédie.

Vers le milieu de l'année 1715, on proposa au Régent d'en donner au théâtre du Palais-Royal qui était alors l'Opéra ; mais laissons parler Saint-Simon :

« M. le chevalier de Bouillon proposa au régent qu'il y eut trois fois la semaine un bal public dans la salle de l'Opéra, pour y entrer en payant masqué et non masqué, et où les loges donneraient la commodité de voir le bal à qui ne voudrait pas entrer dans la salle. On crut qu'un bal public, gardé comme on l'est à l'Opéra aux jours qu'on le représente, serait sûr contre les aventures, et tarirait ces petits bals borgnes épars dans Paris où il en arrivait souvent. Le donneur d'avis eut 6.000 livres de pension.

Le malheur voulut que c'était au Palais-Royal, et que le duc d'Orléans n'avait qu'un pas à faire pour y aller au sortir de ses soupers, et pour s'y montrer souvent en un état bien peu convenable. Le duc de Noailles, qui cherchait à lui faire sa cour, y alla, dès la première, si ivre, qu'il n'y eut point d'indécence qu'il n'y commit. » (Mémoires de Saint-Simon, tome huitième, édition Hachette).

Le théâtre du Palais-Royal pouvait être vaste et bien disposé, il n'en fallut pas moins pour y introduire les bals masqués, y apporter de nombreux changements. D'abord les gradins, qui étaient en pierre comme dans les cirques antiques, furent enlevés et remplacés, sur une partie de l'amphithéâtre, par des banquettes mobiles en bois, garnie de velours (1).

(1) C'est sur ces gradins, raconte Touchard-Lafosse, que la reine Christine, pendant son séjour à Paris, prenait place, déguisée en homme.

C'est alors qu'un moine nommé le P. Sébastien, mécanicien fort habile, trouva le moyen d'élever le plancher du parterre au niveau de la scène.

L'histoire ne dit pas si lui aussi fut doté d'une pension.

Les bals de l'Opéra eurent dès la première année un succès prodigieux ; on ne payait que cinq livres pour être admis, il va sans dire que ces gentilshommes qu'on appelait les roués du régent, les La Fare, les Simiaine, les Nocé, les Gacé, les Ravanne, les Saint-Pierre, les Clermont ne manquaient guère d'assister à ces joyeuses réunions, où le sans-façon qu'ils affectionnaient pouvait être porté si loin sans effaroucher la beauté.

Il est vrai que ces beautés habituées des soupers du Palais-Royal, s'appelaient de Gèvres, de Parabère, de Fargis, d'Averne, du Deffant, etc.

C'est à un de ces bals (1716) que le duc de Richelieu eut une querelle avec le comte de Gacé, fils aîné du maréchal de Matignon. Ils sortirent sur-le-champ, et furent se battre dans la rue de Richelieu, sous un réverbère à la mode du temps. Ils furent mis à la Bastille, où ils restèrent pendant quelques mois.

Le duc d'Orléans aimait beaucoup les bals de l'Opéra. Du reste la salle communiquait avec ses appartements, ce qui lui donnait toutes sortes de facilités. Touchard-Lafosse, déjà cité, prétend qu'il s'y rendait souvent dans un état d'ébriété très accusé.

Les bals masqués de l'Opéra étaient alors une des plus grandes curiosités de Paris, et en 1782, lorsque l'héritier du trône de Russie, le futur Paul Ier, vint visiter la capitale de la France, sous le nom de comte du Nord, avec sa femme, la princesse Marie, on ne crut pouvoir mieux faire, pour les honorer et les distraire, que de les faire assister à un bal masqué de l'Opéra, bien que l'on fut alors en plein été (au mois de juin). Il y eut, donc un bal masqué par ordre, le 3 juin 1782. Pareille chose ne s'est jamais renouvelée.

En 1777, l'administration de l'Opéra augmenta le nombre de ses bals masqués. Elle donna des bals de jour qui commençaient à cinq heures du soir et finissait à minuit. Le projet soumis à la reine, qui n'aimait pas le divertissement et la liberté de ces bals, avait été approuvé par elle.

Elle promit d'y venir souvent et tint sa parole. On nomma les bals de jour les bals de santé, parce que, disait-on, les malades, les cacochymes, les gens au régime et n'ayant pas la permission de veiller, pouvaient jouir de ce plaisir sans danger pour la santé.

« Alors commença réellement, dit M. Pierre Lacour, la grande vogue de ces fêtes qui produisirent des sommes considérables, puisque le jeudi gras de l'année 1776 la recette, celle du spectacle compris, s'éleva à 24.000 fr.

Ces bas étaient alors fort suivis, non seulement par la bonne compagnie mais par la plus haute société de Paris et par la cour. Personne ne s’y fût permis une danse légère ou des gestes inconvenants, mais, comme on pourrait dire, le diable n'y perdait rien, car les intrigues de hauts étages s'y développaient sur une grande échelle.

A l'un de ces bals, dans une nuit de jeudi gras, un masque ayant reconnu la reine, s'approcha de la loge de cette princesse et se mit à lui parler avec une verve, un esprit, qui amusèrent très fort Marie-Antoinette, et qui intriguèrent tous ceux qui pouvaient entendre leur conversation. »

Mais la mauvaise société ne tarda pas à former la majorité des bals de l'Opéra ; les coupeurs de bourse s'y glissèrent, et les gens du grand monde, les dames de haute lignée cessèrent d'y aller ; enfin ils finirent à la révolution de 1793, qui emporta pour ainsi dira le vieux monde.

« Le Consulat, dit encore M. Pierre Lacour, vit renaître ce genre de plaisir toujours fort apprécié en France.

Une autre femme, jeune, aimable et jolie, comme la malheureuse reine, Mme Bonaparte, mit à la mode les bals masqués de l'Opéra.

Le premier consul, devenu empereur, y venait quelquefois et essayait d'intriguer quelques femmes, mais il avait beau faire, sa démarche, sa tournure, le faisaient toujours reconnaître, et il ne pouvait parvenir à tromper personne.

Les mémoires du temps, ceux de son valet de chambre Constant, entre autres, racontent plusieurs aventures qui arrivèrent à Napoléon Ier dans ces bals fort bien composés à cette époque. »

Jusqu'à la révolution de 1830, les travestissements furent exclus des bals de l'Opéra. Les hommes n'y étaient admis qu'en habit de ville et le domino, le domino seul était le déguisement des femmes. C'était un lieu de libres causeries où l'intrigue tenait lien de la danse et suffisait aux plaisirs de l'assemblée.

Mais le mardi gras de l'année 1837, Musard, le grand Musard, donna à l'Opéra un bal qui fit sensation. Du premier coup il atteignit l'idéal du genre. M. Mornand, dans sa Vie de Paris, dit que le chef d'orchestre, en récompense de son exploit, fut porté en triomphe et faillit être étouffé sous les étreintes de ses admirateurs. C'en était fait des brillantes et spirituelles causeries de l'Opéra : le galop de Musard venait de les disperser à jamais.

De nos jours, le bal de l'Opéra est un pêle-mêle sans nom, un fouillis inextricable. On n'y cause plus, mais on y crie ; on n'y danse pas, on s'y désarticule. L'orchestre est un tonnerre. Musard n'y est plus, à cet orchestre, cela est vrai, mais M. Strauss marche glorieusement sur ses traces, et la nuit viendra, gardez-vous d'en douter, où lui aussi sera porté en triomphe par la foule des Pierrots et des Débardeurs.

 

(Auguste Balech, le Petit Courrier des Tribunaux, 23 décembre 1867)

 

 

 

 

 

les Bals masqués de l'Opéra

 

Pour les étrangers et les provinciaux, les bals de l'Opéra sont une des curiosités de Paris ; pour des éphèbes tourmentés par la sève de la jeunesse, c'est une sorte d'incarnation du Paradis de Mahomet ; pour tous, c'est un spectacle étrange et curieux, qu'il faut avoir vu au moins une fois en sa vie. Dressons donc le bilan des bals masqués de l'Opéra dans le passé et dans le présent.

Le 30 décembre 1715, le duc d'Orléans, alors régent du royaume, édictait l'ordonnance suivante qui mérite d’être transcrite en entier :

 

« De par le Roy. Sa Majesté ayant trouvé bon que l'Académie royale de musique donnât un bal public, en conséquence du privilège accordé par Lettres patentes du 8 janvier 1713 et confirmé par celles du 2 décembre 1715, de l'avis de M. le duc d'Orléans, son oncle, Régent du royaume, a ordonné et ordonne ce qui suit :

ARTICLE PREMIER. — Aucunes personnes, de quelque qualité et condition qu'elles soient, même les officiers de sa maison, ne pourront entrer dans le bal sans payer et n'y pourront rentrer, après en être sorties, sans payer de nouveau ainsi que la première fois.

ART. 2. — Fait Sa Majesté très-expresses et défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient, d'entrer dans ledit bal, sans être masquées, comme aussi d'y porter des épées et autres armes.

ART. 3. — Il n'y aura de porte d'enlisée audit bal que celle qui donne sur la place du Palais-Royal, avec défenses à toutes personnes d'entrer par celle du cul-de-sac, qui, pour éviter la confusion, sera réservée pour la sortie.

ART. 4. — Défend pareillement Sa Majesté à toutes personnes de commettre soit aux portes, soit dans la salle dudit bal aucune violence, insulte ou indécente.

ART. 5. — Veut Sa Majesté que les contrevenants à la présente ordonnance soient punis de prison et de plus grandes peines, s'il y échet. »

 

Le nombre des bals masqués fut, au début, de trois par semaine, du 11 novembre à la fin du carnaval ; le prix, fixé d'abord à cinq livres, varia dans la suite, puisque l'affiche relative au bal du 23 juin 1725 et que nous avons eu la bonne fortune de découvrir au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale, dans la collection Joly de Fleury, indique le prix de quatre livres.

Cette curieuse affiche, unique, croyons-nous, comme ancienneté — la Bibliothèque de l’Opéra n'en possède pas d'antérieure à 1779, — se trouve dans la collection des manuscrits de Joly de Fleury, par suite d'une circonstance toute fortuite. A la suite de longues pluies, qui menaçaient, de faire disparaître les récoltes, le Parlement et l'Archevêque de Paris ordonnèrent des processions et des prières publiques pour la fin du mois de juin 1725. L'archevêque jugea inconvenant qu'un bal masqué fût donné à l'Opéra, au moment même où l'on implorait la protection céleste et demanda au Procureur général Joly de Fleury l'interdiction de la fête profane. Nous ne savons si le bal eut lieu ou non.

On remarquera peut-être que le 23 juin est une date bien avancée pour un bal masqué ; mais, en dehors du Carnaval, l'Opéra se permettait, parfois, de donner des fêtes de ce genre, à propos de l'arrivée de Paris de personnages importants. C'est ainsi, par exemple, que le 22 juin 1721, un bal masqué fui donné en l'honneur de l'entrée de Mohammed-Effendi, ambassadeur de Turquie. Ces bals étaient précédés, ainsi que le prouve notre affiche, d'une partie de concert ou d'un spectacle. Les deux orchestres — il y en avait un à chaque bout de la salle — se réunissaient avant le bal et faisaient entendre, avec l'aide du personnel, des œuvres de courte durée, prises au répertoire de l'Opéra.

Un moine Augustin, le père Nicolas Bourgeois, fut l'inventeur de l'ingénieux système permettant de mettre le parterre et l'amphithéâtre au niveau de la scène. Ainsi aménagée, la salle constituait une immense galerie de 33 mètres de longueur sur 16 mètres et demi de largeur. Des glaces garnissaient les côtés de la salle ; les lustres et les girandoles, en s'y reflétant, lui donnaient un aspect féerique.

La salle était divisée en trois parties : la première était occupée par les loges ; la seconde comprenait un salon carré et la troisième un salon octogone, séparé par un rideau à franges d'or ! Les deux salons étaient enrichis de colonnes, de pilastres de marbre bleu jaspé et des statues peintes par Vanloo. Vingt-deux lustres de cristal avec trente-deux bras portant d'innombrables bougies et dix superbes girandoles l'éclairaient.

Dès leur début, les bals de l'Opéra eurent un succès prodigieux ; les bourgeoises y venaient tout comme les grandes dames. On y dansait jusqu'au matin des menuets et des contredanses à 8, 12 et 16 personnages. Ces dernières portaient des noms plus ou moins étranges : Les Rats, Jeanne qui saute, l'Amitié, le Poivre, la Silvie, le Cotillon qui va toujours, l'Insulaire, la Favorite, Liron-Lirette, la Capricieuse, la Monaco enfin, qui n'est pas encore complètement oubliée.

Le Régent manquait rarement de venir à ces bals, accompagné des habitués des petits soupers du Palais-Royal : les La Fare, les Nocé, les Clermont ; Mmes de Gèvres, de Parabère, de Phalaris, Du Deffant, etc. « Ce prince, dit un auteur contemporain, peut communiquer de son palais avec la salle de l'Opéra et passer de l'un de ses cabinets dans sa loge. Souvent son Altesse y vient après son petit souper. » Mais le Régent ne restait pas toujours dans sa loge ; il aimait, au contraire, à se mêler incognito à la foule des masques.

Plus d'une fois, des drames sanglants prirent naissance au milieu de ces mascarades. Dans le carnaval de 1717, le comte de Gacé, ayant eu à se plaindre du duc de Richelieu, qui lui avait enlevé sa femme, rencontra son rival au bal de l'Opéra courtisant une dame masquée. Le mari outragé, s'approchant du domino, l'insulta à haute voix.

Les deux seigneurs sortirent précipitamment, emmenant les premiers gentilshommes trouvés sur leur passage. Ils traversèrent la place du Palais-Royal, remplie de carrosses et de laquais et s'engagèrent dans la rue, déserte à cette heure, de Saint-Thomas du Louvre. C'était en février. La neige tombait à gros flocons. Les deux seigneurs n'en jetèrent pas moins à terre leur habit brodé et, à la lueur blafarde d'un réverbère, leurs fins carrelets se croisèrent. Bientôt sur la chemise soyeuse de Gacé, de petites gouttes rougeâtre perlèrent. Les témoins voulurent arrêter le combat. « Non ! Non ! dit le comte, ce n'est rien ; un simple retard dans la parade. » Et le combat continua, plus furieux. Tout à coup, Richelieu poussa un cri et tomba sur la neige, vite rougie de son sang. L'épée de son adversaire avait pénétré en pleine poitrine. Quoique profonde, la blessure ne fut pas mortelle et Richelieu put continuer ses exploits galants.

Le jeune Arouet de Voltaire aimait à promener à ces bals sa verve railleuse et spirituelle ; rencontrant un jour Mlle de Charolais, de la maison de Condé, travestie en capucin, il improvisa ce quatrain :

 

     Frère Ange de Charolois

     Dis-moi par quelle aventure

     Le cordon de Saint-François

     Sert à Vénus de ceinture.

 

Devenue reine de France, Marie-Antoinette crut pouvoir se permettre d'aller aux bals de l'Académie royale de musique. Le premier auquel elle parut fit une recette énorme pour l'époque (14 février 1776). Ces apparitions se faisaient à l'insu de son royal époux, mais tout se sait et Louis XVI apprit vite que la reine compromettait sa dignité au milieu de la foule masquée. Voulant lui donner une leçon, il fit mander en son cabinet — la veille du jeudi gras de l'année 1777 — le célèbre acteur Dugazon et lui dit :

— On dit que vous avez de l'esprit et de l'audace. La Reine va souvent aux bals de l'Opéra ; elle croit que je l'ignore et veux la laisser dans cette erreur ; mais comme je tiens à lui faire comprendre que ce n'est point sa place, vous irez au bal de demain, déguisé de façon hideuse et vous intriguerez la reine, en lui parlant avec familiarité, sans ménager vos termes.

Le lendemain, Marie-Antoinette se trouvait dans une loge de premier rang, presque au niveau de la lice où s'ébattait la foule joyeuse, lorsqu'un homme costumé en poissarde s'approcha de la loge et se mit à lui parler avec cynisme, l'appelant simplement « Antoinette » et lui disant « qu'elle devrait être couchée auprès de son époux ». Cela dura près d'une heure.

Louis XVI connaissait peu le cœur féminin. La Reine fut tellement amusée des propos spirituels et drôles du masque inconnu, qu'elle lui donna rendez-vous pour le jeudi gras. Le roi n'avait certes pas prévu ce dénouement.

Une autre fois, Marie-Antoinette se promenait dans la foule, travestie en boulangère, lorsqu'elle vit venir à elle un jeune et galant freluquet qui lui récita le poétique compliment que voici :

 

     Gentille boulangère,

     Qui des dons de Cérès

     Sais d'une main légère

     Fabriquer du pain frais.

 

     Des dons que tu nous livres

     Doit-on se réjouir ?

     Si ta main nous fait vivre,

     Tes yeux nous font mourir.

 

     De tes pains, ma mignonne,

     L'amour a toujours faim,

     Et si tu ne les donnes

     Permets-en le larcin.

 

C'était un peu vif à l'égard d'une reine, mais l'étiquette perd tous ses droits à un bal masqué.

L'année 1778 vit se dérouler une affaire d'honneur qui fit grand bruit en France et dont le premier acte se passa au bal du Mardi gras, à l'Opéra.

Le due de Bourbon avait eu pour favorite une dame d'honneur de sa femme, Mme de Canillac, pour le moment favorite attitrée du comte d'Artois et qu'elle avait chassée de sa maison. Le frère de Louis XVI se promenait, ce soir-là, avec cette jeune femme, lorsqu'ils rencontrèrent la duchesse de Bourbon, donnant le bras à un gentilhomme. Mme de Canillac, non contente d'avoir pris le duc de Bourbon à la princesse, voulut être désagréable à cette dernière et pria le comte d'Artois de se livrer à quelques-unes de ces facéties dont le jeune prince était passé maître. Le frère du roi prit aussitôt à partie la duchesse de Bourbon, lui parlant comme à une femme de mauvaise vie. Justement offensée, celle-ci arracha violemment le masque couvrant le visage de l'insulteur et le comte d'Artois, furieux de se voir découvert, écrasa le sien sur le visage de la princesse, dont le nez se mit à couler.

Le lendemain, le frère du roi commit l'inconvenance de raconter la scène chez Mme de Polignac ; l'aventure parvint ainsi aux oreilles du duc de Bourbon, auquel sa femme n'en avait rien dit. Un duel s'ensuivit entre les deux princes et faillit clore de façon sanglante cette fantaisie de femme jalouse ; un ordre du roi vint heureusement séparer les combattants pendant le choc des épées.

 

Les bals masqués, supprimés par la Révolution, furent autorisés de nouveau par Bonaparte qui aimait voir le peuple s'amuser, ne fût-ce que pour le détourner de la politique. Donc, le 25 février 1800, le théâtre de l'Opéra — devenu depuis 1794 le Théâtre des Arts — ouvrait à minuit ses portes au public pour la somme modique de six francs. La cohue fut énorme et le succès complet ; les dominos se louèrent jusqu'à 50 francs pièce ; il n'y eut pas assez de voitures dans Paris pour transporter les amateurs ; on s'amusa et l'on s'intrigua beaucoup, mais on ne dansa pas.

Jusqu'en l'année 1837, les bals masqués gardèrent leur tenue correcte. Les femmes du monde y venaient, sous la protection du masque, s'amuser ou nouer des intrigues ; on y gardait le goût de bon ton digne d'une société aimable et polie. Peu à peu cependant, comme on se lasse de tout en ce monde, ces bals perdirent de leur prestige. Des directeurs avisés, comme le célèbre docteur Véron, essayèrent — souvent en vain — de leur infuser une vie nouvelle par des attractions de divers genres.

Un beau jour, le public parisien put lire avec stupéfaction, sur l'affiche du prochain bal de l'Opéra, la mise en loterie d'une charmante jeune fille. M. Thiers, alors ministre de l'intérieur, bondit en lisant cette annonce. Gardien sévère des bonnes mœurs, il fit appeler le docteur Véron et lui demanda compte de sa conduite. Le directeur sourit malicieusement : « La jeune fille, mise en loterie est simplement dit-il, une tête de Greuze. Il faut bien faire un peu de réclame pour attirer le monde. » Du coup, M. Thiers rit et fut désarmé.

Le 7 février 1837 est une date célèbre dans l'histoire des bals masqués de l'Opéra. A la suite de nombreuses démarches, Mira, alors entrepreneur de ces bals, avait obtenu l'autorisation de donner des bals costumés et dansants. Depuis le commencement du siècle, on se contentait de se promener, aux sons d’une musique plus ou moins entraînante. Le matin même du bal, l'autorisation fut retirée à Mira, qui n'en maintint pas moins son affiche. La foule surexcitée envahit les abords du théâtre et l'autorité, par crainte de troubles, céda au dernier moment.

Ce fut une nuit mémorable. Musard, le célèbre Musard, dont les quadrilles entrainants auraient remué les cendres des morts, était à son poste. Sous son archet magique, une sorte d'irrésistible folie s'empara de la foule ; un cancan échevelé entraîna hommes et femmes ; la décharge d'un mortier, clôturant un quadrille, acheva de les griser, et Musard fut promené en triomphe, porté sur les épaules de pierrots en délire. A six heures du matin, on dansait encore à l'Opéra. Dès lors, le quadrille échevelé agita les grelots de la folie ; le cancan prit la place des aimables intrigues et les femmes du monde cessèrent, par leur présence, d'apporter cette galanterie de bon aloi, qui faisait jadis le charme des bals masqués.

Le nouvel Opéra est assurément, par son escalier monumental, sa salle immense, son merveilleux foyer et ses nombreux dégagements, un cadre unique pour les bals costumés ; malgré la décadence, qu'il est impossible de ne pas constater, certains bals — ceux du samedi gras et de la Mi-Carême surtout — offrent encore un spectacle curieux à voir.

Dans la salle, c'est une cohue folle de pierrots et de pierrettes, de titis et de bébés, de débardeurs et de bergères, de faux seigneurs et de marquises. Là-haut, dans le grand foyer, tout resplendissant des peintures de Baudry, les hommes en habit noir se promènent lutinant un domino noir, blanc ou rose. Dans les couloirs, une foule bigarrée se meut, s'agite, se poursuit ; on entend des bouts de dialogue étrange ; des interpellations bizarres s'y croisent, et le crayon immortel de Gavarni y trouverait toujours à glaner des scènes amusantes ou ironiques.

Tout de même, on se prend à regretter le temps où, sous le masque coquet et le domino protecteur, de « belles et honnestes dames » jetaient aux jeunes hommes les propos qui troublent et les œillades qui grisent.

 

Les recettes des bals masqués ont beaucoup varié ; voici quelques chiffres intéressants :

 

1716

27 bals

77 877 livres

1716-1717

17 bals

14 225 livres

1717-1718

27 bals

54 019 livres

1718-1719

20 bals

51 050 livres

1719-1720

25 bals

116 038 francs

14 février 1776

(bal de la reine)

24 637 francs

25 février 1800

(1er bal)

26 008 francs

15 décembre 1810

 

5 300 francs

1831

(bal à 10 francs)

32 000 francs

  

Aujourd'hui les recettes d'un bal masqué de l'Opéra évoluent entre 20 et 40 000 francs.

 

(Georges de Dubor, Revue Illustrée, 01 mars 1901)

 

 

 

 

 

Bals masqués de l'Opéra

 

Ces bals, dont l'établissement remonte, nous l'avons dit, à l'année 1715, furent imaginés par le chevalier de Bouillon, qui en fut récompensé par une pension de 6,000 livres, et ce fut un moine qui inventa le mécanisme à l'aide duquel le plancher du parterre se trouve élevé au niveau de la scène. Dans l'origine, ces bals étaient donnés depuis la Saint-Martin jusqu'à l'Avent, et depuis l'Epiphanie jusqu'à la fin du carnaval ; plus tard, ils eurent lieu seulement pendant cette dernière époque, et de nos jours ils commencent vers le 10 décembre pour se terminer au mardi gras. Vainement l'Opéra essaya de maintenir dans ses bals les traditions de bonne compagnie qui en faisaient un lieu de réunion destiné à la conversation mystérieuse, que favorisait le masque et l'interdiction de la danse ; mais l'usage d'intriguer les assistants en leur faisant entendre qu'ils étaient reconnus sous le masque a fini par disparaître. Ces bals ont été, sous Louis-Philippe, livrés aux amateurs de la danse échevelée, burlesque, et ce fut le temps des costumes excentriques, débraillés ; toutefois, cette mode passa, et, de nos jours, les bals masqués ont deux publics bien différents : celui des danseurs revêtus de costumes bizarres, mais élégants, et celui des promeneurs et des curieux, qui est le plus considérable. L'entrée du foyer est réservée aux habits noirs et aux dominos, et c'est un magnifique spectacle que celui de la salle au milieu de laquelle tourbillonne, à la lueur de milliers de flammes, un essaim de masques aux couleurs variées, multiples, étincelantes, mis en mouvement par un orchestre incomparable, qui exécute sous la direction de M. Strauss le répertoire le plus dansant qui puisse exister.

La démolition de l'Opéra va probablement mettre fin à ces bals, que l'étranger visite avec un curieux étonnement, qu'augmentent encore les fragments de conversations bizarres qu'il saisit au passage, et dont les locutions ne se trouvent dans aucun dictionnaire. Telles sont celles-ci : Madame, voulez-vous me faire l'honneur d'accepter mon bras ; et la dame de répondre : Merci, tu peux t' fouiller. Madame vous offrirai-je de faire un tour de promenade dans le foyer. Quelle occas ! offre-moi un Balthazar chez Brébant, ou joue la fille de l'air ce qui, en bon français, signifie : Me promener avec vous, c'est peu agréable, offrez-moi à souper, ou retirez-vous.

C'est précisément ce langage émaillé d'argot et d'expressions pittoresques, débité avec des gestes à l'avenant par des femmes jeunes, animées par le plaisir, court vêtues, qui forme le principal attrait de ces réunions frivoles.

Gavarni, dont le crayon railleur a photographié sous tous ses aspects la vie de Paris, n'a eu garde d'oublier le bal de l'Opéra. Nous ne pouvons malheureusement rendre l'esprit de ces immortelles pochades dont le dessin fait pour ainsi dire tous les frais. Nous citerons au hasard quelques-unes des plus connues :

Deux masques abordent un bon jeune homme en habit noir, dont la figure semble indiquer qu'il ne prend pas autant de plaisir qu'il s'en promettait. « C'est un diplomate, dit l'un. C'est un épicier. Non, c'est le mari d'une femme agréable. Non, Cabochet ; ne vois-tu donc pas, mon ami, que môsieu est un jeune homme, farceur comme tout, déguisé en un qui s'embête à mort. »

Deux habits noirs, ornés chacun d'un faux nez, viennent d'être intrigués par un domino. « Qui diable ça peut-il être ? Voyons, mon oncle ; ma cousine Claire a la migraine. Mme d'Astée est en deuil. Ma sœur... ma sœur a horreur des bals masqués, d'abord. Mme Debry... Philippe défend à sa femme d'y venir. Ma tante Clémence... Ta tante est couchée. Mais qui diable ça peut-il être. » L'expression des deux figures est intraduisible.

Un domino blanc rencontre un domino noir. « Il n'est pas ici, madame ! Il y viendra, madame ! » On devine sous le loup de velours Célimène et Arsinoé.

Un habit noir, toujours orné du traditionnel faux nez et qui semble un substitut en goguettes a été victime d'une mystification très fréquente au bal de l'Opéra : on lui a collé sur le dos un écriteau portant ces mots : « On désire céder Monsieur avec tous les avantages y attachés. S'adresser à Monsieur. »

Un masque se penche à l'oreille d'un monsieur qui bâille a se décarcasser la mâchoire. « Méfie-toi, Coquardeau ; si tu ne finis pas de t'amuser comme ça, on va te fich' au violon. »

Un don Juan en habit noir supplie un domino de lever son masque. Un autre, domino lui donne en passant cet avis charitable. « C'est vieux et laid, mon cher, tu es floué comme dans un bois. »

Le sexe faible a, dit-on, plus de ressort que la moins belle moitié du genre humain. Deux masques, homme et femme, causent ensemble : « J'ai cancané, dit l'homme, que j'en ai pus de jambes ; j'ai mal au cou d'avoir crié... et bu que le palais m'en ratisse. T'es donc pas un homme ? »

Autre exemple.

L'HOMME : « V'là qu'i fait jour ; j' suis échigné, moi, et toi ?

LA FEMME : « Moi pas. »

Deux gentils débardeurs regardent du balcon des premières loges le tourbillon humain. L'un des deux laisse tomber cette philosophique réflexion : « Y en a-t-i des femmes ! y en a-t-i !... et quand on pense que tout ça mange tous les jours. C'est ça qui donne une fière idée de l'homme ! »

Un masque adresse à sa compagne, en entrant au bal, de paternels avis : « J'espère que tu vas te tenir, Angélique, et que tu ne t'épanouiras pas comme l'aut' fois !... Que tu étais d'une gentillesse à faire dresser le crin sur le casque à l'autorité. »

Un autre passe, du corridor, sa tête dans la lucarne d'une loge : « Voyons, Angélina, as-tu assez fait poser môsieu ? »

A la sortie du bal : « Et si Cornélie ne trouvait pas de voiture ? Nous irions à pied. Merci ! je serai canaille tant qu'on voudra, mais mauvais genre, jamais ! ».

Encore à la sortie : « Et ton épouse ? Elle est au violon... mais c'est mon chapeau que j'ai perdu... v'là une de catastrophe ! »

Un charlatan armé d'une longue baguette désigne deux débardeurs, un homme et une femme, montés sur une banquette. « Le débardeur mâle et femelle... vivants ! rapportés d'un voyage autour du monde par M. Chicard, le célèbre naturaliste, avec la permission des autorités ! Le débardeur est carnivore, fumivore, hydrophobe et nocturne. Il se repaît de gibier, de volaille et de poisson !... Il mange de l'huître, de la sole au gratin, de la mayonnaise de homard ! il mange de tout... même de l'argent. »

Un mari rencontre sa femme en gamin : « Te v'là ici, toi, c'est comme ça qu' t'as ta migraine ? C'est comme ça qu' tu montes ta garde, toi ? »

Un hussard gourmande un petit débardeur gentil à croquer : « Monter à cheval sur le cou d'un homme qu'on ne connaît pas, t'appelle ça plaisanter, toi ? »

Deux masques trouvent un bon jeune homme endormi sur une banquette : « V'là un gueux de petit pékin qui se divertit au bal comme un grain de plomb dans du Champagne. Ou comme une croûte de pain derrière une malle. »

Vers deux heures, lorsque les têtes se sont légèrement échauffées, des reparties plus ou moins spirituelles, mais toujours fortement épicées, s'entrecroisent avec une rapidité qui tient du prodige. Les dames de la halle pourraient seules tenir tête aux coryphées et jouer de la clarinette dans ce concert. C'est ordinairement au foyer qu'ont lieu ces assauts, très goûtés des badauds, qui forment bientôt un cercle compacte autour des jouteurs. Esquissons au vol un de ces dialogues, en demandant grâce pour sa trivialité ; encore allons-nous mettre un peu d'eau dans le ragoût avant de le servir.

Deux masques, homme et femme, qui le plus souvent se sont donné le mot, se trouvent nez à nez sous l'horloge :

Tiens, v'là ma blanchisseuse.

Va donc coucher tes mioches, vieux mufle.

Ah ! qué malheur ? tu fais ta Sophie ?

A Chaillot, le gêneur.

Des manières avec ton Dodophe !

Dis donc, est-ce que nous avons gardé les moutons ensemble, vieux passionné ?

Fais pas ta tête... Une douzaine d'huîtres et mon cœur.

Mange-la tout seul, et vous serez treize à table.

Pus qu' ça de bagout ; on voit bien qu' madame est d' la haute.

D' la haute pègre, comme toi.

Tu vas t' faire ramasser par l'autorité, si t'as tant d'esprit qu' ça.

Est-i collant, ce moderne-là ! puisque j' te dis qu' t'as une araignée dans le plafond, un n'hanneton dans la voûte, une écrevisse dans le godiveau ; vieux fêlé, va te coucher.

Dites donc, madame, mettez-vous toujours vos cheveux sur vot' toilette ?

Et vous, monsieur, votre œil dans un verre ? etc., etc., etc.

Quelquefois deux farceurs s'entendent pour mystifier les badauds.

Tous deux se rencontrent :

Ah ! vous v'là donc enfin, dit l'un, gros et grand.

Le second, petit et maigre, ne répond rien.

Eh bien, drôle ! reprend l'autre, je ne suis pas fâché de te rencontrer.

Quelques flâneurs s'attroupent.

Gredin, c'est à moi cette chemise-là, continue le grand gaillard ; ce pantalon, vous me l'avez escroqué, vous marchez dans mes bottines, canaille !

Le cercle se rétrécit autour des champions, le plus petit semble anéanti.

Bien sûr, i va l' manger, dit un des assistants.

Ah ! brigand, reprend toujours le même en s'animant, je ne sais ce qui me retient de te faire empoigner, de te flanquer une...

On voit poindre le tricorne d'un sergent de ville.

Eh bien, mon cher ami, reprend le colosse en prenant tranquillement le bras de son compère, voilà ce qu'il lui a dit, et l'autre n'a rien trouvé à lui répondre. »

Est-ce bête ! fait la foule désappointée.

Jusqu'en 1836 ou 1837, les bals masqués et costumés de l'Opéra ne furent que masqués pour les femmes, et costumés pour personne. Le débraillé de l'époque, le goût du travestissement grotesque, l'amour du cancan, l'orgie, en un mot, s'étaient arrêtés au seuil de l'Opéra, se contentant de régner sans partage au théâtre des Variétés et à la salle Valentino. Cependant une tentative avait eu lieu, mais tentative malheureuse ; il y avait eu bataille, mêlée générale, et M. Véron s'était vu obligé de s'en tenir à ses mélancoliques habits noirs, qui ne lui rapportaient que 12,000 fr. par an. Après cette première campagne, M. Mira, fermier des bals en habit noir, s'évertua à trouver des combinaisons attrayantes pour le publie et productives pour l'entrepreneur. Il inventa les bals avec tombolas, lots d'argenterie, cachemires et tableaux de grands maîtres. On ne saurait imaginer tous les genres de séduction que mirent en œuvre les entrepreneurs des bals de l'Opéra pour attirer la foule. L'un d'eux eut une fois l'idée d'annoncer une jeune fille en loterie, blanche et rose, vrai bijou qui ferait le bonheur du mortel auquel elle écherrait. Grand scandale au ministère ; la pudeur de M. Thiers s'effarouche, et le grand homme d'Etat appelle à son cabinet M. Véron, le directeur. Explications fournies, il s'agissait d'une jeune fille peinte par Greuze. On rit beaucoup de la méprise. Tantôt aussi c'étaient des divertissements par les plus jolis rats de l'Opéra, rats dont la présence au bal, après le divertissement, était offerte en prime aux chercheurs d'intrigues et de bonnes fortunes ; tantôt c'étaient des grotesques à petit corps et à grosse tête, représentant des personnages connus et célèbres, Paganini, Vestris, etc. Rien n'attirait la foule, pas même les danseurs espagnols, la Dolorès et Camprubi, qui se produisirent pour la première fois, à Paris, aux bals de l'Opéra. Il fallait à ce public blasé des divertissements plus épicés. Pour lui, ce n'était plus assez du rôle de spectateur, il voulait être acteur, danseur échevelé, forcené ; il voulait prendre ses ébats dans la salle encore vierge de l'Opéra. Enfin, Mira arracha à l'autorité la permission de donner un bal dansant et costumé ; la veille, l'autorisation fut retirée. Le matin, Mira n'afficha pas moins son bal. La journée se passa en luttes avec le pouvoir, qui ne céda qu'à sept heures, sous la pression d'une espèce d'émeute populaire et dansante. Ce conflit avait eu de l'écho, et la foule, toujours avide de bruit et de scandale, assiégeait les portes de l'Opéra, décidée à les enfoncer en cas de refus. L'autorité céda ; le bal eut lieu, mais le lendemain, le directeur, responsable de la conduite de Mira, fut condamné à une amende de 10,000 fr. A ce bal, resté fameux, Musard fut deux fois porté en triomphe autour de la salle, et, dans leur frénésie, ses admirateurs faillirent le mettre en pièces. Ce premier bal fut suivi de plusieurs autres, ejusdem farinæ, permis et autorisés : la digue était rompue, le torrent débordait. Comparés aux bals d'aujourd'hui, les bals d'avant 1840 étaient ennuyeux et gourmés. Aujourd'hui, c'est un mélange d'interpellations comiques, de gestes étranges, de costumes élégants ou déguenillés, de tutoiements énergiques et de cris frénétiques. Au foyer, dans les corridors, les conversations se ressentent du laisser-aller de la danse. Prêtez l'oreille : les allusions décolletées, les plaisanteries triviales ne prennent pas la peine de baisser la voix, et les intrigues, mot consacré, se nouent et se dénouent tout haut, sans pudeur ni simagrées. Et ne croyez pas que les femmes dites comme il faut regardent du haut de leur grandeur ces saturnales parisiennes ! Elles s'y précipitent avec frénésie, après avoir déclaré, comme de juste, qu'elles leur font horreur ; elles se lancent à corps perdu dans la cohue pour s'exciter à des émotions inconnues. Elles s'aventurent seules, sans peur, rarement sans reproche. Leur incognito ne court aucun danger ; qui donc irait, même les soupçonner, dans ce mauvais lieu ? Désormais les bals de l'Opéra sont assis sur une base solide. Mira a beau être mort et enterré, Paris viveur n'a plus à craindre de s'en voir privé. Une société de spéculateurs a authentiquement affermé les bacchanales par devant Maître un tel et son collègue ; ils se sont engagés à payer à la direction de l'Opéra, pendant un certain nombre d'années, la somme annuelle de 40,000 fr. La spéculation n'est pas mauvaise, car s'ils déboursent 40,000 fr., ils en empochent 100,000 : 150 pour 100, voilà ce que rapportent les saturnales parisiennes.

Mais il y a des détails curieux qu'il serait mal vraiment de passer sous silence. Les noms de deux mille femmes perdues sont enregistrés et conservés religieusement dans les archives de l'Académie impériale de musique, et chaque semaine qui précède le bal, on expédie à l'adresse de ces dames des masses de billets pour ces fêtes dont elles doivent faire l'ornement. La lie du peuple, ivre, débraillée, criant, vociférant des mots impossibles, se livre à d'épouvantables orgies. Quant à la jeunesse dorée, elle dédaigne, ce qui fait preuve d'un certain tact, de se mêler à la cohue chahutante et vociférante ; mais, comme elle n'est pas d'humeur à lâcher pied devant ces hordes de barbares, et qu'en fin de compte, elle tient à ses bals de l'Opéra, où elle s'est toujours ennuyée, où elle s'ennuie toujours, elle se réfugie dans les loges, et ne se hasarde qu'au foyer, dont une ordonnance de police a réservé la jouissance exclusive, aux habits noirs.

La fin, l'agonie, le râle d'un bal de l'Opéra, vers cinq heures du matin, est quelque chose d'horrible à voir. On dirait une sortie de l'enfer après une orgie pantagruélique. Fatigués, épuisés par ces danses convulsives, par ces cris sauvages, les traits décomposés, la sueur coulant à flots et confondue avec le rouge, le blanc ; les costumes souillés, déchirés ; les hommes et les femmes étendus, couchés, vautrés sur les marches des escaliers. On croit contempler un champ de bataille jonché de cadavres ; pour entrer, pour sortir, on est obligé de les fouler aux pieds ; ils ne se dérangent pas, ils n'ont plus la force de bouger. L'ivresse s'est mise aussi de la partie ; moyennant une redevance de 4,000 fr., une porte de communication a été établie entre le restaurateur de l'Opéra et la salle : sans sortir du théâtre, on peut souper, boire, fumer ; mais le lendemain, quel horrible mélange ! Des bribes, des lambeaux, des os démembrés, que des chiens dévorants dédaigneraient de se disputer entre eux.

Le Grand-Opéra de Paris, la salle lyrique et chorégraphique la plus connue du monde entier, a-t-il toujours fermé les yeux sur cette lave de dévergondage qui a fini par envahir ses larges vomitoires ? Il serait injuste de le dire. L'administration a lutté pendant de longues années ; longtemps elle a essayé de se maintenir dans ses vieilles traditions de bonne compagnie, dans ses mystères, ses dominos sombres, ses intrigues chuchotées sous l'horloge ; ses portes ont dû céder à l'invasion torrentielle de la foule aux flots bigarrés et bruyants. La nuit d'un bal masqué, tout se trouve dans les flancs de l'Opéra. Sous un dôme éclatant d'or, à la lueur d'un million de flammes qui fatiguent la vue, on dirait que son enceinte est une création des Mille et une Nuits hantée par des êtres fantastiques. Tout Paris est là, mêlé, confondu, enchevêtré comme dans une danse d'Holbein, dans une danse diabolique, Paris jeune, Paris fashionable, Paris laid, Paris débauché, Paris artiste et jusqu'à Paris Lacenaire. Le mystère, mais un mystère sans poésie, enveloppe et protège tout cela de son manteau panaché.

Il y a aussi les bals masqués du grand monde et ceux de la cour ; mais là tout se passe avec décence ; on comprend que, quand les bas-fonds se corrompent, c'est des hauteurs de la société que doit descendre le bon exemple. Sous la République de 89, ces saturnales n'existaient pas. La démocratie est un foyer qui moralise et purifie tout, les petits et les grands, le peuple et l'aristocratie. Les républicains et les républicaines de Rome, quand ils assistaient aux spectacles, avaient soin d'attendre que Caton eût quitté la salle pour demander les atellanes. Aujourd'hui, Caton s'aventurerait dans un bal masqué de l'Opéra, qu'on crierait Cocardeau et... pis encore.

 

(Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1876)

 

 

 

 

 

 

carte d'invitation à un bal paré, à la cour de Louis XV

 

 

Bals travestis

 

Nous n'entreprendrons point de rechercher ici l'origine des bals travestis, que quelques historiens ont fait remonter au cherubs des Egyptiens, « aux travestissements des fêtes de Bacchus et à l'origine de la tragédie », ou, plus modestement, aux saturnales de l'ancienne Rome. La plupart des auteurs s'accordent à croire que leur usage s'introduisit en France au XIVe siècle. On sait que Charles VI, s'étant déguisé en « satyre » dans une fête donnée à la cour, le 29 janvier 1393, faillit être brûlé vif : des cinq seigneurs qui l'accompagnaient un seul évita la mort, et le roi lui-même fut sauvé par miracle. Le déguisement de Charles VI et de ses malheureux courtisans se composait « de grandes tuniques enduites de poix et recouvertes de longues étoupes de lin ». C'est, à notre connaissance, le premier costume de bal masqué français sur lequel nous possédions quelques détails.
Au cours des siècles suivants, la mode des bals masqués s'établit à la cour ; le travestissement devint l'un des plaisirs favoris des grands seigneurs, « qui avaient le droit de se présenter aux noces et dans toutes les fêtes de famille costumés à leur guise, en prenant part aux divertissements de la compagnie, sans qu'on pût les contraindre à se démasquer ». Henri III et ses mignons abusèrent de cette faculté pour se livrer à des fantaisies turbulentes qui furent, dit le « Journal de L'Estoile », blâmées en chaire par « la plupart des prêcheurs de Paris ». Ils s'habillaient « en marchands, en prêtres, en avocats, et en toutes sortes d'états » ; plus volontiers encore, ils couraient les rues déguisés en femmes, chargés de bijoux et la gorge découverte, travestissement audacieux dont ne s'offusquait guère la bonhomie de l'époque : Brantôme nous montre le Grand prieur, frère du duc de Guise, « habillé fort gentiment en femme égyptienne,... en son bras gauche ayant une singesse emmaillotée comme un petit enfant ». Au carnaval de 1597, le roi Henri IV, à la tête d'une mascarade de sorciers, visita jusqu'à huit heures du matin toutes les compagnies de Paris. On le voit, le carnaval privé se confondait alors, pour une large part, avec le carnaval de la rue. Jusqu'à la fin du XVIe siècle, on vit ainsi des troupes de masques s'introduire, pour danser et jouer aux dés, dans les maisons où se donnait quelque fête ; on appelait cela : « porter un momon ». Cette coutume curieuse a été utilisée par Molière dans l'Etourdi et dans les Fâcheux ; et quand Madame Jourdain voit paraître le Bourgeois gentilhomme équipé en mamamouchi, elle s'écrie aussitôt : « Est-ce un momon que vous allez porter ? » — laissant entendre par cette exclamation que les plus burlesques travestissements étaient de mise en de telles circonstances.

Sous Henri III, le goût des mascarades donna naissance aux Ballets de la cour, qui se continuèrent sous Henri IV, sous Louis XIII et surtout sous Louis XIV avec un éclat remarquable. Ces ballets, écrit judicieusement Victor Fournel, « étaient, à un certain point de vue, des bals travestis réglés par un metteur en scène, et accompagnés de spectacle ; ils se terminaient par le Grand ballet, où dansaient tous les acteurs réunis, et ils étaient généralement suivis d'un bal, qui se confondait avec le Grand ballet, et dont celui-ci n'était, pour ainsi dire, que le signal et le commencement ». Les acteurs de profession s'y mêlaient aux grands seigneurs et aux princes du sang. Louis XIV en personne paraissait dans ces mascarades, où il figurait, tour à tour, un guerrier, un Apollon aux cheveux d'or, un Egyptien, voire une bergère coquette dont la robe courte s'adornait de bouquets de fleurs et des attributs habituels des pastorales. Les déguisements les plus fantaisistes, composés de cartes ou de dés, de grappes de raisin, de têtes d'animaux, d'instruments de musique, et même de tonneaux, de pots d'étain ou de verres à boire, coudoyaient dans ces divertissements les farceurs et les bateleurs des parades de la foire, les « masques » traditionnels de la comédie italienne, les personnages de Benserade, de Quinault ou de Molière. Les figures allégoriques de ces mascarades étaient vêtues avec un parti pris de symbolisme expressif et bon enfant, qui aboutissait parfois à de monstrueux jeux de mots, dont quelques-uns n'étaient pas d'un goût exquis : « Ainsi, dit B. Gastineau, le génie de la Musique portait une guitare en manière de coiffure, des luths lui servaient de cuissards ; le Jeu était vêtu d'as et de brelans ; le dieu des Jardins, de légumes ; les Vents tenaient un soufflet et un éventail. Le Monde, couvert d'un déguisement enluminé comme une carte de géographie, portait au cœur le mot France, au-dessous Espagne, à la manche Angleterre, le long d'une botte Italie, sur les épaules pôles, au milieu du dos terres australes inconnues, et plus bas îles sous le Vent ».

Quelques-uns des personnages de la commedia dell'arte qui figuraient dans ces ballets, et qui sont les types populaires du carnaval italien, se sont merveilleusement acclimatés chez nous. Plusieurs font encore partie du fonds traditionnel de nos mascarades. Brighella, Pantalon, Trivelin, le noir Scaramouche, l'agile Scapin et Mezzetin, son frère cadet, furent fort en honneur au XVIIIe siècle ; ils ont aujourd'hui disparu, mais il nous reste Arlequin, Colombine et Polichinelle ; surtout, il nous reste Pierrot. Nous le devons, paraît-il, à Molière. Certes, il a conservé à peu près le costume du Pedrolino ou Piero (petit Pierre) de la comédie italienne, qui jouait un personnage assez secondaire de valet naïf ; mais Molière, dans Don Juan, transforma Pedrolino en Pierrot, le villageois têtu, l'amant de l'accorte Charlotte. Un pauvre comédien, Giraton, obtint dans ce bout de rôle un énorme succès. Notre « ami Pierrot » était né à la gloire. Depuis ce jour la peinture et le dessin, de Watteau à Willette, la pantomime avec Gaspard Deburau et ses émules, la poésie, le théâtre, la chanson populaire depuis Au clair de la lune jusqu'aux dernières romances montmartroises de Xavier Privas, l'ont amené jusqu'à nous, en dehors et au-dessus de son existence carnavalesque, à travers mille transformations de ligne et mille nuances de caractère que le Pierrot de carnaval a tour à tour reflétées ; et ces variations du seul type de Pierrot, prince de la mascarade française, pourraient fournir la matière d'une étude singulièrement riche et significative.

Il est assez facile de suivre, au cours des deux derniers siècles, l'influence de la mode sur les costumes de bals travestis. Comme tout ce qui participe de la vie, le carnaval obéit à la grande loi de l'évolution. Bien que la fantaisie soit la souveraine incontestée de ce domaine extravagant, on constate qu'à chaque époque correspondent des types bien déterminés ; on les voit apparaître, avoir quelques années de vogue, puis sombrer lentement dans l'oubli. Pour ne pas compliquer cette étude, qui doit rester très générale, nous ne nous occuperons que des bals publics, et principalement du plus ancien et du plus important : le bal de l'Opéra. Les bals privés n'offriraient d'ailleurs qu'un intérêt anecdotique. Le Carnaval est avant tout populaire, et les types qu'il a créés ou adoptés ont couru toute leur carrière dans les bals publics.

Lorsque, en 1715, le Régent institua les bals de l'Opéra, l'usage s'établit immédiatement de n'y paraître qu'en domino, et exclusivement en domino de soie noire. Le seul attrait de réunions aussi uniformes était l'intrigue, et il faut croire que l'intrigue elle-même ne tarda pas à paraître monotone, car, dès 1724, on dut introduire, dans le bal, des artistes de l'Opéra, pour exécuter des danses de caractère et former des mascarades plaisantes. En 1768, Bachaumont écrit : « Les directeurs de l'Opéra, pour se dédommager du peu de monde qu'ils ont à leur spectacle, ont imaginé de former des quadrilles pour les bals, qu'ils ont composés des danseuses les plus élégantes et les plus agréables, avec des habillements très propres à exciter la curiosité ». A la faveur de ces tentatives, les costumes exotiques, allégoriques et mythologiques en usage dans les ballets de la cour et de l'Opéra se mêlèrent peu à peu aux dominos ; les masques italiens, les personnages des tréteaux de la foire Saint-Laurent, une foule de travestissements bariolés et fantaisistes envahirent le bal, où ils dominaient à la veille de la Révolution.

Parmi les dieux, les déesses, les Mezzetins, les Gilles, les Scaramouches, les Léandres, les Lisettes, les Egyptiens, les Turcs, passèrent parfois des travestissements satiriques rappelant un fait d'actualité. Quand l'abbé Barthélemy fut nommé secrétaire général des Suisses, place enviée rapportant trente mille livres, et réservée d'ordinaire à des officiers généraux, un masque se présenta à l'Opéra déguisé en Suisse, mais avec une calotte et un manteau d'ecclésiastique : « Qu'est-ce cela ? lui demandait-on. Etes-vous Abbé, ou Suisse ? — L'un et l'autre, répondait-il ; tout ce qu'on voudra, pourvu que cela me donne trente mille livres de rente ». Des fantaisies bizarres apparurent et disparurent, comme ce déguisement « en if », qui fut un moment à la mode vers 1745 : un if taillé comme ceux des terrasses de Versailles, d'où sortaient seulement deux mains gantées et deux souliers à talons rouges. Louis XV portait cet étrange « costume » quand il rencontra pour la première fois la future marquise de Pompadour, la jolie Mme d'Etioles, pendant les fêtes données à Versailles à l'occasion du mariage du Dauphin.

De toutes les divinités de fantaisie qui descendirent du théâtre pour prendre part à l'allégresse des mascarades, les plus populaires furent à coup sûr la « Folie » et l' « Amour », qui ne cessaient de figurer dans une multitude de ballets depuis un siècle. Le costume de folie, avec son bonnet pointu, sa jupe à festons, sa marotte et ses grelots, fait encore partie du vestiaire familier de notre carnaval ; et l'Amour, qui jusqu'à la fin du second Empire occupa une situation des plus éminentes dans le cortège du Bœuf gras, est demeuré longtemps un personnage carnavalesque au premier chef : depuis le plaisant Mathieu Crochet mis à la scène par Regnard (le Bal, 1696), on a vu un nombre incroyable de masques présomptueux se parer des ailes ingénues, de la couronne fleurie et du carquois doré du jeune Cupidon, et produire, ainsi attifés, des effets comiques qu'ils ne recherchaient pas.
Le théâtre, de par la grâce d'une célèbre danseuse, fournit encore aux mascarades un type nouveau qui persista jusqu'au milieu du siècle suivant : la « Camargo ». Watteau donna au carnaval ses pèlerins et ses pèlerines de l'Embarquement pour Cythère ; Greuze, ses laitières et ses villageoises d'opéra-comique ; on vit descendre dans le bal les personnages des trumeaux, bergères poudrées, bergers galants, paysans en habit zinzolin, toutes les grâces enrubannées des petits‑maîtres de cette heureuse époque. Enfin, vers 1780, lorsqu'il fut de mode, parmi l'aristocratie, d'aller s'encanailler à la Courtille et aux Porcherons, toutes sortes de costumes populaires acquirent droit de cité au bal de l'Opéra : servantes, dames de la Halle, cuisinières, écaillères, fruitières, bouquetières, mariniers, blanchisseuses, « malins » et « poissardes », ceux-là mêmes à qui des duchesses vêtues en chambrières ne craignaient pas d'aller tenir langue, par manière de plaisanterie, en épuisant toutes les ressources du vocabulaire de Vadé.

 

 

 

la Descente de la Courtille, par Gustave Doré. - La tradition voulait que les orgies du Carnaval fussent célébrées à la Courtille (quartier de la Folie-Méricourt), et c'était un spectacle réjouissant, vers 1832, que d'assister au défilé des masques, à "la descente de la Courtille".

 

 

La Révolution décréta la mort des mascarades. Le Consulat les rétablit, et sous l'Empire le bal de l'Opéra prit un caractère presque exclusivement militaire. Les flamboyants uniformes : hussards, Mamelucks, tambours, voltigeurs, grenadiers, enlaçaient la taille des dominos, dont le satin s'était égayé des plus tendres et des plus vives nuances. « Il n'y avait pas, dit Touchard-Lafosse, jusqu'aux jolies modistes des galeries de bois qu'on ne vît, en dépit d'une rotule légèrement tournée en dedans, se produire sous le pantalon hongrois, le dolman, le colback... Mais dès que les premières lueurs de l'aurore faisaient pâlir la lumière des lustres, toute cette année folâtre, tous ces états-majors brodés d'oripeaux prenaient leur volée. Et, tandis que des bataillons sérieux traversaient la ville pour aller combattre en Allemagne ou en Italie, tandis qu'en tête d'un leste escadron, de beaux officiers qui n'étaient pas des masques saluaient de la main quelques beautés indiscrètement matineuses, aperçues sous le coin d'un rideau soulevé, les guerriers ou les guerrières du bal... dormaient sous le tiède édredon auprès de leurs longues moustaches reposant sur la table de nuit. » (Chroniques secrètes et galantes de l'Opéra.)

La Restauration, qui rétablit aux Tuileries les usages de l'ancienne cour, rendit aux bals masqués leur peuple de bouquetières, de pastourelles, de laitières, de Camargos, de divinités païennes, d'Arlequins et de Pierrots, de malins et de poissardes. Mais surtout — la duchesse de Berry ayant donné l'exemple en organisant une grande fête où l'on représenta l'arrivée en France de Marie Stuart, — il y eut, vers 1830, dans tous les bals publics et privés, un déchaînement remarquable et même excessif de couleur historique. On n'ignore pas que les littérateurs et les artistes de la génération romantique, ayant mis l'histoire et la géographie à la mode, transportaient dans les nombreuses fêtes qui les réunissaient leurs fantaisies orientales ou médiévales, et prenaient le plus vif plaisir à retrouver au bal travesti les personnages de la scène et du livre, les héros d'Alexandre Dumas, de Victor Hugo, de Marchangy, de Walter Scott, ou du vicomte d'Arlincourt. Achille Devéria dessinait pour ces occasions, d'après des documents choisis, des costumes charmants et poétiques. La rue imitait les salons ; les bals populaires s'emplissaient de panaches et de hennins. L'Opéra fit dessiner par Devéria les costumes d'un quadrille historique. Mais tout le décrochez-moi-ça à prétentions romantiques, tous ces pages, troubadours, ménestrels, damoiselles, Buridans, truands, ribauds, seigneurs et paladins durent bientôt disparaître, tués par le ridicule, devant le triomphe des deux nouveaux dieux du carnaval : le « chicard » et le « débardeur ».

 

 

 

un coin de la salle d'Opéra, en 1837, un soir de bal masqué, par Gavarni

 

 

Vers 1835, tandis que l'ennui régnait en maître à ces bals « masqués et costumés » de l'Opéra, qui avaient fini, dit un contemporain, par n'être « masqués que pour les femmes et costumés pour personne », on ouvrait dans tout Paris des bals masqués où se ruait une foule en délire. Il y en avait dans tous les théâtres, dans les salles de concert, chez des confiseurs ou des restaurateurs, sans compter les nombreux bals par souscription organisés par des particuliers. Les plus pittoresques furent ceux que donnait, aux Vendanges de Bourgogne, l'illustre Chicard, de son vrai nom Alexandre Lévêque, banquier pour le commerce des cuirs. Ce bal était très fermé : Chicard envoyait lui-même les invitations, et exerçait en personne le contrôle le plus sévère. Ce ne fut que lorsqu'il transporta, vers 1837, son déguisement et son excentrique gaîté au bal de la Renaissance, puis au bal de l'Opéra où commençait le règne du chef d'orchestre Musard, que les détails de son accoutrement disparate furent bien connus du public, et que le costume de « chicard » devint prodigieusement populaire. Voici la description que nous en donne le « Charivari » :

« Le casque seul est un poème complet ; jamais casque n'a été plus ballotté, plus cahoté par le flot du temps... Il a figuré comme personnage muet sur la tête de M. Marty, dans la pièce du Mont-Sauvage, mélodrame emprunté par de Pixerécourt au Solitaire du vicomte d'Arlincourt. Après le casque vient le justaucorps, autre miracle qui tient à la fois de la peau de lion du vexillaire et du tapis de pied du mandarin... Sur le justaucorps se trouve une cuirasse, sur cette cuirasse des buffleteries de pompier avec le soleil et la lune, puis la décoration Chicard, représentée par une coquille d'huître suspendue à une patte d'écrevisse ; la cravate et le collier, dessinés d'après l'antique de Manlius Torquatus, attachés par derrière avec une boucle de culotte et ornés d'un faux col en papier... où se trouve lithographiée la complainte des Gendarmes. Le ceinturon est en caoutchouc, terminé par une corde à puits... »

 

 

 

Chicard, par Gavarni

 

 

Chicard portait encore de grandes bottes tranchant sur une culotte de peau blanche ou un maillot de couleur chair : des bottes à revers, armées d'éperons énormes ; des gants à crispin s'agitaient au bout de ses bras... Guenilles dont chaque partie recèle une intention satirique, humour forcené qui suscitera bien des imitateurs sans génie ! Bientôt tout harnachement anachronique, tout costume burlesque composé de pièces dépareillées n'hésitera pas à se parer du nom glorieux de Chicard !

Quelques compagnons du grand homme méritent d'être nommés à côté de lui : le banquier Floumann, le tumultueux Balochard, le citoyen Pétrin, et surtout le Sauvage ou plutôt le « Çovage sivilizé », dont l'accoutrement parodique, si l'on en croit Taxile Delord, contient « une attaque indirecte contre la colonisation d'Alger,... une épigramme contre la fusion de l'Orient et de l'Occident, un coup de boutoir donné au saint-simonisme ». Que de choses dans un costume de carnaval !

 

 

 

Déjazet, dans Cadet-Buteux (les Chansons de Désaugiers)

 

 

Tandis que le mélodrame historique engendrait le chicard, le vaudeville créait « le débardeur ». Dans les Chansons de Désaugiers, pièce de Théaulon et de Courcy représentée au Palais-Royal en 1836, Déjazet jouait un de ces rôles à couplets et à transformations, qui firent sa gloire ; des sept personnages qu'elle incarnait successivement, et qui étaient les principaux types imaginés par le bon chansonnier, le premier, « Cadet-Buteux », proche parent des héros de Vadé, portait le costume professionnel des débardeurs de bateaux. La crânerie et la gentillesse de la spirituelle artiste gagnèrent tous les cœurs. Les débardeurs ne tardèrent pas à pulluler dans les bals masqués. Gavarni saisit au vol, d'un crayon prestigieux, la grâce cavalière de ce travesti ; il créa, pour les journaux de modes et les albums de travestissements, des nombreux modèles de débardeurs portant l'empreinte de son génie personnel. Si bien que Déjazet, quatre ans plus tard, retrouva sur la même scène, dans Indiana et Charlemagne, de Bayard et Dumanoir, son ancien costume de Cadet-Buteux devenu déguisement de carnaval. Le succès de cette pièce et la publication dans le « Charivari » de la célèbre série de lithographies les Débardeurs (1840-1842) ne firent qu'accentuer et pousser à son comble la vogue de ce costume. Esther et Boisgontier le portèrent sur la scène des Variétés dans une pochade de Dupeuty et Cormon, Deux dames au violon, développement d'une légende de Gavarni demeurée célèbre : « — Etre fichues au violon comme des rien du tout... Deux dames comme il faut... Vingt dieux ! » Les gloires chorégraphiques de ce temps, les vedettes des bals publics — nous ne pouvons omettre de citer au moins les noms immortels de Carabine, Baïonnette, Pistolet et Mousqueton, — ces anges du cancan ne paraissaient jamais autrement qu'en débardeur. Le débardeur inspirait les poètes :

 

Un débardeur ! mais c'est tout ce que l'on admire :
Dentelle et volupté, bonheur et cachemire,

Riche ceinture et frais boudoir ;
Une fée, un lutin, une sirène, un gnome,

Une fleur faite amour, une femme faite homme,

Un menton rose, un masque noir...

 

Ces vers d'Armand Barthet sont bien médiocres, mais ils donnent une idée de l'enthousiasme des contemporains de Gavarni pour le débardeur. Dans les Scènes de la vie de bohème, c'est « en débardeur » que Musette vient retrouver Marcel, « le carnaval étant fini ». Jusqu'en 1848, le débardeur demeura le roi des bals masqués ; mais le type primitif subit de telles déformations, qu'à la fin on pouvait à peine le reconnaître : « Le débardeur pur sang, écrit Maurice Alhoy dès 1842, s'indigne et reproche aux imitateurs la mutilation du costume primitif. La lorette le brode, le parfume, l'encadre de chrysocale et de malines : elle n'est fidèle qu'à la sévère observance de la pipe ».

Le « débardeur pur sang », c'est dans Gavarni qu'il faut le chercher. Le voici dans sa simplicité : large culotte de velours noir découvrant hardiment la cheville, chemise bouffante en laine ou en soie, ceinture écarlate serrant la taille ; aux pieds, des escarpins légers, et comme coiffure, sur la perruque poudrée à cadenettes, un bonnet de police ou un bicorne à plumet, posé crânement sur l'oreille.

Le caractère militaire de cette dernière partie de l'équipement du débardeur pourrait surprendre. La Physiologie du débardeur nous apprend que, sous l'ancien régime, les ouvriers débardeurs des ports de la Seine portaient « la culotte de velours, la longue ceinture de laine rouge, la veste ronde et le chapeau ciré à haute forme et à bords relevés ». C'est exactement la description du costume de Déjazet, dans les Chansons de Désaugiers. Mais les désastres de l'Empire obligèrent beaucoup d'anciens soldats à se faire débardeurs, et « le bonnet de police, ce vieil ami du bivouac, remplaça pour eux le chapeau rond... ». La perruque à cadenettes, et la pipe, accessoire important du costume de débardeur, ont évidemment la même origine. Et voilà comment, dans l'étude la plus frivole, peut passer tout à coup un écho d'épopée.

Quelques détails varient, dans Gavarni, d'une planche à l'autre. La ceinture se noue tantôt sur le côté, en longs pans flottants, tantôt au creux des reins, en deux pointes courtes. L'important, c'est que la bande d'étoffe soit bien serrée, autour d'une taille fine. « Le débardeur, dit plaisamment Maurice Alhoy, doit avoir la taille de guêpe ; c'est une des qualités physiques de l'espèce... Il y faut un poignet de la force de deux chevaux. » La cravate molle, la petite veste ronde, facile à ôter dans l'animation du bal, sont facultatives. La perruque, qui chauffait sans doute un peu trop la tête dans la fournaise de Musard, est souvent supprimée pour laisser leur libre jeu aux boucles roulées en « anglaises », ou remplacée par un foulard à ramages, noué coquettement sûr le côté de la tête. La culotte, dont le velours devait s'opposer par frottement aux fantaisies chorégraphiques de ces demoiselles, s'agrémente souvent d'une large bande de satin qui entoure le bas des jambes et remonte entre elles en formant de l'une à l'autre une sorte de pont, de façon à ne laisser en contact que des surfaces lisses et glissantes ; ce dispositif, qui faisait du débardeur la tenue idéale pour affronter les tempêtes et les frénésies des chahuts, galops et autres danses de caractère, reçut le nom pittoresque de « charivari ».

Ces variations discrètes, ainsi que les combinaisons de nuances des différentes pièces du costume, laissent tout son caractère au débardeur de Gavarni. Fringant, gamin, bon enfant, ce travestissement simple et commode avait toutes les raisons de plaire. On voulut, hélas ! l'embellir. On le tua. Nous saisissons ici sur le vif, avec une netteté remarquable, toute l'évolution d'un type carnavalesque ; nous l'avons vu naître, s'affirmer, s'épanouir, se fixer ; voici la phase du déclin, de l'effacement, de l'oubli. Il est très curieux de suivre les étapes de cette dégénérescence, de cette « démonétisation » du débardeur, dans les lithographies d'Edouard de Beaumont, de Lacauchie, de Victor Sorel, et dans les planches de travestissements de tous les journaux de modes. Des rangées de boutons dorés ou argentés vinrent d'abord orner la culotte. Des dentelles et des rubans entourèrent l'échancrure de la chemise, et la chemise elle-même se transforma peu à peu en un luxueux corsage décolleté. Des nœuds, des galons, des pompons, des volants, des aiguillettes, mille affiquets disparates surchargèrent encore cette toilette saugrenue, qui n'offrait plus avec les débardeurs qu'une parenté très lointaine. On imaginerait difficilement les idées baroques qui ont pu germer sur le thème net et gracieux fixé par Gavarni. En feuilletant les albums du temps, on trouve des débardeurs Louis XVI, Louis XV, Régence, et même Louis XIII avec le grand col de guipure et le feutre mousquetaire ; et ces plaisants anachronismes ne sont rien, au regard de tels déchaînements de fantaisie que l'on rencontre au hasard des pages.

 

 

 

débardeurs, par Gavarni

 

 

Ce serait ici le lieu de dire un mot des dessinateurs de travestissements, qui furent particulièrement nombreux et féconds sous Louis-Philippe, en cet âge d'or du carnaval, que domine le nom glorieux de Gavarni. Mais la place nous est mesurée ; indiquons seulement aux amateurs d'estampes les recueils d'Aubert et de Martinet, intitulés : Bals d'artistes, Musée des costumes, Bals masqués, Bals fashionables de l'Opéra, Nouveaux bals masqués, etc. C'est là qu'on surprendra le mieux l'esprit du carnaval de 1840, de cette étourdissante bacchanale dont l'œuvre du dessinateur des Débardeurs nous offre un si riche et si vivant tableau. De Gavarni lui-même, il ne reste plus grand' chose à dire depuis le beau livre des Goncourt. Rappelons seulement que le carnaval fut redevable à ce charmant artiste d'un grand nombre de jolis travestissements : Ecossais, Espagnoles, marinières, pêcheurs,... et ce brillant « patron de bateau », souvent confondu avec le débardeur, que Gavarni aimait à revêtir, lorsqu'il fréquentait, avec ses amis Tronquoy, Emile Forgues, Bouchardy et leur spirituelle troupe de camarades, les bals du confiseur Berthelemot : « une chemise de mérinos rouge, une petite veste blanche à deux rangs de boutons d'argent un pantalon de velours noir, des bas de soie rouges, un chapeau de paille avec une branche de saule et une pipe d'argent passées à travers le ruban noir ». Gavarni inventa aussi, remarque Sainte-Beuve, « un Pierrot tout neuf, original, coquettement coiffé, aux plis mous, relâchés, mais artistement agencés dans leur mollesse, un Pierrot plein de grâce, et à faire envie aux plus séduisants minois ».

Pierrots, débardeurs et chicards ne pénétraient pas au foyer de l'Opéra ; ce lieu fut toujours considéré comme un asile inviolable réservé aux gens sérieux, c'est-à-dire à l'habit noir et au domino. Le public élégant des loges assistait paisiblement aux ébats des masques populaires, à la tempête infernale que déchaînait le geste de Musard. Sous le second Empire, tandis que les mille et un bals disséminés dans la capitale regorgeaient de masques, les habits noirs devinrent de plus en plus nombreux à l'Opéra, et de plus en plus rares les masques bénévoles de l'orchestre. On en vint assez vite à payer des gens pour donner aux autres l'illusion de la gaîté ; mais la comédie parut tout de suite assez funèbre. Théophile Gautier, dans le prologue qu'il écrivit pour Henriette Maréchal (1865), se plaint de cette décadence du carnaval :

 

Le carnaval déjà prend pour déguisement

L'habit qui sert au bal comme à l'enterrement.
Il vient à l'Opéra, grave, en cravate blanche...

Hamlet du trois pour cent ayant mis un faux nez.

 

Et cependant un nouveau déguisement venait d'envahir les bals masqués. Depuis quelques années l'impertinente espièglerie du débardeur avait cédé le pas à l'ingénuité friponne, à la coquetterie plus féminine du bébé, qui inspira à Monselet une charmante ballade en prose rythmée. « Ce déguisement — à ce qu'on m'a dit — s'appelle bébé, — de baby, enfant... » Le Bébé du second Empire est assez différent de celui qui restait encore naguère le travestissement favori des demoiselles de Montmartre et du Quartier latin. Le bourrelet de tête à nœud de rubans, la robe sans taille dont l'ampleur est bien contemporaine du règne de la crinoline, le petit tablier de lingerie bordé de dentelles, la jambe gainée de soie claire et chaussée de hautes bottines, tels sont ses traits caractéristiques. Les cheveux généralement nattés, rarement flottants, quelquefois relevés en chignon. On peut dater assez exactement l'apparition du bébé au bal masqué ; une légende de Charles Vernier, qui est de 1859, nous donne quelques précisions : « Ces dames se sont successivement déguisées en titis, puis en gamins, maintenant en bébés ; l'année prochaine elles seront sans doute en maillot ». Les costumes de titi et de gamin auxquels il est fait ici allusion étaient des variantes du débardeur. Le second, notons-le en passant, rappelait le succès de l'acteur Bouffé dans un vaudeville célèbre, le Gamin de Paris, au Gymnase et aux Variétés, en 1842.

Remarquons à ce propos que l'actualité théâtrale eut de tout temps une influence prépondérante sur les costumes de bal masqué. Le chicard, le débardeur, le gamin, nous venons de le voir, ont une généalogie théâtrale très nette ; il en est de même pour les divinités d'Opéra et pour les masques de la comédie italienne que nous avons vu entrer dans le carnaval aux siècles précédents ; et il serait possible de retrouver les antécédents dramatiques de beaucoup d'autres types qui ont été ou sont encore « classiques » au bal masqué : le Postillon de Longjumeau, le Paillasse qui venait de la foire et qu'un drame de d'Ennery et Marc Fournier (Gaîté, 1850) remit un moment à la mode, le Robert Macaire de l'Auberge des Adrets, le pêcheur napolitain dont les derniers bals de l'Opéra nous montrèrent encore d'agréables exemplaires et qui apparut vers la fin de la Restauration, après le succès de la Muette de Portici (1828), etc. La règle est à peu près générale ; si bien que nous nous sommes longtemps demandé si le bébé lui-même, dont la vogue soudaine s'expliquerait mal sans cela, ne serait pas venu, lui aussi, du théâtre... Une phrase de Paul Mahalin, dans les Jolies actrices de Paris, ne laisse pas de doute : « Les Petits prodiges, qui faisaient fureur aux Bouffes, avaient mis ce costume à la mode ». Tellement à la mode, que des hommes d'esprit n'hésitaient pas à adopter ce travestissement. Paul Mahalin, à un bal costumé donné en 1860 par le Père Enfantin, affirme avoir vu se trémousser certain bébé qui n'était autre qu'Alexandre Dumas fils : « C'est ainsi. J'en atteste le ciel. Le futur Ami des femmes était en bébé... Il avait un bonnet enrubanné sur son crâne luisant, embroussaillé de cheveux crépus, et ses épaules, ses bras, ses jambes émergeaient d'une mousseline à ruches ». Le bon géant Nadar parut aussi en bébé à une soirée chez Offenbach, directeur du théâtre où venaient de triompher les Petits prodiges, conduits au succès par les joyeux acteurs Léonce et Désiré. La première représentation, aux Bouffes-Parisiens, de cette « folie musicale en un acte » signée Gonas, Jaime fils et Tréfeu, est du 19 novembre 1857.

Vers le même temps parurent dans les mascarades les principaux personnages des opérettes d'Offenbach, parmi lesquels le Général Boum de la Grande-Duchesse de Gérolstein portait haut son immense panache, que les derniers chicards considéraient d'un œil jaloux ; les ballets et les féeries du Châtelet fournirent aussi leur contingent de costumes fantaisistes ; et les libellules de Gulliver, les diablotines des Sept châteaux du diable, les grenouilles d'Aladin se mêlaient aux carabiniers des Brigands, aux muletiers péruviens de la Périchole, aux mouches d'Orphée aux enfers, sur l'air des Pompiers de Nanterre ou du quadrille de la Vie parisienne, exécuté par l'orchestre du père Strauss. Enfin, parmi les masques payés du bal de l'Opéra, un célèbre quatuor de farceurs, les Clodoches, popularisa un moment les grotesques silhouettes de l'Ecossais, la Normande, la Comète et Flageolet, petits-neveux de Chicard, dont la gloire fut de courte durée.

Depuis 1870, les chroniqueurs annonçaient tous les ans que le carnaval de Paris était bien mort et bien enterré. Cependant les bals masqués populaires ne manquaient pas de fidèles, et le bal de l'Opéra, après un sommeil de dix ans, se réveilla en 1914 plus brillant que jamais. La meilleure preuve que le Carnaval ne voulait pas mourir, c'est qu'il ne cessait pas d'emprunter au théâtre des types nouveaux. Dans les bals d'il y a vingt ans, que fréquentaient encore les toréadors de Carmen et les Incroyables de la Fille de Madame Angot, apparurent à leur heure quelques Cyranos, de nombreux Aiglons et surtout d'innombrables Claudines. Ce dernier exemple est caractéristique et bien dans la tradition. Comme le débardeur de Déjazet, la Claudine de Polaire est devenue l'un des « masques » du carnaval parisien. Le théâtre l'a lancée toute vivante dans la mascarade, boucles au vent, avec son tablier d'écolière et son jupon écossais, ses chaussettes, l'amusante netteté de son col blanc, et la flamme vive de sa cravate flottante. La moindre « grisette » — que l'on nous pardonne ce terme décent et suranné ! — la moindre grisette du Moulin de la Galette ou de Bullier, sans avoir le le roman, sans avoir vu la pièce, n'ignore pas plus le costume de Claudine que celui de Pierrot ou d'Arlequin, de folie ou de toréador.

 

 

 

la salle de l'Opéra, un soir de bal masqué, en 1884 (le Panorama. Baschet, édit.)

 

 

Tandis que s'évadaient du cirque le clown et la clownesse, le music-hall, par ses « dancing girls », renouvelait la vogue et modifiait la ligne du bébé. La littérature réaliste nous donnait l' « apache » et la « pierreuse », qui durent, avant la Grande Guerre, un regain de succès aux chansons de Bruant et à certaine valse chaloupée créée par Mistinguett et Max Dearly sur une scène montmartroise. Les bals des Quat'z-Arts, les fêtes costumées du « Courrier français » mirent à la mode, voici quelque trente ans, les réunions costumées où tous les invités devaient adopter des travestissements de même époque ou de même caractère : les Barbares, l'Orient, la Perse, Byzance, les Mille et une nuits furent tour à tour les thèmes de quelques fêtes très brillantes ; et quand le bal de l'Opéra ressuscita pour deux nuits, en 1914, nous avons pu admirer de belles « sultanes » qui se souvenaient des ballets russes du Châtelet, et des minarettes (on avait inventé ce mot !) échappées du théâtre de la Renaissance.

Enfin, au carnaval dernier, en 1920, la rue parisienne vit paraître et se multiplier un masque nouveau, qui ne venait pas du théâtre mais du cinéma : c'est « Charlot », le Charlot de l'écran, avec son veston étriqué, sa moustache en mouche noire, ses cheveux en touffes, sa démarche de canard, et sa petite canne de jonc...

Si le Carnaval doit vivre, il saura toujours, des images mouvantes que lui présente l'actualité, dégager des types caractéristiques ; ceux-ci, après avoir brillé un moment sous le feu des lustres, disparaîtront à leur tour pour aller rejoindre, dans la poussière des siècles, les « ifs » de Louis le Bien-Aimé, les Mameluks de l'Empereur, les débardeurs et les chicards qui menaient un si joli vacarme au temps du roi-citoyen.

 

(Gustave Fréjaville, Larousse mensuel illustré, janvier 1921)

 

 

 

 

 

affiche de Jules Chéret (1896) [un veglione (prononcez vèllioné) est une fête de nuit, généralement costumée]

 

 

 

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